Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 1: mises en ordre, revues et annotées d'après les manuscrits de l'auteur
Il ne m'a pas paru encore opportun de faire une ouverture à Cavaignac relativement à l'objet de votre lettre[23]. Le moment me semble mal choisi. Il faut attendre que les affaires d'Italie soient un peu éclaircies. Rien ne serait plus impopulaire en ce moment qu'une diminution dans l'armée. Tous les partis se réuniraient pour la condamner: les politiques, à cause de l'état de l'Europe; les propriétaires et négociants, à cause des passions démagogiques. L'armée française est admirable de dévouement et de discipline. Elle est, pour le moment, notre ancre de salut.—Ses chefs les plus aimés sont au pouvoir et ne voudront rien faire qui puisse altérer son affection.
Quant à la marine, il n'est pas probable que la France entrerait dans une négociation qui aurait pour objet la réduction proportionnelle. Il faudrait que l'Angleterre allât plus loin, et je crains bien qu'elle n'y soit pas préparée. Je voudrais savoir au moins ce que l'on pourrait espérer d'obtenir.
L'esprit public, de ce côté du détroit, rend une négociation semblable extrêmement difficile, surtout avec l'Angleterre seule. Il faudrait tâcher de l'étendre à toutes les puissances.
C'est pourquoi je n'ai pas osé compromettre le succès, en demandant à Cavaignac une audience ad hoc. Je tâcherai de sonder ses idées occasionnellement et je vous les communiquerai.
Il est impossible de se proposer un plus noble but. J'ai vu avec plaisir que la Presse entre dans cette voie. Je vais tâcher d'y faire entrer aussi les Débats. Mais la difficulté est d'y entraîner les journaux populaires; cependant je n'en désespère pas.
Adieu, je suis forcé de vous quitter.
Mon cher Cobden, vous ne devez pas douter de mon empressement à assister au meeting du 30 octobre, si mes devoirs parlementaires n'y font pas un obstacle absolu. Avoir le plaisir de vous serrer la main et être témoin du progrès de l'opinion en Angleterre, en faveur de la paix, ce sera pour moi une double bonne fortune. Il me sera bien agréable aussi de remercier M. B. Smith[24] de sa gracieuse hospitalité, que j'accepte avec reconnaissance.
Vous sentez que je ferai tous mes efforts pour entraîner notre excellent ami M. Say. Je crains que ses occupations du conseil d'État ne le retiennent. Je tiendrais d'autant plus à l'avoir pour compagnon de voyage que sa foi n'est pas entière à l'endroit du congrès de la paix. Le spectacle de vos meetings ne pourra que retremper sa confiance. Je le verrai ce soir.
Mon ami, les nations comme les individus subissent la loi de la responsabilité. L'Angleterre aura bien de la peine à faire croire à la sincérité de ses efforts pacifiques. Pendant longtemps, pendant des siècles peut-être, on dira sur le continent: L'Angleterre prêche la modération et la paix; mais elle a cinquante-trois colonies et deux cents millions de sujets dans l'Inde.—Ce seul mot neutralisera beaucoup de beaux discours. Quand est-ce que l'Angleterre sera assez avancée pour renoncer volontairement à quelques-unes de ses onéreuses conquêtes? ce serait un beau moyen de propagande.
Croyez-vous qu'il fût imprudent ou déplacé de toucher ce sujet délicat?
Mon cher Cobden, Say a dû vous écrire que nous nous proposions de partir dimanche soir, pour être à Londres lundi matin. Il amène avec lui son fils. Quant à Michel Chevalier, il est toujours dans les Cévennes.
Mais voici une autre circonstance. Le beau-frère de M. Say, M. Cheuvreux, qui était absent quand nous fûmes passer une journée chez lui à la campagne, et qui a bien regretté d'avoir perdu cette occasion de faire votre connaissance, a le projet de se réunir à nous. Il désire d'ailleurs ardemment assister au mouvement de l'opinion publique de l'Angleterre, en faveur de la paix et du désarmement. Mais tenant à ne pas me séparer de M. Cheuvreux, je me vois forcé d'écrire à M. Smith pour lui témoigner toute ma reconnaissance et lui expliquer les motifs qui me mettent dans l'impossibilité de profiter de sa généreuse hospitalité.
Pendant que j'écris, on discute l'abrogation des lois de proscription. Je crains bien que notre Assemblée n'ait pas le courage d'ouvrir les portes de la France aux dynasties déchues. À mon avis, cet acte de justice consoliderait la république.
31 décembre 1849.
Mon cher Cobden, je suis enchanté du meeting de Bradford, et je vous félicite sincèrement d'avoir abordé enfin la question coloniale. Je sais que ce sujet vous a toujours paru délicat; il touche aux fibres les plus irritables des cœurs patriotiques. Renoncer à l'empire du quart du globe! Oh! jamais une telle preuve de bon sens et de foi dans la science n'a été donnée par aucun peuple! Il est surprenant qu'on vous ait laissé aller jusqu'au bout. Aussi ce que j'admire le plus dans ce meeting, ce n'est pas l'orateur (permettez-moi de le dire), c'est l'auditoire. Que ne ferez-vous pas avec un peuple qui analyse froidement ses plus chères illusions et qui souffre qu'on recherche devant lui ce qu'il y a de fumée dans la gloire!
Je me rappelle vous avoir témérairement insinué, dans le temps, le conseil de diriger vos coups sur le régime colonial avec lequel le free-trade est incompatible. Vous me répondîtes que l'orgueil national est une plante qui croît dans tous les pays et surtout dans le vôtre; qu'il ne fallait pas essayer de l'extirper brusquement et que le free-trade en rongerait peu à peu les racines. Je me rendis à cette observation de bon sens pratique, tout en déplorant la nécessité qui vous fermait la bouche; car je savais bien une chose, c'est que tant que l'Angleterre aurait quarante colonies, jamais l'Europe ne croirait à la sincérité de sa propagande. Pour mon compte, j'avais beau dire: «Les colonies sont un fardeau,» cela paraissait une assertion aussi paradoxale que celle-ci: «C'est un grand malheur pour un gentleman d'avoir de belles fermes.» Évidemment il faut que l'assertion et la preuve viennent de l'Angleterre elle-même. En avant donc, mon cher Cobden, redoublez d'efforts, triomphez, affranchissez vos colonies, et vous aurez réalisé la plus grande chose qui se soit faite sous le soleil, depuis qu'il éclaire les folies et les belles actions des hommes. Plus la Grande-Bretagne s'enorgueillit de son colosse colonial, plus vous devez montrer ce colosse aux pieds d'argile dévorant la substance de vos travailleurs. Faites que l'Angleterre, librement, mûrement, en toute connaissance de cause, dise au Canada, à l'Australie, au Cap: «Gouvernez-vous vous-mêmes;» et la liberté aura remporté sa grande victoire, et l'économie politique en action sera enseignée au monde.
Car il faudra bien que les protectionnistes européens ouvrent enfin les yeux.
D'abord ils disaient: «L'Angleterre admet chez elle les objets manufacturés. Belle générosité, puisqu'elle a à cet égard une supériorité incontestable! Mais elle ne retirera pas la protection à l'agriculture, parce que, sous ce rapport, elle ne peut soutenir la concurrence des pays où le sol et la main-d'œuvre sont pour rien.» Vous avez répondu en affranchissant le blé, les bestiaux et tous les produits agricoles.
Alors ils ont dit: «L'Angleterre joue la comédie; et la preuve, c'est qu'elle ne touche pas à ses lois de navigation, car l'empire des mers c'est sa vie.» Et vous avez réformé ces lois, non pour perdre votre marine, mais pour la renforcer.
Maintenant ils disent: «L'Angleterre peut bien décréter la liberté commerciale et maritime, car, par ses quarante colonies, elle a accaparé les débouchés du monde. Elle ne portera pas la main sur son système colonial.» Renversez le vieux système, et je ne sais plus dans quelle prophétie les protectionnistes devront se réfugier. À propos de prophétie, j'ai osé en faire une il y a deux ans. C'était à Lyon, devant une nombreuse assemblée. Je disais: «Avant dix ans, l'Angleterre abattra elle-même volontairement le régime colonial.» Ne me faites pas passer ici pour un faux prophète.
Les questions économiques s'agitent en France comme en Angleterre, mais dans une autre direction. On remue tous les fondements de la science. Propriété, capital, tout est mis en question; et, chose déplorable, les bonnes raisons ne sont pas toujours du côté de la raison. Cela tient à l'universelle ignorance en ces matières. On combat le communisme avec des arguments communistes. Mais enfin, l'intelligence si vive de ce pays est à l'œuvre. Que sortira-t-il de ce travail? du bien pour l'humanité sans doute, mais ce bien ne sera-t-il pas chèrement acheté? Passerons-nous par la banqueroute, par les assignats, etc.? that is the question.
Vous aurez été surpris, sans doute, de me voir publier en ce moment un livre de pure théorie; et j'imagine que vous ne pourrez en soutenir la lecture. Je crois cependant qu'il aurait de l'utilité dans ce pays, si j'avais songé à faire une édition à bon marché et surtout si j'avais pu enfanter le second volume. Ma non ho fiato, au physique comme au moral, le souffle me manque.
J'ai envoyé un exemplaire de ce livre à M. Porter. Mon ami, nos renommées sont comme nos vins; les uns comme les autres ont besoin de traverser la mer pour acquérir toute leur saveur. Je voudrais donc que vous me fissiez connaître quelques personnes à qui je pourrais adresser mon volume, afin que, par votre bonne influence, elles en rendissent compte dans les journaux. Il est bien entendu que je ne quête pas des éloges, mais la consciencieuse opinion de mes juges.
3 août 1850.
Mon cher Cobden, depuis le départ de nos bons amis les Schwabe, je n'ai plus l'occasion de m'entretenir de vous. Cependant, je ne vous ai pas tout à fait perdu de vue, et, dans une occasion récente, j'ai remarqué avec joie, mais sans étonnement, que vous vous étiez séparé de nos amis pour rester fidèle à vos convictions. Je veux parler du vote sur Palmerston. Cette bouffée d'orgueil britannique qui a caractérisé cet épisode, n'est pas d'accord avec la marche naturelle des événements et le progrès de la raison publique en Angleterre. Vous avez bien fait de résister. C'est cette parfaite concordance de toutes vos actions et de tous vos votes qui donnera plus tard à votre nom et à votre exemple une autorité irrésistible.
Je suis allé dans mon pays pour voir à guérir ces malheureux poumons, qui me sont des serviteurs fort capricieux. Je suis revenu un peu mieux, mais atteint d'une maladie de larynx accompagnée d'une extinction de voix complète. Le médecin m'ordonne le silence absolu. C'est pourquoi je vais aller passer deux mois à la campagne aux environs de Paris. Là, j'essayerai de faire le second volume des Harmonies économiques. Le premier est passé à peu près inaperçu dans le monde savant. Je ne serais pas auteur, si je souscrivais à cet arrêt. J'en appelle à l'avenir, j'ai la conscience que ce livre contient une idée importante, une idée mère. Le temps me viendra en aide.
Aujourd'hui je voulais vous dire quelques mots en faveur de notre confrère en économie politique, A. Scialoja. Vous savez qu'il était professeur à Turin. Les événements en ont fait, pendant quelques jours, un ministre du commerce à Naples. C'était à l'époque de la Constitution. Au retour du pouvoir absolu, Scialoja, pensant qu'un ministère du commerce n'est pas assez politique pour compromettre son titulaire, ne voulut pas fuir. Mal lui en prit. Il a été arrêté et mis en prison. Voilà dix mois qu'il sollicite en vain son élargissement ou un jugement.
J'ai fait quelques démarches ici afin d'intéresser notre diplomatie. (Que la diplomatie soit bonne à quelque chose une fois dans la vie!) On m'a répondu que notre ambassade ferait ce qu'elle pourrait, mais qu'elle avait peu de chances. Scialoja serait, dit-on, beaucoup mieux protégé par la bienveillance anglaise. Voyez donc à lui ménager l'appui de votre ambassadeur à Naples.
Scialoja demande à être jugé! j'aimerais mieux pour lui qu'on lui donnât un passe-port pour Londres ou Paris; car un jugement napolitain ne me paraît pas offrir de grandes garanties, même à l'innocence la plus blanche.
Irez-vous à Francfort? Pour moi, il est inutile que j'assiste au congrès, puisque je suis devenu muet; mais il me serait bien agréable de vous voir à votre passage à Paris, et mon appartement, rue d'Alger, no 3, est à votre disposition.
Mon cher Cobden, connaissant ma misérable santé, vous n'aurez pas été surpris de mon absence au congrès de Francfort; surtout vous n'aurez pas songé à l'attribuer à un défaut de zèle. Indépendamment du plaisir d'être un de vos collaborateurs dans cette noble entreprise, il m'eût été bien agréable de rencontrer à Francfort des amis que j'ai rarement l'occasion de voir, et d'y faire connaissance avec une foule d'hommes distingués de ces deux excellentes races: la race anglo-saxonne et la race germanique. Enfin, je suis privé de cette consolation comme de bien d'autres. Depuis longtemps la bonne nature m'accoutume peu à peu à toutes sortes de privations, comme pour me familiariser avec la dernière qui les comprend toutes.
N'ayant pas de vos nouvelles, j'ai ignoré un moment si vous vous rendiez au congrès, car l'idée ne m'était pas venue qu'on pouvait se rendre d'Angleterre à Francfort sans passer à Paris; et ne pensant pas non plus que vous traverseriez notre capitale sans me prévenir, je concluais que vous étiez vous-même empêché. On m'assure que non, et j'en félicite le congrès. Tâchez de porter un coup vigoureux à ce monstre de la guerre, ogre presque aussi dévorant quand il fait sa digestion, que lorsqu'il fait ses repas; car, vraiment, je crois que les armements font presque autant de mal aux nations que la guerre elle-même. De plus, ils empêchent le bien. Pour moi, j'en reviens toujours à ceci qui me paraît clair comme le jour: tant que le désarmement ne permettra pas à la France de remanier ses finances, réformer ses impôts et satisfaire les justes espérances des travailleurs, ce sera toujours une nation convulsive... et Dieu sait les conséquences.
Un homme que j'aurais désiré voir, à cause de toutes les marques d'intérêt dont il m'a comblé, c'est M. Prince Smith, de Berlin; s'il est au congrès, veuillez lui exprimer l'extrême désir que j'ai de faire sa connaissance personnelle. Que je serais heureux, mon cher Cobden, si vous vous décidiez à passer par Paris, et si vous obteniez de M. Prince Smith de vous accompagner dans cette excursion! mais je n'ose m'arrêter à de telles espérances. Les bonnes fortunes ne semblent pas faites pour moi. Depuis longtemps je m'exerce à prendre le bien quand il vient, mais sans jamais l'attendre.
Il me semble qu'un petit séjour à Paris doit avoir de l'intérêt pour des politiques et des économistes. Venez voir de quel calme profond nous jouissons ici, quoi qu'on en puisse dire dans les journaux. Assurément, la paix intérieure et extérieure, en face d'un passé si agité et d'un avenir si incertain, c'est un phénomène qui atteste un grand progrès dans le bon sens public. Puisque la France s'est tirée de là, elle se tirera de bien d'autres difficultés.
On a beau dire, l'esprit humain progresse, les intérêts bien entendus acquièrent de la prépondérance, les discordances sont moins profondes et moins durables, l'harmonie se fait.
9 septembre 1850.
Mon cher Cobden, je suis sensible à l'intérêt que vous voulez bien prendre à ma santé. Elle est toujours chancelante. En ce moment j'ai une grande inflammation, et probablement des ulcérations à ces deux tubes qui conduisent l'air au poumon, et les aliments à l'estomac. La question est de savoir si ce mal s'arrêtera ou fera des progrès. Dans ce dernier cas, il n'y aurait plus moyen de respirer ni de manger, a very awkward situation indeed. J'espère n'être pas soumis à cette épreuve, à laquelle cependant je ne néglige pas de me préparer, en m'exerçant à la patience et à la résignation. Est-ce qu'il n'y a pas une source inépuisable de consolation et de force dans ces mots: Non sicut ego volo, sed sicut tu.
Une chose qui m'afflige plus que ces perspectives physiologiques, c'est la faiblesse intellectuelle dont je sens si bien le progrès. Il faudra que je renonce sans doute à achever l'œuvre commencée. Mais, après tout, ce livre a-t-il toute l'importance que je me plaisais à y attacher? La postérité ne pourra-t-elle pas fort bien s'en passer? Et s'il faut combattre l'amour désordonné de la conservation matérielle, n'est-il pas bon d'étouffer aussi les bouffées de vanité d'auteur, qui s'interposent entre notre cœur et le seul objet qui soit digne de ses aspirations?
D'ailleurs, je commence à croire que l'idée principale que j'ai cherché à propager n'est pas perdue; et hier un jeune homme m'a envoyé en communication un travail intitulé Essai sur le capital. J'y ai lu cette phrase:
«Le capital est le signe caractéristique et la mesure du progrès. Il en est le véhicule nécessaire et unique, sa mission spéciale est de servir de transition de la valeur à la gratuité. Par conséquent, au lieu de peser sur le prix naturel, comme on dit, son rôle constant est de l'abaisser sans cesse» (voir ci-après la lettre page 204).
Or, cette phrase renferme et résume le plus fécond des phénomènes économiques que j'aie essayé de décrire. En elle est le gage d'une réconciliation inévitable entre les classes propriétaires et prolétaires. Puisque ce point de vue de l'ordre social n'est pas tombé, puisqu'il a été aperçu par d'autres, qui l'exposeront à tous les yeux mieux que je ne pourrais faire, je n'ai pas tout à fait perdu mon temps, et je puis chanter, avec un peu moins de répugnance, mon Nunc dimittis.
J'ai lu la relation du congrès de Francfort. Vous êtes le seul qui sachiez donner à cette œuvre un caractère pratique, une action sur le monde des affaires. Les autres orateurs s'en tiennent à des lieux communs fort usés. Mais je persiste toujours à penser que l'association finira par avoir une grande influence indirecte, en éveillant et formant l'opinion publique. Sans doute, vous ne ferez pas décréter officiellement la paix universelle; mais vous rendrez les guerres plus impopulaires, plus difficiles, plus rares, plus odieuses.
Il ne faut pourtant pas se dissimuler que l'affaire de Grèce a porté un très-rude coup aux amis de la paix; et il faudra bien du temps pour qu'ils s'en relèvent. Quel est, par exemple, le député français assez hardi pour seulement parler de désarmement partiel, en présence du principe international impliqué dans cette affaire grecque, avec l'assentiment (et c'est là surtout ce qui est grave) de la nation britannique? Désarmer! s'écrierait-on, désarmer au moment où une puissance formidable agit ouvertement en vertu de ce principe, qu'au moindre grief, qu'elle se croira contre un autre gouvernement, elle pourra non-seulement employer la force contre ce gouvernement, mais encore saisir les propriétés privées de ses citoyens! Tant qu'un tel principe restera debout, coûte que coûte, il faut que nous restions tous armés jusqu'aux dents.
Il fut un temps, mon ami, où la diplomatie elle-même essaya de faire prévaloir le respect des propriétés particulières en mer, pendant la guerre. Ce principe est entré dans nos mœurs militaires. En 1814, les Anglais n'ont rien pris, dans le midi de la France, sans le payer. En 1823, nous avons fait la guerre en Espagne sur les mêmes errements; et quelque injuste que fût cette guerre, au point de vue politique, elle marqua admirablement la distinction, désormais reçue, entre le domaine public et la propriété personnelle. M. de Chateaubriand essaya à cette époque de faire admettre, dans le droit international, la suppression de la course, des lettres de marque, en un mot, le respect de la propriété privée. Il échoua; mais ses efforts attestent un grand progrès de la civilisation.
Combien lord Palmerston nous rejette loin de ce temps! Il est donc admis maintenant que, si l'Angleterre a à se plaindre du roi Othon, il n'est pas un Grec qui puisse se dire propriétaire d'une barque, ou d'un tonneau de marchandise. Par la même raison, si la France a quelque grief contre la Belgique, la Suisse, le Piémont, elle peut envoyer des bataillons s'emparer des maisons, des récoltes, des bestiaux, etc.; c'est de la barbarie... Je le répète, avec un tel système, il faut que chacun reste armé jusqu'aux dents, et se tienne prêt à défendre son bien.—Car, mon ami, les hommes ne sont pas encore des Quakers. Ils n'ont pas renoncé au droit de défense personnelle, et probablement ils n'y renonceront jamais.
Si encore tout se bornait aux doctrines et aux actes de lord Palmerston, ce serait une iniquité de plus à la charge de la diplomatie; voilà tout. Mais ce qui est grave, ce qui est menaçant, c'est l'approbation inattendue donnée à cette politique par la nation anglaise. Il me reste un espoir: c'est que cette approbation soit une surprise.
Mais tout en politiquant, j'oublie de vous dire que, pour me conformer aux ordonnances des médecins, sans y avoir grand'foi, je pars pour l'Italie. Ils m'ont condamné à passer cet hiver à Pise, en Toscane. De là, j'irai sans doute visiter Florence et Rome. Si vous avez là quelques amis assez intimes pour que je puisse me présenter à eux, veuillez me les signaler, sans vous donner la peine de faire des lettres de recommandation. Si je savais où trouver monsieur et madame Schwabe, je les préviendrais de cette excursion afin de prendre leurs ordres. Quand vous aurez occasion de leur écrire, veuillez leur faire part de ce voyage.
Mon cher Cobden, je vous remercie de l'intérêt que vous prenez à ma santé. Je ne puis pas dire qu'elle soit meilleure ou plus mauvaise. Sa marche est si imperceptible que je sais à peine vers quel dénoûment elle me conduit. Tout ce que je demande au ciel maintenant, c'est que les tubes qui descendent de la bouche au poumon et à l'estomac ne deviennent pas plus douloureux. Je n'avais jamais pensé au rôle immense qu'ils jouent dans notre vie. Le boire, le manger, la respiration, la parole, tout passe par là. S'ils ne fonctionnent pas, on est mort; s'ils fonctionnent mal, c'est bien pis.
Le premier aspect de l'Italie, et particulièrement de la Toscane, ne fait pas sur moi la même impression qu'il avait faite sur vous. Cela n'est pas surprenant: vous arriviez ici en triomphateur, après avoir fait faire à l'humanité un de ses plus notables progrès; vous étiez accueilli et fêté par tout ce qu'il y a dans ce pays d'hommes éclairés, libéraux, amis du bien public; vous voyiez la Toscane par le haut.—Moi, j'y entre par l'extrémité opposée; tous mes rapports jusqu'ici ont été avec des bateliers, des voituriers, des garçons d'auberge, des mendiants et des facchini, ce qui constitue la race d'hommes la plus rapace, la plus tenace, la plus abjecte qu'on puisse rencontrer. Je me dis souvent qu'il ne faut pas se hâter de juger, que très-probablement ma disposition intérieure me met un verre noirci sur la vue. En effet, il est bien difficile qu'un homme qui ne peut pas parler, ni guère se tenir debout, ne soit fort irritable, et partant injuste. Cependant, mon ami, je ne crois pas me tromper en disant ceci:—Quand les hommes n'ont aucun soin de leur dignité, quand ils ne reconnaissent d'autre loi que le sans gêne, quand ils ne veulent se soumettre à aucun ordre, à aucune discipline volontaire, il n'y a pas de ressource.—Ici les hommes sont très-bienveillants les uns envers les autres; et cette qualité est poussée si loin, qu'elle devient un défaut et un obstacle invincible à toute tentative sérieuse vers l'indépendance et la liberté. Dans les rues, dans les bateaux à vapeur, dans les chemins de fer, vous verrez toujours les règlements violés. On fume là où il est défendu de fumer, les gens des secondes envahissent les premières, ceux qui ne payent pas prennent la place de ceux qui payent. Ce sont choses reçues dont nul ne se fâche, pas même les victimes. Ils ont l'air de dire: Il ne s'est pas gêné, il a eu raison, j'en ferais autant à sa place. Quant aux préposés, gardiens, capitaines, comment feraient-ils respecter la règle, puisqu'ils sont toujours les premiers à la violer?
Au reste, mon cher Cobden, ne prenez ces paroles que pour ce qu'elles sont, les boutades d'un misanthrope. Avant-hier soir, l'ennui me poussa vers Florence. J'y arrivai à trois heures de l'après-midi. Comme je n'avais d'autre suite et d'autre bagage qu'un petit sac de nuit, on ne voulut me recevoir dans aucun hôtel. La fatigue m'accablait et je ne pouvais m'expliquer, puisque la voix me fait défaut. Enfin, dans une auberge plus hospitalière, on me donna une chambre froide et obscure, dans les combles. Aussi, hier, je me suis empressé de quitter cette ville des fleurs, qui n'a été pour moi que la ville des soucis. Cependant, j'ai eu le plaisir de voir le marquis de Ridolfi. Nous avons beaucoup causé de vous. Plus tard, si mes cordes vocales reprennent un peu de sonorité, j'irai me réconcilier avec la ville des Médicis.
LETTRE À M. ALCIDE FONTEYRAUD.
Mugron, le 20 décembre 1845.
Mon cher monsieur Fonteyraud, je ne répondrai pas aujourd'hui à votre lettre si aimable, si bonne, si intéressante par les sujets dont elle m'entretient et par la manière dont elle en parle. Ceci n'est qu'un simple accusé de réception dont je charge une personne qui part dans quelques heures pour Paris.
J'avais de vos nouvelles par le journal de la Ligue, par M. Guillaumin et par M. Cobden, qui me parle de vous en termes que je ne veux pas vous répéter pour ne pas blesser votre modestie... Cependant je me ravise. M. Cobden sera assez justement célèbre un jour, pour que vous soyez bien aise de savoir le jugement qu'il a porté de vous. D'ailleurs ce jugement renferme un conseil, et je n'ai pas le droit de l'arrêter au passage, d'autant que vous persistez à me donner le titre de maître. J'en remplirai les fonctions une fois, sinon en vous donnant des avis, du moins en vous transmettant ceux qui émanent d'une autorité bien imposante pour les disciples du free-trade.
Voici donc comment s'exprime M. Cobden:
«Let me thank you for introducing to us Mr. Fonteyraud, who excited our admiration not only by his superior talents, but by the warmth of his zeal in the cause of free-trade. I have rarely met with a young man of his age possessing so much knowledge and so mature a judgement both as respects men and things. If he be preserved from the temptations which beset the path of young men of literary pursuits in Paris,» (M. Cobden veut-il parler des écoles sentimentalistes ou des piéges de l'esprit de parti, c'est ce que j'ignore) «he possesses the ability to render himself very useful in the cause of humanity.»
Le reste ne pouvant s'adresser qu'à votre amour-propre, permettez-moi de le supprimer.
Il est doux, il est consolant de marcher dans la vie appuyé par un tel témoignage. Il y a bien quelque chose au fond du cœur qui nous parle de notre propre mérite; mais quand nous voyons l'aveuglement de tous les hommes à ce sujet, comment pouvons-nous avoir jamais la certitude que le sentiment de nos forces en est la mesure? Pour vous, vous voilà jugé et consacré; vous êtes voué à la cause de l'humanité. Apprendre et répandre, telle doit être votre devise, telle est votre destinée.
Oh! comme mon cœur battait quand je lisais votre description du grand meeting de Manchester! Comme vous, je sentais l'enthousiasme me pénétrer par tous les pores. Jamais rien de semblable, quoi qu'en dise Salomon, s'était-il vu sous le soleil? On a vu de grandes réunions d'hommes se passionner pour une conquête, pour une victoire, pour un intérêt, pour le triomphe de la force brutale; mais avait-on jamais vu dix mille hommes s'unir pour faire prévaloir par des moyens pacifiques, par la parole, par le sacrifice, un grand principe de justice universelle? Quand la liberté du commerce serait une erreur, une chimère, la Ligue n'en serait pas moins glorieuse, car elle a donné au monde le plus puissant et le plus moral de tous les instruments de civilisation. Comment ne voit-on pas que ce n'est pas seulement l'affranchissement des échanges, mais successivement toutes les réformes, tous les actes de justice et de réparation, que l'humanité pourra réaliser à l'aide de ces gigantesques et vivantes organisations!
Aussi, avec quel bonheur, je dirai presque avec quel délire de joie, j'ai accueilli la nouvelle que vous me donniez à la fin de votre lettre! La France aurait aussi sa ligue! la France verrait cesser son éternelle adolescence; elle rougirait du puérilisme honteux dans lequel elle végète, elle se ferait homme! Oh! vienne ce jour, et je le saluerai comme le plus beau de ma vie. Ne cesserons-nous jamais d'attacher la gloire au développement de la force matérielle, de vouloir trancher toutes les questions par l'épée, de ne glorifier que le courage du champ de bataille, quels que soient son mobile et ses œuvres? Comprendrons-nous enfin que, puisque l'opinion est la reine du monde, c'est l'opinion qu'il faut travailler, c'est à l'opinion qu'il faut communiquer des lumières qui lui montrent la bonne voie et de l'énergie pour y marcher?
Mais après l'enthousiasme est venue la réflexion. Je tremble que quelque germe funeste ne se glisse dans les commencements de notre ligue, par exemple l'esprit de transaction, de transition, d'atermoiements, de ménagements. Tout est perdu si elle ne se rallie, si elle n'adhère étroitement à un principe absolu. Comment les ligueurs eux-mêmes pourraient-ils s'entendre, si la ligue admettait divers principes, à diverses doses? Et s'ils ne s'entendaient pas entre eux, quelle influence pourraient-ils exercer au dehors?—Ne soyons que vingt, ou dix, ou cinq; mais que ces vingt, ou dix, ou cinq aient le même but, la même volonté, la même foi. Vous avez assisté à l'agitation anglaise; je l'ai moi-même beaucoup étudiée, et je sais (ce que je vous prie de bien dire à nos amis) que si la Ligue eût fait la moindre concession, à aucune époque de son existence, il y a longtemps que l'aristocratie en serait débarrassée.
Donc, qu'une association se forme en France; qu'elle entreprenne d'affranchir le commerce et l'industrie de tout monopole; qu'elle se dévoue au triomphe du principe, et vous pouvez compter sur moi. De la parole, de la plume, de la bourse, je suis à elle. S'il faut subir des poursuites judiciaires, essuyer des persécutions, braver le ridicule, je suis à elle. Quelque rôle qu'on m'y donne, quelque rang qu'on m'y assigne, sur les hustings ou dans le cabinet, je suis à elle. Dans des entreprises de ce genre, en France plus qu'ailleurs, ce qu'il faut redouter, ce sont les rivalités d'amour-propre; et l'amour-propre est le premier sacrifice que nous devons faire sur l'autel du bien public. Je me trompe, l'indifférence et l'apathie sont peut-être de plus grands dangers. Puisque ce projet a été formé, ne le laissez pas tomber. Oh! que ne suis-je auprès de vous!
J'allais finir ma lettre sans vous remercier d'avance de ce que vous direz dans la Revue britannique de ma publication. Une simple traduction ne peut mériter de grands éloges. Quoi qu'il en soit, éloges et critiques sont bien venus quand ils sont sincères.
Adieu; votre affectionné.
LETTRE DE F. BASTIAT
AU PRÉSIDENT DU CONGRÈS DE LA PAIX, À FRANCFORT.
Paris, 17 août 1850.
Monsieur le président,
Une maladie de larynx n'aurait pas suffi pour me retenir loin du congrès, d'autant que mon rôle y serait plutôt d'écouter que de parler, si je ne subissais un traitement qui m'oblige à rester à Paris. Veuillez exprimer mes regrets à vos collaborateurs. Pénétré de ce qu'il y a de grand et de nouveau dans ce spectacle d'hommes de toutes les races et de toutes les langues, accourus de tous les points du globe pour travailler en commun au triomphe de la paix universelle, c'est avec zèle, c'est avec enthousiasme que j'aurais joint mes efforts aux vôtres, en faveur d'une si sainte cause.
À la vérité, la paix universelle est considérée, en beaucoup de lieux, comme une chimère, et, par suite, le congrès comme un effort honorable mais sans portée. Ce sentiment règne peut-être plus en France qu'ailleurs, parce que c'est le pays où l'on est le plus fatigué d'utopies et où le ridicule est le plus redoutable.
Aussi, s'il m'eût été donné de parler au congrès, je me serais attaché à rectifier une si fausse appréciation.
Sans doute, il a été un temps où un congrès de la paix n'aurait eu aucune chance de succès. Quand les hommes se faisaient la guerre pour conquérir du butin, des terres ou des esclaves, il eût été difficile de les arrêter par des considérations morales ou économiques. Les religions mêmes y ont échoué.
Mais aujourd'hui deux circonstances ont tout à fait changé la question.
La première, c'est que les guerres n'ont plus l'intérêt pour cause ni même pour prétexte, étant toujours contraires aux vrais intérêts des masses.
La seconde, c'est qu'elles ne dépendent plus du caprice d'un chef, mais de l'opinion publique.
Il résulte de la combinaison de ces deux circonstances, que les guerres doivent s'éloigner de plus en plus, et enfin disparaître, par la seule force des choses, et indépendamment de toute intervention du congrès, car un fait qui blesse le public et dépend du public doit nécessairement cesser.
Quel est donc le rôle du congrès? C'est de hâter ce dénoûment d'ailleurs inévitable, en montrant à ceux qui ne le voient pas encore en quoi et comment les guerres et les armements blessent les intérêts généraux.
Or, qu'y a-t-il d'utopique dans une telle mission?
Depuis quelques années, le monde a traversé des circonstances qui, certes, à d'autres époques, eussent amené de longues et cruelles guerres. Pourquoi ont-elles été évitées? Parce que, s'il y a en Europe un parti de la guerre, il y a aussi des amis de la paix; s'il y a des hommes toujours prêts à guerroyer, qu'une éducation stupide a imbus d'idées antiques et de préjugés barbares, qui attachent l'honneur au seul courage physique et ne voient de gloire que pour les faits militaires, il y a heureusement d'autres hommes à la fois plus religieux, plus moraux, plus prévoyants et meilleurs calculateurs. N'est-il pas bien naturel que ceux-ci cherchent à faire parmi ceux-là des prosélytes? Combien de fois la civilisation, comme en 1830, en 1840, en 1848, n'a-t-elle pas été, pour ainsi dire, suspendue à cette question: Qui l'emportera du parti de la guerre ou du parti de la paix? Jusqu'ici le parti de la paix a triomphé, et, il faut le dire, ce n'est peut-être ni par l'ardeur ni par le nombre, mais parce qu'il avait l'influence politique.
Ainsi la paix et la guerre dépendent de l'opinion, et l'opinion est partagée. Donc il y a un danger toujours imminent. Dans ces circonstances, le congrès n'entreprend-il pas une chose utile, sérieuse, efficace, j'oserais même dire facile, quand il s'efforce de recruter pour l'opinion pacifique de manière à lui donner enfin une prépondérance décisive?
Qu'y a-t-il là de chimérique? S'agit-il de venir dire aux hommes: «Nous venons vous sommer de fouler aux pieds vos intérêts, d'agir désormais sur le principe du dévouement, du sacrifice, du renoncement à soi-même?» Oh! s'il en était ainsi, l'entreprise serait en effet bien hasardée!...
Mais nous venons au contraire leur dire: «Consultez non-seulement vos intérêts de l'autre vie, mais encore ceux de celle-ci. Examinez les effets de la guerre. Voyez s'ils ne vous sont pas funestes? voyez si les guerres et les gros armements n'amènent pas des interruptions de travail, des crises industrielles, des déperditions de force, des dettes écrasantes, de lourds impôts, des impossibilités financières, des mécontentements, des révolutions, sans compter de déplorables habitudes morales et de coupables violations de la loi religieuse?»
N'est-il pas permis d'espérer que ce langage sera entendu? Courage donc, hommes de foi et de dévouement, courage et confiance! ceux qui ne peuvent aujourd'hui se mêler à vos rangs vous suivent de l'œil et du cœur.
Recevez, Monsieur le président, l'assurance de mes sentiments respectueux et dévoués.
LETTRES À M. HORACE SAY.
Eaux-Bonnes, 4 juillet 1850.
Mon cher ami,
..... J'ai lu l'article de M. Clément sur les Harmonies. Si je croyais une controverse utile, je l'accepterais; mais qui la lirait? M. Clément a l'air de penser que c'est manquer de respect à nos maîtres que d'approfondir des problèmes qu'ils ont à peine effleurés,—parce qu'au temps où ils écrivaient, ces problèmes n'étaient pas posés. Selon lui, ils ont tout dit, tout vu, ne nous ont rien laissé à faire.—Ce n'est pas mon opinion et ce n'était certainement pas la leur. Entre les premières et les dernières pages de votre père, il y a un progrès trop sensible pour qu'il ne vît pas lui-même qu'il n'avait pas touché l'horizon et que nul ne le touchera jamais. Pour moi, les Harmonies fussent-elles finies à ma satisfaction (ce qui ne sera pas), que je ne les regarderais encore que comme un point d'où nos successeurs tireront un monde. Comment pourrions-nous aller bien avant, quand nous sommes obligés de consacrer les trois quarts de notre temps à élucider, pour un public égaré, les questions les plus simples?
..... Si vous faites dans le Dictionnaire de Guillaumin l'article Assurance, faites bien remarquer que ce ne sont pas seulement les compagnies qui s'associent, mais encore et surtout les assurés. Ce sont eux qui forment, sans s'en douter, une association qui n'en est pas moins réelle pour être volontaire et parce qu'on y entre et en sort quand on veut.
Pise, 20 octobre 1850.
Mon cher ami, nous nous écrivions presque au même moment, le jour du dîner mensuel, en sorte que nos lettres se sont croisées entre Paris et Pise. Depuis, je n'observe aucun progrès, en avant ni en arrière, dans ma maladie. Seulement le sentiment de la souffrance s'irrite par la durée. Faiblesse, isolement, ennui, je ferais bon marché de tout, n'était cette maudite déchirure à la gorge qui me rend si pénibles toutes les fonctions, si nombreuses et si indispensables, qui s'accomplissent par là. Oh! que je voudrais avoir un jour de trêve!—mais toutes les invocations du monde n'y peuvent rien.—À la bizarrerie de mes rêves et à la transpiration qui suit toujours le sommeil, je reconnais que j'ai chaque nuit un peu de fièvre. Cependant, comme je ne tousse pas plus qu'autrefois, je pense que cette fièvre est plutôt un effet de ce malaise continuel qu'un symptôme de la maladie constitutionnelle.
..... Je crois en effet que l'économie politique est plus sue ici qu'en France, par la raison qu'elle fait partie du Droit. C'est énorme que de donner une teinture de cette science aux hommes qui se rattachent de près ou de loin à l'exécution des lois; car ces mêmes hommes entrent pour beaucoup dans leur confection, et d'ailleurs ils forment le fond de ce que l'on appelle la classe éclairée. Je n'espère jamais voir l'économie politique prendre domicile à l'École de Droit en France. À cet égard, l'aveuglement des gouvernements est incompréhensible. Ils ne veulent pas qu'on enseigne la seule science qui leur donne des garanties de durée et de stabilité. N'est-ce pas un fait caractéristique que le ministre du commerce et celui de l'instruction publique, me renvoyant de l'un à l'autre comme une balle, m'aient, de fait, refusé un local pour faire un cours gratuit?
Puisque vous êtes notre Cappoletto, notre Leader, vous devriez bien endoctriner nos amis Garnier et Molinari pour qu'ils mettent à profit cette occasion unique de la signature, laquelle, quoi qu'on en dise, donne de la dignité au journal. Il dépend d'eux, je crois, de donner à la Patrie ce qu'elle n'a jamais eu, une couleur, un caractère. Ils auront à agir avec beaucoup de prudence et de circonspection, puisque le journal n'est économiste, ni au point de vue du directeur, ni à celui des actionnaires, ni à celui des abonnés. Le cachet ne devra apparaître distinctement que peu à peu. Je pense que nos amis ne doivent nullement agir comme s'ils étaient dans un journal franchement économiste et ayant arboré le drapeau. Il s'agirait là de rompre des lances avec les adversaires. Mais dans la Patrie, la tactique ne doit pas être la même. Il faut d'abord ne traiter que de loin en loin les questions de liberté commerciale, particulièrement les plus ardues (comme les lois de navigation). Il vaut mieux prendre la question de plus haut, à une hauteur qui embrasse à la fois la politique, l'économie politique et le socialisme, c'est-à-dire: l'intervention de l'État. Encore ne doivent-ils pas, selon moi, présenter la non-intervention comme un système, comme un principe. Seulement ils doivent appeler l'attention du lecteur là-dessus chaque fois que l'occasion s'en présente. Leur rôle,—afin de ne pas éveiller la défiance,—est de montrer, dans chaque question spéciale, les avantages et les inconvénients de l'intervention. Les avantages, pourquoi les dissimuler? Il faut bien qu'il y en ait puisque cette intervention est si populaire. Ils devront donc avouer que lorsqu'il y a un bien à faire ou un mal à combattre, l'appel à la force publique paraît d'abord le moyen le plus court, le plus économique, le plus efficace; à cet égard même, à leur place, je me montrerais très-large et très-conciliant envers les gouvernementaux, car ils sont bien nombreux et il s'agit moins de les réfuter que de les ramener. Mais après avoir reconnu les avantages immédiats, j'appellerais leur attention sur les inconvénients ultérieurs. Je dirais: C'est ainsi qu'on crée de nouvelles fonctions, de nouveaux fonctionnaires, de nouveaux impôts, de nouvelles sources de désaffection, de nouveaux embarras financiers. Puis, en substituant à l'activité privée la force publique, n'ôte-t-on pas à l'individualité sa valeur propre et les moyens de l'acquérir? Ne fait-on pas de tous les citoyens des hommes qui ne savent pas se conduire eux-mêmes, prendre une résolution, repousser une surprise, un coup de main? Ne prépare-t-on pas des éléments au socialisme, qui n'est autre chose que la pensée d'un homme substituée à toutes les volontés?
Les diverses questions spéciales qui peuvent se présenter, discutées à ce point de vue, avec impartialité, la part du pour et du contre étant bien faite, je crois que le public s'y intéresserait beaucoup et ne tarderait pas à reconnaître la véritable cause de nos malheurs.—Les circulaires de M. Dumas offrent un bon texte pour le début.
Adieu, mon cher ami, croiriez-vous que je suis fatigué pour avoir barbouillé ces quelques lignes? Il me reste cependant la force de me rappeler au bon souvenir de madame Say et de Léon.
LETTRE À M. DE FONTENAY.
Paris, 3 juillet 1850.
..... Peut-être prenez-vous avec un peu trop de feu parti pour les Harmonies contre l'opposition du Journal des Économistes. Des hommes d'un certain âge ne renoncent pas facilement à des idées faites et longtemps caressées. Aussi ce n'est pas à eux, mais aux jeunes gens, que j'ai adressé et soumis mon livre. On finira par reconnaître que la valeur ne peut jamais être dans la matière et les forces naturelles. De là résulte la gratuité absolue des dons de Dieu, sous toutes les formes et à travers toutes les transactions humaines: ceci conduit à la mutualité des services, à l'absence de tout motif pour que les hommes se jalousent et se haïssent. Cette théorie doit ramener toutes les écoles sur un terrain commun. Vivant avec cette foi, j'attends patiemment; car plus je vieillis, plus je m'aperçois de la lenteur des évolutions humaines.
Je ne dissimule pas cependant un vœu personnel. Oui, je désire que cette théorie rencontre, de mon vivant, assez d'adeptes (ne fût-ce que deux ou trois) pour être assuré, avant de mourir, qu'elle ne tombera pas si elle est vraie. Que mon livre en suscite seulement un autre, et je serai satisfait. Voilà pourquoi je ne saurais trop vous engager à concentrer vos méditations sur le capital, sujet immense et qui peut bien être le pivot d'une économie politique. Je ne l'ai qu'effleuré: vous irez plus loin que moi, vous me rectifierez au besoin. Ne craignez pas que je m'en formalise. Les horizons économiques n'ont pas de limites: en apercevoir de nouveaux, c'est mon bonheur, que je les découvre ou qu'un autre me les montre.
..... Oui, vous avez raison. Il y a toute une science à élever sur le vilain mot consommation: c'est ce que j'établirai au commencement de mon second volume. Quant à la population, il est incompréhensible que M. Clément m'attaque sur un sujet que je n'ai pas encore abordé! Et au fond, nier cet axiome: La densité de la population est une facilité de production, c'est nier toute la puissance de l'échange et de la division du travail. De plus c'est nier des faits qui crèvent les yeux.—Sans doute la population s'arrange naturellement de manière à produire le plus possible; et pour cela, selon l'occurrence, elle diverge ou converge, elle obéit à une double tendance de dissémination et de concentration; mais plus elle augmente, cœteris paribus,—c'est-à-dire à égalité de vertus, de prévoyance, de dignité,—plus les services se divisent, se rendent facilement, plus chacun tire parti de ses moindres qualités spéciales, etc.....
LETTRES À M. PAILLOTTET.
Pise, 11 octobre 1850.
Je me sens envie de vivre, mon cher Paillottet, quand je lis la relation de vos anxiétés à la nouvelle de ma mort.—Grâce au ciel, je ne suis pas mort, ni même guère plus malade. J'ai vu ce matin un médecin qui va essayer de me débarrasser au moins quelques instants de cette douleur à la gorge, dont la continuité est si importune.—Mais enfin, si la nouvelle eût été vraie, il aurait bien fallu l'accepter et se résigner.—Je voudrais que tous mes amis pussent acquérir, à cet égard, la philosophie que j'ai acquise moi-même. Je vous assure que je rendrais le dernier souffle sans peine, presque avec joie, si je pouvais être sûr de laisser, après moi, à ceux qui m'aiment, non de cuisants regrets, mais un souvenir doux, affectueux, un peu mélancolique. Quand je serai plus malade, c'est à quoi je les préparerai.....
Rome, 26 novembre 1850.
Mon cher Paillottet, chaque fois que je reçois une lettre de Paris, il me semble que mes correspondants sont des Toinette, et que je suis un Argan.
«La coquine a soutenu pendant une heure durant que je n'étais pas malade! vous savez, m'amour, ce qui en est.»
Vous prenez bien tous un intérêt amical à mon mal; mais vous me traitez ensuite en homme bien portant. Vous me préparez des occupations, vous me demandez mon avis sur plusieurs sujets graves, puis vous me dites de ne vous écrire que quelques lignes. Je voudrais bien que vous eussiez mis dans votre lettre le secret, en même temps que le conseil, de tout dire en quelques mots. Comment puis-je vous parler des Incompatibilités parlementaires, des corrections à y apporter, des raisons qui me font penser que ce sujet ne peut être accolé, ni pour le fond ni pour la forme, avec le discours sur l'impôt des boissons,—le tout en une ligne? Et puis il faut bien que je dise quelque chose de Carey, puisque vous m'envoyez ses épreuves en Toscane;—des Harmonies, puisque vous m'annoncez que l'édition est épuisée.
Dans votre bonne lettre, que je reçois aujourd'hui, vous manifestez la crainte qu'à la vue de Rome, l'enthousiasme ne me saisisse et ne nuise à ma guérison en ébranlant mes nerfs. Vous me placez toujours là dans l'hypothèse d'un homme bien portant. Figurez-vous, mon ami, qu'il y a deux raisons, aussi fortes l'une que l'autre, pour que les monuments de Rome ne fassent pas éclater en moi un enthousiasme dangereux. La première, c'est que je ne vois aucun de ces monuments, étant à peu près confiné dans ma chambre au milieu des cendres et des cafetières; la seconde, c'est que la source de l'enthousiasme est en moi complétement tarie, toutes les forces de mon attention et de mon imagination se portant sur les moyens d'avaler un peu de nourriture ou de boisson, et d'accrocher un peu de sommeil entre deux quintes.
J'ai beau écrire à Florence, je suis sans aucune nouvelle des épreuves de Carey. Dieu sait quand elles m'arriveront.
Adieu! je finis brusquement. J'aurais mille choses à vous dire pour M. et Mme Planat, pour M. de Fontenay, pour M. Manin. Bientôt, quand je serai mieux, je causerai plus longtemps avec vous. Maintenant c'est tout ce que j'ai pu faire que d'arriver à cette page.
Rome, 8 décembre 1850.
Cher Paillottet, suis-je mieux? Je ne puis le dire; je me sens toujours plus faible. Mes amis croient que les forces me reviennent. Qui a raison?
La famille Cheuvreux quitte Rome immédiatement, par suite de la maladie de madame Girard. Jugez de ma douleur. J'aime à croire qu'elle vient surtout de celle de ces bons amis; mais assurément des motifs plus égoïstes y ont une grande part.
Par un hasard providentiel, hier j'écrivis à ma famille pour qu'on m'expédiât une espèce de Michel Morin, homme plein de gaieté et de ressources, cocher, cuisinier, etc., etc., qui m'a souvent servi et qui m'est entièrement dévoué. Dès qu'il sera ici, je serai maître de partir quand je voudrai pour la France. Car il faut que vous sachiez que le médecin et mes amis ont pris à ce sujet une délibération solennelle. Ils ont pensé que la nature de ma maladie me crée des difficultés si nombreuses, que tous les avantages du climat ne compensent pas les soins domestiques.
D'après ces dispositions, mon cher Paillottet, vous ne viendrez pas à Rome, gagner auprès de moi les œuvres de miséricorde. L'affection que vous m'avez vouée est telle que vous en serez contrarié, j'en suis sûr. Mais consolez-vous en pensant qu'à raison de la nature de ma maladie, vous auriez pu faire bien peu pour moi, si ce n'est de venir me tenir compagnie deux heures par jour, chose encore plus agréable que raisonnable. Je voudrais pouvoir vous donner à ce sujet des explications. Mais, bon Dieu! des explications! il faudrait beaucoup écrire, et je ne puis. Mon ami, sous des milliers de rapports j'éprouve le supplice de Tantale. En voici un nouvel exemple: je voudrais vous dire toute ma pensée, et je n'en ai pas la force...
Ce que vous et Guillaumin aurez fait pour les Incompatibilités sera bien fait.
Quant à l'affaire Carey, je vous avoue qu'elle me présente un peu de louche. D'un côté, Garnier annonce que le journal prend parti pour la propriété-monopole. D'une autre part, Guillaumin m'apprend que M. Clément va intervenir dans la lutte. Si le Journal des Économistes veut me punir d'avoir traité avec indépendance une question scientifique, il est bien peu généreux de choisir le moment où je suis sur un grabat, privé de la faculté de lire, d'écrire, de penser, et cherchant à conserver au moins celle de manger, de boire et de dormir qui me quitte.
Pressentant que je ne pourrais accepter le combat, j'ai ajouté à ma réponse à Carey quelques considérations adressées au Journal des Économistes. Vous me direz comment elles ont été reçues.
Fontenay ne sera-t-il donc jamais prêt à entrer en lice? Il doit comprendre combien son assistance me serait nécessaire. Garnier dit: Nous avons pour nous Smith, Ricardo, Malthus, J. B. Say, Rossi et tous les économistes, moins Carey et Bastiat. J'espère bien que la foi dans la légitimité de la propriété foncière trouvera bientôt d'autres défenseurs, et je compte surtout sur Fontenay.
Je vous prie d'écrire à Michel Chevalier, de lui dire combien je suis reconnaissant de son excellent article sur mon livre. Il n'a d'autre défaut que d'être trop bienveillant et de laisser trop peu de place à la critique. Dites à Chevalier que je n'attends qu'un peu de force pour lui adresser moi-même l'expression de mes vifs sentiments de gratitude. Je fais des vœux sincères pour qu'il hérite du fauteuil de M. Droz; ce ne sera que tardive justice.
LETTRE AU JOURNAL DES ÉCONOMISTES[25].
Mon livre est entre les mains du public. Je ne crains pas qu'il se rencontre une seule personne qui, après l'avoir lu, dise: «Ceci est l'ouvrage d'un plagiaire.» Une lente assimilation, fruit des méditations de toute ma vie, s'y laisse trop voir, surtout si on le rapproche de mes autres écrits.
Mais qui dit assimilation, avoue qu'il n'a pas tout tiré de sa propre substance.
Oh! oui, je dois beaucoup à M. Carey; je dois à Smith, à J. B. Say, à Comte, à Dunoyer; je dois à mes adversaires; je dois à l'air que j'ai respiré; je dois aux entretiens intimes d'un ami de cœur, M. Félix Coudroy, avec qui, pendant vingt ans, j'ai remué toutes ces questions dans la solitude, sans que jamais il se soit manifesté dans nos appréciations et nos idées la moindre divergence; phénomène bien rare dans l'histoire de l'esprit humain, et bien propre à faire goûter les délices de la certitude.
C'est dire que je ne revendique pas le titre d'inventeur à l'égard de l'harmonie. Je crois même que c'est la marque d'un petit esprit, incapable de rattacher le présent au passé, que de se croire inventeur de principes. Les sciences ont une croissance comme les plantes; elles s'étendent, s'élèvent, s'épurent. Mais quel successeur ne doit rien à ses devanciers?
En particulier, l'Harmonie des intérêts ne saurait être une invention individuelle. Eh quoi! n'est-elle pas le pressentiment et l'aspiration de l'humanité, le but de son évolution éternelle? Comment un publiciste oserait-il s'arroger l'invention d'une idée, qui est la foi instinctive de tous les hommes?
Cette harmonie, la science économique l'a proclamée dès l'origine. Cela est attesté par le titre seul des livres physiocrates. Sans doute, les savants l'ont souvent mal démontrée; ils ont laissé pénétrer dans leurs ouvrages beaucoup d'erreurs, qui, par cela seul qu'elles étaient des erreurs, contredisaient leur foi. Qu'est-ce que cela prouve? que les savants se trompent. Cependant, à travers bien des tâtonnements, la grande idée de l'harmonie des intérêts a toujours brillé sur l'école économiste, comme son étoile polaire. Je n'en veux pour preuve que cette devise qu'on lui a reprochée: Laissez faire, laissez passer. Certes, elle implique la croyance que les intérêts se font justice entre eux, sous l'empire de la liberté.
Ceci dit, je n'hésite pas à rendre justice à M. Carey. Il y a peu de temps que je connais ses ouvrages; je les ai lus fort superficiellement, à cause de mes occupations, de mes souffrances, et surtout à cause de la singulière divergence qui, en fait de méthode, caractérise l'esprit anglais et l'esprit français. Nous généralisons, et c'est ce que nos voisins dédaignent. Eux vont particularisant à travers des milliers et des milliers de pages, et c'est à quoi notre attention ne peut suffire. Quoi qu'il en soit, je reconnais que cette grande et consolante cause, l'accord des intérêts des classes, ne doit à personne plus qu'à M. Carey. Il l'a signalée et prouvée sous un très-grand nombre de points de vue divers, de manière à ce qu'il ne puisse pas rester de doute sur la loi générale.
M. Carey se plaint de ce que je ne l'ai pas cité; c'est peut-être un tort de ma part, mais il ne remonte pas à l'intention. M. Carey a pu me montrer des aperçus nouveaux, me fournir des arguments, mais il ne m'a révélé aucun principe. Je ne pouvais le citer dans mon chapitre sur l'échange, qui est la base de tout; ni dans ceux sur la valeur, sur la communauté progressive, sur la concurrence. Le moment de m'étayer de son autorité eût été à propos de la propriété foncière; mais, dans ce premier volume, je traitais la question par ma propre théorie de la valeur, qui n'est pas celle de M. Carey. À ce moment, je me proposais de faire un chapitre spécial sur la rente foncière, et je croyais fermement que mon second volume suivrait de près le premier. C'est là que j'aurais cité M. Carey; et non-seulement je l'aurais cité, mais je me serais effacé, pour lui attribuer sur la scène le premier rôle: c'était l'intérêt de la cause. En effet, sur la question foncière, M. Carey ne peut manquer d'être une autorité importante. Pour étudier la primitive et naturelle formation de cette propriété, il n'a qu'à ouvrir les yeux; pour l'exposer, il n'a qu'à décrire ce qu'il voit; plus heureux que Ricardo, Malthus, Say et nous tous, économistes européens, qui ne voyons qu'une propriété foncière soumise aux mille combinaisons factices de la conquête. En Europe, pour remonter au principe de la propriété foncière, il faut employer le difficile procédé dont se servait Cuvier pour reconstruire un mastodonte; il n'est pas très-surprenant que la plupart de nos écrivains se soient trompés dans cet effort d'analogie. En Amérique, il y a des mastodontes dans toutes les carrières; il suffit d'ouvrir les yeux. J'avais donc tout à gagner, ou plutôt la cause avait tout à gagner à ce que j'invoquasse le témoignage d'un économiste américain.
En terminant, je ne puis m'empêcher de faire observer à M. Carey qu'un Français ne peut guère lui rendre justice, sans un grand effort d'impartialité; et comme je suis Français, j'étais loin de m'attendre à ce qu'il daignât s'occuper de moi et de mon livre. M. Carey professe pour la France et les Français le mépris le plus profond et une haine qui va jusqu'au délire. Il a déversé ces sentiments dans un bon tiers de ses volumineux écrits; et il s'est donné la peine de réunir, sans aucun discernement, il est vrai, de nombreux documents statistiques, pour prouver que c'est à peine si, dans l'échelle de l'humanité, nous sommes au-dessus des Indous. À la vérité, M. Carey, dans son livre, nie cette haine. Mais, en la niant, il la prouve; car comment expliquer un tel déni? qui l'a provoqué? C'est la conscience même de M. Carey, qui, surpris lui-même, sans doute, de toutes les preuves de haine contre la France qu'il a accumulées dans son livre, a cru devoir proclamer qu'il ne haïssait pas la France. Combien de fois n'ai-je pas dit à M. Guillaumin: Il y a d'excellentes choses dans les ouvrages de M. Carey, et il serait bien de les faire traduire; ils contribueraient à faire avancer l'économie politique dans notre pays. Mais aussitôt j'étais forcé d'ajouter: Pouvons-nous jeter dans le public français de pareilles diatribes contre la France, et ne risquons-nous pas de manquer notre but? Le public ne repoussera-t-il pas ce qu'il y a de bon dans ces livres, à cause de ce qu'il y a de blessant et d'injuste?
Qu'il me soit permis de finir par une réflexion sur le mot plagiat, dont je me suis servi au début de cette lettre. Les personnes auxquelles je puis avoir emprunté un aperçu ou un argument pensent que je leur suis très-redevable; je suis convaincu du contraire. Si je ne m'étais laissé entraîner à aucune controverse, si je n'avais examiné aucun système, si je n'avais cité aucun nom propre, si je m'étais borné à établir ces deux propositions: Les services s'échangent contre des services; La valeur est le rapport des services échangés;—si ensuite j'eusse expliqué, par ces principes, toutes les classes si compliquées des transactions humaines, je crois que le monument que j'ai cherché à élever eût beaucoup gagné (trop, peut-être, pour cette époque) en clarté, en grandeur et en simplicité.
P. S. Je laisse M. Carey, et je m'adresse, peut-être pour la dernière fois, c'est-à-dire dans les sentiments de la plus intime bienveillance, à nos collègues de la rédaction du Journal des Économistes. Dans la note de ce journal qui a provoqué la réclamation de M. Carey, la direction annonce qu'elle se prononce, sur la propriété foncière, pour la théorie de Ricardo. La raison qu'elle en donne, c'est que cette théorie a pour elle l'autorité de Ricardo d'abord, puis Malthus, Say et tous les économistes, «MM. Bastiat et Carey exceptés.» L'épigramme est aiguë, et il est certain que l'économiste américain et moi faisons bien humble figure dans l'antithèse.
Quoiqu'il en soit, je répète que la direction du journal prend une résolution décisive pour son autorité scientifique.
N'oubliez pas que la théorie de Ricardo se résume ainsi:
«La propriété foncière est un monopole injuste, mais nécessaire, dont l'effet est de rendre fatalement le riche toujours plus riche et le pauvre toujours plus pauvre.»
Cette formule a pour premier inconvénient d'exciter, par son simple énoncé, une répugnance invincible, et de froisser, dans le cœur de l'homme, je ne dis pas tout ce qu'il y a de généreux et de philanthropique, mais de plus simplement et de plus grossièrement honnête. Son second tort est d'être fondée sur une observation inachevée, et par conséquent de choquer la logique.
Ce n'est pas ici le lieu de démontrer la légitimité de la rente foncière; mais devant donner à cet écrit un but utile, je dirai, en peu de mots, comment je la comprends, et en quoi errent mes adversaires.
Vous avez certainement connu à Paris des marchands qui voient leurs profits s'augmenter annuellement, sans qu'on puisse en conclure qu'ils grèvent chaque année le prix de leurs marchandises. Bien au contraire; et il n'y a rien de plus vulgaire et de plus vrai que ce proverbe: Se rattraper sur la quantité.—C'est même une loi générale du débit commercial, que plus il s'étend, plus le marchand augmente la remise à sa clientèle, tout en faisant de meilleures affaires. Pour vous en convaincre, vous n'avez qu'à comparer ce que gagnent, par chapeau, un chapelier de Paris et un chapelier de village. Voilà donc un exemple bien connu d'un cas où, quand la prospérité publique se développe, le vendeur s'enrichit toujours et l'acheteur aussi.
Or, je dis que ce n'est pas seulement la loi générale des profits, mais encore la loi générale des Capitaux et des Intérêts comme je l'ai prouvé à M. Proudhon, et la loi générale de la Rente foncière, comme je le prouverais, si je n'étais exténué.
Oui, quand la France prospère, il s'ensuit une hausse générale de la Rente foncière, et «le riche devient toujours plus riche.» Jusque-là Ricardo a raison. Mais il ne s'ensuit pas que chaque produit agricole soit grevé au préjudice des travailleurs; il ne s'ensuit pas que chaque travailleur soit réduit à donner une plus forte proportion de son travail pour un hectolitre de blé; il ne s'ensuit pas, enfin, que «le pauvre devienne toujours plus pauvre.» C'est justement le contraire qui est vrai. À mesure que la rente augmente, par l'effet naturel de la prospérité publique, elle grève de moins en moins des produits plus abondants, absolument comme le chapelier ménage d'autant plus sa clientèle, qu'il est dans un milieu plus favorable au débit.
Croyez-moi, mes chers collègues, n'excitons pas légèrement le Journal des Économistes à repousser ces explications.
Enfin, le troisième et peut-être le plus grand tort, scientifiquement, de la théorie Ricardienne, c'est qu'elle est démentie par tous les faits particuliers et généraux qui se produisent sur le globe. Selon cette théorie, nous aurions dû voir, depuis un siècle, les richesses mobilières, industrielles et commerciales entraînées vers un déclin rapide et fatal, relativement aux fortunes foncières. Nous devrions constater la barbarie, l'obscurité et la malpropreté des villes, la difficulté des moyens de locomotion nous envahissant. En outre, les marchands, les artisans, les ouvriers étant réduits à donner une proportion toujours croissante de leur travail pour obtenir une quantité donnée de blé, nous devrions voir l'usage du blé diminuer, ou du moins nul ne pouvant se permettre la même consommation de pain, sans se refuser d'autres jouissances.—Je vous le demande, mes chers collègues, le monde civilisé présente-t-il rien de semblable?
Et puis, quelle mission donnerez-vous au journal? Ira-t-il dire aux propriétaires: «Vous êtes riches, c'est que vous jouissez d'un monopole injuste mais nécessaire; et puisqu'il est nécessaire, jouissez-en sans scrupule, d'autant qu'il vous réserve des richesses toujours croissantes!»—Puis vous tournant vers les travailleurs de toutes classes: «Vous êtes pauvres; vos enfants le seront plus que vous, et vos petits-enfants davantage encore, jusqu'à ce que s'ensuive la mort par inanition. Cela tient à ce que vous subissez un monopole injuste, mais nécessaire; et puisqu'il est nécessaire, résignez-vous sagement; que la richesse toujours croissante des riches vous console!»
Certes, je ne demande pas que qui que ce soit adopte mes idées sans examen; mais je crois que le Journal des Économistes ferait mieux de mettre la question à l'étude que de se prononcer d'ores et déjà. Oh! ne croyons pas facilement que Ricardo, Say, Malthus, Rossi, que de si grands et solides esprits se sont trompés. Mais n'admettons pas non plus légèrement une théorie qui aboutit à de telles monstruosités.
PREMIERS ÉCRITS
AUX ÉLECTEURS DU DÉPARTEMENT DES LANDES[26].
(Novembre 1830.)
Un peuple n'est pas libre par cela seul qu'il possède des institutions libérales; il faut encore qu'il sache les mettre en œuvre, et la même législation qui a fait sortir de l'urne électorale des noms tels que ceux de Lafayette et de Chantelauze, de Tracy et de Dudon, peut, selon les lumières des électeurs, devenir le palladium des libertés publiques ou l'instrument de la plus solide de toutes les oppressions, celle qui s'exerce sur une nation par la nation elle-même.
Pour qu'une loi d'élection soit pour le public une garantie véritable, une condition est essentielle: c'est que les électeurs connaissent leurs intérêts et veuillent les faire triompher; c'est qu'ils ne laissent pas capter leurs suffrages par des motifs étrangers à l'élection; c'est qu'ils ne regardent pas cet acte solennel comme une simple formalité, ou tout au plus comme une affaire entre l'électeur et l'éligible; c'est qu'ils n'oublient pas complétement les conséquences d'un mauvais choix; c'est enfin que le public lui-même sache se servir des seuls moyens répressifs qui soient à sa disposition, la haine et le mépris, pour ceux des électeurs qui le sacrifient par ignorance, ou l'immolent à leur cupidité.
Il est vraiment curieux d'entendre le langage que tiennent naïvement quelques électeurs.
L'un nommera un candidat par reconnaissance personnelle ou par amitié; comme si ce n'était pas un véritable crime d'acquitter sa dette aux dépens du public, et de rendre tout un peuple victime d'affections individuelles.
L'autre cède à ce qu'il appelle la reconnaissance due aux grands services rendus à la Patrie; comme si la députation était une récompense, et non un mandat; comme si la chambre était un panthéon que nous devions peupler de figures froides et inanimées, et non l'enceinte où se décide le sort des peuples.
Celui-ci croirait déshonorer son pays s'il n'envoyait pas à la chambre un député né dans le département. De peur qu'on ne croie à la nullité des éligibles, il fait supposer l'absurdité des électeurs. Il pense qu'on montre plus d'esprit à choisir un sot dans son pays, qu'un homme éclairé dans le voisinage, et que c'est un meilleur calcul de se faire opprimer par l'intermédiaire d'un habitant des Landes, que de se délivrer de ses chaînes par celui d'un habitant des Basses-Pyrénées.
Celui-là veut un député rompu dans l'art des sollicitations; il espère que nos intérêts locaux s'en trouveront bien, et il ne songe pas qu'un vote indépendant sur la loi municipale peut devenir plus avantageux à toutes les localités de la France, que les sollicitations et les obsessions de cent députés ne pourraient l'être à une seule.
Enfin un autre s'en tient obstinément à renommer à tout jamais les 221.
Vous avez beau lui faire les objections les mieux fondées, il répond à tout par ces mots: Mon candidat est des 221.
Mais ses antécédents?—Je les oublie: il est des 221.
Mais il est membre du gouvernement; pensez-vous qu'il sera très-disposé à restreindre un pouvoir qu'il partage, à diminuer des impôts dont il vit?—Je ne m'en mets pas en peine: il est des 221.
Mais songez qu'il va concourir à faire des lois. Voyez quelles conséquences peut avoir un choix fait par un motif étranger au but que vous devez vous proposer.—Tout cela m'est égal: il est des 221.
Mais c'est surtout la modération qui joue un grand rôle dans cette armée de sophismes que je passe rapidement en revue.
On veut à tout prix des modérés; on craint les exagérés par-dessus tout; et comment juge-t-on à laquelle de ces classes appartient le candidat? On n'examine pas ses opinions, mais la place qu'il occupe; et comme le centre est bien le milieu entre la droite et la gauche, on en conclut que c'est là qu'est la modération.
Étaient-ils donc modérés ceux qui votaient chaque année plus d'impôts que la nation n'en pouvait supporter? ceux qui ne trouvaient jamais les contributions assez lourdes, les traitements assez énormes, les sinécures assez nombreuses? ceux qui faisaient avec tous les ministères un trafic odieux de la confiance de leurs commettants, trafic par lequel, moyennant des dîners et des places, ils acceptaient au nom de la nation les institutions les plus tyranniques: des doubles votes, des lois d'amour, des lois sur le sacrilége? ceux enfin qui ont réduit la France à briser, par un coup d'État, les chaînes qu'ils avaient passé quinze années à river?
Et sont-ils exagérés ceux qui veulent éviter le retour de pareils excès; ceux qui veulent mettre de la modération dans les dépenses; ceux qui veulent modérer l'action du pouvoir; qui ne sont pas immodérés, c'est-à-dire insatiables de gros salaires et de sinécures; ceux qui veulent que notre révolution ne se borne pas à un changement de noms propres et de couleur; qui ne veulent pas que la nation soit exploitée par un parti plutôt que par un autre, et qui veulent conjurer l'orage qui éclaterait infailliblement si les électeurs étaient assez imprudents pour donner la prépondérance au centre droit de la chambre?
Je ne pousserai pas plus loin l'examen des motifs par lesquels on prétend appuyer une candidature, sur laquelle on avoue généralement ne pas fonder de grandes espérances. À quoi servirait d'ailleurs de s'étendre davantage à réfuter des sophismes que l'on n'emploie que pour s'aveugler soi-même?
Il me semble que les électeurs n'ont qu'un moyen de faire un choix raisonnable: c'est de connaître d'abord l'objet général d'une représentation nationale, et ensuite de se faire une idée des travaux auxquels devra se livrer la prochaine législature. C'est en effet la nature du mandat qui doit nous fixer sur le choix du mandataire; et, en cette matière comme en toutes, c'est s'exposer à de graves méprises que d'adopter le moyen, abstraction faite du but que l'on se propose d'atteindre.
L'objet général des représentations nationales est aisé à comprendre.
Les contribuables, pour se livrer avec sécurité à tous les modes d'activité qui sont du domaine de la vie privée, ont besoin d'être administrés, jugés, protégés, défendus. C'est l'objet du gouvernement. Il se compose du Roi, qui en est le chef suprême, des ministres et des nombreux agents, subordonnés les uns aux autres, qui enveloppent la nation comme d'un immense réseau.
Si cette vaste machine se renfermait toujours dans le cercle de ses attributions, une représentation élective serait superflue; mais le gouvernement est, au milieu de la nation, un corps vivant, qui, comme tous les êtres organisés, tend avec force à conserver son existence, à accroître son bien-être et sa puissance, à étendre indéfiniment sa sphère d'action. Livré à lui-même, il franchit bientôt les limites qui circonscrivent sa mission; il augmente outre mesure le nombre et la richesse de ses agents; il n'administre plus, il exploite; il ne juge plus, il persécute ou se venge; il ne protége plus, il opprime.
Telle serait la marche de tous les gouvernements, résultat inévitable de cette loi de progression dont la nature a doué tous les êtres organisés, si les nations n'opposaient un obstacle aux envahissements du pouvoir.
La loi d'élection est ce frein aux empiétements de la force publique, frein que notre constitution remet aux mains des contribuables eux-mêmes; elle leur dit: «Le gouvernement n'existera plus pour lui, mais pour vous; il n'administrera qu'autant que vous sentirez le besoin d'être administrés; il ne prendra que le développement que vous jugerez nécessaire de lui laisser prendre; vous serez les maîtres d'étendre ou de resserrer ses ressources; il n'adoptera aucune mesure sans votre participation; il ne puisera dans vos bourses que de votre consentement; en un mot, puisque c'est par vous et pour vous que le pouvoir existe, vous pourrez, à votre gré, le surveiller et le contenir au besoin, seconder ses vues utiles ou réprimer son action, si elle devenait nuisible à vos intérêts.»
Ces considérations générales nous imposent, comme électeurs, une première obligation: celle de ne pas aller chercher nos mandataires précisément dans les rangs du pouvoir; de confier le soin de réprimer la puissance à ceux sur qui elle s'exerce, et non à ceux par qui elle est exercée.
Serions-nous en effet assez absurdes pour espérer que, lorsqu'il s'agit de supprimer des fonctions et des salaires, cette mission sera bien remplie par des fonctionnaires et des salariés? Quand tous nos maux viennent de l'exubérance du pouvoir, confierions-nous à un agent du pouvoir le soin de le diminuer? Non, non, il faut choisir: nommons un fonctionnaire, un préfet, un maître des requêtes, si nous ne trouvons pas le fardeau assez lourd; si nous ne sommes pas fatigués du poids du milliard; si nous sommes persuadés que le pouvoir ne s'ingère pas assez dans les choses qui devraient être hors de ses attributions; si nous voulons qu'il continue à se mêler d'éducation, de religion, de commerce, d'industrie, à nous donner des médecins, des avocats, de la poudre, du tabac, des électeurs et des jurés.
Mais si nous voulons restreindre l'action du gouvernement, ne nommons pas des agents du gouvernement; si nous voulons diminuer les impôts, ne nommons pas des gens qui vivent d'impôts; si nous voulons une bonne loi communale, ne nommons pas un préfet; si nous voulons la liberté de l'enseignement, ne nommons pas un recteur; si nous voulons la suppression des droits réunis ou celle du conseil d'État, ne nommons ni un conseiller d'État ni un directeur des droits réunis. On ne peut être à la fois payé et représentant des payants, et il est absurde de faire exercer un contrôle par celui même qui y est soumis.
Si nous venons à examiner les travaux de la prochaine législature, nous voyons qu'ils sont d'une telle importance qu'elle peut être regardée plutôt comme constituante que comme purement législative.
Elle aura à nous donner une loi d'élection, c'est-à-dire à fixer les limites de la souveraineté.
Elle fera la loi municipale dont chaque mot doit influer sur le bien-être des localités.
C'est elle qui discutera l'organisation des gardes nationales, qui a un rapport direct avec l'intégrité de notre territoire et le maintien de la tranquillité publique.
L'éducation réclamera son attention; et elle est sans doute appelée à livrer l'enseignement à la libre concurrence des professeurs, et le choix dès études à la sollicitude des parents.
Les affaires ecclésiastiques exigeront de nos députés des connaissances étendues, une grande prudence, et une fermeté inébranlable; peut-être, suivant le vœu des amis de la justice et des prêtres éclairés, agitera-t-on la question de savoir si les frais de chaque culte ne doivent pas retomber exclusivement sur ceux qui y participent.
Bien d'autres matières importantes seront agitées.
Mais c'est surtout pour la partie économique des travaux de la chambre que nous devons être scrupuleux dans le choix de nos députés. Les abus, les sinécures, les traitements excessifs, les fonctions inutiles, les emplois nuisibles, les régies substituées à la concurrence, devront être l'objet d'une investigation sévère; je ne crains pas de le dire: c'est là qu'est le plus grand fléau de la France.
Je demande pardon au lecteur de la digression vers laquelle je me sens irrésistiblement entraîné; mais je ne puis m'empêcher de chercher à faire comprendre, sur cette grave question, ma pensée tout entière.
Si je ne considérais les dépenses excessives comme un mal, qu'à cause de la portion des richesses qu'elles ravissent inutilement à la nation, si je n'y voyais d'autres résultats que le poids accablant de l'impôt, je n'en parlerais pas si souvent, je dirais, avec M. Guizot, qu'il ne faut pas marchander la liberté, qu'elle est un bien si précieux qu'on ne saurait le payer trop cher, et que nous ne devons pas regretter les millions qu'elle nous coûte.
Un tel langage suppose que la profusion et la liberté peuvent marcher ensemble; mais si j'ai la conviction intime qu'elles sont incompatibles, que les gros traitements et la multiplication des places excluent non-seulement la liberté, mais encore l'ordre et la tranquillité publiques, qu'ils compromettent la stabilité des gouvernements, vicient les idées des peuples et corrompent leurs mœurs, on ne s'étonnera plus que j'attache tant d'importance au choix des députés qui nous permettent d'espérer la destruction d'un tel abus.
Or, que peut-il exister de liberté là où, pour soutenir d'énormes dépenses, le gouvernement, forcé de prélever d'énormes tributs, se voit réduit à recourir aux contributions les plus vexatoires, aux monopoles les plus injustes, aux exactions les plus odieuses, à envahir le domaine des industries privées, à rétrécir sans cesse le cercle de l'activité individuelle, à se faire marchand, fabricant, courrier, professeur, et non-seulement à mettre à très-haut prix ses services, mais encore à éloigner, par l'aspect des châtiments destinés au crime, toute concurrence qui menacerait de diminuer ses profits? Sommes-nous libres si le gouvernement épie tous nos mouvements pour les taxer, soumet toutes les actions aux recherches des employés, entrave toutes les entreprises, enchaîne toutes les facultés, s'interpose entre tous les échanges pour gêner les uns, empêcher les autres et les rançonner presque tous?
Peut-on attendre de l'ordre d'un régime qui, plaçant sur tous les points du territoire des millions d'appâts offerts à la cupidité, donne perpétuellement, à tout un vaste royaume, l'aspect que présente une grande ville au jour des distributions gratuites?
Croit-on que la stabilité du pouvoir soit bien assurée lorsque, abandonné par les peuples, qu'il s'est aliénés par ses exactions, il reste livré sans défense aux attaques des ambitieux; lorsque les portefeuilles sont assaillis et défendus avec acharnement, et que les assiégeants s'appuient sur la rébellion comme les assiégés sur le despotisme, les uns pour conquérir la puissance, les autres pour la conserver?
Les gros traitements n'engendrent pas seulement les entraves, le désordre et l'instabilité du pouvoir, ils faussent encore les idées des peuples, en renforçant ce préjugé gothique qui faisait mépriser le travail et honorer exclusivement les fonctions publiques; ils corrompent les mœurs en rendant les carrières industrielles onéreuses et celles des places florissantes; en excitant la population entière à déserter l'industrie pour les emplois, le travail pour l'intrigue, la production pour la consommation stérile, l'ambition qui s'exerce sur les choses pour celle qui n'agit que sur les hommes; enfin en répandant de plus en plus la manie de gouverner et la fureur de la domination.
Voulons-nous donc délivrer l'autorité des intrigants qui l'obsèdent pour la partager, des factieux qui la sapent pour la conquérir, des tyrans qui la renforcent pour la défendre; voulons-nous arriver à l'ordre, à la liberté, à la paix publique? appliquons-nous surtout à diminuer les grosses rétributions; supprimons l'appât, si nous redoutons la convoitise; faisons disparaître ces prix séduisants attachés au bout de la carrière, si nous ne voulons pas qu'elle se remplisse de jouteurs; entrons franchement dans le système américain; que les hauts fonctionnaires soient indemnisés et non richement dotés, que les places donnent beaucoup de travail et peu de profits, que les fonctions publiques soient une charge et non un moyen de fortune, qu'elles ne puissent pas faire briller ceux qui les ont ni exciter l'envie de ceux qui ne les ont pas.
Après avoir compris l'objet d'une représentation nationale, après avoir recherché quels seront les travaux qui occuperont la prochaine législature, il nous sera facile de savoir quelles sont les qualités et les garanties que nous devons exiger de notre député.
Il est clair que la première chose que nous devons chercher en lui, c'est la connaissance des objets sur lesquels il sera appelé à discuter, en d'autres termes, la capacité en économie politique et en législation.
On ne pourra pas contester que M. Faurie remplisse cette première condition. L'habileté avec laquelle il a géré ses affaires particulières est une garantie qu'il saura administrer les affaires publiques; ses connaissances en finances pourront être à la chambre d'une grande utilité; enfin, toute sa vie, il s'est livré avec ardeur à l'étude des sciences morales et politiques.
La capacité de bien faire ne suffit pas à notre mandataire, il faut encore qu'il en ait la volonté; et cette volonté ne peut nous être garantie que par un passé invariable, une indépendance absolue dans le caractère, la fortune et la position sociale.
Sous tous ces rapports, M. Faurie doit satisfaire les exigences de l'électeur le plus sévère.
Aucune variation dans son passé ne peut nous en faire redouter pour l'avenir. Sa probité, dans la vie privée, est connue, et la vertu, chez M. Faurie, n'est pas un sentiment vague, mais un système arrêté et invariablement mis en pratique; en sorte qu'il serait difficile de trouver un homme dont la conduite et les opinions fussent plus en harmonie. Sa probité politique est poussée jusqu'au scrupule; sa fortune le met au-dessus de toutes les séductions, comme son courage au-dessus de toutes les craintes; il ne veut pas de places et ne peut pas en vouloir; il n'a ni fils ni frères, en faveur desquels il puisse, à nos dépens, compromettre son indépendance; enfin l'énergie de son caractère en fera pour nous, non un solliciteur intrépide (il est bon de le dire), mais au besoin un défenseur opiniâtre.
Si, à la justesse des idées et à l'élévation des sentiments on désirait, comme condition, sinon indispensable, du moins avantageuse, le talent de la parole, je n'oserais affirmer que M. Faurie possédât cette éloquence passionnée destinée à remuer les masses populaires sur une place publique; mais je le crois très en état d'énoncer devant la chambre les observations qui lui seraient suggérées par son esprit droit et ses intentions consciencieuses, et l'on conviendra que, lorsqu'il s'agit de discuter des lois, l'éloquence qui ne s'adresse qu'à la raison pour l'éclairer est moins dangereuse que celle qui agit sur les passions pour les égarer.
J'ai entendu faire contre ce candidat une objection qui me paraît bien peu fondée: «N'est-il pas à craindre, disait-on, qu'étant Bayonnais il ne travaille plus pour Bayonne que pour le département des Landes?»
Je ne répondrai pas que personne ne songeait à faire cette objection contre M. d'Haussez; que le lien qui s'établit entre l'élu et les électeurs est aussi puissant que celui qui attache l'homme au pays qui l'a vu naître; enfin, que M. Faurie, possédant ses propriétés dans le département des Landes, peut être, en quelque sorte, regardé comme notre compatriote.
Il est une autre réponse qui, selon moi, ôte toute sa force à l'objection.
Ne semblerait-il pas, à entendre le langage de ces hommes prévoyants, que les intérêts de Bayonne et ceux du département des Landes sont tellement opposés, qu'on ne puisse rien faire pour les uns qui ne tourne nécessairement contre les autres? Mais pour peu qu'on réfléchisse à la position respective de Bayonne et des Landes, on sentira qu'au contraire leurs intérêts sont inséparables, identiques.
En effet, une ville de commerce placée à l'embouchure d'un fleuve ne peut avoir, dans le cours ordinaire des choses, qu'une importance proportionnée à celle du pays que ce fleuve parcourt. Si Nantes et Bordeaux prospèrent plus que Bayonne, c'est que la Loire et la Garonne traversent des pays plus riches que l'Adour, des contrées capables de produire et de consommer davantage; or, les échanges relatifs à cette production et à cette consommation se faisant dans la ville située à l'embouchure du fleuve, il s'ensuit que le commerce de cette ville se développe ou se restreint selon que les pays environnants prospèrent ou dépérissent. Que les bords de l'Adour et des rivières qui lui portent leurs eaux soient fertiles, que les landes soient défrichées, que la Chalosse ait des moyens de communication, que notre département soit traversé de canaux, habité par une population nombreuse et riche, alors Bayonne aura un commerce assuré, fondé sur la nature des choses. Notre député veut-il donc faire fleurir Bayonne, c'est sur le département des Landes qu'il doit d'abord appeler la prospérité.
Si une autre circonscription faisait entrer Bayonne dans notre département, n'est-il pas vrai qu'on ne ferait pas l'objection? Eh quoi! une ligne écrite sur un morceau de papier a donc changé la nature des choses? parce que, sur la carte, une ville est séparée de la campagne qui l'environne, par une raie rouge ou bleue, cela peut-il rompre leurs intérêts réciproques?
Il y en a qui craignent de compromettre le bon ordre en choisissant pour députés des hommes franchement libéraux. «Pour le moment, disent-ils, nous avons besoin de l'ordre avant tout. Il nous faut des députés qui ne veuillent aller ni trop loin ni trop vite!»
Eh! c'est précisément pour le maintien de l'ordre qu'il faut nommer de bons députés! C'est par amour pour l'ordre que nous devons chercher à mettre les chambres en harmonie avec la France. Vous voulez de l'ordre, et vous renforcez le centre droit, au moment où la France s'irrite contre lui, au moment où, déçue dans ses plus chères espérances, elle attend avec anxiété le résultat des élections? Et savez-vous ce qu'elle fera, si elle voit encore une fois son dernier espoir s'évanouir? Quant à moi, je ne le sais pas.
Électeurs, rendons-nous à notre poste, songeons que la prochaine législature porte dans son sein toutes les destinées de la France; songeons que ses décisions doivent étouffer à jamais, ou prolonger indéfiniment, cette lutte déjà si longue entre l'ancienne France et la France moderne! Rappelons-nous que nos destinées sont dans nos mains, que c'est nous qui sommes les maîtres de raffermir ou de dissoudre cette monstrueuse centralisation, cet échafaudage construit par Bonaparte et restauré par les Bourbons, pour exploiter la nation après l'avoir garrottée! N'oublions pas que c'est une chimère de compter, pour l'amélioration de notre sort, sur des couleurs et des noms propres; ne comptons que sur notre indépendance et notre fermeté. Voudrions-nous que le pouvoir s'intéressât plus à nous que nous ne nous y intéressons nous-mêmes? Attendons-nous qu'il se restreigne si nous le renforçons; qu'il se montre moins entreprenant si nous lui envoyons des auxiliaires; espérons-nous que nos dépouilles soient refusées si nous sommes les premiers à les offrir? Quoi! nous exigerions de ceux qui nous gouvernent une grandeur d'âme surnaturelle, un désintéressement chimérique, et nous, nous ne saurions pas défendre, par un simple vote, nos intérêts les plus chers!
Électeurs, prenons-y garde! nous ne ressaisirons pas l'occasion, si nous la laissons échapper. Une grande révolution s'est faite; jusqu'ici en quoi a-t-elle amélioré votre existence? Je sais que les réformes ne se font pas en un jour, qu'il ne faut pas demander l'impossible, ni censurer à tort et à travers, par mauvaise humeur ou par habitude. Je sais que le nouveau gouvernement a besoin de force, je le crois animé des meilleures intentions; mais enfin il ne faut pas fermer les yeux à l'évidence; il ne faut pas que la crainte d'aller trop vite, non-seulement nous frappe d'immobilité, mais encore nous ôte l'espoir d'avancer; et s'il n'a pas été fait d'améliorations matérielles, nous en fait-on du moins espérer? Non, on déchire ces proclamations enivrantes qui, dans la grande semaine, nous auraient fait verser jusqu'à la dernière goutte de notre sang. Chaque jour nous rapproche du passé que les trois immortelles journées devaient rejeter à un siècle loin de nous. S'agit-il de la loi communale? on exhume le projet Martignac, élaboré sous l'influence d'une cour méticuleuse et sans confiance dans la nation. S'agit-il d'une garde nationale mobile? au lieu de ces choix populaires qui doivent en faire la force morale, on nous jette, pour nous consoler, l'élection des subalternes, et l'on se méfie assez de nous pour nous imposer tous nos chefs. Est-il question d'impôts? on déclare nettement que le gouvernement n'en rabattra pas une obole; que s'il fait un sacrifice sur une branche de revenu il veut se retrouver sur une autre; que le milliard doit rester intact à tout jamais; que si l'on parvient à quelque économie, on n'en soulagera pas les contribuables; que supprimer un abus serait s'engager à les supprimer tous, et qu'on ne veut pas s'engager dans cette route; que l'impôt sur les boissons est le plus juste, le plus équitable des impôts, celui dont la perception est la plus douce et la moins coûteuse; que c'est le beau idéal des conceptions fiscales; qu'il faudrait le maintenir, sans faire aucun cas des clameurs d'une population accablée; que si on consent à le modifier, c'est bien à contre-cœur, et à condition qu'au lieu d'une iniquité, on nous en fera subir deux; que tous les transports seront taxés sans qu'il en résulte aucune gêne, aucun inconvénient pour personne; que le luxe ne doit pas payer; que ce sont les objets utiles qu'il faut frapper de contributions redoublées; que la France est belle et riche, qu'on peut compter sur elle, qu'elle est facile à mettre à la raison, et cent autres choses qui font revivre le comte Villèle dans le baron Louis, et qui frappent d'un étourdissement au sortir duquel on ignore si l'on se réveille sous le règne de Philippe ou sous celui de Bonaparte.
Mais, dira-t-on, ce ne sont que des projets; il faut encore que nos députés les discutent et les adoptent.
Sans doute; et c'est pour cela qu'il importe d'être scrupuleux dans nos choix, de ne donner nos suffrages qu'à des hommes indépendants de tous les ministères présents et futurs.
Électeurs, Paris nous donne la liberté avec son sang, détruirons-nous son ouvrage avec nos votes? Allons aux élections uniquement pour le bien général. Fermons l'oreille à toute promesse fallacieuse, fermons nos cœurs à toutes affections personnelles, même à la reconnaissance. Faisons sortir de l'urne le nom d'un homme sage, éclairé, indépendant. Si l'avenir nous apporte un meilleur sort, ayons la gloire d'y avoir contribué; s'il recèle encore des tempêtes, n'ayons point à nous les reprocher.
RÉFLEXIONS
SUR LES PÉTITIONS DE BORDEAUX, LE HAVRE ET LYON, CONCERNANT LES
DOUANES.
(Avril 1834.)
La liberté commerciale aura probablement le sort de toutes les libertés, elle ne s'introduira dans nos lois qu'après avoir pris possession de nos esprits. Aussi devons-nous applaudir aux efforts des négociants de Bordeaux, du Havre et de Lyon, dussent ces efforts n'avoir immédiatement d'autres résultats que d'éveiller l'attention publique.
Mais s'il est vrai qu'une réforme doive être généralement comprise pour être solidement établie, il s'ensuit que rien ne lui peut être plus funeste que ce qui égare l'opinion; et rien n'est plus propre à l'égarer que les écrits qui réclament la liberté en s'appuyant sur les doctrines du monopole.
Il y a sans doute bien de la témérité à un simple agriculteur de troubler, par une critique audacieuse, l'unanime concert d'éloges qui a accueilli, au dedans et au dehors de notre patrie, les réclamations du commerce français. Il n'a fallu rien moins pour l'y décider que la ferme conviction, je dirai même la certitude, que ces pétitions seraient aussi funestes, par leurs résultats, aux intérêts généraux, et particulièrement aux intérêts agricoles de la France, qu'elles le sont par leurs doctrines au progrès des connaissances économiques.
En m'élevant, au nom de l'agriculture, contre les projets de douanes présentés par les pétitionnaires, j'éprouve le besoin de commencer par déclarer que ce qui, dans ces projets, excite mes réclamations, ce n'est point ce qu'ils renferment de libéral dans les prémisses, mais d'exclusif dans les conclusions.
On demande que toute protection soit retirée aux matières premières, c'est-à-dire à l'industrie agricole, mais qu'une protection soit continuée à l'industrie manufacturière.
Je ne viens point défendre la protection qu'on attaque, mais attaquer la protection qu'on défend.
On réclame le privilége pour quelques-uns; je viens réclamer la liberté pour tous.
L'agriculture doit de bien vendre au monopole qu'elle exerce, et de mal acheter au monopole qu'elle subit. S'il est juste de lui retirer le premier, il ne l'est pas moins de l'affranchir du second. (Voyez tome II, pages 25 et suiv.)
Vouloir nous livrer à la concurrence universelle, sans y soumettre les fabricants, c'est nous léser dans nos ventes sans nous soulager dans nos achats, c'est faire justement le contraire pour les manufacturiers. Si c'est là la liberté, qu'on me définisse donc le privilége.
Il appartient à l'agriculture de repousser de telles tentatives.
J'ose en appeler ici aux pétitionnaires eux-mêmes, et particulièrement à M. Henri Fonfrède. Je l'adjure de réfuter mes réclamations ou de les appuyer.
Je prouverai:
1o Qu'il y a, entre le projet des pétitionnaires et le système du gouvernement, communauté de principe, d'erreur, de but et de moyens;
2o Qu'ils ne diffèrent que par une erreur de plus à la charge des pétitionnaires;
3o Que ce projet a pour but de constituer un privilége inique en faveur des négociants et des fabricants, et au détriment des agriculteurs et du public.
§ 1. Il y a, entre le système des pétitionnaires et le régime prohibitif, communauté de principe, d'erreur, de but et de moyens.
Qu'est-ce que le régime prohibitif? Laissons parler M. de Saint-Cricq.
«Le travail constitue la richesse d'un peuple, parce que seul il a créé les choses matérielles que réclament nos besoins, et que l'aisance universelle consiste dans l'abondance de ces choses.» Voilà le principe.
«Mais il faut que cette abondance soit le produit du travail national; si elle était le produit du travail étranger, le travail national s'arrêterait promptement.» Voilà l'erreur.
«Que doit donc faire un pays agricole et manufacturier? Réserver son marché aux produits de son sol et de son industrie.» Voilà le but.
«Et pour cela, restreindre par des droits et prohiber au besoin les produits du sol et de l'industrie des autres peuples.» Voilà le moyen.
Rapprochons de ce système celui de la pétition de Bordeaux.
Elle divise toutes les marchandises en quatre classes. La première et la seconde renferment des objets d'alimentation et des matières premières, vierges encore de tout travail humain. En principe, une sage économie exigerait que ces deux classes ne fussent pas imposées.
La troisième classe est composée d'objets qui ont reçu une préparation. Cette préparation permet qu'on la charge de quelques droits. On le voit, la protection commence sitôt que, d'après la doctrine des pétitionnaires, commence le travail national.
La quatrième classe comprend des objets perfectionnés, qui ne peuvent nullement servir au travail national. Nous la considérons, dit la pétition, comme la plus imposable.
Ainsi les pétitionnaires professent que la concurrence étrangère nuit au travail national; c'est l'erreur du régime prohibitif. Ils demandent protection pour le travail; c'est le but du régime prohibitif. Ils font consister cette protection en des taxes sur le travail étranger; c'est le moyen du régime prohibitif.
§ 2. Ces deux systèmes diffèrent par une erreur de plus à la charge des pétitionnaires.
Cependant il y a entre ces deux doctrines une différence essentielle. Elle réside tout entière dans le plus ou moins d'extension donnée à la signification du mot travail.
M. de Saint-Cricq l'étend à tout. Aussi veut-il tout protéger.
«Le travail constitue toute la richesse d'un peuple, dit-il; protéger l'industrie agricole, toute l'industrie agricole, l'industrie manufacturière, toute l'industrie manufacturière, c'est le cri qui retentira toujours dans cette chambre.»
Les pétitionnaires ne voient de travail que celui des fabricants; aussi n'admettent-ils que celui-là aux faveurs de la protection.
«Les matières premières sont vierges de travail humain; en principe on ne devrait pas les imposer. Les objets fabriqués ne peuvent plus servir au travail national, nous les considérons comme les plus imposables.
Il se présente donc ici trois questions à examiner: 1o Les matières premières sont-elles le produit du travail? 2o Si elles ne sont pas autre chose, ce travail est-il si différent du travail des fabriques qu'il soit raisonnable de les soumettre à des régimes opposés? 3o Si le même régime convient à tous les travaux, est-ce celui de la liberté ou celui de la protection?
1o Les matières premières sont-elles le produit du travail?
Et que sont donc, je le demande, tous les articles que les pétitionnaires comprennent dans les deux premières classes de leur projet? Qu'est-ce que les blés de toutes sortes, la farine, les bestiaux, les viandes sèches et salées, le porc, le lard, le sel, le fer, le cuivre, le plomb, la houille, la laine, les peaux, les semences, si ce n'est le produit du travail?
Quoi! dira-t-on, un lingot de fer, une balle de laine, un boisseau de blé sont des produits du travail? N'est-ce point la nature qui les crée?
Sans doute la nature crée les éléments de toutes ces choses, mais c'est le travail humain qui en produit la valeur. Il n'appartient pas à l'homme de créer, de faire quelque chose de rien, pas plus au manufacturier qu'au cultivateur; et si par production on entendait création, tous nos travaux seraient improductifs, et ceux des négociants plus que tous autres.
L'agriculteur n'a donc pas la prétention d'avoir créé la laine, mais il a celle d'en avoir produit la valeur, je veux dire, d'avoir, par son travail et ses avances, transformé en laine des substances qui n'y ressemblaient nullement. Que fait de plus le manufacturier qui la convertit en drap?
Pour que l'homme puisse se vêtir de drap, une foule d'opérations sont nécessaires. Avant l'intervention de tout travail humain, les véritables matières premières de ce produit sont l'air, l'eau, la chaleur, la lumière, le gaz, les sels qui doivent entrer dans sa composition. Un premier travail convertit ces substances en fourrages, un second en laine, un troisième en fil, un quatrième en vêtement. Qui osera dire que tout n'est pas travail dans cette œuvre, depuis le premier coup de charrue qui la commence, jusqu'au dernier coup d'aiguille qui la termine?
Et parce que, pour plus de célérité, dans l'accomplissement de l'œuvre définitive, le vêtement, les travaux se sont répartis entre plusieurs classes d'industrieux, vous voulez, par une distinction arbitraire, que l'ordre de succession de ces travaux soit la raison de leur importance, en sorte que le premier ne mérite pas même le nom de travail, et que le dernier, travail par excellence, soit seul digne des faveurs du monopole? Je ne crois pas qu'on puisse pousser plus loin l'esprit de système et de partialité.
L'agriculteur, dira-t-on, n'a pas comme le fabricant tout exécuté par lui-même; la nature l'a aidé; et s'il y a du travail, tout n'est pas travail dans le blé.
Mais tout est travail dans sa valeur, répéterai-je. Je veux que la nature ait concouru à la formation matérielle du grain; je veux que cette formation soit exclusivement son ouvrage; mais convenez que je l'y ai contrainte par mon travail, et quand je vous vends du blé, ce n'est point le travail de la nature que je me fais payer, mais le mien.
Et, à ce compte, les objets fabriqués ne seraient pas non plus des produits du travail. Le manufacturier ne se fait-il pas seconder aussi par la nature? Ne s'empare-t-il pas, à l'aide de la machine à vapeur, du poids de l'atmosphère, comme à l'aide de la charrue je m'empare de son humidité? A-t-il créé les lois de la gravitation, de la transmission des forces, de l'affinité?
On conviendra peut-être que la laine et le blé sont le produit du travail. Mais la houille, dira-t-on, est certainement l'ouvrage, et l'ouvrage exclusif de la nature.
Oui, la nature a fait la houille (car elle a tout fait), mais le travail en a fait la valeur. La houille n'a aucune valeur quand elle est à cent pieds sous terre. Il l'y faut aller chercher, c'est un travail; il la faut porter sur un marché, c'est un autre travail; et remarquez-le bien, le prix de la houille sur le marché n'est autre que le salaire de ces travaux d'extraction et de transport.
La distinction qu'on a voulu faire, entre les matières premières et les matières fabriquées, est donc futile en théorie. Comme base d'une inégale répartition de faveurs, elle serait inique en pratique, à moins que l'on ne veuille prétendre que, bien qu'elles soient toutes deux des produits du travail, l'importation des unes est plus favorable que celle des autres au développement de la richesse publique. C'est la seconde question que j'ai à examiner.
2o Y a-t-il plus d'avantage pour une nation à importer des matières dites premières, que des objets fabriqués?
J'ai ici à combattre une opinion fort accréditée.
«Plus les matières premières sont abondantes, dit la pétition de Bordeaux, plus les manufactures se multiplient et prennent d'essor.»—«Les matières premières, dit-elle ailleurs, laissent une étendue sans limites à l'œuvre des habitants du pays où elles sont importées.»—«Les matières premières, dit la pétition du Havre, étant les éléments du travail, il faut les soumettre à un régime différent et les admettre de suite au taux le plus faible[27].»—«Entre autres articles dont le bas prix et l'abondance sont une nécessité, dit la pétition de Lyon, les fabricants citent toutes les matières premières.»
Sans doute, il est avantageux pour une nation que les matières dites premières soient abondantes et à bas prix; et, je vous prie, serait-il avantageux pour elle que les objets fabriqués fussent chers et rares? Pour les unes comme pour les autres, il faut que cette abondance, ce bon marché soient le fruit de la liberté, ou que cette rareté, cette cherté soient le fruit du monopole. Ce qui est souverainement absurde et inique, c'est de vouloir que l'abondance des unes soit due à la liberté et la rareté des autres au privilége.
L'on insistera encore, j'en suis sûr, et l'on dira que les droits protecteurs du travail des fabriques sont réclamés dans l'intérêt général; qu'importer des articles auxquels le travail n'a plus rien à faire, c'est perdre tout le profit de la main-d'œuvre, etc., etc.
Remarquez sur quel terrain les pétitionnaires sont amenés. N'est-ce pas le terrain du régime prohibitif? M. de Saint-Cricq ne peut-il pas opposer un argument semblable à l'introduction des blés, des laines, des houilles, de toutes les matières enfin qui sont, nous l'avons vu, le produit du travail?
Réfuter ce dernier argument, prouver que l'importation du travail étranger ne nuit pas au travail national, c'est donc démontrer que le régime de la concurrence ne convient pas moins aux objets fabriqués qu'aux matières premières. C'est la troisième question que je m'étais proposée.
Qu'il me soit permis, pour abréger, de réduire cette démonstration à un exemple qui les comprend tous.
Un Anglais peut importer une livre de laine en France, sous plusieurs formes: en toison, en fil, en drap, en vêtement; mais, dans tous ces cas, il n'importera pas une égale quantité de valeur, ou, si l'on veut, de travail. Supposons que cette livre de laine vaille 3 francs brute, 6 francs en fil, 12 francs en drap, 24 francs confectionnée en vêtement. Supposons encore que, sous quelque forme que l'introduction s'opère, le payement se fasse en vin; car, après tout, il faut qu'il se fasse en quelque chose; et rien n'empêche de supposer que ce sera en vin.
Si l'Anglais importe la laine brute, nous exporterons pour 3 francs de vin; nous en exporterons pour 6 francs, si la laine arrive en fil; pour 12 francs, si elle arrive en drap; et enfin pour 24 francs, si elle arrive sous forme de vêtement. Dans ce dernier cas, le filateur, le fabricant, le tailleur auront été privés d'un travail et d'un bénéfice, je le sais; une branche de travail national aura été découragée d'autant, je le sais encore; mais une autre branche de travail également national, la viniculture, aura été encouragée précisément dans la même proportion. Et comme la laine anglaise ne peut arriver en France sous forme de vêtement qu'autant que tous les industrieux qui l'ont amenée à cet état seront supérieurs aux industrieux français, en définitive, le consommateur du vêtement aura réalisé un bénéfice qui pourra être considéré comme un profit net, tant pour lui que pour la nation.
Changez la nature des objets, leur appréciation, leur provenance, mais raisonnez juste, et le résultat sera toujours le même.
Je sais qu'on me dira que le payement a pu se faire non en vin, mais en numéraire. Je ferai observer que cette objection se tournerait aussi bien contre l'introduction d'une matière première que contre celle d'une matière fabriquée. J'ai d'ailleurs la certitude qu'elle ne me sera faite par aucun négociant digne de l'être. Quant aux autres, je me bornerai à leur faire observer que le numéraire est un produit indigène ou un produit exotique. Si c'est un produit indigène, nous n'en pouvons rien faire de mieux que de l'exporter. S'il est exotique, il a fallu le payer avec du travail national. Si nous l'avons acquis du Mexique, avec du vin par exemple, et que nous l'échangions ensuite contre un vêtement anglais, le résultat est toujours du vin changé contre un vêtement, et nous rentrons entièrement dans l'exemple précédent.
§ 3. Le projet des pétitionnaires est un système de priviléges réclamés par le commerce et l'industrie, contre l'agriculture et le public.
des manufacturiers, c'est, je crois, un fait dont les preuves seraient maintenant surabondantes.
Mais on ne voit pas sans doute aussi bien comment il octroie aussi des priviléges au commerce. Examinons.
Toutes choses égales d'ailleurs, il est avantageux pour le public que les matières premières soient mises en œuvre sur le lieu même de leur production.
C'est pour cela que si l'on veut consommer à Paris de l'eau-de-vie d'Armagnac, c'est en Armagnac, non à Paris, que se brûle le vin.
Il ne serait pourtant pas impossible qu'il se rencontrât un commissionnaire de roulage qui aimât mieux transporter huit pièces de vin qu'une pièce d'eau-de-vie.
Il ne serait pas impossible non plus qu'il se rencontrât à Paris un bouilleur qui préférât l'importation de la matière première à celle de la matière fabriquée.
Il ne serait pas impossible, si cela était du domaine de la protection, que nos deux industrieux s'entendissent pour demander que le vin entrât librement dans la capitale, mais que l'eau-de-vie fût chargée de forts droits.
Il ne serait pas impossible qu'en s'adressant au protecteur, pour mieux cacher leurs vues égoïstes, le voiturier ne parlât que des intérêts du bouilleur, et le bouilleur que des intérêts du voiturier.
Il ne serait pas impossible que le protecteur vît dans ce plan l'occasion de conquérir une industrie pour Paris, et de se donner de l'importance.
Enfin, et malheureusement, il ne serait pas impossible que le bon public parisien ne vît dans tout cela que les vues larges des protégés et du protecteur, et qu'il oubliât qu'en définitive, c'est sur lui que retombent toujours les frais et les faux frais de la protection.
Qui voudra croire que c'est un résultat analogue, un système parfaitement identique, organisé sur une grande échelle, auquel, après un grand fracas de doctrines généreuses et libérales, concluent, d'un commun accord, les pétitionnaires de Bordeaux, de Lyon et du Havre?
«C'est principalement dans cette seconde classe (celle qui comprend les matières vierges de tout travail humain), que se trouve, disent les pétitionnaires de Bordeaux, le principal aliment de notre marine marchande..... En principe, une sage économie exigerait que cette classe, ainsi que la première, ne fût pas imposée..... La troisième, on peut la charger; la quatrième, nous la considérons comme la plus imposable.»
«Considérant, disent les pétitionnaires du Havre, qu'il est indispensable de réduire de suite, au taux le plus bas, les matières premières, afin que l'industrie puisse successivement mettre en œuvre les forces navales qui lui fourniront ses premiers et indispensables moyens de travail...»
Les manufacturiers ne pouvaient demeurer en reste de politesse envers les armateurs. Aussi la pétition de Lyon demande la libre introduction des matières premières, pour prouver, y est-il dit, «que les intérêts des villes manufacturières ne sont pas toujours opposés à ceux des villes maritimes.»
Ne semble-t-il pas entendre le voiturier parisien, dont je parlais tout à l'heure, formuler ainsi sa requête: «Considérant que le vin est le principal aliment de mes transports; qu'en principe on ne devrait pas l'imposer; que quant à l'eau-de-vie on peut la charger; considérant qu'il est indispensable de réduire de suite le vin au taux le plus bas, afin que le bouilleur mette en œuvre mes voitures qui lui fourniront le premier et indispensable aliment de son travail...» et le bouilleur demander la libre importation du vin à Paris, et l'exclusion de l'eau-de-vie, pour prouver «que les intérêts des bouilleurs ne sont pas toujours opposés à ceux des voituriers.»
En me résumant, quels seront les résultats du système proposé? Les voici:
C'est au prix de la concurrence que nous, agriculteurs, vendrons aux manufacturiers nos matières premières. C'est au prix du monopole que nous les leur rachèterons.
Que si nous travaillons dans des circonstances plus défavorables que les étrangers, tant pis pour nous; au nom de la liberté, on nous condamne.
Mais si les fabricants sont plus malhabiles que les étrangers, tant pis pour nous; au nom du privilége, on nous condamne encore.
Que si l'on apprend à raffiner le sucre dans l'Inde, ou à tisser le coton aux États-Unis, c'est le sucre brut et le coton en laine qu'on fera voyager pour mettre en œuvre nos forces navales; et nous, consommateurs, payerons l'inutile transport des résidus.
Espérons que, par le même motif et pour fournir aux bûcherons le premier et l'indispensable aliment de leur travail, on fera venir les sapins de Russie avec leurs branches et leur écorce. Espérons qu'on fera voyager l'or du Mexique à l'état de minerai. Espérons que pour avoir les cuirs de Buénos-Ayres on fera naviguer des troupeaux de bœufs.
On n'en viendra pas là, dira-t-on. Ce serait pourtant rationnel; mais l'inconséquence est la limite de l'absurdité.
Un grand nombre de personnes, j'en suis convaincu, ont adopté de bonne foi les doctrines du régime prohibitif (et certes ce qui se passe n'est guère propre à changer leur conviction). Je n'en suis point surpris; mais ce qui me surprend, c'est que, quand on les a adoptées sur un point, on ne les adopte pas sur tous, car l'erreur a aussi sa logique; et quant à moi, malgré tous mes efforts, je n'ai pu découvrir une objection quelconque que l'on puisse opposer au régime de l'exclusion absolue, qui ne s'oppose avec autant de justesse au système pratique des pétitionnaires.
LE FISC ET LA VIGNE.
(Janvier 1841.)
La production et le commerce des boissons fermentées ou distillées doivent être nécessairement affectés par les traités et lois de finances actuellement soumis aux délibérations des Chambres.
Nous entreprenons d'exposer:
1o Les nouvelles entraves dont le projet de loi du 30 décembre 1840 menace l'industrie vinicole;
2o Celles qui sont implicitement contenues dans la doctrine de l'Exposé des motifs qui accompagne ce projet;
3o Les résultats qu'on doit attendre du traité conclu avec la Hollande;
4o Les moyens par lesquels l'industrie vinicole peut arriver à son affranchissement.
§ Ier.—La législation sur les boissons est une dérogation évidente au principe de l'égalité des charges.
En même temps qu'elle place dans une exception onéreuse toutes les classes de citoyens dont elle régit l'industrie, elle crée, entre ces classes mêmes, des inégalités de second ordre: toutes sont mises hors le droit commun, et chacune en est tenue à divers degrés d'éloignement.
Il ne paraît pas que M. le ministre des finances se soit le moins du monde préoccupé de l'inégalité radicale que nous venons de signaler; mais, en revanche, il se montre vivement choqué des inégalités secondaires créées par la loi: il tient pour privilégiées les classes qui ne subissent pas encore toutes les rigueurs qu'elle impose à d'autres classes; il s'attache à effacer ces nuances, non par voie d'allégement, mais par voie d'aggravation.
Cependant, dans la poursuite de l'égalité ainsi entendue, M. le ministre demeure fidèle aux traditions du créateur de l'institution. On dit que Bonaparte avait d'abord établi des tarifs si modérés, que les recettes ne couvraient pas les frais de perception. Son ministre des finances lui fit observer que la loi mécontentait la nation, sans rien rapporter au trésor. «Vous êtes un niais, M. Maret, lui dit Napoléon: puisque la nation murmure de quelques entraves, que ferait-elle si j'y avais joint de lourds impôts? Habituons-la d'abord à l'exercice; plus tard, nous remanierons le tarif.» M. Maret s'aperçut que le grand capitaine n'était pas moins habile financier.
La leçon n'a pas été perdue, et nous aurons occasion de voir que les disciples préparent le règne de l'égalité avec une prudence digne du maître.
Les principes sur lesquels repose la législation des boissons sont clairement et énergiquement exprimés par les trois articles suivants de la loi du 28 avril 1816:
«Art. 1. À chaque enlèvement ou déplacement de vins, cidres, etc., il sera perçu un droit de circulation.»
«Art. 20. Il sera perçu au profit du trésor, dans les villes et communes ayant une population agglomérée de 2,000 âmes et au-dessus...[28] un droit d'entrée..., etc.»
«Art. 47. Il sera perçu, lors de la vente en détail des vins, cidres, etc., un droit de 15 pour 100 du prix de ladite vente.»
Ainsi chaque mouvement de vins, chaque entrée, chaque vente au détail, entraîne le payement d'un droit.
À côté de ces rigoureux et on peut dire de ces étranges principes, la loi établit quelques exceptions.
Quant au droit de circulation.
«Art. 3. Ne seront point assujettis au droit imposé par l'art. 1er:
«1o Les boissons qu'un propriétaire fera conduire de son pressoir, ou d'un pressoir public, dans ses caves ou celliers; 2o celles qu'un colon partiaire, fermier ou preneur à bail emphytéotique à rente, remettra au propriétaire ou recevra de lui, en vertu de baux authentiques ou d'usages notoires; 3o les vins, cidres ou poirés, qui seront expédiés par un propriétaire ou fermier des caves ou celliers où sa récolte aura été déposée, et pourvu qu'ils proviennent de ladite récolte, quels que soient le lieu de destination et la qualité du destinataire.
«Art. 4. La même exemption sera accordée aux négociants, marchands en gros, courtiers, facteurs, commissionnaires, distillateurs et débitants, pour les boissons qu'ils feront transporter de l'une de leurs caves dans une autre, située dans l'étendue du même département.
«Art. 5. Le transport des boissons qui seront enlevées pour l'étranger ou pour les colonies françaises sera également affranchi du droit de circulation.»
Le droit d'entrée ne souffrit pas d'exception.
Relativement au droit de détail:
«Art. 85. Les propriétaires qui voudront vendre les boissons de leur cru au détail jouiront d'une remise de 25 pour 100 sur les droits qu'ils auront à payer...
«Art. 86.... Ils seront d'ailleurs assujettis à toutes les obligations imposées aux débitants de profession. Néanmoins, les visites et exercices des commis n'auront pas lieu dans l'intérieur de leur domicile, pourvu que le local où leurs boissons seront vendues au détail en soit séparé.»
Ainsi, pour résumer ces exceptions:
Franchise du droit de circulation pour les vins de leur récolte que les propriétaires envoyaient de chez eux chez eux, sur tout le territoire de la France;
Franchise du même droit pour les vins que les négociants, marchands, débitants, etc., faisaient transporter d'une de leurs caves dans une autre située dans le même département;
Franchise du même droit pour les vins exportés;
Remise de 25 pour 100 du droit de détail, en faveur des propriétaires;
Affranchissement des visites et exercices des commis dans l'intérieur de leur domicile, quand le local où s'opère cette vente en est séparé.
Voici maintenant le texte du projet de loi présenté par M. le ministre des finances:
«Art. 13. L'exemption du droit de circulation sur les boissons ne sera accordée que dans les cas ci-après:
«1o Pour les vins qu'un récoltant fera transporter de son pressoir à ses caves, celliers, ou de l'une à l'autre de ses caves dans l'étendue d'une même commune ou d'une commune limitrophe.
«2o Pour les boissons qu'un fermier ou preneur à rente emphytéotique remettra à son propriétaire ou recevra de lui, dans les mêmes limites, en vertu de baux authentiques ou d'usages notoires.
«Les art. 3 de la loi du 28 avril 1816 et 3 de la loi du 17 juillet 1819 sont abrogés.
«Art. 14. Seront affranchies du droit de circulation les boissons de leur récolte que les propriétaires feront transporter de chez eux chez eux, hors des limites posées par l'article précédent, pourvu qu'ils se munissent de l'acquit-à-caution, et qu'ils se soumettent, au lieu de destination, à toutes les obligations imposées aux marchands en gros, le payement de la licence excepté.
«Art. 25. La disposition de l'art. 85 de la loi du 28 avril 1816, qui accorde aux propriétaires, vendant au détail des boissons de leur cru, une remise exceptionnelle de 25 pour 100 sur les droits de détail qu'ils ont à payer, est abrogée.»
Nous dépasserions de beaucoup les bornes que nous nous sommes imposées, si nous nous livrions ici à toutes les réflexions que nous suggère le projet de loi, et nous devons nous borner à quelques courtes observations.
En premier lieu, l'art. 13 du projet abroge-t-il les art. 4 et 5 de la loi de 1816? L'affirmative semble résulter de ces expressions absolues: L'exemption ne sera accordée que..., qui impliquent l'exclusion de toutes catégories non désignées dans le reste de la disposition.
Mais la négative peut se conclure de la disposition qui termine cet art. 13; car, en n'abrogeant que l'art. 3 de la loi de 1816, elle maintient sans doute les art. 4 et 5.
Dans ce dernier cas, il y a, ce nous semble, une certaine anomalie à conserver aux négociants et débitants, dans l'étendue du département, une faculté qu'on restreint pour le propriétaire aux limites d'une commune.
Secondement, puisque les nouvelles mesures ont pour objet de faire fructifier l'impôt, nous devons sans doute nous attendre à ce qu'elles soient onéreuses pour les contribuables. Il est possible néanmoins qu'elles dépassent le but et qu'elles entraînent des inconvénients hors de proportion avec les avantages qu'on en espère.
Elles portent, en effet, un coup funeste à la grande propriété par l'art. 13, et à la petite propriété par l'art. 20.
Tant que la franchise du droit de circulation n'a été restreinte qu'aux limites d'un département, il n'a pu en résulter que des maux exceptionnels. Peu de propriétaires possèdent des vignes dans plusieurs départements; et quand cela a lieu, ils ont des celliers dans chacun d'eux. Mais il est très-fréquent qu'un propriétaire ait des vignes dans plusieurs communes voisines sans être limitrophes; et en général, dans ce cas, il a intérêt à réunir ses récoltes dans le même cellier. La nouvelle loi le contraint ou à multiplier les constructions, au détriment de la surveillance, ou à supporter le droit de circulation pour un produit déjà si grevé, et dont la vente n'aura peut-être lieu qu'après plusieurs années.
Et qu'y gagnera le trésor? À moins que le propriétaire, selon le vœu de M. de Villèle, ne boive tout son vin, de recouvrer le droit un peu plus tôt.
On dira sans doute que l'art. 14 du projet remédie à cet inconvénient. Nous nous réservons d'en examiner ci-après l'esprit et la portée.
D'un autre côté, les petits propriétaires retirent de la vente au détail un avantage très-considérable, celui de conserver, d'année en année, leurs bois de barrique. Désormais ils seront forcés de faire tous les ans, pour les acheter, un déboursé trop souvent au-dessus de leurs facultés. Je ne crains pas d'avancer que cette disposition renferme pour beaucoup d'entre eux une cause de ruine complète. L'achat de bois de barrique n'est pas de ceux dont on puisse se dispenser, ou qu'il soit possible de retarder. Quand arrive la vendange, il faut de toute nécessité, et à quelque prix que ce soit, se pourvoir de bois pour la loger; et, si l'on n'a pas d'argent, on subit la loi du vendeur. On a vu le vigneron offrir la moitié de sa récolte pour obtenir de quoi loger l'autre moitié. La vente en détail leur évite cette extrémité, qui se reproduira souvent, aujourd'hui que cette faculté va, de fait, leur être interdite.
Les deux modifications, ou, pour parler comme M. le ministre, les deux améliorations à la législation existante, que nous venons d'analyser, ne sont pas les seules que renferme le projet de loi du 30 décembre. Il y en a deux autres sur lesquelles nous devons faire quelques observations.
L'art. 35 de la loi du 21 avril 1832 avait converti les droits de circulation, d'entrée et de détail, en une taxe unique, perçue à l'entrée des villes, ce qui avait permis de rendre la circulation libre dans l'intérieur de ces villes et d'y supprimer les exercices.
D'après l'art. 16 du projet, cette taxe unique ne remplacerait plus que les droits d'entrée et de détail, les droits de circulation et de licence continuant à être perçus, comme ils l'étaient en 1829, en sorte qu'on pourra dire d'elle, avec le chansonnier:
Que cette taxe unique aura deux sœurs.
Ici se présente une autre difficulté.
Pour établir la taxe unique (loi de 1832, art. 36), «on divise la somme de tous les produits annuels, de tous les droits à remplacer, par la somme des quantités annuellement introduites.»
Les droits de circulation et de licence n'étant plus compris parmi ceux à remplacer, il ne faudra pas les faire entrer dans le dividende; et alors, le quotient se trouvant proportionnellement affaibli, le public sera soumis aux anciennes entraves, sans profit pour le trésor.
Que si M. le ministre entend que le taux de la taxe actuelle soit maintenu, les droits de circulation et de licence seraient perçus deux fois: une fois directement en vertu de la nouvelle loi, une seconde fois par la taxe unique, puisqu'ils entrent comme éléments du taux de cette taxe.
Enfin, une quatrième modification introduit une nouvelle base de conversion de l'alcool en liqueurs.
Ce n'est pas tout. M. le ministre fait clairement pressentir qu'il ne tardera pas à relever le tarif des boissons aux taux de 1829. Beaucoup de bons esprits, dit-il, ont pensé que le moment était arrivé de revenir sur le dégrèvement de 1830.
Beaucoup d'autres bons esprits pensent que, si M. le ministre s'abstient de faire une proposition formelle à cet égard, c'est pour laisser à la Chambre l'honneur de l'initiative.
Nous laissons maintenant le lecteur mesurer l'espace qui nous sépare de la révolution de juillet. Dix années sont à peine écoulées, et voilà que notre législation sur les boissons ne se distinguera bientôt plus de celles de l'empire et de la restauration, que par un surcroît de charges et de rigueurs.
§ II.—Encore si ce développement de sévérité avait pour but le seul intérêt actuel du fisc, nous pourrions du moins espérer qu'il touche au terme de ses exigences. Mais il ne nous laisse pas même cette illusion; et, en proclamant qu'il veut faire prévaloir un système, il nous avertit que nous devons nous attendre à des exigences nouvelles tant que ce système ne sera pas arrivé à sa complète réalisation.
«Il nous a paru juste (dit l'Exposé des motifs) de renfermer la franchise du droit de circulation, en faveur du propriétaire, dans les justes limites où elle peut être légitimement réclamée, c'est-à-dire de la restreindre aux produits de sa récolte qu'il destine à sa consommation et à celle de sa famille, dans les lieux mêmes de la production. Au delà c'était un privilége que rien ne justifie, et qui violait le principe de l'égalité des charges. Par la même raison, nous proposons de supprimer la remise d'un quart au récoltant qui vend en détail des vins de son cru.»
Or, dès l'instant que le gouvernement a pour but l'égalité des charges, entendant par ce mot l'assujettissement de toutes les classes qu'atteint la loi des boissons au maximum d'entraves qui pèse sur la classe la plus maltraitée, tant que ce but ne sera pas atteint, les mesures les plus rigoureuses ne peuvent être que le prélude de mesures plus rigoureuses encore.
Nous devons le craindre, surtout sachant que le maître a pratiqué et recommandé en cette matière une tactique impitoyable, mais prudente.
Nous avons vu que la loi de 1816 étendait l'exemption du droit de circulation pour le propriétaire à tout le territoire de la France.
Bientôt elle fut restreinte aux limites d'un département ou de départements limitrophes. (Loi du 25 mars 1817, art. 81.)
Plus tard, on la réduisit aux limites d'arrondissements limitrophes. (Loi du 17 juillet 1819, art. 3.)
Maintenant on propose de la circonscrire aux limites d'une commune ou de communes limitrophes. (Projet de loi, art. 13).
Encore un pas, et elle aura entièrement disparu.
Et ce pas, il ne faut pas douter qu'on ne le fasse; car, si ces restrictions successives ont circonscrit le privilége, elles ne l'ont pas détruit. Il reste encore un cas où le récoltant consomme un vin qui a circulé sans payer de droit de circulation, et l'on ne tardera pas à venir dire que c'est un privilége que rien ne justifie, et qui viole le principe de l'égalité de l'impôt: ainsi, dans l'application, le fisc a transigé avec les principes; mais, en théorie, il a fait ses réserves; et n'est-ce point assez pour une fois qu'il soit descendu de l'arrondissement à la commune sans faire un temps d'arrêt au canton?
Tenons-nous donc pour assurés que le règne de l'égalité arrive, et que sous peu il n'y aura plus aucune exception à ce principe. À chaque enlèvement ou déplacement de vin, cidre ou poiré, il sera perçu un droit.
Mais faut-il le dire? Oui, nous exprimerons notre pensée tout entière, quoiqu'on puisse nous soupçonner de nous abandonner à une méfiance exagérée. Nous croyons que le fisc a entrevu que, lorsque le droit de circulation s'étendra à tous, sans exception, l'égalité n'aura achevé que la moitié de sa carrière; il restera encore à faire passer les propriétaires sous le joug de l'exercice.
Il nous semble que le fisc a déposé dans l'art. 14 le germe de cette secrète intention.
Quel peut être, autrement, l'objet de cette disposition?
L'art. 13 du projet restreint l'exemption du droit de circulation aux limites de la commune.
L'exposé des motifs prend soin de déclarer qu'au delà cette exemption est un privilége que rien ne justifie.
Et aussitôt l'art. 14 nous rend la faculté que l'art. 13 nous avait retirée; il nous la rend sans limites, pourvu que le propriétaire se soumette aux obligations imposées aux marchands en gros.
Une telle concession est faite pour éveiller notre méfiance.
Ce sac enfariné ne me dit rien qui vaille.
Remarquez la physionomie de cet art. 14.
D'abord, il se présente comme un correctif. L'art. 13 pouvait paraître un peu brutal, l'art. 14 vient offrir des consolations.
Ensuite, il fait mieux que de dorer la pilule, il la cache, et nous insinue l'exercice sans le nommer.
Enfin, il pousse la prudence au point de se faire facultatif; il fait plus, il rend facultatif l'art. 13. Le moyen de se plaindre! Ne pourra-t-on pas fuir le droit de circulation en se réfugiant dans l'exercice, et trouver un abri contre l'exercice derrière le droit de circulation?
Puissions-nous nous tromper! mais nous avons vu grossir le tarif, nous avons vu grossir le droit de circulation; craignons que l'exercice ne grandisse aussi. Le fabuliste nous l'a dit: «Ce qui est petit devient grand....., pourvu que Dieu lui prête vie.»
La marche progressive vers l'égalité se manifeste encore dans le développement du droit de détail.
Nous avons vu que la législation actuelle accorde au propriétaire, à cet égard, deux exemptions: l'une, par la remise de 25 pour 100 sur le droit; l'autre, en affranchissant de visites domiciliaires l'intérieur de sa maison, quand le local où s'opère la vente en est séparé.
Pour le moment, on se borne à demander le retrait de la première de ces exemptions; mais le principe de l'égalité n'est pas satisfait, puisque le propriétaire continuera à jouir d'un privilége dont est privé le cabaretier, à savoir: le privilége de n'ouvrir point sa maison, sa chambre et ses armoires à l'œil des commis, pourvu toutefois que, pour vendre son vin, il loue un local par bail authentique.
§ III.—Si nous reportons nos regards vers les relations extérieures de la France, dans leurs rapports avec le commerce des vins, nous n'y trouverons guère aucun sujet de nous consoler du régime intérieur qui pèse sur notre industrie.
Notre intention ne peut pas être de traiter ici toutes les questions qui se rattachent à ce vaste sujet. Nous devons nous borner à quelques réflexions sur une question actuellement pendante, le traité de commerce avec la Hollande.
Après avoir annoncé, dans la séance du 21 janvier, que, d'après ce traité, «nos vins et eaux-de-vie en cercles seront affranchis de tous droits de douane à l'entrée des états néerlandais; qu'ils y seront admis, quand ils seront en bouteilles, avec remise des trois cinquièmes du droit, pour les vins, et de moitié, pour les spiritueux,» M. le ministre du commerce s'écrie:
«Vous ne l'ignorez pas, Messieurs, dans toutes les négociations commerciales entreprises par le gouvernement, une de ses préoccupations les plus sérieuses a toujours été d'élargir autant que possible le marché de nos productions vinicoles, en leur ménageant de nouvelles voies d'écoulement dans les pays étrangers. Ce n'est donc pas sans une satisfaction particulière que nous venons offrir à votre adoption les moyens de soulager les souffrances d'une branche de commerce si digne de notre sollicitude.»
À ce pompeux préambule, qui ne croirait que nos vins vont trouver dans la Hollande un large débouché?
Pour mesurer l'importance des concessions que nos négociateurs ont obtenues du gouvernement néerlandais, il faut savoir que les boissons étrangères sont assujetties en Hollande à deux droits d'entrée: le droit de douane, et le droit d'accise.
Que l'on consulte le tableau placé à la fin de cet écrit, et l'on y verra que le gouvernement néerlandais a si bien combiné ses réductions, que notre commerce de luxe (vins en bouteilles) est dégrevé de 10 et demi pour 100 pour la Gironde et de 21 pour 100 pour la Meuse, et notre commerce essentiel (vins en cercles) de 12 pour 100 pour l'est et un et un tiers pour 100 pour l'ouest de la France. Ce beau résultat a causé une si vive satisfaction à nos négociateurs, qu'ils se sont empressés de réduire de 33 un tiers pour 100 les droits sur les fromages et céruses de fabrication néerlandaise.
§ IV.—Quand une portion considérable de la population se croit opprimée, elle n'a que deux moyens de reconquérir ses droits: les moyens révolutionnaires, et les moyens légaux.
Il semble que les gouvernements qui se sont succédé en France travaillent à l'envi à introduire parmi les classes vinicoles ce préjugé funeste qu'elles n'ont rien à attendre que des révolutions.
En effet, les révolutions de 1814 et de 1815 leur avaient valu au moins force promesses, et nous voyons, par le texte même des lois de l'époque, que la restauration ne prétendait maintenir les contributions indirectes que comme une ressource exceptionnelle et essentiellement transitoire. (Loi de 1816, art. 257, et de 1818, art. 84.)
Mais à peine ce pouvoir eut-il acquis de la consistance que ses promesses s'évanouirent avec ses craintes.
La révolution de 1830, il faut lui rendre ce témoignage, ne promit rien; mais elle opéra de notables dégrèvements. (Lois des 17 octobre et 12 décembre 1830.)
Et déjà nous voyons qu'elle songe non-seulement à revenir à l'ancienne législation, mais encore à lui donner un caractère de rigueur inconnu aux beaux jours de l'empire et de la restauration.
Ainsi, aux époques de trouble, le fisc promet, transige, se relâche de sa sévérité.
Aux époques de calme, il reprend ses concessions et marche à de nouvelles conquêtes.
Nous sommes surpris, nous le répétons, que le pouvoir ne craigne pas que ce rapprochement frappe les esprits, et qu'ils en tirent cette déplorable conclusion: «La légalité nous tue.»
Certes, ce serait la plus triste des erreurs; et l'expérience, qu'on invoquerait à l'appui, prouve au contraire qu'il n'y a aucun fond à faire sur des promesses et des adoucissements arrachés par la peur à un pouvoir chancelant.
Un pouvoir nouveau peut bien, sous l'empire des circonstances, renoncer pour un temps à une partie de ses recettes; mais trop de charges pèsent sur lui pour qu'il abandonne jamais le dessein de les ressaisir. N'a-t-il pas plus que tout autre des ambitions à satisfaire, des existences à rassurer, des répugnances à vaincre? Au dedans, il a fait naître des jalousies, des rancunes, des mécomptes: ne faut-il pas qu'il développe des moyens de police et de répression? Au dehors, il excite la crainte et la méfiance: ne doit-il pas s'entourer de murailles, grossir ses flottes et ses armées?
Il est donc illusoire de chercher du soulagement dans des révolutions.
Mais nous croyons, et nous croyons fermement, que la population vinicole peut, par un usage intelligent et persévérant des moyens légaux, parvenir à améliorer sa situation.
Nous appelons particulièrement son attention sur les ressources que lui offre le droit d'association.
Depuis plusieurs années, les manufacturiers ont reconnu l'avantage d'être représentés, auprès du gouvernement et des Chambres, par des délégations spéciales. Les fabricants de sucres, de draps, d'étoffes de lin et de coton, ont à Paris leur comité de délégués.
Aussi aucune mesure fiscale ou douanière, de nature à affecter ces industries, ne peut être résolue sans avoir passé par le creuset d'une longue et sévère enquête; et personne n'ignore combien, dans la lutte qu'ils viennent de soutenir, les producteurs de sucre indigène ont dû de force à l'association.
Si l'industrie manufacturière n'avait pas introduit le système des délégations, peut-être appartiendrait-il à l'industrie vinicole d'en donner le premier exemple. Mais, à coup sûr, elle ne peut pas refuser d'entrer dans la lice que d'autres ont ouverte. Il est trop évident que des enquêtes où sa voix ne se fait pas entendre sont incomplètes; il est trop évident que ses intérêts ont tout à perdre à laisser le champ libre à des intérêts souvent rivaux.
Selon nous, chaque bassin vinicole devrait avoir un comité dans la ville qui centralise son mouvement commercial. Chacun de ces comités nommerait un délégué, et la réunion des délégués à Paris formerait le comité central.
Ainsi le bassin de l'Adour et ses affluents, de la Garonne, de la Charente, de la Loire, du Rhône, de la Meuse; les départements que forment le Languedoc, la Champagne et la Bourgogne auraient chacun leur délégué.
Nous nous sommes entretenu, avec plusieurs personnes, de cette institution, sans en rencontrer une seule qui en ait contesté l'utilité; mais nous devons répondre à quelques objections qui nous ont été faites.
On nous a dit:
«L'industrie vinicole a ses délégués naturels dans les députés.
«Il est difficile d'obtenir le concours d'un si grand nombre d'intéressés, la plupart disséminés dans les campagnes.
La situation financière de la France ne permet pas d'espérer l'abolition des contributions indirectes, qui d'ailleurs, à côté de beaucoup d'inconvénients, présentent d'incontestables avantages.»
1o Les députés sont-ils les délégués de l'industrie vinicole?
Apparemment, lorsqu'un corps électoral investit un citoyen des fonctions législatives, il ne rapetisse pas cette mission aux proportions d'une question spéciale d'industrie. D'autres considérations déterminent son choix; et il ne faudrait pas être surpris qu'un député, alors même qu'il représenterait un département vinicole, n'eût pas préalablement fait une étude approfondie de toutes les questions qui se rattachent au commerce et aux impôts des boissons. Encore moins, une fois nommé, peut-il concentrer exclusivement sur un seul intérêt une attention que réclament tant et de si graves matières. Il ne pourrait donc voir qu'un avantage à puiser, dans les comités spéciaux qui s'occupent des sucres, des fers, des vins,—des informations et des documents qu'il lui serait matériellement impossible de chercher et de coordonner. Les précédents établis par les manufacturiers ôtent d'ailleurs toute valeur à l'objection.
2o On dit encore qu'il est difficile d'obtenir le concours persévérant des habitants disséminés dans les provinces.
Nous croyons, nous, qu'on s'exagère cette difficulté. Sans doute elle serait invincible, s'il fallait attendre de chaque intéressé un concours actif et assidu. Mais, en pareille matière, les plus actifs font pour les autres, et les villes pour les campagnes. Cela est sans inconvénient quand les intérêts sont identiques; et puisqu'il y a un comité vinicole à Bordeaux, on ne voit pas pourquoi il n'y en aurait pas à Bayonne, à Nantes, à Montpellier, à Dijon, à Marseille; et de là à un comité central il n'y a qu'un pas. C'est en s'exagérant les difficultés qu'on n'arrive à rien. Il est certainement plus aisé à trois cents fabricants de sucre qu'à plusieurs milliers de propriétaires de se concerter, de s'organiser. Mais, de ce qu'une chose ne se fait pas toute seule, il ne faut pas conclure qu'elle est infaisable. Il faut même reconnaître que, si les masses ont plus de difficulté à s'organiser, elles acquièrent par l'organisation un ascendant irrésistible.
3o Enfin, on objecte que la situation financière de la France ne permet pas d'espérer qu'elle puisse renoncer aux ressources de l'impôt de consommation.
Mais c'est encore là circonscrire la question. L'organisation d'un comité central préjuge-t-elle qu'il aura pour mission exclusive de poursuivre l'abolition absolue de cet impôt? N'y a-t-il pas autre chose à faire? Ne se présente-t-il pas tous les jours des questions douanières qui intéressent la vigne? Est-on assuré que l'intervention du comité, dans les conférences qui ont préparé le traité avec la Hollande, n'eût été d'aucune influence sur les stipulations de ce traité? Et quant aux contributions indirectes, n'y a-t-il rien entre l'abolition complète et le maintien absolu du régime actuel? Le mode de perception, le moyen de prévenir ou de réprimer la fraude, les attributions, les compétences, n'offrent-ils pas un vaste champ aux réformes?
Il ne faut pas croire, du reste, que tout soit dit sur la question principale. Il ne nous appartient pas de formuler une opinion sur l'impôt de consommation, il a pour lui et contre lui de grandes autorités et de grands exemples, il est la règle en Angleterre, en France il est l'exception. Eh bien! il faut résoudre ce problème. Si le système est mauvais en principe, il faut le détruire; si on le juge bon, il faut le perfectionner, lui ôter son caractère exceptionnel, et le rendre à la fois moins lourd et plus productif en le généralisant. Là peut-être est la solution du grand débat pendant entre le fisc et le contribuable. Et qui peut dire que le mouvement des esprits, qui naîtra de l'institution des comités industriels, les communications régulières qui s'établiront, soit entre eux, soit par leur intermédiaire, entre le public et le pouvoir, ne hâteront pas cette solution?
| BASE DU DROIT. | DOUANES | ACCISE | SOMMES DES DROITS D'ENTRÉE ACTUELS. | DROITS MODIFIÉS PAR LE TRAITÉ. | DIFFÉRENCE POUR CENT EN MOINS. | ||||||||||
| DROIT PRINCIPAL. | SYNDICAT. 13%. | TIMBRE. 20%. | TOTAL. | DROIT PRINCIPAL. | CENTIMES ADDITIONNELS. 25%. | SYNDICAT. 13%. | TIMBRE. 10%. | TOTAL. | |||||||
| hectol. | fr. c. | fr. c. | fr. c. | fr. c. | fr. c. | fr. c. | fr. c. | fr. c. | fr. c. | fr. c. | fr. c. | ||||
| VINS | Par frontière de mer. | En cercles. | » | » 21 | » 03 | » 43 | » 67 | 26 71 | 6 68 | 3 47 | 3 68 | 40 54 | 41 21 | 40 54 | 1-2/5 |
| En bouteil. | » | 12 29 | 1 60 | » 43 | 14 32 | 26 71 | 6 68 | 3 47 | 3 68 | 40 54 | 54 86 | 46 28 | 10-½ | ||
| Par frontière de terre. | En cercles. | » | 6 57 | » 85 | » 43 | 7 85 | 26 71 | 6 68 | 3 47 | 3 68 | 40 54 | 48 39 | 4 54 | 12 | |
| En bouteil. | » | 19 67 | 2 85 | » 43 | 22 66 | 26 71 | 6 68 | 3 47 | 3 68 | 40 54 | 63 26 | 49 67 | 21-½ | ||
| EAUX-DE-VIE | En cercles. | » | 2 12 | » 27 | » 43 | 2 82 | 42 40 | 10 60 | 5 51 | 5 85 | 64 36 | 67 18 | 64 26 | 4-1/5 | |
| En bouteil. | » | 9 84 | 1 28 | » 43 | 11 55 | 42 40 | 10 60 | 5 51 | 5 85 | 64 36 | 75 91 | 70 12 | 7-2/3 | ||
MÉMOIRE.
PRÉSENTÉ À LA SOCIÉTÉ D'AGRICULTURE, COMMERCE, ARTS ET SCIENCES,
DU DÉPARTEMENT DES LANDES,
SUR LA QUESTION VINICOLE.
(22 janvier 1843.)
Messieurs,
Dans une de vos précédentes séances, vous avez chargé une Commission de rechercher les causes de la détresse qui afflige la partie viticole du département des Landes, et les moyens par lesquels il serait possible de la combattre.
Les circonstances ne m'ont pas permis de communiquer à la Commission le travail dont elle m'a chargé. Je le regrette vivement, car la coopération des hommes éclairés qui la composent l'eût rendu plus digne de vous. Bien que j'ose croire que mes idées ne s'éloignent pas beaucoup de celles qu'ils m'eussent autorisé à vous soumettre, je ne dois pas moins en assumer sur moi toute la responsabilité.....
Messieurs, prouver d'abord la réalité de la détresse de notre population viticole, en tracer à vos yeux une peinture animée, ce serait à la fois satisfaire à l'ordre logique de ce rapport et lui concilier votre intérêt et votre bienveillance. Je sacrifierai volontiers cette considération au désir de ménager vos moments; puisque aussi bien je puis admettre, sans crainte de me tromper, que si nous ne sommes pas tous d'accord sur les causes de la décadence de l'industrie qui nous occupe, il n'y a du moins aucune dissidence parmi nous sur le fait même de cette décadence.
Une analyse complète de toutes les causes qui ont concouru à ce triste résultat entraînerait encore à des développements trop étendus.
Il faudrait d'abord examiner celles de ces causes qui sont au-dessus de nos moyens d'action. Telle est la concurrence du midi de la France, qui se développe de jour en jour, favorisée par le perfectionnement progressif de nos moyens de transport. Telle est encore l'infériorité relative qui semble devoir être le partage des contrées qui, comme la Chalosse, ne sont pas organisées de manière à substituer la culture à bœufs à la culture à bras.
Il faudrait ensuite distinguer les causes de souffrances dont la responsabilité pèse sur le producteur lui-même. A-t-il mis assez d'activité à améliorer ses procédés de culture et de vinification? assez de prévoyance à limiter ses plantations? assez d'habileté à faire suivre à ses produits les variations qui ont pu se manifester dans les besoins et les goûts des consommateurs? A-t-on essayé, par le choix et la combinaison des cépages, ou par d'autres moyens, de remplacer la quantité du produit, à mesure que les débouchés se sont restreints, par la qualité, qui eût pu rétablir, dans une certaine mesure, l'équilibre des revenus? Et la Société d'agriculture elle-même, si empressée à favoriser l'introduction de plantes exotiques d'un succès fort incertain, n'a-t-elle pas été trop sobre d'encouragements envers une culture qui fait vivre le tiers de notre population?
Enfin, il faudrait exposer les causes de notre détresse qui doivent être attribuées aux mesures gouvernementales, qui ont eu pour effet d'entraver la production, la circulation et la consommation des vins, ce qui m'entraînerait à rechercher l'influence spéciale qu'exercent sur notre contrée l'impôt direct, l'impôt indirect, l'octroi et le régime des douanes.
C'est à l'examen de ces trois dernières causes de nos souffrances que je circonscrirai ce rapport, d'abord parce qu'elles sont de beaucoup celles qui ont le plus immédiatement déterminé notre décadence, ensuite, parce qu'elles me paraissent susceptibles de modifications actuelles ou prochaines, dont l'opinion publique peut, à son gré, selon ses manifestations favorables ou contraires, hâter ou retarder la réalisation.
Avant d'aborder ce sujet, je dois dire qu'il a été traité, ainsi que plusieurs autres questions économiques, avec un véritable talent, par un de nos collègues, M. Auguste Lacome, du Houga, dans un écrit dont il fut donné lecture dans une de vos précédentes séances. L'auteur apprécie, avec autant de sagacité que d'impartialité, la situation des propriétaires de vignobles. Par des concessions peut-être trop larges, il admet que les besoins sans cesse croissants de l'État, des communes et des manufactures, ne permettent pas d'espérer un dégrèvement dans l'ensemble de nos charges publiques; il se demande si, dans cette hypothèse même, il est juste d'accorder satisfaction à tous les intérêts aux dépens des seuls intérêts viticoles, et, après avoir établi que cela est aussi contraire à l'équité naturelle qu'à notre droit écrit, il recherche par quels moyens on pourrait remplacer les ressources demandées jusqu'ici à notre industrie. Entrer dans cette voie, donner à ses méditations cette direction d'une utilité pratique, c'est faire preuve d'une capacité réelle, c'est s'élever au-dessus de la foule de ces esprits frondeurs, qui se bornent à la facile tâche de critiquer le mal sans indiquer le remède. Je ne me permettrai pas de décider si l'auteur a toujours réussi à indiquer les véritables sources auxquelles il faudrait demander une compensation à l'impôt des boissons, je me bornerai à proposer de mettre le public à même d'en juger par l'insertion de cet écrit dans nos Annales.
J'arrive, Messieurs, au sujet que je me propose de traiter. La triple ceinture des droits répulsifs que rencontrent nos vins dans l'octroi, l'impôt indirect, ou les tarifs douaniers, selon qu'ils cherchent des débouchés dans les villes, dans la circulation nationale, ou dans le commerce extérieur, a-t-elle réagi sur la production et causé l'encombrement qui excite nos plaintes?
Il serait bien surprenant qu'il pût y avoir divergence d'opinions à cet égard.
Que sont devenues ces nombreuses maisons de commerce qui autrefois se livrèrent exclusivement, à Bayonne, à l'exportation de nos vins et eaux-de-vie vers la Belgique, la Hollande, la Prusse, le Danemark, la Suède et les villes Anséatiques? Qu'est devenue cette navigation intérieure que nous avons vue si active, et qui, sans aucun doute, donna naissance à ces nombreuses agglomérations de population qui se formèrent sur la rive gauche de l'Adour? Que sont devenus ces spéculations multipliées, ces placements sur une marchandise qui, par la propriété qu'elle possède de s'améliorer en vieillissant, doit, dans un état normal des choses, acquérir de la valeur par le temps, véritable caisse d'épargne de nos pères, qui répandit l'aisance parmi les classes laborieuses de leur époque, et fut la source, bien connue par la tradition, de toutes les fortunes qui restent encore en Chalosse? Tout cela a disparu avec la liberté de l'industrie et des échanges.
En présence de cette double atteinte portée à notre propriété par le régime prohibitif et l'exagération de l'impôt, en présence d'un encombrement qu'expliquent d'une manière si naturelle les obstacles qui obstruent nos débouchés intérieurs et extérieurs, rien ne surprend plus que l'empressement du fisc à chercher ailleurs la cause de nos souffrances, si ce n'est la crédulité du public à se payer de ses sophismes.
C'est pourtant là ce que nous voyons tous les jours. Le fisc proclame qu'on a planté trop de vignes, et chacun de répéter: «Si nous souffrons, ce n'est pas parce que les échanges nous font défaut, parce que le poids des taxes nous étouffe; mais nous avons planté trop de vignes.»
J'ai, à une autre époque, combattu cette assertion; mais elle exprime une opinion trop répandue, le fisc en fait contre nous une arme trop funeste, pour que je ne revienne pas succinctement sur cette démonstration.
D'abord, je voudrais bien que nos antagonistes fixassent les limites qu'ils entendent imposer à la culture de la vigne! Je n'entends jamais reprocher au froment, au lin, aux vergers, d'envahir une trop forte portion de notre territoire. L'offre comparée à la demande, le prix de revient rapproché du prix de vente, voilà les bornes entre lesquelles s'opèrent les mouvements progressifs ou rétrogrades de toutes les industries. Pourquoi la culture de la vigne, échappant à cette loi générale, prendrait-elle de l'extension à mesure qu'elle devient plus ruineuse?
Mais, dit-on, c'est là de la théorie. Eh bien, voyons ce que nous révèlent les faits.
Le fisc, par l'organe d'un ministre des finances[29], nous apprend que la superficie viticole de la France était de 1,555,475 hectares en 1788, et de 1,993,307 hectares en 1828. L'augmentation est donc dans le rapport de 100 à 128. Dans le même espace de temps, la population de la France qui, selon Necker, était de 24 millions, s'est élevée à 32 millions, ou, dans le rapport, de 100 à 133. La culture de la vigne, loin de s'étendre démesurément, n'a donc pas même suivi le progrès numérique de la population.
Nous pourrions contrôler ce résultat par des recherches sur la consommation, si nous avions, à cet égard, des données statistiques. Il n'en a été recueilli, à notre connaissance, que pour Paris; elles donnent le résultat suivant:
| Population. | Consommation. | Consommation par habit. | |
| 1789. | — 599,566[30] | — 687,500 hect.[32] | — 114 litres. |
| 1836. | — 909,125[31] | — 922,364 [33] | — 101 |
Ainsi, Messieurs, il est incontestable que, dans ce dernier demi-siècle et pendant que toutes les branches de travail ont fait des progrès si remarquables, la plus naturelle de nos productions est demeurée au moins stationnaire.
Concluons que les prétendus envahissements de la vigne reposent sur des allégations aussi contraires à la logique qu'aux faits, et, après nous être ainsi assurés que nous ne faisions pas fausse route en attribuant nos souffrances aux mesures administratives qui ont restreint tous nos débouchés, examinons de plus près le principe et les effets de ces mesures.
Nous devons mettre en première ligne l'impôt indirect sur les boissons, droits de circulation, d'expédition, de consommation, de licence, de congé, d'entrée, de détail, triste et incomplet dénombrement des subtiles inventions par lesquelles le fisc paralyse notre industrie et lui arrache indirectement plus de cent millions tous les ans. Loin de laisser prévoir quelque adoucissement à ses rigueurs, il les redouble, d'année en année, et si, en 1830, il fut contraint, pour ainsi dire révolutionnairement, à consentir un dégrèvement de 40 millions, bien que ce dégrèvement ait cessé d'être sensible, il n'a jamais laissé passer une session sans faire éclater ses regrets et ses doléances.
Il faut le dire, les populations vinicoles ont rarement apporté l'esprit pratique des affaires dans les efforts qu'elles ont faits pour se soustraire à ce régime exceptionnel. Selon qu'elles ont été sous l'impression plus immédiate de leurs propres souffrances, ou des nécessités de l'époque, tantôt elles ont réclamé avec véhémence l'abolition complète de toute taxe de consommation, tantôt elles ont fléchi sans réserve sous un système qui leur a paru monstrueux, mais irrémédiable, passant ainsi tour à tour d'une confiance aveugle à un lâche découragement.
L'abolition pure et simple de la contribution indirecte est évidemment une chimère. Réclamée au nom du principe de l'égalité des charges, elle implique la chute de tous impôts de consommation, aussi bien ceux qui sont établis sur le sel, sur le tabac, que ceux qui pèsent sur les boissons; et quel est le hardi réformateur qui parviendra à faire descendre immédiatement le budget des dépenses publiques aux proportions d'un budget de recettes réduit aux quatre contributions directes? Sans doute un temps viendra, et nous devons le hâter de nos efforts autant que de nos vœux, où l'industrie privée, moralisée par l'expérience et élargie par l'esprit d'association, fera rentrer dans son domaine les usurpations des services publics; où, le gouvernement circonscrit dans sa fonction essentielle, le maintien de la sécurité intérieure et extérieure, n'exigeant plus que des ressources proportionnées à cette sphère d'action, il sera permis de faire disparaître de notre système financier une foule de taxes qui blessent la liberté et l'égalité des citoyens. Mais combien s'éloignent d'une telle tendance les vues des gouvernants, aussi bien que les forces toutes-puissantes de l'opinion! Nous sommes entraînés fatalement, peut-être providentiellement, dans des voies opposées. Nous demandons tout à l'État, routes, canaux, chemins de fer, encouragements, protection, monuments, instruction, conquêtes, colonies, prépondérance militaire, maritime, diplomatique; nous voulons civiliser l'Afrique, l'Océanie, que sais-je? Nous obéissons, comme l'Angleterre, à une force d'expansion qui contraint toutes nos ressources à se centraliser aux mains de l'État; nous ne pouvons donc éviter de chercher, comme l'Angleterre, les éléments de la puissance dans l'impôt de consommation, le plus abondant, le plus progressif, le plus tolérable même de tous les impôts,—lorsqu'il est bien entendu,—puisqu'il se confond alors avec la consommation elle-même.
Mais faut-il conclure de là que tout est bien comme il est, ou du moins que nos maux sont irrémédiables? Je ne le pense pas. Je crois au contraire que le temps est venu de faire subir à l'impôt indirect, encore dans l'enfance, une révolution analogue à celle que le cadastre et la péréquation ont amenée dans l'assiette de la contribution territoriale.
Je n'ai pas la prétention de formuler ici tout un système de contributions indirectes, ce qui exigerait des connaissances et une expérience que je suis loin de posséder. Mais j'espère que vous ne trouverez pas déplacé que j'établisse quelques principes, ne fût-ce que pour vous faire entrevoir le vaste champ qui s'offre à vos méditations.
J'ai dit que l'impôt indirect était encore dans l'enfance. On trouvera peut-être qu'il y a quelque présomption à porter un tel jugement sur une œuvre Napoléonienne. Mais il faut prendre garde qu'un système de contributions est toujours nécessairement vicieux à son origine, parce qu'il s'établit sous l'empire d'une nécessité pressante. Pense-t-on que si le besoin d'argent faisait recourir à l'impôt foncier, dans un pays où cette nature de revenu public serait inconnue, il fût possible d'arriver du premier jet à la perfection, que ce système n'a acquise en France qu'au prix de cinquante ans de travaux et cent millions de dépenses? Comment donc l'impôt indirect, si compliqué de sa nature, aurait-il atteint, dès sa naissance, le dernier degré de perfection?
La loi rationnelle d'un bon système d'impôts de consommation est celle-ci: Généralisation aussi complète que possible, quant au nombre des objets atteints; modération poussée à son extrême limite possible, quant à la quotité de la taxe.
Plus l'impôt indirect se rapproche dans la pratique de cette double donnée théorique, plus il remplit toutes les conditions qu'on doit rechercher dans une telle institution, 1o de faire contribuer chacun selon sa fortune; 2o de ne pas porter atteinte à la production; 3o de gêner le moins possible les mouvements de l'industrie et du commerce; 4o de restreindre les profits et par conséquent le domaine de la fraude; 5o de n'imposer à aucune classe de citoyens des entraves exceptionnelles; 6o de suivre servilement toutes les oscillations de la richesse publique; 7o de se prêter avec une merveilleuse flexibilité à toutes les distinctions qu'il est d'une saine politique d'établir entre les produits, selon qu'ils sont de première nécessité, de convenance et de luxe; 8o d'entrer facilement dans les mœurs, en imposant à l'opinion ce respect dont elle ne manque pas d'entourer tout ce qui porte un caractère incontestable d'utilité, de modération et de justice.
Il semble que c'est sur le principe diamétralement opposé, limitation quant au nombre des objets taxés, exagération quant à la quotité de la taxe, que l'on ait fondé notre système financier en cette matière.
On a fait choix, entre mille, de deux ou trois produits, le sel, les boissons, le tabac,—et on les a accablés.
Encore une fois, il ne pouvait guère en être autrement. Ce n'est pas de perfection, de justice que se préoccupait le chef de l'État, pressé d'argent. C'était d'en faire arriver au trésor abondamment et facilement, et, disposant d'une force capable de vaincre toutes les résistances, il ne lui restait qu'à discerner la matière éminemment imposable, et à la frapper à coups redoublés[34].
En ce qui nous concerne, les boissons ont dû se présenter d'abord à sa pensée. D'un usage universel, elles promettaient des ressources abondantes; d'un transport difficile, elles ne pouvaient guère échapper à l'action du fisc; produites par une population disséminée, apathique, inexpérimentée aux luttes publiques, elles ne le soumettaient pas aux chances d'une résistance insurmontable. Le décret du 5 ventôse an XII fut résolu.
Mais, de deux principes opposés, il ne peut sortir que des conséquences opposées; aussi l'on ne saurait contester que l'impôt indirect, tel que l'a institué le décret de l'an XII, ne soit une violation perpétuelle des droits et des intérêts des citoyens.
Il est injuste, par cela seul qu'il est exceptionnel.
Il blesse l'équité, parce qu'il prélève autant sur le salaire de l'ouvrier que sur les revenus du millionnaire.
Il est d'une mauvaise économie, en ce que, par son exagération, il limite la consommation, réagit sur la production, et tend à restreindre la source même qui l'alimente.
Il est impolitique, parce qu'il provoque la fraude et ne saurait la prévenir et la réprimer, sans emprisonner les mouvements de l'industrie dans un cercle de formalités et d'entraves, consignées dans le code le plus barbare qui ait jamais déshonoré la législature d'un grand peuple.
Si donc les hommes de cœur et d'intelligence, les conseils de département et d'arrondissement, les chambres de commerce, les Sociétés d'Agriculture, les comités industriels et vinicoles, ces associations préparatoires où s'élabore l'opinion publique et qui préparent des matériaux à la législature, veulent donner à leurs travaux en cette matière une direction utile, pratique; s'ils veulent arriver à des résultats qui concilient les nécessités collectives de notre civilisation et les intérêts de chaque industrie, de chaque classe de citoyens, ce n'est pas à la puérile manifestation d'exigences irréalisables qu'ils doivent recourir; encore moins s'abandonner à un stérile découragement; mais ils doivent travailler avec persévérance à faire triompher le principe fécond que nous venons de poser, dans tout ce qu'il renferme de conséquences à la fois justes et praticables.
La seconde cause de la décadence de la viticulture, c'est le régime de l'octroi. Comme l'impôt indirect gêne la circulation générale des vins, l'octroi les repousse des populations agglomérées, c'est-à-dire des grands centres de consommation. C'est la seconde barrière que l'esprit de fiscalité interpose entre le vendeur et l'acheteur.
Sauf la destination spéciale de son produit, l'octroi est une branche de la contribution indirecte, et, par ce motif, son vrai principe de fécondité et de justice est celui que nous venons d'assigner à cette nature de taxe: généralisation quant à la sphère, limitation quant à l'intensité de son action; en d'autres termes, il doit atteindre toutes choses, mais chacune d'un droit imperceptible. L'octroi est d'autant plus tenu de se soumettre à ce principe de bonne administration et d'équité que, pour s'y soustraire, il n'a pas même, comme la régie des droits réunis, la banale excuse de la difficulté d'exécution. Cependant nous voyons le principe d'exception prévaloir en cette matière, et des villes populeuses asseoir sur les seules boissons la moitié, les trois quarts et même la totalité de leurs revenus.
Si encore les tarifs de l'octroi étaient abandonnés à la décision souveraine des conseils municipaux, les départements vinicoles pourraient user de représailles envers les départements manufacturiers. On verrait alors toutes les fractions industrielles de la population se livrer à une lutte de douanes intérieures, désordre énorme, mais d'où le bon sens public ferait sans doute surgir tôt ou tard, par voie de transaction, le principe que nous avons invoqué. C'est sans contredit pour éviter ces perturbations intestines que l'on a remis au pouvoir central la faculté de régler les tarifs des octrois, faculté qui fait essentiellement partie des franchises municipales et dont elles n'ont été dépouillées, au profit de l'État, qu'à la charge par celui-ci de tenir la balance égale entre tous les intérêts.
Quel usage a-t-il fait de cette prérogative exorbitante? S'il est un produit qu'il devait protéger et soustraire à la rapacité municipale, c'est certainement le vin qui porte déjà à la communauté tant et de si lourds tributs; et c'est justement le vin qu'il laisse accabler. Bien plus, une loi posait des limites à ces extorsions; vaine barrière,
Car le creuset des ordonnances
A fait évaporer la loi.
Nous montrerions-nous donc trop exigeants si nous demandions que les tarifs d'octroi soient progressivement ramenés à un maximum qui ne puisse dépasser 10 p. 100 de la valeur de la marchandise?
Le régime protecteur est la troisième cause de notre détresse, et peut-être celle qui a le plus immédiatement déterminé notre décadence. Il mérite donc de vous une attention particulière, d'autant qu'il est en ce moment l'objet d'un débat animé entre tous les intérêts engagés, débat à l'issue duquel votre opinion et vos vœux ne peuvent rester étrangers.
Dans l'origine, la douane est un moyen de créer un revenu à l'État, c'est un impôt indirect, c'est un grand octroi national; et tant qu'elle conserve ce caractère, c'est un acte d'injustice et de mauvaise gestion que de la soustraire à cette loi de tout impôt de consommation: universalité et modicité de la taxe.
Je dirai même plus: tant que la douane est une institution purement fiscale, il y a intérêt à taxer non-seulement les importations, mais encore les exportations, par cette double considération que l'État se crée ainsi un second revenu qui ne coûte aucuns frais de perception et qui est supporté par le consommateur étranger.
Mais, il faut le dire, ce n'est plus la fiscalité, c'est la protection qui est le but de nos mesures douanières; et pour les juger à ce point de vue, il faudrait entrer dans des démonstrations et des développements qui ne peuvent trouver place dans ce rapport. Je me bornerai donc aux considérations qui se rattachent directement à notre sujet.
L'idée qui domine dans le système de la protection est celle-ci: que si l'on parvient à faire naître dans le pays une nouvelle industrie, ou à donner un plus grand développement à une industrie déjà existante, on accroît la masse du travail, et par conséquent de la richesse nationale. Or un moyen simple de faire naître un produit au dedans, c'est d'empêcher qu'il ne vienne du dehors. De là les droits prohibitifs ou protecteurs.
Ce système serait fondé en raison, s'il était au pouvoir d'un décret d'ajouter quelque chose aux éléments de la production. Mais il n'y a pas de décret au monde qui puisse augmenter le nombre des bras, ou la fertilité du sol d'une nation, ajouter une obole à ses capitaux ou un rayon à son soleil. Tout ce que peut faire une loi, c'est de changer les combinaisons de l'action que ces éléments exercent les uns sur les autres; c'est de substituer une direction artificielle à la direction naturelle du travail; c'est de le forcer à solliciter un agent avare de préférence à un agent libéral; c'est, en un mot, de le diviser, de le disséminer, de le dévoyer, de le mettre aux prises avec des obstacles supérieurs, mais jamais de l'accroître.
Permettez-moi une comparaison. Si je disais à un homme: «Tu n'as qu'un champ et tu y cultives des céréales, dont tu vends ensuite une partie pour acheter du lin et de l'huile; ne vois-tu pas que tu es tributaire de deux autres agriculteurs? Divise ton champ en trois; fais trois parts de ton temps, de tes avances et de tes forces, et cultive à la fois des oliviers, du lin et des céréales.» Cet homme aurait probablement de bonnes objections à m'opposer; mais si j'avais autorité sur lui, j'ajouterais: «Tu ne connais pas tes intérêts; je te défends, sous peine de me payer une taxe énorme, d'acheter à qui que ce soit de l'huile et du lin.»—Je forcerais bien cet homme à multiplier ses cultures; mais aurais-je augmenté son bien-être? Voilà le régime prohibitif. C'est une mauvaise taille appliquée à l'arbre industriel, laquelle, sans rien ajouter à sa séve, la détourne des boutons à fruit pour la porter aux branches gourmandes.
Ainsi la protection favorise, sous chaque zone, la production de la valeur consommable, mais elle décourage, dans la même mesure, celle de la valeur échangeable, d'où il faut rigoureusement conclure, et c'est ce qui me ramène à la détresse de la viticulture en France, que les tarifs protecteurs ne sauraient provoquer la production de certains objets que nous tirions du dehors, sans restreindre les industries qui nous fournissaient des moyens d'échange, c'est-à-dire, sans appeler la gêne et la souffrance sur le travail le plus en harmonie avec le climat, le sol et le génie des habitants.
Et, Messieurs, les faits ne viennent-ils pas encore ici attester énergiquement la rigueur de ces déductions? Que se passe-t-il des deux côtés de la Manche? Au delà, chez ce peuple que la nature a doté, avec tant de profusion, de tous les éléments et de toutes les facultés que réclame le développement de l'industrie manufacturière, c'est précisément la population des ateliers qui est dévorée par la misère, le dénûment et l'inanition. Le langage n'a pas d'expressions pour décrire une telle détresse; la bienfaisance est impuissante à la soulager; les lois sont sans force pour réprimer les désordres qu'elle enfante.
De ce côté du détroit, un beau ciel, un soleil bienfaisant devaient faire jaillir, sur tous les points du territoire, d'inépuisables sources de richesses; eh bien! c'est justement la population vinicole qui offre ce spectacle de misère, triste pendant de celle qui règne dans les ateliers de la Grande-Bretagne.
Sans doute la pauvreté des vignerons français a moins de retentissement que celle des ouvriers anglais; elle ne sévit pas sur des masses agglomérées et remuantes; elle n'est pas, matin et soir, proclamée par les mille voix de la presse; mais elle n'en est pas moins réelle. Parcourez nos métairies, vous y verrez des familles strictement réduites, pour toute alimentation, au maïs et à l'eau, et dont toutes les consommations ne dépassent pas 10 centimes par jour et par individu. Encore la moitié peut-être leur est-elle fournie, en apparence, à titre de prêt, mais de fait gratuitement par le propriétaire. Aussi le sort de celui-ci n'est pas relativement plus heureux. Pénétrez au sein de sa demeure: une maison tombant en ruines, des meubles transmis de génération en génération attestent que là il y a lutte, lutte incessante et acharnée, contre les séductions du bien-être et de ce confort moderne, qui l'entoure de toute part et qu'il ne laisse pas pénétrer. D'abord vous serez tenté de voir un côté ridicule à ces persévérantes privations, à cette parcimonie ingénieuse; mais regardez-y de plus près, et vous ne tarderez pas à en découvrir le côté triste, touchant et je dirai presque héroïque; car la pensée qui le soutient dans ce pénible combat, c'est l'ardent désir de maintenir ses fils au rang de ses aïeux, de ne pas tomber de génération en génération jusqu'aux derniers degrés de l'échelle sociale, intolérable souffrance dont tous ses efforts ne le préserveront pas.
Pourquoi donc ce peuple si riche de fer et de feu, si riche de capitaux, si riche de facultés industrielles, dont les hommes sont actifs, persévérants, réguliers comme les rouages de leurs machines, périt-il de besoin sur des tas de houille, de fer, de tissus? Pourquoi cet autre peuple, à la terre féconde, au soleil bienfaisant, succombe-t-il de détresse au milieu de ses vins, de ses soies, de ses céréales? Uniquement parce qu'une erreur économique, incarnée dans le régime prohibitif, leur a défendu d'échanger entre eux leurs richesses diverses.
Ainsi, ce déplorable système, déjà théoriquement ruiné par la science, a encore contre lui la terrible argumentation des faits.
Il n'est donc pas surprenant que nous assistions à un commencement de réaction en faveur des idées libérales. Nées parmi les intelligences les plus élevées, elles ont, avant d'avoir rallié les forces de l'opinion publique, pénétré dans la sphère du pouvoir, en Angleterre avec Huskisson, en France avec M. Duchâtel[35].
Le pouvoir, sans doute, n'est pas, en général, très-empressé de hâter les développements des libertés publiques. Il y a pourtant une exception à faire en faveur de la liberté commerciale. Ce ne peut jamais être par mauvais vouloir, mais par erreur systématique, qu'il paralyse cette liberté. Il sent trop bien que si la douane était ramenée à sa primitive destination, la création d'un revenu public, le Trésor y gagnerait, la tâche du gouvernement serait rendue plus facile par sa neutralité au milieu dès rivalités industrielles, la paix des nations trouverait dans les relations commerciales des peuples sa plus puissante garantie.
Il ne faut donc pas être surpris de la tendance qui se manifeste, parmi les sommités gouvernementales, vers l'affranchissement du commerce, en Prusse, en Autriche, en Espagne, en Angleterre, en Belgique, en France, sous les noms d'unions douanières, traités de commerce, etc., etc., ce sont autant de pas vers la sainte alliance des peuples.
Une des plus significatives manifestations officielles de cette tendance, c'est, sans contredit, le traité qui se négocia il y a deux ans entre la France et l'Angleterre. Alors, si l'industrie vinicole avait eu l'œil ouvert sur ses véritables intérêts, elle aurait entrevu et hâté de sa part d'influence un avenir de prospérité dont elle ne se fait probablement aucune idée. À aucune époque, en effet, une perspective aussi brillante ne s'était montrée à la France méridionale. Non-seulement l'Angleterre abaissait les droits dont elle a frappé nos vins, mais encore, par une innovation d'une incalculable portée, elle substituait au droit uniforme, si défavorable aux vins communs, le droit graduel qui, en maintenant une taxe assez élevée sur le vin de luxe, réduisait dans une grande proportion celle qui pèse sur le vin de basse qualité. Dès lors ce n'étaient plus quelques caves aristocratiques, c'étaient les fermes, les ateliers, les chaumières de la Grande-Bretagne qui s'ouvraient à notre production. Ce n'était plus l'Aï, le Laffitte et le Sauterne qui avaient le privilége de traverser la Manche, c'était la France vinicole tout entière qui rencontrait tout d'un coup vingt millions de consommateurs. Je n'essaierai point de calculer la portée d'une telle révolution et son influence sur nos vignobles, notre marine marchande et nos villes commerciales; mais je ne pense pas que personne puisse mettre en doute que, sous l'empire de ce traité, le travail, le revenu et le capital territorial de notre département n'eussent reçu un rapide et prodigieux accroissement.
À un autre point de vue, c'était une belle conquête que celle du principe du droit graduel, acheminement vers l'adoption générale de la taxe dite ad valorem, seule juste, seule équitable, seule conforme aux vrais principes de la science. Le droit uniforme est de nature aristocratique; il ne laisse subsister quelques relations qu'entre les producteurs et les consommateurs de haut parage. Le droit proportionnel à la valeur fera entrer en communauté d'intérêts les masses populaires de toutes les nations.
Cependant la France ne pouvait prétendre à de tels avantages sans ouvrir son marché à quelques-uns des produits de l'industrie anglaise. Le traité devait donc trouver de la résistance parmi les fabricants. Elle ne tarda pas à se manifester habile, persévérante, désespérée; les producteurs de houilles, de fers, de tissus firent entendre leurs doléances et ne se bornèrent pas à cette opposition passive. Des associations, des comités s'organisèrent au sein de chaque industrie; des délégués permanents reçurent mission de faire prévaloir, auprès des ministères et des chambres, les intérêts privilégiés; d'abondantes et régulières cotisations assurèrent à cette cause le concours des journaux les plus répandus, et par leur organe, la sympathie de l'opinion publique égarée. Il ne suffisait pas de faire échouer momentanément la conclusion du traité; il fallait le rendre impossible, même au risque d'une conflagration générale, et pour cela s'attacher à irriter incessamment l'orgueil patriotique, cette fibre si sensible des cœurs français. Aussi les a-t-on vus, depuis cette époque, exploiter avec un infernal machiavélisme tous les germes longtemps inertes des jalousies nationales, et réussir enfin à faire échouer toutes les négociations ouvertes avec l'Angleterre.
Peu de temps après, les gouvernements de France et de Belgique conçurent la pensée d'une fusion entre les intérêts économiques des deux peuples. Ce fut encore un sujet d'espérances pour l'industrie méridionale, d'alarmes pour le monopole manufacturier. Cette fois les chances n'étaient pas favorables au monopole; il avait contre lui l'intérêt des masses, celui des industries souffrantes, l'influence du pouvoir, et tous les instincts populaires, prompts à voir dans l'union douanière le prélude et le gage d'une alliance plus intime entre ces deux enfants de la même patrie. Le journalisme, qui l'avait si bien secondé dans la question anglaise, lui était de peu de ressources dans la question belge, sous peine de se décréditer dans l'opinion. Tout ce qu'il pouvait faire, c'était de contrarier l'union douanière par des insinuations entourées de force précautions oratoires, ou de se renfermer dans une honteuse neutralité.
Mais la neutralité des journaux, dans la plus grande question qui puisse s'élever au sein de la France de nos jours, n'était pas longtemps possible. Le monopole n'avait pas de temps à perdre; il fallait une démonstration prompte et vigoureuse pour faire échouer l'union douanière et tenir toujours notre Midi écrasé. C'est la mission qu'accomplit avec succès une assemblée de délégués, devenue célèbre sous le nom du député qui la présidait (M. Fulchiron).
Que faisaient pendant ce temps-là les intérêts vinicoles? Hélas! à peine parvenaient-ils à présenter laborieusement quelques traces informes d'association. Quand il aurait fallu combattre, des comités se recrutaient péniblement au fond de quelque province. Sans organisation, sans ressources, sans ordre, sans organes, faut-il être surpris s'ils ont été pour la seconde fois vaincus?
Mais il serait insensé de perdre courage. Il n'est pas au pouvoir de quelques intrigues éphémères d'enterrer ainsi les grandes questions sociales, de faire reculer pour toujours les tendances qui entraînent vers l'unité les destinées humaines. Un moment comprimées, ces questions renaissent, ces tendances reprennent leur force; et au moment où je parle, nos assemblées nationales ont été déjà saisies de nouveau de ces questions par le discours de la couronne.
Espérons que cette fois les comités vinicoles ne seront pas absents du champ de bataille. Le privilége a d'immenses ressources; il a des délégués, des finances, des auxiliaires plus ou moins déclarés dans la presse; il est fort de l'unité et de la promptitude de ses mouvements. Que la cause de la liberté se défende par les mêmes moyens. Elle a pour elle la vérité et le grand nombre; qu'elle se donne aussi l'organisation. Que des comités surgissent dans tous les départements; qu'ils se rattachent au comité central de Paris; qu'ils grossissent ses ressources financières et intellectuelles; qu'ils l'aident enfin à remplir la difficile mission d'être pour le pouvoir un puissant auxiliaire, s'il tend à l'affranchissement du commerce, un obstacle, s'il cède aux exigences de l'industrie privilégiée.
Mais entre-t-il dans vos attributions de concourir à cette œuvre?
Eh quoi, Messieurs, vous vous intitulez Société d'Agriculture et du Commerce, vous êtes convoqués de tous les points du territoire, comme les hommes les plus versés dans les connaissances qui se rattachent à ces deux branches de la richesse publique, vous reconnaissez qu'épuisées par des mesures désastreuses, elles ne fournissent plus à la population, je ne dis pas le bien-être, mais même la subsistance, et il ne vous serait pas permis de prendre des intérêts aussi chers sous votre patronage, de faire ce que font tous les jours les Chambres de commerce? Ne seriez-vous donc pas une Société sérieuse? Le cercle de vos attributions serait-il légalement limité à l'examen de quelque végétal étranger, de quelque engrais imaginaire ou de quelque lieu commun d'agronomie spéculative? et suffira-t-il qu'une question soit grave pour qu'à l'instant vous décliniez votre compétence!
J'ai la conviction que la Société d'Agriculture ne voudra pas laisser amoindrir à ce point son influence. J'ai l'honneur de lui proposer d'adopter la délibération suivante:
Projet de délibération.
La Société d'Agriculture et de Commerce des Landes, prenant en considération la détresse qui afflige la population de la Chalosse et de l'Armagnac, spécialement vouée à la culture de la vigne;
Reconnaissant que cette détresse a pour causes principales l'impôt indirect, l'octroi et le régime prohibitif;
En ce qui concerne l'impôt indirect, la Société pense que les propriétaires de vignes, aussi longtemps que l'État, pour faire face à ses dépenses, ne pourra se passer de ses revenus actuels, ne peuvent pas espérer qu'une branche aussi importante de revenus soit retranchée sans être remplacée par une autre; mais elle n'appuie pas moins leurs justes protestations contre le régime d'exception où ce système d'impôt les a placés. Il ne lui semble pas impossible qu'on trouve, dans l'extension combinée avec la modicité de cette nature de taxe, et dans un mode de recouvrement moins compliqué, un moyen de concilier les exigences du Trésor, l'intérêt des contribuables; et la vérité du principe de l'égalité des charges.
C'est par une déviation semblable aux lois de l'équité que l'octroi a été autorisé à s'attacher presque exclusivement aux boissons. En se réservant le droit de sanction sur les tarifs votés par les communes, il semble que l'État n'ait pu avoir pour but que d'empêcher l'octroi, envahi par l'esprit d'hostilité industrielle, de devenir entre les provinces, ce qu'est la douane entre les nations, un ferment perpétuel de discorde. Mais alors il est difficile d'expliquer comment il a pu tolérer et seconder la coalition de tous les intérêts municipaux contre une seule industrie. Tous les abus de l'octroi seraient prévenus si la loi, restituant leurs franchises aux communes, n'intervenait dans les règlements du tarif que pour les arrêter à une limite générale et uniforme, qui ne pourrait être dépassée au préjudice d'aucun produit, sans distinction.
La Société attribue encore la décadence de la viticulture dans le département des Landes, à la cessation absolue de l'exportation des vins et eaux-de-vie par le port de Bayonne, effet que ne pouvait manquer de produire le régime prohibitif. Aussi, elle a recueilli, dans les paroles récentes du Roi des Français, l'espoir d'une amélioration prochaine de nos débouchés extérieurs.
Elle ne se dissimule pas les obstacles que l'esprit de monopole opposera à la réalisation de ce bienfait. Elle fera observer qu'en faisant tourner momentanément l'action des tarifs au profit de quelques établissements industriels, jamais la France n'a entendu aliéner le droit de ramener la douane au but purement fiscal de son institution; que, loin de là, elle a toujours proclamé que la protection était de sa nature temporaire. Il est temps enfin que l'intérêt privé s'efface devant l'intérêt des consommateurs, des industries souffrantes, du commerce maritime des villes commerciales, et devant le grand intérêt de la paix des nations dont le commerce est la plus sûre garantie.
La Société émet le vœu que les traités à intervenir soient, autant que possible, fondés sur le principe du droit proportionnel à la valeur de la marchandise, le seul vrai, le seul équitable, le seul qui puisse étendre à toutes les classes les bienfaits des échanges internationaux.
Dans la prévision des débats qui ne manqueront pas de s'élever entre les industries rivales, à l'occasion de la réforme douanière, la Société croirait déserter la cause qu'elle vient de prendre sous son patronage, si elle laissait le département des Landes sans moyens de prendre part à la lutte qui se prépare.
En conséquence, et en l'absence de comités spéciaux, dont elle regrette de ne pouvoir, en cette circonstance, emprunter le concours, elle décide que la Commission vinicole, déjà nommée dans la séance du 17 avril 1842, continuera ses fonctions, et se mettra en communication avec les Comités de la Gironde et de Paris.
Copies de la présente délibération seront transmises, par les soins de M. le Secrétaire de la Société, à M. le Ministre du commerce, aux Commissions des Chambres qu'elles concernent et au secrétariat des Comités vinicoles.