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Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 4: mises en ordre, revues et annotées d'après les manuscrits de l'auteur

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Alceste. On s'expose à jouer un mauvais personnage.

Oronte. Est-ce que vous voulez me déclarer par là
Que j'ai tort de vouloir.....

Alceste. Je ne dis pas cela.
Mais.....

Oronte. Est-ce que j'écris mal?

Alceste. Je ne dis pas cela.
Mais enfin.....

Oronte. Mais ne puis-je savoir ce que dans mon sonnet?.....

Alceste. Franchement, il est bon à mettre au cabinet.

Franchement, bon public, on te vole. C'est cru, mais c'est clair.

Les mots vol, voler, voleur, paraîtront de mauvais goût à beaucoup de gens. Je leur demanderai comme Harpagon à Élise: Est-ce le mot ou la chose qui vous fait peur?

«Quiconque a soustrait frauduleusement une chose qui ne lui appartient pas, est coupable de vol.» (C. pén. art. 379.)

Voler: Prendre furtivement ou par force. (Dictionnaire de l'Académie.)

Voleur: Celui qui exige plus qu'il ne lui est dû. (Id.)

Or, le monopoleur qui, de par une loi de sa façon, m'oblige à lui payer 20 fr. ce que je puis avoir ailleurs pour 15, ne me soustrait-il pas frauduleusement 5 fr. qui m'appartiennent?

Ne prend-il pas furtivement ou par force?

N'exige-t-il pas plus qu'il ne lui est dû?

Il soustrait, il prend, il exige, dira-t-on; mais non point furtivement ou par force; ce qui caractériserait le vol.

Lorsque nos bulletins de contributions se trouvent chargés des 5 fr. pour la prime, que soustrait, prend ou exige le monopoleur, quoi de plus furtif, puisque si peu d'entre nous s'en doutent? Et pour ceux qui ne sont pas dupes, quoi de plus forcé, puisqu'au premier refus le garnisaire est à nos portes?

Au reste, que les monopoleurs se rassurent. Les vols à la prime ou au tarif, s'ils blessent l'équité tout aussi bien que le vol à l'américaine, ne violent pas la loi; ils se commettent, au contraire, de par la loi; ils n'en sont que pires, mais ils n'ont rien à démêler avec la correctionnelle.

D'ailleurs, bon gré, mal gré, nous sommes tous voleurs et volés en cette affaire. L'auteur de ce volume a beau crier au voleur quand il achète, on peut crier après lui quand il vend[49]; s'il diffère de beaucoup de ses compatriotes, c'est seulement en ceci: il sait qu'il perd au jeu plus qu'il n'y gagne, et eux ne le savent pas; s'ils le savaient, le jeu cesserait bientôt.

Je ne me vante pas, au surplus, d'avoir le premier restitué à la chose son vrai nom. Voici plus de soixante ans que Smith disait:

«Quand des industriels s'assemblent, on peut s'attendre à ce qu'une conspiration va s'ourdir contre les poches du public.» Faut-il s'en étonner, puisque le public n'en prend aucun souci?

Or donc, une assemblée d'industriels délibère officiellement sous le nom de Conseils généraux. Que s'y passe-t-il et qu'y résout-on?

Voici, fort en abrégé, le procès-verbal d'une séance.

«Un armateur. Notre marine est aux abois (digression belliqueuse). Cela n'est pas surprenant, je ne saurais construire sans fer. J'en trouve bien à 10 fr. sur le marché du monde; mais, de par la loi, le maître de forges français me force à le lui payer 15 fr.: c'est donc 5 fr. qu'il me soustrait. Je demande la liberté d'acheter où bon me semble.

«Un maître de forges. Sur le marché du monde, je trouve à faire opérer des transports à 20 fr.—Législativement, l'armateur en exige 30: c'est donc 10 fr. qu'il me prend. Il me pille, je le pille; tout est pour le mieux.

«Un homme d'État. La conclusion de l'armateur est bien imprudente. Oh! cultivons l'union touchante qui fait notre force; si nous effaçons un iota à la théorie de la protection, adieu la théorie entière.

«L'armateur. Mais pour nous la protection a failli: je répète que la marine est aux abois.

«Un marin. Eh bien! relevons la surtaxe, et que l'armateur, qui prend 30 au public pour son fret, en prenne 40.

«Un ministre. Le gouvernement poussera jusqu'aux dernières limites le beau mécanisme de la surtaxe; mais je crains que cela ne suffise pas[50].

«Un fonctionnaire. Vous voilà tous bien empêchés pour peu de chose. N'y a-t-il de salut que dans le tarif, et oubliez-vous l'impôt? Si le consommateur est bénévole, le contribuable ne l'est pas moins. Accablons-le de taxes, et que l'armateur soit satisfait. Je propose 5 fr. de prime, à prendre sur les contributions publiques, pour être livrés au constructeur pour chaque quintal de fer qu'il emploiera.

«Voix confuses. Appuyé, appuyé! Un agriculteur: À moi 3 fr. de prime par hectolitre de blé! Un tisserand: À moi 2 fr. de prime par mètre de toile! etc., etc.

«Le président. Voilà qui est entendu; notre session aura enfanté le système des primes, et ce sera sa gloire éternelle. Quelle industrie pourra perdre désormais, puisque nous avons deux moyens si simples de convertir les pertes en profits: le tarif et la prime? La séance est levée.»

Il faut que quelque vision surnaturelle m'ait montré en songe la prochaine apparition de la prime (qui sait même si je n'en ai pas suggéré la pensée à M. Dupin). lorsqu'il y a quelques mois j'écrivais ces paroles:

«Il me semble évident que la protection aurait pu, sans changer de nature et d'effets, prendre la forme d'une taxe directe prélevée par l'État et distribuée en primes indemnitaires aux industries privilégiées.»

Et après avoir comparé le droit protecteur à la prime:

«J'avoue franchement ma prédilection pour ce dernier système; il me semble plus juste, plus économique et plus loyal. Plus juste, parce que si la société veut faire des largesses à quelques-uns de ses membres, il faut que tous y contribuent; plus économique, parce qu'il épargnerait beaucoup de frais de perception et ferait disparaître beaucoup d'entraves; plus loyal enfin, parce que le public verrait clair dans l'opération et saurait ce qu'on lui fait faire[51]

Puisque l'occasion nous en est si bénévolement offerte, étudions le vol à la prime. Aussi bien, ce qu'on en peut dire s'applique au vol au tarif, et comme celui-ci est un peu mieux déguisé, le filoutage direct aidera à comprendre le filoutage indirect. L'esprit procède ainsi du simple au composé.

Mais quoi! n'y a-t-il pas quelque variété de vol plus simple encore? Si fait, il y a le vol de grand chemin: il ne lui manque que d'être légalisé, monopolisé, ou, comme on dit aujourd'hui, organisé.

Or, voici ce que je lis dans un récit de voyages:

«Quand nous arrivâmes au royaume de A..., toutes les industries se disaient en souffrance. L'agriculture gémissait, la fabrique se plaignait, le commerce murmurait, la marine grognait et le gouvernement ne savait à qui entendre. D'abord, il eut la pensée de taxer d'importance tous les mécontents, et de leur distribuer le produit de ces taxes, après s'être fait sa part: c'eût été comme, dans notre chère Espagne, la loterie. Vous êtes mille, l'État vous prend une piastre à chacun; puis subtilement il escamote 250 piastres, et en répartit 750, en lots plus ou moins forts, entre les joueurs. Le brave Hidalgo qui reçoit trois quarts de piastre, oubliant qu'il a donné piastre entière, ne se possède pas de joie et court dépenser ses quinze réaux au cabaret. C'eût été encore quelque chose comme ce qui se passe en France. Quoi qu'il en soit, tout barbare qu'était le pays, le gouvernement ne compta pas assez sur la stupidité des habitants pour leur faire accepter de si singulières protections, et voici ce qu'il imagina.

«La contrée était sillonnée de routes. Le gouvernement les fit exactement kilométrer, puis il dit à l'agriculteur: «Tout ce que tu pourras voler aux passants entre ces deux bornes est à toi: que cela te serve de prime, de protection, d'encouragement.» Ensuite, il assigna à chaque manufacturier, à chaque armateur, une portion de route à exploiter, selon cette formule:

Dono tibi et concedo
Virtutem et puissantiam
Volandi,
Pillandi,
Derobandi,
Filoutandi,
Et escroquandi,
Impunè per totam istam
Viam.

«Or, il est arrivé que les naturels du royaume de A... sont aujourd'hui si familiarisés avec ce régime, si habitués à ne tenir compte que de ce qu'ils volent et non de ce qui leur est volé, si profondément enclins à ne considérer le pillage qu'au point de vue du pillard, qu'ils regardent comme un profit national la somme de tous les vols particuliers, et refusent de renoncer à un système de protection en dehors duquel, disent-ils, il n'est pas une industrie qui puisse se suffire.»

Vous vous récriez? Il n'est pas possible, dites-vous, que tout un peuple consente à voir un surcroît de richesses dans ce que les habitants se dérobent les uns aux autres.

Et pourquoi pas? Nous avons bien cette conviction en France, et tous les jours nous y organisons et perfectionnons le vol réciproque sous le nom de primes et tarifs protecteurs.

N'exagérons rien toutefois: convenons que, sous le rapport du mode de perception et quant aux circonstances collatérales, le système du royaume de A... peut être pire que le nôtre; mais disons aussi que, quant aux principes et aux effets nécessaires, il n'y a pas un atome de différence entre toutes ces espèces de vols légalement organisés pour fournir des suppléments de profits à l'industrie.

Remarquez que si le vol de grand chemin présente quelques inconvénients d'exécution, il a aussi des avantages qu'on ne trouve pas dans le vol au tarif.

Par exemple: on en peut faire une répartition équitable entre tous les producteurs. Il n'en est pas de même des droits de douane. Ceux-ci sont impuissants par leur nature à protéger certaines classes de la société, telles que artisans, marchands, hommes de lettres, hommes de robe, hommes d'épée, hommes de peine, etc., etc.

Il est vrai que le vol à la prime se prête aussi à des subdivisions infinies, et, sous ce rapport, il ne le cède pas en perfection au vol de grand chemin; mais, d'un autre côté, il conduit souvent à des résultats si bizarres, si jocrisses, que les naturels du royaume de A... s'en pourraient moquer avec grande raison.

Ce que perd le volé, dans le vol de grand chemin, est gagné par le voleur. L'objet dérobé reste au moins dans le pays. Mais, sous l'empire du vol à la prime, ce que l'impôt soustrait aux Français est conféré souvent aux Chinois, aux Hottentots, aux Cafres, aux Algonquins, et voici comme:

Une pièce de drap vaut cent francs à Bordeaux. Il est impossible de la vendre au-dessous, sans y perdre. Il est impossible de la vendre au-dessus, la concurrence entre les marchands s'y oppose. Dans ces circonstances, si un Français se présente pour avoir ce drap, il faudra qu'il le paie cent francs, ou qu'il s'en passe. Mais si c'est un Anglais, alors le gouvernement intervient et dit au marchand: Vends ton drap, je te ferai donner vingt francs par les contribuables. Le marchand, qui ne veut ni ne peut tirer que cent francs de son drap, le livre à l'Anglais pour 80 francs. Cette somme, ajoutée aux 20 francs, produit du vol à la prime, fait tout juste son compte. C'est donc exactement comme si les contribuables eussent donné 20 francs à l'Anglais, sous la condition d'acheter du drap français à 20 francs de rabais, à 20 francs au-dessous des frais de production, à 20 francs au-dessous de ce qu'il nous coûte à nous-mêmes. Donc, le vol à la prime a ceci de particulier, que les volés sont dans le pays qui le tolère, et les voleurs disséminés sur la surface du globe.

Vraiment, il est miraculeux que l'on persiste à tenir pour démontrée cette proposition: Tout ce que l'individu vole à la masse est un gain général. Le mouvement perpétuel, la pierre philosophale, la quadrature du cercle sont tombés dans l'oubli; mais la théorie du Progrès par le vol est encore en honneur. À priori pourtant, on aurait pu croire que de toutes les puérilités c'était la moins viable.

Il y en a qui nous disent: Vous êtes donc les partisans du laissez passer? des économistes de l'école surannée des Smith et des Say? Vous ne voulez donc pas l'organisation du travail? Eh! messieurs, organisez le travail tant qu'il vous plaira. Mais nous veillerons, nous, à ce que vous n'organisiez pas le vol.

D'autres plus nombreux répètent: primes, tarifs, tout cela a pu être exagéré. Il en faut user sans en abuser. Une sage liberté, combinée avec une protection modérée, voilà ce que réclament les hommes sérieux et pratiques. Gardons-nous des principes absolus.

C'est précisément, selon le voyageur espagnol, ce qui se disait au royaume de A... «Le vol de grand chemin, disaient les sages, n'est ni bon ni mauvais; cela dépend des circonstances. Il ne s'agit que de bien pondérer les choses, et de nous bien payer, nous fonctionnaires, pour cette œuvre de pondération. Peut-être a-t-on laissé au pillage trop de latitude, peut-être pas assez. Voyons, examinons, balançons les comptes de chaque travailleur. À ceux qui ne gagnent pas assez, nous donnerons un peu plus de route à exploiter. Pour ceux qui gagnent trop, nous réduirons les heures, jours ou mois de pillage.»

Ceux qui parlaient ainsi s'acquirent un grand renom de modération, de prudence et de sagesse. Ils ne manquaient jamais de parvenir aux plus hautes fonctions de l'État.

Quant à ceux qui disaient: Réprimons les injustices et les fractions d'injustice; ne souffrons ni vol, ni demi-vol, ni quart de vol, ceux-là passaient pour des idéologues, des rêveurs ennuyeux qui répétaient toujours la même chose. Le peuple, d'ailleurs, trouvait leurs raisonnements trop à sa portée. Le moyen de croire vrai ce qui est si simple!

X.—LE PERCEPTEUR.

  • Jacques Bonhomme, Vigneron;
  • M. Lasouche, Percepteur.

L. Vous avez récolté vingt tonneaux de vin?

J. Oui, à force de soins et de sueurs.

—Ayez la bonté de m'en délivrer six et des meilleurs.

—Six tonneaux sur vingt! bonté du ciel! vous me voulez ruiner. Et, s'il vous plaît, à quoi les destinez-vous?

—Le premier sera livré aux créanciers de l'État. Quand on a des dettes, c'est bien le moins d'en servir les intérêts.

—Et où a passé le capital?

—Ce serait trop long à dire. Une partie fut mise jadis en cartouches qui firent la plus belle fumée du monde. Un autre soldait des hommes qui se faisaient estropier sur la terre étrangère après l'avoir ravagée. Puis, quand ces dépenses eurent attiré chez nous nos amis les ennemis, ils n'ont pas voulu déguerpir sans emporter de l'argent, qu'il fallut emprunter.

—Et que m'en revient-il aujourd'hui?

—La satisfaction de dire:

Que je suis fier d'être Français
Quand je regarde la colonne!

—Et l'humiliation de laisser à mes héritiers une terre grevée d'une rente perpétuelle. Enfin, il faut bien payer ce qu'on doit, quelque fol usage qu'on en ait fait. Va pour un tonneau, mais les cinq autres?

—Il en faut un pour acquitter les services publics, la liste civile, les juges qui vous font restituer le sillon que votre voisin veut s'approprier, les gendarmes qui chassent aux larrons pendant que vous dormez, le cantonier qui entretient le chemin qui vous mène à la ville, le curé qui baptise vos enfants, l'instituteur qui les élève, et votre serviteur qui ne travailler pas pour rien.

—À la bonne heure, service pour service. Il n'y a rien à dire. J'aimerais tout autant m'arranger directement avec mon curé et mon maître d'école; mais je n'insiste pas là-dessus, va pour le second tonneau. Il y a loin jusqu'à six.

—Croyez-vous que ce soit trop de deux tonneaux pour votre contingent aux frais de l'armée et de la marine?

—Hélas! c'est peu de chose, eu égard à ce qu'elles me coûtent déjà; car elles m'ont enlevé deux fils que j'aimais tendrement.

—Il faut bien maintenir l'équilibre des forces européennes.

—Eh, mon Dieu! l'équilibre serait le même, si l'on réduisait partout ces forces de moitié ou des trois quarts. Nous conserverions nos enfants et nos revenus. Il ne faudrait que s'entendre.

—Oui; mais on ne s'entend pas.

—C'est ce qui m'abasourdit. Car, enfin, chacun en souffre.

—Tu l'as voulu, Jacques Bonhomme.

—Vous faites le plaisant, monsieur le percepteur, est-ce que j'ai voix au chapitre?

—Qui avez-vous nommé pour député?

—Un brave général d'armée, qui sera maréchal sous peu si Dieu lui prête vie...

—Et sur quoi vit le brave général?

—Sur mes tonneaux, à ce que j'imagine.

—Et qu'adviendrait-il s'il votait la réduction de l'armée et de votre contingent?

—Au lieu d'être fait maréchal, il serait mis à la retraite.

—Comprenez-vous maintenant que vous avez vous-même.....

—Passons au cinquième tonneau, je vous prie.

—Celui-ci part pour l'Algérie.

—Pour l'Algérie! Et l'on assure que tous les musulmans sont œnophobes, les barbares! Je me suis même demandé souvent s'ils ignorent le médoc parce qu'ils sont mécréants, ou, ce qui est plus probable, s'ils sont mécréants parce qu'ils ignorent le médoc. D'ailleurs, quels services me rendent-ils en retour de cette ambroisie qui m'a tant coûté de travaux?

—Aucun; aussi n'est-elle pas destinée à des musulmans, mais à de bons chrétiens qui passent tous les jours en Barbarie.

—Et qu'y vont-ils faire qui puisse m'être utile?

—Exécuter des razzias et en subir; tuer et se faire tuer; gagner des dyssenteries et revenir se faire traiter; creuser des ports, percer des routes, bâtir des villages et les peupler de Maltais, d'Italiens, d'Espagnols et de Suisses qui vivent sur votre tonneau et bien d'autres tonneaux que je viendrai vous demander encore.

—Miséricorde! ceci est trop fort, je vous refuse net mon tonneau. On enverrait à Bicêtre un vigneron qui ferait de telles folies. Percer des routes dans l'Atlas, grand Dieu! quand je ne puis sortir de chez moi! Creuser des ports en Barbarie quand la Garonne s'ensable tous les jours! M'enlever mes enfants que j'aime pour aller tourmenter les Kabyles! Me faire payer les maisons, les semences et les chevaux qu'on livre aux Grecs et aux Maltais, quand il y a tant de pauvres autour de nous!

—Des pauvres! justement, on débarrasse le pays de ce trop-plein.

—Grand merci! en les faisant suivre en Algérie du capital qui les ferait vivre ici.

—Et puis vous jetez les bases d'un grand empire, vous portez la civilisation en Afrique, et vous décorez votre patrie d'une gloire immortelle.

—Vous êtes poëte, monsieur le percepteur; mais moi je suis vigneron, et je refuse.

—Considérez que, dans quelque mille ans, vous recouvrerez vos avances au centuple. C'est ce que disent ceux qui dirigent l'entreprise.

—En attendant, ils ne demandaient d'abord, pour parer aux frais, qu'une pièce de vin, puis deux, puis trois, et me voilà taxé à un tonneau! Je persiste dans mon refus.

—Il n'est plus temps. Votre chargé de pouvoirs a stipulé pour vous l'octroi d'un tonneau ou quatre pièces entières.

—Il n'est que trop vrai. Maudite faiblesse! Il me semblait aussi en lui donnant ma procuration que je commettais une imprudence, car qu'y a-t-il de commun entre un général d'armée et un pauvre vigneron?

—Vous voyez bien qu'il y a quelque chose de commun entre vous, ne fût-ce que le vin que vous récoltez et qu'il se vote à lui-même, en votre nom.

—Raillez-moi, je le mérite, monsieur le percepteur. Mais soyez raisonnable, là, laissez-moi au moins le sixième tonneau. Voilà l'intérêt des dettes payé, la liste civile pourvue, les services publics assurés, la guerre d'Afrique perpétuée. Que voulez-vous de plus?

—On ne marchande pas avec moi. Il fallait dire vos intentions à M. le général. Maintenant, il a disposé de votre vendange.

—Maudit grognard! Mais enfin, que voulez-vous faire de ce pauvre tonneau, la fleur de mon chai? Tenez, goûtez ce vin. Comme il est moelleux, corsé, étoffé, velouté, rubané!...

—Excellent! délicieux! Il fera bien l'affaire de M. D... le fabricant de draps.

—De M. D... le fabricant? Que voulez-vous dire?

—Qu'il en tirera un bon parti.

—Comment? qu'est-ce? Du diable si je vous comprends!

—Ne savez-vous pas que M. D... a fondé une superbe entreprise, fort utile au pays, laquelle, tout balancé, laisse chaque année une perte considérable?

—Je le plains de tout mon cœur. Mais qu'y puis-je faire?

—La Chambre a compris que, si cela continuait ainsi, M. D... serait dans l'alternative ou de mieux opérer ou de fermer son usine.

—Mais quel rapport y a-t-il entre les fausses spéculations de M. D... et mon tonneau?

—La Chambre a pensé que si elle livrait à M. D... un peu de vin pris dans votre cave, quelques hectolitres de blé prélevés chez vos voisins, quelques sous retranchés aux salaires des ouvriers, ses pertes se changeraient en bénéfices.

—La recette est infaillible autant qu'ingénieuse. Mais, morbleu! elle est terriblement inique. Quoi! M. D... se couvrira de ses pertes en me prenant mon vin?

—Non pas précisément le vin, mais le prix. C'est ce qu'on nomme primes d'encouragement. Mais vous voilà tout ébahi! Ne voyez-vous pas le grand service que vous rendez à la patrie?

—Vous voulez dire à M. D...?

—À la patrie. M. D... assure que son industrie prospère, grâce à cet arrangement, et c'est ainsi, dit-il, que le pays s'enrichit. C'est ce qu'il répétait ces jours-ci à la Chambre dont il fait partie.

—C'est une supercherie insigne! Quoi! un malotru fera une sotte entreprise, il dissipera ses capitaux; et s'il m'extorque assez de vin ou de blé pour réparer ses pertes et se ménager même des profits, on verra là un gain général!

—Votre fondé de pouvoirs l'ayant jugé ainsi, il ne vous reste plus qu'à me livrer les six tonneaux de vin et à vendre le mieux possible les quatorze tonneaux que je vous laisse.

—C'est mon affaire.

—C'est, voyez-vous, qu'il serait bien fâcheux que vous n'en tirassiez pas un grand prix.

—J'y aviserai.

—Car il y a bien des choses à quoi ce prix doit faire face.

—Je le sais, Monsieur, je le sais.

—D'abord, si vous achetez du fer pour renouveler vos bêches et vos charrues, une loi décide que vous le paierez au maître de forges deux fois ce qu'il vaut.

—Ah çà, mais c'est donc la forêt Noire?

—Ensuite, si vous avez besoin d'huile, de viande, de toile, de houille, de laine, de sucre, chacun, de par la loi, vous les cotera au double de leur valeur.

—Mais c'est horrible, affreux, abominable!

—À quoi bon ces plaintes? Vous-même, par votre chargé de procuration...

—Laissez-moi en paix avec ma procuration. Je l'ai étrangement placée, c'est vrai. Mais on ne m'y prendra plus et je me ferai représenter par bonne et franche paysannerie.

—Bah! vous renommerez le brave général.

—Moi, je renommerai le général, pour distribuer mon vin aux Africains et aux fabricants?

—Vous le renommerez, vous dis-je.

—C'est un peu fort. Je ne le renommerai pas, si je ne veux pas.

—Mais vous voudrez et vous le renommerez.

—Qu'il vienne s'y frotter. Il trouvera à qui parler.

—Nous verrons bien. Adieu. J'emmène vos six tonneaux et vais en faire la répartition, comme le général l'a décidé[52].

XI.—L'UTOPISTE[53].

—Si j'étais ministre de Sa Majesté!...

—Eh bien, que feriez-vous?

—Je commencerais par... par..., ma foi, par être fort embarrassé. Car enfin, je ne serais ministre que parce que j'aurais la majorité; je n'aurais la majorité que parce que je me la serais faite; je ne me la serais faite, honnêtement du moins, qu'en gouvernant selon ses idées... Donc, si j'entreprenais de faire prévaloir les miennes en contrariant les siennes, je n'aurais plus la majorité, et si je n'avais pas la majorité, je ne serais pas ministre de Sa Majesté.

—Je suppose que vous le soyez et que par conséquent la majorité ne soit pas pour vous un obstacle; que feriez-vous?

—Je rechercherais de quel côté est le juste.

—Et ensuite?

—Je chercherais de quel côté est l'utile.

—Et puis?

—Je chercherais s'ils s'accordent ou se gourment entre eux.

—Et si vous trouviez qu'ils ne s'accordent pas?

—Je dirais au roi Philippe:
Reprenez votre portefeuille.

La rime n'est pas riche et le style en est vieux;
Mais ne voyez-vous pas que cela vaut bien mieux
Que ces transactions dont le bon sens murmure,
Et que l'honnêteté parle là toute pure?

—Mais si vous reconnaissez que le juste et l'utile c'est tout un?

—Alors, j'irai droit en avant.

—Fort bien. Mais pour réaliser l'utilité par la justice, il faut une troisième chose.

—Laquelle?

—La possibilité.

—Vous me l'avez accordée.

—Quand?

—Tout à l'heure.

—Comment?

—En me concédant la majorité.

—Il me semblait aussi que la concession était fort hasardée, car enfin elle implique que la majorité voit clairement ce qui est juste, voit clairement ce qui est utile, et voit clairement qu'ils sont en parfaite harmonie.

—Et si elle voyait clairement tout cela, le bien se ferait, pour ainsi dire, tout seul.

—Voilà où vous m'amenez constamment: à ne voir de réforme possible que par le progrès de la raison générale.

—Comme à voir, par ce progrès, toute réforme infaillible.

—À merveille. Mais ce progrès préalable est lui-même un peu long. Supposons-le accompli. Que feriez-vous? car je suis pressé de vous voir à l'œuvre, à l'exécution, à la pratique.

—D'abord, je réduirais la taxe des lettres à 10 centimes.

—Je vous avais entendu parler de 5 centimes[54].

—Oui; mais comme j'ai d'autres réformes en vue, je dois procéder avec prudence pour éviter le déficit.

—Tudieu! quelle prudence! Vous voilà déjà en déficit de 30 millions.

—Ensuite, je réduirais l'impôt du sel à 10 fr.

—Bon! vous voilà en déficit de 30 autres millions. Vous avez sans doute inventé un nouvel impôt?

—Le ciel m'en préserve! D'ailleurs, je ne me flatte pas d'avoir l'esprit si inventif.

—Il faut pourtant bien... ah! j'y suis. Où avais-je la tête? Vous allez simplement diminuer la dépense. Je n'y pensais pas.

—Vous n'êtes pas le seul.—J'y arriverai, mais, pour le moment, ce n'est pas sur quoi je compte.

—Oui-dà! vous diminuez la recette sans diminuer la dépense, et vous évitez le déficit?

—Oui, en diminuant en même temps d'autres taxes.

(Ici l'interlocuteur, posant l'index de la main droite sur son sinciput, hoche la tête; ce qui peut se traduire ainsi: il bat la campagne).

—Par ma foi! le procédé est ingénieux. Je verse 100 francs au trésor, vous me dégrevez de 5 francs sur le sel, de 5 francs sur la poste; et pour que le trésor n'en reçoive pas moins 100 francs, vous me dégrevez de 10 francs sur quelque autre taxe?

—Touchez là; vous m'avez compris.

—Du diable si c'est vrai! Je ne suis pas même sûr de vous avoir entendu.

—Je répète que je balance un dégrèvement par un autre.

—Morbleu! j'ai quelques instants à perdre: autant vaut que je vous écoute développer ce paradoxe.

—Voici tout le mystère: je sais une taxe qui vous coûte 20 francs et dont il ne rentre pas une obole au trésor; je vous fais remise de moitié et fais prendre à l'autre moitié le chemin de l'hôtel de la rue de Rivoli.

—Vraiment! vous êtes un financier sans pareil. Il n'y a qu'une difficulté. En quoi est-ce, s'il vous plaît, que je paie une taxe qui ne va pas au trésor?

—Combien vous coûte cet habit?

—100 francs.

—Et si vous eussiez fait venir le drap de Verviers, combien vous coûterait-il?

—80 francs.

—Pourquoi donc ne l'avez-vous pas demandé à Verviers?

—Parce que cela est défendu.

—Et pourquoi cela est-il défendu?

—Pour que l'habit me revienne à 100 francs au lieu de 80.

—Cette défense vous coûte donc 20 francs?

—Sans aucun doute.

—Et où passent-ils, ces 20 francs?

—Et où passeraient-ils? Chez le fabricant de drap.

—Eh bien! donnez-moi 10 francs pour le trésor, je ferai lever la défense, et vous gagnerez encore 10 francs.

—Oh! oh! je commence à y voir clair. Voici le compte du trésor: il perd 5 francs sur la poste, 5 sur le sel, et gagne 10 francs sur le drap. Partant quitte.

—Et voici votre compte à vous: vous gagnez 5 francs sur le sel, 5 francs sur la poste et 10 francs sur le drap.

—Total, 20 francs. Ce plan me sourit assez. Mais que deviendra le pauvre fabricant de draps?

—Oh! j'ai pensé à lui. Je lui ménage des compensations, toujours au moyen de dégrèvements profitables au trésor; et ce que j'ai fait pour vous à l'occasion du drap, je le fais pour lui à l'égard de la laine, de la houille, des machines, etc.; en sorte qu'il pourra baisser son prix sans perdre.

—Mais êtes-vous sûr qu'il y aura balance?

—Elle penchera de son côté. Les 20 francs que je vous fais gagner sur le drap, s'augmenteront de ceux que je vous économiserai encore sur le blé, la viande, le combustible, etc. Cela montera haut; et une épargne semblable sera réalisée par chacun de vos trente-cinq millions de concitoyens. Il y a là de quoi épuiser les draps de Verviers et ceux d'Elbeuf. La nation sera mieux vêtue, voilà tout.

—J'y réfléchirai; car tout cela se brouille un peu dans ma tête.

—Après tout, en fait de vêtements, l'essentiel est d'être vêtu. Vos membres sont votre propriété et non celle du fabricant. Les mettre à l'abri de grelotter est votre affaire, et non la sienne! Si la loi prend parti pour lui contre vous, la loi est injuste, et vous m'avez autorisé à raisonner dans l'hypothèse que ce qui est injuste est nuisible.

—Peut-être me suis-je trop avancé; mais poursuivez l'exposé de votre plan financier.

—Je ferai donc une loi de douanes.

—En deux volumes in-folio?

—Non, en deux articles.

—Pour le coup, on ne dira plus que ce fameux axiome: «Nul n'est censé ignorer la loi,» est une fiction. Voyons donc votre tarif.

—Le voici:

Art. 1er. Toute marchandise importée paiera une taxe de 5 p. 100 de la valeur.

—Même les matières premières?

—À moins qu'elles n'aient point de valeur.

—Mais elles en ont toutes, peu ou prou.

—En ce cas, elles paieront peu ou prou.

—Comment voulez-vous que nos fabriques luttent avec les fabriques étrangères qui ont les matières premières en franchise?

—Les dépenses de l'État étant données, si nous fermons cette source de revenus, il en faudra ouvrir une autre: cela ne diminuera pas l'infériorité relative de nos fabriques, et il y aura une administration de plus à créer et à payer.

—Il est vrai; je raisonnais comme s'il s'agissait d'annuler la taxe et non de la déplacer. J'y réfléchirai. Voyons votre second article?...

—Art. 2. Toute marchandise exportée paiera une taxe de 5 p. 100 de la valeur.

—Miséricorde! monsieur l'utopiste. Vous allez vous faire lapider, et au besoin je jetterai la première pierre.

—Nous avons admis que la majorité est éclairée.

—Éclairée! soutiendrez-vous qu'un droit de sortie ne soit pas onéreux?

—Toute taxe est onéreuse, mais celle-ci moins qu'une autre.

—Le carnaval justifie bien des excentricités. Donnez-vous le plaisir de rendre spécieux, si cela est possible, ce nouveau paradoxe.

—Combien avez-vous payé ce vin?

—Un franc le litre.

—Combien l'auriez-vous payé hors barrière?

—Cinquante centimes.

—Pourquoi cette différence?

—Demandez-le à l'octroi qui a prélevé dix sous dessus.

—Et qui a établi l'octroi?

—La commune de Paris, afin de paver et d'éclairer les rues.

—C'est donc un droit d'importation. Mais si c'étaient les communes limitrophes qui eussent érigé l'octroi à leur profit, qu'arriverait-il?

—Je n'en paierais pas moins 1 fr. mon vin de 50 c., et les autres 50 c. paveraient et éclaireraient Montmartre et les Batignoles.

—En sorte qu'en définitive c'est le consommateur qui paie la taxe?

—Cela est hors de doute.

—Donc, en mettant un droit à l'exportation, vous faites contribuer l'étranger à vos dépenses.

—Je vous prends en faute, ce n'est plus de la justice.

—Pourquoi pas? Pour qu'un produit se fasse, il faut qu'il y ait dans le pays de l'instruction, de la sécurité, des routes, des choses qui coûtent. Pourquoi l'étranger ne supporterait-il pas les charges occasionnées par ce produit, lui qui, en définitive, va le consommer?

—Cela est contraire aux idées reçues.

—Pas le moins du monde. Le dernier acheteur doit rembourser tous les frais de production directs ou indirects.

—Vous avez beau dire, il saute aux yeux qu'une telle mesure paralyserait le commerce et nous fermerait des débouchés.

—C'est une illusion. Si vous payiez cette taxe en sus de toutes les autres, vous avez raison. Mais si les 100 millions prélevés par cette voie dégrèvent d'autant d'autres impôts, vous reparaissez sur les marchés du dehors avec tous vos avantages, et même avec plus d'avantages, si cet impôt a moins occasionné d'embarras et de dépenses.

—J'y réfléchirai.—Ainsi, voilà le sel, la poste et la douane réglés. Tout est-il fini là?

—À peine je commence.

—De grâce, initiez-moi à vos autres utopies.

—J'avais perdu 60 millions sur le sel et la poste. La douane me les fait retrouver; mais elle me donne quelque chose de plus précieux.

—Et quoi donc, s'il vous plaît?

—Des rapports internationaux fondés sur la justice, et une probabilité de paix qui équivaut à une certitude. Je congédie l'armée.

—L'armée tout entière?

—Excepté les armes spéciales, qui se recruteront volontairement comme toutes les autres professions. Vous le voyez, la conscription est abolie.

—Monsieur, il faut dire le recrutement.

—Ah! j'oubliais. J'admire comme il est aisé, en certains pays, de perpétuer les choses les plus impopulaires en leur donnant un autre nom.

—C'est comme les droits réunis, qui sont devenus des contributions indirectes.

—Et les gendarmes qui ont pris nom gardes municipaux.

—Bref, vous désarmez le pays sur la foi d'une utopie.

—J'ai dit que je licenciais l'armée et non que je désarmais le pays. J'entends lui donner au contraire une force invincible.

—Comment arrangez-vous cet amas de contradictions?

—J'appelle tous les citoyens au service.

—Il valait bien la peine d'en dispenser quelques-uns pour y appeler tout le monde.

—Vous ne m'avez pas fait ministre pour laisser les choses comme elles sont. Aussi, à mon avénement au pouvoir, je dirai comme Richelieu: «Les maximes de l'État sont changées.» Et ma première maxime, celle qui servira de base à mon administration, c'est celle-ci: Tout citoyen doit savoir deux choses: pourvoir à son existence et défendre son pays.

—Il me semble bien, au premier abord, qu'il y a quelque étincelle de bon sens là-dessous.

—En conséquence, je fonde la défense nationale sur une loi en deux articles:

Art. 1er. Tout citoyen valide, sans exception, restera sous les drapeaux pendant quatre années, de 21 à 25 ans, pour y recevoir l'instruction militaire.

—Voilà une belle économie! vous congédiez 400,000 soldats et vous en faites 10 millions.

—Attendez mon second article.

Art. 2. À moins qu'il ne prouve, à 21 ans, savoir parfaitement l'école de peloton.

—Je ne m'attendais pas à cette chute. Il est certain que pour éviter quatre ans de service, il y aurait une terrible émulation, dans notre jeunesse, à apprendre le par le flanc droit et la charge en douze temps. L'idée est bizarre.

—Elle est mieux que cela. Car enfin, sans jeter la douleur dans les familles, et sans froisser l'égalité, n'assure-t-elle pas au pays, d'une manière simple et peu dispendieuse, 10 millions de défenseurs capables de défier la coalition de toutes les armées permanentes du globe?

—Vraiment, si je n'étais sur mes gardes, je finirais par m'intéresser à vos fantaisies.

L'utopiste s'échauffant: Grâce au ciel, voilà mon budget soulagé de 200 millions! Je supprime l'octroi, je refonds les contributions indirectes, je...

—Et! monsieur l'utopiste!

L'utopiste s'échauffant de plus en plus: Je proclame la liberté des cultes, la liberté d'enseignement. Nouvelles ressources. J'achète les chemins de fer, je rembourse la dette, j'affame l'agiotage.

—Monsieur l'utopiste!

—Débarrassé de soins trop nombreux, je concentre toutes les forces du gouvernement à réprimer la fraude, distribuer à tous prompte et bonne justice, je...

—Monsieur l'utopiste, vous entreprenez trop de choses, la nation ne vous suivra pas!

—Vous m'avez donné la majorité.

—Je vous la retire.

—À la bonne heure! alors je ne suis plus ministre, et mes plans restent ce qu'ils sont, des UTOPIES.

XII.—LE SEL, LA POSTE, LA DOUANE[55].
1846.

On s'attendait, il y a quelques jours, à voir le mécanisme représentatif enfanter un produit tout nouveau et que ses rouages n'étaient pas encore parvenus à élaborer: le soulagement du contribuable.

Chacun était attentif: l'expérience était intéressante autant que nouvelle. Les forces aspirantes de cette machine ne donnent d'inquiétude à personne. Elle fonctionne, sous ce rapport, d'une manière admirable, quels que soient le temps, le lieu, la saison et la circonstance.

Mais, quant aux réformes qui tendent à simplifier, égaliser et alléger les charges publiques, nul ne sait encore ce qu'elle peut faire.

On disait: Vous allez voir: voici le moment; c'est l'œuvre des quatrièmes sessions, alors que la popularité est bonne à quelque chose. 1842 nous valut les chemins de fer; 1846 va nous donner l'abaissement de la taxe du sel et des lettres; 1850 nous réserve le remaniement des tarifs et des contributions indirectes. La quatrième session, c'est le jubilé du contribuable.

Chacun était donc plein d'espoir, et tout semblait favoriser l'expérience. Le Moniteur avait annoncé que, de trimestre en trimestre, les sources du revenu vont toujours grossissant; et quel meilleur usage pouvait-on faire de ces rentrées inattendues, que de permettre au villageois un grain de sel de plus pour son eau tiède, une lettre de plus du champ de bataille où se joue la vie de son fils?

Mais qu'est-il arrivé? Comme ces deux matières sucrées qui, dit-on, s'empêchent réciproquement de cristalliser; ou comme ces deux chiens dont la lutte fut si acharnée qu'il n'en resta que les deux queues, les deux réformes se sont entre-dévorées. Il ne nous en reste que les queues, c'est-à-dire force projets de lois, exposés des motifs, rapports, statistiques et annexes, où nous avons la consolation de voir nos souffrances, philanthropiquement appréciées et homœopathiquement calculées.—Quant aux réformes elles-mêmes, elles n'ont pas cristallisé. Il ne sort rien du creuset, et l'expérience a failli.

Bientôt les chimistes se présenteront devant le jury pour expliquer cette déconvenue, et ils diront,

L'un: «J'avais proposé la réforme postale; mais la Chambre a voulu dégrever le sel, et j'ai dû la retirer.»

L'autre: «J'avais voté le dégrèvement du sel; mais le ministère a proposé la réforme postale, et le vote n'a pas abouti.»

Et le jury, trouvant la raison excellente, recommencera l'épreuve sur les mêmes données, et renverra à l'œuvre les mêmes chimistes.

Ceci nous prouve qu'il pourrait bien y avoir quelque chose de raisonnable, malgré la source, dans la pratique qui s'est introduite depuis un demi-siècle de l'autre côté du détroit, et qui consiste, pour le public, à ne poursuivre qu'une réforme à la fois. C'est long, c'est ennuyeux; mais ça mène à quelque chose.

Nous avons une douzaine de reformes sur le chantier; elles se pressent comme les ombres à la porte de l'oubli, et pas une n'entre.

Ohimè! che lasso!
Una a la volta, per carità.

C'est ce que disait Jacques Bonhomme dans un dialogue avec John Bull sur la réforme postale. Il vaut la peine d'être rapporté.

JACQUES BONHOMME, JOHN BULL.

Jacques Bonhomme. Oh! qui me délivrera de cet ouragan de réformes! J'en ai la tête fendue. Je crois qu'on en invente tous les jours: réforme universitaire, financière, sanitaire, parlementaire; réforme électorale, réforme commerciale, réforme sociale, et voici venir la réforme postale!

John Bull. Pour celle-ci, elle est si facile à faire et si utile, comme nous l'éprouvons chez nous, que je me hasarde à vous la conseiller.

Jacques. On dit pourtant que ça a mal tourné en Angleterre, et que votre Échiquier y a laissé dix millions.

John. Qui en ont enfanté cent dans le public.

Jacques. Cela est-il bien certain?

John. Voyez tous les signes par lesquels se manifeste la satisfaction publique. Voyez la nation, Peel et Russel en tête, donner à M. Rowland Hill, à la façon britannique, des témoignages substantiels de gratitude. Voyez le pauvre peuple ne faire circuler ses lettres qu'après y avoir déposé l'empreinte de ses sentiments au moyen de pains à cacheter qui portent cette devise: À la réforme postale, le peuple reconnaissant. Voyez les chefs de la ligue déclarer en plein parlement que, sans elle, il leur eût fallu trente ans pour accomplir leur grande entreprise, pour affranchir la nourriture du pauvre. Voyez les officiers du Board of trade déclarer qu'il est fâcheux que la monnaie anglaise ne se prête pas à une réduction plus radicale encore du port des lettres! Quelles preuves vous faut-il de plus?

Jacques. Oui, mais le Trésor?

John. Est-ce que le Trésor et le public ne sont pas dans la même barque?

Jacques. Pas tout à fait.—Et puis, est-il bien certain que notre système postal ait besoin d'être réformé?

John. C'est là la question. Voyons un peu comment se passent les choses. Que deviennent les lettres qui sont mises à la poste?

Jacques. Oh! c'est un mécanisme d'une simplicité admirable: le directeur ouvre la boîte à une certaine heure, et il en retire, je suppose, cent lettres.

John. Et ensuite?

Jacques. Ensuite il les inspecte l'une après l'autre. Un tableau géographique sous les yeux, et une balance en main, il cherche à quelle catégorie chacune d'elles appartient sous le double rapport de la distance et du poids. Il n'y a que onze zones et autant de degrés de pesanteur.

John. Cela fait bien 121 combinaisons pour chaque lettre.

Jacques. Oui, et il faut doubler ce nombre, parce que la lettre peut appartenir ou ne pas appartenir au service rural.

John. C'est donc 24,200 recherches pour les cent lettres.—Que fait ensuite M. le directeur?

Jacques. Il inscrit le poids sur un coin et la taxe au beau milieu de l'adresse, sous la figure d'un hiéroglyphe convenu dans l'administration.

John. Et ensuite?

Jacques. Il timbre; il partage les lettres en dix paquets, selon les bureaux avec lesquels il correspond. Il additionne le total des taxes des dix paquets.

John. Et ensuite?

Jacques. Ensuite il inscrit les dix sommes, en long, sur un registre et, en travers, sur un autre.

John. Et ensuite?

Jacques. Ensuite il écrit une lettre à chacun des dix directeurs correspondants, pour l'informer de l'article de comptabilité qui le concerne.

John. Et si les lettres sont affranchies?

Jacques. Oh! alors j'avoue que le service se complique un peu. Il faut recevoir la lettre, la peser et mesurer, comme devant, toucher le payement et rendre monnaie; choisir parmi trente timbres celui qui convient; constater sur la lettre son numéro d'ordre, son poids et sa taxe; transcrire l'adresse tout entière sur un premier registre, puis sur un second, puis sur un troisième, puis sur un bulletin détaché; envelopper la lettre dans le bulletin, envoyer le tout bien ficelé au directeur correspondant, et relater chacune de ces circonstances dans une douzaine de colonnes choisies parmi cinquante qui bariolent les sommiers.

John. Et tout cela pour 40 centimes!

Jacques. Oui, en moyenne.

John. Je vois qu'en effet le départ est assez simple. Voyons comment les choses se passent à l'arrivée.

Jacques. Le directeur ouvre la dépêche.

John. Et après?

Jacques. Il lit les dix avis de ses correspondants.

John. Et après?

Jacques. Il compare le total accusé par chaque avis avec le total qui résulte de chacun des dix paquets de lettres.

John. Et après?

Jacques. Il fait le total des totaux, et sait de quelle somme en bloc il rendra les facteurs responsables.

John. Et après?

Jacques. Après, tableau des distances et balance en main, il vérifie et rectifie la taxe de chaque lettre.

John. Et après?

Jacques. Il inscrit de registre en registre, de colonne en colonne, selon d'innombrables occurrences, les plus trouvés et les moins trouvés.

John. Et après?

Jacques. Il se met en correspondance avec le dix directeurs pour signaler des erreurs de 10 ou 20 centimes.

John. Et après?

Jacques. Il remanie toutes les lettres reçues pour les donner aux facteurs.

John. Et après?

Jacques. Il fait le total des taxes que chaque facteur prend en charge.

John. Et après?

Jacques. Le facteur vérifie; on discute la signification des hiéroglyphes. Le facteur avance la somme, et il part.

John. Go on.

Jacques. Le facteur va chez le destinataire; il frappe à la porte, un domestique descend. Il y a six lettres à cette adresse. On additionne les taxes, séparément d'abord, puis en commun. On en trouve pour 2 fr. 70 cent.

John. Go on.

Jacques. Le domestique va trouver son maître; celui-ci procède à la vérification des hiéroglyphes. Il prend les 3 pour des 2, et les 9 pour des 4; il a des doutes sur les poids et les distances; bref, il faut faire monter le facteur, et, en l'attendant, il cherche à deviner le signataire des lettres, pensant qu'il serait sage de les refuser.

John. Go on.

Jacques. Le facteur arrive et plaide la cause de l'administration. On discute, on examine, on pèse, on mesure; enfin le destinataire reçoit cinq lettres et en rebute une.

John. Go on.

Jacques. Il ne s'agit plus que du payement. Le domestique va chez l'épicier chercher de la monnaie. Enfin, au bout de vingt minutes, le facteur est libre et il court recommencer de porte en porte la même cérémonie.

John. Go on.

Jacques. Il revient au bureau. Il compte et recompte avec le directeur. Il remet les lettres rebutées et se fait restituer ses avances. Il rend compte des objections des destinataires relativement aux poids et aux distances.

John. Go on.

Jacques. Le directeur cherche les registres, les sommiers, les bulletins spéciaux, pour faire ses comptes de rebuts.

John. Go on, if you please.

Jacques. Et ma foi, je ne suis pas directeur. Nous arriverions ici aux comptes de dizaines, de vingtaines, de fin du mois; aux moyens imaginés, non-seulement pour établir, mais pour contrôler une comptabilité si minutieuse portant sur 50 millions de francs, résultant de taxes moyennes de 43 centimes, et de 116 millions de lettres, chacune desquelles peut appartenir à 242 catégories.

John. Voilà une simplicité très-compliquée. Certes, l'homme qui a résolu ce problème devait avoir cent fois plus de génie que votre M. Piron ou notre Rowland-Hill.

Jacques. Mais vous, qui avez l'air de rire de notre système, expliquez-moi le vôtre.

John. En Angleterre, le gouvernement fait vendre, dans tous les lieux où il le juge utile, des enveloppes et des bandes à un penny pièce.

Jacques. Et après?

John. Vous écrivez, pliez votre lettre en quatre, la mettez dans une de ces enveloppes, la jetez ou l'envoyez à la poste.

Jacques. Et après?

John. Après, tout est dit. Il n'y a ni poids, ni distances, ni plus trouvés, ni moins trouvés, ni rebuts, ni bulletins, ni registres, ni sommiers, ni colonnes, ni comptabilité, ni contrôle, ni monnaie à donner et à recevoir, ni hiéroglyphes, ni discussions et interprétations, ni forcement en recette, etc., etc.

Jacques. Vraiment, cela paraît simple. Mais ce ne l'est-il pas trop? Un enfant comprendrait cela. C'est avec de pareilles réformes qu'on étouffe le génie des grands administrateurs. Pour moi, je tiens à la manière française. Et puis, votre taxe uniforme a le plus grand de tous les défauts. Elle est injuste.

John. Pourquoi donc?

Jacques. Parce qu'il est injuste de faire payer autant pour une lettre qu'on porte au voisinage que pour celle qu'on porte à cent lieues.

John. En tous cas, vous conviendrez que l'injustice est renfermée dans les limites d'un penny.

Jacques. Qu'importe? c'est toujours une injustice.

John. Elle ne peut même jamais s'étendre qu'à un demi-penny, car l'autre moitié est afférente à des frais fixes pour toutes les lettres, quelle que soit la distance.

Jacques. Penny ou demi-penny, il y a toujours là un principe d'injustice.

John. Enfin cette injustice qui, au maximum, ne peut aller qu'à un demi-penny dans un cas particulier, s'efface pour chaque citoyen dans l'ensemble de sa correspondance, puisque chacun écrit tantôt au loin, tantôt au voisinage.

Jacques. Je n'en démords pas. L'injustice est atténuée à l'infini si vous voulez, elle est inappréciable, infinitésimale, homœopathique, mais elle existe.

John. L'État vous fait-il payer plus cher le gramme de tabac que vous achetez à la rue de Clichy que celui qu'on vous débite au quai d'Orsay?

Jacques. Quel rapport y a-t-il entre les deux objets de comparaison?

John. C'est que, dans un cas comme dans l'autre, il a fallu faire les frais d'un transport. Il serait juste, mathématiquement, que chaque prise de tabac fût plus chère rue de Clichy qu'au quai d'Orsay de quelque millionième de centime.

Jacques. C'est vrai, il ne faut vouloir que ce qui est possible.

John. Ajoutez que votre système de poste n'est juste qu'en apparence. Deux maisons se trouvent côte à côte, mais l'une en dehors, l'autre en dedans de la zone. La première payera 10 centimes de plus que la seconde, juste autant que coûte en Angleterre le port entier de la lettre. Vous voyez bien que, malgré les apparences, l'injustice se commet chez vous sur une bien plus grande échelle.

Jacques. Cela semble bien vrai. Mon objection ne vaut pas grand'chose, mais reste toujours la perte du revenu.

Ici, je cessai d'entendre les deux interlocuteurs. Il paraît cependant que Jacques Bonhomme fut entièrement converti; car, quelques jours après, le rapport de M. de Vuitry ayant paru, il écrivit la lettre suivante à l'honorable législateur:

J. BONHOMME À M. DE VUITRY, DÉPUTÉ, RAPPORTEUR DE LA COMMISSION CHARGÉE D'EXAMINER LE PROJET DE LOI RELATIF À LA TAXE DES LETTRES.

«Monsieur,

«Bien que je n'ignore pas l'extrême défaveur qu'on crée contre soi quand on se fait l'avocat d'une théorie absolue, je ne crois pas devoir abandonner la cause de la taxe unique et réduite au simple remboursement du service rendu.

«En m'adressant à vous, je vous fais beau jeu assurément. D'un côté, un cerveau brûlé, un réformateur de cabinet, qui parle de renverser tout un système brusquement, sans transition; un rêveur qui n'a peut-être pas jeté les yeux sur cette montagne de lois, ordonnances, tableaux, annexes, statistiques qui accompagnent votre rapport; et, pour tout dire en un mot, un théoricien!—De l'autre, un législateur grave, prudent, modéré, qui a pesé et comparé, qui ménage les intérêts divers, qui rejette tous les systèmes, ou, ce qui revient au même, en compose un de ce qu'il emprunte à tous les autres: certes, l'issue de la lutte ne saurait être douteuse.

«Néanmoins, tant que la question est pendante, les convictions ont le droit de se produire. Je sais que la mienne est assez tranchée pour appeler sur les lèvres du lecteur le sourire de la raillerie. Tout ce que j'ose attendre du lui, c'est de me le prodiguer, s'il y a lieu, après et non avant d'avoir écouté mes raisons.

«Car enfin, moi aussi, je puis invoquer l'expérience. Un grand peuple en a fait l'épreuve. Comment la juge-t-il? On ne nie pas qu'il ne soit habile en ces matières, et son jugement a quelque poids.

«Eh bien, il n'y a pas une voix en Angleterre qui ne bénisse la réforme postale. J'en ai pour témoin la souscription ouverte en faveur de M. Rowland-Hill; j'en ai pour témoin la manière originale dont le peuple, à ce que me disait John Bull, exprime sa reconnaissance; j'en ai pour témoin cet aveu si souvent réitéré de la Ligue: «Jamais, sans le penny-postage, nous n'aurions développé l'opinion publique qui renverse aujourd'hui le système protecteur.» J'en ai pour témoin, ce que je lis dans un ouvrage émané d'une plume officielle:

«La taxe des lettres doit être réglée non dans un but de fiscalité, mais dans l'unique objet de couvrir la dépense.»

«À quoi M. Mac-Gregor ajoute:

«Il est vrai que la taxe étant descendue au niveau de notre plus petite monnaie, il n'est pas possible de l'abaisser davantage, quoiqu'elle donne du revenu. Mais ce revenu, qui ira sans cesse grossissant, doit être consacré à améliorer le service et à développer notre système de paquebots sur toutes les mers.»

«Ceci me conduit à examiner la pensée fondamentale de la commission, qui est, au contraire, que la taxe des lettres doit être pour l'État une source de revenus.

«Cette pensée domine tout votre rapport, et j'avoue que, sous l'empire de cette préoccupation, vous ne pouviez arriver à rien de grand, à rien de complet; heureux si, en voulant concilier tous les systèmes, vous n'en avez pas combiné les inconvénients divers.

«La première question qui se présente est donc celle-ci: La correspondance entre les particuliers est-elle une bonne matière imposable?

«Je ne remonterai pas aux principes abstraits. Je ne ferai pas remarquer que la société n'étant que la communication des idées, l'objet de tout gouvernement doit être de favoriser et non de contrarier cette communication.

«J'examinerai les faits existants.

«La longueur totale des routes royales, départementales et vicinales est d'un million de kilomètres; en supposant que chacun a coûté 100,000 francs, cela fait un capital de cent milliards dépense par l'État pour favoriser la locomotion des choses et des hommes.

«Or, je vous le demande si un de vos honorables collègues proposait à la Chambre un projet de loi ainsi conçu:

«À partir de 1er janvier 1847, l'État percevra sur tous les voyageurs une taxe calculée, non-seulement pour couvrir les dépenses des routes, mais encore pour faire rentrer dans ses caisses quatre ou cinq fois le montant de cette dépense....»

«Ne trouveriez-vous pas cette proposition antisociale et monstrueuse?

«Comment se fait-il que cette pensée de bénéfice, que dis-je? de simple rémunération, ne se soit jamais présentée à l'esprit; quand il s'est agi de la circulation des choses, et qu'elle vous paraisse si naturelle, quand il est question de la circulation des idées?

«J'ose dire que cela tient a l'habitude. S'il était question de créer la poste, à coup sûr il paraîtrait monstrueux de l'établir sur le principe fiscal.

«Et veuillez remarquer qu'ici l'oppression est mieux caractérisée.

«Quand l'État a ouvert une route, il ne force personne à s'en servir. (Il le ferait sans doute si l'usage de la route était taxe.) Mais quand la poste royale existe, nul n'a plus la faculté d'écrire par une autre voie, fût-ce à sa mère.

«Donc, en principe, la taxe des lettres devrait être rémunératoire, et, par ce motif, uniforme.

«Que si l'on part de cette idée, comment ne pas être émerveillé de la facilité, de la beauté, de la simplicité de la réforme?

«La voici tout entière, et, sauf rédaction, formulée en projet de loi:

«Art. 1er. À partir du 1er janvier 1847, il sera exposé en vente, partout où l'administration le jugera utile, des enveloppes et des bandes timbrées au prix de cinq (ou dix) centimes.

«2. Toute lettre mise dans une de ces enveloppes et ne dépassant pas le poids de 15 grammes, tout journal ou imprimé mis sous une de ces bandes et ne dépassant pas..... grammes, sera porté et remis, sans frais, à son adresse.

«3. La comptabilité de la poste est entièrement supprimée.

«4. Toute criminalité et pénalité en matière de ports de lettres sont abolies.»

«Cela est bien simple, je l'avoue, beaucoup trop simple, et je m'attends à une nuée d'objections.

«Mais, à supposer que ce système ait des inconvénients, ce n'est pas la question; il s'agit de savoir si le vôtre n'en a pas de plus grands encore.

«Et de bonne foi, peut-il, sous quelque aspect que ce soit (sauf le revenu), supporter un instant la comparaison?

«Examinez-les tous les deux; comparez-les sous les rapports de la facilité, de la commodité, de la célérité, de la simplicité, de l'ordre, de l'économie, de la justice, de l'égalité, de la multiplication des affaires, de la satisfaction des sentiments, du développement intellectuel et moral, de la puissance civilisatrice, et dites, la main sur la conscience, s'il est possible d'hésiter un moment.

«Je me garderai bien de développer chacune de ces considérations. Je vous donne les en-tête de douze chapitres et laisse le reste en blanc, persuadé que personne n'est mieux en état que vous de les remplir.

«Mais, puisqu'il n'y a qu'une seule objection, le revenu, il faut bien que j'en dise un mot.

«Vous avez fait un tableau duquel il résulte que la taxe unique, même à 20 centimes, constituerait le Trésor en perte de 22 millions.

«À 10 centimes, la perte serait de 28 millions, et à 5 centimes, de 33 millions, hypothèses si effrayantes que vous ne les formulez même pas.

«Mais permettez-moi de vous dire que les chiffres, dans votre rapport, dansent avec un peu trop de laisser aller. Dans tous vos tableaux, dans tous vos calculs, vous sous-entendez ces mots: Toutes choses égales d'ailleurs. Vous supposez les mêmes frais avec une administration simple qu'avec une administration compliquée; le même nombre de lettres avec la taxe moyenne de 43 qu'avec la taxe unique à 20 cent. Vous vous bornez à cette règle de trois: 87 millions de lettres à 42 cent. ½ ont donné tant. Donc, à 20 cent. elles donneraient tant; admettant néanmoins quelques distinctions quand elles sont contraires à la réforme.

«Pour évaluer le sacrifice réel du Trésor, il faudrait savoir d'abord ce qu'on économiserait sur le service; ensuite, dans quelle proportion s'augmenterait l'activité de la correspondance. Ne tenons compte que de cette dernière donnée, parce que nous pouvons supposer que l'épargne réalisée sur les frais se réduirait à ceci, que le personnel actuel ferait face à un service plus développé.

«Sans doute il n'est pas possible de fixer le chiffre de l'accroissement dans la circulation des lettres; mais, en ces matières, une analogie raisonnable a toujours été admise.

«Vous dites vous-même qu'en Angleterre une réduction de 7/8 dans la taxe a amené une augmentation de 360 pour cent dans la correspondance.

«Chez nous, l'abaissement à 5 cent. de la taxe qui est actuellement, en moyenne, de 43 cent., constituerait aussi une réduction de 7/8. Il est donc permis d'attendre le même résultat, c'est-à-dire 417 millions de lettres, au lieu de 116 millions.

«Mais calculons sur 300 millions.

«Y a-t-il exagération à admettre qu'avec une taxe de moitié moindre, nous arriverons à 8 lettres par habitant, quand les Anglais sont parvenus à 13?

«Or, 300 millions de lettres à 5 c. donnent 15 mil.
100 millions de journaux et imprimés à 5 c. 5  
Voyageurs par les malles-postes 4  
Articles d'argent 4  
  ——  
Total des recettes   28 mil.
La dépense actuelle (qui pourra diminuer) est de 31 mil.  
À déduire celle des paquebots 5  
Reste sur les dépêches, voyageurs et articles d'argent 26 mil.
  ——  
Produit net 2  
Aujourd'hui le produit net est de 19  
  ——  
Perte, ou plutôt réduction de gain 17 mil.

«Maintenant je demande si l'État; qui fait un sacrifice positif de 800 millions par an pour faciliter la circulation gratuite des personnes, ne doit pas faire un sacrifice négatif de 17 millions pour ne pas gagner sur la circulation des idées?

«Mais enfin le fisc, je le sais, a ses habitudes; et autant il contracte avec facilité celle de voir grossir les recettes, autant il s'accoutume malaisément à les voir diminuer d'une obole. Il semble qu'il soit pourvu de ces valvules admirables qui, dans notre organisation, laissent le sang affluer dans une direction, mais l'empêchent de rétrograder. Soit. Le fisc est un peu vieux pour que nous puissions changer ses allures. N'espérons donc pas le décider à se dessaisir. Mais que dirait-il, si moi, Jacques Bonhomme, je lui indiquais un moyen simple, facile, commode, essentiellement pratique, de faire un grand bien au pays, sans qu'il lui en coûtât un centime!

«La poste donne brut au Trésor 50 mil.
Le sel 70  
La douane 160  
  ——  
«Total pour ces trois services 280 mil.

«Eh bien! mettez la taxe des lettres au taux uniforme de 5 cent.

«Abaissez la taxe du sel à 10 fr. le quintal, comme la Chambre l'a voté.

«Donnez-moi la faculté de modifier le tarif des douanes, en ce sens qu'IL ME SERA FORMELLEMENT INTERDIT D'ÉLEVER AUCUN DROIT, MAIS QU'IL ME SERA LOISIBLE DE LES ABAISSER À MON GRÉ.

«Et moi, Jacques Bonhomme, je vous garantis, non pas 280, mais 300 millions. Deux cents banquiers de France seront mes cautions. Je ne demande pour ma prime que ce que ces trois impôts produiront en sus des 300 millions.

«Maintenant ai-je besoin d'énumérer les avantages de ma proposition?

«1o Le peuple recueillera tout le bénéfice du bon marché dans le prix d'un objet de première nécessité, le sel.

«2o Les pères pourront écrire à leurs fils, les mères à leurs filles. Les affections, les sentiments, les épanchements de l'amour et de l'amitié ne seront pas, comme aujourd'hui, refoulés par la main du fisc au fond des cœurs.

«3o Porter une lettre d'un ami à un ami ne sera pas inscrit sur nos codes comme une action criminelle.

«4o Le commerce refleurira avec la liberté; notre marine marchande se relèvera de son humiliation.

«5o Le fisc gagnera d'abord vingt millions; ensuite, tout ce que fera affluer vers les autres branches de contributions l'épargne réalisée par chaque citoyen sur le sel, les lettres et sur les objets dont les droits auront été abaissés.

«Si ma proposition n'est pas acceptée, que devrai-je en conclure? Pourvu que la compagnie de banquiers que je présente offre des garanties suffisantes, sous quel prétexte pourrait-on rejeter mon offre? Il n'est pas possible d'invoquer l'équilibre des budgets. Il sera bien rompu, mais rompu de manière à ce que les recettes excèdent les dépenses. Il ne s'agit pas ici d'une théorie, d'un système, d'une statistique, d'une probabilité, d'une conjecture; c'est une offre, une offre comme celle d'une compagnie qui demande la concession d'un chemin de fer. Le fisc me dit ce qu'il retire de la poste, du sel et de la douane. J'offre de lui donner plus. L'objection ne peut donc pas venir de lui. J'offre de diminuer le tarif du sel, de la poste et de la douane; je m'engage à ne pas l'élever; l'objection ne peut donc pas venir des contribuables.—De qui viendrait-elle donc?—Des monopoleurs?—Reste à savoir si leur voix doit étouffer en France celle de l'État et celle du peuple. Pour nous en assurer, je vous prie de transmettre ma proposition au conseil des ministres.

«Jacques Bonhomme.»

«P. S. Voici le texte de mon offre:

«Moi, Jacques Bonhomme, représentant une compagnie de banquiers et capitalistes, prête à donner toutes garanties et à déposer tous cautionnements qui seront nécessaires;

«Ayant appris que l'État ne tire que 280 millions de la douane, de la poste et du sel, au moyen des droits tels qu'ils sont actuellement fixés;

«J'offre de lui donner 300 millions du produit brut de ces trois services;

«Même alors qu'il réduirait la taxe du sel de 30 francs à 10 francs;

«Même alors qu'il réduirait la taxe des lettres de 42½ cent. en moyenne, à une taxe unique et uniforme de 5 à 10 centimes;

«À la seule condition qu'il me sera permis non point d'élever (ce qui me sera formellement interdit), mais d'abaisser, autant que je le voudrai, les droits de douane.

«Jacques Bonhomme.»

Mais vous êtes fou, dis-je à Jacques Bonhomme, qui me communiquait sa lettre; vous n'avez jamais rien su prendre avec modération. L'autre jour vous vous récriiez contre l'ouragan des réformes, et voilà que vous en réclamez trois, faisant de l'une la condition des deux autres. Vous vous ruinerez.—Soyez tranquille, dit-il, j'ai fait tous mes calculs. Plaise à Dieu qu'ils acceptent! Mais ils n'accepteront pas.—Là-dessus, nous nous quittâmes la tête pleine, lui de chiffres, moi de réflexions, que j'épargne au lecteur.

XIII.—LA PROTECTION OU LES TROIS ÉCHEVINS.
Démonstration en quatre tableaux.

PREMIER TABLEAU.

(La scène se passe dans l'hôtel de l'échevin Pierre. La fenêtre donne sur un beau parc; trois personnages sont attablés près d'un bon feu.)

Pierre. Ma foi! vive le feu quand Gaster est satisfait! Il faut convenir que c'est une douce chose. Mais, hélas! que de braves gens, comme le Roi d'Yvetot,

Soufflent, faute de bois,
Dans leurs doigts.

Malheureuses créatures! le ciel m'inspire une pensée charitable. Vous voyez ces beaux arbres, je les veux abattre et distribuer le bois aux pauvres.

Paul et Jean. Quoi! gratis?

Pierre. Pas précisément. C'en serait bientôt fait de mes bonnes œuvres, si je dissipais ainsi mon bien. J'estime que mon parc vaut vingt mille livres; en l'abattant, j'en tirerai bien davantage.

Paul. Erreur. Votre bois sur pied a plus de valeur que celui des forêts voisines, car il rend des services que celui-ci ne peut pas rendre. Abattu, il ne sera bon, comme l'autre, qu'au chauffage, et ne vaudra pas un denier de plus la voie.

Pierre. Ho, ho! Monsieur le théoricien, vous oubliez que je suis, moi, un homme de pratique. Je croyais ma réputation de spéculateur assez bien établie, pour me mettre à l'abri d'être taxé de niaiserie. Pensez-vous que je vais m'amuser à vendre mon bois au prix du bois flotté?

Paul. Il le faudra bien.

Pierre. Innocent! Et si j'empêche le bois flotté d'arriver à Paris?

Paul. Ceci changerait la question. Mais comment vous y prendrez-vous?

Pierre. Voici tout le secret. Vous savez que le bois flotté paye à l'entrée dix sous la voie. Demain je décide les Échevins à porter le droit à 100, 200, 300 livres, enfin, assez haut pour qu'il n'en entre pas de quoi faire une bûche.—Eh! saisissez-vous?—Si le bon peuple ne veut pas crever de froid, il faudra bien qu'il vienne à mon chantier. On se battra pour avoir mon bois, je le vendrai au poids de l'or, et cette charité bien ordonnée me mettra à même d'en faire d'autres.

Paul. Morbleu! la belle invention! elle m'en suggère une autre de même force.

Jean. Voyons, qu'est-ce? La philanthropie est-elle aussi en jeu?

Paul. Comment avez-vous trouvé ce beurre de Normandie?

Jean. Excellent.

Paul. Hé, hé! il me paraissait passable tout à l'heure. Mais ne trouvez-vous pas qu'il prend à la gorge? J'en veux faire de meilleur à Paris. J'aurai quatre ou cinq cents vaches; je ferai au pauvre peuple une distribution de lait, de beurre et de fromage.

Pierre et Paul. Quoi! charitablement?

Paul. Bah! mettons toujours la charité en avant. C'est une si belle figure que son masque même est un excellent passe-port. Je donnerai mon beurre au peuple, le peuple me donnera son argent. Est-ce que cela s'appelle vendre?

Jean. Non, selon le Bourgeois Gentilhomme; mais appelez-le comme il vous plaira, vous vous ruinerez. Est-ce que Paris peut lutter avec la Normandie pour l'élève des vaches?

Paul. J'aurai pour moi l'économie du transport.

Jean. Soit. Mais encore, en payant le transport, les Normands sont à même de battre les Parisiens.

Paul. Appelez-vous battre quelqu'un, lui livrer les choses à bas prix?

Jean. C'est le mot consacré. Toujours est-il que vous serez battu, vous.

Paul. Oui, comme Don Quichotte. Les coups retomberont sur Sancho. Jean, mon ami, vous oubliez l'octroi.

Jean. L'octroi! qu'a-t-il à démêler avec votre beurre?

Paul. Dès demain, je réclame protection; je décide la commune à prohiber le beurre de Normandie et de Bretagne. Il faudra bien que le peuple s'en passe, ou qu'il achète le mien, et à mon prix encore.

Jean. Par la sambleu, Messieurs, votre philanthropie m'entraîne.

On apprend à hurler, dit l'autre, avec les loups.

Mon parti est pris. Il ne sera pas dit que je suis Échevin indigne. Pierre, ce feu pétillant a enflammé votre âme; Paul, ce beurre a donné du jeu aux ressorts de votre esprit; eh bien! je sens aussi que cette pièce de salaison stimule mon intelligence. Demain, je vote et fais voter l'exclusion des porcs, morts ou vifs; cela fait, je construis de superbes loges en plein Paris,

Pour l'animal immonde aux Hébreux défendu.

Je me fais porcher et charcutier. Voyons comment le bon peuple lutécien évitera de venir s'approvisionner à ma boutique.

Pierre. Eh, Messieurs, doucement, si vous renchérissez ainsi le beurre et le salé, vous rognez d'avance le profit que j'attendais de mon bois.

Paul. Dame! ma spéculation n'est plus aussi merveilleuse, si vous me rançonnez avec vos bûches et vos jambons.

Jean. Et moi, que gagnerai-je à vous faire surpayer mes saucisses, si vous me faites surpayer les tartines et les falourdes?

Pierre. Eh bien! voilà-t-il pas que nous allons nous quereller? Unissons-nous plutôt. Faisons-nous des concessions réciproques. D'ailleurs, il n'est pas bon de n'écouter que le vil intérêt; l'humanité est là, ne faut-il pas assurer le chauffage du peuple?

Paul. C'est juste. Et il faut que le peuple ait du beurre à étendre sur son pain.

Jean. Sans doute. Et il faut qu'il puisse mettre du lard dans son pot-au-feu.

Ensemble. En avant la charité! vive la philanthropie! à demain! à demain! nous prenons l'octroi d'assaut.

Pierre. Ah! j'oubliais. Encore un mot: c'est essentiel. Mes amis, dans ce siècle d'égoïsme, le monde est méfiant, et les intentions les plus pures sont souvent mal interprétées. Paul, plaidez pour le bois; Jean, défendez le beurre, et moi je me voue au cochon local. Il est bon de prévenir les soupçons malveillants.

Paul et Jean (en sortant). Par ma foi! voilà un habile homme!

DEUXIÈME TABLEAU.
Conseil des Échevins.

Paul. Mes chers collègues, il entre tous les jours des masses de bois à Paris, ce qui en fait sortir des masses de numéraire. De ce train, nous sommes tous ruinés en trois ans, et que deviendra le pauvre peuple? (Bravo!) Prohibons le bois étranger.—Ce n'est pas pour moi que je parle, car, de tout le bois que je possède, on ne ferait pas un cure-dents. Je suis donc parfaitement désintéressé dans la question. (Bien, bien!) Mais voici Pierre qui a un parc, il assurera le chauffage à nos concitoyens, qui ne seront plus sous la dépendance des charbonniers de l'Yonne. Avez-vous jamais songé au danger que nous courons de mourir de froid, s'il prenait fantaisie aux propriétaires des forêts étrangères de ne plus porter du bois à Paris? Prohibons donc le bois. Par là nous préviendrons l'épuisement de notre numéraire, nous créerons l'industrie bûcheronne, et nous ouvrirons à nos ouvriers une nouvelle source de travail et de salaires. (Applaudissements.)

Jean. J'appuie la proposition si philanthropique, et surtout si désintéressée, ainsi qu'il le disait lui-même, de l'honorable préopinant. Il est temps que nous arrêtions cet insolent laissez passer, qui a amené sur notre marché une concurrence effrénée, en sorte qu'il n'est pas une province un peu bien située, pour quelque production que ce soit, qui ne vienne nous inonder, nous la vendre à vil prix, et détruire le travail parisien. C'est à l'État à niveler les conditions de production par des droits sagement pondérés, à ne laisser entrer du dehors que ce qui y est plus cher qu'à Paris, et à nous soustraire ainsi à une lutte inégale. Comment, par exemple, veut-on que nous puissions faire du lait et du beurre à Paris, en présence de la Bretagne et de la Normandie? Songez donc, Messieurs, que les Bretons ont la terre à meilleur marché, le foin plus à portée, la main-d'œuvre à des conditions plus avantageuses. Le bon sens ne dit-il pas qu'il faut égaliser les chances par un tarif d'octroi protecteur? Je demande que le droit sur le lait et le beurre soit porté à 1,000 p. 100, et plus s'il le faut. Le déjeuner du peuple en sera un peu plus cher, mais aussi comme ses salaires vont hausser! nous verrons s'élever des étables, des laiteries, se multiplier des barates, et se fonder de nouvelles industries.—Ce n'est pas que j'aie le moindre intérêt à ma proposition. Je ne suis pas vacher, ni ne veux l'être. Je suis mû par le seul désir d'être utile aux classes laborieuses. (Mouvement d'adhésion.)

Pierre. Je suis heureux de voir dans cette assemblée des hommes d'État aussi purs, aussi éclairés, aussi dévoués aux intérêts du peuple. (Bravos.) J'admire leur abnégation, et je ne saurais mieux faire que d'imiter un si noble exemple. J'appuie leur motion, et j'y ajoute celle de prohiber les porcs du Poitou. Ce n'est pas que je veuille me faire porcher ni charcutier; en ce cas, ma conscience me ferait un devoir de m'abstenir. Mais n'est-il pas honteux, Messieurs, que nous soyons tributaires de ces paysans poitevins, qui ont l'audace de venir, jusque sur notre propre marché, s'emparer d'un travail que nous pourrions faire nous-mêmes; qui, après nous avoir inondés de saucisses et de jambons, ne nous prennent peut-être rien en retour? En tout cas, qui nous dit que la balance du commerce n'est pas en leur faveur et que nous ne sommes pas obligés de leur payer un solde en argent? N'est-il pas clair que, si l'industrie poitevine s'implantait à Paris, elle ouvrirait des débouchés assurés au travail parisien?—Et puis, Messieurs, n'est-il pas fort possible, comme le disait si bien M. Lestiboudois[56], que nous achetions le salé poitevin, non pas avec nos revenus, mais avec nos capitaux? Où cela nous mènerait-il? Ne souffrons donc pas que des rivaux avides, cupides, perfides, viennent vendre ici les choses à bon marché, et nous mettre dans l'impossibilité de les faire nous-mêmes. Échevins, Paris nous a donné sa confiance, c'est à nous de la justifier. Le peuple est sans ouvrage, c'est à nous de lui en créer, et si le salé lui coûte un peu plus cher, nous aurons du moins la conscience d'avoir sacrifié nos intérêts à ceux des masses comme tout bon échevin doit faire. (Tonnerre d'applaudissements.)

Une voix. J'entends qu'on parle beaucoup du pauvre peuple; mais, sous prétexte de lui donner du travail, on commence par lui enlever ce qui vaut mieux que le travail même, le bois, le beurre et la soupe.

Pierre, Paul et Jean. Aux voix! aux voix! à bas les utopistes, les théoriciens, les généralisateurs! Aux voix! aux voix! (Les trois propositions sont admises.)

TROISIÈME TABLEAU.
Vingt ans après.

Le Fils. Père, décidez-vous, il faut quitter Paris. On n'y peut plus vivre. L'ouvrage manque et tout y est cher.

Le Père. Mon enfant, tu ne sais pas ce qu'il en coûte d'abandonner le lieu qui nous a vus naître.

Le Fils. Le pire de tout est d'y périr de misère.

Le Père. Va, mon fils, cherche une terre plus hospitalière. Pour moi, je ne m'éloignerai pas de cette fosse où sont descendus ta mère, tes frères et tes sœurs. Il me tarde d'y trouver enfin, auprès d'eux, le repos qui m'a été refusé dans cette ville de désolation.

Le Fils. Du courage, bon père, nous trouverons du travail à l'étranger, en Poitou, en Normandie, en Bretagne. On dit que toute l'industrie de Paris se transporte peu à peu dans ces lointaines contrées.

Le Père. C'est bien naturel. Ne pouvant plus nous vendre du bois et des aliments, elles ont cessé d'en produire au delà de leurs besoins; ce qu'elles ont de temps et de capitaux disponibles, elle les consacrent à faire elle-mêmes ce que nous leur fournissions autrefois.

Le Fils. De même qu'à Paris on cesse de faire de beaux meubles et de beaux vêtements, pour planter des arbres, élever des porcs et des vaches. Quoique bien jeunes, j'ai vu de vastes magasins, de somptueux quartiers, des quais animés sur ces bords de la Seine envahis maintenant par des prés et des taillis.

Le Père. Pendant que la province se couvre de villes, Paris se fait campagne. Quelle affreuse révolution! Et il a suffi de trois Échevins égarés, aidés de l'ignorance publique, pour attirer sur nous cette terrible calamité.

Le Fils. Contez-moi cette histoire, mon père.

Le Père. Elle est bien simple. Sous prétexte d'implanter à Paris trois industries nouvelles et de donner ainsi de l'aliment au travail des ouvriers, ces hommes firent prohiber le bois, le beurre et la viande. Ils s'arrogèrent le droit d'en approvisionner leurs concitoyens. Ces objets s'élevèrent d'abord à un prix exorbitant. Personne ne gagnait assez pour s'en procurer, et le petit nombre de ceux qui pouvaient en obtenir, y mettant tous leurs profits, étaient hors d'état d'acheter autre chose; toutes les industries par cette cause s'arrêtèrent à la fois, d'autant plus vite que les provinces n'offraient non plus aucuns débouchés. La misère, la mort, l'émigration commencèrent à dépeupler Paris.

Le Fils. Et quand cela s'arrêtera-t-il?

Le Père. Quand Paris sera devenu une forêt et une prairie.

Le Fils. Les trois Échevins doivent avoir fait une grande fortune?

Le Père. D'abord, ils réalisèrent d'énormes profits; mais à la longue ils ont été enveloppés dans la misère commune.

Le Fils. Comment cela est-il possible?

Le Père. Tu vois cette ruine, c'était un magnifique hôtel entouré d'un beau parc. Si Paris eût continué à progresser, maître Pierre en tirerait plus de rente qu'il ne vaut aujourd'hui en capital.

Le Fils. Comment cela se peut-il, puisqu'il s'est débarrassé de la concurrence?

Le Père. La concurrence pour vendre a disparu, mais la concurrence pour acheter disparaît aussi tous les jours et continuera de disparaître, jusqu'à ce que Paris soit rase campagne et que le taillis de maître Pierre n'ait pas plus de valeur qu'une égale superficie de taillis dans la forêt de Bondy. C'est ainsi que le monopole, comme toute injustice, porte en lui-même son propre châtiment.

Le Fils. Cela ne me semble pas bien clair, mais ce qui est incontestable, c'est la décadence de Paris. N'y a-t-il donc aucun moyen de renverser cette mesure inique que Pierre et ses collègues firent adopter il y a vingt ans?

Le Père. Je vais te confier mon secret. Je resta à Paris pour cela; j'appellerai le peuple à mon aide. Il dépend de lui de replacer l'octroi sur ses anciennes bases, de le dégager de ce funeste principe qui s'est enté dessus et y a végété comme un fungus parasite.

Le Fils. Vous devez réussir dès le premier jour.

Le Père. Oh! l'œuvre est au contraire difficile et laborieuse. Pierre, Paul et Jean s'entendent à merveille. Ils sont prêts à tout plutôt que de laisser entrer le bois, le beurre et la viande à Paris. Ils ont pour eux le peuple même, qui voit clairement le travail que lui donnent les trois industries protégées, qui sait à combien de bûcherons et de vachers elles donnent de l'emploi, mais qui ne peut avoir une idée aussi précise du travail qui se développerait au grand air de la liberté.

Le Fils. Si ce n'est que cela, vous l'éclairerez.

Le Père. Enfant, à ton âge on ne doute de rien. Si j'écris, le peuple ne me lira pas; car, pour soutenir sa malheureuse existence, il n'a pas trop de toutes ses heures. Si je parle, les Échevins me fermeront la bouche. Le peuple restera donc longtemps dans son funeste égarement; les partis politiques, qui fondent leurs espérances sur ses passions, s'occuperont moins de dissiper ses préjugés que de les exploiter. J'aurai donc à la fois sur les bras les puissants du jour, le peuple et les partis. Oh! je vois un orage effroyable prêt à fondre sur la tête de l'audacieux qui osera s'élever contre une iniquité si enracinée dans le pays.

Le Fils. Vous aurez pour vous la justice et la vérité.

Le Père. Et ils auront pour eux la force et la calomnie. Encore, si j'étais jeune! mais l'âge et la souffrance ont épuisé mes forces.

Le Fils. Eh bien, père, ce qui vous en reste, consacrez-le au service de la patrie. Commencez cette œuvre d'affranchissement et laissez-moi pour héritage le soin de l'achever.

QUATRIÈME TABLEAU.
L'agitation.

Jacques Bonhomme. Parisiens, demandons la réforme de l'octroi; qu'il soit rendu à sa première destination. Que tout citoyen soit libre d'acheter du bois, du beurre et de la viande où bon lui semble.

Le peuple. Vive, vive la LIBERTÉ!

Pierre. Parisiens, ne vous laissez pas séduire à ce mot. Que vous importe la liberté d'acheter, si vous n'en avez pas les moyens? et comment en aurez-vous les moyens, si l'ouvrage vous manque? Paris peut-il produire du bois à aussi bon marché que la forêt de Bondy? de la viande à aussi bas prix que le Poitou? du beurre à d'aussi bonnes conditions que la Normandie? Si vous ouvrez la porte à deux battants à ces produits rivaux, que deviendront les vachers, les bûcherons et les charcutiers? Ils ne peuvent se passer de protection.

Le peuple. Vive, vive la PROTECTION!

Jacques. La protection! Mais vous protége-t-on, vous, ouvriers? ne vous faites-vous pas concurrence les uns aux autres? Que les marchands de bois souffrent donc la concurrence à leur tour. Ils n'ont pas le droit d'élever par la loi le prix de leur bois, à moins qu'ils n'élèvent aussi, par la loi, le taux des salaires. N'êtes-vous plus ce peuple amant de l'égalité?

Le peuple. Vive, vive l'ÉGALITÉ!

Pierre. N'écoutez pas ce factieux. Nous avons élevé le prix du bois, de la viande et du beurre, c'est vrai; mais c'est pour pouvoir donner de bons salaires aux ouvriers. Nous sommes mus par la charité.

Le peuple. Vive, vive la CHARITÉ!

Jacques. Faites servir l'octroi, si vous pouvez, à hausser les salaires, ou ne le faites pas servir à renchérir les produits. Les Parisiens ne demandent pas la charité, mais la justice.

Le peuple. Vive, vive la JUSTICE!

Pierre. C'est précisément la cherté des produits qui amènera par ricochet la cherté des salaires.

Le peuple. Vive, vive la CHERTÉ!

Jacques. Si le beurre est cher, ce n'est pas parce que vous payez chèrement les ouvriers; ce n'est pas même que vous fassiez de grands profits, c'est uniquement parce que Paris est mal placé pour cette industrie, parce que vous avez voulu qu'on fît à la ville ce qu'on doit faire à la campagne, et à la campagne ce qui se faisait à la ville. Le peuple n'a pas plus de travail, seulement il travaille à autre chose. Il n'a pas plus de salaires, seulement il n'achète plus les choses à aussi bon marché.

Le peuple. Vive, vive le BON MARCHÉ!

Pierre. Cet homme vous séduit par ses belles phrases. Posons la question dans toute sa simplicité. N'est-il pas vrai que si nous admettons le beurre, le bois, la viande, nous en seront inondés? nous périrons de pléthore. Il n'y a donc d'autre moyen, pour nous préserver de cette invasion de nouvelle espèce, que de lui fermer la porte, et, pour maintenir le prix des choses, que d'en occasionner artificiellement la rareté.

Quelques voix fort rares. Vive, vive la RARETÉ!

Jacques. Posons la question dans toute sa vérité. Entre tous les Parisiens, on ne peut partager que ce qu'il y a dans Paris; s'il y a moins de bois, de viande, de beurre, la part de chacun sera plus petite. Or il y en aura moins, si nous les repoussons que si nous les laissons entrer. Parisiens, il ne peut y avoir abondance pour chacun qu'autant qu'il y a abondance générale.

Le peuple. Vive, vive l'ABONDANCE!

Pierre. Cet homme a beau dire, il ne vous prouvera pas que vous soyez intéressés à subir une concurrence effrénée.

Le peuple. À bas, à bas la CONCURRENCE!

Jacques. Cet homme a beau déclamer, il ne vous fera pas goûter les douceurs de la restriction.

Le peuple. À bas, à bas la RESTRICTION!

Pierre. Et moi, je déclare que si l'on prive les pauvres vachers et porchers de leur gagne-pain, si on les sacrifie à des théories, je ne réponds plus de l'ordre public. Ouvriers, méfiez-vous de cet homme. C'est un agent de la perfide Normandie, il va chercher ses inspirations à l'étranger. C'est un traître, il faut le pendre. (Le peuple garde le silence.)

Jacques. Parisiens, tout ce que je dis aujourd'hui, je le disais il y a vingt ans, lorsque Pierre s'avisa d'exploiter l'octroi à son profit et à votre préjudice. Je ne suis donc pas un agent des Normands. Pendez-moi si vous voulez, mais cela n'empêchera par l'oppression d'être oppression. Amis, ce n'est ni Jacques ni Pierre qu'il faut tuer, mais la liberté si elle vous fait peur, ou la restriction si elle vous fait mal.

Le peuple. Ne pendons personne et affranchissons tout le monde.

XIV.—AUTRE CHOSE[57].

—Qu'est-ce que la restriction?

—C'est une prohibition partielle.

—Qu'est-ce que la prohibition?

—C'est une restriction absolue.

—En sorte que ce que l'on dit de l'une est vrai de l'autre?

—Oui, sauf le degré. Il y a entre elles le même rapport qu'entre l'arc de cercle et le cercle.

—Donc, si la prohibition est mauvaise, la restriction ne saurait être bonne?

—Pas plus que l'arc ne peut être droit si le cercle est courbe.

—Quel est le nom commun à la restriction et à la prohibition?

—Protection.

—Quel est l'effet définitif de la protection?

—D'exiger des hommes un plus grand travail pour un même résultat.

—Pourquoi les hommes sont-ils si attachés au régime protecteur?

—Parce que la liberté devant amener un même résultat pour un moindre travail, cette diminution apparente de travail les effraye.

—Pourquoi dites-vous apparente?

—Parce que tout travail épargné peut être consacré à autre chose.

—À quelle autre chose?

—C'est ce qui ne peut être précisé et n'a pas besoin de l'être.

—Pourquoi?

—Parce que, si la somme des satisfactions de la France actuelle pouvait être acquise avec une diminution d'un dixième sur la somme de son travail, nul ne peut préciser quelles satisfactions nouvelles elle voudrait se procurer avec le travail resté disponible. L'un voudrait être mieux vêtu, l'autre mieux nourri, celui-ci mieux instruit, celui-là plus amusé.

—Expliquez-moi le mécanisme et les effets de la protection.

—La chose n'est pas aisée. Avant d'aborder le cas compliqué, il faudrait l'étudier dans le cas le plus simple.

—Prenez le cas le plus simple que vous voudrez.

—Vous rappelez-vous comment s'y prit Robinson, n'ayant pas de scie, pour faire une planche?

—Oui. Il abattit un arbre, et puis avec sa hache taillant la tige à droite et à gauche, il la réduisit à l'épaisseur d'un madrier.

—Et cela lui donna bien du travail?

—Quinze jours pleins.

—Et pendant ce temps de quoi vécut-il?

—De ses provisions.

—Et qu'advint-il à la hache?

—Elle en fut tout émoussée.

—Fort bien. Mais vous ne savez peut-être pas ceci: au moment de donner le premier coup de hache, Robinson aperçut une planche jetée par le flot sur le rivage.

—Oh! l'heureux à-propos! il courut la ramasser?

—Ce fut son premier mouvement; mais il s'arrêta, raisonnant ainsi:

«Si je vais chercher cette planche, il ne m'en coûtera que la fatigue de la porter, le temps de descendre et de remonter la falaise.

«Mais si je fais une planche avec ma hache, d'abord je me procurerai du travail pour quinze jours, ensuite j'userai ma hache, ce qui me fournira l'occasion de la réparer, et je dévorerai mes provisions, troisième source de travail, puisqu'il faudra les remplacer. Or, le travail, c'est la richesse. Il est clair que je me ruinerais en allant ramasser la planche naufragée. Il m'importe de protéger mon travail personnel, et même, à présent que j'y songe, je puis me créer un travail additionnel; en allant repousser du pied cette planche dans la mer!»

—Mais ce raisonnement était absurde!

—Soit. Ce n'en est pas moins celui que fait toute nation qui se protége par la prohibition. Elle repousse la planche qui lui est offerte en échange d'un petit travail, afin de se donner un travail plus grand. Il n'y a pas jusqu'au travail du douanier dans lequel elle ne voie un gain. Il est représenté par la peine que se donna Robinson pour aller rendre aux flots le présent qu'ils voulaient lui faire. Considérez la nation comme un être collectif, et vous ne trouverez pas entre son raisonnement et celui de Robinson un atome de différence.

—Robinson ne voyait-il pas que le temps épargné, il le pouvait consacrer à faire autre chose?

—Quelle autre chose?

—Tant qu'on a devant soi des besoins et du temps, on a toujours quelque chose à faire. Je ne suis pas tenu de préciser le travail qu'il pouvait entreprendre.

—Je précise bien celui qui lui aurait échappé.

—Et moi, je soutiens que Robinson, par un aveuglement incroyable, confondait le travail avec son résultat, le but avec les moyens, et je vais vous le prouver...

—Je vous en dispense. Toujours est-il que voilà le système restrictif ou prohibitif dans sa plus simple expression. S'il vous paraît absurde sous cette forme, c'est que les deux qualités de producteur et de consommateur se confondent ici dans le même individu.

—Passez donc à un exemple plus compliqué.

—Volontiers.—À quelque temps de là, Robinson ayant rencontré Vendredi, ils se lièrent et se mirent à travailler en commun. Le matin, ils chassaient pendant six heures et rapportaient quatre paniers de gibier. Le soir, ils jardinaient six heures et obtenaient quatre paniers de légumes.

Un jour une pirogue aborda l'Île du Désespoir. Un bel étranger en descendit et fut admis à la table de nos deux solitaires. Il goûta et vanta beaucoup les produits du jardin et, avant de prendre congé de ses hôtes, il leur tint ce langage:

«Généreux insulaires, j'habite une terre beaucoup plus giboyeuse que celle-ci, mais où l'horticulture est inconnue. Il me sera facile de vous apporter tous les soirs quatre paniers de gibier, si vous voulez me céder seulement deux paniers de légumes.»

À ces mots, Robinson et Vendredi s'éloignèrent pour tenir conseil, et le débat qu'ils eurent est trop intéressant pour que je ne le rapporte pas ici in extenso.

Vendredi.—Ami, que t'en semble?

Robinson.—Si nous acceptons, nous sommes ruinés.

V.—Est-ce bien sûr? Calculons.

R.—C'est tout calculé. Écrasés par la concurrence, la chasse est pour nous une industrie perdue.

V.—Qu'importe? si nous avons le gibier.

R.—Théorie! Il ne sera pas le produit de notre travail.

V.—Si fait, morbleu, puisque, pour l'avoir, il faudra donner des légumes!

R.—Alors que gagnerons-nous?

V.—Les quatre paniers de gibier nous coûtent six heures de travail. L'étranger nous les donne contre deux paniers de légumes qui ne nous prennent que trois heures.—C'est donc trois heures qui restent à notre disposition.

R.—Dis donc, qui sont soustraites à notre activité. C'est là précisément notre perte. Le travail, c'est la richesse, et si nous perdons un quart de notre temps, nous serons d'un quart moins riches.

V.—Ami, tu fais une méprise énorme. Même gibier, mêmes légumes, et, par-dessus le marché, trois heures disponibles, c'est du progrès, ou il n'y en a pas en ce monde.

R.—Généralité! Que ferons-nous de ces trois heures?

V.—Nous ferons autre chose.

R.—Ah! je t'y prends. Tu ne peux rien préciser. Autre chose, autre chose, c'est bientôt dit.

V.—Nous pêcherons, nous embellirons notre case, nous lirons la Bible.

R.—Utopie! Est-il bien certain que nous ferons ceci plutôt que cela?

V.—Eh bien, si les besoins nous font défaut, nous nous reposerons. N'est-ce rien que le repos?

R.—Mais quand on se repose, on meurt de faim.

V.—Ami, tu es dans un cercle vicieux. Je parle d'un repos qui ne retranche rien sur notre gibier ni sur nos légumes. Tu oublies toujours qu'au moyen de notre commerce avec l'étranger, neuf heures de travail nous donneront autant de provisions qu'aujourd'hui douze.

R.—On voit bien que tu n'as pas été élevé en Europe. Tu n'as peut-être jamais lu le Moniteur industriel? Il t'aurait appris ceci: «Tout temps épargné est une perte sèche. Ce n'est pas de manger qui importe, c'est de travailler. Tout ce que nous consommons, si ce n'est pas le produit direct de notre travail, ne compte pas. Veux-tu savoir si tu es riche? Ne regarde pas à les satisfactions, mais à ta peine.» Voilà ce que le Moniteur industriel t'aurait appris. Pour moi, qui ne suis pas un théoricien, je ne vois que la perte de notre chasse.

V.—Quel étrange renversement d'idées! Mais...

R.—Pas de mais. D'ailleurs, il y a des raisons politiques pour repousser les offres intéressées du perfide étranger.

V.—Des raisons politiques!

R.—Oui. D'abord, il ne nous fait ces offres que parce qu'elles lui sont avantageuses.

V.—Tant mieux, puisqu'elles nous le sont aussi.

R.—Ensuite, par ces trocs, nous nous mettrons dans sa dépendance.

V.—Et lui dans la nôtre. Nous aurons besoin de son gibier, lui de nos légumes, et nous vivrons en bonne amitié.

R.—Système! Veux-tu que je te mette sans parole?

V.—Voyons; j'attends encore une bonne raison.

R.—Je suppose que l'étranger apprenne à cultiver un jardin et que son île soit plus fertile que la nôtre. Vois-tu la conséquence?

V.—Oui. Nos relations avec l'étranger cesseront. Il ne nous prendra plus de légumes, puisqu'il en aura chez lui avec moins de peine. Il ne nous apportera plus de gibier, puisque nous n'aurons rien à lui donner en échange, et nous serons justement alors comme tu veux que nous soyons aujourd'hui.

R.—Sauvage imprévoyant! Tu ne vois pas qu'après avoir tué notre chasse en nous inondant de gibier, il tuera notre jardinage en nous inondant de légumes.

V.—Mais ce ne sera jamais qu'autant que nous lui donnerons autre chose, c'est-à-dire que nous trouverons autre chose à produire avec économie de travail pour nous.

R.—Autre chose, autre chose! Tu en viens toujours là. Tu es dans le vague, ami Vendredi; il n'y a rien de pratique dans tes vues.

La lutte se prolongea longtemps et laissa chacun, ainsi qu'il arrive souvent, dans sa conviction. Cependant, Robinson ayant sur Vendredi un grand ascendant, son avis prévalut, et quand l'étranger vint chercher la réponse, Robinson lui dit:

«—Étranger, pour que votre proposition soit acceptée, il faudrait que nous fussions bien sûrs de deux choses:

«La première, que votre île n'est pas plus giboyeuse que la nôtre; car nous ne voulons lutter qu'à armes égales.

«La seconde, que vous perdrez au marché. Car, comme dans tout échange il y a nécessairement un gagnant et un perdant, nous serions dupes si vous ne l'étiez pas.—Qu'avez-vous à dire?

«—Rien, dit l'étranger.» Et ayant éclaté de rire, il regagna sa pirogue.

—Le conte ne serait pas mal, si Robinson n'était pas si absurde.

—Il ne l'est pas plus que le comité de la rue Hauteville.

—Oh! c'est bien différent. Vous supposez tantôt un homme seul, tantôt, ce qui revient au même, deux hommes vivant en communauté. Ce n'est pas là notre monde; la séparation des occupations, l'intervention des négociants et du numéraire changent bien la question.

—Cela complique en effet les transactions, mais n'en change pas la nature.

—Quoi! vous voulez comparer le commerce moderne à de simples trocs?

—Le commerce n'est qu'une multitude de trocs; la nature propre du troc est identique à la nature propre du commerce, comme un petit travail est de même nature qu'un grand, comme la gravitation qui pousse un atome est de même nature que celle qui entraîne un monde.

—Ainsi, selon vous, ces raisonnements si faux dans la bouche de Robinson ne le sont pas moins dans la bouche de nos protectionistes?

—Non; seulement l'erreur s'y cache mieux sous la complication des circonstances.

—Eh bien! arrivez donc à un exemple pris dans l'ordre actuel des faits.

—Soit; en France, vu les exigences du climat et des habitudes, le drap est une chose utile. L'essentiel est-il d'en faire ou d'en avoir?

—Belle question! pour en avoir, il faut en faire.

—Ce n'est pas indispensable. Pour en avoir, il faut que quelqu'un le fasse, voilà qui est certain; mais il n'est pas d'obligation que ce soit la personne ou le pays qui le consomme, qui le produise. Vous n'avez pas fait celui qui vous habille si bien; la France n'a pas fait le café dont elle déjeune.

—Mais j'ai acheté mon drap, et la France son café.

—Précisément, et avec quoi?

—Avec de l'argent.

—Mais vous n'avez pas fait l'argent, ni la France non plus.

—Nous l'avons acheté.

—Avec quoi?

—Avec nos produits qui sont allés au Pérou.

—C'est donc en réalité votre travail que vous échangez contre du drap, et le travail français qui s'est échangé contre du café.

—Assurément.

—Il n'est donc pas de nécessité rigoureuse de faire ce qu'on consomme?

—Non, si l'on fait autre chose que l'on donne en échange.

—En d'autres termes, la France a deux moyens de se procurer une quantité donnée de drap. Le premier, c'est de le faire; le second, c'est de faire autre chose, et de troquer cette autre chose à l'étranger contre du drap. De ces deux moyens, quel est le meilleur?

—Je ne sais trop.

—N'est-ce pas celui qui, pour un travail déterminé, donne une plus grande quantité de drap?

—Il semble bien.

—Et lequel vaut mieux, pour une nation, d'avoir le choix entre ces deux moyens ou que la loi lui en interdise un, au risque de tomber justement sur le meilleur?

—Il me paraît qu'il vaut mieux pour elle avoir le choix, d'autant qu'en ces matières elle choisit toujours bien.

—La loi, qui prohibe le drap étranger, décide donc que si la France veut avoir du drap, il faut qu'elle le fasse en nature, et qu'il lui est interdit de faire cette autre chose avec laquelle elle pourrait acheter du drap étranger?

—Il est vrai.

—Et comme elle oblige à faire le drap et défend de faire l'autre chose, précisément parce que cette autre chose exigerait moins de travail (sans quoi elle n'aurait pas besoin de s'en mêler), elle décrète donc virtuellement que, par un travail déterminé, la France n'aura qu'un mètre de drap en le faisant, quand, pour le même travail, elle en aurait eu deux mètres en faisant l'autre chose.

—Mais, pour Dieu! quelle autre chose?

—Eh! pour Dieu! qu'importe? ayant le choix, elle ne fera autre chose qu'autant qu'il y ait quelque autre chose à faire.

—C'est possible; mais je me préoccupe toujours de l'idée que l'étranger nous envoie du drap et ne nous prenne pas l'autre chose, auquel cas nous serions bien attrapés. En tout cas, voici l'objection, même à votre point de vue. Vous convenez que la France fera cette autre chose à échanger contre du drap, avec moins de travail que si elle eût fait le drap lui-même.

—Sans doute.

—Il y aura donc une certaine quantité de son travail frappée d'inertie.

—Oui, mais sans qu'elle soit moins bien vêtue, petite circonstance qui fait toute la méprise. Robinson la perdait de vue; nos protectionistes ne la voient pas ou la dissimulent. La planche naufragée frappait aussi d'inertie, pour quinze jours, le travail de Robinson, en tant qu'appliqué à faire une planche, mais sans l'en priver. Distinguez donc, entre ces deux espèces de diminution de travail, celle qui a pour effet la privation et celle qui a pour cause la satisfaction. Ces deux choses sont fort différentes et, si vous les assimilez, vous raisonnez comme Robinson. Dans les cas les plus compliqués, comme dans les plus simples, le sophisme consiste en ceci: Juger de l'utilité du travail par sa durée et son intensité, et non par ses résultats; ce qui conduit à cette police économique: Réduire les résultats du travail dans le but d'en augmenter la durée et l'intensité[58].

XV.—LE PETIT ARSENAL DU LIBRE-ÉCHANGISTE[59].

—Si l'on vous dit: Il n'y a point de principes absolus. La prohibition peut être mauvaise et la restriction bonne.

Répondez: La restriction prohibe tout ce qu'elle empêche d'entrer.

—Si l'on vous dit: L'agriculture est la mère nourricière du pays.

Répondez: Ce qui nourrit le pays, ce n'est précisément pas l'agriculture, mais le blé.

—Si l'on vous dit: La base de l'alimentation du peuple, c'est l'agriculture.

Répondez: La base de l'alimentation du peuple, c'est le blé. Voilà pourquoi une loi qui fait obtenir, par du travail agricole, deux hectolitres de blé, aux dépens de quatre hectolitres qu'aurait obtenus, sans elle, un même travail industriel, loin d'être une loi d'alimentation, est une loi d'inanition.

—Si l'on vous dit: La restriction à l'entrée du blé étranger induit à plus de culture et, par conséquent, à plus de production intérieure.

Répondez: Elle induit à semer sur les roches des montagnes et sur les sables de la mer. Traire une vache et traire toujours donne plus de lait; car qui peut dire le moment où l'on n'obtiendra plus une goutte? Mais la goutte coûte cher.

—Si l'on vous dit: Que le pain soit cher, et l'agriculteur devenu riche enrichira l'industriel.

Répondez: Le pain est cher quand il y en a peu, ce qui ne peut faire que des pauvres, ou, si vous voulez, des riches affamés.

—Si l'on insiste, disant: Quand le pain renchérit, les salaires s'élèvent.

Répondez en montrant, en avril 1847, les cinq sixièmes des ouvriers à l'aumône.

—Si l'on vous dit: Les profits des ouvriers doivent suivre la cherté de la subsistance.

Répondez: Cela revient à dire que, dans un navire sans provisions, tout le monde a autant de biscuit, qu'il y en ait ou qu'il n'y en ait pas.

—Si l'on vous dit: Il faut assurer un bon prix à celui qui vend du blé.

Répondez: Soit; mais alors il faut assurer un bon salaire à celui qui l'achète.

—Si l'on vous dit: Les propriétaires, qui font la loi, ont élevé le prix du pain sans s'occuper des salaires, parce qu'ils savent que, quand le pain renchérit, les salaires haussent tout naturellement.

Répondez: Sur ce principe, quand les ouvriers feront la loi, ne les blâmez pas, s'ils fixent un bon taux des salaires, sans s'occuper de protéger le blé, car ils savent que, si les salaires sont élevés, les subsistances renchérissent tout naturellement.

—Si l'on vous dit: Que faut-il donc faire?

Répondez: Être juste envers tout le monde.

—Si l'on vous dit: Il est essentiel qu'un grand pays ait l'industrie du fer.

Répondez: ce qui est plus essentiel, c'est que ce grand pays ait du fer.

—Si l'on vous dit: Il est indispensable qu'un grand pays ait l'industrie du drap.

Répondez: Ce qui est plus indispensable, c'est que, dans ce grand pays, les citoyens aient du drap.

—Si l'on vous dit: Le travail, c'est la richesse.

Répondez: C'est faux.

Et, par voie de développement, ajoutez: Une saignée n'est pas la santé; et la preuve qu'elle n'est pas la santé, c'est qu'elle a pour but de la rendre.

—Si l'on vous dit: Forcer les hommes à labourer des roches et à tirer une once de fer d'un quintal de minerai, c'est accroître leur travail et par suite leur richesse.

Répondez: Forcer les hommes à creuser des puits en leur interdisant l'eau de la rivière, c'est accroître leur travail inutile, mais non leur richesse.

—Si l'on vous dit: Le soleil donne sa chaleur et sa lumière sans rémunération.

Répondez: Tant mieux pour moi, il ne m'en coûte rien pour voir clair.

—Et si l'on vous réplique: L'industrie, en général, perd ce que vous auriez payé pour l'éclairage.

Ripostez: Non; car n'ayant rien payé au soleil, ce qu'il m'épargne me sert à payer des habits, des meubles et des bougies.

—De même, si l'on vous dit: Ces coquins d'Anglais ont des capitaux amortis.

Répondez: Tant mieux pour nous, ils ne nous feront pas payer l'intérêt.

—Si l'on vous dit: Ces perfides Anglais trouvent le fer et la houille au même gîte.

Répondez: Tant mieux pour nous, ils ne nous feront rien payer pour les rapprocher.

—Si l'on vous dit: Les Suisses ont de gras pâturages qui coûtent peu.

Répondez: L'avantage est pour nous, car ils nous demanderont une moindre quantité de notre travail pour fournir des moteurs à notre agriculture et des aliments à nos estomacs.

—Si l'on vous dit: Les terres de Crimée n'ont pas de valeur et ne paient pas de taxes.

Répondez: Le profit est pour nous qui achetons du blé exempt de ces charges.

—Si l'on vous dit: Les serfs de Pologne travaillent sans salaire.

Répondez: Le malheur est pour eux et le profit pour nous, puisque leur travail est déduit du prix du blé que leurs maîtres nous vendent.

—Enfin, si l'on vous dit: Les autres nations ont sur nous une foule d'avantages.

Répondez: Par l'échange, elles sont bien forcées de nous y faire participer.

—Si l'on vous dit: Avec la liberté, nous allons être inondés de pain, de bœuf à la mode, de houille et de paletots.

Répondez: Nous n'aurons ni faim ni froid.

—Si l'on vous dit: Avec quoi paierons-nous?

Répondez: Que cela ne vous inquiète pas. Si nous sommes inondés, c'est que nous aurons pu payer, et si nous ne pouvons payer, nous ne serons pas inondés.

—Si l'on vous dit: J'admettrais le libre-échange, si l'étranger, en nous portant un produit, nous en prenait un autre; mais il emportera notre numéraire.

Répondez: Le numéraire, pas plus que le café, ne pousse dans les champs de la Beauce, et ne sort des ateliers d'Elbeuf. Pour nous, payer l'étranger avec du numéraire, c'est comme le payer avec du café.

—Si l'on vous dit: Mangez de la viande.

Répondez: Laissez-la entrer.

—Si l'on vous dit, comme la Presse: Quand on n'a pas de quoi acheter du pain, il faut acheter du bœuf.

Répondez: Conseil aussi judicieux que celui de M. Vautour à son locataire:

Quand on n'a pas de quoi payer son terme,
Il faut avoir une maison à soi.

—Si l'on vous dit, comme la Presse: L'État doit enseigner au peuple pourquoi et comment il faut manger du bœuf.

Répondez: Que l'État laisse seulement entrer le bœuf, et quant à le manger, le peuple le plus civilisé du monde est assez grand garçon pour l'apprendre sans maître!

—Si l'on vous dit: L'État doit tout savoir et tout prévoir pour diriger le peuple, et le peuple n'a qu'à se laisser diriger.

Répondez: Y a-t-il un État en dehors du peuple et une prévoyance humaine en dehors de l'humanité? Archimède aurait pu répéter tous les jours de sa vie. Avec un levier et un point d'appui, je remuerai le monde, qu'il ne l'aurait pas pour cela remué, faute de point d'appui et de levier.—Le point d'appui de l'État, c'est la nation, et rien de plus insensé que de fonder tant d'espérances sur l'État, c'est-à-dire de supposer la science et la prévoyance collectives, après avoir posé en fait l'imbécillité et l'imprévoyance individuelles.

—Si l'on vous dit: Mon Dieu! je ne demande pas de faveur, mais seulement un droit sur le blé et la viande, qui compense les lourdes taxes auxquelles la France est assujettie; un simple petit droit égal à ce que ces taxes ajoutent au prix de revient de mon blé.

Répondez: Mille pardons, mais moi aussi je paie des taxes. Si donc la protection, que vous vous votez à vous-même, a cet effet de grever pour moi votre blé tout juste de votre quote-part aux taxes, votre doucereuse demande ne tend à rien moins qu'à établir entre nous cet arrangement par vous formulé: «Attendu que les charges publiques sont pesantes, moi, vendeur de blé, je ne paierai rien du tout, et toi, mon voisin l'acheteur, tu paieras deux parts, savoir: la tienne et la mienne.» Marchand de blé, mon voisin, tu peux avoir pour toi la force; mais, à coup sûr, tu n'as pas pour toi la raison.

—Si l'on vous dit: Il est pourtant bien dur pour moi, qui paie des taxes, de lutter sur mon propre marché, avec l'étranger qui n'en paie pas.

Répondez:

1o D'abord, ce n'est pas votre marché, mais notre marché. Moi, qui vis de blé et qui le paie, je dois être compté pour quelque chose;

2o Peu d'étrangers, par le temps qui court, sont exempts de taxes;

3o Si la taxe que vous votez vous rend, en routes, canaux, sécurité, etc., plus qu'elle ne vous coûte, vous n'êtes pas justifiés de repousser, à mes dépens, la concurrence d'étrangers qui ne paient pas la taxe, mais n'ont pas non plus la sécurité, les routes, les canaux. Autant vaudrait dire: Je demande un droit compensateur, parce que j'ai de plus beaux habits, de plus forts chevaux, de meilleures charrues que le laboureur russe;

4o Si la taxe ne rend pas ce qu'elle coûte, ne la votez pas;

5o Et en définitive, après avoir voté la taxe, vous plaît-il de vous y soustraire? Imaginez un système qui la rejette sur l'étranger. Mais le tarif fait retomber votre quote-part sur moi, qui ai déjà bien assez de la mienne.

—Si l'on vous dit: Chez les Russes, la liberté du commerce est nécessaire pour échanger leurs produits avec avantage. (Opinion de M. Thiers dans les bureaux, avril 1847.)

Répondez: La liberté est nécessaire partout et par le même motif.

—Si l'on vous dit: Chaque pays a ses besoins. C'est d'après cela qu'il faut agir. (M. Thiers.)

Répondez: C'est d'après cela qu'il agit de lui-même quand on ne l'en empêche pas.

—Si l'on vous dit: Puisque nous n'avons pas de tôles, il faut en permettre l'introduction. (M. Thiers.)

Répondez: Grand merci.

—Si l'on vous dit: Il faut du fret à la marine marchande. Le défaut de chargement au retour fait que notre marine ne peut lutter contre la marine étrangère. (M. Thiers.)

Répondez: Quand on veut tout faire chez soi, on ne peut avoir de fret ni à l'aller ni au retour. Il est aussi absurde de vouloir une marine avec le régime prohibitif, qu'il le serait de vouloir des charrettes là où l'on aurait défendu tous transports.

—Si l'on vous dit: À supposer que la protection soit injuste, tout s'est arrangé là-dessus; il y a des capitaux engagés, des droits acquis; on ne peut sortir de là sans souffrance.

Répondez: Toute injustice profite à quelqu'un (excepté, peut-être, la restriction qui à la longue ne profite à personne); arguer du dérangement que la cessation de l'injustice occasionne à celui qui en profite, c'est dire qu'une injustice, par cela seul qu'elle a existé un moment, doit être éternelle.

XVI.—LA MAIN DROITE ET LA MAIN GAUCHE[60].
(RAPPORT AU ROI.)

Sire,

Quand on voit ces hommes du Libre-Échange répandre audacieusement leur doctrine, soutenir que le droit d'acheter et de vendre est impliqué dans le droit de propriété (insolence que M. Billault a relevée en vrai avocat), il est permis de concevoir de sérieuses alarmes sur le sort du travail national; car que feront les Français de leurs bras et de leur intelligence quand ils seront libres?

L'administration que vous avez honorée de votre confiance a dû se préoccuper d'une situation aussi grave, et chercher dans sa sagesse une protection qu'on puisse substituer à celle qui paraît compromise:—Elle vous propose D'INTERDIRE À VOS FIDÈLES SUJETS L'USAGE DE LA MAIN DROITE.

Sire, ne nous faites pas l'injure de penser que nous avons adopté légèrement une mesure qui, au premier aspect, peut paraître bizarre. L'étude approfondie du régime protecteur nous a révélé ce syllogisme, sur lequel il repose tout entier:

Plus on travaille, plus on est riche;

Plus on a de difficultés à vaincre, plus on travaille;

Ergo, plus on a de difficultés à vaincre, plus on est riche.

Qu'est-ce, en effet, que la protection, sinon une application ingénieuse de ce raisonnement en forme, et si serré qu'il résisterait à la subtilité de M. Billault lui-même?

Personnifions le pays. Considérons-le comme un être collectif aux trente millions de bouches, et, par une conséquence naturelle, aux soixante millions de bras. Le voilà qui fait une pendule, qu'il prétend troquer en Belgique contre dix quintaux de fer. Mais, nous lui disons: Fais le fer toi-même.—Je ne le puis, répond-il, cela me prendrait trop de temps, je n'en ferais pas cinq quintaux pendant que je fais une pendule.—Utopiste! répliquons-nous, c'est pour cela même que nous te défendons de faire la pendule et t'ordonnons de faire le fer. Ne vois-tu pas que nous te créons du travail?

Sire, il n'aura pas échappé à votre sagacité que c'est absolument comme si nous disions au pays: Travaille de la main gauche et non de la droite.

Créer des obstacles pour fournir au travail l'occasion de se développer, tel est le principe de la restriction qui se meurt. C'est aussi le principe de la restriction qui va naître. Sire, réglementer ainsi, ce n'est pas innover, c'est persévérer.

Quant à l'efficacité de la mesure, elle est incontestable. Il est malaisé, beaucoup plus malaisé qu'on ne pense, d'exécuter de la main gauche ce qu'on avait coutume de faire de la droite. Vous vous en convaincrez, Sire, si vous daignez condescendre à expérimenter notre système sur un acte qui vous soit familier, comme, par exemple, celui de brouiller des cartes. Nous pouvons donc nous flatter d'ouvrir au travail une carrière illimitée.

Quand les ouvriers de toute sorte seront réduits à leur main gauche, représentons-nous, Sire, le nombre immense qu'il en faudra pour faire face à l'ensemble de la consommation actuelle, en la supposant invariable, ce que nous faisons toujours quand nous comparons entre eux des systèmes de production opposés. Une demande si prodigieuse de main-d'œuvre ne peut manquer de déterminer une hausse considérable des salaires, et le paupérisme disparaîtra du pays comme par enchantement.

Sire, votre cœur paternel se réjouira de penser que les bienfaits de l'ordonnance s'étendront aussi sur cette intéressante portion de la grande famille dont le sort excite toute votre sollicitude. Quelle est la destinée des femmes en France? Le sexe le plus audacieux et le plus endurci aux fatigues les chasse insensiblement de toutes les carrières.

Autrefois elles avaient la ressource des bureaux de loterie. Ils ont été fermés par une philanthropie impitoyable; et sous quel prétexte? «Pour épargner, disait-elle, le denier du pauvre.» Hélas, le pauvre a-t-il jamais obtenu, d'une pièce de monnaie, des jouissances aussi douces et aussi innocentes que celles que renfermait pour lui l'urne mystérieuse de la fortune? Sevré de toutes les douceurs de la vie, quand il mettait, de quinzaine en quinzaine, le prix d'une journée de travail sur un quaterne sec, combien d'heures délicieuses n'introduisait-il pas au sein de sa famille? L'espérance avait toujours sa place au foyer domestique. La mansarde se peuplait d'illusions: la femme se promettait d'éclipser ses voisines par l'éclat de sa mise, le fils se voyait tambour-major, la fille se sentait entraînée vers l'autel au bras de son fiancé.

C'est quelque chose encor que de faire un beau rêve!

Oh! la loterie, c'était la poésie du pauvre, et nous l'avons laissée échapper!

La loterie défunte, quels moyens avons-nous de pourvoir nos protégées? Le tabac et la poste.

Le tabac, à la bonne heure; il progresse, grâce au ciel et aux habitudes distinguées que d'augustes exemples ont su, fort habilement, faire prévaloir parmi notre élégante jeunesse.

Mais la poste!... Nous n'en dirons rien, elle fera l'objet d'un rapport spécial.

Sauf donc le tabac, que reste-t-il à vos sujettes? Rien que la broderie, le tricot et la couture, tristes ressources qu'une science barbare, la mécanique, restreint de plus en plus.

Mais sitôt que votre ordonnance aura paru, sitôt que les mains droites seront coupées ou attachées, tout va changer de face. Vingt fois, trente fois plus de brodeuses, lisseuses et repasseuses, lingères, couturières et chemisières ne suffiront pas à la consommation (honni soit qui mal y pense) du royaume; toujours en la supposant invariable, selon notre manière de raisonner.

Il est vrai que cette supposition pourra être contestée par de froids théoriciens, car les robes seront plus chères et les chemises aussi. Autant ils en disent du fer, que la France tire de nos mines, comparé à celui qu'elle pourrait vendanger sur nos coteaux. Cet argument n'est donc pas plus recevable contre la gaucherie que contre la protection; car cette cherté même est le résultat et le signe de l'excédant d'efforts et de travaux qui est justement la base sur laquelle, dans un cas comme dans l'autre, nous prétendons fonder la prospérité de la classe ouvrière.

Oui, nous nous faisons un touchant tableau de la prospérité de l'industrie couturière. Quel mouvement! quelle activité! quelle vie! Chaque robe occupera cent doigts au lieu de dix. Il n'y aura plus une jeune fille oisive, et nous n'avons pas besoin, Sire, de signaler à votre perspicacité les conséquences morales de cette grande révolution. Non seulement il y aura plus de filles occupées, mais chacune d'elles gagnera davantage, car elles ne pourront suffire à la demande; et si la concurrence se montre encore, ce ne sera plus entre les ouvrières qui font les robes, mais entre les belles dames qui les portent.

Vous le voyez, Sire, notre proposition n'est pas seulement conforme aux traditions économiques du gouvernement, elle est encore essentiellement morale et démocratique.

Pour apprécier ses effets, supposons-la réalisée, transportons-nous par la pensée dans l'avenir; imaginons le système en action depuis vingt ans. L'oisiveté est bannie du pays; l'aisance et la concorde, le contentement et la moralité ont pénétré avec le travail dans toutes les familles; plus de misère, plus de prostitution. La main gauche étant fort gauche à la besogne, l'ouvrage surabonde et la rémunération est satisfaisante. Tout s'est arrangé là-dessus; les ateliers se sont peuplés en conséquence. N'est-il pas vrai, Sire, que si, tout à coup, des utopistes venaient réclamer la liberté de la main droite, ils jetteraient l'alarme dans le pays? N'est-il pas vrai que cette prétendue réforme bouleverserait toutes les existences? Donc notre système est bon, puisqu'on ne le pourrait détruire sans douleurs.

Et cependant, nous avons le triste pressentiment qu'un jour il se formera (tant est grande la perversité humaine!) une association pour la liberté des mains droites.

Il nous semble déjà entendre les libre-dextéristes tenir, à la salle Montesquieu, ce langage:

«Peuple, tu te crois plus riche parce qu'on t'a ôté l'usage d'une main; tu ne vois que le surcroît de travail qui t'en revient. Mais regarde donc aussi la cherté qui en résulte, le décroissement forcé de toutes les consommations. Cette mesure n'a pas rendu plus abondante la source des salaires, le capital. Les eaux qui coulent de ce grand réservoir sont dirigées vers d'autres canaux, leur volume n'est pas augmenté, et le résultat définitif est, pour la nation en masse, une déperdition de bien-être égale à tout ce que des millions de mains droites peuvent produire de plus qu'un égal nombre de mains gauches. Donc, liguons-nous, et, au prix de quelques dérangements inévitables, conquérons le droit de travailler de toutes mains.»

Heureusement, Sire, il se formera une association pour la défense du travail par la main gauche, et les Sinistristes n'auront pas de peine à réduire à néant toutes ces généralités et idéalités, suppositions et abstractions, rêveries et utopies. Ils n'auront qu'à exhumer le Moniteur industriel de 1846: ils y trouveront, contre la liberté des échanges, des arguments tout faits, qui pulvérisent si merveilleusement la liberté de la main droite, qu'il leur suffira de substituer un mot à l'autre.

«La ligue parisienne pour la liberté du commerce ne doutait pas du concours des ouvriers. Mais les ouvriers ne sont plus des hommes que l'on mène par le bout du nez. Ils ont les yeux ouverts et ils savent mieux l'économie politique que nos professeurs patentés... La liberté du commerce, ont-ils répondu, nous enlèverait notre travail, et le travail c'est notre propriété réelle, grande, souveraine: avec le travail, avec beaucoup de travail, le prix des marchandises n'est jamais inaccessible. Mais sans travail, le pain ne coûtât-il qu'un sou la livre, l'ouvrier est forcé de mourir de faim. Or, vos doctrines, au lieu d'augmenter la somme actuelle du travail en France, la diminueront, c'est-à-dire que vous nous réduirez à la misère.» (Numéro du 13 octobre 1846.)».

«Quand il y a trop de marchandises à vendre, leur prix s'abaisse à la vérité; mais comme le salaire diminue quand la marchandise perd de sa valeur, il en résulte qu'au lieu d'être en état d'acheter, nous ne pouvons plus rien acheter. C'est donc quand la marchandise est à vil prix, que l'ouvrier est le plus malheureux.» (Gauthier de Rumilly, Moniteur industriel du 17 novembre.)

Il ne sera pas mal que les Sinistristes entremêlent quelques menaces dans leurs belles théories. En voici le modèle:

«Quoi! vouloir substituer le travail de la main droite à celui de la main gauche et amener ainsi l'abaissement forcé, sinon l'anéantissement du salaire, seule ressource de presque toute la nation!

«Et cela au moment où des récoltes incomplètes imposent déjà de pénibles sacrifices à l'ouvrier, l'inquiètent sur son avenir, le rendent plus accessible aux mauvais conseils et prêt à sortir de cette conduite si sage qu'il a tenue jusqu'ici!»

Nous avons la confiance, Sire, que, grâce à des raisonnements si savants, si la lutte s'engage, la main gauche en sortira victorieuse.

Peut-être se formera-t-il aussi une association, dans le but de rechercher si la main droite et la main gauche n'ont pas tort toutes deux, et s'il n'y a point entre elles une troisième main, afin de tout concilier.

Après avoir peint les Dextéristes comme séduits par la libéralité apparente d'un principe dont l'expérience n'a pas encore vérifié l'exactitude, et les Sinistristes comme se cantonnant dans des positions acquises:

«Et l'on nie, dira-t-elle, qu'il y ait un troisième parti à prendre au milieu du conflit! et l'on ne voit pas que les ouvriers ont à se défendre à la fois et contre ceux qui ne veulent rien changer à la situation actuelle, parce qu'ils y trouvent avantage, et contre ceux qui rêvent un bouleversement économique dont ils n'ont calculé ni l'étendue ni la portée!» (National du 16 octobre.)

Nous ne voulons pourtant pas dissimuler à Votre Majesté, Sire, que notre projet a un côté vulnérable. On pourra nous dire: Dans vingt ans, toutes les mains gauches seront aussi habiles que le sont maintenant les mains droites, et vous ne pourrez plus compter sur la gaucherie pour accroître le travail national.

À cela, nous répondons que, selon de doctes médecins, la partie gauche du corps humain a une faiblesse naturelle tout à fait rassurante pour l'avenir du travail.

Et, après tout, consentez, Sire, à signer l'ordonnance, et un grand principe aura prévalu: Toute richesse provient de l'intensité du travail. Il nous sera facile d'en étendre et varier les applications. Nous décréterons, par exemple, qu'il ne sera plus permis de travailler qu'avec le pied. Cela n'est pas plus impossible (puisque cela s'est vu) que d'extraire du fer des vases de la Seine. On a vu même des hommes écrire avec le dos. Vous voyez, Sire, que les moyens d'accroître le travail national ne nous manqueront pas. En désespoir de cause, il nous resterait la ressource illimitée des amputations.

Enfin, Sire, si ce rapport n'était destiné à la publicité, nous appellerions votre attention sur la grande influence que tous les systèmes analogues à celui que nous vous soumettons sont de nature à donner aux hommes du pouvoir. Mais c'est une matière que nous nous réservons de traiter en conseil privé.

XVII.—DOMINATION PAR LE TRAVAIL[61].

«De même qu'en temps de guerre on arrive à la domination par la supériorité des armes, peut-on, en temps de paix, arriver à la domination par la supériorité du travail?»

Cette question est du plus haut intérêt, à une époque où on ne paraît pas mettre en doute que, dans le champ de l'industrie, comme sur le champ de bataille, le plus fort écrase le plus faible.

Pour qu'il en soit ainsi, il faut que l'on ait découvert, entre le travail qui s'exerce sur les choses et la violence qui s'exerce sur les hommes, une triste et décourageante analogie; car comment ces deux sortes d'actions seraient-elles identiques dans leurs effets, si elles étaient opposées par leur nature?

Et s'il est vrai qu'en industrie comme en guerre, la domination est le résultat nécessaire de la supériorité, qu'avons-nous à nous occuper de progrès, d'économie sociale, puisque nous sommes dans un monde où tout a été arrangé de telle sorte, par la Providence, qu'un même effet, l'oppression, sort fatalement des principes les plus opposés?

À propos de la politique toute nouvelle où la liberté commerciale entraîne l'Angleterre; beaucoup de personnes font cette objection qui préoccupe, j'en conviens, les esprits les plus sincères: «L'Angleterre fait-elle autre chose que poursuivre le même but par un autre moyen? N'aspire-t-elle pas toujours à l'universelle suprématie? Sûre de la supériorité de ses capitaux et de son travail, n'appelle-t-elle pas la libre concurrence pour étouffer l'industrie du continent, régner en souveraine, et conquérir le privilége de nourrir et vêtir les peuples ruinés?»

Il me serait facile de démontrer que ces alarmes sont chimériques; que notre prétendue infériorité est de beaucoup exagérée; qu'il n'est aucune de nos grandes industries qui, non-seulement ne résiste, mais encore ne se développe sous l'action de la concurrence extérieure, et que son effet infaillible est d'amener un accroissement de consommation générale, capable d'absorber à la fois les produits du dehors et ceux du dedans.

Aujourd'hui je veux attaquer l'objection de front, lui laissant toute sa force et tout l'avantage du terrain qu'elle a choisi. Mettant de côté les Anglais et les Français, je rechercherai, d'une manière générale, si, alors même que, par sa supériorité dans une branche d'industrie, un peuple vient à étouffer l'industrie similaire d'un autre peuple, celui-là a fait un pas vers la domination et celui-ci vers la dépendance; en d'autres termes, si tous deux ne gagnent pas dans l'opération, et si ce n'est pas le vaincu qui y gagne davantage.

Si l'on ne voit dans un produit que l'occasion d'un travail, il est certain que les alarmes des protectionistes sont fondées. À ne considérer le fer, par exemple, que dans ses rapports avec les maîtres de forges, on pourrait craindre que la concurrence d'un pays, où il serait un don gratuit de la nature, n'éteignît les hauts fourneaux dans un autre pays où il y aurait rareté de minerai et de combustible.

Mais est-ce là une vue complète du sujet? Le fer n'a-t-il des rapports qu'avec ceux qui le font? est-il étranger à ceux qui l'emploient? sa destination définitive, unique, est-elle d'être produit? et s'il est utile, non à cause du travail dont il est l'occasion, mais à raison des qualités qu'il possède, des nombreux services auxquels sa dureté, sa malléabilité le rendent propre, ne s'ensuit-il pas que l'étranger ne peut en réduire le prix, même au point d'en empêcher la production chez nous, sans nous faire plus de bien, sous ce dernier rapport, qu'il ne nous fait de mal sous le premier?

Qu'on veuille bien considérer qu'il est une foule de choses que les étrangers, par les avantages naturels dont ils sont entourés, nous empêchent de produire directement, et à l'égard desquelles, nous sommes placés, en réalité, dans la position hypothétique que nous examinons quant au fer. Nous ne produisons chez nous ni le thé, ni le café, ni l'or, ni l'argent. Est-ce à dire que notre travail en masse en est diminué? Non, seulement pour créer la contre-valeur de ces choses, pour les acquérir par voie d'échange, nous détachons de notre travail général une portion moins grande qu'il n'en faudrait pour les produire nous-mêmes. Il nous en reste plus à consacrer à d'autres satisfactions. Nous sommes plus riches; plus forts d'autant. Tout ce qu'a pu faire la rivalité extérieure, même dans les cas où elle nous interdit d'une manière absolue une forme déterminée de travail, c'est de l'économiser, d'accroître notre puissance productive. Est-ce là, pour l'étranger, le chemin de la domination?

Si l'on trouvait en France une mine d'or, il ne s'ensuit pas que nous eussions intérêt à l'exploiter. Il est même certain que l'entreprise devrait être négligée, si chaque once d'or absorbait plus de notre travail qu'une once d'or achetée au Mexique avec du drap. En ce cas, il vaudrait mieux continuer à voir nos mines dans nos métiers.—Ce qui est vrai de l'or l'est du fer.

L'illusion provient de ce qu'on ne voit pas une chose. C'est que la supériorité étrangère n'empêche jamais le travail national que sous une forme déterminée, et ne le rend superflu sous cette forme qu'en mettant à notre disposition le résultat même du travail ainsi anéanti. Si les hommes vivaient dans des cloches, sous une couche d'eau, et qu'ils dussent se pourvoir d'air par l'action de la pompe, il y aurait là une source immense de travail. Porter atteinte à ce travail, en laissant les hommes dans cette condition, ce serait leur infliger un effroyable dommage. Mais si le travail ne cesse que parce que la nécessité n'y est plus, parce que les hommes sont placés dans un autre milieu, où l'air est mis, sans effort, en contact avec leurs poumons, alors la perte de ce travail n'est nullement regrettable, si ce n'est aux yeux de ceux qui s'obstinent à n'apprécier, dans le travail, que le travail même.

C'est là précisément cette nature de travail qu'anéantissent graduellement les machines, la liberté commerciale, le progrès en tout genre; non le travail utile, mais le travail devenu superflu, surnuméraire, sans objet, sans résultat. Par contre, la protection le remet en œuvre; elle nous replace sous la couche d'eau, pour nous fournir l'occasion de pomper; elle nous force à demander l'or à la mine nationale inaccessible, plutôt qu'à nos métiers nationaux. Tout son effet est dans ce mot: déperdition de forces.

On comprend que je parle ici des effets généraux, et non des froissements temporaires qu'occasionne le passage d'un mauvais système à un bon. Un dérangement momentané accompagne nécessairement tout progrès. Ce peut être une raison pour adoucir la transition; ce n'en est pas une pour interdire systématiquement tout progrès, encore moins pour le méconnaître.

On nous représente l'industrie comme une lutte. Cela n'est pas vrai, ou cela n'est vrai que si l'on se borne à considérer chaque industrie dans ses effets, sur une autre industrie similaire, en les isolant toutes deux, par la pensée, du reste de l'humanité. Mais il y a autre chose; il y a les effets sur la consommation, sur le bien-être général.

Voilà pourquoi il n'est pas permis d'assimiler, comme on le fait, le travail à la guerre.

Dans la guerre, le plus fort accable le plus faible.

Dans le travail, le plus fort communique de la force au plus faible. Cela détruit radicalement l'analogie.

Les Anglais ont beau être forts et habiles, avoir des capitaux énormes et amortis, disposer de deux grandes puissances de production, le fer et le feu; tout cela se traduit en bon marché du produit. Et qui gagne au bon marché du produit? Celui qui l'achète.

Il n'est pas en leur puissance d'anéantir d'une manière absolue une portion quelconque de notre travail. Tout ce qu'ils peuvent faire, c'est de le rendre superflu pour un résultat acquis, de donner l'air en même temps qu'ils suppriment la pompe, d'accroître ainsi notre force disponible, et de rendre, chose remarquable, leur prétendue domination d'autant plus impossible que leur supériorité serait plus incontestable.

Ainsi nous arrivons, par une démonstration rigoureuse et consolante, à cette conclusion, que le travail et la violence, si opposés par leur nature, ne le sont pas moins, quoi qu'en disent protectionistes et socialistes, par leurs effets.

Il nous a suffi pour cela de distinguer entre du travail anéanti et du travail économisé.

Avoir moins de fer parce qu'on travaille moins, ou avoir plus de fer quoiqu'on travaille moins, ce sont choses plus que différentes; elles sont opposées. Les protectionistes les confondent, nous ne les confondons pas. Voilà tout.

Qu'on se persuade bien une chose. Si les Anglais mettent en œuvre beaucoup d'activité, de travail, de capitaux, d'intelligence, de forces naturelles, ce n'est pas pour nos beaux yeux. C'est pour se donner à eux-mêmes beaucoup de satisfactions, en échange de leurs produits. Ils veulent certainement recevoir au moins autant qu'ils donnent, et ils fabriquent chez eux le paiement de ce qu'ils achètent ailleurs. Si donc ils nous inondent de leurs produits, c'est qu'ils entendent être inondés des nôtres. Dans ce cas, le meilleur moyen d'en avoir beaucoup pour nous-mêmes, c'est d'être libres de choisir, pour l'acquisition, entre ces deux procédés: production immédiate, production médiate. Tout le machiavélisme britannique ne nous fera pas faire un mauvais choix.

Cessons donc d'assimiler puérilement la concurrence industrielle à la guerre; fausse assimilation qui tire tout ce qu'elle a de spécieux de ce qu'on isole deux industries rivales pour juger les effets de la concurrence. Sitôt qu'on fait entre en ligne de compte l'effet produit sur le bien-être général, l'analogie disparaît.

Dans une bataille, celui qui est tué est bien tué, et l'armée est affaiblie d'autant. En industrie, une usine ne succombe qu'autant que l'ensemble du travail national remplace ce qu'elle produisait, avec un excédant. Imaginons un état de choses où, pour un homme resté sur le carreau, il en ressuscite deux pleins de force et de vigueur. S'il est une planète où les choses sa passent ainsi, il faut convenir que la guerre s'y fait, dans des conditions si différentes de ce que nous la voyons ici-bas, qu'elle n'en mérite pas même le nom.

Or, c'est là le caractère distinctif de ce qu'on a nommé si mal à propos guerre industrielle.

Que les Belges et les Anglais baissent le prix de leur fer, s'ils le peuvent, qu'ils le baissent encore et toujours, jusqu'à l'anéantir. Ils peuvent bien par là éteindre un de nos hauts fourneaux, tuer un de nos soldats; mais je les défie d'empêcher qu'aussitôt, et par une conséquence nécessaire de ce bon marché lui-même, mille autres industries ne ressuscitent, ne se développent, plus profitables que l'industrie mise hors de combat.

Concluons que la domination par le travail est impossible et contradictoire, puisque toute supériorité qui se manifeste chez un peuple se traduit en bon marché et n'aboutit qu'à communiquer de la force à tous les autres. Bannissons de l'économie politique toutes ces expressions empruntées au vocabulaire des batailles: Lutter à armes égales, vaincre, écraser, étouffer, être battu, invasion, tribut. Que signifient ces locutions? Pressez-les, et il n'en sort rien... Nous nous trompons, il en sort d'absurdes erreurs et de funestes préjugés. Ce sont ces mots qui arrêtent la fusion des peuples, leur pacifique, universelle, indissoluble alliance, et le progrès de l'humanité[62]!

FIN DE LA SECONDE SÉRIE.

PAMPHLETS
SUIVIS DE
DISCOURS ET OPINIONS PARLEMENTAIRES.

ORDRE
DE LA PUBLICATION DES PAMPHLETS,
du vivant de l'auteur.
ORDRE
DE LEUR CLASSEMENT DANS CE VOLUME
et le suivant.
  IVe VOLUME.
  • Propriété et Loi.—Justice et Fraternité.
  • Protectionisme et Communisme.
  • Capital et Rente.
  • Paix et Liberté ou le Budget républicain.
  • Incompatibilités parlementaires.
  • L'État.—Maudit argent[63].
  • Gratuité du Crédit.
  • Baccalauréat et Socialisme.
  • Spoliation et Loi.—Mélanges.
  • Propriété et Spoliation.
  • La Loi.
  • Ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas.
  • Propriété et Loi.—Justice et Fraternité.
  • L'État.
  • La Loi.
  • Propriété et Spoliation.
  • Baccalauréat et Socialisme.
  • Protectionisme et Communisme.
  • Ve VOLUME.
  • Spoliation et Loi.
  • Guerre aux Chaires d'Économie politique.
  • Capital et Rente.
  • Maudit argent.
  • Gratuité du Crédit.
  • Ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas.
  • Paix et Liberté.
  • Incompatibilités parlementaires.
  • Discours sur l'Impôt des Boissons.
  • sur la Répression des Coalitions d'ouvriers.
  • Réflexions sur l'Amendement de M. Mortimer-Ternaux.
  • sur la Balance du commerce.
  (Note de l'éditeur.)

PROPRIÉTÉ ET LOI[64].

La confiance de mes concitoyens m'a revêtu du titre de législateur.

Ce titre, je l'aurais certes décliné, si je l'avais compris comme faisait Rousseau.

«Celui qui ose entreprendre d'instituer un peuple, dit-il, doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine, de transformer chaque individu qui, par lui-même, est un tout parfait et solitaire, en partie d'un plus grand tout dont cet individu reçoive en quelque sorte sa vie et son être; d'altérer la constitution physique de l'homme pour la renforcer, etc., etc... S'il est vrai qu'un grand prince est un homme rare, que sera-ce d'un grand législateur? Le premier n'a qu'à suivre le modèle que l'autre doit proposer. Celui-ci est le mécanicien qui invente la machine, celui-là n'est que l'ouvrier qui la monte et la fait marcher.»

Rousseau, étant convaincu que l'état social était d'invention humaine, devait placer très-haut la loi et le législateur. Entre le législateur et le reste des hommes, il voyait la distance ou plutôt l'abîme qui sépare le mécanicien de la matière inerte dont la machine est composée.

Selon lui, la loi devait transformer les personnes, créer ou ne créer pas la propriété. Selon moi, la société, les personnes et les propriétés existent antérieurement aux lois, et, pour me renfermer dans un sujet spécial, je dirai: Ce n'est pas parce qu'il y a des lois qu'il y a des propriétés, mais parce qu'il y a des propriétés qu'il y a des lois.

L'opposition de ces deux systèmes est radicale. Les conséquences qui en dérivent vont s'éloignant sans cesse; qu'il me soit donc permis de bien préciser la question.

J'avertis d'abord que je prends le mot propriété dans le sens général, et non au sens restreint de propriété foncière. Je regrette, et probablement tous les économistes regrettent avec moi, que ce mot réveille involontairement en nous l'idée de la possession du sol. J'entends par propriété le droit qu'a le travailleur sur la valeur qu'il a créée par son travail.

Cela posé, je me demande si ce droit est de création légale, ou s'il n'est pas au contraire antérieur et supérieur à la loi? S'il a fallu que la loi vînt donner naissance au droit de propriété, ou si, au contraire, la propriété était un fait et un droit préexistants qui ont donné naissance à la loi? Dans le premier cas, le législateur a pour mission d'organiser, modifier, supprimer même la propriété, s'il le trouve bon; dans le second, ses attributions se bornent à la garantir, à la faire respecter.

Dans le préambule d'un projet de constitution publié par un des plus grands penseurs des temps modernes, M. Lamennais, je lis ces mots:

«Le peuple français déclare qu'il reconnaît des droits et des devoirs antérieurs et supérieurs à toutes les lois positives et indépendants d'elles.

«Ces droits et ces devoirs, directement émanés de Dieu, se résument dans le triple dogme qu'expriment ces mots sacrés: Égalité, Liberté, Fraternité.»

Je demande si le droit de Propriété n'est pas un de ceux qui, bien loin de dériver de la loi positive, précèdent la loi et sont sa raison d'être?

Ce n'est pas, comme on pourrait le croire, une question subtile et oiseuse. Elle est immense, elle est fondamentale. Sa solution intéresse au plus haut degré la société, et l'on en sera convaincu, j'espère, quand j'aurai comparé, dans leur origine et par leurs effets, les deux systèmes en présence.

Les économistes pensent que la Propriété est un fait providentiel comme la Personne. Le Code ne donne pas l'existence à l'une plus qu'à l'autre. La Propriété, est une conséquence nécessaire de la constitution de l'homme.

Dans la force du mot, l'homme naît propriétaire, parce qu'il naît avec des besoins dont la satisfaction est indispensable à la vie, avec des organes et des facultés dont l'exercice est indispensable à la satisfaction de ces besoins. Les facultés ne sont que le prolongement de la personne; la propriété n'est que le prolongement des facultés. Séparer l'homme de ses facultés, c'est le faire mourir; séparer l'homme du produit de ses facultés, c'est encore le faire mourir.

Il y a des publicistes qui se préoccupent beaucoup de savoir comment Dieu aurait dû faire l'homme: pour nous, nous étudions l'homme tel que Dieu l'a fait; nous constatons qu'il ne peut vivre sans pourvoir à ses besoins; qu'il ne peut pourvoir à ses besoins sans travail, et qu'il ne peut travailler s'il n'est pas SÛR d'appliquer à ses besoins le fruit de son travail.

Voilà pourquoi nous pensons que la Propriété est d'institution divine, et que c'est sa sûreté ou sa sécurité qui est l'objet de la loi humaine.

Il est si vrai que la Propriété est antérieure à la loi, qu'elle est reconnue même parmi les sauvages qui n'ont pas de lois, ou du moins de lois écrites. Quand un sauvage a consacré son travail à se construire une hutte, personne ne lui en dispute la possession ou la Propriété. Sans doute un autre sauvage plus vigoureux peut l'en chasser, mais ce n'est pas sans indigner et alarmer la tribu tout entière. C'est même cet abus de la force qui donne naissance à l'association, à la convention, à la loi, qui met la force publique au service de la Propriété. Donc la loi naît de la Propriété, bien loin que la Propriété naisse de la Loi.

On peut dire que le principe de la propriété est reconnu jusque parmi les animaux. L'hirondelle soigne paisiblement sa jeune famille dans le nid qu'elle a construit par ses efforts.

La plante même vit et se développe par assimilation, par appropriation. Elle s'approprie les substances, les gaz, les sels qui sont à sa portée. Il suffirait d'interrompre ce phénomène pour la faire dessécher et périr.

De même l'homme vit et se développe par appropriation. L'appropriation est un phénomène naturel, providentiel, essentiel à la vie, et la propriété n'est que l'appropriation devenue un droit par le travail. Quand le travail a rendu assimilables, appropriables des substances qui ne l'étaient pas, je ne vois vraiment pas comment on pourrait prétendre que, de droit, le phénomène de l'appropriation doit s'accomplir au profit d'un autre individu que celui qui a exécuté le travail.

C'est en raison de ces faits primordiaux, conséquences nécessaires de la constitution même de l'homme, que la Loi intervient. Comme l'aspiration vers la vie et le développement peut porter l'homme fort à dépouiller l'homme faible, et à violer ainsi le droit du travail, il a été convenu que la force de tous serait consacrée à prévenir et réprimer la violence. La mission de la Loi est donc de faire respecter la Propriété. Ce n'est pas la Propriété qui est conventionnelle, mais la Loi.

Recherchons maintenant l'origine du système opposé.

Toutes nos constitutions passées proclament que la Propriété est sacrée, ce qui semble assigner pour but à l'association commune le libre développement, soit des individualités, soit des associations particulières, par le travail. Ceci implique que la Propriété est un droit antérieur à la Loi, puisque la Loi n'aurait pour objet que de garantir la Propriété.

Mais je me demande si cette déclaration n'a pas été introduite dans nos chartes pour ainsi dire instinctivement, à titre de phraséologie, de lettre morte, et si surtout elle est au fond de toutes les convictions sociales?

Or, s'il est vrai, comme on l'a dit, que la littérature soit l'expression de la société, il est permis de concevoir des doutes à cet égard; car jamais, certes, les publicistes, après avoir respectueusement salué le principe de la propriété, n'ont autant invoqué l'intervention de la loi, non pour faire respecter la Propriété, mais pour modifier, altérer, transformer, équilibrer, pondérer, et organiser la propriété, le crédit et le travail.

Or, ceci suppose qu'on attribue à la Loi, et par suite au Législateur, une puissance absolue sur les personnes et les propriétés.

Nous pouvons en être affligés, nous ne devons pas en être surpris.

Où puisons-nous nos idées sur ces matières et jusqu'à la notion du Droit? Dans les livres latins, dans le Droit romain.

Je n'ai pas fait mon Droit, mais il me suffit de savoir que c'est là la source de nos théories, pour affirmer qu'elles sont fausses. Les Romains devaient considérer la Propriété comme un fait purement conventionnel, comme un produit, comme une création artificielle de la Loi écrite. Évidemment, ils ne pouvaient, ainsi que le fait l'économie politique, remonter jusqu'à la constitution même de l'homme, et apercevoir le rapport et l'enchaînement nécessaire qui existent entre ces phénomènes: besoins, facultés, travail, propriété. C'eût été un contre-sens et un suicide. Comment eux, qui vivaient de rapine, dont toutes les propriétés étaient le fruit de la spoliation, qui avaient fondé leurs moyens d'existence sur le labeur des esclaves, comment auraient-ils pu, sans ébranler les fondements de leur société, introduire dans la législation cette pensée, que le vrai titre de la propriété, c'est le travail qui l'a produite? Non, ils ne pouvaient ni le dire, ni le penser. Ils devaient avoir recours à cette définition empirique de la propriété, jus utendi et abutendi, définition qui n'a de relation qu'avec les effets, et non avec les causes, non avec les origines; car les origines, ils étaient bien forcés de les tenir dans l'ombre.

Il est triste de penser que la science du Droit, chez nous, au dix-neuvième siècle, en est encore aux idées que la présence de l'Esclavage avait dû susciter dans l'antiquité; mais cela s'explique. L'enseignement du Droit est monopolisé en France, et le monopole exclut le progrès.

Il est vrai que les juristes ne font pas toute l'opinion publique mais il faut dire que l'éducation universitaire et cléricale prépare merveilleusement la jeunesse française à recevoir, sur ces matières, les fausses notions des juristes, puisque, comme pour mieux s'en assurer, elle nous plonge tous, pendant les dix plus belles années de notre vie, dans cette atmosphère de guerre et d'esclavage qui enveloppait et pénétrait la société romaine.

Ne soyons donc pas surpris de voir se reproduire, dans le dix-huitième siècle, cette idée romaine que la propriété est un fait conventionnel et d'institution légale; que, bien loin que la Loi soit un corollaire de la Propriété, c'est la Propriété qui est un corollaire de la Loi. On sait que, selon Rousseau, non-seulement la propriété, mais la société tout entière était le résultat d'un contrat, d'une invention née dans la tête du Législateur.

«L'ordre social est un droit sacré qui sert de base à tous les autres. Cependant ce droit ne vient point de la nature. Il est donc fondé sur les conventions

Ainsi le droit qui sert de base à tous les autres est purement conventionnel. Donc la propriété, qui est un droit postérieur, est conventionnelle aussi. Elle ne vient pas de la nature.

Robespierre était imbu des idées de Rousseau. Dans ce que dit l'élève sur la propriété, on reconnaîtra les théories et jusqu'aux formes oratoires du maître.

«Citoyens, je vous proposerai d'abord quelques articles nécessaires pour compléter votre théorie de la propriété. Que ce mot n'alarme personne. Âmes de boue, qui n'estimez que l'or, je ne veux pas toucher à vos trésors, quelque impure qu'en soit la source..... Pour moi, j'aimerais mieux être né dans la cabane de Fabricius que dans le palais de Lucullus, etc., etc.»

Je ferai observer ici que, lorsqu'on analyse la notion de propriété, il est irrationnel et dangereux de faire de ce mot le synonyme d'opulence, et surtout d'opulence mal acquise. La chaumière de Fabricius est une propriété aussi bien que le palais de Lucullus. Mais qu'il me soit permis d'appeler l'attention du lecteur sur la phrase suivante, qui renferme tout le système:

«En définissant la liberté, ce premier besoin de l'homme, le plus sacré des droits qu'il tient de la nature, nous avons dit, avec raison, qu'elle avait pour limite le droit d'autrui. Pourquoi n'avez-vous pas appliqué ce principe à la propriété, qui est une institution sociale, comme si les lois éternelles de la nature étaient moins inviolables que les conventions des hommes?»

Après ces préambules, Robespierre établit les principes en ces termes:

«Art. 1er. La propriété est le droit qu'a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion de biens qui lui est garantie par la loi.

«Art. 2. Le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par l'obligation de respecter les droits d'autrui.»

Ainsi Robespierre met en opposition la Liberté et la Propriété. Ce sont deux droits d'origine différente: l'un vient de la nature, l'autre est d'institution sociale. Le premier est naturel, le second conventionnel.

La limite uniforme que Robespierre pose à ces deux droits aurait dû, ce semble, l'induire à penser qu'ils ont la même source. Soit qu'il s'agisse de liberté ou de propriété, respecter le droit d'autrui, ce n'est pas détruire ou altérer le droit, c'est le reconnaître et le confirmer. C'est précisément parce que la propriété est un droit antérieur à la loi, aussi bien que la liberté, que l'un et l'autre n'existent qu'à la condition de respecter le droit d'autrui, et la loi a pour mission de faire respecter cette limite, ce qui est reconnaître et maintenir le principe même.

Quoi qu'il en soit, il est certain que Robespierre, à l'exemple de Rousseau, considérait la propriété comme une institution sociale, comme une convention. Il ne la rattachait nullement à son véritable titre, qui est le travail. C'est le droit, disait-il, de disposer de la portion de biens garantie par la loi.

Je n'ai pas besoin de rappeler ici qu'à travers Rousseau et Robespierre la notion romaine sur la propriété s'est transmise à toutes nos écoles dites socialistes. On sait que le premier volume de Louis Blanc, sur la Révolution, est un dithyrambe au philosophe de Genève et au chef de la Convention.

Ainsi, cette idée que le droit de propriété est d'institution sociale, qu'il est une invention du législateur, une création de la loi, en d'autres termes, qu'il est inconnu à l'homme dans l'état de nature, cette idée, dis-je, s'est transmise des Romains jusqu'à nous, à travers l'enseignement du droit, les études classiques, les publicistes du dix-huitième siècle, les révolutionnaires de 93, et les modernes organisateurs.

Passons maintenant aux conséquences des deux systèmes que je viens de mettre en opposition, et commençons par le système juriste.

La première est d'ouvrir un champ sans limite à l'imagination des utopistes.

Cela est évident. Une fois qu'on pose en principe que la Propriété tient son existence de la Loi, il y a autant de modes possibles d'organisation du travail, qu'il y a de lois possibles dans la tête des rêveurs. Une fois qu'on pose en principe que le législateur est chargé d'arranger, combiner et pétrir à son gré les personnes et les propriétés, il n'y a pas de bornes aux modes imaginables selon lesquels les personnes et les propriétés pourront être arrangées, combinées et pétries. En ce moment, il y a certainement en circulation, à Paris, plus de cinq cents projets sur l'organisation du travail, sans compter un nombre égal de projets sur l'organisation du crédit. Sans doute ces plans sont contradictoires entre eux, mais tous ont cela de commun qu'ils reposent sur cette pensée: La loi crée le droit de propriété; le législateur dispose en maître absolu des travailleurs et des fruits du travail.

Parmi ces projets, ceux qui ont le plus attiré l'attention publique sont ceux de Fourier, de Saint-Simon, d'Owen, de Cabet, de Louis Blanc. Mais ce serait folie de croire qu'il n'y a que ces cinq modes possibles d'organisation. Le nombre en est illimité. Chaque matin peut en faire éclore un nouveau, plus séduisant que celui de la veille, et je laisse à penser ce qu'il adviendrait de l'humanité si, alors qu'une de ces inventions lui serait imposée, il s'en révélait tout à coup une autre plus spécieuse. Elle serait réduite à l'alternative ou de changer tous les matins son mode d'existence, ou de persévérer à tout jamais dans une voie reconnue fausse, par cela seul qu'elle y serait une fois entrée.

Une seconde conséquence est d'exciter chez tous les rêveurs la soif du pouvoir. J'imagine une organisation du travail. Exposer mon système et attendre que les hommes l'adoptent s'il est bon, ce serait supposer que le principe d'action est en eux. Mais dans le système que j'examine, le principe d'action réside dans le Législateur. «Le législateur, comme dit Rousseau, doit se sentir de force à transformer la nature humaine.» Donc, ce à quoi je dois aspirer, c'est à devenir législateur afin d'imposer l'ordre social de mon invention.

Il est clair encore que les systèmes qui ont pour base cette idée que le droit de propriété est d'institution sociale, aboutissent tous ou au privilége le plus concentré, ou au communisme le plus intégral, selon les mauvaises ou les bonnes intentions de l'inventeur. S'il a des desseins sinistres, il se servira de la loi pour enrichir quelques-uns aux dépens de tous. S'il obéit à des sentiments philanthropiques, il voudra égaliser le bien-être, et, pour cela, il pensera à stipuler en faveur de chacun une participation légale et uniforme aux produits créés. Reste à savoir si, dans cette donnée, la création des produits est possible.

À cet égard, le Luxembourg nous a présenté récemment un spectacle fort extraordinaire. N'a-t-on pas entendu, en plein dix-neuvième siècle, quelques jours après la révolution de Février, faite au nom de la liberté, un homme plus qu'un ministre, un membre du gouvernement provisoire, un fonctionnaire revêtu d'une autorité révolutionnaire et illimitée, demander froidement si, dans la répartition des salaires, il était bon d'avoir égard à la force, au talent, à l'activité, à l'habileté de l'ouvrier, c'est-à-dire à la richesse produite; ou bien si, ne tenant aucun compte de ces vertus personnelles, ni de leur effet utile, il ne vaudrait pas mieux donner à tous désormais une rémunération uniforme? Question qui revient à celle-ci: Un mètre de drap porté sur le marché par un paresseux se vendra-t-il pour le même prix que deux mètres offerts par un homme laborieux? Et, chose qui passe toute croyance, cet homme a proclamé qu'il préférait l'uniformité des profits, quel que fût le travail offert en vente, et il a décidé ainsi, dans sa sagesse, que, quoique deux soient deux par nature, ils ne seraient plus qu'un de par la loi.

Voilà où l'on arrive quand on part de ce point que la loi est plus forte que la nature.

L'auditoire, à ce qu'il paraît, a compris que la constitution même de l'homme se révoltait contre un tel arbitraire; que jamais on ne ferait qu'un mètre de drap donnât droit à la même rémunération que deux mètres. Que s'il en était ainsi, la concurrence qu'on veut anéantir serait remplacée par une autre concurrence mille fois plus funeste; que chacun ferait à qui travaillerait moins, à qui déploierait la moindre activité, puisque aussi bien, de par la loi, la récompense serait toujours garantie et égale pour tous.

Mais le citoyen Blanc avait prévu l'objection, et, pour prévenir ce doux, far-niente, hélas! si naturel à l'homme, quand le travail n'est pas rémunéré, il a imaginé de faire dresser dans chaque commune un poteau où seraient inscrits les noms des paresseux. Mais il n'a pas dit s'il y aurait des inquisiteurs pour découvrir le péché de paresse, des tribunaux pour le juger, et des gendarmes pour exécuter la sentence. Il est à remarquer que les utopistes ne se préoccupent jamais de l'immense machine gouvernementale, qui peut seule mettre en mouvement leur mécanique légale.

Comme les délégués du Luxembourg se montraient quelque peu incrédules, est apparu le citoyen Vidal, secrétaire du citoyen Blanc, qui a achevé la pensée du maître. À l'exemple de Rousseau, le citoyen Vidal ne se propose rien moins que de changer la nature de l'homme et les lois de la Providence[65].

Il a plu à la Providence de placer dans l'individu les besoins et leurs conséquences, les facultés et leurs conséquences, créant ainsi l'intérêt personnel, autrement dit, l'instinct de la conservation et l'amour du développement comme le grand ressort de l'humanité. M. Vidal va changer tout cela. Il a regardé l'œuvre de Dieu, et il a vu qu'elle n'était pas bonne. En conséquence, partant de ce principe que la loi et le législateur peuvent tout, il va supprimer, par décret, l'intérêt personnel. Il y substitue le point d'honneur.

Ce n'est plus pour vivre, faire vivre et élever leur famille que les hommes travailleront, mais pour obéir au point d'honneur, pour éviter le fatal poteau, comme si ce nouveau mobile n'était pas encore de l'intérêt personnel d'une autre espèce.

M. Vidal cite sans cesse ce que le point d'honneur fait faire aux armées. Mais, hélas! il faut tout dire, et si l'on veut enrégimenter les travailleurs, qu'on nous dise donc si le Code militaire, avec ses trente cas de peine de mort, deviendra le Code des ouvriers?

Un effet plus frappant encore du principe funeste que je m'efforce ici de combattre, c'est l'incertitude qu'il tient toujours suspendue, comme l'épée de Damoclès, sur le travail, le capital, le commerce et l'industrie; et ceci est si grave que j'ose réclamer toute l'attention du lecteur.

Dans un pays, comme aux États-Unis, où l'on place le droit de Propriété au-dessus de la Loi, où la force publique n'a pour mission que de faire respecter ce droit naturel, chacun peut en toute confiance consacrer à la production son capital et ses bras. Il n'a pas à craindre que ses plans et ses combinaisons soient d'un instant à l'autre bouleversés par la puissance législative.

Mais quand, au contraire, posant en principe que ce n'est pas le travail, mais la Loi qui est le fondement de la Propriété, on admet tous les faiseurs d'utopies à imposer leurs combinaisons, d'une manière générale et par l'autorité des décrets, qui ne voit qu'on tourne contre le progrès industriel tout ce que la nature a mis de prévoyance et de prudence dans le cœur de l'homme?

Quel est en ce moment le hardi spéculateur qui oserait monter une usine ou se livrer à une entreprise? Hier on décrète qu'il ne sera permis de travailler que pendant un nombre d'heures déterminé. Aujourd'hui on décrète que le salaire de tel genre de travail sera fixé; qui peut prévoir le décret de demain, celui d'après-demain, ceux des jours suivants? Une fois que le législateur se place à cette distance incommensurable des autres hommes; qu'il croit, en toute conscience, pouvoir disposer de leur temps, de leur travail, de leurs transactions, toutes choses qui sont des Propriétés, quel homme, sur la surface du pays, a la moindre connaissance de la position forcée où la Loi le placera demain, lui et sa profession? Et, dans de telles conditions, qui peut et veut rien entreprendre?

Je ne nie certes pas que, parmi les innombrables systèmes que ce faux principe fait éclore, un grand nombre, le plus grand nombre même ne partent d'intentions bienveillantes et généreuses. Mais ce qui est redoutable, c'est le principe lui-même. Le but manifeste de chaque combinaison particulière est d'égaliser le bien-être. Mais l'effet plus manifeste encore du principe sur lequel ces combinaisons sont fondées, c'est d'égaliser la misère; je ne dis pas assez; c'est de faire descendre aux rangs des misérables les familles aisées, et de décimer par la maladie et l'inanition les familles pauvres.

J'avoue que je suis effrayé pour l'avenir de mon pays, quand je songe à la gravité des difficultés financières que ce dangereux principe vient aggraver encore.

Au 24 février, nous avons trouvé un budget qui dépasse les proportions auxquelles la France peut raisonnablement atteindre; et, en outre, selon le ministre actuel des finances, pour près d'un milliard de dettes immédiatement exigibles.

À partir de cette situation, déjà si alarmante, les dépenses ont été toujours grandissant, et les recettes diminuant sans cesse.

Ce n'est pas tout. On a jeté au public, avec une prodigalité sans mesure, deux sortes de promesses. Selon les unes, on va le mettre en possession d'une foule innombrable d'institutions bienfaisantes, mais coûteuses. Selon les autres, on va dégrever tous les impôts. Ainsi, d'une part, on va multiplier les crèches, les salles d'asile, les écoles primaires, les écoles secondaires gratuites, les ateliers de travail, les pensions de retraite de l'industrie. On va indemniser les propriétaires d'esclaves, dédommager les esclaves eux-mêmes; l'État va fonder des institutions de crédit; prêter aux travailleurs des instruments de travail; il double l'armée, réorganise la marine, etc., etc., et d'autre part, il supprime l'impôt du sel, l'octroi et toutes les contributions les plus impopulaires.

Certes, quelque idée qu'on se fasse des ressources de la France, on admettra du moins qu'il faut que ces ressources se développent pour faire face à cette double entreprise si gigantesque et, en apparence, si contradictoire.

Mais voici qu'au milieu de ce mouvement extraordinaire, et qu'on pourrait considérer comme au-dessus des forces humaines, même alors que toutes les énergies du pays seraient dirigées vers le travail productif, un cri s'élève: Le droit de propriété est une création de la loi. En conséquence, le législateur peut rendre à chaque instant, et selon les théories systématiques dont il est imbu, des décrets qui bouleversent toutes les combinaisons de l'industrie. Le travailleur n'est pas propriétaire d'une chose ou d'une valeur parce qu'il l'a créée par le travail, mais parce que la loi d'aujourd'hui la lui garantit. La loi de demain peut retirer cette garantie, et alors la propriété n'est plus légitime.

Je le demande, que doit-il arriver? C'est que le capital et le travail s'épouvantent; c'est qu'ils ne puissent plus compter sur l'avenir. Le capital, sous le coup d'une telle doctrine, se cachera, désertera, s'anéantira. Et que deviendront alors les ouvriers, ces ouvriers pour qui vous professez une affection si vive, si sincère, mais si peu éclairée? Seront-ils mieux nourris quand la production agricole sera arrêtée? Seront-ils mieux vêtus quand nul n'osera fonder une fabrique? Seront-ils plus occupés quand les capitaux auront disparu?

Et l'impôt, d'où le tirerez-vous? Et les finances, comment se rétabliront-elles? Comment paierez-vous l'armée? Comment acquitterez-vous vos dettes? Avec quel argent prêterez-vous les instruments du travail? Avec quelles ressources soutiendrez-vous ces institutions charitables, si faciles à décréter?

Je me hâte d'abandonner ces tristes considérations. Il me reste à examiner dans ses conséquences le principe opposé à celui qui prévaut aujourd'hui, le principe économiste, le principe qui fait remonter au travail, et non à la loi, le droit de propriété, le principe qui dit: La Propriété existe avant la Loi; la loi n'a pour mission que de faire respecter la propriété partout où elle est, partout où elle se forme, de quelque manière que le travailleur la crée, isolément ou par association, pourvu qu'il respecte le droit d'autrui.

D'abord, comme le principe des juristes renferme virtuellement l'esclavage, celui des économistes contient la liberté. La propriété, le droit de jouir du fruit de son travail, le droit de travailler, de se développer, d'exercer ses facultés, comme on l'entend, sans que l'État intervienne autrement que par son action protectrice, c'est la liberté.—Et je ne puis encore comprendre pourquoi les nombreux partisans des systèmes opposés laissent subsister sur le drapeau de la République le mot liberté. On dit que quelques-uns d'entre eux l'ont effacé pour y substituer le mot solidarité. Ceux-là sont plus francs et plus conséquents. Seulement, ils auraient dû dire communisme, et non solidarité; car la solidarité des intérêts, comme la propriété, existe en dehors de la loi.

Il implique encore l'unité. Nous l'avons déjà vu. Si le législateur crée le droit de propriété, il y a pour la propriété autant de manières d'être qu'il peut y avoir d'erreurs dans les têtes d'utopistes, c'est-à-dire l'infini. Si, au contraire, le droit de propriété est un fait providentiel, antérieur à toute législation humaine, et que la législation humaine a pour but de faire respecter, il n'y a place pour aucun autre système.

C'est encore la sécurité, et ceci est de toute évidence: qu'il soit bien reconnu, au sein d'un peuple, que chacun doit pourvoir à ses moyens d'existence, mais aussi que chacun a aux fruits de son travail un droit antérieur et supérieur à la loi; que la loi humaine n'a été nécessaire et n'est intervenue que pour garantir à tous la liberté du travail et la propriété de ses fruits, il est bien évident qu'un avenir de sécurité complète s'ouvre devant l'activité humaine. Elle n'a plus à craindre que la puissance législative vienne, décret sur décret, arrêter ses efforts, déranger ses combinaisons, dérouter sa prévoyance. À l'abri de cette sécurité, les capitaux se formeront rapidement. L'accroissement rapide des capitaux, de son côté, est la raison unique de l'accroissement dans la valeur du travail. Les classes ouvrières seront donc dans l'aisance; elles-mêmes concourront à former de nouveaux capitaux. Elles seront plus en mesure de s'affranchir du salariat, de s'associer aux entreprises, d'en fonder pour leur compte, de reconquérir leur dignité.

Enfin, le principe éternel que l'État ne doit pas être producteur, mais procurer la sécurité aux producteurs, entraîne nécessairement l'économie et l'ordre dans les finances publiques par conséquent, seul il rend possible la bonne assiette et la juste répartition de l'impôt.

En effet, l'État, ne l'oublions jamais, n'a pas de ressources qui lui soient propres. Il n'a rien, il ne possède rien qu'il ne le prenne aux travailleurs. Lors donc qu'il s'ingère de tout, il substitue la triste et coûteuse activité de ses agents à l'activité privée. Si, comme aux États-Unis, on en venait à reconnaître que la mission de l'État est de procurer à tous une complète sécurité, cette mission, il pourrait la remplir avec quelques centaines de millions. Grâce à cette économie, combinée avec la prospérité industrielle, il serait enfin possible d'établir l'impôt direct, unique, frappant exclusivement la propriété réalisée de toute nature.

Mais, pour cela, il faut attendre que des expériences, peut-être cruelles, aient diminué quelque peu notre foi dans l'État et augmenté notre foi dans l'Humanité.

Je terminerai par quelques mois sur l'Association du libre-échange. On lui a beaucoup reproché ce titre. Ses adversaires se sont réjouis, ses partisans se sont affligés de ce que les uns et les autres considéraient comme une faute.

«Pourquoi semer ainsi l'alarme? disaient ces derniers. Pourquoi inscrire sur votre drapeau un principe? Pourquoi ne pas vous borner à réclamer dans le tarif des douanes ces modifications sages et prudentes que le temps a rendues nécessaires, et dont l'expérience a constaté l'opportunité?»

Pourquoi? parce que, à mes yeux du moins, jamais le libre-échange n'a été une question de douane et de tarif, mais une question de droit, de justice, d'ordre public, de Propriété. Parce que le privilége, sous quelque forme qu'il se manifeste, implique la négation ou le mépris de la propriété; parce que l'intervention de l'État pour niveler les fortunes, pour grossir la part des uns aux dépens des autres, c'est du communisme, comme une goutte d'eau est aussi bien de l'eau que l'Océan tout entier; parce que je prévoyais que le principe de la propriété, une fois ébranlé sous une forme, ne tarderait pas à être attaqué sous mille formes diverses; parce que je n'avais pas quitté ma solitude pour poursuivre une modification partielle de tarifs, qui aurait impliqué mon adhésion à cette fausse notion que la loi est antérieure à la propriété, mais pour voler au secours du principe opposé, compromis par le régime protecteur; parce que j'étais convaincu que les propriétaires fonciers et les capitalistes avaient eux-mêmes déposé, dans le tarif, le germe de ce communisme qui les effraie maintenant, puisqu'ils demandaient à la loi des suppléments de profits, au préjudice des classes ouvrières. Je voyais bien que ces classes ne tarderaient pas à réclamer aussi, en vertu de l'égalité, le bénéfice de la loi appliquée à niveler le bien-être, ce qui est le communisme.

Qu'on lise le premier acte émané de notre Association, le programme rédigé dans une séance préparatoire, le 10 mai 1846; on se convaincra que ce fut là notre pensée dominante.

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