Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 4: mises en ordre, revues et annotées d'après les manuscrits de l'auteur
Et parce que, pour plus de célérité et de perfection dans l'accomplissement de l'œuvre définitive, qui est un vêtement, les travaux se sont répartis entre plusieurs classes d'industrieux, vous voulez, par une distinction arbitraire, que l'ordre de succession de ces travaux soit la raison unique de leur importance, en sorte que le premier ne mérite pas même le nom de travail, et que le dernier, travail par excellence, soit seul digne des faveurs de la protection?
Les pétitionnaires.—Oui, nous commençons à voir que le blé, non plus que la laine, n'est pas tout à fait vierge de travail humain: mais au moins l'agriculteur n'a pas, comme le fabricant, tout exécuté par lui-même et ses ouvriers; la nature l'a aidé; et, s'il y a du travail, tout n'est pas travail dans le blé.
M. de Saint-Cricq.—Mais tout est travail dans sa valeur. Je veux que la nature ait concouru à la formation matérielle du grain. Je veux même qu'il soit exclusivement son ouvrage; mais convenez que je l'ai contrainte par mon travail; et quand je vous vends du blé, remarquez bien ceci, ce n'est pas le travail de la nature que je vous fais payer, mais le mien.
Et, à votre compte, les objets fabriqués ne seraient pas non plus des produits du travail. Le manufacturier ne se fait-il pas seconder aussi par la nature? Ne s'empare-t-il pas, à l'aide de la machine à vapeur, du poids de l'atmosphère, comme, à l'aide de la charrue, je m'empare de son humidité? A-t-il créé les lois de la gravitation, de la transmission des forces, de l'affinité?
Les pétitionnaires.—Allons, va encore pour la laine, mais la houille est assurément l'ouvrage et l'ouvrage exclusif de la nature. Elle est bien vierge de tout travail humain.
M. de Saint-Cricq.—Oui, la nature a fait la houille, mais le travail en a fait la valeur. La houille n'avait aucune valeur pendant les millions d'années où elle était enfouie ignorée à cent pieds sous terre. Il a fallu l'y aller chercher: c'est un travail; il a fallu la transporter sur le marché: c'est un autre travail; et, encore une fois, le prix que vous la payez sur le marché n'est autre chose que la rémunération de ces travaux d'extraction et de transport[29].
On voit que jusqu'ici tout l'avantage est du côté de M. de Saint-Cricq; que la valeur des matières premières, comme celle des matières fabriquées, représente les frais de production, c'est-à-dire du travail; qu'il n'est pas possible de concevoir un objet pourvu de valeur, et qui soit vierge de tout travail humain; que la distinction que font les pétitionnaires est futile en théorie; que, comme base d'une inégale répartition de faveurs, elle serait inique en pratique, puisqu'il en résulterait que le tiers des Français, occupés aux manufactures, obtiendraient les douceurs du monopole, par la raison qu'ils produisent en travaillant, tandis que les deux autres tiers, à savoir la population agricole, seraient abandonnés à la concurrence, sous prétexte qu'ils produisent sans travailler.
On insistera, j'en suis sûr, et l'on dira qu'il y a plus d'avantage pour une nation à importer des matières dites premières, qu'elles soient ou non le produit du travail, et à exporter des objets fabriqués.
C'est là une opinion fort accréditée.
«Plus les matières premières sont abondantes, dit la pétition de Bordeaux, plus les manufactures se multiplient et prennent d'essor.»
«Les matières premières, dit-elle ailleurs, laissent une étendue sans limite à l'œuvre des habitants des pays où elles sont importées.»
«Les matières premières, dit la pétition du Havre, étant les éléments du travail, il faut les soumettre à un régime différent et les admettre de suite au taux le plus faible.»
La même pétition veut que la protection des objets fabriqués soit réduite non de suite, mais dans un temps indéterminé; non au taux le plus faible, mais à 20 p. 100.
«Entre autres articles dont le bas prix et l'abondance sont une nécessité, dit la pétition de Lyon, les fabricants citent toutes les matières premières.»
Tout cela repose sur une illusion.
Nous avons vu que toute valeur représente du travail. Or, il est très-vrai que le travail manufacturier décuple, centuple quelquefois la valeur d'un produit brut, c'est-à-dire répand dix fois, cent fois plus de profits dans la nation. Dès lors on raisonne ainsi: La production d'un quintal de fer ne fait gagner que 15 francs aux travailleurs de toutes classes. La conversion de ce quintal de fer en ressorts de montres, élève leurs profits à 10,000 francs; et oserez-vous dire que la nation n'est pas plus intéressée à s'assurer pour 10,000 francs que pour 15 francs de travail?
On oublie que les échanges internationaux, pas plus que les échanges individuels, ne s'opèrent au poids ou à la mesure. On n'échange pas un quintal de fer brut contre un quintal de ressorts de montre, ni une livre de laine en suint contre une livre de laine en cachemire;—mais bien une certaine valeur d'une de ces choses contre une valeur égale d'une autre. Or, troquer valeur égale contre valeur égale, c'est troquer travail égal contre travail égal. Il n'est donc pas vrai que la nation qui donne pour 100 francs de tissus ou de ressorts gagne plus que celle qui livre pour 100 francs de laine ou de fer.
Dans un pays où aucune loi ne peut être votée, aucune contribution établie qu'avec le consentement de ceux que cette loi doit régir ou que cet impôt doit frapper, on ne peut voler le public qu'en commençant par le tromper. Notre ignorance est la matière première de toute extorsion qui s'exerce sur nous, et l'on peut être assuré d'avance que tout sophisme est l'avant-coureur d'une spoliation.—Bon public, quand tu vois un sophisme dans une pétition, mets la main sur ta poche, car c'est certainement là que l'on vise.
Voyons donc quelle est la pensée secrète que messieurs les armateurs de Bordeaux et du Havre et messieurs les manufacturiers de Lyon enveloppent dans cette distinction entre les produits agricoles et les objets manufacturés?
«C'est principalement dans cette première classe (celle qui comprend les matières premières, vierges de tout travail humain) que se trouve, disent les pétitionnaires de Bordeaux, le principal aliment de notre marine marchande... En principe, une sage économie exigerait que cette classe ne fût pas imposée... La seconde (objets qui ont reçu une préparation), on peut la charger. La troisième (objets auxquels le travail n'a plus rien à faire), nous la considérons comme la plus imposable.»
«Considérant, disent les pétitionnaires du Havre, qu'il est indispensable de réduire de suite au taux le plus bas les matières premières, afin que l'industrie puisse successivement mettre en œuvre les forces navales qui lui fourniront ses premiers et indispensables moyens de travail...»
Les manufacturiers ne pouvaient pas demeurer en reste de politesse envers les armateurs. Aussi, la pétition de Lyon demande-t-elle la libre introduction des matières premières, «pour prouver, y est-il dit, que les intérêts des villes manufacturières ne sont pas toujours opposés à ceux des villes maritimes.»
Non; mais il faut dire que les uns et les autres, entendus comme font les pétitionnaires, sont terriblement opposés aux intérêts des campagnes, de l'agriculture et des consommateurs.
Voilà donc, messieurs, où vous vouliez en venir! Voilà le but de vos subtiles distinctions économiques! Vous voulez que la loi s'oppose à ce que les produits achevés traversent l'Océan, afin que le transport beaucoup plus coûteux des matières brutes, sales, chargées de résidus, offre plus d'aliment à votre marine marchande, et mette plus largement en œuvre vos forces navales. C'est là ce que vous appelez une sage économie.
Eh! que ne demandez-vous aussi qu'on fasse venir les sapins de Russie avec leurs branches, leur écorce et leurs racines; l'or du Mexique à l'état de minerai; et les cuirs de Buénos-Ayres encore attachés aux ossements de cadavres infects?
Bientôt, je m'y attends, les actionnaires des chemins de fer, pour peu qu'ils soient en majorité dans les chambres, feront une loi qui défende de fabriquer à Cognac l'eau-de-vie qui se consomme à Paris. Ordonner législativement le transport de dix pièces de vin pour une pièce d'eau-de-vie, ne serait-ce pas à la fois fournir à l'industrie parisienne l'indispensable aliment de son travail, et mettre en œuvre les forces des locomotives?
Jusques à quand fermera-t-on les yeux sur cette vérité si simple?
L'industrie, les forces navales, le travail ont pour but le bien général, le bien public; créer des industries inutiles, favoriser des transports superflus, alimenter un travail surnuméraire, non pour le bien du public, mais aux dépens du public, c'est réaliser une véritable pétition de principe. Ce n'est pas le travail qui est en soi-même une chose désirable, c'est la consommation: tout travail sans résultat est une perte. Payer des marins pour porter à travers les mers d'inutiles résidus, c'est comme les payer pour faire ricocher des cailloux sur la surface de l'eau. Ainsi nous arrivons à ce résultat, que tous les sophismes économiques, malgré leur infinie variété, ont cela de commun qu'ils confondent le moyen avec le but, et développent l'un aux dépens de l'autre[30].
XXII.—MÉTAPHORES.
Quelquefois le sophisme se dilate, pénètre tout le tissu d'une longue et lourde théorie. Plus souvent il se comprime, il se resserre, il se fait principe, et se cache tout entier dans un mot.
Dieu nous garde, disait Paul-Louis, du malin et de la métaphore! Et, en effet, il serait difficile de dire lequel des deux verse le plus de maux sur notre planète.—C'est le démon, dites-vous; il nous met à tous, tant que nous sommes, l'esprit de spoliation dans le cœur. Oui, mais il laisse entière la répression des abus par la résistance de ceux qui en souffrent. C'est le sophisme qui paralyse cette résistance. L'épée que la malice met aux mains des assaillants serait impuissante si le sophisme ne brisait pas le bouclier aux bras des assaillis; et c'est avec raison que Malebranche a inscrit sur le frontispice de son livre cette sentence: L'erreur est la cause de la misère des hommes.
Et voyez ce qui se passe. Des ambitieux hypocrites auront un intérêt sinistre, comme, par exemple, à semer dans le public le germe des haines nationales. Ce germe funeste pourra se développer, amener une conflagration générale, arrêter la civilisation, répandre des torrents de sang, attirer sur le pays le plus terrible des fléaux, l'invasion. En tous cas, et d'avance, ces sentiments haineux nous abaissent dans l'opinion des peuples et réduisent les Français qui ont conservé quelque amour de la justice à rougir de leur patrie. Certes ce sont là de grands maux; et pour que le public se garantît contre les menées de ceux qui veulent lui faire courir de telles chances, il suffirait qu'il en eût la claire vue. Comment parvient-on à la lui dérober? Par la métaphore. On altère, on force, on déprave le sens de trois ou quatre mots, et tout est dit.
Tel est le mot invasion lui-même.
Un maître de forges français dit: Préservons-nous de l'invasion des fers anglais. Un landlord anglais s'écrie: Repoussons l'invasion des blés français!—Et ils proposent d'élever des barrières entre les deux peuples.—Les barrières constituent l'isolement, l'isolement conduit à la haine, la haine à la guerre, la guerre à l'invasion.—Qu'importe? disent les deux sophistes; ne vaut-il pas mieux s'exposer à une invasion éventuelle que d'accepter une invasion certaine?—Et les peuples de croire, et les barrières de persister.
Et pourtant quelle analogie y a-t-il entre un échange et une invasion? Quelle similitude est-il possible d'établir entre un vaisseau de guerre qui vient vomir sur nos villes le fer, le feu et la dévastation,—et un navire marchand qui vient nous offrir de troquer librement, volontairement, des produits contre des produits?
J'en dirai autant du mot inondation. Ce mot se prend ordinairement en mauvaise part, parce qu'il est assez dans les habitudes des inondations de ravager les champs et les moissons.—Si, pourtant, elles laissaient sur le sol une valeur supérieure à celle qu'elles lui enlèvent, comme font les inondations du Nil, il faudrait, à l'exemple des Égyptiens, les bénir, les déifier.—Eh bien! avant de déclamer contre les inondations des produits étrangers, avant de leur opposer de gênants et coûteux obstacles, se demande-t-on si ce sont là des inondations qui ravagent ou de celles qui fertilisent?—Que penserions-nous de Méhémet-Ali, si, au lieu d'élever à gros frais des barrages à travers le Nil, pour étendre le domaine de ses inondations, il dépensait ses piastres à lui creuser un lit plus profond, afin que l'Égypte ne fût pas souillée par ce limon étranger descendu des montagnes de la Lune? Nous exhibons précisément ce degré de sagesse et de raison, quand nous voulons, à grand renfort de millions, préserver notre pays.....—De quoi?—Des bienfaits dont la nature a doté d'autres climats.
Parmi les métaphores qui recèlent toute une funeste théorie, il n'en est pas de plus usitée que celle que présentent les mots tribut, tributaire.
Ces mots sont devenus si usuels, qu'on en fait les synonymes d'achat, acheteur, et l'on se sert indifféremment des uns ou des autres.
Cependant il y a aussi loin d'un tribut à un achat que d'un vol à un échange, et j'aimerais autant entendre dire: Cartouche a enfoncé mon coffre-fort et il y a acheté mille écus, que d'ouïr répéter à nos honorables députés: Nous avons payé à l'Allemagne le tribut de mille chevaux qu'elle nous a vendus.
Car ce qui fait que l'action de Cartouche n'est pas un achat, c'est qu'il n'a pas mis, et de mon consentement, dans mon coffre-fort, une valeur équivalente à celle qu'il a prise.
Et ce qui fait que l'octroi de 500,000 francs que nous avons fait à l'Allemagne n'est pas un tribut, c'est justement qu'elle ne les a pas reçus à titre gratuit, mais bien en nous livrant en échange mille chevaux que nous-mêmes avons jugé valoir nos 500,000 francs.
Faut-il donc relever sérieusement de tels abus de langage? Pourquoi pas, puisque c'est très sérieusement qu'on les étale dans les journaux et dans les livres.
Et qu'on n'imagine pas qu'ils échappent à quelques écrivains ignorant jusqu'à leur langue! Pour un qui s'en abstient, je vous en citerai dix qui se les permettent, et des plus huppés encore, les d'Argout, les Dupin, les Villèle, les pairs, les députés, les ministres, c'est-à-dire les hommes dont les paroles sont des lois, et dont les sophismes les plus choquants servent de base à l'administration du pays.
Un célèbre philosophe moderne a ajouté aux catégories d'Aristote le sophisme qui consiste à renfermer dans un mot une pétition de principe. Il en cite plusieurs exemples. Il aurait pu joindre le mot tributaire à sa nomenclature.—En effet, il s'agit de savoir si les achats faits au dehors sont utiles ou nuisibles.—Ils sont nuisibles, dites-vous.—Et pourquoi?—Parce qu'ils nous rendent tributaires de l'étranger.—Certes, voilà bien un mot qui pose en fait ce qui est en question.
Comment ce trope abusif s'est-il introduit dans la rhétorique des monopoleurs?
Des écus sortent du pays pour satisfaire la rapacité d'un ennemi victorieux.—D'autres écus sortent aussi du pays pour solder des marchandises.—On établit l'analogie des deux cas, en ne tenant compte que de la circonstance par laquelle ils se ressemblent et faisant abstraction de celle par laquelle ils diffèrent.
Cependant cette circonstance, c'est-à-dire le non-remboursement dans le premier cas, et le remboursement librement convenu dans le second, établit entre eux une différence telle qu'il n'est réellement pas possible de les classer sous la même étiquette. Livrer 100 francs par force à qui vous serre la gorge, ou volontairement à qui vous donne l'objet de vos désirs, vraiment, ce sont choses qu'on ne peut assimiler.—Autant vaudrait dire qu'il est indifférent de jeter le pain à la rivière ou de le manger, parce que c'est toujours du pain détruit. Le vice de ce raisonnement, comme celui que renferme le mot tribut, consisterait à fonder une entière similitude entre deux cas par leur ressemblance et en faisant abstraction de leur différence.
CONCLUSION.
Tous les sophismes que j'ai combattus jusqu'ici se rapportent à une seule question: le système restrictif; encore, par pitié pour le lecteur, «j'en passe, et des meilleurs»: droits acquis, inopportunité, épuisement du numéraire, etc., etc.
Mais l'économie sociale n'est pas renfermée dans ce cercle étroit. Le fouriérisme, le saint-simonisme, le communisme, le mysticisme, le sentimentalisme, la fausse philanthropie, les aspirations affectées vers une égalité et une fraternité chimériques, les questions relatives au luxe, aux salaires, aux machines, à la prétendue tyrannie du capital, aux colonies, aux débouchés, aux conquêtes, à la population, à l'association, à l'émigration, aux impôts, aux emprunts, ont encombré le champ de la science d'une foule d'arguments parasites, de sophismes qui sollicitent la houe et la binette de l'économiste diligent.
Ce n'est pas que je ne reconnaisse le vice de ce plan ou plutôt de cette absence de plan. Attaquer un à un tant de sophismes incohérents, qui quelquefois se choquent et plus souvent rentrent les uns dans les autres, c'est se condamner à une lutte désordonnée, capricieuse, et s'exposer à de perpétuelles redites.
Combien je préférerais dire simplement comment les choses sont, sans m'occuper de mille aspects sous lesquels l'ignorance les voit!... Exposer les lois selon lesquelles les sociétés prospèrent ou dépérissent, c'est ruiner virtuellement tous les sophismes à la fois. Quand Laplace eut décrit ce qu'on peut savoir jusqu'ici du mouvement des corps célestes, il dissipa, sans même les nommer, toutes les rêveries astrologiques des Égyptiens, des Grecs et des Hindous, bien plus sûrement qu'il n'eût pu le faire en les réfutant directement dans d'innombrables volumes.—La vérité est une; le livre qui l'expose est un édifice imposant et durable:
Il brave les tyrans avides,
Plus hardi que les Pyramides
Et plus durable que l'airain.
L'erreur est multiple et de nature éphémère; l'ouvrage qui la combat ne porte pas en lui-même un principe de grandeur et de durée.
Mais si la force et peut-être l'occasion[31] m'ont manqué pour procéder à la manière des Laplace et des Say, je ne puis me refuser à croire que la forme que j'ai adoptée a aussi sa modeste utilité. Elle me semble surtout bien proportionnée aux besoins du siècle, aux rapides instants qu'il peut consacrer à l'étude.
Un traité a sans doute une supériorité incontestable, mais à une condition, c'est d'être lu, médité, approfondi. Il ne s'adresse qu'à un public d'élite. Sa mission est de fixer d'abord et d'agrandir ensuite le cercle des connaissances acquises.
La réfutation des préjugés vulgaires ne saurait avoir cette haute portée. Elle n'aspire qu'à désencombrer la route devant la marche de la vérité, à préparer les esprits, à redresser le sens public, à briser dans des mains impures des armes dangereuses.
C'est surtout en économie sociale que cette lutte corps à corps, que ces combats sans cesse renaissants avec les erreurs populaires ont une véritable utilité pratique.
On pourrait ranger les sciences en deux catégories.
Les unes, à la rigueur, peuvent n'être sues que des savants. Ce sont celles dont l'application occupe des professions spéciales. Le vulgaire en recueille le fruit malgré l'ignorance; quoiqu'il ne sache pas la mécanique et l'astronomie, il n'en jouit pas moins de l'utilité d'une montre, il n'est pas moins entraîné par la locomotive ou le bateau à vapeur sur la foi de l'ingénieur et du pilote. Nous marchons selon les lois de l'équilibre sans les connaître, comme M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir.
Mais il est des sciences qui n'exercent sur le public qu'une influence proportionnée aux lumières du public lui-même, qui tirent toute leur efficacité non des connaissances accumulées dans quelques têtes exceptionnelles, mais de celles qui sont diffusées dans la raison générale. Telles sont la morale, l'hygiène, l'économie sociale, et, dans les pays où les hommes s'appartiennent à eux-mêmes, la politique. C'est de ces sciences que Bentham aurait pu dire surtout: «Ce qui les répand vaut mieux que ce qui les avance.» Qu'importe qu'un grand homme, un Dieu même, ait promulgué les lois de la morale, aussi longtemps que les hommes, imbus de fausses notions, prennent les vertus pour des vices et les vices pour des vertus? Qu'importe que Smith, Say, et, selon M. de Saint-Chamans, les économistes de toutes les écoles aient proclamé, en fait de transactions commerciales, la supériorité de la liberté sur la contrainte, si ceux-là sont convaincus du contraire qui font les lois et pour qui les lois sont faites?
Ces sciences, que l'on a fort bien nommées sociales, ont encore ceci de particulier que, par cela même qu'elles sont d'une application usuelle, nul ne convient qu'il les ignore.—A-t-on besoin de résoudre une question de chimie ou de géométrie? On ne prétend pas avoir la science infuse; on n'a pas honte de consulter M. Thénard; on ne se fait pas difficulté d'ouvrir Legendre ou Bezout.—Mais, dans les sciences sociales, on ne reconnaît guère d'autorités. Comme chacun fait journellement de la morale bonne ou mauvaise, de l'hygiène, de l'économie, de la politique raisonnable ou absurde, chacun se croit apte à gloser, disserter, décider et trancher en ces matières.—Souffrez-vous? Il n'est pas de bonne vieille qui ne vous dise du premier coup la cause et le remède de vos maux: «Ce sont les humeurs, affirme-t-elle, il faut vous purger.»—Mais qu'est-ce que les humeurs? et y a-t-il des humeurs? C'est ce dont elle ne se met pas en peine.—Je songe involontairement à cette bonne vieille quand j'entends expliquer tous les malaises sociaux par ces phrases banales: C'est la surabondance des produits, c'est la tyrannie du capital, c'est la pléthore industrielle, et autres sornettes dont on ne peut pas même dire: Verba et voces, prætereaque nihil, car ce sont autant de funestes erreurs.
De ce qui précède il résulte deux choses: 1o Que les sciences sociales doivent abonder en sophismes beaucoup plus que les autres, parce que ce sont celles où chacun ne consulte que son jugement ou ses instincts; 2o que c'est dans ces sciences que le sophisme est spécialement malfaisant, parce qu'il égare l'opinion en une matière où l'opinion c'est la force, c'est la loi.
Il faut donc deux sortes de livres à ces sciences: ceux qui les exposent et ceux qui les propagent, ceux qui montrent la vérité et ceux qui combattent l'erreur.
Il me semble que le défaut inhérent à la forme de cet opuscule, la répétition, est ce qui en fait la principale utilité.
Dans la question que j'ai traitée, chaque sophisme a sans doute sa formule propre et sa portée, mais tous ont une racine commune, qui est l'oubli des intérêts des hommes en tant que consommateurs. Montrer que les mille chemins de l'erreur conduisent à ce sophisme générateur, c'est apprendre au public à le reconnaître, à l'apprécier, à s'en défier en toutes circonstances.
Après tout, je n'aspire pas précisément à faire naître des convictions, mais des doutes.
Je n'ai pas la prétention qu'en posant le livre le lecteur s'écrie: Je sais; plaise au ciel qu'il se dise sincèrement: J'ignore!
«J'ignore, car je commence à craindre qu'il n'y ait quelque chose d'illusoire dans les douceurs de la disette.» (Sophisme I.)
«Je ne suis plus si édifié sur les charmes de l'obstacle.» (Sophisme II).
«L'effort sans résultat ne me semble plus aussi désirable que le résultat sans effort.» (Sophisme III.)
«Il se pourrait bien que le secret du commerce ne consiste pas, comme celui des armes (selon la définition qu'en donne le spadassin du Bourgeois gentilhomme), à donner et à ne pas recevoir.» (Sophisme VI.)
«Je conçois qu'un objet vaut d'autant plus qu'il a reçu plus de façons; mais, dans l'échange, deux valeurs égales cessent-elles d'être égales parce que l'une vient de la charrue et l'autre de la Jacquart?» (Sophisme XXI.)
«J'avoue que je commence à trouver singulier que l'humanité s'améliore par des entraves, s'enrichisse par des taxes; et franchement je serais soulagé d'un poids importun, j'éprouverais une joie pure, s'il venait à m'être démontré, comme l'assure l'auteur des Sophismes, qu'il n'y a pas incompatibilité entre le bien-être et la justice, entre la paix et la liberté, entre l'extension du travail et les progrès de l'intelligence.» (Sophismes XIV et XX.)
«Donc, sans me tenir pour satisfait par ses arguments, auxquels je ne sais si je dois donner le nom de raisonnements ou de paradoxes, j'interrogerai les maîtres de la science.»
Terminons par un dernier et important aperçu cette monographie du Sophisme.
Le monde ne sait pas assez l'influence que le Sophisme exerce sur lui.
S'il en faut dire ce que je pense, quand le droit du plus fort a été détrôné, le Sophisme a remis l'empire au droit du plus fin, et il serait difficile de dire lequel de ces deux tyrans a été le plus funeste à l'humanité.
Les hommes ont un amour immodéré pour les jouissances, l'influence, la considération, le pouvoir, en un mot, pour les richesses.
Et, en même temps, ils sont poussés par une inclination immense à se procurer ces choses aux dépens d'autrui.
Mais cet autrui, qui est le public, a une inclination non moins grande à garder ce qu'il a acquis, pourvu qu'il le puisse et qu'il le sache.
La spoliation, qui joue un si grand rôle dans les affaires du monde, n'a donc que deux agents: la force et la ruse, et deux limites: le courage et les lumières.
La force appliquée à la spoliation fait le fond des annales humaines. En retracer l'histoire, ce serait reproduire presque en entier l'histoire de tous les peuples: Assyriens, Babyloniens, Mèdes, Perses, Égyptiens, Grecs, Romains, Goths, Francs, Huns, Turcs, Arabes, Mongols, Tartares, sans compter celle des Espagnols en Amérique, des Anglais dans l'Inde, des Français en Afrique, des Russes en Asie, etc., etc.
Mais, du moins, chez les nations civilisées, les hommes qui produisent les richesses sont devenus assez nombreux et assez forts pour les défendre.—Est-ce à dire qu'ils ne sont plus dépouillés? Point du tout; ils le sont autant que jamais, et, qui plus est, ils se dépouillent les uns les autres.
Seulement, l'agent est changé: ce n'est plus par force, c'est par ruse qu'on s'empare des richesses publiques.
Pour voler le public, il faut le tromper. Le tromper, c'est lui persuader qu'on le vole pour son avantage; c'est lui faire accepter en échange de ses biens des services fictifs, et souvent pis.—De là le Sophisme.—Sophisme théocratique, Sophisme économique, Sophisme politique, Sophisme financier.—Donc, depuis que la force est tenue en échec, le Sophisme n'est pas seulement un mal, c'est le génie du mal. Il le faut tenir en échec à son tour.—Et, pour cela, rendre le public plus fin que les fins, comme il est devenu plus fort que les forts.
Bon public, c'est sous le patronage de cette pensée que je t'adresse ce premier essai,—bien que la Préface soit étrangement transposée, et la Dédicace quelque peu tardive[32].
Mugron, 2 novembre 1845.
SOPHISMES ÉCONOMIQUES
DEUXIÈME SÉRIE[33].
(2e édition.)
La requête de l'industrie au gouvernement est aussi modeste que celle de Diogène à Alexandre: Ôte-toi de mon soleil.
I.—PHYSIOLOGIE DE LA SPOLIATION[34].
Pourquoi irais-je m'aheurter à cette science aride, l'Économie politique?
Pourquoi?—La question est judicieuse. Tout travail est assez répugnant de sa nature, pour qu'on ait le droit de demander où il mène.
Voyons, cherchons.
Je ne m'adresse pas à ces philosophes qui font profession d'adorer, la misère, sinon en leur nom, du moins au nom de l'humanité.
Je parle à quiconque tient la Richesse pour quelque chose.—Entendons par ce mot, non l'opulence de quelques-uns, mais l'aisance, le bien-être, la sécurité, l'indépendance, l'instruction, la dignité de tous.
Il n'y a que deux moyens de se procurer les choses nécessaires à la conservation, à l'embellissement et au perfectionnement de la vie: la Production et la Spoliation.
Quelques personnes disent: La Spoliation est un accident, un abus local et passager, flétri par la morale, réprouvé par la loi, indigne d'occuper l'Économie politique.
Cependant, quelque bienveillance, quelque optimisme que l'on porte au cœur, on est forcé de reconnaître que la Spoliation s'exerce dans ce monde sur une trop vaste échelle, qu'elle se mêle trop universellement à tous les grands faits humains pour qu'aucune science sociale, et l'Économie politique surtout, puisse se dispenser d'en tenir compte.
Je vais plus loin. Ce qui sépare l'ordre social de la perfection (du moins de toute celle dont il est susceptible), c'est le constant effort de ses membres pour vivre et se développer aux dépens les uns des autres.
En sorte que si la Spoliation n'existait pas, la société étant parfaite, les sciences sociales seraient sans objet.
Je vais plus loin encore. Lorsque la Spoliation est devenue le moyen d'existence d'une agglomération d'hommes unis entre eux par le lien social, ils se font bientôt une loi qui la sanctionne, une morale qui la glorifie.
Il suffit de nommer quelques-unes des formes les plus tranchées de la Spoliation pour montrer quelle place elle occupe dans les transactions humaines.
C'est d'abord la Guerre.—Chez les sauvages, le vainqueur tue le vaincu pour acquérir au gibier un droit, sinon incontestable, du moins incontesté.
C'est ensuite l'Esclavage.—Quand l'homme comprend qu'il est possible de féconder la terre par le travail, il fait avec son frère ce partage: «À toi la fatigue, à moi le produit.»
Vient la Théocratie.—«Selon ce que tu me donneras ou me refuseras de ce qui t'appartient, je t'ouvrirai la porte du ciel ou de l'enfer.»
Enfin arrive le Monopole.—Son caractère distinctif est de laisser subsister la grande loi sociale: Service pour service, mais de faire intervenir la force dans le débat, et par suite, d'altérer la juste proportion entre le service reçu et le service rendu.
La Spoliation porte toujours dans son sein le germe de mort qui la tue. Rarement c'est le grand nombre qui spolie le petit nombre. En ce cas, celui-ci se réduirait promptement au point de ne pouvoir plus satisfaire la cupidité de celui-là, et la Spoliation périrait faute d'aliment.
Presque toujours c'est le grand nombre qui est opprimé, et la Spoliation n'en est pas moins frappée d'un arrêt fatal.
Car si elle a pour agent la Force, comme dans la Guerre et l'Esclavage, il est naturel que la Force à la longue passe du côté du grand nombre.
Et si c'est la Ruse, comme dans la Théocratie et le Monopole, il est naturel que le grand nombre s'éclaire, sans quoi l'intelligence ne serait pas l'intelligence.
Une autre loi providentielle dépose un second germe de mort au cœur de la Spoliation, c'est celle-ci:
La Spoliation ne déplace pas seulement la richesse, elle en détruit toujours une partie.
La Guerre anéantit bien des valeurs.
L'Esclavage paralyse bien des facultés.
La Théocratie détourne bien des efforts vers des objets puérils ou funestes.
Le Monopole aussi fait passer la richesse d'une poche à l'autre; mais il s'en perd beaucoup dans le trajet.
Cette loi est admirable.—Sans elle, pourvu qu'il y eût équilibre de force entre les oppresseurs et les opprimés, la Spoliation n'aurait pas de terme.—Grâce à elle, cet équilibre tend toujours à se rompre, soit parce que les Spoliateurs se font conscience d'une telle déperdition de richesses, soit, en l'absence de ce sentiment, parce que le mal empire sans cesse, et qu'il est dans la nature de ce qui empire toujours de finir.
Il arrive en effet un moment où, dans son accélération progressive, la déperdition des richesses est telle que le Spoliateur est moins riche qu'il n'eût été en restant honnête.
Tel est un peuple à qui les frais de guerre coûtent plus que ne vaut le butin.
Un maître qui paie plus cher le travail esclave que le travail libre.
Une Théocratie qui a tellement hébété le peuple et détruit son énergie qu'elle n'en peut plus rien tirer.
Un Monopole qui agrandit ses efforts d'absorption à mesure qu'il y a moins à absorber, comme l'effort de traire s'accroît à mesure que le pis est plus desséché.
Le Monopole, on le voit, est une Espèce du Genre Spoliation. Il a plusieurs Variétés, entre autres la Sinécure, le Privilége, la Restriction.
Parmi les formes qu'il revêt, il y en a de simples et naïves. Tels étaient les droits féodaux. Sous ce régime la masse est spoliée et le sait. Il implique l'abus de la force et tombe avec elle.
D'autres sont très-compliquées: Souvent alors la masse est spoliée et ne le sait pas. Il peut même arriver qu'elle croie tout devoir à la Spoliation, et ce qu'on lui laisse, et ce qu'on lui prend, et ce qui se perd dans l'opération. Il y a plus, j'affirme que, dans la suite des temps, et grâce au mécanisme si ingénieux de la coutume, beaucoup de Spoliateurs le sont sans le savoir et sans le vouloir. Les Monopoles de cette variété sont engendrés par la Ruse et nourris par l'Erreur. Ils ne s'évanouissent que devant la Lumière.
J'en ai dit assez pour montrer que l'Économie politique a une utilité pratique évidente. C'est le flambeau qui, dévoilant la Ruse et dissipant l'Erreur, détruit ce désordre social, la Spoliation. Quelqu'un, je crois que c'est une femme, et elle avait bien raison, l'a ainsi définie: C'est la serrure de sûreté du pécule populaire.
Commentaire.
Si ce petit livre était destiné à traverser trois ou quatre mille ans, à être lu, relu, médité, étudié phrase à phrase, mot à mot, lettre à lettre, de génération en génération, comme un Koran nouveau; s'il devait attirer dans toutes les bibliothèques du monde des avalanches d'annotations, éclaircissements et paraphrases, je pourrais abandonner à leur sort, dans leur concision un peu obscure, les pensées qui précèdent. Mais puisqu'elles ont besoin de commentaire, il me paraît prudent de les commenter moi-même.
La véritable et équitable loi des hommes, c'est: Échange librement débattu de service contre service. La Spoliation consiste à bannir par force ou par ruse la liberté du débat afin de recevoir un service sans le rendre.
La Spoliation par la force s'exerce ainsi: On attend qu'un homme ait produit quelque chose, qu'on lui arrache, l'arme au poing.
Elle est formellement condamnée par le Décalogue: Tu ne prendras point.
Quand elle se passe d'individu à individu, elle se nomme vol et mène au bagne; quand c'est de nation à nation, elle prend nom conquête et conduit à la gloire.
Pourquoi cette différence? Il est bon d'en rechercher la cause. Elle nous révélera une puissance irrésistible, l'Opinion, qui, comme l'atmosphère, nous enveloppe d'une manière si absolue, que nous ne la remarquons plus. Car Rousseau n'a jamais dit une vérité plus vraie que celle-ci: «Il faut beaucoup de philosophie pour observer les faits qui sont trop près de nous.»
Le voleur, par cela même qu'il agit isolément, a contre lui l'opinion publique. Il alarme tous ceux qui l'entourent. Cependant, s'il a quelques associés, il s'enorgueillit devant eux de ses prouesses, et l'on peut commencer à remarquer ici la force de l'Opinion; car il suffit de l'approbation de ses complices pour lui ôter le sentiment de sa turpitude et même le rendre vain de son ignominie.
Le guerrier vit dans un autre milieu. L'Opinion qui le flétrit est ailleurs, chez les nations vaincues; il n'en sent pas la pression. Mais l'Opinion qui est autour de lui l'approuve et le soutient. Ses compagnons et lui sentent vivement la solidarité qui les lie. La patrie, qui s'est créé des ennemis et des dangers, a besoin d'exalter le courage de ses enfants. Elle décerne aux plus hardis, à ceux qui, élargissant ses frontières, y ont apporté le plus de butin, les honneurs, la renommée, la gloire. Les poëtes chantent leurs exploits et les femmes leur tressent des couronnes. Et telle est la puissance de l'Opinion, qu'elle sépare de la Spoliation l'idée d'injustice et ôte au spoliateur jusqu'à la conscience de ses torts.
L'Opinion, qui réagit contre la spoliation militaire, placée non chez le peuple spoliateur, mais chez le peuple spolié, n'exerce que bien peu d'influence. Cependant, elle n'est pas tout à fait inefficace, et d'autant moins que les nations se fréquentent et se comprennent davantage. Sous ce rapport, on voit que l'étude des langues et la libre communication des peuples tendent à faire prédominer l'opinion contraire à ce genre de spoliation.
Malheureusement, il arrive souvent que les nations qui entourent le peuple spoliateur sont elles-mêmes spoliatrices, quand elles le peuvent, et dès lors imbues des mêmes préjugés.
Alors, il n'y a qu'un remède: le temps. Il faut que les peuples aient appris, par une rude expérience, l'énorme désavantage de se spolier les uns les autres.
On parlera d'un autre frein: la moralisation. Mais la moralisation a pour but de multiplier les actions vertueuses. Comment donc restreindra-t-elle les actes spoliateurs quand ces actes sont mis par l'Opinion au rang des plus hautes vertus? Y a-t-il un moyen plus puissant de moraliser un peuple que la Religion? Y eut-il jamais Religion plus favorable à la paix et plus universellement admise que le Christianisme? Et cependant qu'a-t-on vu pendant dix-huit siècles? On a vu les hommes se battre non-seulement malgré la Religion, mais au nom de la Religion même.
Un peuple conquérant ne fait pas toujours la guerre offensive. Il a aussi de mauvais jours. Alors ses soldats défendent le foyer domestique, la propriété, la famille, l'indépendance, la liberté. La guerre prend un caractère de sainteté et de grandeur. Le drapeau, bénit par les ministres du Dieu de paix, représente tout ce qu'il y a de sacré sur la terre; on s'y attache comme à la vivante image de la patrie et de l'honneur; et les vertus guerrières sont exaltées au-dessus de toutes les autres vertus.—Mais le danger passé, l'Opinion subsiste, et, par une naturelle réaction de l'esprit de vengeance qui se confond avec le patriotisme, on aime à promener le drapeau chéri de capitale en capitale. Il semble que la nature ait préparé ainsi le châtiment de l'agresseur.
C'est la crainte de ce châtiment, et non les progrès de la philosophie, qui retient les armes dans les arsenaux, car, on ne peut pas le nier, les peuples les plus avancés en civilisation font la guerre, et se préoccupent bien peu de justice quand ils n'ont pas de représailles à redouter. Témoin l'Hymalaya, l'Atlas et le Caucase.
Si la Religion a été impuissante, si la philosophie est impuissante, comment donc finira la guerre?
L'Économie politique démontre que, même à ne considérer que le peuple victorieux, la guerre se fait toujours dans l'intérêt du petit nombre et aux dépens des masses. Il suffit donc que les masses aperçoivent clairement cette vérité. Le poids de l'Opinion, qui se partage encore, pèsera tout entier du côté de la paix[35].
La Spoliation exercée par la force prend encore une autre forme. On n'attend pas qu'un homme ait produit une chose pour la lui arracher. On s'empare de l'homme lui-même; on le dépouille de sa propre personnalité; on le contraint au travail; on ne lui dit pas: Si tu prends cette peine pour moi, je prendrai cette peine pour toi, on lui dit: À toi toutes les fatigues, à moi toutes les jouissances. C'est l'Esclavage, qui implique toujours l'abus de la force.
Or, c'est une grande question de savoir s'il n'est pas dans la nature d'une force incontestablement dominante d'abuser toujours d'elle-même. Quant à moi, je ne m'y fie pas, et j'aimerais autant attendre d'une pierre qui tombe la puissance qui doit l'arrêter dans sa chute, que de confier à la force sa propre limite.
Je voudrais, au moins, qu'on me montrât un pays, une époque où l'Esclavage a été aboli par la libre et gracieuse volonté des maîtres.
L'Esclavage fournit un second et frappant exemple de l'insuffisance des sentiments religieux et philanthropiques aux prises avec l'énergique sentiment de l'intérêt. Cela peut paraître triste à quelques Écoles modernes qui cherchent dans l'abnégation le principe réformateur de la société. Qu'elles commencent donc par réformer la nature de l'homme.
Aux Antilles, les maîtres professent de père en fils, depuis l'institution de l'esclavage, la Religion chrétienne. Plusieurs fois par jour ils répètent ces paroles: «Tous les hommes sont frères; aimer son prochain, c'est accomplir toute la loi.»—Et pourtant ils ont des esclaves. Rien ne leur semble plus naturel et plus légitime. Les réformateurs modernes espèrent-ils que leur morale sera jamais aussi universellement acceptée, aussi populaire, aussi forte d'autorité, aussi souvent sur toutes les lèvres que l'Évangile? Et si l'Évangile n'a pu passer des lèvres au cœur par-dessus ou à travers la grande barrière de l'intérêt, comment espèrent-ils que leur morale fasse ce miracle?
Mais quoi! l'Esclavage est-il donc invulnérable? Non; ce qui l'a fondé le détruira, je veux dire l'Intérêt, pourvu que, pour favoriser les intérêts spéciaux qui ont créé la plaie, on ne contrarie pas les intérêts généraux qui doivent la guérir.
C'est encore une vérité démontrée par l'Économie politique, que le travail libre est essentiellement progressif et le travail esclave nécessairement stationnaire. En sorte que le triomphe du premier sur le second est inévitable. Qu'est devenue la culture de l'indigo par les noirs?
Le travail libre appliqué à la production du sucre en fera baisser de plus en plus le prix. À mesure, l'esclave sera de moins en moins lucratif pour son maître. L'esclavage serait depuis longtemps tombé de lui-même en Amérique, si, en Europe, les lois n'eussent élevé artificiellement le prix du sucre. Aussi nous voyons les maîtres, leurs créanciers et leurs délégués travailler activement à maintenir ces lois, qui sont aujourd'hui les colonnes de l'édifice.
Malheureusement, elles ont encore la sympathie des populations du sein desquelles l'esclavage a disparu; par où l'on voit qu'encore ici l'Opinion est souveraine.
Si elle est souveraine, même dans la région de la Force, elle l'est à bien plus forte raison dans le monde de la Ruse. À vrai dire, c'est là son domaine. La Ruse, c'est l'abus de l'intelligence; le progrès de l'opinion, c'est le progrès des intelligences. Les deux puissances sont au moins de même nature. Imposture chez le spoliateur implique crédulité chez le spolié, et l'antidote naturel de la crédulité c'est la vérité. Il s'ensuit qu'éclairer les esprits, c'est ôter à ce genre de spoliation son aliment.
Je passerai brièvement en revue quelques-unes des spoliations qui s'exercent par la Ruse sur une très-grande échelle.
La première qui se présente c'est la Spoliation par ruse théocratique.
De quoi s'agit-il? De se faire rendre en aliments, vêtements, luxe, considération, influence, pouvoir, des services réels contre des services fictifs.
Si je disais à un homme:—«Je vais te rendre des services immédiats,»—il faudrait bien tenir parole; faute de quoi cet homme saurait bientôt à quoi s'en tenir, et ma ruse serait promptement démasquée.
Mais si je lui dis:—«En échange de tes services, je te rendrai d'immenses services, non dans ce monde, mais dans l'autre. Après cette vie, tu peux être éternellement heureux ou malheureux, et cela dépend de moi; je suis un être intermédiaire entre Dieu et sa créature, et puis, à mon gré, t'ouvrir les portes du ciel ou de l'enfer.»—Pour peu que cet homme me croie, il est à ma discrétion.
Ce genre d'imposture a été pratiqué très en grand depuis l'origine du monde, et l'on sait à quel degré de toute-puissance étaient arrivés les prêtres égyptiens.
Il est aisé de savoir comment procèdent les imposteurs. Il suffit de se demander ce qu'on ferait à leur place.
Si j'arrivais, avec des vues de cette nature, au milieu d'une peuplade ignorante, et que je parvinsse, par quelque acte extraordinaire et d'une apparence merveilleuse, à me faire passer pour un être surnaturel, je me donnerais pour un envoyé de Dieu, ayant sur les futures destinées des hommes un empire absolu.
Ensuite, j'interdirais l'examen de mes titres; je ferais plus: comme la raison serait mon ennemi le plus dangereux, j'interdirais l'usage de la raison même, au moins appliquée à ce sujet redoutable. Je ferais de cette question, et de toutes celles qui s'y rapportent, des questions tabou, comme disent les sauvages. Les résoudre, les agiter, y penser même, serait un crime irrémissible.
Certes, ce serait le comble de l'art de mettre une barrière tabou à toutes les avenues intellectuelles qui pourraient conduire à la découverte de ma supercherie. Quelle meilleure garantie de sa durée que de rendre le doute même sacrilége?
Cependant, à cette garantie fondamentale, j'en ajouterais d'accessoires. Par exemple, pour que la lumière ne pût jamais descendre dans les masses, je m'attribuerais, ainsi qu'à mes complices, le monopole de toutes les connaissances, je les cacherais sous les voiles d'une langue morte et d'une écriture hiéroglyphique, et, pour n'être jamais surpris par aucun danger, j'aurais soin d'inventer une institution qui me ferait pénétrer, jour par jour, dans le secret de toutes les consciences.
Il ne serait pas mal non plus que je satisfisse à quelques besoins réels de mon peuple, surtout si, en le faisant, je pouvais accroître mon influence et mon autorité. Ainsi les hommes ont un grand besoin d'instruction et de morale: je m'en ferais le dispensateur. Par là je dirigerais à mon gré l'esprit et le cœur de mon peuple. J'entrelacerais dans une chaîne indissoluble la morale et mon autorité; je les représenterais comme ne pouvant exister l'une sans l'autre, en sorte que si quelque audacieux tentait enfin de remuer une question tabou, la société tout entière, qui ne peut se passer de morale, sentirait le terrain trembler sous ses pas, et se tournerait avec rage contre ce novateur téméraire.
Quand les choses en seraient là, il est clair que ce peuple m'appartiendrait plus que s'il était mon esclave. L'esclave maudit sa chaîne, mon peuple bénirait la sienne, et je serais parvenu à imprimer, non sur les fronts, mais au fond des consciences, le sceau de la servitude.
L'Opinion seule peut renverser un tel édifice d'iniquité; mais par où l'entamera-t-elle; si chaque pierre est tabou?—C'est l'affaire du temps et de l'imprimerie.
À Dieu ne plaise que je veuille ébranler ici ces croyances consolantes qui relient cette vie d'épreuves à une vie de félicités! Mais qu'on ait abusé de l'irrésistible pente qui nous entraîne vers elles, c'est ce que personne, pas même le chef de la chrétienté, ne pourrait contester. Il y a, ce me semble, un signe pour reconnaître si un peuple est dupe ou ne l'est pas. Examinez la Religion et le prêtre; examinez si le prêtre est l'instrument de la Religion, ou si la Religion est l'instrument du prêtre.
Si le prêtre est l'instrument de la Religion, s'il ne songe qu'à étendre sur la terre sa morale et ses bienfaits, il sera doux, tolérant, humble, charitable, plein de zèle; sa vie reflétera celle de son divin modèle; il prêchera la liberté et l'égalité parmi les hommes, la paix et la fraternité entre les nations; il repoussera les séductions de la puissance temporelle, ne voulant pas faire alliance avec ce qui a le plus besoin de frein en ce monde; il sera l'homme du peuple, l'homme des bons conseils et des douces consolations, l'homme de l'Opinion, l'homme de l'Évangile.
Si, au contraire, la Religion est l'instrument du prêtre, il la traitera comme on traite un instrument qu'on altère, qu'on plie, qu'on retourne en toutes façons, de manière à en tirer le plus grand avantage pour soi. Il multipliera les questions tabou; sa morale sera flexible comme les temps, les hommes et les circonstances. Il cherchera à en imposer par des gestes et des attitudes étudiés; il marmottera cent fois par jour des mots dont le sens sera évaporé, et qui ne seront plus qu'un vain conventionalisme. Il trafiquera des choses saintes, mais tout juste assez pour ne pas ébranler la foi en leur sainteté, et il aura soin que le trafic soit d'autant moins ostensiblement actif que le peuple est plus clairvoyant. Il se mêlera des intrigues de la terre; il se mettra toujours du côté des puissants à la seule condition que les puissants se mettront de son côté. En un mot, dans tous ses actes, on reconnaîtra qu'il ne veut pas faire avancer la Religion par le clergé, mais le clergé par la Religion; et comme tant d'efforts supposent un but, comme ce but, dans cette hypothèse, ne peut être autre que la puissance et la richesse, le signe définitif que le peuple est dupe, c'est quand le prêtre est riche et puissant.
Il est bien évident qu'on peut abuser d'une Religion vraie comme d'une Religion fausse. Plus même son autorité est respectable, plus il est à craindre qu'on ne pousse loin l'épreuve. Mais il y a bien de la différence dans les résultats. L'abus insurge toujours la partie saine, éclairée, indépendante d'un peuple. Il ne se peut pas que la foi n'en soit ébranlée, et l'affaiblissement d'une religion vraie est bien autrement funeste que l'ébranlement d'une Religion fausse.
La Spoliation par ce procédé et la clairvoyance d'un peuple sont toujours en proportion inverse l'une de l'autre, car il est de la nature des abus d'aller tant qu'ils trouvent du chemin. Non qu'au milieu de la population la plus ignorante, il ne se rencontre des prêtres purs et dévoués, mais comment empêcher la fourbe de revêtir la soutane et l'ambition de ceindre la mitre? Les spoliateurs obéissent à la loi malthusienne: ils multiplient comme les moyens d'existence; et les moyens d'existence des fourbes, c'est la crédulité de leurs dupes. On a beau chercher, on trouve toujours qu'il faut que l'Opinion s'éclaire. Il n'y a pas d'autre Panacée.
Une autre variété de Spoliation par la ruse s'appelle fraude commerciale, nom qui me semble beaucoup trop restreint, car ne s'en rend pas coupable seulement le marchand qui altère la denrée ou raccourcit son mètre, mais aussi le médecin qui se fait payer des conseils funestes, l'avocat qui embrouille les procès, etc. Dans l'échange entre deux services, l'un est de mauvais aloi; mais ici, le service reçu étant toujours préalablement et volontairement agréé, il est clair que la Spoliation de cette espèce doit reculer à mesure que la clairvoyance publique avance.
Vient ensuite l'abus des services publics, champ immense de Spoliation tellement immense que nous ne pouvons y jeter qu'un coup d'œil.
Si Dieu avait fait de l'homme un animal solitaire, chacun travaillerait pour soi. La richesse individuelle serait en proportion des services que chacun se rendrait à soi-même.
Mais l'homme étant sociable, les services s'échangent les uns contre les autres, proposition que vous pouvez, si cela vous convient, construire à rebours.
Il y a dans la société des besoins tellement généraux, tellement universels, que ses membres y pourvoient en organisant des services publics. Tel est le besoin de la sécurité. On se concerte, on se cotise pour rémunérer en services divers ceux qui rendent le service de veiller à la sécurité commune.
Il n'y a rien là qui soit en dehors de l'Économie politique: Fais ceci pour moi, je ferai cela pour toi. L'essence de la transaction est la même, le procédé rémunératoire seul est différent; mais cette circonstance a une grande portée.
Dans les transactions ordinaires chacun reste juge soit du service qu'il reçoit, soit du service qu'il rend. Il peut toujours ou refuser l'échange ou le faire ailleurs, d'où la nécessité de n'apporter sur le marché que des services qui se feront volontairement agréer.
Il n'en est pas ainsi avec l'État, surtout avant l'avénement des gouvernements représentatifs. Que nous ayons ou non besoin de ses services, qu'ils soient de bon ou de mauvais aloi, il nous faut toujours les accepter tels qu'il les fournit et les payer au prix qu'il y met.
Or, c'est la tendance de tous les hommes de voir par le petit bout de la lunette les services qu'ils rendent, et par le gros bout les services qu'ils reçoivent; et les choses iraient bon train si nous n'avions pas, dans les transactions privées, la garantie du prix débattu.
Cette garantie, nous ne l'avons pas ou nous ne l'avons guère dans les transactions publiques.—Et cependant, l'État, composé d'hommes (quoique de nos jours on insinue le contraire), obéit à l'universelle tendance. Il veut nous servir beaucoup, nous servir plus que nous ne voulons, et nous faire agréer comme service vrai ce qui est quelquefois loin de l'être, et cela, pour nous imposer en retour des services ou contributions.
L'État aussi est soumis à la loi malthusienne. Il tend à dépasser le niveau de ses moyens d'existence, il grossit en proportion de ces moyens, et ce qui le fait exister c'est la substance des peuples. Malheur donc aux peuples qui ne savent pas limiter la sphère d'action de l'État. Liberté, activité privée, richesse, bien-être, indépendance, dignité, tout y passera.
Car il y a une circonstance qu'il faut remarquer, c'est celle-ci: Parmi les services que nous demandons à l'État, le principal est la sécurité. Pour nous la garantir, il faut qu'il dispose d'une force capable de vaincre toutes les forces, particulières ou collectives, intérieures ou extérieures, qui pourraient la compromettre. Combinée avec cette fâcheuse disposition que nous remarquons dans les hommes à vivre aux dépens des autres, il y a là un danger qui saute aux yeux.
Aussi, voyez sur quelle immense échelle, depuis les temps historiques, s'est exercée la Spoliation par abus et excès du gouvernement? Qu'on se demande quels services ont rendus aux populations et quels services en ont retirés les pouvoirs publics chez les Assyriens, les Babyloniens, les Égyptiens, les Romains, les Persans, les Turcs, les Chinois, les Russes, les Anglais, les Espagnols, les Français? L'imagination s'effraie devant cette énorme disproportion.
Enfin, on a inventé le gouvernement représentatif et, à priori, on aurait pu croire que le désordre allait cesser comme par enchantement.
En effet, le principe de ces gouvernements est celui-ci:
«La population elle-même, par ses représentants, décidera la nature et l'étendue des fonctions qu'elle juge à propos de constituer en services publics, et la quotité de la rémunération qu'elle entend attacher à ces services.»
La tendance à s'emparer du bien d'autrui et la tendance à défendre son bien étaient ainsi mises en présence. On devait penser que la seconde surmonterait la première.
Certes, je suis convaincu que la chose réussira à la longue. Mais il faut bien avouer que jusqu'ici elle n'a pas réussi.
Pourquoi? par deux motifs bien simples: les gouvernements ont eu trop, et les populations pas assez de sagacité.
Les gouvernements sont fort habiles. Ils agissent avec méthode, avec suite, sur un plan bien combiné et constamment perfectionné par la tradition et l'expérience. Ils étudient les hommes et leurs passions. S'ils reconnaissent, par exemple, qu'ils ont l'instinct de la guerre, ils attisent, ils excitent ce funeste penchant. Ils environnent la nation de dangers par l'action de la diplomatie, et tout naturellement ensuite, ils lui demandent des soldats, des marins, des arsenaux, des fortifications: souvent même ils n'ont que la peine de les laisser offrir; alors ils ont des grades, des pensions et des places à distribuer. Pour cela, il faut beaucoup d'argent; les impôts et les emprunts sont là.
Si la nation est généreuse, ils s'offrent à guérir tous les maux de l'humanité. Ils relèveront, disent-ils, le commerce, feront prospérer l'agriculture, développeront les fabriques, encourageront les lettres et les arts, extirperont la misère, etc., etc. Il ne s'agit que de créer des fonctions et payer des fonctionnaires.
En un mot, la tactique consiste à présenter comme services effectifs ce qui n'est qu'entraves; alors la nation paie non pour être servie, mais desservie. Les gouvernements, prenant des proportions gigantesques, finissent par absorber la moitié de tous les revenus. Et le peuple s'étonne de travailler autant, d'entendre annoncer des inventions merveilleuses qui doivent multiplier à l'infini les produits et... d'être toujours Gros-Jean comme devant.
C'est que, pendant que le gouvernement déploie tant d'habileté, le peuple n'en montre guère. Ainsi, appelé à choisir ses chargés de pouvoirs, ceux qui doivent déterminer la sphère et la rémunération de l'action gouvernementale, qui choisit-il? Les agents du gouvernement. Il charge le pouvoir exécutif de fixer lui-même la limite de son activité et de ses exigences. Il fait comme le Bourgeois gentilhomme, qui, pour le choix et le nombre de ses habits, s'en remet... à son tailleur[36].
Cependant les choses vont de mal en pis, et le peuple ouvre enfin les yeux, non sur le remède (il n'en est pas là encore), mais sur le mal.
Gouverner est un métier si doux que tout le monde y aspire. Aussi les conseillers du peuple ne cessent de lui dire: Nous voyons tes souffrances et nous les déplorons. Il en serait autrement si nous te gouvernions.
Cette période, qui est ordinairement fort longue, est celle des rébellions et des émeutes. Quand le peuple est vaincu, les frais de la guerre s'ajoutent à ses charges. Quand il est vainqueur, le personnel gouvernemental change et les abus restent.
Et cela dure jusqu'à ce qu'enfin le peuple apprenne à connaître et à défendre ses vrais intérêts. Nous arrivons donc toujours à ceci: Il n'y a de ressource que dans le progrès de la Raison publique.
Certaines nations paraissent merveilleusement disposées à devenir la proie de la Spoliation gouvernementale. Ce sont celles où les hommes, ne tenant aucun compte de leur propre dignité et de leur propre énergie, se croiraient perdus s'ils n'étaient administrés et gouvernés en toutes choses. Sans avoir beaucoup voyagé, j'ai vu des pays où l'on pense que l'agriculture ne peut faire aucun progrès si l'État n'entretient des fermes expérimentales; qu'il n'y aura bientôt plus de chevaux, si l'État n'a pas de haras; que les pères ne feront pas élever leurs enfants ou ne leur feront enseigner que des choses immorales, si l'État ne décide pas ce qu'il est bon d'apprendre, etc., etc. Dans un tel pays, les révolutions peuvent se succéder rapidement, les gouvernants tomber les uns sur les autres. Mais les gouvernés n'en seront pas moins gouvernés à merci et miséricorde (car la disposition que je signale ici est l'étoffe même dont les gouvernements sont faits), jusqu'à ce qu'enfin le peuple s'aperçoive qu'il vaut mieux laisser le plus grand nombre possible de services dans la catégorie de ceux que les parties intéressées échangent à prix débattu[37].
Nous avons vu que la société est échange des services. Elle ne devrait être qu'échange de bons et loyaux services. Mais nous avons constaté aussi que les hommes avaient un grand intérêt et, par suite, une pente irrésistible à exagérer la valeur relative des services qu'ils rendent. Et véritablement, je ne puis apercevoir d'autre limite à cette prétention que la libre acceptation ou le libre refus de ceux à qui ces services sont offerts.
De là il arrive que certains hommes ont recours à la loi pour qu'elle diminue chez les autres les naturelles prérogatives de cette liberté. Ce genre de spoliation s'appelle Privilége ou Monopole. Marquons-en bien l'origine et le caractère.
Chacun sait que les services qu'il apporte dans le marché général y seront d'autant plus appréciés et rémunérés qu'ils y seront plus rares. Chacun implorera donc l'intervention de la loi pour éloigner du marché tous ceux qui viennent y offrir des services analogues,—ou, ce qui revient au même, si le concours d'un instrument est indispensable pour que le service soit rendu, il en demandera à la loi la possession exclusive[38].
Cette variété de Spoliation étant l'objet principal de ce volume, j'en dirai peu de chose ici, et me bornerai à une remarque.
Quand le monopole est un fait isolé, il ne manque pas d'enrichir celui que la loi en a investi. Il peut arriver alors que chaque classe de travailleurs, au lieu de poursuivre la chute de ce monopole, réclame pour elle-même un monopole semblable. Cette nature de Spoliation, ainsi réduite en système, devient alors la plus ridicule des mystifications pour tout le monde, et le résultat définitif est que chacun croit retirer plus d'un marché général appauvri de tout.
Il n'est pas nécessaire d'ajouter que ce singulier régime introduit en outre un antagonisme universel entre toutes les classes, toutes les professions, tous les peuples; qu'il exige une interférence constante, mais toujours incertaine de l'action gouvernementale; qu'il abonde ainsi dans le sens des abus qui font l'objet du précédent paragraphe; qu'il place toutes les industries dans une insécurité irrémédiable, et qu'il accoutume les hommes à mettre sur la loi, et non sur eux-mêmes, la responsabilité de leur propre existence. Il serait difficile d'imaginer une cause plus active de perturbation sociale[39].
Justification.
On dira: «Pourquoi ce vilain mot: Spoliation? Outre qu'il est grossier, il blesse, il irrite, il tourne contre vous les hommes calmes et modérés, il envenime la lutte.»
Je le déclare hautement, je respecte les personnes; je crois à la sincérité de presque tous les partisans de la Protection; et je ne me reconnais le droit de suspecter la probité personnelle, la délicatesse, la philanthropie de qui que ce soit. Je répète encore que la Protection est l'œuvre, l'œuvre funeste, d'une commune erreur dont tout le monde, ou du moins la grande majorité, est à la fois victime et complice.—Après cela je ne puis pas empêcher que les choses ne soient ce qu'elles sont.
Qu'on se figure une espèce de Diogène mettant la tête hors de son tonneau, et disant: «Athéniens, vous vous faites servir par des esclaves. N'avez-vous jamais pensé que vous exerciez sur vos frères la plus inique des spoliations?»
Ou encore, un tribun parlant ainsi dans le Forum: «Romains, vous avez fondé tous vos moyens d'existence sur le pillage successif de tous les peuples.»
Certes, ils ne feraient qu'exprimer une vérité incontestable. Faudrait-il en conclure qu'Athènes et Rome n'étaient habitées que par de malhonnêtes gens? que Socrate et Platon, Caton et Cincinnatus étaient des personnages méprisables?
Qui pourrait avoir une telle pensée? Mais ces grands hommes vivaient dans un milieu qui leur ôtait la conscience de leur injustice. On sait qu'Aristote ne pouvait pas même se faire l'idée qu'une société pût exister sans esclavage.
Dans les temps modernes, l'esclavage a vécu jusqu'à nos jours sans exciter beaucoup de scrupules dans l'âme des planteurs. Des armées ont servi d'instrument à de grandes conquêtes, c'est-à-dire à de grandes spoliations. Est-ce à dire qu'elles ne fourmillent pas de soldats et d'officiers, personnellement aussi délicats, plus délicats peut-être qu'on ne l'est généralement dans les carrières industrielles; d'hommes à qui la pensée seule d'un vol ferait monter le rouge au front, et qui affronteraient mille morts plutôt que de descendre à une bassesse?
Ce qui est blâmable ce ne sont pas les individus, mais le mouvement général qui les entraîne et les aveugle, mouvement dont la société entière est coupable.
Il en est ainsi du Monopole. J'accuse le système, et non point les individus; la société en masse, et non tel ou tel de ses membres. Si les plus grands philosophes ont pu se faire illusion sur l'iniquité de l'esclavage, à combien plus forte raison des agriculteurs et des fabricants peuvent-ils se tromper sur la nature et les effets du régime restrictif?
II.—DEUX MORALES.
Arrivé, s'il y arrive, au bout du chapitre précédent, je crois entendre le lecteur s'écrier:
«Eh bien! est-ce à tort qu'on reproche aux économistes d'être secs et froids? Quelle peinture de l'humanité! Quoi! la Spoliation serait une puissance fatale, presque normale, prenant toutes les formes, s'exerçant sous tous les prétextes, hors la loi et par la loi, abusant des choses les plus saintes, exploitant tour à tour la faiblesse et la crédulité, et progressant en proportion de ce que ce double aliment abonde autour d'elle! Peut-on faire du monde un plus triste tableau?»
La question n'est pas de savoir s'il est triste, mais s'il est vrai. L'histoire est là pour le dire.
Il est assez singulier que ceux qui décrient l'économie politique (ou l'économisme, comme il leur plaît de nommer cette science), parce qu'elle étudie l'homme et le monde tels qu'ils sont, poussent bien plus loin qu'elle le pessimisme, au moins quant au passé et au présent. Ouvrez leurs livres et leurs journaux. Qu'y voyez-vous? L'aigreur, la haine contre la société; jusque-là que le mot même civilisation est pour eux synonyme d'injustice, désordre et anarchie. Ils en sont venus à maudire la liberté, tant ils ont peu de confiance dans le développement de la race humaine, résultat de sa naturelle organisation. La liberté! c'est elle, selon eux, qui nous pousse de plus en plus vers l'abîme.
Il est vrai qu'ils sont optimistes pour l'avenir. Car si l'humanité, incapable par elle-même, fait fausse route depuis six mille ans, un révélateur est venu, qui lui a signalé la voie du salut, et pour peu que le troupeau soit docile à la houlette du pasteur, il sera conduit dans cette terre promise où le bien-être se réalise sans efforts, où l'ordre, la sécurité et l'harmonie sont le facile prix de l'imprévoyance.
Il ne s'agit pour l'humanité que de consentir à ce que les réformateurs changent, comme dit Rousseau, sa constitution physique et morale.
L'économie politique ne s'est pas donné la mission de rechercher ce que serait la société si Dieu avait fait l'homme autrement qu'il ne lui a plu de le faire. Il peut être fâcheux que la Providence ait oublié d'appeler, au commencement, dans ses conseils, quelques-uns de nos organisateurs modernes. Et comme la mécanique céleste serait toute différente, si le Créateur eût consulté Alphonse le Sage; de même, s'il n'eût pas négligé les avis de Fourier, l'ordre social ne ressemblerait en rien à celui où nous sommes forcés de respirer, vivre et nous mouvoir. Mais, puisque nous y sommes, puisque in eo vivimus, movemur et sumus, il ne nous reste qu'à l'étudier et en connaître les lois, surtout si son amélioration dépend essentiellement de cette connaissance.
Nous ne pouvons pas empêcher que le cœur de l'homme ne soit un foyer de désirs insatiables.
Nous ne pouvons pas faire que ces désirs, pour être satisfaits, n'exigent du travail.
Nous ne pouvons pas éviter que l'homme n'ait autant de répugnance pour le travail que d'attrait pour la satisfaction.
Nous ne pouvons pas empêcher que, de cette organisation, ne résulte un effort perpétuel parmi les hommes pour accroître leur part de jouissances, en se rejetant, par la force ou la ruse, des uns aux autres, le fardeau de la peine.
Il ne dépend pas de nous d'effacer l'histoire universelle, d'étouffer la voix du passé attestant que les choses se sont ainsi passées dès l'origine. Nous ne pouvons pas nier que la guerre, l'esclavage, le servage, la théocratie, l'abus du gouvernement, les priviléges, les fraudes de toute nature et les monopoles n'aient été les incontestables et terribles manifestations de ces deux sentiments combinés dans le cœur de l'homme: attrait pour les jouissances; répugnance pour la fatigue.
«Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front.»—Mais chacun veut le plus de pain et le moins de sueur possible. C'est la conclusion de l'histoire.
Grâce au ciel, l'histoire montre aussi que la répartition des jouissances et des peines tend à se faire d'une manière de plus en plus égale parmi les hommes.
À moins de nier la clarté du soleil, il faut bien admettre que la société a fait, sous ce rapport, quelques progrès.
S'il en est ainsi, il y a donc en elle une force naturelle et providentielle, une loi qui fait reculer de plus en plus le principe de l'iniquité et réalise de plus en plus le principe de la justice.
Nous disons que cette force est dans la société et que Dieu l'y a placée. Si elle n'y était pas, nous serions réduits, comme les utopistes, à la chercher dans des moyens artificiels, dans des arrangements qui exigent l'altération préalable de la constitution physique et morale de l'homme, ou plutôt nous croirions cette recherche inutile et vaine, parce que nous ne pouvons comprendre l'action d'un levier sans point d'appui.
Essayons donc de signaler la force bienfaisante qui tend à surmonter progressivement la force malfaisante, à laquelle nous avons donné le nom de Spoliation, et dont la présence n'est que trop expliquée par le raisonnement et constatée par l'expérience.
Tout acte malfaisant a nécessairement deux termes: le point d'où il émane et le point où il aboutit; l'homme qui exerce l'acte, et l'homme sur qui l'acte est exercé; ou, comme dit l'école, l'agent et le patient.
Il y a donc deux chances pour que l'acte malfaisant soit supprimé: l'abstention volontaire de l'être actif, et la résistance de l'être passif.
De là deux morales qui, bien loin de se contrarier, concourent: la morale religieuse ou philosophique, et la morale que je me permettrai d'appeler économique.
La morale religieuse, pour arriver à la suppression de l'acte malfaisant, s'adresse à son auteur, à l'homme en tant qu'agent. Elle lui dit: «Corrige-toi; épure-toi; cesse de faire le mal; fais le bien, dompte tes passions; sacrifie tes intérêts; n'opprime pas ton prochain que ton devoir est d'aimer et soulager; sois juste d'abord et charitable ensuite.» Cette morale sera éternellement la plus belle, la plus touchante, celle qui montrera la race humaine dans toute sa majesté; qui se prêtera le plus aux mouvements de l'éloquence et excitera le plus l'admiration et la sympathie des hommes.
La morale économique aspire au même résultat, mais s'adresse surtout à l'homme en tant que patient. Elle lui montre les effets des actions humaines, et, par cette simple exposition, elle le stimule à réagir contre celles qui le blessent, à honorer celles qui lui sont utiles. Elle s'efforce de répandre assez de bon sens, de lumière et de juste défiance dans la masse opprimée pour rendre de plus en plus l'oppression difficile et dangereuse.
Il faut remarquer que la morale économique ne laisse pas que d'agir aussi sur l'oppresseur. Un acte malfaisant produit des biens et des maux: des maux pour celui qui le subit, et des biens pour celui qui l'exerce, sans quoi il ne se produirait pas. Mais il s'en faut de beaucoup qu'il y ait compensation. La somme des maux l'emporte toujours, et nécessairement, sur celle des biens, parce que le fait même d'opprimer entraîne une déperdition de forces, crée des dangers, provoque des représailles, exige de coûteuses précautions. La simple exposition de ces effets ne se borne donc pas à provoquer la réaction des opprimés, elle met du côté de la justice tous ceux dont le cœur n'est pas perverti, et trouble la sécurité des oppresseurs eux-mêmes.
Mais il est aisé de comprendre que cette morale, plutôt virtuelle qu'explicite, qui n'est après tout qu'une démonstration scientifique; qui perdrait même de son efficacité, si elle changeait de caractère; qui ne s'adresse pas au cœur, mais à l'intelligence; qui ne cherche pas à persuader, mais à convaincre; qui ne donne pas des conseils, mais des preuves; dont la mission n'est pas de toucher, mais d'éclairer, et qui n'obtient sur le vice d'autre victoire que de le priver d'aliments; il est aisé de comprendre, dis-je, que cette morale ait été accusée de sécheresse et de prosaïsme.
Le reproche est vrai sans être juste. Il revient à dire que l'économie politique ne dit pas tout, n'embrasse pas tout, n'est pas la science universelle. Mais qui donc a jamais affiché, en son nom, une prétention aussi exorbitante?
L'accusation ne serait fondée qu'autant que l'économie politique présenterait ses procédés comme exclusifs, et aurait l'outrecuidance, comme on dit, d'interdire à la philosophie et à la religion tous leurs moyens propres et directs de travailler au perfectionnement de l'homme.
Admettons donc l'action simultanée de la morale proprement dite et de l'économie politique, l'une flétrissant l'acte malfaisant dans son mobile, par la vue de sa laideur, l'autre le discréditant dans nos convictions par le tableau de ses effets.
Avouons même que le triomphe du moraliste religieux, quand il se réalise, est plus beau, plus consolant et plus radical. Mais en même temps il est difficile de ne pas reconnaître que celui de la science économique ne soit plus facile et plus sûr.
Dans quelques lignes qui valent mieux que beaucoup de gros volumes, J.-B. Say a déjà fait observer que pour faire cesser le désordre introduit par l'hypocrisie dans une famille honorable, il y avait deux moyens: corriger Tartuffe ou déniaiser Orgon. Molière, ce grand peintre du cœur humain, paraît avoir constamment eu en vue le second procédé, comme le plus efficace.
Il en est ainsi sur le théâtre du monde.
Dites-moi ce que fit César, et je vous dirai ce qu'étaient les Romains de son temps.
Dites-moi ce qu'accomplit la diplomatie moderne, et je vous dirai l'état moral des nations.
Nous ne payerions pas près de deux milliards d'impôts, si nous ne donnions mission de les voter à ceux qui les mangent.
Nous n'aurions pas toutes les difficultés et toutes les charges de la question africaine, si nous étions bien convaincus que deux et deux font quatre en économie politique comme en arithmétique.
M. Guizot n'aurait pas eu occasion de dire: La France est assez riche pour payer sa gloire, si la France ne s'était jamais éprise de la fausse gloire.
Le même homme d'État n'aurait jamais dit: La liberté est assez précieuse pour que la France ne la marchande pas, si la France comprenait bien que lourd budget et liberté sont incompatibles.
Ce ne sont pas, comme on croit, les monopoleurs, mais les monopolés qui maintiennent les monopoles.
Et, en matière d'élections, ce n'est pas parce qu'il y a des corrupteurs qu'il y a des corruptibles, c'est le contraire; et la preuve, c'est que les corruptibles payent tous les frais de la corruption. Ne serait-ce point à eux à la faire cesser?
Que la morale religieuse touche donc le cœur, si elle le peut, des Tartuffes, des Césars, des colonistes, des sinécuristes, des monopolistes, etc. La tâche de l'économie politique est d'éclairer leurs dupes.
De ces deux procédés, quel est celui qui travaille le plus efficacement au progrès social? Faut-il le dire? Je crois que c'est le second. Je crains que l'humanité ne puisse échapper à la nécessité d'apprendre d'abord la morale défensive.
J'ai beau regarder, lire, observer, interroger, je ne vois aucun abus, s'exerçant sur une échelle un peu vaste, qui ait péri par la volontaire renonciation de ceux qui en profitent.
J'en vois beaucoup, au contraire, qui cèdent à la virile résistance de ceux qui en souffrent.
Décrire les conséquences des abus, c'est donc le moyen le plus efficace de les détruire.—Et combien cela est vrai, surtout quand il s'agit d'abus qui, comme le régime restrictif, tout en infligeant des maux réels aux masses, ne renferment, pour ceux qui croient en profiter, qu'illusion et déception!
Après cela, ce genre de moralisation réalisera-t-il à lui seul toute la perfection sociale que la nature sympathique de l'âme humaine et de ses plus nobles facultés fait espérer et prévoir? Je suis loin de le prétendre. Admettons la complète diffusion de la morale défensive, qui n'est après tout que la connaissance des intérêts bien entendus toujours d'accord avec l'utilité générale et la justice. Cette société, quoique certainement bien ordonnée, pourrait être fort peu attrayante, où il n'y aurait plus de fripons, uniquement parce qu'il n'y aurait plus de dupes; où le vice, toujours latent et pour ainsi dire engourdi par famine, n'aurait besoin que de quelque aliment pour revivre; où la prudence de chacun serait commandée par la vigilance de tous, et où la réforme enfin, régularisant les actes extérieurs, mais s'arrêtant à l'épiderme, n'aurait pas pénétré jusqu'au fond des consciences. Une telle société nous apparaît quelquefois sous la figure d'un de ces hommes exacts, rigoureux, justes, prêts à repousser la plus légère usurpation de leurs droits, habiles à ne se laisser entamer d'aucun côté. Vous l'estimez; vous l'admirez peut-être; vous en feriez votre député, vous n'en feriez pas votre ami.
Que les deux morales, au lieu de s'entre-décrier, travaillent donc de concert, attaquant le vice par les deux pôles. Pendant que les économistes font leur œuvre, dessillent les yeux des Orgons, déracinent les préjugés, excitent de justes et nécessaires défiances, étudient et exposent la vraie nature des choses et des actions, que le moraliste religieux accomplisse de son côté ses travaux plus attrayants mais plus difficiles. Qu'il attaque l'iniquité corps à corps; qu'il la poursuive dans les fibres les plus déliées du cœur; qu'il peigne les charmes de la bienfaisance, de l'abnégation, du dévouement; qu'il ouvre la source des vertus là où nous ne pouvons que tarir la source des vices, c'est sa tâche, elle est noble et belle. Mais pourquoi contesterait-il l'utilité de celle qui nous est dévolue?
Dans une société qui, sans être intimement vertueuse, serait néanmoins bien ordonnée par l'action de la morale économique (qui est la connaissance de l'économie du corps social), les chances du progrès ne s'ouvriraient-elles pas devant la morale religieuse?
L'habitude, a-t-on dit, est une seconde nature.
Un pays où, de longue main, chacun serait déshabitué de l'injustice par la seule résistance d'un public éclairé, pourrait être triste encore. Mais il serait, ce me semble, bien préparé à recevoir un enseignement plus élevé et plus pur. C'est un grand acheminement vers le bien que d'être désaccoutumé du mal. Les hommes ne peuvent rester stationnaires. Détournés du chemin du vice, alors qu'il ne conduirait plus qu'à l'infamie, ils sentiraient d'autant plus l'attrait de la vertu.
La société doit peut-être passer par ce prosaïque état, où les hommes pratiqueront la vertu par calcul, pour de là s'élever à cette région plus poétique, où elle n'aura plus besoin de ce mobile.
III.—LES DEUX HACHES.
PÉTITION DE JACQUES BONHOMME, CHARPENTIER, À M. CUNIN-GRIDAINE, MINISTRE DU COMMERCE.
Monsieur le fabricant-ministre,
Je suis charpentier, comme fut Jésus; je manie la hache et l'herminette pour vous servir.
Or, hachant et bûchant, depuis l'aube jusqu'à la nuit faite, sur les terres de notre seigneur le roi, il m'est tombé dans l'idée que mon travail était national autant que le vôtre.
Et dès lors, je ne vois pas pourquoi la Protection ne visiterait pas mon chantier, comme votre atelier.
Car enfin, si vous faites des draps, je fais des toits. Tous deux, par des moyens divers, nous abritons nos clients du froid et de la pluie.
Cependant, je cours après la pratique, et la pratique court après vous. Vous l'y avez bien su forcer en l'empêchant de se pourvoir ailleurs, tandis que la mienne s'adresse à qui bon lui semble.
Quoi d'étonnant? M. Cunin, ministre, s'est rappelé M. Cunin, tisserand; c'est bien naturel. Mais, hélas! mon humble métier n'a pas donné un ministre à la France, quoiqu'il ait donné un Dieu au monde.
Et ce Dieu, dans le code immortel qu'il légua aux hommes, n'a pas glissé le plus petit mot dont les charpentiers se puissent autoriser pour s'enrichir, comme vous faites, aux dépens d'autrui.
Aussi, voyez ma position. Je gagne trente sous par jour, quand il n'est pas dimanche ou jour chômé. Si je me présente à vous en même temps qu'un charpentier flamand, pour un sou de rabais vous lui accordez la préférence.
Mais me veux-je vêtir? si un tisserand belge met son drap à côté du vôtre, vous le chassez, lui et son drap, hors du pays.
En sorte que, forcément conduit à votre boutique, qui est la plus chère, mes pauvres trente sous n'en valent, en réalité, que vingt-huit.
Que dis-je? ils n'en valent pas vingt-six! car, au lieu d'expulser le tisserand belge à vos frais (ce serait bien le moins), vous me faites payer les gens que, dans votre intérêt, vous mettez à ses trousses.
Et comme un grand nombre de vos co-législateurs, avec qui vous vous entendez à merveille, me prennent chacun un sou ou deux, sous couleur de protéger qui le fer, qui la houille, celui-ci l'huile et celui-là le blé, il se trouve, tout compte fait, que je ne sauve pas quinze sous, sur les trente, du pillage.
Vous me direz sans doute que ces petits sous, qui passent ainsi, sans compensation, de ma poche dans la vôtre, font vivre du monde autour de votre château, vous mettant à même de mener grand train.—À quoi je vous ferai observer que, si vous me les laissiez, ils feraient vivre du monde autour de moi.
Quoi qu'il en soit, monsieur le ministre-fabricant, sachant que je serais mal reçu, je ne viens pas vous sommer, comme j'en aurais bien le droit, de renoncer à la restriction que vous imposez à votre clientèle; j'aime mieux suivre la pente commune et réclamer, moi aussi, un petit brin de protection.
Ici vous m'opposerez une difficulté: «L'ami, me direz-vous, je voudrais bien te protéger, toi et tes pareils; mais comment conférer des faveurs douanières au travail des charpentiers? Faut-il prohiber l'entrée des maisons par terre et par mer?»
Cela serait passablement dérisoire; mais, à force d'y rêver, j'ai découvert un autre moyen de favoriser les enfants de Saint-Joseph; et vous l'accueillerez d'autant plus volontiers, je l'espère, qu'il ne diffère en rien de celui qui constitue le privilége que vous vous votez chaque année à vous-même.
Ce moyen merveilleux, c'est d'interdire en France l'usage des haches aiguisées.
Je dis que cette restriction ne serait ni plus illogique ni plus arbitraire que celle à laquelle vous nous soumettez à l'occasion de votre drap.
Pourquoi chassez-vous les Belges? Parce qu'ils vendent à meilleur marché que vous. Et pourquoi vendent-ils à meilleur marché que vous? Parce qu'ils ont sur vous, comme tisserands, une supériorité quelconque.
Entre vous et un Belge il y a donc tout juste la différence d'une hache obtuse à une hache affilée.
Et vous me forcez, moi charpentier, de vous acheter le produit de la hache obtuse!
Considérez la France comme un ouvrier qui veut, par son travail, se procurer toutes choses, et entre autres du drap.
Pour cela il y a deux moyens:
Le premier, c'est de filer et de tisser la laine;
Le second, c'est de fabriquer, par exemple, des pendules, des papiers peints ou des vins, et de les livrer aux Belges contre du drap.
Celui de ces deux procédés qui donne le meilleur résultat peut être représenté par la hache affilée, l'autre par la hache obtuse.
Vous ne niez pas qu'actuellement, en France, on obtient avec plus de peine une pièce d'étoffe d'un métier à tisser (c'est la hache obtuse) que d'un plant de vigne (c'est la hache affilée). Vous le niez si peu, que c'est justement par la considération de cet excédant de peine (en quoi vous faites consister la richesse) que vous recommandez, bien plus que vous imposez la plus mauvaise des deux haches.
Eh bien! soyez conséquent, soyez impartial, si vous ne voulez être juste, et traitez les pauvres charpentiers comme vous vous traitez vous-même.
Faites une loi qui porte:
«Nul ne pourra se servir que de poutres et solives produits de haches obtuses.»
À l'instant voici ce qui va arriver.
Là où nous donnons cent coups de hache, nous en donnerons trois cents. Ce que nous faisons en une heure en exigera trois. Quel puissant encouragement pour le travail! Apprentis, compagnons et maîtres, nous n'y pourrons plus suffire. Nous serons recherchés, partant bien payés. Qui voudra jouir d'un toit sera bien obligé d'en passer par nos exigences, comme qui veut avoir du drap est obligé de se soumettre aux vôtres.
Et que ces théoriciens du libre échange osent jamais révoquer en doute l'utilité de la mesure, nous saurons bien où chercher une réfutation victorieuse. Votre enquête de 1834 est là. Nous les battrons avec, car vous y avez admirablement plaidé la cause des prohibitions et des haches émoussées, ce qui est tout un.
IV.—CONSEIL INFÉRIEUR DU TRAVAIL.
«Quoi! vous avez le front de demander pour tout citoyen le droit de vendre, acheter, troquer, échanger, rendre et recevoir service pour service et juger pour lui-même à la seule condition de ne pas blesser l'honnêteté et de satisfaire le trésor public? Vous voulez donc ravir aux ouvriers le travail, le salaire et le pain?»
Voilà ce qu'on nous dit. Je sais qu'en penser; mais j'ai voulu savoir ce qu'en pensent les ouvriers eux-mêmes.
J'avais sous la main un excellent instrument d'enquête.
Ce n'étaient point ces conseils supérieurs de l'industrie, où de gros propriétaires qui se disent laboureurs, de puissants armateurs qui se croient marins, et de riches actionnaires qui se prétendent travailleurs, font de cette philanthropie que l'on sait.
Non; c'étaient des ouvriers pour tout de bon, des ouvriers sérieux, comme on dit aujourd'hui, menuisiers, charpentiers, maçons, tailleurs, cordonniers, teinturiers, forgerons, aubergistes, épiciers, etc., etc., qui, dans mon village, ont fondé une société de secours mutuels.
Je la transformai, de mon autorité privée, en conseil inférieur du travail, et j'en obtins une enquête qui en vaut bien une autre, quoiqu'elle ne soit pas bourrée de chiffres et enflée aux proportions d'un in-quarto imprimé aux frais de l'État.
Il s'agissait d'interroger ces braves gens sur la manière dont ils sont, ou se croient affectés par le régime protecteur. Le président me fit bien observer que c'était enfreindre quelque peu les conditions d'existence de l'association. Car, en France, sur cette terre de liberté, les gens qui s'associent renoncent à s'entretenir de politique, c'est-à-dire de leurs communs intérêts. Cependant, après beaucoup d'hésitation, il mit la question à l'ordre du jour.
On divisa l'assemblée en autant de commissions qu'elle présentait de groupes formant des corps de métiers. On délivra à chacune un tableau qu'elle devait remplir après quinze jours de discussions.
Au jour marqué, le vénérable président prit place au fauteuil (style officiel, car c'était une chaise), et trouva sur le bureau (encore style officiel, car c'était une table en bois de peuplier) une quinzaine de rapports, dont il donna successivement lecture.
Le premier qui se présenta fut celui des tailleurs. Le voici aussi exact que s'il était autographié.
| EFFETS DE LA PROTECTION.—RAPPORT DES TAILLEURS. | ||
| Inconvénients. | Avantages. | |
| 1o À cause du régime protecteur, nous payons plus cher le pain, la viande, le sucre, le bois, le fil, les aiguilles, etc., ce qui équivaut pour nous à une diminution considérable de salaire; | Néant[40]. | |
| 2o À cause du régime protecteur, nos clients aussi payent plus cher toutes choses, ce qui fait qu'il leur reste moins à dépenser en vêtements, d'où il suit que nous avons moins de travail, partant moins de profits; | ||
| 3o À cause du régime protecteur, les étoffes sont chères, on fait durer plus longtemps les habits ou l'on s'en passe. C'est encore une diminution d'ouvrage qui nous force à offrir nos services au rabais. | ||
Voici un autre tableau:
Tous les autres tableaux, que j'épargne au lecteur, chantaient le même refrain. Jardiniers, charpentiers, cordonniers, sabotiers, bateliers, meuniers, tous exhalaient les mêmes doléances.
Je déplorai qu'il n'y eût pas de laboureurs dans notre association. Leur rapport eût été assurément fort instructif.
Mais, hélas! dans notre pays des Landes, les pauvres laboureurs, tout protégés qu'ils sont, n'ont pas le sou, et, après y avoir mis leurs bestiaux, ils ne peuvent entrer eux-mêmes dans des sociétés de secours mutuels. Les prétendues faveurs de la protection ne les empêchent pas d'être les parias de notre ordre social. Que dirai-je des vignerons?
Ce que je remarquai surtout, c'est le bon sens avec lequel nos villageois avaient aperçu non-seulement le mal direct que leur fait le régime protecteur, mais aussi le mal indirect qui, frappant leur clientèle, retombe par ricochet sur eux.
C'est ce que ne paraissent pas comprendre, me dis-je, les économistes du Moniteur industriel.
Et peut-être les hommes, dont un peu de protection fascine les yeux, notamment les agriculteurs, y renonceraient-ils volontiers, s'ils apercevaient, ce côté de la question.
Ils se diraient peut-être: «Mieux vaut se soutenir par soi-même, au milieu d'une clientèle aisée, que d'être protégé au milieu d'une clientèle appauvrie.»
Car vouloir enrichir tour à tour chaque industrie, en faisant successivement le vide autour d'elles, c'est un effort aussi vain que d'entreprendre de sauter par-dessus son ombre.
V.—CHERTÉ, BON MARCHÉ[41].
Je crois devoir soumettre aux lecteurs quelques remarques, hélas! théoriques, sur les illusions qui naissent des mots cherté, bon marché. Au premier coup d'œil on sera disposé, je le sais, à trouver ces remarques un peu subtiles; mais, subtiles ou non, la question est de savoir si elles sont vraies. Or, je les crois parfaitement vraies et surtout très-propres à faire réfléchir les hommes, en grand nombre, qui ont une foi sincère en l'efficacité du régime protecteur.
Partisans de la liberté, défenseurs de la restriction, nous sommes tous réduits à nous servir de ces expressions cherté, bon marché. Les premiers se déclarent pour le bon marché, ayant en vue l'intérêt du consommateur; les seconds se prononcent pour la cherté, se préoccupant surtout du producteur. D'autres interviennent disant: Producteur et consommateur ne font qu'un; ce qui laisse parfaitement indécise la question de savoir si la loi doit poursuivre le bon marché ou la cherté.
Au milieu de ce conflit, il semble qu'il n'y a, pour la loi, qu'un parti à prendre, c'est de laisser les prix s'établir naturellement. Mais alors on rencontre les ennemis acharnés du laissez faire. Ils veulent absolument que la loi agisse, même sans savoir dans quel sens elle doit agir. Cependant ce serait à celui qui veut faire servir la loi à provoquer une cherté artificielle ou un bon marché hors de nature, à exposer et faire prévaloir le motif de sa préférence. L'onus probandi lui incombe exclusivement. D'où il suit que la liberté est toujours censée bonne jusqu'à preuve contraire, car laisser les prix s'établir naturellement, c'est la liberté.
Mais les rôles sont changés. Les partisans de la cherté ont fait triompher leur système, et c'est aux défenseurs des prix naturels à prouver la bonté du leur. De part et d'autre on argumente avec deux mots. Il est donc bien essentiel de savoir ce que ces deux mots contiennent.
Disons d'abord qu'il s'est produit une série de faits propres à déconcerter les champions des deux camps.
Pour engendrer la cherté, les restrictionistes ont obtenu des droits protecteurs, et un bon marché, pour eux inexplicable, est venu tromper leurs espérances.
Pour arriver au bon marché, les libres échangistes ont quelquefois fait prévaloir la liberté, et, à leur grand étonnement, c'est l'élévation des prix qui s'en est suivie.
Exemple: En France, pour favoriser l'agriculture, on a frappé la laine étrangère d'un droit de 22 p. 100, et il est arrivé que la laine nationale s'est vendue à plus vil prix après la mesure qu'avant.
En Angleterre, pour soulager le consommateur, on a dégrevé et finalement affranchi la laine étrangère, et il est advenu que celle du pays s'est vendue plus cher que jamais.
Et ce n'est pas là un fait isolé, car le prix de la laine n'a pas une nature qui lui soit propre et le dérobe à la loi générale qui gouverne les prix. Ce même fait s'est reproduit dans toutes les circonstances analogues. Contre toute attente, la protection a amené plutôt la baisse, la concurrence plutôt la hausse des produits.
Alors la confusion dans le débat a été à son comble, les protectionistes disant à leurs adversaires: «Ce bon marché que vous nous vantez tant, c'est notre système qui le réalise.» Et ceux-ci répondant: «Cette cherté que vous trouviez si utile, c'est la liberté qui la provoque[42].»
Ne serait-ce pas plaisant de voir ainsi le bon marché devenir le mot d'ordre à la rue Hauteville, et la cherté à la rue Choiseul?
Évidemment, il y a en tout ceci une méprise, une illusion qu'il faut détruire. C'est ce que je vais essayer de faire.
Supposons deux nations isolées, chacune composée d'un million d'habitants. Admettons que, toutes choses égales d'ailleurs, il y ait chez l'une juste une fois plus de toutes sortes de choses que chez l'autre, le double de blé, de viande, de fer, de meubles, de combustible, de livres, de vêtements, etc.
On conviendra que la première sera le double plus riche.
Cependant il n'y a aucune raison pour affirmer que les prix absolus différeront chez ces deux peuples. Peut-être même seront-ils plus élevés chez le plus riche. Il se peut qu'aux États-Unis tout soit nominalement plus cher qu'en Pologne, et que les hommes y soient néanmoins mieux pourvus de toutes choses; par où l'on voit que ce n'est pas le prix absolu des produits, mais leur abondance, qui fait la richesse. Lors donc qu'on veut juger comparativement la restriction et la liberté, il ne faut pas se demander laquelle des deux engendre le bon marché ou la cherté, mais laquelle des deux amène l'abondance ou la disette.
Car, remarquez ceci: les produits s'échangeant les uns contre les autres, une rareté relative de tout et une abondance relative de tout laissent exactement au même point le prix absolu des choses, mais non la condition des hommes.
Pénétrons un peu plus avant dans le sujet.
Quand on a vu les aggravations et les diminutions de droits produire des effets si opposés à ceux qu'on en attendait, la dépréciation suivre souvent la taxe et le renchérissement accompagner quelquefois la franchise, il a bien fallu que l'économie politique cherchât l'explication d'un phénomène qui bouleversait les idées reçues; car, on a beau dire, la science, si elle est digne de ce nom, n'est que la fidèle exposition et la juste explication des faits.
Or, celui que nous signalons ici s'explique fort bien par une circonstance qu'il ne faut jamais perdre de vue.
C'est que la cherté a deux causes, et non une.
Il en est de même du bon marché[43].
C'est un des points les mieux acquis à l'économie politique, que le prix est déterminé par l'état de l'Offre comparé à celui de la Demande.
Il y a donc deux termes qui affectent le prix: l'Offre et la Demande. Ces termes sont essentiellement variables. Ils peuvent se combiner dans le même sens, en sens opposé et dans des proportions infinies. De là des combinaisons de prix inépuisables.
Le prix hausse, soit parce que l'Offre diminue, soit parce que la Demande augmente.
Il baisse, soit que l'Offre augmente ou que la Demande diminue.
De là deux natures de cherté et deux natures de bon marché;
Il y a la cherté de mauvaise nature, c'est celle qui provient de la diminution de l'Offre; car celle-là implique rareté, implique privation (telle est celle qui s'est fait ressentir cette année sur le blé): il y a la cherté de bonne nature, c'est celle qui résulte d'un accroissement de demande; car celle-ci suppose le développement de la richesse générale.
De même, il y a un bon marché désirable, c'est celui qui a sa source dans l'abondance; et un bon marché funeste, celui qui a pour cause l'abandon de la demande, la ruine de la clientèle.
Maintenant, veuillez remarquer ceci: la restriction tend à provoquer à la fois et celle de ces deux chertés et celui de ces deux bons marchés qui sont de mauvaise nature: la mauvaise cherté, en ce qu'elle diminue l'Offre, c'est même son but avoué, et le mauvais bon marché, en ce qu'elle diminue aussi la Demande, puisqu'elle donne une fausse direction aux capitaux et au travail, et accable la clientèle de taxes et d'entraves.
En sorte que, quant au prix, ces deux tendances se neutralisent; et voilà pourquoi, ce système, restreignant la Demande en même temps que l'Offre, ne réalise pas même, en définitive, cette cherté qui est son objet.
Mais, relativement à la condition du peuple, elles ne se neutralisent pas; elles concourent au contraire à l'empirer.
L'effet de la liberté est justement opposé. Dans son résultat général, il se peut qu'elle ne réalise pas non plus le bon marché qu'elle promettait; car elle a aussi deux tendances, l'une vers le bon marché désirable par l'extension de l'Offre ou l'abondance, l'autre vers la cherté appréciable par le développement de la Demande ou de la richesse générale. Ces deux tendances se neutralisent en ce qui concerne les prix absolus; mais elles concourent en ce qui touche l'amélioration du sort des hommes.
En un mot, sous le régime restrictif, et en tant qu'il agit, les hommes reculent vers un état de choses où tout s'affaiblit, Offre et Demande; sous le régime de la liberté, ils progressent vers un état de choses où elles se développent d'un pas égal, sans que le prix absolu des choses doive être nécessairement affecté. Ce prix n'est pas un bon criterium de la richesse. Il peut fort bien rester le même, soit que la société tombe dans la misère la plus abjecte, soit qu'elle s'avance vers une grande prospérité.
Qu'il nous soit permis de faire en peu de mots l'application de cette doctrine.
Un cultivateur du Midi croit tenir le Pérou parce qu'il est protégé par des droits contre la rivalité extérieure. Il est pauvre comme Job, n'importe; il n'en suppose pas moins que la protection l'enrichira tôt ou tard. Dans ces circonstances, si on lui pose, comme le fait le comité Odier, la question en ces termes:
«Voulez-vous, oui ou non, être assujetti à la concurrence étrangère?» son premier mouvement est de répondre: «Non.»—Et le comité Odier donne fièrement un grand éclat à cette réponse.
Cependant il faut aller un peu plus au fond des choses. Sans doute, la concurrence étrangère, et même la concurrence en général, est toujours importune; et si une profession pouvait s'en affranchir seule, elle ferait pendant quelque temps de bonnes affaires.
Mais la protection n'est pas une faveur isolée, c'est un système. Si elle tend à produire, au profit de ce cultivateur, la rareté du blé et de la viande, elle tend aussi à produire, au profit d'autres industriels, la rareté du fer, du drap, du combustible, des outils, etc., soit la rareté en toutes choses.
Or, si la rareté du blé agit dans le sens de son enchérissement, par la diminution de l'Offre, la rareté de tous les autres objets contre lesquels le blé s'échange agit dans le sens de la dépréciation du blé par la diminution de la Demande; en sorte qu'il n'est nullement certain qu'en définitive le blé soit d'un centime plus cher que sous le régime de la liberté. Il n'y a de certain que ceci: que, comme il y a moins de toutes choses dans le pays, chacun doit être moins bien pourvu de toutes choses.
Le cultivateur devrait bien se demander s'il ne vaudrait pas mieux pour lui qu'il entrât du dehors un peu de blé et de bétail, mais que, d'un autre côté, il fût entouré d'une population aisée, habile à consommer et à payer toutes sortes de produits agricoles.
Il y a tel département où les hommes sont couverts de haillons, habitent des masures, se nourrissent de châtaignes. Comment voulez-vous que l'agriculture y soit florissante? Que faire produire à la terre avec l'espoir fondé d'une juste rémunération? De la viande? On n'en mange pas. Du lait? On ne boit que l'eau des fontaines. Du beurre? C'est du luxe. De la laine? On s'en passe le plus possible. Pense-t-on que tous les objets de consommation puissent être ainsi délaissés par les masses, sans que cet abandon agisse sur les prix dans le sens de la baisse, en même temps que la protection agit dans le sens de la hausse?
Ce que nous disons, d'un cultivateur, nous pouvons le dire d'un manufacturier. Les fabricants de draps assurent que la concurrence extérieure avilira les prix par l'accroissement de l'Offre. Soit; mais ces prix ne se relèveront-ils pas par l'accroissement de la Demande? La consommation du drap est-elle une quantité fixe, invariable? Chacun en est-il aussi bien pourvu qu'il pourrait et devrait l'être? et si la richesse générale se développait par l'abolition de toutes ces taxes et de toutes ces entraves, le premier usage qu'en ferait la population ne serait-il pas de se mieux vêtir?
La question, l'éternelle question, n'est donc pas de savoir si la protection favorise telle ou telle branche spéciale d'industrie, mais si, tout compensé, tout calcul fait, la restriction est, par sa nature, plus productive que la liberté.
Or, personne n'ose le soutenir. C'est même ce qui explique cet aveu qu'on nous fait sans cesse: «Vous avez raison en principe.»
S'il en est ainsi, si la restriction ne fait du bien à chaque industrie spéciale qu'en faisant un plus grand mal à la richesse générale, comprenons donc que le prix lui-même, à ne considérer que lui, exprime un rapport entre chaque industrie spéciale et l'industrie générale, entre l'Offre et la Demande, et que, d'après ces prémisses, ce prix rémunérateur, objet de la protection, est plus contrarié que favorisé par elle[44].
Complément.
Sous ce titre, cherté, bon marché, nous avons publié un article qui nous a valu les deux lettres suivantes. Nous les faisons suivre de la réponse.
Monsieur le rédacteur,
Vous bouleversez toutes mes idées. Je faisais de la propagande au profit du libre-échange et trouvais si commode de mettre en avant le bon marché! J'allais partout disant: «Avec la liberté, le pain, la viande, le drap, le linge, le fer, le combustible, vont baisser de prix.» Cela déplaisait à ceux qui en vendent, mais faisait plaisir à ceux qui en achètent. Aujourd'hui vous mettez en doute que le résultat du libre-échange soit le bon marché. Mais alors à quoi servira-t-il? Que gagnera le peuple, si la concurrence étrangère, qui peut le froisser dans ses ventes, ne le favorise pas dans ses achats?
Monsieur le libre-échangiste,
Permettez-nous de vous dire que vous n'avez lu qu'à demi l'article qui a provoqué votre lettre. Nous avons dit que le libre-échange agissait exactement comme les routes, les canaux, les chemins de fer, comme tout ce qui facilite les communications, comme tout ce qui détruit des obstacles. Sa première tendance est d'augmenter l'abondance de l'article affranchi, et par conséquent d'en baisser le prix. Mais en augmentant en même temps l'abondance de toutes les choses contre lesquelles cet article s'échange, il en accroît la demande, et le prix se relève par cet autre côté. Vous nous demandez ce que gagnera le peuple? Supposez qu'il a une balance à plusieurs plateaux, dans chacun desquels il a, pour son usage, une certaine quantité des objets que vous avez énumérés. Si l'on ajoute un peu de blé dans un plateau, il tendra à s'abaisser; mais si l'on ajoute un peu de drap, un peu de fer, un peu de combustible aux autres bassins, l'équilibre sera maintenu. À ne regarder que le fléau, il n'y aura rien de changé. À regarder le peuple, on le verra mieux nourri, mieux vêtu et mieux chauffé.
Monsieur le rédacteur,
Je suis fabricant de drap et protectioniste. J'avoue que votre article sur la cherté et le bon marché me fait réfléchir. Il y a là quelque chose de spécieux qui n'aurait besoin que d'être bien établi pour opérer une conversion.
Monsieur le protectioniste,
Nous disons que vos mesures restrictives ont pour but une chose inique, la cherté artificielle. Mais nous ne disons pas qu'elles réalisent toujours l'espoir de ceux qui les provoquent. Il est certain qu'elles infligent au consommateur tout le mal de la cherté. Il n'est pas certain qu'elles en confèrent le profit au producteur. Pourquoi? parce que si elles diminuent l'offre, elles diminuent aussi la demande.
Cela prouve qu'il y a dans l'arrangement économique de ce monde une force morale, vis medicatrix, qui fait qu'à la longue l'ambition injuste vient s'aheurter à une déception.
Veuillez remarquer, monsieur, qu'un des éléments de la prospérité de chaque industrie particulière, c'est la richesse générale. Le prix d'une maison est non-seulement en raison de ce qu'elle a coûté, mais encore en raison du nombre et de la fortune des locataires. Deux maisons exactement semblables ont-elles nécessairement le même prix? Non certes, si l'une est située à Paris et l'autre en Basse-Bretagne. Ne parlons jamais de prix sans tenir compte des milieux, et sachons bien qu'il n'y a pas de tentative plus vaine que celle de vouloir fonder la prospérité des fractions sur la ruine du tout. C'est pourtant là la prétention du régime restrictif.
La concurrence a toujours été et sera toujours importune à ceux qui la subissent. Aussi voit-on, en tous temps et en tous lieux, les hommes faire effort pour s'en débarrasser. Nous connaissons (et vous aussi peut-être) un conseil municipal où les marchands résidents font aux marchands forains une guerre acharnée. Leurs projectiles sont des droits d'octroi, de plaçage, d'étalage, de péage, etc., etc.
Or, considérez ce qui serait advenu de Paris, par exemple, si cette guerre s'y était faite avec succès.
Supposez que le premier cordonnier qui s'y est établi eût réussi à évincer tous les autres; que le premier tailleur, le premier maçon, le premier imprimeur, le premier horloger, le premier coiffeur, le premier médecin, le premier boulanger, eussent été aussi heureux. Paris serait encore aujourd'hui un village de 12 à 1,500 habitants.—Il n'en a pas été ainsi. Chacun (sauf ceux que vous éloignez encore) est venu exploiter ce marché, et c'est justement ce qui l'a agrandi. Ce n'a été qu'une longue suite de froissements pour les ennemis de la concurrence; et de froissements en froissements, Paris est devenu une ville d'un million d'habitants. La richesse générale y a gagné, sans doute; mais la richesse particulière des cordonniers et des tailleurs y a-t-elle perdu? Pour vous, voilà la question. À mesure que les concurrents arrivaient, vous auriez dit: le prix des bottes va baisser. Et en a-t-il été ainsi? Non; car si l'offre a augmenté, la demande a augmenté aussi.
Il en sera ainsi du drap, monsieur; laissez-le entrer. Vous aurez plus de concurrents, c'est vrai; mais aussi vous aurez plus de clientèle, et surtout une clientèle plus riche. Hé quoi! n'y avez-vous jamais songé en voyant les neuf dixièmes de vos compatriotes privés pendant l'hiver de ce drap que vous fabriquez si bien?
C'est une leçon bien longue à apprendre que celle-ci: Voulez-vous prospérer? laissez prospérer votre clientèle.
Mais quand elle sera sue, chacun cherchera son bien dans le bien général. Alors, les jalousies d'individu à individu, de ville à ville, de province à province, de nation à nation, ne troubleront plus le monde.
VI.—AUX ARTISANS ET AUX OUVRIERS[45].
Plusieurs journaux m'ont attaqué devant vous. Ne voudrez-vous pas lire ma défense?
Je ne suis pas défiant. Quand un homme écrit ou parle, je crois qu'il pense ce qu'il dit.
Pourtant, j'ai beau lire et relire les journaux auxquels je réponds, il me semble y découvrir de tristes tendances.
De quoi s'agissait-il? de rechercher ce qui vous est le plus favorable, la restriction ou la liberté.
Je crois que c'est la liberté,—ils croient que c'est la restriction;—à chacun de prouver sa thèse.
Était-il nécessaire d'insinuer que nous sommes les agents de l'Angleterre, du Midi, du Gouvernement?
Voyez combien la récrimination, sur ce terrain, nous serait facile.
Nous sommes, disent-ils, agents des Anglais, parce que quelques-uns d'entre nous se sont servis des mots meeting, free-trader!
Et ne se servent-ils pas des mots drawback, budget?
Nous imitons Cobden et la démocratie anglaise!
Et eux, ne parodient-ils pas Bentinck et l'aristocratie britannique?
Nous empruntons à la perfide Albion la doctrine de la liberté!
Et eux, ne lui empruntent-ils pas les arguties de la protection?
Nous suivons l'impulsion de Bordeaux et du Midi!
Et eux, ne servent-ils pas la cupidité de Lille et du Nord?
Nous favorisons les secrets desseins du ministère, qui veut détourner l'attention de sa politique!
Et eux, ne favorisent-ils pas les vues de la liste civile, qui gagne, par le régime protecteur, plus que qui que ce soit au monde?
Vous voyez donc bien que, si nous ne méprisions cette guerre de dénigrement, les armes ne nous manqueraient pas.
Mais ce n'est pas ce dont il s'agit.
La question, et je ne la perdrai pas de vue, est celle-ci:
Qu'est-ce qui vaut mieux pour les classes laborieuses, être libres, ou n'être pas libres d'acheter au dehors?
Ouvriers, on vous dit: «Si vous êtes libres d'acheter au dehors ce que vous faites maintenant vous-mêmes, vous ne le ferez plus; vous serez sans travail, sans salaire et sans pain; c'est donc pour votre bien qu'on restreint votre liberté.»
Cette objection revient sous toutes les formes. On dit, par exemple: «Si nous nous habillons avec du drap anglais, si nous faisons nos charrues avec du fer anglais, si nous coupons notre pain avec des couteaux anglais, si nous essuyons nos mains dans des serviettes anglaises, que deviendront les ouvriers français, que deviendra le travail national?»
Dites-moi, ouvriers, si un homme se tenait sur le port de Boulogne, et qu'à chaque Anglais qui débarque, il dît: Voulez-vous me donner ces bottes anglaises, je vous donnerai ce chapeau français?—Ou bien: Voulez-vous me céder ce cheval anglais, je vous céderai ce tilbury français?—Ou bien: Vous plaît-il d'échanger cette machine de Birmingham contre cette pendule de Paris?—Ou encore: Vous arrange-t-il de troquer cette houille de Newcastle contre ce vin de Champagne?—Je vous le demande, en supposant que notre homme mît quelque discernement dans ses propositions, peut-on dire que notre travail national, pris en masse, en serait affecté?
Le serait-il davantage quand il y aurait vingt de ces offreurs de services à Boulogne au lieu d'un, quand il se ferait un million de trocs au lieu de quatre, et quand on ferait intervenir les négociants et la monnaie pour les faciliter et les multiplier à l'infini?
Or, qu'un pays achète à l'autre en gros pour revendre en détail, ou en détail pour revendre en gros, si on suit la chose jusqu'au bout, on trouvera toujours que le commerce n'est qu'un ensemble de trocs pour trocs, produits contre produits, services pour services. Si donc un troc ne nuit pas au travail national, puisqu'il implique autant de travail national donné que de travail étranger reçu, cent mille millions de trocs ne lui nuiront pas davantage.
Mais où sera le profit? direz-vous.—Le profit est de faire le meilleur emploi des ressources de chaque pays, de manière à ce qu'une même somme de travail donne partout plus de satisfaction et de bien-être.
Il y en a qui emploient envers vous une singulière tactique. Ils commencent par convenir de la supériorité du système libre sur le système prohibitif, sans doute pour n'avoir pas à se défendre sur ce terrain.
Ensuite, ils font observer que, dans le passage d'un système à l'autre, il y aura quelque déplacement de travail.
Puis, ils s'étendent sur les souffrances que doit entraîner, selon eux, ce déplacement. Ils les exagèrent, ils les grossissent, ils en font le sujet principal de la question, ils les présentent comme le résultat exclusif et définitif de la réforme, et s'efforcent ainsi de vous enrôler sous le drapeau du monopole.
C'est du reste une tactique qui a été mise au service de tous les abus; et je dois avouer naïvement une chose, c'est qu'elle embarrasse toujours les amis des réformes même les plus utiles au peuple.—Vous allez comprendre pourquoi.
Quand un abus existe, tout s'arrange là-dessus.
Des existences s'y rattachent, d'autres à celles-là, et puis d'autres encore, et cela forme un grand édifice.
Y voulez-vous porter la main? Chacun se récrie et—remarquez bien ceci—les criards paraissent toujours, au premier coup d'œil, avoir raison, parce qu'il est plus facile de montrer le dérangement, qui doit accompagner la réforme, que l'arrangement qui doit la suivre.
Les partisans de l'abus citent des faits particuliers; ils nomment les personnes et leurs fournisseurs et leurs ouvriers qui vont être froissés,—tandis que le pauvre diable de réformateur ne peut s'en référer qu'au bien général qui doit se répandre insensiblement dans les masses.—Cela ne fait pas, à beaucoup près, autant d'effet.
Ainsi, est-il question d'abolir l'esclavage?—«Malheureux! dit-on aux noirs, qui va désormais vous nourrir? Le commandeur distribue des coups de fouet, mais il distribue aussi le manioc.»
Et l'esclave regrette sa chaîne, car il se demande: D'où me viendra le manioc?
Il ne voit pas que ce n'est pas le commandeur qui le nourrit, mais son propre travail, lequel nourrit aussi le commandeur.
Quand, en Espagne, on réforma les couvents, on disait aux mendiants: «Où trouverez-vous le potage et la bure? «Le prieur est votre Providence. N'est-il pas bien commode de s'adresser à lui?»
Et les mendiants de dire: «C'est vrai. Si le prieur s'en va, nous voyons bien ce que nous perdrons, mais nous ne voyons pas ce qui nous viendra à la place.»
Ils ne prenaient pas garde que si les couvents faisaient des aumônes, ils en vivaient; en sorte que le peuple avait plus à leur donner qu'à en recevoir.
De même, ouvriers, le monopole vous met à tous imperceptiblement des taxes sur les épaules, et puis, avec le produit de ces taxes, il vous fait travailler.
Et vos faux amis vous disent: S'il n'y avait pas de monopole, qui vous ferait travailler?
Et vous répondez: C'est vrai, c'est vrai. Le travail que nous procurent les monopoleurs est certain. Les promesses de la liberté sont incertaines.
Car vous ne voyez pas qu'on vous soutire de l'argent d'abord, et qu'ensuite on vous rend une partie de cet argent contre votre travail.
Vous demandez qui vous fera travailler? Eh, morbleu! vous vous donnerez du travail les uns aux autres! Avec l'argent qu'on ne vous prendra plus, le cordonnier se vêtira mieux et fera travailler le tailleur. Le tailleur renouvellera plus souvent sa chaussure et fera travailler le cordonnier. Et ainsi de suite pour tous les états.
On dit qu'avec la liberté il y aura moins d'ouvriers aux mines et aux filatures.
Je ne le crois pas. Mais si cela arrive, c'est nécessairement qu'il y en aura plus travaillant librement en chambre et au soleil.
Car si ces mines et ces filatures ne se soutiennent, comme on le dit, qu'à l'aide de taxes mises à leur profit sur tout le monde, une fois ces taxes abolies, tout le monde en sera plus aisé, et c'est l'aisance de tous qui alimente le travail de chacun.
Pardonnez-moi si je m'arrête encore sur cette démonstration. Je voudrais tant vous voir du côté de la liberté!
En France, les capitaux engagés dans l'industrie donnent, je suppose, 5 p. 100 de profit.—Mais voici Mondor qui a dans une usine 100,000 fr. qui lui laissent 5 p. 100 de perte.—De la perte au gain, la différence est 10,000 fr.—Que fait-on?—Tout chattement, on répartit entre vous un petit impôt de 10,000 fr. qu'on donne à Mondor; vous ne vous en apercevez pas, car la chose est fort habilement déguisée. Ce n'est pas le percepteur qui vient vous demander votre part de l'impôt; mais vous le payez à Mondor, maître de forges, chaque fois que vous achetez vos haches, vos truelles et vos rabots.—Ensuite on vous dit: Si vous ne payez pas cet impôt, Mondor ne fera plus travailler; ses ouvriers, Jean et Jacques, seront sans ouvrage. Corbleu! si on vous remettait l'impôt, ne feriez-vous pas travailler vous-mêmes, et pour votre compte encore?
Et puis, soyez tranquilles, quand il n'aura plus ce doux oreiller du supplément de prix par l'impôt, Mondor s'ingéniera pour convertir sa perte en bénéfice, et Jean et Jacques ne seront pas renvoyés. Alors, tout sera profit pour tous.
Vous insisterez peut-être, disant: «Nous comprenons qu'après la réforme, il y aura en général plus d'ouvrage qu'avant; mais, en attendant, Jean et Jacques seront sur la rue.»
À quoi je réponds:
1o Quand l'ouvrage ne se déplace que pour augmenter, l'homme qui a du cœur et des bras n'est pas longtemps sur la rue;
2o Rien n'empêche que l'État ne réserve quelques fonds pour prévenir, dans la transition, des chômages auxquels, quant à moi, je ne crois pas;
3o Enfin, si, pour sortir d'une ornière et entrer dans un état meilleur pour tous, et surtout plus juste, il faut absolument braver quelques instants pénibles, les ouvriers sont prêts, ou je les connais mal. Plaise à Dieu qu'il en soit de même des entrepreneurs!
Eh quoi! parce que vous êtes ouvriers, n'êtes-vous pas intelligents et moraux? Il semble que vos prétendus amis l'oublient. N'est-il pas surprenant qu'ils traitent devant vous une telle question, parlant de salaires et d'intérêts, sans prononcer seulement le mot justice? Ils savent pourtant bien que la restriction est injuste. Pourquoi donc n'ont-ils pas le courage de vous en prévenir et de vous dire: «Ouvriers, une iniquité prévaut dans le pays, mais elle vous profite, il faut la soutenir.»—Pourquoi? parce qu'ils savent que vous répondriez: Non.
Mais il n'est pas vrai que cette iniquité vous profite. Prêtez-moi encore quelques moments d'attention, et jugez vous-mêmes.
Que protége-t-on en France? Des choses qui se font par de gros entrepreneurs dans de grosses usines, le fer, la houille, le drap, les tissus, et l'on vous dit que c'est, non dans l'intérêt des entrepreneurs, mais dans le vôtre, et pour vous assurer du travail.
Cependant toutes les fois que le travail étranger se présente sur notre marché sous une forme telle qu'il puisse vous nuire, mais qu'il serve les gros entrepreneurs, ne le laisse-t-on pas entrer?
N'y a-t-il pas à Paris trente mille Allemands qui font des habits et des souliers? Pourquoi les laisse-t-on s'établir à vos côtés, quand on repousse le drap? Parce que le drap se fait dans de grandes usines appartenant à des fabricants législateurs. Mais les habits se font en chambre par des ouvriers. Pour convertir la laine en drap, ces messieurs ne veulent pas de concurrence, parce que c'est leur métier: mais, pour convertir le drap en habits, ils l'admettent fort bien, parce que c'est le vôtre.
Quand on a fait des chemins de fer, on a repoussé les rails anglais, mais on a fait venir des ouvriers anglais. Pourquoi? Eh! c'est tout simple: parce que les rails anglais font concurrence aux grandes usines, et que les bras anglais ne font concurrence qu'à vos bras.
Nous ne demandons pas, nous, qu'on repousse les tailleurs allemands et les terrassiers anglais. Nous demandons qu'on laisse entrer les draps et les rails. Nous demandons justice pour tous, égalité devant la loi pour tous!
C'est une dérision que de venir nous dire que la restriction douanière a en vue votre avantage. Tailleurs, cordonniers, charpentiers, menuisiers, maçons, forgerons, marchands, épiciers, horlogers, bouchers, boulangers, tapissiers, modistes, je vous mets au défi de me citer une seule manière dont la restriction vous profite et, quand vous voudrez, je vous en citerai quatre par où elle vous nuit.
Et après tout, cette abnégation que vos journaux attribuent aux monopoleurs, voyez combien elle est vraisemblable.
Je crois qu'on peut appeler taux naturel des salaires celui qui s'établirait naturellement sous le régime de la liberté. Lors donc qu'on vous dit que la restriction vous profite, c'est comme si on vous disait qu'elle ajoute un excédant à vos salaires naturels. Or, un excédant extra-naturel de salaires doit être pris quelque part; il ne tombe pas de la lune, et il doit être pris sur ceux qui le payent.
Vous êtes donc conduits à cette conclusion que, selon vos prétendus amis, le régime protecteur a été créé et mis au monde pour que les capitalistes fussent sacrifiés aux ouvriers.
Dites, cela est-il probable?
Où est donc votre place à la chambre des pairs? Quand est-ce que vous avez siégé au Palais-Bourbon? Qui vous a consultés? D'où vous est venue cette idée d'établir le régime protecteur?
Je vous entends me répondre: Ce n'est pas nous qui l'avons établi. Hélas! nous ne sommes ni pairs ni députés, ni conseillers d'État. Ce sont les capitalistes qui ont fait la chose.
Par le grand Dieu du ciel! Ils étaient donc bien disposés ce jour-là! Quoi! les capitalistes ont fait la loi; ils ont établi le régime prohibitif, et cela pour que vous, ouvriers, lissiez des profits à leurs dépens!
Mais voici qui est plus étrange encore.
Comment se fait il que vos prétendus amis, qui vous parlent aujourd'hui de la bonté, de la générosité, de l'abnégation des capitalistes, vous plaignent sans cesse de ne pas jouir de vos droits politiques? À leur point de vue, qu'en pourriez-vous faire?—Les capitalistes ont le monopole de la législation; c'est vrai. Grâce à ce monopole, ils se sont adjugé le monopole du fer, du drap, de la toile, de la houille, du bois, de la viande, c'est encore vrai. Mais voici vos prétendus amis qui disent qu'en agissant ainsi, les capitalistes se sont dépouillés sans y être obligés, pour vous enrichir sans que vous y eussiez droit! Assurément, si vous étiez électeurs et députés, vous ne feriez pas mieux vos affaires; vous ne les feriez même pas si bien.
Si l'organisation industrielle qui nous régit est faite dans votre intérêt, c'est donc une perfidie de réclamer pour vous des droits politiques; car ces démocrates d'un nouveau genre ne sortiront jamais de ce dilemme: la loi, faite par la bourgeoisie, vous donne plus ou vous donne moins que vos salaires naturels. Si elle vous donne moins, ils vous trompent en vous invitant à la soutenir. Si elle vous donne plus, ils vous trompent encore en vous engageant à réclamer des droits politiques, alors que la bourgeoisie vous fait des sacrifices que, dans votre honnêteté, vous n'oseriez pas voter.
Ouvriers, à Dieu ne plaise que cet écrit ait pour effet de jeter dans vos cœurs des germes d'irritation contre les classes riches! Si des intérêts mal entendus ou sincèrement alarmés soutiennent encore le monopole, n'oublions pas qu'il a sa racine dans des erreurs qui sont communes aux capitalistes et aux ouvriers. Loin donc de les exciter les uns contre les autres, travaillons à les rapprocher. Et pour cela que faut-il faire? S'il est vrai que les naturelles tendances sociales concourent à effacer l'inégalité parmi les hommes, il ne faut que laisser agir ces tendances, éloigner les obstructions artificielles qui en suspendent l'effet, et laisser les relations des classes diverses s'établir sur le principe de la JUSTICE qui se confond, du moins dans mon esprit, avec le principe de la LIBERTÉ[46].
VII.—CONTE CHINOIS.
On crie à la cupidité, à l'égoïsme du siècle!
Pour moi, je vois que le monde, Paris surtout, est peuplé de Décius.
Ouvrez les mille volumes, les mille journaux, les mille feuilletons que les presses parisiennes vomissent tous les jours sur le pays; tout cela n'est-il pas l'œuvre de petits saints?
Quelle verve dans la peinture des vices du temps! Quelle tendresse touchante pour les masses! Avec quelle libéralité on invite les riches à partager avec les pauvres, sinon les pauvres à partager avec les riches! Que de plans de réformes sociales, d'améliorations sociales, d'organisations sociales! Est-il si mince écrivain qui ne se dévoue au bien-être des classes laborieuses? Il ne s'agit que de leur avancer quelques écus pour leur procurer le loisir de se livrer à leurs élucubrations humanitaires.
Et l'on parle ensuite de l'égoïsme, de l'individualisme de notre époque!
Il n'y a rien qu'on n'ait la prétention de faire servir au bien-être et à la moralisation du peuple, rien, pas même la Douane.—Vous croyez peut-être que c'est une machine à impôt, comme l'octroi, comme le péage au bout du pont? Point du tout: C'est une institution essentiellement civilisatrice, fraternitaire et égalitaire. Que voulez-vous? c'est la mode. Il faut mettre ou affecter de mettre du sentiment, du sentimentalisme partout, jusque dans la guérite du qu'as-tu là?
Mais, pour réaliser ces aspirations philanthropiques, la douane, il faut l'avouer, a de singuliers procédés.
Elle met sur pied une armée de directeurs, sous directeurs, inspecteurs, sous-inspecteurs, contrôleurs, vérificateurs, receveurs, chefs, sous-chefs, commis, surnuméraires, aspirants-surnuméraires et aspirants à l'aspirance, sans compter le service actif, et tout cela pour arriver à exercer sur l'industrie du peuple cette action négative qui se résume par le mot empêcher.
Remarquez que je ne dis pas taxer, mais bien réellement empêcher.
Et empêcher non des actes réprouvés par les mœurs ou contraires à l'ordre public, mais des transactions innocentes et même favorables, on en convient, à la paix et à l'union des peuples.
Cependant l'humanité est si flexible et si souple que, de manière ou d'autre, elle surmonte toujours les empêchements. C'est l'affaire d'un surcroît de travail.
Empêche-t-on un peuple de tirer ses aliments du dehors, il les produit au dedans. C'est plus pénible, mais il faut vivre. L'empêche-t-on de traverser la vallée, il franchit les pics. C'est plus long, mais il faut arriver.
Voilà qui est triste, mais voici qui est plaisant. Quand la loi a créé ainsi une certaine somme d'obstacles, et que, pour les vaincre, l'humanité a détourné une somme correspondante de travail, vous n'êtes plus admis à demander la réforme de la loi; car si vous montrez l'obstacle, on vous montre le travail qu'il occasionne, et si vous dites: Ce n'est pas là du travail créé, mais détourné, on vous répond comme l'Esprit public:—«L'appauvrissement seul est certain et immédiat; quant à l'enrichissement, il est plus qu'hypothétique.»
Ceci me rappelle une histoire chinoise que je vais vous conter.
Il y avait en Chine deux grandes villes: Tchin et Tchan. Un magnifique canal les unissait. L'empereur jugea à propos d'y faire jeter d'énormes quartiers de roche pour le mettre hors de service.
Ce que voyant, Kouang, son premier mandarin, lui dit:
—Fils du Ciel, vous faites une faute.
À quoi l'empereur répondit:
—Kouang, vous dites une sottise.
Je ne rapporte ici, bien entendu, que la substance du dialogue.
Au bout de trois lunes, le céleste empereur fit venir le mandarin et lui dit:
—Kouang, regardez.
Et Kouang, ouvrant les yeux, regarda.
Et il vit, à une certaine distance du canal, une multitude d'hommes travaillant. Les uns faisaient des déblais, les autres des remblais, ceux-ci nivelaient, ceux-là pavaient, et le mandarin, qui était fort lettré, pensa en lui-même: Ils font une route.
Au bout de trois autres lunes, l'empereur ayant appelé Kouang, lui dit:
—Regardez.
Et Kouang regarda.
Et il vit que la route était faite, et il remarqua que le long du chemin, de distance en distance, s'élevaient des hôtelleries. Une cohue de piétons, de chars, de palanquins allaient et venaient, et d'innombrables Chinois, accablés par la fatigue, portaient et reportaient de lourds fardeaux de Tchin à Tchan et de Tchan à Tchin.—Et Kouang se dit: C'est la destruction du canal qui donne du travail à ces pauvres gens. Mais l'idée ne lui vint pas que ce travail était détourné d'autres emplois.
Et trois lunes se passèrent, et l'empereur dit à Kouang:
—Regardez.
Et Kouang regarda.
Et il vit que les hôtelleries étaient toujours pleines de voyageurs, et que ces voyageurs ayant faim, il s'était groupé autour d'elles des boutiques de bouchers, boulangers, charcutiers et marchands de nids d'hirondelles.—Et que ces honnêtes artisans ne pouvant aller nus, il s'était aussi établi des tailleurs, des cordonniers, des marchands de parasols et d'éventails, et que, comme on ne couche pas à la belle étoile, même dans le Céleste Empire, des charpentiers, des maçons et couvreurs étaient accourus. Puis vinrent des officiers de police, des juges, des fakirs; en un mot, il se forma une ville avec ses faubourgs autour de chaque hôtellerie.
Et l'empereur dit à Kouang: Que vous en semble?
Et Kouang répondit: Je n'aurais jamais cru que la destruction d'un canal put créer pour le peuple autant de travail; car l'idée ne lui vint pas que ce n'était pas du travail créé, mais détourné; que les voyageurs mangeaient, lorsqu'ils passaient sur le canal aussi bien que depuis qu'ils étaient forcés de passer sur la route.
Cependant, au grand étonnement des Chinois, l'empereur mourut et ce fils du Ciel fut mis en terre.
Son successeur manda Kouang, et lui dit: Faites déblayer le canal.
Et Kouang dit au nouvel empereur:
—Fils du Ciel, vous faites une faute.
Et l'empereur répondit:
—Kouang, vous dites une sottise.
Mais Kouang insista et dit: Sire, quel est votre but?
—Mon but, dit l'empereur, est de faciliter la circulation des hommes et des choses entre Tchin et Tchan, de rendre le transport moins dispendieux, afin que le peuple ait du thé et des vêtements à meilleur marché.
Mais Kouang était tout préparé. Il avait reçu la veille quelques numéros du Moniteur industriel, journal chinois. Sachant bien sa leçon, il demanda la permission de répondre, et l'ayant obtenue, après avoir frappé du front le parquet par neuf fois, il dit:
«Sire, vous aspirez à réduire, par la facilité du transport, le prix des objets de consommation pour les mettre à la portée du peuple, et pour cela, vous commencez par lui faire perdre tout le travail que la destruction du canal avait fait naître. Sire, en économie politique, le bon marché absolu...—L'empereur: Je crois que vous récitez.—Kouang: C'est vrai: il me sera plus commode de lire.—Et ayant déployé l'Esprit public, il lut: «En économie politique, le bon marché absolu des objets de consommation n'est que la question secondaire. Le problème réside dans l'équilibre du prix du travail avec celui des objets nécessaires à l'existence. L'abondance du travail est la richesse des nations, et le meilleur système économique est celui qui leur fournit la plus grande somme de travail possible. N'allez pas demander s'il vaut mieux payer une tasse de thé 4 cash ou 8 cash, une chemise 5 tales ou 10 tales. Ce sont là des puérilités indignes d'un esprit grave. Personne ne conteste votre proposition. La question est de savoir s'il vaut mieux payer un objet plus cher et avoir, par l'abondance et le prix du travail, plus de moyens de l'acquérir; ou bien s'il vaut mieux appauvrir les sources du travail, diminuer la masse de la production nationale, transporter par des chemins qui marchent les objets de consommation, à meilleur marché, il est vrai, mais en même temps enlever à une portion de nos travailleurs les possibilités de les acheter même à ces prix réduits.»
L'empereur n'étant pas bien convaincu, Kouang lui dit: Sire, daignez attendre. J'ai encore le Moniteur industriel à citer.
Mais l'empereur dit:
—Je n'ai pas besoins de vos journaux chinois pour savoir que créer des obstacles, c'est appeler le travail de ce côté. Mais ce n'est pas ma mission. Allez, désobstruez le canal. Ensuite nous réformerons la douane.
Et Kouang s'en alla, s'arrachant la barbe et criant: Ô Fô! ô Pê! ô Lî! et tous les dieux monosyllabiques et circonflexes du Cathay, prenez en pitié votre peuple; car il nous est venu un empereur de l'école anglaise, et je vois bien qu'avant peu nous manquerons de tout, puisque nous n'aurons plus besoin de rien faire.
VIII.—POST HOC, ERGO PROPTER HOC[47].
Le plus commun et le plus faux des raisonnements:
Des souffrances réelles se manifestent en Angleterre.
Ce fait vient à la suite de deux autres:
1o La réforme douanière;
2o La perte de deux récoltes consécutives.
À laquelle de ces deux dernières circonstances faut-il attribuer la première?
Les protectionistes ne manquent pas de s'écrier: «C'est cette liberté maudite qui fait tout le mal. Elle nous promettait monts et merveilles, nous l'avons accueillie, et voilà que les fabriques s'arrêtent et le peuple souffre: Cum hoc, ergo propter hoc.»
La liberté commerciale distribue de la manière la plus uniforme et la plus équitable les fruits que la Providence accorde au travail de l'homme. Si ces fruits sont enlevés, en partie, par un fléau, elle ne préside pas moins à la bonne distribution de ce qui en reste. Les hommes sont moins bien pourvus, sans doute; mais faut-il s'en prendre à la liberté ou au fléau?
La liberté agit sur le même principe que les assurances. Quand un sinistre survient, elle répartit sur un grand nombre d'hommes, sur un grand nombre d'années, des maux qui, sans elle, s'accumuleraient sur un peuple et sur un temps. Or, s'est-on jamais avisé de dire que l'incendie n'est plus un fléau depuis qu'il y a des assurances?
En 1842, 43 et 44, la réduction des taxes a commencé en Angleterre. En même temps les récoltes y ont été très-abondantes, et il est permis de croire que ces deux circonstances ont concouru à la prospérité inouïe dont ce pays a donné le spectacle pendant cette période.
En 1845, la récolte a été mauvaise: en 1846, plus mauvaise encore.
Les aliments ont renchéri; le peuple a dépensé ses ressources pour se nourrir, et restreint ses autres consommations. Les vêtements ont été moins demandés, les fabriques moins occupées, et le salaire a manifesté une tendance à la baisse. Heureusement que, dans cette même année, les barrières restrictives ayant été de nouveau abaissées, une masse énorme d'aliments a pu parvenir sur le marché anglais. Sans cette circonstance, il est à peu près certain qu'en ce moment une révolution terrible ensanglanterait la Grande-Bretagne.
Et l'on vient accuser la liberté des désastres qu'elle prévient et répare du moins en partie!
Un pauvre lépreux vivait dans la solitude. Ce qu'il avait touché, nul ne le voulait toucher. Réduit à se suffire à lui-même, il traînait dans ce monde une misérable existence. Un grand médecin le guérit. Voilà notre solitaire en pleine possession de la liberté des échanges. Quelle belle perspective s'ouvrait devant lui! Il se plaisait à calculer le bon parti que, grâce à ses relations avec les autres hommes, il pourrait tirer de ses bras vigoureux. Il vint à se les rompre tous les deux. Hélas! son sort fut plus horrible. Les journalistes de ce pays, témoins de sa misère, disaient: «Voyez à quoi l'a réduit la faculté d'échanger! Vraiment, il était moins à plaindre quand il vivait seul.—Eh! quoi, répondait le médecin, ne tenez-vous aucun compte de ses deux bras cassés? n'entrent-ils pour rien dans sa triste destinée? Son malheur est d'avoir perdu les bras, et non point d'être guéri de la lèpre. Il serait bien plus à plaindre s'il était manchot et lépreux par-dessus le marché.»
Post hoc, ergo propter hoc; méfiez-vous de ce sophisme.
IX.—LE VOL À LA PRIME[48].
On trouve mon petit livre des Sophismes trop théorique, scientifique, métaphysique. Soit. Essayons du genre trivial, banal, et, s'il le faut, brutal. Convaincu que le public est dupe à l'endroit de la protection, je le lui ai voulu prouver. Il préfère qu'on le lui crie. Donc vociférons:
Midas, le roi Midas a des oreilles d'âne!
Une explosion de franchise fait mieux souvent que les circonlocutions les plus polies. Vous vous rappelez Oronte et le mal qu'a le misanthrope, tout misanthrope qu'il est, à le convaincre de sa folie.