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Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 3: mises en ordre, revues et annotées d'après les manuscrits de l'auteur

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Je viens de vous parler des lois-céréales; permettez-moi de vous entretenir de la loi des sucres.—Personne ne me soupçonnera, je pense, de désirer le maintien de l'esclavage. S'il se trouvait dans cette enceinte quelque personne disposée à diriger contre moi une telle accusation, il me suffirait de lui dire, en signalant l'histoire de mes actes et de ma vie passée:—Voilà ma réponse. (Acclamation.)—J'ai le regret de différer d'opinion avec d'anciens amis, qui, dirigés par les plus pures intentions, croient maintenant devoir s'opposer au triomphe de la liberté commerciale dans la question des sucres. J'ai examiné la question maturément, pendant de longues années; je me suis efforcé d'arriver à une saine et juste conclusion, et je combattrai énergiquement, sans m'écarter du respect et de l'affection que je leur ai voués, cette doctrine qu'il appartient au gouvernement de fermer au sucre produit par les esclaves l'accès de notre marché national. Nous sommes d'accord sur l'esclavage; nous l'avons également en horreur; nous croyons que réduire ou retenir les hommes dans l'esclavage, les forcer au travail, tout en retenant le juste salaire qui leur est dû, ce sont des crimes aux yeux de Dieu, et d'horribles empiétements sur les droits et l'égalité des hommes. Nous croyons aussi que c'est le devoir de tout homme éclairé et de tout chrétien d'élever la voix contre l'esclavage sous toutes ses formes, et d'employer tous les moyens moraux et légitimes pour avancer le jour où cessera la servitude et avec elle le trafic sur l'espèce humaine. (Écoutez! écoutez!) Il faut donc se demander, d'abord, quels sont les droits du peuple de ce pays; ensuite, quels sont les moyens de saper l'esclavage qu'on peut considérer comme honnêtes et légitimes, c'est-à-dire qui, tout en ayant pour fin la justice due aux hommes des autres contrées, n'interviennent pas cependant dans l'action de la liberté civile et dans les justes prérogatives de nos concitoyens.—J'admets la vérité de cette proposition: que les hommes ont droit à la liberté personnelle; qu'ils doivent demeurer en plein exercice de leur liberté, dans le choix de leurs chefs[46], de la nature et du lieu de leurs occupations, et du marché sur lequel ils jugent à propos d'apporter ou leur travail, ou les résultats de leur travail.—Mais il est également clair à mon esprit que les hommes de ce pays et de tous les pays doivent être libres aussi (je veux dire libres par rapport à l'intervention de la loi civile) de choisir, comme consommateurs, parmi tous les produits portés des diverses régions du globe sur le marché commun. (Bruyantes acclamations.) Je ne vois pas qu'ils puissent avec justice être empêchés d'acheter les produits du Brésil et de Cuba sur le fondement que ces produits sont le fruit de l'esclavage. Je ne vois pas qu'ils puissent, avec justice être placés dans l'alternative ou d'acheter les produits des Antilles britanniques, ou de se passer d'une chose qui leur est nécessaire.

J'admets que c'est un droit et un devoir de dénoncer l'esclavage, et de propager les saines idées parmi toutes les classes, relativement à la criminalité de ce système. C'est un droit et un devoir de mettre en lumière l'obligation, pour chacun, de retirer tout encouragement à ceux qui commettent le crime de retenir les hommes en servitude. Chaque fois que, par le raisonnement, la persuasion et la prière, nous amènerons un homme à agir comme nous, en cette matière, on pourra dire, dans le langage de l'Écriture: «Tu as gagné ton frère!» C'est là un moyen légitime de détourner les hommes d'une pratique mauvaise et un pas fait dans la bonne voie, vers l'extinction d'un système que nous avons en égale exécration. Mais la prohibition législative, c'est de la violence et non du raisonnement; c'est de la force et non de la raison; de la tyrannie et non de la persuasion. De tels actes sont la perversion et l'abus de la puissance législative. Il n'y a pas de garantie contre un tel exercice de l'autorité. C'est, de la part du Parlement, une usurpation sur la conscience des hommes, dans un sujet où ils ont le droit de juger par eux-mêmes et de se conduire comme des êtres moraux et responsables. Une loi telle que celle à laquelle je fais allusion, et qui est en ce moment en pleine vigueur dans ce pays, ne peut être considérée comme émanée du peuple ou comme un acte conforme à sa volonté; car, s'il en était ainsi, la loi elle-même serait superflue, et le produit qu'elle prohibe, débarqué sur nos rivages et exposé en vente, ne trouverait pas d'acheteurs et serait délaissé comme flétri de la pollution morale qui y est attachée.—Même, en tant qu'imposée par des hommes parlementaires, cette loi prohibitive manque manifestement de sincérité; car ces mêmes hommes permettent que le sucre-esclave soit débarqué et raffiné dans ce pays,—ils en encouragent l'exportation sur des bâtiments anglais; ils sanctionnent le commerce qu'en font nos négociants avec les nations étrangères.—Ils savent bien qu'il est consommé au dehors, à l'état raffiné, et malgré cette coûteuse préparation, à un prix moins élevé que le sucre brut dans notre île. Ils encouragent ce commerce, jusqu'à ce qu'il approche de cette limite où il affecterait leur propre monopole, et alors seulement ils le prohibent sous le prétexte qu'il porte la tache de la servitude... Malheureusement pour la sincérité de ces hommes, ils sont les mêmes qui, dans les temps passés, mirent tant d'éloquence au service de la cause de l'esclavage. (Écoutez! écoutez!) J'ouvre le livre bleu; il mentionne les noms de ceux qui ont reçu indemnité sur le fonds de vingt millions voté pour opérer l'émancipation, et je trouve qu'ils étaient les principaux copartageants de ce qu'ils appellent maintenant le prix de l'injustice. Je scrute leurs votes au Parlement, et je les vois résistant opiniâtrement, d'année en année, à toute tentative pour adoucir les horreurs de l'esclavage des nègres, jusque-là qu'ils repoussaient l'abolition de cette coutume barbare, la flagellation des femmes. (Écoutez!) Je rencontre les mêmes hommes imposant des droits monstrueux sur le sucre de l'Inde, quoique produit par un travail libre; je les rencontre encore prodiguant annuellement des millions sous la forme de drawbacks, de primes, de protection, aux planteurs des Antilles, possesseurs d'esclaves.—Eh quoi! ils étaient alors producteurs de sucre comme ils le sont aujourd'hui; ils étaient, comme ils le sont encore, producteurs de céréales. Montrez-leur un article qu'ils ne produisent pas, et ils en permettront volontiers l'importation et la consommation, fût-il saturé des larmes et du sang des malheureux esclaves (acclamations): mais montrez-leur un article qu'ils produisent, et ils prohibent les articles similaires, que ce soit du blé de l'Ohio ou des Indes, ou du sucre du Brésil ou de Cuba. (Écoutez! écoutez!)—Est-ce là de la philanthropie sincère? (Écoutez! écoutez!) Tout homme doué de sentiments droits ne peut qu'éprouver les nausées d'un indicible dégoût, en voyant ces hommes se poser au Parlement comme les Élisées de l'abolition, et verser des larmes de feinte compassion sur les souffrances des travailleurs du Brésil. Voilà pourtant les hommes qui vous contestaient le droit d'intervenir dans leurs propriétés quand ils étaient possesseurs d'esclaves. Ils nous arrêtaient à chaque pas, quand nous nous efforcions de détruire par la loi ce qui avait été créé par la loi. (Écoutez!) Ils défendirent jusqu'au dernier moment les prétendus droits des planteurs, et refusèrent d'accorder la liberté aux nègres jusqu'à ce qu'on leur eût jeté et qu'ils se fussent partagé la plus grande somme d'argent qui ait jamais été votée dans des vues d'humanité! Alors comme aujourd'hui, ils étaient les organes du monopole; ils parlaient et agissaient comme des hommes profondément intéressés au maintien des restrictions. Le sentiment public était contre eux alors; le sentiment national est encore contre eux maintenant.—Ils n'étaient pas sincères alors, ou ils pratiquent la déception aujourd'hui. Ils parlent et votent contre leur conscience maintenant, ou ils doivent être préparés à dire qu'ils parlaient et votaient contre leur conscience autrefois. (Écoutez!) Pour nous, nous sommes sur le terrain où nous étions il y a quatorze ans. Nous disons que l'esclavage est un crime; que travailler par des moyens honnêtes à son abolition, c'est le devoir des individus et des nations. C'était notre droit de pétitionner contre l'esclavage; c'était le droit de la législature de l'abolir par acte du Parlement passé en conformité de la volonté nationale.—Mais forcer trente millions de citoyens de payer des sommes énormes sous forme de prix additionnel pour une denrée de première nécessité;—diminuer de moitié, par l'emploi de la force brutale, l'approvisionnement de cette denrée;—dépouiller les hommes du droit d'acheter ce qui est porté sur le marché, parce que dans les opérations de la production une injustice a été commise en pays étrangers,—ce n'est pas du droit, c'est de la rapine (bruyants applaudissements); et agir ainsi sous le prétexte de prendre en main la cause de la liberté et de l'humanité, quand nous savons (autant qu'il est possible d'avoir cette certitude) que ce prétexte est faux, vide et hypocrite, c'est ajouter la fraude mentale à la tyrannie législative, et pratiquer la dissimulation aux yeux de Dieu en même temps que l'injustice à l'égard des hommes. Ce serait au moins faire montre de quelque honnêteté que d'appliquer le principe avec impartialité; mais c'est ce qu'on ne fait pas. Le droit sur le sucre du Brésil est prohibitif. Pourquoi n'augmentent-ils pas aussi le droit sur le tabac jusqu'à ce qu'il produise le même effet que pour le sucre, c'est-à-dire jusqu'à ce qu'il en prévienne la consommation?—Parce que ces hommes ne produisent pas le tabac, et qu'ils sont à cet égard sans intérêt personnel.—Pourquoi n'appliquent-ils pas leur principe au coton, produit par des esclaves, et ne se contentent-ils pas du coton excru sur ces vastes plaines que je viens de parcourir? Nous admettons le coton des États-Unis, et nous repoussons leur blé! Ô triste inconséquence! S'ils permettent à nos armateurs de porter du coton, produit de l'esclavage, à nos courtiers de le vendre, à nos capitalistes de le filer et de le tisser dans de vastes usines, aux femmes et aux enfants de ce pays de le façonner pour l'usage des citoyens, depuis la reine sur le trône jusqu'au mendiant de la rue; pourquoi, lorsque nos industrieux compatriotes ont gagné par le travail de la semaine un chétif salaire, leur défendent-ils d'en employer une partie, le samedi soir, à l'achat d'un peu de sucre à bon marché? Pourquoi? Parce qu'ils ne sont pas producteurs de coton, tandis qu'ils sont producteurs de sucre; il n'y a pas d'autre raison. Voici trente années que nous affirmons, que nous essayons de prouver que le travail libre revient moins cher que le travail des esclaves; que les mettre loyalement aux prises, c'est le moyen le plus pacifique et le plus efficace de détruire l'esclavage. C'est pour propager cette vérité que nous avons distribué à profusion les écrits de Fearon, de Hodgson, de Cropper, de Jérémie, de Conder, de Dickson et de bien d'autres. Donnerons-nous maintenant un démenti pratique à nos affirmations antérieures en invoquant la prohibition, funeste même au travail libre, et l'intervention arbitraire de la loi dans le domaine de la raison individuelle et de la libre action de l'homme?—J'ai lu avec plaisir une déclaration solennelle et officielle émanée des chefs des abolitionnistes, par laquelle ils expriment que, dans leur conviction, il est funeste et dispendieux, dangereux et criminel, de faire intervenir les armes dans la cause de l'abolition. Je partage cette conviction[47]. L'arithmétique et l'histoire prouveront la première partie de cette proposition; le sens commun et le christianisme se chargent de la seconde. Mais l'analogie n'est-elle pas parfaite entre l'intervention armée et des actes du Parlement, qui seraient vains et de nul effet, s'ils ne puisaient leur force dans les peines, les châtiments, le blocus de nos côtes et les armées permanentes? Qu'est-ce qui communique quelque puissance à cette loi, naturellement opposée aux droits et aux sentiments du peuple? N'est-ce point l'irrésistible force physique du gouvernement? Quelles seraient les suites de la désobéissance? Nous savons tous que peu de personnes respectent une loi qui force le peuple à assister au réembarquement du sucre du Brésil, raffiné ici pour être vendu ailleurs à 4 d., tandis que lui-même ne peut obtenir le sucre brut qu'à 8 d.; mais chacun craint d'enfreindre la loi à cause des conséquences terribles attachées à cette infraction. Aussi, ce n'est point aux vues et aux idées des monopoleurs que l'on croit; mais c'est le douanier, la cour de l'Échiquier, l'amende et le cachot que l'on craint. (Approbation.) Est-ce ainsi qu'il convient de rendre les hommes abolitionnistes? Est-ce ainsi qu'il faut rendre l'esclave à la liberté? Toutes nos anciennes maximes d'économie politique sont-elles changées? N'est-il pas possible d'atteindre l'objet que nous avons en vue par l'action combinée du travail libre au dehors, et d'un loyal appel à la conscience des hommes au dedans?

Je comprends, qu'autant pour se montrer conséquents avec leurs principes que pour décourager l'esclavage, les hommes s'abstiennent de l'usage des produits du travail des noirs; mais je dénie formellement à la législature (alors surtout qu'elle ne s'appuie pas sur la voix du peuple) le droit de forcer qui que ce soit à une semblable privation. C'est à nos yeux, je l'avoue, une choquante inconséquence de prétendre maintenir un principe par la violation d'un autre principe;—de défendre dans un sens les droits des hommes et de les usurper et de les détruire dans un autre sens. (Écoutez!) Combien il serait plus noble de dire: «Nos ports sont ouverts;—ouverts aux produits de tous les climats, afin que notre peuple se procure toutes choses au meilleur marché possible. Nous n'intervenons dans la conscience de personne. Nous ne forçons qui que ce soit à acheter ceci, à s'abstenir de cela. Aux nations qui conservent des esclaves nous disons: Nous ne nous battrons pas avec vous, car ce serait faire le mal pour que le bien se fasse; nous n'imposerons pas des droits prohibitifs, car ce serait violer le principe de la liberté des échanges, et employer à l'égard de nos citoyens des mesures coercitives. Mais nous ne cesserons jamais de vouer votre système d'esclavage à la censure et à l'exécration universelles; de faire retentir nos protestations comme individus, comme associations, comme peuple. (Applaudissements.) Nous encouragerons dans tous les recoins du globe le travail libre, votre rival. Nous rendrons enfin, comme gouvernement, justice et liberté à nos magnifiques possessions. Au lieu d'arrêter le développement de l'industrie indigène dans l'Inde, nous l'encouragerons par de nobles récompenses. Nous accueillerons le sucre, le riz, le coton, le tabac des contrées où les soupirs de l'esclave ne se mêlent pas au murmure des vents, mais où la joyeuse voix du travailleur volontaire retentit sur des champs aimés, autour de foyers indépendants et heureux.—Vendez comme vous pourrez vos sucres et vos cafés. En attendant, nous travaillerons la conscience des hommes jusqu'à ce qu'ils rejettent volontairement tout ce qui porte la tache de l'esclavage. (Applaudissements.) Oui, et nous attaquerons aussi vos consciences. Nos canons sont encloués et livrés à la rouille; mais nous aurons recours aux armes morales, et nous porterons des coups qui, s'ils ne brisent pas les membres et ne répandent pas le sang, pénètrent néanmoins jusqu'au cœur des hommes, les forcent à céder à la voix de la justice, et leur enseignent que l'honnêteté est la meilleure politique. (Écoutez! écoutez! et applaudissements.) Nous ne tomberons pas dans cette contradiction de blâmer chez vous la spoliation des facultés humaines, pendant que nous tolérons chez nous la spoliation du produit de ces facultés; nous n'aurons donc point de lois restrictives. Nous avons foi dans les principes universels d'une saine et honnête économie sociale. Nous avons foi dans la puissance de l'exemple, que n'affaiblissent pas la restriction et la contrainte. Nous avons foi dans la fécondité de ces régions où l'esclavage n'a pas porté sa rouille et ses malédictions. Nous avons foi dans cette doctrine qu'un but honnête n'a pas besoin de la coopération de moyens déshonnêtes. Nous nourrissons d'autres espérances; et, tant que nous pourvoirons aux besoins et veillerons sur les droits de nos laborieux enfants; tant que nous donnerons un grand exemple au monde en renversant les barrières qui environnent cette maison de servitude, en ouvrant nos ports aux produits de tous les climats, afin que ceux qui ont faim soient rassasiés, et que ceux qui sont oisifs soient occupés; tant que nous préférerons le fruit du travail libre au produit du travail servile, nous espérons que Dieu répandra sur nous ses bénédictions, et nous choisira entre tous les peuples pour arracher les nations aux voies tortueuses et mauvaises, et les replacer dans le droit sentier de la justice et de la liberté.» (Applaudissements.) Que si nos adversaires nous menacent des conséquences de la liberté commerciale, nous acceptons ces conséquences, car nous avons foi en nos principes; nous avons foi dans la parole de Dieu; nous avons foi dans la réciprocité des intérêts humains; nous croyons que le système le plus simple, le plus équitable, le plus juste, est aussi celui qui répandra le plus de bienfaits sur les habitants de ce pays. (Acclamations.) Éloignons donc de nous toute impression de doute ou de découragement à l'égard de l'issue de notre entreprise. Un progrès rapide et sans précédent a été fait. Des difficultés énormes ont été vaincues et tout nous présage un prochain triomphe. Des siècles d'obscurité et d'ignorance, d'erreurs et de méprises, quant aux effets des lois protectrices, se sont écoulés. Notre pernicieux exemple, il est vrai, a entraîné les autres peuples, par de fausses inductions, à adopter nos suicides[48] théories. Tout le mécanisme des luttes de parti, tout le poids de l'influence gouvernementale, ont été engagés en faveur de la cause du monopole.—Mais enfin le jour se fait. Des vérités cachées pendant des siècles ont été mises en lumière. Le monde, dans ses belles et infinies variétés de sols, de climats, de productions et d'intérêts, a été observé à la lumière du sens commun, et sous l'impression du désir sincère et respectueux de discerner la volonté de Dieu, révélée par les œuvres de ses mains et par les dispensations de sa providence. On a constaté une consolante harmonie entre les maximes les plus profondes de l'économie sociale et les plus nobles desseins de la philanthropie et d'une religion d'amour et de paix. Ce n'est pas tout. Des hommes ont apparu, qu'on peut avec justice signaler comme les apôtres de la liberté commerciale. (Écoutez! écoutez!) Ils ont révélé des vérités découvertes dans le silence du cabinet par le philosophe, ou déduites par l'homme du monde de l'observation éclairée de la situation, des circonstances spéciales et de la dépendance mutuelle des hommes et des nations, et ils ont parcouru le pays dans tous les sens proclamant et vulgarisant ces grandes vérités. Leur voix vibrante a frappé l'oreille de millions de nos concitoyens. La chaire, la bourse, la place publique, le salon du riche, le parloir du fermier, le boudoir, et jusqu'aux chemins et aux sentiers de l'Empire, tout est devenu le théâtre de cette discussion animée et instructive. Aucune portion de la population n'a été oubliée, ou méprisée, ou négligée. L'almanach du free-trader est suspendu au mur de la chaumière; le pamphlet du free-trader se trouve sur la table du plus humble citoyen, et celui même qui ne sait pas lire a été instruit par des peintures éloquentes. Chacun a pu étudier et comprendre la philosophie du travail, de l'échange, des salaires, de l'offre et de la demande. La lumière a pénétré là où elle était le plus nécessaire,—dans le Sénat. Un économiste s'est rencontré qui a revêtu la vérité du langage le plus convaincant, qui a su disposer son argumentation dans un degré de simplicité et de clarté qui n'avait jamais été égalé, qui a fait dominer les principes sur le tumulte des luttes parlementaires. Son éloquence et sa modération ont arraché l'admiration de ses adversaires, et on les aurait vus accourir sous son drapeau s'ils n'eussent été retenus par les liens des hypothèques et par la soif indomptable des rentes élevées. Cet homme a demandé audience aux monopoleurs, et il les a forcés d'entendre sa voix retentir sous les voûtes de leurs orgueilleux palais; ils ont été muets pendant qu'il parlait, et ils sont restés muets quand il cessait de parler; car, triste alternative! ils ne savaient point répondre et ils ne voulaient pas céder. (Bruyantes acclamations.) Ayez donc bon courage. Fuyez les piéges, les manœuvres et les expédients de l'esprit de parti. Laissez aux principes leur propre poids et leur légitime influence. Quand le jour de l'épreuve sera venu, soyez justes et ne craignez rien.—Le devoir est à nous; les conséquences appartiennent à Dieu. Celui qui suit les inspirations de sa conscience, les lois de la nature et les commandements du ciel, peut en toute sécurité abandonner le reste. Au lit de mort, son esprit revenant sur ses actions passées, prononcera ce verdict consolant: Tu as vu ton devoir et tu l'as rempli.—(Applaudissements prolongés.)

Séance du 1er mai 1844.

Le fauteuil est occupé par un membre de l'aristocratie, lord Kinnaird, un des plus grands propriétaires et des plus savants agronomes de la Grande-Bretagne. Cette circonstance répand un nouvel intérêt sur cette séance. Je n'ai pourtant pas cru devoir traduire le discours du noble lord, tant parce que l'espace et le temps me font défaut, qu'à cause du caractère agricole et pratique de ce discours, qui, quoique très-adapté au but de la Ligue, n'offrirait que peu d'intérêt au public français.

M. Ricardo. (L'orateur se livre à quelques réflexions générales et continue ainsi:) Je viens ici sous l'impression du dégoût et n'espérant plus rien de cette autre enceinte où je me suis efforcé de soutenir votre cause. Je viens ici pour en appeler de l'oppresseur à l'opprimé,—de ceux qui font la loi à ceux qui sont victimes de la loi. (Bruyante approbation). Ce n'est pas qu'en quelques occasions, je n'aie entendu développer au Parlement d'excellentes doctrines économiques. J'y ai entendu professer les plus saines doctrines à propos de liéges (rires), et je me suis d'abord étonné de l'unanime accueil qu'elles y ont reçu. (Écoutez! écoutez!) Mais en regardant autour de moi, j'ai vu qu'il n'y avait pas de fabricants de bouchons dans la Chambre. (Nouveaux rires.) J'ai vu encore étaler d'excellents principes au sujet de paille tressée; mais il n'y a pas d'ouvriers empailleurs derrière les bancs de la trésorerie (on rit plus fort), et cette nuit même, j'ai été surpris de voir comme a été bien reçu le dogme de la liberté à propos de raisins de Corinthe. Seulement, je me suis pris à penser que, dans tous mes voyages en chemin de fer dans le pays, je n'ai jamais traversé une plantation de cette espèce. De tout cela je conclus que vous pouvez en user sans façon avec les pauvres bouchonniers, empailleurs, et renverser toute la nichée des petits monopoles; mais ôtez un brin de paille à la ruche des grands monopoles, et vous serez assailli par une nuée de frelons (bruyants applaudissements), qui vous feraient un mauvais parti si leur aiguillon répondait à leur bourdonnement. (Rires et acclamations.) Il n'est pas hors de propos de dire comment nous avons été traités dans cette Chambre. Je me souviens que les seuls arguments qu'on opposa à M. Villiers, la première fois qu'il porta la question au Parlement, ce furent des murmures et des ricanements. Mais quand l'opinion publique a été éveillée dans le pays, ils ont jugé prudent de rompre le silence, et, descendant de leur dédaigneuse position, ils se sont mis à parler de droits acquis. Plus tard, et à mesure que le public a pris la question avec plus de chaleur, ils ont commencé à argumenter. Battus sur tous les points, chassés de position en position, incapables de rester debout, les voilà maintenant qui reviennent sur leurs pas et ne savent plus qu'invoquer les droits acquis. Notre noble Président a déjà fort bien dévoilé la nature de ces droits acquis. Excusez-moi si je m'arrête un moment à expliquer en quoi ils consistent. À ma manière de voir, posséder un droit acquis, c'est avoir dérobé quelque chose à quelqu'un. (Rires.) C'est avoir volé la propriété d'autrui et prétendre qu'on y a droit parce qu'on l'a volée depuis longtemps. (Acclamations.)—Il en est beaucoup d'entre vous qui ont été en France, et ils savent qu'on n'y connaît pas cette classe d'hommes que nous appelons boueurs (Rires.) On est dans l'usage de déposer les cendres et les balayures devant les maisons. Certains industriels, qu'on nomme chiffonniers viennent remuer cette ordure pour y ramasser les chiffons et autres objets de quelque valeur, et se procurent ainsi une chétive subsistance. À l'époque du choléra, le gouvernement français pensa que ces tas d'immondices contribuaient à étendre le fléau et ordonna leur enlèvement; mais en cela il touchait aux droits acquis des chiffonniers. Ceux-ci se soulevèrent; ils avaient des droits acquis sur les immondices, si bien que l'administration, craignant une émeute, ne put prendre des mesures de salubrité et ne les a pas prises encore. (Rires.) La même chose est arrivée à Madrid. Il est d'usage dans cette capitale d'approvisionner les maisons d'eau apportée d'une distance considérable. Il fut question de construire un aqueduc; mais les porteurs d'eau trouvèrent que c'était toucher à leurs droits acquis. Ils avaient un droit acquis sur l'eau et nul ne pouvait s'en procurer qu'en la leur achetant à haut prix. Eh bien! quelque absurdes et ridicules que paraissent ces exemples de droits acquis, je dis qu'il s'en faut de beaucoup qu'ils soient aussi absurdes, aussi déshonnêtes, aussi funestes que les droits acquis qu'invoque l'aristocratie de ce pays. (Approbation.) Quelle fut l'origine de ces prétendus droits? Une guerre longue et terrible, et le prix élevé auquel elle porta les aliments ne fut pas le moins désastreux de ses effets. Elle fut un fléau pour le pays, mais un bienfait pour les propriétaires terriens. Aussi, quand elle fut terminée, au prix des plus grands sacrifices, ils vinrent à la Chambre des communes, et, s'appuyant sur ces mêmes baïonnettes qui avaient combattu l'ennemi, ils firent passer une loi qui avait pour but de maintenir la disette artificielle des aliments et de dépouiller le pays du plus grand bienfait que la paix puisse conférer. (Approbation.) Ils ont, eux aussi, des droits acquis à la disette. Mais le pays a des droits acquis à l'abondance, droits fondés sur une loi antérieure à celles qui émanent du Parlement, car les produits sont répandus dans le monde, non pour l'avantage exclusif des lieux où ils naissent, mais afin que tous les hommes, par des échanges réciproques, puisent à la masse commune une juste part des bienfaits qu'il a plu à la Providence de répandre sur l'humanité. (Acclamations.) Quand nous voyons ces choses, quand nous ne pouvons nous empêcher de les voir, quand il n'est pas un négociant, un manufacturier, un fermier, un propriétaire, un ouvrier à qui elles ne sautent aux yeux, ne faut-il pas s'étonner, je le demande, de voir tout un peuple demeurer dans l'apathie à l'aspect de ses droits foulés aux pieds, à l'aspect de milliers de créatures humaines poussées par la faim dans les maisons de travail? Ne devons-nous pas être frappés de surprise, quand nous entendons un membre du parti protectionniste dire (et pour tout l'univers je ne voudrais pas qu'on eût à me reprocher ces insolentes paroles) que, pour ceux qui n'ont pas de pain, il y a de l'avoine et des pommes de terre? et lorsque, pour toute réponse, un ministre d'État vient nous affirmer que plusieurs millions de quarters de blé pourrissent, en ce moment, dans les greniers de l'Amérique, et qu'il considérerait leur introduction dans ce pays comme une calamité publique? (Applaudissements.) Quoi! les citoyens des États-Unis, les habitants de l'Ukraine et de Pultawa voient leur blé se pourrir; et on vient nous dire que l'échange de ce blé, dont nous manquons, contre des marchandises, dont ils ont besoin, serait une calamité universelle! mais quand ils proclament ouvertement de telles doctrines, en ont-ils bien pesé toutes les conséquences? Ne s'aperçoivent-ils pas que pendant qu'ils croient, par des lois de fer, environner leurs propriétés d'un mur impénétrable, il est fort possible qu'ils ne fassent que susciter des ennemis à la propriété elle-même? Qu'ils se rappellent les paroles qui ont été prononcées, non par un ligueur, non dans cette enceinte, mais par un serviteur du pouvoir: «Le peuple de ce pays reconnaît le droit de propriété. Mais si quelqu'un vient nous dire qu'il y a dans sa propriété quelque attribut particulier qui l'autorise à envahir la nôtre, que nous avons acquise par le travail de nos mains, il est possible que nous nous prenions à penser qu'il y a, dans cette nature de propriété, quelque anomalie, quelque injustice que nous devons loyalement nous efforcer de détruire.» (Approbation.) Ce sont là des sujets sur lesquels je n'aime pas à m'appesantir. Il n'a fallu rien moins pour m'y décider que le souvenir du traitement qu'on nous fait éprouver. (Écoutez!) Je ne vous retiendrai pas plus longtemps; mais avant de m'asseoir, je réclamerai votre assistance, car vous pouvez et vous pouvez seuls nous assister. Nous présentons le clou, mais vous êtes le marteau qui l'enfonce. (Bruyants applaudissements.) Vos ancêtres vous ont légué la liberté civile et religieuse. Ils la conquirent à la pointe de l'épée, au péril de leur vie et de leur fortune. Je ne vous demande pas de tels sacrifices; mais n'oubliez pas que vous devez aussi un héritage à vos enfants, et c'est la liberté commerciale. (Tonnerre d'applaudissements.) Si vous l'obtenez, vous ne regretterez pas vos efforts et vos sacrifices. Rappelez-vous que vos noms seront inscrits dans les annales de la patrie, et, en les voyant, vos enfants et les enfants de vos enfants diront avec orgueil: Voilà ceux qui ont affranchi le commerce de l'Angleterre. (L'honorable membre reprend sa place au bruit d'applaudissements prolongés.)

M. Sommers, fermier du comté de Somerset, succède à M. Ricardo, et traite la question au point de vue de l'intérêt agricole.

La parole est ensuite à M. Cobden. À peine le président a prononcé ce nom, que les applaudissements éclatent dans toute la salle et empêchent pendant longtemps l'honorable orateur de se faire entendre. Le calme étant enfin rétabli, M. Cobden s'exprime en ces termes:

..... Que vous dirai-je sur la question générale de la liberté du commerce, Messieurs, puisque vous êtes tous d'accord à ce sujet? Je ne puis que me borner à vous féliciter de ce que, pendant cette semaine, notre cause n'a pas laissé que de faire quelque progrès en haut lieu. Nous avons eu la présentation du budget,—je ne puis pas dire que ce soit un budget free-trader, car lorsque nous autres, ligueurs, arriverons au pouvoir, nous en présenterons un beaucoup meilleur (Rires; écoutez! écoutez!); mais enfin, il a été fait quelques petites choses lundi soir à la Chambre des communes, et tout ce qui a été fait, a été dans le sens de la liberté du commerce. Que faisaient pendant ce temps-là le duc de Richmond et les protectionnistes? Réunis dans le parloir de Sa Grâce, ils ont, à ce que je crois, déclaré que le premier ministre était allé si loin, qu'il ne lui sera pas permis de passer outre. Mais il est évident pour moi que le premier ministre ne s'inquiète guère de leur ardeur chevaleresque, et qu'il compte plus sur nous qu'il ne les redoute. (Écoutez!)—Il y a une mesure prise par le gouvernement, et qui est excellente en ce qu'elle est totale et immédiate[49]. Je veux parler de l'abolition du droit protecteur sur la laine.—Il y a vingt-cinq ans qu'il y eut une levée en masse de tous les Knatchbulls, Buckinghams et Richmonds de l'époque, qui dirent: «Nous exigeons un droit de 6 d. par livre sur la laine étrangère, afin de protéger nos produits.» Leur volonté fut faite. À cinq ans de là, M. Huskisson déclara que, selon les avis qu'il recevait des manufactures de Leeds, si ce droit n'était pas profondément altéré et presque aboli, toutes les fabriques de drap étaient perdues, et que, dès lors, les fermiers anglais verraient se fermer pour leurs laines le marché intérieur. À force d'habileté et d'éloquence, M. Huskisson réduisit alors ce droit de 6 à 1 denier, et c'est ce dernier denier dont nous nous sommes débarrassés la semaine dernière.—Lorsqu'il fut proposé de toucher à ce droit, les agriculteurs (j'entends les Knatchbulls et les Buckinghams d'alors) exposèrent que, s'il était aboli, il n'y aurait plus de bergers ni de moutons dans le pays. À les entendre, les bergers seraient contraints de se réfugier dans les workhouses, et quant aux pauvres moutons, on aurait dit qu'ils portaient sur leurs dos toute la richesse et la prospérité du pays. Enfin il ne resterait plus qu'à pendre les chiens.—Les voilà forcés maintenant d'exercer l'industrie pastorale sans protection. Pourquoi ne pratiqueraient-ils pas la culture et la vente du blé sur le même principe? Si l'abolition totale et immédiate des droits sur le blé est déraisonnable, pourquoi le gouvernement opère-t-il l'abolition totale et immédiate du droit sur la laine? Ainsi, chaque pas que font nos adversaires, nous fournit un sujet d'espérance et de solides arguments. Voyez pour le café! nous n'en avons pas entièrement fini, mais à moitié fini avec cette denrée. Le droit était primitivement et est encore de 4 d. sur le café colonial et de 8 d. sur le café étranger. Cela conférait justement une prime de 4 d. par livre aux monopoleurs, puisqu'ils pouvaient vendre à 4 d. plus cher qu'ils n'auraient fait sans ce droit. Sir Robert Peel a réduit la taxe sur le café étranger, sans toucher à celle du café colonial, ne laissant plus à celui-ci qu'une prime de 2 deniers par livre. Je ne puis donc pas dire: C'en est fait, mais c'est à moitié fait. Nous obtiendrons l'autre moitié en temps et lieu. (Très-bien.) Vient ensuite le sucre. Mesdames, vous ne pouvez faire le café sans sucre, et toute la douceur de vos sourires ne parviendrait pas à le sucrer. (Rires.) Mais nous nous trouvons dans quelque embarras à ce sujet, car il est survenu au gouvernement de ce pays des scrupules de conscience. Il ne peut admettre le sucre étranger, parce qu'il porte la tache de l'esclavage. Gentlemen, je vais divulguer un secret d'État. Il existe sur ce sujet une correspondance secrète entre les gouvernements anglais et brésilien. Vous savez que les hommes d'État écrivent quelquefois à leurs agents au dehors des lettres et des instructions confidentielles, qui ne sont publiées qu'au bout de cent ans, quand elles n'ont plus qu'un intérêt de curiosité. Je vais vous en communiquer une de notre gouvernement à son ambassadeur au Brésil, qui ne devait être publiée que dans cent ans. Vous n'ignorez pas que c'est sur la question des sucres que le cabinet actuel évinça l'administration antérieure. Lord Sandon, lorsqu'il s'opposa, par un amendement, à l'introduction du sucre étranger proposée par le ministère whig, se fonda sur ce qu'il serait impie de consommer du sucre-esclave. Mais il ne dit pas un mot du café. La lettre dont je vais vous donner connaissance vous expliquera le reste: «Informez le gouvernement brésilien que nous avons des engagements relativement au sucre, et qu'en présentant le budget, nous nous verrons forcés de dire au peuple d'Angleterre, très-crédule de sa nature et disposé à accueillir tout ce qu'il nous plaira, de lui dire de dessus nos siéges de la Chambre des communes, qu'il serait criminel d'encourager l'esclavage et la traite par l'admission du sucre du Brésil.—Mais afin de prouver au gouvernement brésilien que nous n'avons aucune intention de lui nuire, nous aurons soin de faire précéder nos réserves, à l'égard du sucre, de la déclaration que nous admettons le café brésilien sous la réduction de 2 d. par livre du droit actuel.—Et comme quatre esclaves sur cinq sont employés au Brésil sur les plantations de café, et que cet article forme les trois cinquièmes de toutes les exportations de ce pays (toutes choses que le peuple d'Angleterre ignore profondément), le gouvernement auprès duquel vous êtes accrédité demeurera convaincu que nous ne voulons aucun mal à ses plantations, que l'esclavage et la traite ne nous préoccupent guère, mais que nous sommes contraints d'exclure leur sucre par les exigences de notre parti et de notre position particulière. Mais faites-lui bien comprendre en même temps avec quelle adresse nous avons désarçonné les whigs par cette manœuvre.» (Rires et applaudissements.) Telle est la teneur de la dépêche du cabinet actuel à son envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire au Brésil, dépêche qui sera publiée dans cent ans d'ici. Il n'est pas douteux que beaucoup de gens se sont laissé prendre à cet étalage d'intérêt affecté au sujet de l'esclavage; bons et honnêtes philanthropes, si tant est que ce ne soit pas trop s'avancer que de décerner ce titre à des hommes qui se complaisent dans la pure satisfaction d'une conscience aveugle, car la bienveillance du vrai philanthrope doit bien être guidée par quelque chose qui ressemble à la raison. Il y a une classe d'individus qui se sont acquis de nos jours une certaine renommée, qui veulent absolument nous assujettir, non aux inspirations d'une charité éclairée, mais au contrôle d'un pur fanatisme. Ces hommes, sous le prétexte d'être les avocats de l'abolition, pétitionnent le gouvernement pour qu'il interdise au peuple de ce pays l'usage du sucre, à moins qu'il ne soit prouvé que ce sucre est pur de la tache de l'esclavage, comme ils l'appellent. Y a-t-il quelque chose dans l'ordre moral, analogue à ce qui se passe dans l'ordre physique, d'où l'on puisse inférer que certains objets sont conducteurs, d'autres non conducteurs d'immoralité? (Rires.) Que le café, par exemple, n'est pas conducteur de l'immoralité de l'esclavage; mais que le sucre est très-conducteur, et qu'en conséquence il n'en faut pas manger? J'ai rencontré de ces philanthropes sans logique, et ils m'ont personnellement appelé à répondre à leurs objections contre le sucre-esclave. Je me rappelle, entre autres circonstances, avoir discuté la question avec un très-bienveillant gentleman, enveloppé d'une belle cravate de mousseline blanche. (Rires.) «N'ajoutez pas un mot, lui dis-je, avant d'avoir arraché cette cravate de votre cou.» (Éclats de rire.) Il me répondit que cela n'était pas praticable. (Oh! oh!) «J'insiste, lui répondis-je, cela est praticable, car je connais un gentleman qui se refuse des bas de coton, même en été (rires), et qui ne porterait pas des habits cousus avec du fil de coton s'il le savait.» (Nouveaux rires.) Je puis vous assurer que je connais un philanthrope qui s'est imposé ce sacrifice.—«Mais, ajoutai-je, s'il n'est pas praticable pour vous, qui êtes là devant moi avec du produit esclave autour de votre cou, de vous passer de tels produits, cela est-il praticable pour tout le peuple d'Angleterre? Cela est-il praticable pour nous comme nation? (Applaudissements.) Vous pouvez bien, si cela vous plaît, défendre par une loi l'introduction du sucre-esclave en Angleterre. Mais atteindrez-vous par là votre but? Vous recevez dans ce pays du sucre-libre; cela fait un vide en Hollande ou ailleurs qui sera comblé avec du sucre-esclave.» (Applaudissements.) Avant que des hommes aient le droit de prêcher de telles doctrines et d'appeler à leur aide la force du gouvernement, qu'ils donnent, par leur propre abnégation, la preuve de leur sincérité. (Écoutez! écoutez!) Quel droit ont les Anglais, qui sont les plus grands consommateurs de coton du monde, d'aller au Brésil sur des navires chargés de cette marchandise, et là, levant les yeux au ciel, versant sur le sort des esclaves des larmes de crocodile, de dire: Nous voici avec nos chargements de cotons; mais nous éprouvons des scrupules de conscience, des spasmes religieux, et nous ne pouvons recevoir votre sucre-esclave en retour de notre coton-esclave? (Bruyants applaudissements.) Il y a là à la fois inconséquence et hypocrisie. Croyez-moi, d'habiles fripons se servent du fanatisme pour imposer au peuple d'Angleterre un lourd fardeau. (Écoutez! écoutez!) Ce n'est pas autre chose. Des hommes rusés et égoïstes exploitent sa crédulité et abusent de ce que sa bienveillance n'est pas raisonnée. Nous devons en finir avec cette dictature que la raison ne guide pas. (Applaudissements.) Oseront-ils dire que je suis l'avocat de l'esclavage, parce que je soutiens la liberté du commerce? Non, je proclame ici, comme je le ferai partout, que deux principes également bons, justes et vrais, ne peuvent jamais se contrarier l'un l'autre. Si vous me démontrez que la liberté du commerce est calculée pour favoriser, propager et perpétuer l'esclavage, alors je m'arrêterai dans le doute et l'hésitation, j'examinerai laquelle des deux, de la liberté personnelle ou de la liberté des échanges, est la plus conforme aux principes de la justice et de la vérité; et comme il ne peut y avoir de doute que la possession d'êtres humains, comme choses ou marchandises, ne soit contraire aux premiers principes du christianisme, j'en conclurai que l'esclavage est le pire fléau, et je serai préparé à abandonner la cause de la liberté commerciale elle-même. (Applaudissements enthousiastes.) Mais j'ai toujours été d'opinion avec les grands écrivains qui ont traité ce sujet, avec les Smith, les Burke, les Franklin, les Hume,—les plus grands penseurs du siècle,—que le travail esclave est plus coûteux que le travail libre, et que s'ils étaient livrés à la libre concurrence, celui-ci surmonterait celui-là.

L'orateur développe cette proposition. Il démontre par plusieurs citations d'enquêtes et de délibérations émanées de la société contre l'esclavage (anti-slavery society), que cette grande association a toujours considéré la libre concurrence comme le moyen le plus efficace de détruire l'esclavage, en abaissant assez le prix des produits pour le rendre onéreux.

Et maintenant, continue-t-il, j'adjure les abolitionnistes de faire ce que font les free-traders, d'avoir foi dans leurs propres principes (applaudissements), de se confier, à travers les difficultés de la route, à la puissance de la vérité. Comme free-traders, nous ne demandons pas l'admission du sucre-esclave, parce que nous préférons le travail de l'esclave à celui de l'homme libre, mais parce que nous nous opposons à ce qu'un injuste monopole soit infligé au peuple d'Angleterre, sous le prétexte d'abolir l'esclavage. Nous nions que ce soit là un moyen loyal et efficace d'atteindre ce but. Bien au contraire, c'est assujettir le peuple de la Grande-Bretagne à un genre d'oppression et d'extorsion qui n'est dépassé en iniquité que par l'esclavage lui-même. Nous soutenons, avec la Convention des abolitionnistes (anti-slavery convention), que le libre travail, mis en concurrence avec le travail esclave, ressortira moins cher, sera plus productif, qu'il l'étouffera à la fin, à force de rendre onéreux au planteur l'affreux système de retenir ses frères en servitude. (Applaudissements.) Eh quoi! ne serait-ce point une chose monstrueuse que, dans la disposition du gouvernement moral de ce monde, les choses fussent arrangées de telle sorte que l'homme fût rémunéré pour avoir exercé l'injustice envers son semblable! L'abondance et le bon marché: voilà les récompenses promises dès le commencement à ceux qui suivent le droit sentier. Mais si un meilleur marché, une plus grande abondance, sont le partage de celui qui s'empare de son frère et le force au travail sous le fouet, plutôt que de celui qui offre une loyale récompense à l'ouvrier volontaire; s'il en est ainsi, je dis que cela bouleverse toutes les notions que nous nous faisions du juste, et que c'est en contradiction avec ce que nous croyons du gouvernement moral de l'univers. (Bruyants applaudissements.) Si donc il est dans la destinée de la libre concurrence de renverser l'esclavage, je demande aux abolitionnistes qui ont proclamé cette vérité, comment ils peuvent aujourd'hui, en restant conséquents avec eux-mêmes, venir pétitionner la Chambre des communes, lui demander d'interdire cette libre concurrence, c'est-à-dire d'empêcher que les moyens mêmes qu'ils ont proclamés les plus efficaces contre l'esclavage ne soient mis en œuvre dans ce pays. Je veux bien croire que beaucoup de ces individus sont honnêtes. Ils ont prouvé leur désintéressement par les travaux auxquels ils se sont livrés; mais qu'ils prennent bien garde de n'être pas les instruments aveugles d'hommes subtils et égoïstes; d'hommes qui ont intérêt à maintenir le monopole du sucre, qui est aussi pour ce pays l'esclavage sous une autre forme, d'hommes qui, pour arriver à leur fin personnelle et inique, s'empareront effrontément des sentiments de ce peuple, et exploiteront sans scrupule cette vieille horreur britannique contre l'esclavage.

Le reste de ce discours a trait aux mesures prises par l'association pour élargir et purifier les cadres du corps électoral. La Ligue s'étant plus tard exclusivement occupée de cette œuvre, nous aurons occasion de faire connaître ses plans et ses moyens d'exécution.

On remarquera les efforts auxquels sont obligés de se livrer les free-traders pour prémunir le peuple contre l'exploitation par les monopoleurs du sentiment public à l'égard de l'esclavage; ce qui prouve au moins l'existence, la sincérité et même la force aveugle de ce sentiment.

Séance du 14 mai 1844.

Le fauteuil est occupé par M. John Bright, m. P., qui ouvre la séance par l'allocution suivante, dont nous donnons ici des extraits, quoiqu'elle n'ait qu'un rapport indirect avec la question de la liberté commerciale, mais parce qu'elle nous paraît propre à initier le lecteur français dans les mœurs anglaises, sous le rapport électoral.

Ladies et gentlemen, le président du conseil de la Ligue devait aujourd'hui occuper le fauteuil; mais quand je vous aurai expliqué la cause de son absence, vous serez, comme moi, convaincus qu'il ne pouvait pas être plus utilement occupé dans l'intérêt de notre cause. Il est en ce moment engagé dans les dispositions qu'exige la grande lutte électorale qui se prépare dans le Sud-Lancastre; et connaissant, comme je le fais, l'habileté extraordinaire de M. G. Wilson en cette matière, je suis certain qu'il n'est aucun homme dont on eût plus mal à propos négligé les services. (Bruyantes acclamations.) Lorsque je promène mes regards sur la foule qui se presse dans ce vaste édifice, quand je considère combien de fois elle y a déployé son enthousiasme, combien de fois elle y est accourue, non pour s'abreuver des charmes de l'éloquence, mais pour montrer au monde qu'elle adhère pleinement aux principes que la Ligue veut faire prévaloir, je suis certain aussi qu'en ce moment des milliers de cœurs battent dans cette enceinte, animés du vif désir de voir la lutte qui vient de s'ouvrir dans le Lancastre se terminer par le triomphe de la cause de la liberté commerciale. (Acclamations prolongées.) Il y a des bourgs de peu d'importance où nous ne pouvons compter sur aucune ou presque aucune voix indépendante, et, sous ce rapport, les résolutions du Lancastre ont plus de poids que celles d'une douzaine de bourgs tels que Woodstock ou Abingdon. C'est pourquoi les vives sympathies de ce meeting se manifestent au sujet de la lutte actuelle, et il désire que les électeurs du Lancastre sachent bien toute l'importance qu'il y attache. Et quelle que soit notre anxiété, je crains encore que nous ne voyons pas ce grand débat avec tout l'intérêt qu'il mérite (Écoutez!) J'ai souvent rencontré des personnes dans le sud de l'Angleterre qui parlent du Lancastre comme d'un comté d'une importance ordinaire; comme n'en sachant pas autre chose, si ce n'est—qu'il renferme un grand nombre de manufacturiers avares et cupides, dont quelques-uns très-riches, et une population compacte d'ouvriers brutalisés, mal payés et dégradés;—qu'il contient un grand nombre de villes considérables, de morne apparence, reliées entre elles par des chemins de fer (rires); que chaque trait de ce pays est plus fait pour inspirer la tristesse que le contentement; qu'il n'a de valeur que par ce qu'on en retire; que c'est une terre, en un mot, dont le touriste et l'amateur du pittoresque doivent soigneusement s'éloigner. (Rires et applaudissements.)—Je suis né dans ce comté, j'y ai vécu trente ans; j'en connais la population, l'industrie et les ressources, et j'ai la conviction, j'ai la certitude qu'il n'y a pas en Angleterre un autre comté qui puisse lui être comparé, et dont l'importance influe au même degré sur le bien-être et la grandeur de l'empire. (Bruyantes acclamations.) C'est certainement le plus populeux, le plus industrieux, le plus riche comté de l'Angleterre. Comment cela est-il arrivé? Il fut un temps où il présentait un aspect bien différent. On le considérait comme un désert, il y a deux cent quarante ans. Cambden, dans son voyage, traversa le pays de York à Durham, et sur le point de pénétrer dans le Lancastre, son esprit se remplit d'appréhension. «J'approche du Lancastre, écrivait-il, avec une sorte de terreur.» (De notre temps il ne manque pas de gens qui ne pensent aussi au Lancastre qu'avec terreur.) (Rires et applaudissements.) «Puisse-t-elle n'être pas un triste présage! cependant pour n'avoir pas l'air d'éviter ce pays, je suis décidé à tenter les hasards de l'entreprise, et j'espère que l'assistance de Dieu, qui m'a accompagné jusqu'ici, ne m'abandonnera pas en cette circonstance.» (Écoutez! écoutez!) Il parle de Rochdale, Bury, Blackburn, Preston, Manchester, comme de villes de quelque industrie; il mentionne LiverpoolLitherpool, et par abréviation Lerpool, comme une petite place sur le rivage, bien située pour faire voile vers l'Irlande. Mais il ne dit pas un mot de Ashton, Bolton, Oldham, Salford et autres villes, et il n'y a aucune raison de croire qu'elles étaient connues à cette époque. (Écoutez! écoutez!) Il n'est pas inutile de consacrer quelques instants à examiner le prodigieux accroissement de valeur qu'a acquis la propriété dans ce comté. En 1692, il y a un siècle et demi, la valeur annuelle était de 7,000 liv. sterl. En 1841, elle était de 6,192,000 liv. sterl. (Bruyantes acclamations.) Ainsi l'accroissement moyen dans ce comté, pendant cent cinquante ans, a été de 6,300 pour cent. Par là les landlords peuvent apprécier combien l'industrie réagit favorablement sur la propriété.

L'orateur entre ici dans quelques détails statistiques sur les étonnants progrès du Lancastre, et poursuit ainsi:

À qui sont dus ces grands changements? (Acclamations.) Est-ce aux seigneurs terriens? (Non, non.) Il y a quarante-quatre ans que l'antiquaire Whittaker, dans son histoire de Whalley, dépeignait l'état des propriétaires terriens du Lancastre, comme n'ayant subi aucun changement depuis deux siècles. «Ils aiment, disait-il, la vie de famille; sont sans curiosité et sans ambition. Ils demeurent beaucoup chez eux, et s'occupent d'amusements domestiques peu délicats, mais aussi peu coûteux.» Il ajoute qu'il ne rencontra parmi eux qu'un homme ayant de la littérature. (Rires.) Si tels étaient les propriétaires du Lancashire, ce ne sont donc pas eux qui l'ont fait ce qu'il est. Il existe dans ce comté beaucoup de vieilles demeures, résidences d'anciennes familles, maintenant éteintes pour la plupart; elles se sont vu dépasser dans la carrière par une autre classe d'hommes. Leurs habitations sont transformées en manufactures, et elles-mêmes ont été balayées de toute la partie méridionale du comté; non qu'elles aient souffert la persécution ou la guerre, car elles ont eu les mêmes chances ouvertes à tous les citoyens; mais, fruges consumere nati, elles n'ont pas jugé nécessaire de cultiver leur intelligence, elles n'ont cru devoir se livrer à aucun travail. D'autres hommes se sont élevés, qui, s'emparant des inventions de Watt et d'Arkwright, dédaignées par les classes nobles, ont effacé les anciens magnats du pays et se sont mis à la tête de cette grande population. (Acclamations.) C'est l'industrie, l'intelligence et la persévérance de ces générations nouvelles qui, en se combinant, ont fait du Lancastre ce que nous le voyons aujourd'hui. Ses minéraux sont inappréciables; mais gisant depuis des siècles sous la surface de son territoire, il a fallu que des races nouvelles, pleines de séve et de jeunesse, les ramenassent à la lumière, pour les transformer en ces machines puissantes si méprisées par d'autres classes; machines qui sont comme les bras de l'Angleterre, dont elle se sert pour disséminer dans le monde les richesses de son industrie, rapporter et répandre avec profusion, au sein de l'empire, les trésors accumulés dans tout l'univers. (Tonnerre d'applaudissements.) Ce souple et léger duvet arraché à la fleur du cotonnier, telle est la substance à laquelle cette grande nation doit sa puissance et sa splendeur. (Applaudissements.) Ainsi, le Lancastre est l'enfant du travail et de l'industrie sous leurs formes les plus magnifiques. Naguère il essayait encore ses premiers pas dans la vie; il est maintenant plein de force et de puissance, et dans le court espace de temps qui suffit à l'enfant pour devenir homme, il est devenu un géant aux proportions colossales. Et pourtant, malgré sa vigueur, ce géant languit comme abattu sous les liens et les chaînes qu'une politique imprévoyante, ignorante et arriérée a imposés à ses membres musculeux. (Applaudissements prolongés.) La question, pour les électeurs du Lancastre, est donc de savoir si ces entraves doivent durer à toujours. (Écoutez! écoutez!) Riveront-ils eux-mêmes ces fers par leurs suffrages, ou sauront-ils s'en dégager comme des hommes? Si les électeurs savaient tout ce qui dépend de leurs votes, quel est l'homme, dans ce comté, ou ailleurs, qui oserait aller leur demander leurs voix en faveur de ce fléau pestilentiel—la loi-céréale, et tous les monopoles qui l'accompagnent? (Bruyantes acclamations.) S'ils étaient pénétrés de cette conviction (et je crois qu'elle a gagné beaucoup d'entre eux) que la détresse des cinq dernières années doit son origine à cette loi; s'ils savaient qu'elle a précipité bien des négociants de la prospérité à la ruine, et bien des artisans de l'aisance à la misère; qu'elle a poussé le peuple à l'expatriation, porté la désolation dans des milliers de chaumières, la douleur et le découragement dans le cœur de millions de nos frères; s'ils savaient cela, croyez-vous qu'ils iraient appuyer de leurs suffrages la plus aveugle, la plus hypocrite folie qui soit jamais entrée dans l'esprit de la législation d'aucun peuple de la terre? (Acclamations prolongées.) Oh! si les électeurs pouvaient voir ce meeting; si chacun d'eux, debout sur cette estrade, pouvait sentir les regards de six mille de ses compatriotes se fixer sur son cœur et sur sa conscience et y chercher si l'on y découvre quelque souci du bien public, quelque trace de l'amour du pays, je vous le demande, en est-il un seul assez dur et assez stupide pour se présenter ensuite aux hustings et y lever la main en faveur de cet effroyable fléau?—Mais je conçois d'autres et de meilleures espérances. J'espère que le résultat de cette lutte tournera à la gloire de notre grande cause. Le principe de la liberté gagne du terrain de toutes parts.—Il peut arriver encore, pendant quelque temps, que vous ne réussirez pas dans les élections; il se peut que votre minorité actuelle dans le Parlement ne soit pas près de se transformer en majorité; il peut se rencontrer encore des organes de la presse qui nient nos progrès, raillent nos efforts et cherchent à les paralyser.—Tout cela peut être; mais le flot est en mouvement; il s'enfle, il s'avance et ne reculera pas. Dans les assemblées publiques, comme au sein des foyers domestiques, partout où nous allons, partout où nous nous mêlons, nous voyons le préjugé de la «protection» mis à nu, et le principe de la liberté dominer les intelligences. (Applaudissements bruyants et prolongés.)

La lutte actuelle du Lancashire nous offre encore un sujet de satisfaction. Le candidat des free-traders est le chef d'une des maisons de commerce les plus puissantes de ce royaume, et peut-être du monde. C'est un homme de haute position, de longue expérience, de vastes richesses, et de grand caractère. Il a d'énormes capitaux engagés, soit dans des entreprises commerciales, soit dans des propriétés territoriales. Ses principales relations sont aux États-Unis, et c'est ce qui me plaît dans sa candidature. Il a vécu longtemps en Amérique; il y a un établissement considérable; il sent avec quelle profusion la Providence a accordé à ce pays les moyens de satisfaire les besoins de celui-ci, et combien, d'un autre côté, le génie, l'industrie et le capital de l'Angleterre sont merveilleusement calculés pour répandre sur nos frères d'outre-mer les bienfaits de l'aisance et du bien-être. (Acclamations.) Il est un de ces hommes qui sont debout, pour ainsi dire, sur les rivages de cette île, comme représentant les classes laborieuses, et qui échangent, par-dessus l'Atlantique, les vêtements que nous produisons contre les aliments qui nous manquent. Si ce n'était cette loi, que sa mission au Parlement sera de déraciner à jamais; si ce n'était cette loi, il ne rapporterait pas seulement d'Amérique du coton, du riz, du tabac, et d'autres produits de cette provenance, mais encore et surtout ce qui les vaut tous, l'aliment, l'aliment substantiel pour les millions de nos concitoyens réduits à la plus cruelle des privations. (Les acclamations se renouvellent avec un enthousiasme toujours croissant.) L'accueil que vous faites aux sentiments que j'exprime prouve qu'il y a dans cette assemblée une anxiété profonde quant au résultat de cette grande lutte électorale, et que nous, qu'elle concerne plus spécialement, dans les meetings que nous tiendrons dans le Lancastre, dans les discours que nous y prononcerons, dans les écrits que nous y ferons circuler, nous sommes autorisés à dire aux 18,000 électeurs de ce comté que les habitants de cette métropole, représentés par la foule qui m'entoure, les prient, les exhortent, les adjurent, par tout ce qu'il y a de plus sacré au monde, de rejeter au loin toute manœuvre, tout préjugé, tout esprit de parti; de mépriser les vieux cris de guerre des factions; de marcher noblement et virilement sous la bannière qui fait flotter dans les airs cette devise: Liberté du commerce pour le monde entier; pleine justice aux classes laborieuses de l'Angleterre.

À la fin de ce brillant discours, l'assemblée se lève en masse et fait retentir pendant plusieurs minutes des applaudissements enthousiastes, au milieu desquels M. Bright reprend le fauteuil. Au bout d'un moment, il s'avance encore et dit: Le meeting entendra maintenant M. James Wilson que j'ai le plaisir d'introduire auprès de vous comme un des plus savants économistes de l'époque.

M. James Wilson s'avance et est accueilli par des marques de satisfaction. Il s'exprime en ces termes:

Monsieur le président, ladies et gentlemen, pour ceux qui, depuis plusieurs années, ont suivi avec un profond intérêt les progrès de cette question, il n'est peut-être pas de spectacle plus consolant à la fois et plus encourageant que celui que nous offrent ces vastes réunions. Nous ne devons pas perdre de vue cependant que la forte conviction qui nous anime n'a pas encore gagné l'ensemble du pays, la grande masse des électeurs du royaume, et malheureusement la plus grande portion de la législature; et nous devons nous rappeler que, sur le sujet qui nous occupe, les esprits flottent encore au gré d'un grand nombre de préjugés spécieux, qu'il est de notre devoir de combattre et de dissiper par tous les moyens raisonnables. Un de ces sophismes, qui peut-être en ce moment nuit plus que tout autre au progrès de la cause de la liberté commerciale, c'est l'accusation d'inconséquence qui nous est adressée, relativement à une double assertion que nous avons souvent à reproduire. Cette imputation est souvent répétée au dedans et au dehors des Chambres; elle est dans la bouche de toutes les personnes qui soutiennent des doctrines opposées aux nôtres, et je crois que, présentée sans explication, elle ne manque pas d'un certain degré de raison apparente. Par ce motif, nous devons nous attacher à détruire ce préjugé. J'ai l'habitude de considérer ces meetings comme des occasions d'instruction plutôt que d'amusement. Lors donc que je me propose d'élucider une ou deux difficultés qui me paraissent, dans le moment actuel, agir contre le progrès de notre cause, j'ai la confiance que vous m'excuserez si je renferme mes remarques dans ce qui est capable de procurer une instruction solide, plutôt que dans ce qui serait de nature à divertir les esprits ou exciter les passions. Cette inconséquence, à laquelle je faisais allusion, et qu'on nous attribue trop souvent, consisterait en ceci: que, lorsque nous nous adressons aux classes manufacturières et commerciales, nous représentons les effets des lois-céréales comme désastreux, en conséquence de la cherté des aliments qu'elles infligent au consommateur; tandis que d'un autre côté, quand nous nous adressons à la population agricole, nous lui disons que la liberté commerciale ne nuira pas à ses intérêts quant aux prix actuels, et moins encore peut-être, quant aux prix relatifs.—Ces assertions, j'en conviens, paraissent se contredire, et cependant je crois pouvoir prouver qu'elles sont toutes deux exactes.—Il faut toujours avoir présent à l'esprit que la «cherté» et le «bon marché» peuvent être l'effet de deux causes distinctes.—La cherté peut provenir ou de la rareté, ou d'une grande puissance de consommation dans la communauté. Si la cherté provient de la rareté, alors les prix s'élèvent pour les consommateurs au-dessus de leurs moyens relatifs d'acquisition. Si la cherté est l'effet d'un accroissement dans la demande, cela implique une plus grande puissance de consommation, ou, en d'autres termes, le progrès de la richesse publique. D'un autre côté, le bon marché dérive aussi de deux causes. Il peut être le résultat de l'abondance, et alors c'est un bien pour tous; mais il peut être produit aussi, ainsi que nous en avons eu la preuve dans ces deux dernières années, par l'impuissance du consommateur à acheter les objets de première nécessité.—Maintenant, ce que je soutiens, c'est que les restrictions et les monopoles tendent à créer cette sorte de cherté qui est préjudiciable, parce qu'elle naît de la rareté; tandis que la liberté du commerce pourrait bien aussi amener la cherté, mais seulement cette sorte de cherté qui suit le progrès de la richesse et accompagne le développement de la puissance de consommation.—De même, il peut arriver que les mesures restrictives soient suivies du bon marché, non de ce bon marché qui est l'effet de l'abondance, mais de ce bon marché qui prouve l'absence de facultés parmi les consommateurs. C'est pourquoi je dis que la première tendance des lois-céréales, l'objet et le but même de notre législation restrictive, c'est de limiter la quantité. Si elles limitent la quantité, leur premier effet, j'en conviens, est d'élever le prix.—Mais l'effet d'approvisionnements restreints, c'est diminution d'industrie, suivie de diminution dans l'emploi, suivie elle-même de diminution dans les moyens de consommer, d'où résulte, pour effet dernier et définitif, diminution de prix. (Bruyants applaudissements.) Sur ce fondement, je soutiens que les lois-céréales, ou toutes autres mesures restrictives, manquent leur propre but, et cessent, à la longue, de profiter à ceux-là mêmes dont elles avaient l'avantage en vue. En effet, ce système produit d'abord des prix élevés, mais trompeurs, parce qu'il ne peut les maintenir. Il entraîne dans des marchés qu'on ne peut tenir, dans des contrats qui se terminent par le désappointement; il sape dans leur base même les ressources de la communauté, parce qu'il lèse les intérêts et détruit les facultés de la consommation. Combien est clair et palpable cet enchaînement d'effets, en ce qui concerne la restriction, qui nous occupe principalement, la loi-céréale! Sa tendance est d'abord de limiter la quantité des aliments, et par conséquent d'en élever le prix; mais sa seconde tendance est de détruire l'industrie.—Cependant, le fermier a stipulé sur son bail une rente calculée sur le haut prix promis par la législature; mais, dans la suite des événements, l'industrie est paralysée, le travail délaissé, les moyens de consommer diminuent, et en définitive, le prix des aliments baisse, au désappointement du fermier et pour la ruine de tout ce qui l'entoure. (Approbation.)—Raisonnons maintenant dans l'hypothèse d'une parfaite liberté dans le commerce des céréales. L'argument serait le même pour toute autre denrée, mais bornons-nous aux céréales.—Si l'importation était libre, la tendance immédiate serait d'augmenter la quantité, et il s'ensuivrait peut-être une diminution de prix. Mais avec des quantités croissantes vous auriez un travail croissant, et avec un travail croissant, plus d'emploi pour vos navires et vos usines, vos marins et vos ouvriers, plus de communications intérieures, une meilleure distribution des aliments parmi les classes de la communauté, finalement plus de travail, afin de créer précisément les choses que vous auriez à donner en payement du blé ou du sucre. Je dis donc que, quoique la première tendance de la liberté commerciale soit de réduire les prix, son effet ultérieur est de les relever, de les maintenir à un niveau plus égal et plus régulier que ne peut le faire le système restrictif. Il n'y a peut-être pas d'erreur plus grossière que celle qui consiste à attribuer trop d'importance aux prix absolus. Quand nous parlons de diminuer les droits, on nous dit sans cesse: «Cela fera tout au plus une différence d'un farthing ou d'un penny par livre, et qu'est-ce que cela dans la consommation d'un individu?» Mais quand la différence serait nulle, quand le sucre conserverait son prix actuel, s'il est vrai que la diminution du droit doit amener dans le pays une quantité additionnelle de sucre, cela même est un grand bien pour la communauté. En un mot si la nation peut importer plus de sucre, et payer, la plus grande quantité au même prix qu'elle payait la plus petite, c'est là précisément ce qui témoigne de son progrès, parce que cela prouve que son travail s'est assez accru pour la mettre en mesure de consommer, au même taux, des quantités additionnelles.

Nous avons eu, l'année dernière, des preuves remarquables de la vérité de ces principes. Au commencement de l'an, les prix en toutes choses étaient extraordinairement réduits. Les produits agricoles de toute nature, les objets manufacturés de toute espèce étaient à très-bon marché, et les matières premières de toute sorte, à des prix plus bas qu'on ne les avait jamais vues. La conséquence de ce bon marché (et ces faits se suivent toujours aussi régulièrement que les variations du mercure suivent, dans le baromètre, les variations de la pesanteur de l'air), la conséquence de ce bon marché, dis-je, fut de donner à l'industrie une impulsion qui réagit sur les prix. Pendant l'année, vous avez vu s'accroître l'importation de presque toutes les matières premières, et spécialement de cet article (la laine) dont s'occupe maintenant la législature et qui témoigne si hautement de la vérité de nos principes. Le duc de Richmond se plaint amèrement de ce que sir Robert Peel se propose d'abolir le droit sur la laine. Il est persuadé que la libre introduction de la laine étrangère diminuera la valeur des toisons que lui fournissent ses nombreux troupeaux du nord de l'Écosse. Mais si le noble duc s'était donné la peine d'examiner la statistique commerciale du pays (et il n'a certes pas cette prétention), il aurait trouvé que nos plus fortes importations ont toujours coïncidé avec l'élévation du prix des laines indigènes, et que c'est quand nous cessons d'importer que ces prix s'avilissent. En 1819, la laine étrangère était assujettie à un droit de 6 d. par livre, et nos importations étaient de 19,000,000 livres. M. Huskisson décida le gouvernement et la législature à réduire le droit à 1 d., et depuis ce moment, l'importation s'accrut jusqu'à ce qu'elle a atteint, en 1836, le chiffre de 64,000,000 liv.; durant cette période, le prix de la laine indigène, au lieu de baisser par l'effet d'importations croissantes, s'éleva de 12 à 19 d. par livre. Depuis 1836 (et ceci est à remarquer), pendant les années des crises commerciales, l'importation de la laine est tombée de 64 millions à 40 millions de livres (1842), et pendant ce temps, bien que la laine indigène n'ait eu à lutter que contre une concurrence étrangère réduite de 20 millions de livres, elle a baissé de 19 d. à 10 d.—Enfin, l'année dernière, l'état des affaires s'est amélioré. J'ai dans les mains un document qui constate l'importation des trois premiers mois de l'année dernière, comparée à celle de la période correspondante de cette année. Je trouve qu'elle fut alors de 4,500,000 livres, et qu'elle a été maintenant de 9,500,000 livres; et dans le moment actuel, le producteur anglais, malgré une importation plus que double, reçoit un prix plus élevé de 25 pour 100. Ces principes sont si vrais, que les faits viennent, pour ainsi dire, les consacrer de mois en mois. J'en rappellerai encore un bien propre à résoudre la question, et je le soumets au noble duc et à tous ceux qui s'opposent à la mesure proposée par le ministère. Je viens de dire qu'en 1842 l'importation fut de 4,500,000 livres, et le prix de 10 d.,—en 1843, l'importation a été de 9,500,000 livres et le prix de 13 d. Mais il faut examiner l'autre face de la question; il faut s'enquérir de nos exportations d'étoffes de laine, car c'est là qu'est la solution du problème. Nous ne pouvons en effet acheter au dehors sans y vendre; y augmenter vos achats, c'est y augmenter vos ventes. Il est évident que l'étranger ne vous donne rien pour rien, et si vous pouvez importer, cela prouve que vous devez exporter. (Bruyantes acclamations.) Je trouve que, dans les trois premiers mois de 1842, quand vous importiez peu de laines et que les prix étaient avilis, vos exportations ne s'élevèrent qu'à 1,300,000 l. st. Mais cette année, avec une importation de 9,500,000 l. st., avec des prix beaucoup plus élevés, vous avez exporté pour 1,700,000 l. st. C'est là qu'est l'explication. Vos croissantes importations ont amené de croissantes exportations et une amélioration dans les prix. (Écoutez! écoutez!) Je voudrais bien demander au duc de Richmond et à ceux qui pensent comme lui en cette matière, à quelle condition ils amèneraient l'industrie de ce pays, s'ils donnaient pleine carrière à leurs principes restrictifs? S'ils disent: «Nous circonscrirons l'industrie de la nation à ses propres produits,» il s'ensuit que nous aurons de moins en moins de produits à échanger, de moins en moins d'affaires, de moins en moins de travail, et finalement de plus en plus de paupérisme.—Au contraire, si vous agissez selon les principes de la liberté, plus vous leur laisserez d'influence, plus leurs effets se feront sentir. Tout accroissement d'importation amènera un accroissement correspondant d'exportation et réciproquement, et ainsi de suite sans limite et sans terme. Plus vous ajouterez à la richesse et au bien-être de la race humaine, dans le monde entier, plus elle aura la puissance et la volonté d'ajouter à votre propre richesse, à votre propre bien-être. (Applaudissements.) À chaque pas, le principe de la restriction s'aheurte à une nouvelle difficulté; tandis qu'à chaque pas le principe de la liberté acquiert plus d'influence sur le bonheur de la grande famille humaine. (Les applaudissements se renouvellent.) Il y a, dans les doctrines que les gouvernements ont de tous temps appliquées et appliquent encore au commerce, une inconséquence dont il est difficile de se rendre compte. Ce n'est pas que le principe pour lequel nous combattons soit nouveau, car il n'est pas d'hommes d'État, de philosophes, d'hommes d'affaires et même de grands seigneurs, doués d'une vaste intelligence, qui ne répètent depuis des siècles, dans leurs écrits et leurs discours, les mêmes paroles qu'à chaque meeting nous faisons retentir à cette tribune. Nous en trouvons partout la preuve; hier encore, il me tomba par hasard sous les yeux un discours prononcé il y a quatre-vingts ans à la Chambre des communes, par lord Chatam, et le langage qu'il tenait alors ne serait certes pas déplacé aujourd'hui dans cette enceinte. En parlant de l'extension du commerce, il disait: «Je ne désespère pas de mon pays, et je n'éprouve aucune difficulté à dire ce qui, dans mon opinion, pourrait lui rendre son ancienne splendeur. Donnez de la liberté au commerce, allégez le fardeau des taxes, et vous n'entendrez point de plaintes sur vos places publiques. Le commerce étant un échange de valeurs égales, une nation qui ne veut pas acheter ne peut pas vendre, et toute restriction à l'importation fait obstacle à l'exportation. Au contraire, plus nous admettrons les produits de l'étranger, plus il demandera de nos produits. Que notre absurde système de lois-céréales soit graduellement, prudemment aboli; que les productions agricoles de l'Europe septentrionale, de l'Amérique et de l'Afrique entrent librement dans nos ports, et nous obtiendrons, pour nos produits manufacturés, un débouché illimité. Une économie sévère, efficace, systématique des deniers publics, en nous permettant de supprimer les taxes sur le sel, le savon, le cuir, le fer et sur les principaux articles de subsistance, laissera toute leur influence à nos avantages naturels; et par notre position insulaire, par l'abondance de nos mines, de nos combustibles, par l'habileté et l'énergie de notre population, ces avantages sont tels, que, si ce n'étaient ces restrictions absurdes et ces taxes accablantes, la Grande-Bretagne serait encore pendant des siècles le grand atelier de l'univers.» (Pendant la lecture de cette citation, les applaudissements éclatent à plusieurs reprises.)

Ainsi, ces principes ont été proclamés par tous les hommes qui se sont fait un nom dans l'histoire comme hommes d'État et comme philosophes. Cependant, nous trouvons que jusqu'à ce jour, ces mêmes principes sont répudiés par tous les gouvernements sur la surface de la terre. Quel témoignage plus éclatant de l'inconséquence de leur politique que ce principe qui la dirige, savoir: La chose dont le pays manque le plus sera le plus rigidement exclue; la chose que le pays possède en plus grande abondance sera le plus librement admise. (Écoutez! écoutez!) La France nous donne un remarquable exemple de cette inconséquence, et il vaut la peine de le rapporter, car nous jugeons toujours avec plus de sang-froid, de calme et d'impartialité la folie d'autrui que la nôtre. Il y a environ trois ans, un de mes amis fut envoyé sur le continent par le dernier cabinet pour conclure un traité avec la France. Elle consentait à admettre nos fers ouvrés, notre coutellerie et nos tissus de lin, à des droits plus modérés. Mais la principale chose que les Français stipulèrent en retour, c'est qu'ils pourraient recevoir nos machines à filer et tisser le lin. Cela était regardé par la France comme une grande concession. Elle se souciait peu des machines à filer le coton, ayant appris depuis longtemps à les faire aussi bien que nous. Mais elle désirait ardemment recevoir nos machines linières, branche d'industrie dans laquelle nous faisions de rapides progrès.—La stipulation fut arrêtée, nos manufacturiers consultés acquiescèrent libéralement à l'exportation des machines linières.—Sur ces entrefaites, l'ancien cabinet fut renversé et le traité de commerce n'eut pas de suite.—Cependant, l'année dernière, notre gouvernement, sans avoir en vue aucun traité, affranchit le commerce des machines, comme il devrait faire de tous les autres. Il purgea notre Code commercial, notre tarif, de ce fléau, la prohibition de l'exportation des machines.—Eh bien, quoique la libre exportation des machines linières de ce pays pour la France fût précisément la stipulation qui lui tenait tant au cœur, il y a trois ans, quelle a été sa première démarche alors que nous avons affranchi ces machines de tous droits? Dans cette session, dans ce moment même, elle fait des lois pour exclure nos machines; et ce qui est le comble de l'inconséquence, elle va mettre un droit de 30 fr. par cent kilog. sur les machines cotonnières dont elle ne s'inquiétait pas, et un droit de 50 fr. sur les machines linières dont elle désirait avec tant d'ardeur la libre introduction. (Écoutez! écoutez!) Et comment justifie-t-on une conduite si déraisonnable? Si vous parlez de cela à un Français, il vous dira: «L'Angleterre est devenue puissante par ses machines; donc il importe à un pays d'avoir des machines, et par ce motif nous exclurons les vôtres afin d'encourager nos propres mécaniciens.» Voilà une manière d'agir qui nous semble bien inconséquente, bien extravagante dans les Français; mais il n'est pas une des restrictions que nous imposons à notre commerce qui ne soit entachée de la même inconséquence, d'une semblable absurdité. (Écoutez! écoutez!) Passez en revue tous les articles de notre tarif; choisissez les articles dont nous avons le plus grand besoin, et vous les verrez assujettis aux plus sévères restrictions. Prenez ensuite les objets qui ne nous sont pas nécessaires, et vous les trouverez affranchis de toute entrave. (Écoutez! écoutez!) Il est notoire que ce pays-ci manque de produits agricoles et que nous sommes obligés d'en importer périodiquement des quantités énormes. Eh bien, ce sont ces produits qui sont exclus avec le plus de rigueur. À peine laisse-t-on à cette branche de commerce comme une soupape de sûreté, sous la forme de l'échelle mobile (sliding scale), de peur que la chaudière ne s'échauffe trop et ne vole en éclats. (Approbation.) L'importation est donc tolérée dans les années de cruelles détresses.—Mais les choses que vous avez en abondance ne sont assujetties à aucune restriction. Ainsi, cette même inconséquence que nos ministres reprochent aux gouvernements étrangers, et au sujet de laquelle ils écrivent tant de notes diplomatiques, ils la pratiquent sur nous-mêmes. (Acclamations.) Ils la pratiquent non-seulement à l'égard des choses que nous ne produisons pas au dedans en assez grande abondance, mais aussi à l'égard des produits insuffisants de nos colonies. S'il est une denrée dont les colonies nous laissent manquer, c'est celle-là même que l'on repousse par de fortes taxes. Voyez le sucre, objet de première nécessité, dont la production coloniale ne répond pas à notre consommation; c'est précisément l'article que notre gouvernement exclut avec le plus de rigueur et soumet à la plus forte taxe. Mais enfin, la liberté commerciale obtient en ce moment ce que je considère comme un triomphe signalé. Le ministère actuel, après avoir renversé le cabinet whig à propos de la question des sucres, entraîné maintenant par les nécessités du pays et par le progrès de l'opinion publique, présente une mesure dans le sens de la liberté. (Écoutez! écoutez!) Je suis loin de vouloir déprécier le changement proposé[50], et je serais plutôt disposé à lui attribuer plus d'importance que ne semblent l'admettre les ministres et les planteurs des Antilles. Je regarde cette mesure comme aussi libérale, plus libérale même (en tant qu'un droit de 34 sh. est moindre qu'un droit de 36 sh.) que celle à l'occasion de laquelle lord Sandon et sir Robert Peel renversèrent lord John Russell et ses collègues. Il est bien vrai qu'il y a entre les deux mesures une prétendue différence. La dernière aspire à établir une distinction entre le sucre-libre et le sucre-esclave. (Écoutez! écoutez!) Mais la moindre investigation suffit pour démontrer que cette distinction n'a rien de réel. Si le ministère eût présenté le plan que M. Hawes soumit l'année dernière à la Chambre des communes, et qui ne parlait ni de sucre-libre ni de sucre-esclave, le résultat eût été absolument le même; et en ce qui me concerne, je me réjouis que cela n'ait pas été aperçu; car, si cela eût été aperçu, il n'est pas douteux qu'on n'eût fait une plus large part à la protection. Examinons, en effet, la portée de cette prétendue différence. On nous dit que nous ne pouvons, sans nous mettre en contradiction avec les principes de moralité que nous professons et avec ce que nous avons fait pour abolir l'esclavage, recevoir du sucre produit à l'étranger par le travail des esclaves. Je crois que ceux qui soutiennent aujourd'hui la liberté commerciale, furent aussi les plus ardents défenseurs de la liberté personnelle. (Acclamations.) C'est pourquoi, dans les observations que j'ai à présenter, veuillez ne pas supposer un seul instant que je sois favorable au maintien de l'esclavage dans aucune partie du monde. Seulement, je pense que la mesure proposée ne tend point directement ni efficacement à l'abolition; je crois que, comme peuple, nous nous livrons au mépris du monde, lorsque, sous prétexte de poursuivre un but louable, que nous savons bien ne pouvoir atteindre par ce moyen, nous en avons en vue un autre moins honnête, auquel nous tendons par voie détournée, n'osant le faire ouvertement. (Applaudissements.) On nous dit que nous pourrons porter sur le marché autant de sucre-libre que nous voudrons. En examinant de près quelle est la quantité de sucre-libre dont nous pouvons disposer, je trouve que Java, Sumatra et Manille en produisent environ 93,000 tonnes annuellement. En même temps, j'ai la conviction que, sous l'empire du droit proposé, nous ne pouvons, sur ces 93,000 tonnes, en consommer plus de 40,000. Il en restera donc plus de 50,000 tonnes qui devront se vendre sur le continent ou ailleurs et au cours. Vous voyez donc que celui qui arrivera ici sera précisément au même prix que le sucre-esclave sur le continent. Chaque quintal de ce sucre que nous importons, lequel aurait été en Hollande, en Allemagne ou dans la Méditerranée, y sera remplacé par un quintal de sucre-esclave que nous aurons refusé de l'Amérique. Ainsi, bornons-nous à dire que nous recevons le sucre destiné à la Hollande et à l'Allemagne, où cela occasionne un vide qui sera comblé par du sucre-esclave. Transporté sur nos navires, acheté de notre argent, échangé contre nos produits, ce sucre-esclave sera nôtre, entièrement nôtre, sauf qu'il ne nous sera pas permis de le consommer. Nous l'enverrons remplacer ailleurs le sucre-libre que nous aurons porté ici. Ne serons-nous donc pas les agents de toutes ces transactions, tout comme si nous introduisions ce sucre-esclave dans nos magasins? (Écoutez! écoutez!) Eh quoi! nous le portons dans nos magasins, nous l'y entreposons pour le raffiner! Nous nous rendrons la risée de l'Europe continentale, etc.

L'orateur continue à discuter la question des sucres. Il traite ensuite avec une grande supériorité la question du numéraire et des instruments d'échange, à propos du bill de renouvellement de la Banque d'Angleterre, présenté par sir Robert Peel. Cette question n'ayant pas un intérêt actuel pour le public français, nous supprimons, mais non sans regret, cette partie du discours de M. Wilson.

La parole est prise successivement par M. Turner, fermier dans le Somersetshire, et le Rév. John Burnet.

La séance est levée.

Séance du 22 mai 1844.—Présidence du général Briggs.

Le meeting entend d'abord le Rév. Sam. Greene; ensuite M. Richard Taylor, common-councilman de Faringdon. Le président donne la parole à M. George Thompson.

M. Thompson est accueilli par des salves réitérées d'applaudissements. Quand le silence est rétabli, il s'exprime en ces termes:

Monsieur le président, ladies et gentlemen, en me levant devant ce splendide meeting, j'éprouve un embarras qui prend sa source dans le sentiment de mon insuffisance; mais je me console en pensant que vous entendrez après moi un orateur qui vous dédommagera amplement du temps que vous m'accorderez. J'espère donc que vous m'excuserez si je me décharge, sinon entièrement, du moins en grande partie, du devoir qui vient de m'être inopinément imposé par le conseil de la Ligue. (Cris: non! non!) Monsieur le président, je regrette infiniment que cette assemblée n'ait pas eu ce soir l'occasion d'entendre votre opinion sur la grande question qui nous rassemble. Je sais pertinemment qu'il est en votre pouvoir d'établir devant ce meeting des faits et des arguments d'une grande valeur pour notre cause, des faits et des arguments qui ne sont pas à la disposition de la plupart de nos orateurs, parce qu'il en est bien peu qui aient eu, comme vous, l'occasion d'étudier les hommes et les choses dans les contrées lointaines; il en est peu qui aient passé, comme vous, une grande partie de la vie là où le fléau du monopole et les effets des lois restrictives se montrent d'une manière plus manifeste que dans ce pays; dans ce pays qui, quels que soient les liens qui arrêtent son essor, est, grâce au ciel, notre terre natale. Car, après tout, nous avons une patrie que, malgré ses erreurs et ses fautes, nous pouvons aimer, non-seulement parce que nous y avons reçu le jour, mais encore parce qu'elle est riche de bénédictions obtenues par le courage, l'intégrité et la persévérance de nos ancêtres. (Acclamations.) J'ai la confiance que vous n'avez qu'ajourné l'accomplissement d'un devoir dont j'espérais vous voir vous acquitter aujourd'hui, et que vous vous empresserez de remplir, j'en ai la certitude, dans une prochaine occasion. Je pensais ce soir combien c'est un glorieux spectacle que de voir une grande nation presque unanime, poursuivant un but tel que celui que nous avons en vue, par des moyens aussi conformes à la justice universelle que ceux qu'emploie l'Association. En 1826, le secrétaire d'État, qui occupe aujourd'hui le ministère de l'intérieur, fit un livre pour persuader aux monopoleurs de renoncer à leurs priviléges, et il les avertissait que, s'ils ne s'empressaient pas de céder et de subordonner les intérêts privés aux grands et légitimes intérêts des masses, le temps viendrait où, dans ce pays, comme dans un pays voisin, le peuple se lèverait dans sa force et dans sa majesté, et balaierait de dessus le sol de la patrie et leurs honneurs, et leurs titres, et leurs distinctions, et leurs richesses mal acquises. Qu'est-ce qui a détourné, qu'est-ce qui détourne encore cette catastrophe dont l'idée seule fait reculer d'horreur? C'est l'intervention de la Ligue avec son action purement morale, intellectuelle et pacifique, rassemblant autour d'elle et accueillant dans son sein les hommes de la moralité la plus pure, non moins attachés aux principes du christianisme qu'à ceux de la liberté, et décidés à ne poursuivre leur but, quelque glorieux qu'il soit, que par des moyens dont la droiture soit en harmonie avec la légitimité de la cause qu'ils ont embrassée. Si l'ignorance, l'avarice et l'orgueil se sont unis pour retarder le triomphe de cette cause sacrée, une chose du moins est propre à nous consoler et à soutenir notre courage, c'est que chaque heure de retard est employée par dix mille de nos associés à propager les connaissances les plus utiles parmi toutes les classes de la communauté. Je ne sais vraiment pas, s'il était possible de supputer le bien qui résulte de l'agitation actuelle, je ne sais pas, dis-je, s'il ne présenterait pas une ample compensation au mal que peuvent produire, dans le même espace de temps, les lois qu'elle a pour objet de combattre. Le peuple a été éclairé, la science et la moralité ont pénétré dans la multitude, et si le monopole a empiré la condition physique des hommes, l'association a élevé leur esprit et donné de la vigueur à leur intelligence. Il semble qu'après tant d'années de discussions les faits et les arguments doivent être épuisés. Cependant nos auditeurs sont toujours plus nombreux, nos orateurs plus féconds, et tous les jours ils exposent les principes les plus abstraits de la science sous les formes les plus variées et les plus attrayantes. Quel homme, attiré dans ces meetings par la curiosité, n'en sort pas meilleur et plus éclairé! Quel immense bienfait pour ce pays que la Ligue! Pour moi, je suis le premier à reconnaître tout ce que je lui dois, et je suppose qu'il n'est personne qui ne se sente sous le poids des mêmes obligations. Avant l'existence de la Ligue, avais-je l'idée de l'importance du grand principe de la liberté des échanges? l'avais-je considéré sous tous ses aspects? avais-je reconnu aussi distinctement les causes qui ont fait peser la misère, répandu le crime, propagé l'immoralité parmi tant de millions de nos frères? savais-je apprécier, comme je le fais aujourd'hui, toute l'influence de la libre communication des peuples sur leur union et leur fraternité? avais-je reconnu le grand obstacle au progrès et à la diffusion par toute la terre de ces principes moraux et religieux qui font tout à la fois la gloire, l'orgueil et la stabilité de ce pays? Non, certainement non. D'où est sorti ce torrent de lumière? De l'association pour la liberté du commerce. Ah! c'est avec raison que les amis de l'ignorance et de la compression des forces populaires s'efforcent de renverser la Ligue, car sa durée est le gage de son triomphe, et plus ce triomphe est retardé, plus la vérité descend dans tous les rangs et s'imprime dans tous les cœurs. Quand l'heure du succès sera arrivée, il sera démontré qu'il est dû tout entier à la puissance morale du peuple. Alors ces vivaces énergies, devenues inutiles à notre cause, ne seront point perdues, disséminées ou inertes; mais, j'en ai la confiance, elles seront convoquées de nouveau, consolidées et dirigées vers l'accomplissement de quelque autre glorieuse entreprise. Il me tarde de voir ce jour, par cette raison entre autres, que la lumière, qui a été si abondamment répandue, a révélé d'autres maux et d'autres griefs que ceux qui nous occupent aujourd'hui. La règle et le cordeau qui nous ont servi à mesurer ce qu'il y a de malfaisant dans le monopole des aliments du pauvre, ont montré aussi combien d'autres institutions, combien de mesures, combien de coutumes s'éloignent des prescriptions de la justice et violent les droits nationaux, et j'ajouterai les droits naturels du peuple.

Hâtons donc le moment où, vainqueurs dans cette lutte, sans que notre drapeau ait été terni, sans que nos armes soient teintes de sang, sans que les soupirs de la veuve, de l'orphelin ou de l'affligé se mêlent à nos chants de triomphe, nous pourrons diriger sur quelque autre objet cette puissante armée qui s'est levée contre le monopole, et conduire à de nouveaux succès un peuple qui aura tout à la fois obtenu le juste salaire de son travail et fait l'épreuve de sa force morale. Nous faisons une expérience dont le monde entier profitera. Nous enseignons aux hommes de tous les pays comment on triomphe sans intrigue, sans transaction, sans crime et sans remords, sans verser le sang humain, sans enfreindre les lois de la société et encore moins les commandements de Dieu. J'ai la confiance que le jour approche où nous serons délivrés des entraves qui nous gênent, et où les autres nations, encouragées par les résultats que nous aurons obtenus, entreront dans la même voie et imiteront notre exemple. Quelle est en effet, monsieur, l'opinion qu'on a de nous en pays étranger, grâce à ces funestes lois-céréales? Un excellent philanthrope, dont le cœur embrasse le monde, fut, aux États-Unis, chargé d'une mission de bienfaisance en faveur des malheureux nègres de ce pays, je veux parler de M. Joseph Sturge. (Bruyantes acclamations.) Il n'y avait pas trente-six heures qu'il était débarqué, qu'un heureux hasard le conduisit à l'hôtel où j'étais avec ma femme et mes enfants. Mais quelles furent les paroles dont on le salua à son arrivée à New-York? «Ami, lui dit-on, retournez en Angleterre. Vous avez des lois-céréales qui affament vos compatriotes. Regardez leurs pâles figures et leurs formes exténuées, et lorsque vous aurez aboli ces lois, lorsque vous aurez affranchi l'industrie britannique, revenez et laissez éclater votre mépris pour notre système d'esclavage.» (Applaudissements.) Quel était, il y a quelques jours, le langage d'un des grands journaux de Paris[51]? «Angleterre, orgueilleuse Angleterre, efface de ton écusson le fier lion britannique et mets à la place un ouvrier mourant en implorant vainement du pain.» (Acclamations prolongées.) Que répondit Méhémet-Ali à un Anglais qui lui reprochait son système de monopole, car il est le grand et universel monopoleur de l'Égypte? «Allez, dit le pacha, allez abolir chez vous le monopole des céréales, et vous me trouverez prêt ensuite à vous accorder toutes les facilités commerciales que vous pouvez désirer.» Ainsi, soit le grave pacha d'Alexandrie, soit l'Américain susceptible ou le Français aux formes polies, chacun nous jette à la face notre propre inconséquence; et on ne peut pas comprendre comment le peuple d'Angleterre, qui prétend se gouverner par un Parlement de son choix, tolère ce fléau destructeur qu'on appelle lois-céréales. (Acclamations.) Mais il est consolant de penser que nous sommes enfin aux prises avec la dernière difficulté. La Chambre des communes n'était pas notre plus grand obstacle. Je crois qu'on peut dire avec vérité de la plupart des grandes questions, qu'elles seront emportées, quelle que soit la composition de la Chambre des communes, aussitôt que le peuple appréciera pleinement, généralement et universellement la nature et la portée de ce qu'il demande. Je ne puis voir avec découragement la Chambre des communes, toute mauvaise qu'elle est. Considérée en elle-même et dans les éléments de réforme qu'elle recèle, elle est incurable, dépourvue qu'elle est de tout germe de restauration ou de rénovation. Mais je sais aussi, par l'histoire des trente dernières années, que le peuple n'a qu'à être unanime pour réussir. (Bruyants applaudissements.) Si nous avons obtenu le rappel de l'acte de coopération, d'un Parlement anglican,—l'émancipation catholique, d'une législature Orangiste,—la réforme électorale d'une Chambre nommée par les bourgs-pourris,—l'abolition de la traite et de l'esclavage, d'une assemblée de possesseurs d'hommes, eh bien! nous arracherons la liberté commerciale à un Parlement de monopoleurs. (Applaudissements.)

Permettez-moi de vous dire quelques mots sur la question des sucres. Je le fais avec quelque répugnance, car dans une occasion récente, où ma santé m'a empêché d'assister à votre réunion, vous avez entendu sur ce sujet un orateur dont je reconnais l'extrême supériorité; je veux parler de ce profond économiste, qui, malgré sa modestie, quelque soin qu'il prenne de se cacher, n'en est pas moins un des plus utiles ouvriers de notre cause, M. James Wilson. (Applaudissements.) Mais j'ai plusieurs motifs pour dire ce soir quelques mots sur la question des sucres. D'abord, parce qu'il existe sur ce sujet une honnête différence d'opinion parmi nous; je dis une honnête différence, car je reconnais la sincérité de nos adversaires, comme je me plais à croire que la nôtre n'est pas contestée.—Ensuite, parce que cette branche si importante de la question commerciale sera bientôt discutée au Parlement, et que les opérations de la législature, du moins quant aux résultats, subissent toujours l'influence de l'opinion publique du dehors. J'ai peut-être été plus à même qu'un autre d'apprécier les scrupules de ceux de nos amis qui ont embrassé l'autre côté de la question, ayant toujours été uni à eux, comme je le suis encore, en ce qui concerne l'objet général qu'ils ont en vue, quoique, à mon grand regret, je ne partage pas leur opinion sur l'objet spécial dont il s'agit maintenant. Je respecte leur manière de voir; je sais qu'ils n'en changeront pas si nous ne parvenons à les vaincre par de fortes et suffisantes raisons,—je retire le mot vaincre,—si nous ne parvenons à leur démontrer que les sentiments d'humanité, auxquels ils croient devoir céder, trouveront une plus ample et prompte satisfaction dans le triomphe de nos desseins que dans l'accomplissement de leurs vues. Et enfin, parce que j'aime à rencontrer des occasions qui mettent nos principes à l'épreuve. Voici une de ces occasions. Un abolitionniste me demande: «Êtes-vous pour la liberté commerciale, alors même qu'elle donnerait accès dans ce pays aux produits du travail esclave?» Je réponds formellement: Je suis pour la liberté commerciale; si elle ne peut s'établir universellement, ou si elle conduit à l'esclavage, le principe est faux; mais je l'adopte parce que je le crois juste; comme je m'unis aux abolitionnistes, parce que leur principe est juste.

Deux principes justes ne peuvent s'entre-croiser et se combattre; ils doivent suivre des parallèles pendant toute l'éternité. Si notre principe est bon pour ce pays, il est bon pour les hommes de toutes les races, de toutes les conditions, il engendre le bien dans tous les temps et dans tous les lieux. (Applaudissements.) Plusieurs de nos amis de l'association contre l'esclavage disent qu'ils ne peuvent s'accorder avec nous sur ce sujet. Je me suis fait un devoir d'assister au meeting d'Exeter-Hall, vendredi soir. (Applaudissements.) Je n'y aurais pas paru si je n'avais consulté que mes sentiments personnels, l'amitié ou la popularité. J'ai gardé le silence sur cette partie de la question. J'ai cru que mes amis étaient dans l'erreur, et que, contre leur intention, ils faisaient tort à une noble cause en mettant des arguments dans la bouche de nos adversaires. Dans mon opinion, ils favorisaient, et en tant qu'ils agissent selon leur principe, ils favoriseront la perpétration d'une fraude déplorable au sein du Parlement. J'aurais voulu voir le monopole s'y montrer dans sa nudité, dans sa laideur et dans son égoïsme. J'aurais voulu le voir réduit à ces arguments qui se réfutent d'eux-mêmes, tant ils sont empreints d'avarice et de personnalité. Je regrette qu'il soit aujourd'hui placé dans des circonstances qui lui permettent de jeter derrière lui ces arguments et de leur en préférer d'autres, qui lui sont fournis du dehors par une association estimable, et qui sont sanctionnés par le principe de l'humanité. (Applaudissements.) Les feuilles publiques vous ont appris les résultats de cette mémorable séance. (Écoutez! écoutez!) Si j'éprouve un sentiment de satisfaction du succès qu'a obtenu dans cette assemblée un amendement dans le sens de la liberté commerciale, je regrette encore plus peut-être qu'une telle démarche ait été nécessaire et qu'elle ait rencontré l'opposition d'une aussi forte minorité. Cependant, les membres de cette minorité ont émis un vote sincère. Dès qu'ils seront convaincus, ils seront avec nous; leur intégrité et leur inflexibilité seront de notre côté, dès qu'ils comprendront, ce qui, je l'espère, ne peut tarder, que le grand principe auquel ils veulent faire des exceptions dans des cas particuliers, doit régner universellement pour le bien de l'humanité.

J'ai reçu bien des lettres de mes amis qui m'accusent d'inconséquence, parce qu'ayant été jusqu'ici l'avocat de l'abolition, je me présente aujourd'hui, disent-ils, comme un promoteur de l'esclavage. Monsieur, en mon nom, au nom de tous ceux qui partagent mes vues, je proteste contre cette imputation. Je ne suis pas plus le promoteur de l'esclavage, parce que je défends la liberté commerciale, que je ne suis un ami de l'erreur parce que je m'oppose à ce que la peine de mort soit infligée à quiconque émet ou propage de fausses opinions. (Applaudissements.) Je crois que l'esclavage est efficacement combattu par la liberté des échanges, comme je crois que la vérité n'a pas besoin pour se défendre de gibets, de chaînes, de tortures et de cachots. (Bruyantes acclamations.) Eh quoi! appeler le monopole en aide à l'abolition de l'esclavage! mais l'esclavage a sa racine dans le monopole. Le monopole l'a engendré; il l'a nourri, il l'a élevé, il l'a maintenu et le maintient encore. La mort du monopole, il y a cinquante ans, c'eût été probablement, certainement, la mort de l'esclavage (écoutez! écoutez!) et cela sans croisières, sans protocoles, sans traités, sans l'intervention de l'agitation abolitionniste, sans la dépense de 20 millions sterl. (Écoutez! écoutez!) Je demande qu'il me soit permis de dire que je n'ai pas changé d'opinion à cet égard. Pour vous en convaincre, je vous lirai quelques lignes d'un discours que je prononçai, en 1839, longtemps avant que j'eusse jamais pris la parole dans un meeting de la Ligue, parce qu'alors j'étais absorbé par d'autres occupations et n'avais encore pris aucune part au mouvement actuel. Le discours auquel je fais allusion fut prononcé à Manchester, au sujet de l'abolition de l'esclavage, et de l'amélioration de la condition des Indiens, dans le but de faire progresser simultanément leur bien-être et celui de la population de ce pays. Veuillez me pardonner ce qu'il y a de personnel dans cette remarque, si j'ajoute que, dans le même espace de temps, je ne sache pas qu'aucun homme ait travaillé, avec plus d'ardeur et d'énergie que je ne l'ai fait, à éveiller l'attention du peuple d'Angleterre sur la nécessité d'encourager le travail libre dans toutes les parties de l'univers. (Écoutez! écoutez!) En plaidant la cause du travail libre, je disais: «Quoique le désir de mon cœur, et ma prière de tous les jours, soit que le jour arrive bientôt où il n'y ait plus une fibre du coton travaillé ou consommé dans ce pays, qui ne soit le produit du travail libre, cependant je ne demande ni restrictions, ni règlements, ni droits prohibitifs, ni rien qui ferme nos ports aux produits de quelque provenance et de quelque nature que ce puisse être, que ce soit du coton pour vêtir ceux qui sont nus, ou du blé pour nourrir ceux qui ont faim. Grâce aux imprescriptibles lois qui gouvernent le monde social, de tels remèdes ne sont pas nécessaires. Je ne demande que liberté, justice, impartialité, convaincu que, si elles nous sont accordées, tout système fondé sur le monopole, ou mis en œuvre par l'esclavage, s'écroulera pour toujours.» Je tenais ce langage dans un meeting mémorable de la Société des Amis à Manchester, devant un auditoire composé en grande partie de membres de ce corps respectable de chrétiens. Le lendemain, dans la même enceinte, je disais: «Si nous laissons une libre carrière à la concurrence du travail libre de l'Orient et du travail esclave de l'Occident, nous pouvons ouvrir tous nos ports, laisser à toutes les nations du globe la chance de vendre leurs produits sur notre marché, bien assurés que le génie de la liberté l'emportera sur la torpeur de la servitude.» J'adhère encore à ce sentiment, je crois fermement que tout autre moyen est comparativement impuissant. Je ne veux pas dire que tous les autres doivent être exclus. Je ne présente pas la liberté commerciale comme le seul agent de l'abolition. J'admets qu'il peut se combiner avec d'autres moyens, pourvu qu'ils soient justes, tels que la chaire, la tribune et la presse. Que le Parlement fasse son devoir, non en imposant, mais en détruisant les restrictions, en affranchissant l'industrie, en lui laissant sa rémunération légitime. Si je suis dans l'erreur sur ce sujet, c'est avec les hommes les plus remarquables de la Société contre l'esclavage. (Écoutez! écoutez!) Il fut un temps, et principalement vers l'époque de son triomphe, où j'étais intimement identifié à cette association estimable, qui avait avec la Ligue bien des traits de ressemblance. Je me souviens qu'à cette époque elle me fournissait des ouvrages où je pus puiser des exemples et des arguments propres à dévoiler l'iniquité et le faux calcul de l'esclavage. Je conserve ces ouvrages et je les trouve encore éminemment instructifs. J'y cherche quel était alors notre symbole abolitionniste. Voici une lettre d'un grand mérite adressée en 1823 à M. J. B. Say, par M. Adam Hodgson, chef d'une grande maison de Liverpool, sur la dépense du travail esclave comparée à celle du travail libre. Cette lettre fut répandue à profusion dans tout le royaume. Que disait M. Hodgson? «La nation ne consentira pas longtemps à soutenir un ruineux système de culture, au prix de ses plus chers intérêts, sacrifiant pour cela ses transactions avec 100 millions de sujets de la Grande-Bretagne. Le travail esclave de l'ouest doit succomber devant le travail libre de l'est.» (Approbation.) Voici encore un livre dont je désire vous citer quelques extraits. J'espère que vous m'excuserez. Nous ne devons pas perdre de vue que les discours prononcés dans cette enceinte s'adressent aussi au dehors. Grâce à ces messieurs, devant moi, dont les plumes rapides fixent en caractères indélébiles des pensées qui, sans cela, s'évanouiraient dans l'espace, les sentiments que nous exprimons ici arrivent aux extrémités de la terre. Qu'il me soit donc permis de parler, de cette tribune, à des amis absents, à des hommes que j'honore et que j'aime, et puissé-je les convaincre qu'ils ne sauraient mieux faire que de venir grossir nos rangs; que nous marchons sur une ligne droite qui ne heurte aucun principe de rectitude et qui s'associe spécialement avec la grande cause qu'ils ont pris à tâche de faire prévaloir.—Ce livre me fut donné, il y a bien des années, par l'Anti-slavery Society. Il est écrit avec soin, et a pour but de montrer que si le travail libre et le travail esclave étaient laissés à une loyale concurrence, le dernier, à cause de sa cherté, devrait succomber devant la perfection plus économique du premier. L'auteur est M. Sturge, non point Joseph Sturge, mais son frère à jamais regretté, qui, s'il m'est permis de prononcer un jugement, est mort trop tôt pour la cause de l'humanité et de la bienfaisance. Quel était le principe fondamental sur lequel il s'appuyait? «Aucun système qui contredit les lois de Dieu, et qui blesse sa créature raisonnable, ne peut être définitivement avantageux.» Comme free-traders, ces paroles couvrent entièrement notre position. (Écoutez! écoutez!) Nous soutenons que les restrictions et les taxes, qui ferment nos ports aux productions des autres régions, qui interdisent l'échange entre un homme industrieux qui produit une chose et un autre homme industrieux qui en produit une autre,—sont «contraires aux lois de Dieu et funestes à sa créature raisonnable,» et que ce système ne peut être définitivement avantageux ni aux individus ni aux masses. Voyons ce qu'ajoute M. Sturge: «Nous croyons que les faits que nous allons établir convaincront tout observateur sincère et dégagé de passion de la vérité de cet axiome: Le travail de l'homme libre est plus économique que celui de l'esclave. En poursuivant les conséquences de ce principe général, nous aurons fréquemment l'occasion d'admirer la sagesse consommée qui a préparé par un moyen si simple un remède au plus détestable abus qu'ait jamais inventé la perversité humaine. Nous sentirons la consolation pénétrer dans nos cœurs, lorsque, détournant nos regards des crimes et des malheurs de l'homme, et de l'inefficacité de sa puissance, nous viendrons à contempler l'action silencieuse mais irrésistible de ces lois qui ont été assignées, dans les conseils de la Providence, pour mettre un terme à l'oppression de la race africaine.» (Écoutez! écoutez!) Monsieur le président, ce n'est pas la première fois que je cite ces extraits. Ce livre est couvert de notes que j'y écrivis il y a douze ans, quand il me fut remis alors que, pour la première fois, ces nobles sentiments réveillant toutes les sympathies de mon cœur, je me levai pour proclamer ces glorieux principes et cette doctrine fatale au maintien de la servitude. Je pourrais multiplier les citations. Je me bornerai à une dernière. Veuillez remarquer le fait qu'établit M. Sturge comme preuve de la vérité de son axiome: «Il y a quarante ans, il ne s'exportait pas d'indigo des Indes orientales. Tout ce qui s'en consommait en Europe était le produit du travail esclave. Quelques personnes employèrent leur capital et leur intelligence à diriger l'industrie des habitants du Bengale vers cette culture, à leur enseigner à préparer l'indigo pour les marchés de l'Europe, et quoique de graves obstacles leur aient été opposés dans le commencement, cependant, les droits ayant été nivelés, leurs efforts furent couronnés d'un plein succès. Telle a été la puissance du capital et de l'habileté britannique, que, quoique les premières importations eussent à supporter un fret quintuple du taux actuel, l'indigo de l'Inde a graduellement remplacé sur le marché l'indigo produit par les esclaves, jusqu'à ce qu'enfin, grâce à la liberté du commerce, il ne se vend plus en Europe une once d'indigo qui soit le fruit de la servitude.» (Acclamations.) Vous savez très-bien, monsieur, ce que M. Sturge appelle liberté du commerce; le principe même n'en était pas reconnu à cette époque, etc.

L'orateur cite encore un passage dans lequel M. Sturge établit que ce qui est arrivé pour l'indigo arriverait pour le sucre. Il se termine ainsi:

«Ces faits sont de la plus haute importance, non-seulement parce qu'ils confirment le principe général que nous proclamons, mais encore parce qu'ils nous conduisent au but de nos recherches, et nous signalent le moyen spécifique d'abolir l'esclavage et la traite. Laissez sa libre action à ce principe, et il étendra sa bénigne influence sur toute créature humaine actuellement retenue en servitude.» (Écoutez! écoutez!) Et qui donc a abandonné ce principe? Très-certainement ce n'est pas nous.—J'arrive maintenant à la Convention de 1840, à laquelle, dans une occasion récente, faisait allusion ce grand homme qui dirige la Ligue, notre maître à tous, qui s'est créé lui-même ou qui a été créé à cette fin, je veux parler de M. Cobden. (Des applaudissements enthousiastes éclatent dans toute la salle.)

L'orateur cite ici des délibérations, des rapports, des enquêtes émanés de la Convention, et qui démontrent que cette association s'était rattachée au principe exposé plus haut par M. Sturge. Il continue ainsi:

Je le demande encore: Qui rend maintenant hommage à ce principe? N'est-ce pas ceux qui disent: Nous ne reculons pas devant les résultats; nous n'avons pas posé un principe comme étant la loi de la nature et de Dieu; nous n'avons pas prouvé par les annales de l'humanité que le malheur et la ruine ont toujours suivi sa violation, pour venir, maintenant que le temps de l'application est arrivé, dans les circonstances les plus favorables, reculer et dire: Nous n'en parlions que comme d'une abstraction; nous n'osons pas le mettre en œuvre; nous contemplons avec horreur le moment où il va lutter loyalement contre le principe opposé!—Que l'on ne dise pas que nous voulons favoriser l'esclavage et la traite; car bien loin de là, quand nous plaidons la cause de la liberté illimitée du commerce, nous sommes influencés par cette ferme croyance qu'elle est le moyen le plus doux, le plus pacifique de réaliser l'abolition de la traite et de l'esclavage. Nous marchons dans vos sentiers; nous adoptons vos doctrines; nous applaudissons à l'habileté avec laquelle vous avez révélé la beauté de cette loi divine qui a ordonné que, dans tous les cas où une franche rivalité est admise, les systèmes fondés sur l'oppression doivent être détruits par ceux qui ont pour base l'honnêteté et la justice. Nous vous imitons en tout, excepté dans votre pusillanimité et dans ce que nous ne pouvons nous empêcher de regarder comme votre inconséquence. Ne nous blâmez pas de ce que notre foi est plus forte que la vôtre. Nous honorons vos sentiments d'humanité. Votre erreur consiste, selon nous, en ce que vous vous laissez entraîner par ces sentiments à quelque chose qui ressemble à la négation de vos propres doctrines. Tout ce que nous vous demandons, c'est de rester attachés à vos principes; de les appliquer courageusement; et si vous ne l'osez, permettez-nous du moins de ne pas suivre les conseils d'hommes qui manquent de courage, quand le moment est venu de prouver qu'ils ont foi dans l'infaillibilité des principes qu'ils ont proclamés eux-mêmes.—Aujourd'hui nos amis fondent leur opposition à leur grand principe, sur ce qu'il ne saurait être appliqué d'une manière absolue sans entraîner des conséquences désastreuses. Mais je leur rappellerai que ce n'est point ainsi qu'ils raisonnaient autrefois. Ils en demandaient l'application immédiate sans égard aux conséquences fatales que prédisaient leurs adversaires. Ils croyaient sincèrement ces craintes chimériques, et fussent-elles fondées, ce n'était pas une raison, disaient-ils, pour ajourner un grand acte de justice. On nous disait: Vous faites tort à ceux à qui vous voulez faire du bien, aux nègres. On nous opposait sans cesse le danger pour les noirs de leur affranchissement immédiat. Un membre du Parlement m'affirmait un jour, devant des milliers de nos concitoyens réunis pour nous entendre discuter cette question, que si nous émancipions les nègres, ils rétrograderaient dans leur condition; qu'au lieu de se tenir debout comme des hommes, ils prendraient bientôt l'humble attitude des quadrupèdes. (Rires.) Il faisait un tableau effrayant de la misère qui les attendait, et y opposait la poétique description de leur bonheur, de leur innocence et même de leur luxe actuels. (Rires.) Si vous doutez de ce que je dis, informez-vous auprès du membre du Parlement qui parla le dernier, hier soir, à la Chambre. (Rires.) Oui, on nous disait gravement que l'émancipation empirerait le sort des noirs, et paralyserait les philanthropiques projets des planteurs. Les Antilles, d'ailleurs, allaient être inondées de sang, les habitations incendiées, et nos navires devaient pourrir dans nos ports. Vous pouvez, monsieur le président, attester la vérité de mes paroles. On calculait le nombre de vaisseaux devenus inutiles et les millions anéantis. Au milieu de tous ces pronostics funèbres, quelle était notre devise? Fiat justitia, ruat cœlum. Quelle était notre constante maxime? «Le devoir est à nous; les événements sont à Dieu.» Non, le triomphe d'un grand principe ne peut avoir une issue funeste. Lancez-le au milieu du peuple, et il en est comme lorsqu'une montagne est précipitée dans l'Océan: l'onde s'agite, tourbillonne, écume, mais bientôt elle s'apaise et son niveau poli reflète la splendeur du soleil. (Applaudissements prolongés.) Avons-nous, ou n'avons-nous pas un principe dans ce grand mouvement? Si nous l'avons, poussons-le jusqu'au bout. Il a été éloquemment démontré dans une précédente séance, par l'orateur qui doit me succéder à cette tribune, que ce que nous défendons, c'est la cause de la moralité; par des centaines de ministres accourus de toutes les parties du royaume, que c'est la cause de la religion; que c'est le droit de l'homme, le devoir de la législature, que l'honneur et la prospérité de ce pays, que les intérêts des régions lointaines sont attachés au triomphe de ce principe; eh bien, poussons-le jusqu'au bout. (Applaudissements.)

Mais, disent quelques-uns de nos amis, «nous exceptons Cuba et le Brésil.» Je ne répéterai pas, avec M. Wilson, qu'il est indifférent pour les nègres que vous consommiez du sucre-esclave ou du sucre-libre, car si c'est de ce dernier, il ne peut arriver sur notre marché qu'en faisant quelque part un vide qui sera comblé par du sucre-esclave; mais je demanderai à nos adversaires quel droit ils ont de réclamer l'intervention de la législature dans une matière aussi exclusivement religieuse que celle-ci, où il s'agit d'incriminer ou d'innocenter telle ou telle consommation? Ils n'en ont aucun. Je veux qu'on réunisse des hommes appartenant à toutes les sectes religieuses, les hommes de la plus haute intelligence; je veux qu'ils aient le respect le plus profond pour la volonté du Créateur et toute la délicatesse imaginable en matière de moralité et de scrupules; et j'ose affirmer qu'ils ne s'accorderont pas sur la question de savoir s'il est criminel de se servir d'une chose, parce que sa production, dans des contrées lointaines, a donné lieu à quelques abus, et je crois que la grande majorité d'entre eux décidera qu'une telle question est entre la conscience individuelle et Dieu. Je suis certain du moins qu'elle n'est point du domaine de la Chambre des communes. (Écoutez! écoutez!)

Un mot encore, et je finis. Je voudrais conseiller à nos amis de bien réfléchir avant de fournir de tels arguments au cabinet actuel ou à tout autre. Si sir Robert Peel n'avait pas été mis à même de dérouler sur le bureau de la Chambre le mémoire abolitionniste qui porte la vénérable signature de M. Thomas Clarkson, il eût été privé du plus fort argument dont il s'est servi pour résister au principe que nous soutenons, la liberté d'échanges avec le Brésil comme avec l'univers. Mais il a imposé silence à ses adhérents. Il a dit aux planteurs des Antilles: Tenez-vous tranquilles. J'ai par devers moi quelque chose qui vaut mieux que tout ce que vous pourriez dire comme propriétaires dans les Indes occidentales. Et s'adressant à la Chambre des communes, il a dit: «Les abolitionnistes sont contre vous. Ils nous adjurent au nom de l'humanité d'exclure les produits du Brésil. Si nous le faisons, ce n'est pas parce que nous possédons de grandes plantations dans l'Inde et à Demerara; parce que les Chandos et les Buckingham ont de vastes propriétés à la Jamaïque. Non, nous ne cédons pas à de telles considérations. Ce n'est pas non plus parce que nous sommes obligés de ménager les colons, d'autant plus que si nous les blessions, ils renverseraient dès demain la loi-céréale. Nous ne sommes déterminés par aucune de ces raisons; nous sommes parfaitement désintéressés, et nous ferions bon accueil au sucre du Brésil, s'il n'était teint du sang des esclaves. Il est vrai que nous fûmes toujours les adversaires de l'émancipation, et que lorsqu'il ne nous a plus été possible de reculer, nous avons imposé à la nation une charge de vingt millions sterling que nous avons distribués non aux esclaves, mais à leurs oppresseurs. (Bruyantes acclamations.) Le sens du juste est si délicat chez nous que nous avons indemnisé le tyran et non la victime. (Nouvelles acclamations.) Nous avons payé les planteurs pour qu'ils s'abstinssent du crime; nous avons sauvé leur réputation et peut-être leur âme. Nous avons fait tout cela, c'est vrai, mais nous sommes bien changés aujourd'hui. N'ai-je pas assisté aux meetings d'Exeter-Hall? N'y ai-je point péroré? N'y ai-je point entendu l'orgue saluer la présence et la parole de Daniel O'Connell? Nous sommes bien changés. Nous sommes maintenant les disciples, les représentants des Grenville, des Sharpe, des Wilberforce, qui se reposent de leurs travaux. Nous nous couvrons de leur manteau, et nous vous adjurons, au nom de deux millions et demi d'esclaves, de ne pas manger de sucre du Brésil.» (Applaudissements prolongés.) Après ce discours, il regardera sans doute les monopoleurs par-dessus les épaules, et dira: «Vous ne vous souciez guère du café, n'est-ce pas?—Non, disent-ils.—Très-bien, reprend sir Robert, nous réduirons le droit du café de 25 p. 0/0, et nous prohiberons le sucre.—Et c'est ainsi que toute cette belle philanthropie passe de la cafetière dans le sucrier. (Rires.)

Après quelques autres considérations, M. Thompson, revenant à cette idée, que l'abstention de la consommation du sucre-esclave est une affaire de conscience, termine ainsi:

Ma force est dans mes arguments, et je n'en appelle qu'à la raison. Si je puis éveiller votre conscience et convaincre votre jugement, vous m'appartenez. Si je ne le puis, que Dieu vous juge, quant à moi, je ne vous jugerai pas. Je m'efforcerai de vous persuader de bien faire, et vous plaindrai si vous faites mal. Je poursuivrai le bien moi-même, et n'emploierai d'autres efforts pour conquérir mes frères que la raison, la tolérance et l'amour. (À la fin de ce discours, l'assemblée se lève en masse, les chapeaux et les mouchoirs s'agitent, et les applaudissements retentissent pendant plusieurs minutes.)


La séance du 29 mai fut présidée par le comte Ducie, qui a traité longuement la question de la liberté commerciale au point de vue de l'agriculture pratique. Le meeting a entendu MM. Cobden, Perronet Thompson, Holland, propriétaire dans le Worcestershire, et M. Bright, m. P.

Séance du 5 juin 1844.

Le fauteuil est occupé par M. George Wilson.

Le premier orateur entendu est M. Edward Bouverie, membre du Parlement pour Kilmarnock.

L'honorable membre examine l'esprit de la législature actuelle manifesté par ses actes. La majorité ayant toujours maintenu les lois-céréales, sous le prétexte de faire fleurir l'agriculture, et avec elle toutes les classes qui se livrent aux travaux des champs, M. Cobden a demandé qu'il fût fait une enquête dans les comtés agricoles, afin de savoir si la loi avait atteint son but, et si, sous l'empire de cette loi, les fermiers et les ouvriers des campagnes jouissaient de quelque aisance et de quelque sécurité. Il semble que les amis du monopole, qui s'intitulent exclusivement aussi «les amis des fermiers», auraient dû saisir avidement cette occasion de montrer qu'en appuyant la protection, ils suivaient une saine politique. Mais, continue M. Bouverie, ils ont dit: «Nous ne voulons pas d'enquête.» Et pourquoi? Parce qu'ils savent bien qu'elle démontrerait l'absurdité et la futilité de leurs doctrines; que la protection n'est que déception; que ce n'est autre chose que le public mis au pillage. Ils préfèrent les ténèbres à la lumière. Ils craignent la lumière, parce que leurs actions ne sont pas pures.

Est venu ensuite le bill sur les travaux des manufactures, connu sous le nom de «bill des dix heures». Et qu'avons-nous vu? Une majorité étalant sa fastueuse sympathie pour les classes ouvrières, déclarant que le peuple de ce pays est soumis à un trop rude travail, et que l'intensité de ce travail, pour les femmes et les enfants, est incompatible avec la santé de leur corps et même de leur âme. Mais quoi! c'est cette même majorité qui, en maintenant la loi-céréale, force le peuple à demander sa subsistance à un travail excessif. La loi-céréale dit au peuple: «Tu n'auras pas à ta disposition les mêmes moyens d'existence que si le commerce des blés était libre. Tu n'auras pas les mêmes moyens de travail que si de grandes importations provoquaient des exportations correspondantes et augmentaient ainsi l'emploi des bras.» C'est donc cette loi qui broie le peuple et le force à chercher une maigre pitance dans des sueurs excessives, dans un travail incessant, incompatible avec le maintien de sa santé, de ses forces et de son bien-être. Mais nous avons vu autre chose. Nous avons vu tomber cette philanthropie affectée; et dès l'instant que le ministère eut déclaré qu'il s'opposait à cette proposition et en faisait une question de cabinet, nous avons vu la majorité défaire ce qu'elle avait fait, moins soucieuse de sa prétendue sympathie pour le peuple que de maintenir le pouvoir aux mains des ministres de son choix.

Ce n'est pas qu'il n'ait été fait quelques timides pas dans la voie de la liberté commerciale. On a diminué les droits sur les raisins de Corinthe (currants). (Rires.) J'en félicite sincèrement les amateurs de puddings. (Éclats de rire.) Mais il faut autre chose que du raisin pour faire du pudding. Il y entre aussi de la farine; et en abrogeant la taxe sur le blé, on eût mieux servi les intérêts de ceux qui mangent du pudding, et de l'immense multitude de nos frères qui n'en ont jamais vu, même en rêve. C'est au peuple de leur dire: «Vous deviez faire ces choses, sans négliger le reste.»

L'orateur aborde la question des sucres et la distinction proposée entre le produit du travail libre et celui du travail esclave.—Si nous adoptons cette distinction en principe, dit-il, où nous arrêterons-nous? Si nous devons nous enquérir de la tradition sociale, morale et politique de tous les peuples avec lesquels il nous sera permis d'entretenir des relations, où poserons-nous la limite? Une grande partie du blé qui arrive dans ce pays, même sous la loi actuelle (et il en viendrait davantage si elle ne s'y opposait), provient d'un pays où l'esclavage est dans toute sa force, je veux parler de la Russie. (Grognements.) Vraiment, je suis surpris que les sociétés en faveur de la protection, qui battent les buissons pour chasser aux arguments, et ne sont pas difficiles, ne se soient pas encore emparées de celui-ci: «Maintenons la loi-céréale pour exclure le blé russe.»

M. Milner Gibson, m. P. pour Manchester. (Nous sommes forcé par le défaut d'espace à nous renfermer dans l'analyse et quelques extraits du remarquable discours de l'honorable représentant de Manchester.)

Monsieur le président, c'est avec bonheur que je vous ai entendu déclarer, à l'ouverture de la séance, que vous étiez résolu à ne jamais ralentir vos efforts jusqu'au triomphe de la liberté commerciale. Je me réjouis de vous entendre exprimer que vous sentez profondément la justice de cette cause, car je sais que cette association et ces meetings ne surgissent pas d'une impulsion nouvelle et soudaine, mais qu'ils sont fondés sur la large et éternelle base de la justice immuable. (Acclamations.) La liberté commerciale n'est pas une question de sous, de shillings et de guinées. C'est une question qui implique les droits de l'homme, le droit, pour chacun, d'acheter et de vendre, le droit d'obtenir une juste rémunération du travail; et je dis qu'il n'est aucun des droits, pour la protection desquels les gouvernements sont établis, qui soit plus précieux que celui de vivre d'un travail libre de toute entrave et de toute restriction. (Acclamations.)

L'honorable orateur traite longuement la question à ce point de vue.

Je me rappelle que le duc de Richmond disait dans une occasion: «Si l'on abroge les lois-céréales, je quitte le pays.» (Éclats de rire.) On lui répondit: «Au moins vous n'emporterez pas vos terres.» (Nouveaux rires.) Mais considérons la position où se place un homme qui fait une telle déclaration. Qu'est-ce que la loi-céréale? Quelle est sa nature? Cela se réduit à ceci: Des gens qui tiennent boutique d'objets de consommation ne veulent pas que d'autres vendent des objets similaires. Le noble duc est grandement engagé dans ce genre d'affaires, et il voudrait bien être une sorte de marchand breveté. (Rires.) Mais je dis que tout Anglais a le même droit que lui d'approvisionner le marché de blé, pourvu qu'il l'ait acquis honnêtement. Comme Anglais, j'ai le droit de vendre du blé que je me suis procuré par l'échange, justement comme le duc de Richmond a le droit de vendre du blé qu'il s'est procuré par la culture. Mais, me dit-on, vous ne devez pas le faire, parce que cela empêcherait le noble duc de tirer un parti aussi avantageux de sa propriété. Et quel droit ce grand seigneur a-t-il sur moi? Je ne sache pas lui devoir quelque chose, qu'il existe des comptes entre lui et moi, et qu'il doive avoir un contrôle sur mon industrie.—À ce point de vue, oh! combien est monstrueuse l'intervention de la loi-céréale sur la liberté civile des sujets de S. M. la reine! (Acclamations.) Quel est le but du gouvernement? quel est le but de la société? L'objet unique du gouvernement est d'empêcher les citoyens de se faire déloyalement du tort les uns aux autres, d'empêcher une classe d'envahir les droits d'une autre classe. Or, je dis que le droit de suivre une branche d'affaires, le commerce, est à ma portée, que c'est une propriété que le gouvernement doit me garantir. Mais qu'a fait le gouvernement? Il a aidé une classe de la communauté à me dépouiller de ce droit, de cette propriété, à m'interdire l'échange du produit de mon travail; il s'est départi de sa vraie et seule légitime mission. (Acclamations.) J'espère, monsieur, que l'on me pardonnera d'insister autant sur ce sujet (Continuez, continuez!); mais je considère ce point de vue comme le plus important dans la question. Je crois qu'on n'a pas assez considéré le système protecteur au point de vue de la liberté civile. Je soutiens que, comme vous avez aboli l'esclavage dans vos colonies, comme vous avez aboli, dans toute l'étendue des possessions britanniques, la faculté pour l'homme de faire de son frère sa propriété, vous devez, pour être conséquent à ce principe, abolir aussi le monopole. (Acclamations.) Qu'est-ce que l'esclavage? La prétention, de la part d'une classe d'hommes, au contrôle du travail d'une autre classe et à l'usurpation des produits de ce travail;—mais n'est-ce pas là le monopole? (Applaudissements prolongés.) En détruisant l'un, vous vous êtes engagé à détruire l'autre. La servitude reconnaît, dans un homme, un droit personnel à s'emparer de l'esprit, du corps et des muscles de son semblable. Le monopole reconnaît aussi le droit inhérent à l'aristocratie de s'emparer de la rémunération industrielle qui appartient et doit être laissée aux classes laborieuses. (Applaudissements longtemps prolongés.) Entre l'esclavage et le monopole, je ne vois de différence que le degré. En principe, c'est une seule et même chose. Car pourquoi le planteur avait-il des esclaves? Ce n'est pas pour en faire parade ou pour les garder comme des canaris en cage, mais pour consommer le fruit de leur travail. Or, c'est précisément là le principe qui dirige les défenseurs de la loi-céréale. Ils veulent s'attribuer, sur le produit des classes manufacturières et commerciales, une plus grande part que celle à laquelle ils ont un juste droit...

La question, dans ses rapports avec la liberté civile, me paraît donc aussi simple qu'importante. Cependant j'ai entendu de profonds théologiens, versés dans la philosophie ancienne, dans les mathématiques, capables d'écrire et de composer en hébreu et en sanscrit, déclarer que cette loi-céréale était si compliquée, si difficile, si inextricable, qu'ils n'osaient s'en occuper. Je crains bien que ces excellents théologiens de l'Église d'Angleterre n'aperçoivent ces difficultés que parce qu'ils oublient cette maxime, que pourtant ils citent souvent: «Mon royaume n'est pas de ce monde.» Je crains que l'acte de commutation des dîmes ecclésiastiques n'ait introduit dans leur esprit des idées préconçues, et que ce qu'ils redoutent surtout, c'est que l'abrogation des lois-céréales, en diminuant le prix du pain, ne diminue aussi la valeur de leur dîme. Si ce n'était cette appréhension, j'ose croire que le clergé anglican serait pour nous, car le principe de la liberté est en parfaite harmonie avec la morale chrétienne, et les meilleurs arguments qu'on puisse invoquer en sa faveur se trouvent encore dans la Bible. (Applaudissements.)

..... La liberté commerciale tend à réaliser par elle-même tout ce qui fait l'objet des vœux du philanthrope. Elle offre les moyens de répandre la civilisation et la liberté religieuse, non-seulement dans les possessions britanniques, mais dans toutes les parties du globe. Si nous voulons voir le Brésil et Cuba affranchir leurs esclaves, il ne faut pas isoler ces contrées des nations plus civilisées où l'esclavage est en horreur. Quelle était notre conduite, alors que nous étions nous-mêmes possesseurs d'esclaves, alors que nous tous, hélas! et jusqu'aux évêques de la Chambre des lords, soutenions la traite des nègres? Comment agissions-nous? Le gouvernement de ce pays connaissait bien l'influence des communications commerciales sur la propagation des idées, et il ne manqua pas d'interdire toutes relations entre nos colonies occidentales et Saint-Domingue de peur de leur inoculer le venin de la liberté. Les transactions commerciales sont, croyez-le bien, les moyens auxquels la Providence a confié la civilisation du genre humain, ou du moins la diffusion des vérités civilisatrices. En ce moment, l'empereur de Russie est à Londres. (Grognements et sifflets.) Quand j'ai nommé ce souverain, je n'ai pas voulu provoquer des marques de désapprobation. Je pense que nous ne devons voir en cette circonstance que la simple visite d'un homme privé, sans reporter notre pensée sur l'état de la Russie. Quoi qu'il en soit, ce monarque est parmi nous, ainsi que le roi de Saxe, et l'on attend le roi des Français. On nous assure que les visites réciproques de ces augustes personnages tendent à affermir la paix du monde. Je me réjouis d'être témoin de ces communications amicales; mais pour établir la paix sur des bases solides, il faut autre chose, il faut faire triompher les principes de la Ligue, il faut attacher les nations les unes aux autres par les liens d'un commun intérêt, et étouffer l'esprit d'antagonisme dans son germe, la jalousie nationale. (Acclamations.) Les empereurs et les ambassadeurs y peuvent quelque chose sans doute, mais leur influence est bien inefficace auprès de cet intérêt commun qui naîtra parmi les peuples de la liberté de leurs transactions. Que les hommes soient tous entre eux des clients réciproques, qu'ils dépendent les uns des autres pour leur bien-être, pour la rémunération de leur travail; et vous verrez s'élever une opinion publique parmi les nations qui ne permettra pas aux souverains et à leurs ambassadeurs de les entraîner dans la guerre, comme cela est trop souvent arrivé autrefois.....

Nous citerons un dernier extrait de ce discours pour montrer que la question est plus près de sa solution qu'on ne s'en doute en France.

«Le ministère demande à être forcé; il vous invite à le forcer. Plus vous le presserez, plus il vous accordera. Je suis persuadé qu'à aucune époque de notre histoire, on n'a vu les ministres de la couronne en appeler aussi directement à l'agitation et insinuer à l'opposition qu'ils ne demandent qu'à avoir la main forcée. Vous les voyez fréquemment emporter les questions, non par le secours de leurs amis qui ne sont que des dupes, mais par l'influence de leurs adversaires. «Voyez, disent-ils, le bruit que font tous ces messieurs engagés dans la Ligue; nous ne pouvons plus maintenir ces lois de protection. Vous devez y renoncer. Le pays est en danger; si vous n'abandonnez pas la protection, vous serez réduits à abandonner bien davantage. Soyez donc prudents à propos, car la pression est devenue trop forte pour pouvoir y résister. Vous ne pouvez chercher les éléments d'une administration dans la Société centrale pour la protection de l'agriculture, ni dans l'association des Antilles. Elles ne présentent pas des hommes assez forts. Pour avoir un cabinet conservateur, il vous faut avoir recours à nous, et (ajoute sir Robert Peel), je vous le déclare, gentlemen, la pression du parti free-trader est devenue irrésistible, et je ne veux pas que de vaines considérations, une exagération de persistance, viennent me faire obstacle quand j'ai un grand devoir à remplir. Ainsi, acceptez la liberté commerciale, ou renoncez à mon concours.» (Rires prolongés.) C'est là un bon et prudent avis. Nous suivons, je le crois, une marche convenable et patriotique à tous égards, soit au point de vue des considérations morales, soit sous le rapport de l'accumulation des richesses. Je dis que nous suivons une marche convenable, quand nous nous efforçons de former, autant qu'il est en nous, une opinion publique qui est l'instrument dont le ministère se servira pour abroger ces lois funestes. Quand il dit à l'aristocratie qu'elle doit renoncer à la protection, ou à bien d'autres priviléges plus importants, il lui donne un sage conseil, car je me rappelle, et beaucoup d'entre vous se rappellent aussi, sans doute, l'éloquente expression du révérend Robert Stall, qui disait: «Il y a une tache de putridité à la racine de l'arbre social qui gagnera les branches extrêmes et les flétrira, quelque élevées qu'elles puissent être.» (M. Gibson reprend sa place au bruit d'applaudissements enthousiastes.)

M. Robert Moore lui succède.


Les deux grandes questions sur lesquelles se portent les efforts opposés des free-traders et des prohibitionnistes, savoir: la loi-céréale et la loi des sucres, approchent enfin, sinon de leur dénoûment définitif, du moins de la solution provisoire qu'elles doivent recevoir cette année par un vote du Parlement. Nous terminerons donc, du moins pour cette campagne, l'œuvre que nous avons entreprise, par l'analyse succincte des débats et des péripéties parlementaires auxquels auront donné lieu ces votes mémorables. Commençons par la loi des sucres.

Il semble que cette question n'a qu'un médiocre intérêt pour le public français; cependant elle a fait ressortir d'une manière si remarquable les aberrations de l'esprit de parti, et le soin minutieux qu'ont pris les membres de la Ligue de se défaire de cette rouille, qui semblait inhérente aux gouvernements constitutionnels, que l'on ne lira pas sans intérêt, nous le croyons, les phases de cette grande lutte, qui, on se le rappelle, compromit un instant l'existence du ministère.

Établissons d'abord l'état de la question.

La législation ancienne, et encore en vigueur au moment du vote, frappait le sucre colonial d'un droit de 24 sh., et le sucre étranger d'une taxe de 63 sh.—La différence, ou 39 sh., était donc la part faite à la protection.

Sous le ministère de lord John Russell, le gouvernement proposa de modifier ainsi ces taxes:

Sucre colonial, 24 sh.—Sucre étranger, 36 sh. Ainsi, la protection était réduite à 12 sh. au lieu de 39, et l'abandon de ce système colonial, auquel on croit l'Angleterre si attachée, consommé dans cette mesure. C'est à l'occasion de cette proposition que, par l'influence combinée des monopoleurs, le cabinet whig fut renversé.

Les torys arrivés au pouvoir avec la mission expresse de maintenir la protection, forcés eux-mêmes de céder aux exigences de l'opinion publique éclairée par les travaux de la Ligue, proposèrent, en 1844, par l'organe de M. Peel, la modification suivante:

Sucre colonial, 24 sh.—Sucre étranger, 34 sh.

La protection est ainsi réduite à 10 sh.

Il semble d'abord que cette mesure, présentée par les torys, soit plus libérale que celle qui les mit à même de renverser les whigs.

Mais il faut prendre garde que la réduction de 63 à 34 sh. n'est accordée par sir R. Peel qu'au sucre étranger produit par le travail libre (free-grown sugar). Ainsi, le monopole se trouve affranchi de la concurrence de Cuba et du Brésil, qui était pour lui la plus redoutable.

Les monopoleurs, qui, à leur grand regret, ne peuvent marcher qu'avec l'opinion publique, se sont emparés ici, avec une habileté incontestable, du sentiment d'horreur que l'esclavage inspire à toutes les classes du peuple anglais. Ce sentiment fomenté, exalté pendant les quarante années de l'agitation abolitionniste, a servi, dans son aveuglement, à la perpétration d'une fraude grossière dans le Parlement.

On a vu dans le compte rendu des meetings de la Ligue, l'opinion de cette association relativement à cette distinction entre le sucre-libre et le sucre-esclave.

Il est bon de dire ici, qu'en présentant cette loi, sir Robert Peel a déclaré que, si l'état du revenu public le permettait, il se proposait de pousser beaucoup plus loin la réforme en 1845, mais qu'il tenait à faire prévaloir en principe, et dès cette année, la distinction entre les deux sucres, afin de la faire reparaître lorsqu'il s'agirait d'un nouvel abaissement des droits. Il est permis de croire que son arrière-pensée était de se ménager un moyen de conclure un traité de commerce avec le Brésil, et nous savons en effet que des commissaires anglais sont en ce moment chargés de cette mission.

Ainsi, la mesure soumise au Parlement était celle-ci:

Sucre colonial, 24 sh.—Sucre-libre étranger, 34 sh.—Sucre-esclave étranger, 63 sh.

Le premier amendement fut proposé par lord John Russell. Il tendait à faire disparaître la distinction entre le sucre-libre et le sucre-esclave; en d'autres termes, il proposait 24 sh. pour le sucre colonial, et 34 pour le sucre étranger, de toutes provenances.

Cet amendement fut repoussé par 197 voix contre 128.

Un second amendement fut présenté par M. Ewart, membre de la Ligue. En harmonie avec les doctrines de cette puissante association, il n'allait à rien moins qu'à la suppression de tous droits différentiels, non point entre le sucre-libre et le sucre-esclave, mais entre le sucre colonial et le sucre étranger. En un mot, M. Ewart proposait le droit de 24 sh. pour tous les sucres, sans distinction d'aucune espèce.

Les Ligueurs ne pouvaient espérer de faire triompher leurs vues, mais ils voulaient une discussion de principes; et en effet, dans cette séance mémorable, les principes de la liberté absolue, les vices du système colonial furent exposés avec une grande force par MM. Ewart, Bright, Cobden, Roebuck et Warburton.

Cependant l'amendement fut repoussé par 259 voix contre 36.

Enfin est venu le captieux amendement de M. Philips Miles, député de Bristol, qui a un moment ébranlé le cabinet tory. Voici cet amendement:

Sucre colonial, 20 sh.—Sucre-libre étranger, d'une certaine qualité, 30 sh. (brown, muscovado or clayed).—Sucre-libre étranger, d'une autre qualité, 34 sh. (white clayed or equivalent).

Cet amendement était parfaitement calculé pour jeter le trouble dans toutes les dispositions de la Chambre des communes. Il laissait à la protection une marge de 10 sh. dans un cas, et de 14 dans l'autre. Il pouvait plaire aux free-traders, car il paraissait abaisser le niveau général des droits de tous les sucres, même coloniaux. Il devait convenir aux monopoleurs qui le mettaient en avant, sachant bien que dans la pratique il leur donnerait une prime de 14 sh., presque tout le sucre qui s'importe en Angleterre étant de cette qualité spéciale soumise au droit de 34 sh.

Aussi cet amendement passa-t-il à la première épreuve.

Mais la confusion fut bien plus grande encore lorsque le ministère vint déclarer qu'il se retirerait si la Chambre persistait dans sa résolution.

On comprend facilement que l'esprit de parti vint s'attacher beaucoup plus à la question de cabinet qu'à la question des sucres.

Par le fait, l'une et l'autre étaient à la disposition de la Ligue. Disposant de plus de cent voix, elle pouvait à son gré faire pencher la balance en faveur des whigs ou des torys. Chacun avait les yeux fixés sur les Ligueurs.

Quelle fut pourtant leur conduite? Quoique naturellement plus portés pour Russell que pour Peel, ils se mirent à étudier la question, abstraction faite de tout esprit de parti, de toute combinaison parlementaire et ministérielle, et au seul point de vue de la liberté commerciale. Ils crurent que la proposition du gouvernement était plus libérale que celle de M. Miles. Ils repoussèrent l'amendement, et le ministère Peel fut maintenu.

On a beaucoup reproché aux ligueurs cette conduite. On a dit qu'ils avaient sacrifié à une simple question d'argent une grande révolution ministérielle, qui aurait plus tard profité au principe de la liberté commerciale.

Le remarquable discours prononcé par M. Cobden au meeting de la Ligue du 19 juin, fera connaître les motifs de l'Association, et initiera le lecteur à cet esprit nouveau qui surgit en Angleterre, et qui étouffera jusqu'aux derniers restes du fléau destructeur qu'on nomme: Esprit de parti.

Séance du 19 juin 1844.

M. Cobden est reçu avec enthousiasme par une assemblée des plus nombreuses et des plus distinguées qui ait jamais assisté aux meetings de Covent-Garden. Quand le silence est rétabli, il s'exprime en ces termes:

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