← Retour

Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 4: mises en ordre, revues et annotées d'après les manuscrits de l'auteur

16px
100%

«L'Échange est un droit naturel comme la Propriété. Tout citoyen qui a créé ou acquis un produit, doit avoir l'option ou de l'appliquer immédiatement à son usage, ou de le céder à quiconque, sur la surface du globe, consent à lui donner en échange l'objet de ses désirs. Le priver de cette faculté, quand il n'en fait aucun usage contraire à l'ordre public et aux bonnes mœurs, et uniquement pour satisfaire la convenance d'un autre citoyen, c'est légitimer une spoliation, c'est blesser la loi de justice.

«C'est encore violer les conditions de l'ordre; car quel ordre peut exister au sein d'une société où chaque industrie, aidée en cela par la loi et la force publique, cherche ses succès dans l'oppression de toutes les autres?»

Nous placions tellement la question au-dessus des tarifs, que nous ajoutions:

«Les soussignés ne contestent pas à la société le droit d'établir, sur les marchandises qui passent la frontière, des taxes destinées aux dépenses communes, pourvu qu'elles soient déterminées par les besoins du Trésor.

«Mais sitôt que la taxe, perdant son caractère fiscal, a pour but de repousser le produit étranger, au détriment du fisc lui-même, afin d'exhausser artificiellement le prix du produit national similaire, et de rançonner ainsi la communauté au profit d'une classe, dès ce moment la Protection, ou plutôt la Spoliation se manifeste, et C'EST LA le principe que l'Association aspire à ruiner dans les esprits et à effacer complétement de nos lois.»

Certes, si nous n'avions poursuivi qu'une modification immédiate des tarifs, si nous avions été, comme on l'a prétendu, les agents de quelques intérêts commerciaux, nous nous serions bien gardés d'inscrire sur notre drapeau un mot qui implique un principe. Croit-on que je n'aie pas pressenti les obstacles que nous susciterait cette déclaration de guerre à l'injustice? Ne savais-je pas très-bien qu'en louvoyant, en cachant le but, en voilant la moitié de notre pensée, nous arriverions plus tôt à telle ou telle conquête partielle? Mais en quoi ces triomphes, d'ailleurs éphémères, eussent-ils dégagé et sauvegardé le grand principe de la Propriété, que nous aurions nous-même tenu dans l'ombre et mis hors de cause?

Je le répète, nous demandions l'abolition du régime protecteur, non comme une bonne mesure gouvernementale, mais comme une justice, comme la réalisation de la liberté, comme la conséquence rigoureuse d'un droit supérieur à la loi. Ce que nous voulions au fond, nous ne devions pas le dissimuler dans la forme[66].

Le temps approche où l'on reconnaîtra que nous avons eu raison de ne pas consentir à mettre, dans le titre de notre Association, un leurre, un piége, une surprise, une équivoque, mais la franche expression d'un principe éternel d'ordre et de justice, car il n'y a de puissance que dans les principes; eux seuls sont le flambeau des intelligences, le point de ralliement des convictions égarées.

Dans ces derniers temps, un tressaillement universel a parcouru, comme un frisson d'effroi, la France tout entière. Au seul mot de communisme, toutes les existences se sont alarmées. En voyant se produire au grand jour et presque officiellement les systèmes les plus étranges, en voyant se succéder des décrets subversifs, qui peuvent être suivis de décrets plus subversifs encore, chacun s'est demandé dans quelle voie nous marchions. Les capitaux se sont effrayés, le crédit a fui, le travail a été suspendu, la scie et le marteau se sont arrêtés au milieu de leur œuvre, comme si un funeste et universel courant électrique eût paralysé tout à coup les intelligences et les bras. Et pourquoi? Parce que le principe de la propriété, déjà compromis essentiellement par le régime protecteur, a éprouvé de nouvelles secousses, conséquences de la première; parce que l'intervention de la Loi en matière d'industrie, et comme moyen de pondérer les valeurs et d'équilibrer les richesses, intervention dont le régime protecteur a été la première manifestation, menace de se manifester sous mille formes connues ou inconnues. Oui, je le dis hautement, ce sont les propriétaires fonciers; ceux que l'on considère comme les propriétaires par excellence, qui ont ébranlé le principe de la propriété, puisqu'ils en ont appelé à la loi pour donner à leurs terres et à leurs produits une valeur factice. Ce sont les capitalistes qui ont suggéré l'idée du nivellement des fortunes par la loi. Le protectionisme a été l'avant-coureur du communisme; je dis plus, il a été sa première manifestation. Car, que demandent aujourd'hui les classes souffrantes? Elles ne demandent pas autre chose que ce qu'ont demandé et obtenu les capitalistes et les propriétaires fonciers. Elles demandent l'intervention de la loi pour équilibrer, pondérer, égaliser la richesse. Ce qu'ils ont fait par la douane elles veulent le faire par d'autres institutions; mais le principe est toujours le même, prendre législativement aux uns pour donner aux autres; et certes, puisque c'est vous, propriétaires et capitalistes, qui avez fait admettre ce funeste principe, ne vous récriez donc pas si de plus malheureux que vous en réclament le bénéfice. Ils y ont au moins un titre que vous n'aviez pas[67].

Mais on ouvre les yeux enfin, on voit vers quel abîme nous pousse cette première atteinte portée aux conditions essentielles de toute sécurité sociale. N'est-ce pas une terrible leçon, une preuve sensible de cet enchaînement de causes et d'effets, par lequel apparaît à la longue la justice des rétributions providentielles, que de voir aujourd'hui les riches s'épouvanter devant l'envahissement d'une fausse doctrine, dont ils ont eux-mêmes posé les bases iniques, et dont ils croyaient faire paisiblement tourner les conséquences à leur seul profit? Oui, prohibitionistes, vous avez, été les promoteurs du communisme. Oui, propriétaires, vous avez détruit dans les esprits la vraie notion de la Propriété. Cette notion, c'est l'Économie politique qui la donne, et vous avez proscrit l'Économie politique, parce que, au nom du droit de propriété, elle combattait vos injustes priviléges[68].—Et quand elles ont saisi le pouvoir, quelle a été aussi la première pensée de ces écoles modernes qui vous effraient? C'est de supprimer l'Économie politique, car la science économique, c'est une protestation perpétuelle contre ce nivellement légal que vous avez recherché et que d'autres recherchent aujourd'hui à votre exemple. Vous avez demandé à la Loi autre chose et plus qu'il ne faut demander à la Loi, autre chose et plus que la Loi ne peut donner. Vous lui avez demandé, non la sécurité (c'eût été votre droit), mais la plus-value de ce qui vous appartient, ce qui ne pouvait vous être accordé sans porter atteinte aux droits d'autrui. Et maintenant, la folie de vos prétentions est devenue la folie universelle.—Et si vous voulez conjurer l'orage qui menace de vous engloutir, il ne vous reste qu'une ressource. Reconnaissez votre erreur; renoncez à vos priviléges; faites rentrer la Loi dans ses attributions, renfermez le Législateur dans son rôle. Vous nous avez délaissés, vous nous avez attaqués, parce que vous ne nous compreniez pas sans doute. À l'aspect de l'abîme que vous avez ouvert de vos propres mains, hâtez-vous de vous rallier à nous, dans notre propagande en faveur du droit de propriété, en donnant, je le répète, à ce mot sa signification la plus large, en y comprenant et les facultés de l'homme et tout ce qu'elles parviennent à produire, qu'il s'agisse de travail ou d'échange!

La doctrine que nous défendons excite une certaine défiance, à raison de son extrême simplicité; elle se borne à demander à la loi SÉCURITÉ pour tous. On a de la peine à croire que le mécanisme gouvernemental puisse être réduit à ces proportions. De plus, comme cette doctrine renferme la Loi dans les limites de la Justice universelle, on lui reproche d'exclure la Fraternité. L'Économie politique n'accepte pas l'accusation. Ce sera l'objet d'un prochain article.

JUSTICE ET FRATERNITÉ[69].

L'École économiste est en opposition, sur une foule de points, avec les nombreuses Écoles socialistes, qui se disent plus avancées, et qui sont, j'en conviens volontiers, plus actives et plus populaires. Nous avons pour adversaires (je ne veux pas dire pour détracteurs) les communistes, les fouriéristes, les owénistes, Cabet, L. Blanc, Proudhon, P. Leroux et bien d'autres.

Ce qu'il y a de singulier, c'est que ces écoles diffèrent entre elles au moins autant qu'elles diffèrent de nous. Il faut donc, d'abord, qu'elles admettent un principe commun à toutes, que nous n'admettons pas; ensuite, que ce principe se prête à l'infinie diversité que nous voyons entre elles.

Je crois que ce qui nous sépare radicalement, c'est ceci:

L'Économie politique conclut à ne demander À LA LOI que la Justice universelle.

Le Socialisme, dans ses branches diverses, et par des applications dont le nombre est naturellement indéfini, demande de plus À LA LOI la réalisation du dogme de la Fraternité.

Or, qu'est-il arrivé? Le Socialisme admet, avec Rousseau, que l'ordre social tout entier est dans la Loi. On sait que Rousseau faisait reposer la société sur un contrat. Louis Blanc, dès la première page de son livre sur la Révolution, dit: «Le principe de la fraternité est celui qui, regardant comme solidaires les membres de la grande famille, tend à organiser un jour les sociétés, œuvre de l'homme, sur le modèle du corps humain, œuvre de Dieu.»

Partant de ce point, que la société est l'œuvre de l'homme, l'œuvre de la loi, les socialistes doivent en induire que rien n'existe dans la société, qui n'ait été ordonné et arrangé d'avance par Législateur.

Donc, voyant l'Économie politique se borner à demander À LA LOI Justice partout et pour tous, Justice universelle, ils ont pensé qu'elle n'admettait pas la Fraternité dans les relations sociales.

Le raisonnement est serré. «Puisque la société est toute dans la loi, disent-ils, et puisque vous ne demandez à la loi que la justice, vous excluez donc la fraternité de la loi, et par conséquent de la société.»

De là ces imputations de rigidité, de froideur, de dureté, de sécheresse, qu'on a accumulées sur la science économique et sur ceux qui la professent.

Mais la majeure est-elle admissible? Est-il vrai que toute la société soit renfermée dans la loi? On voit de suite que si cela n'est pas, toutes ces imputations croulent.

Eh quoi! dire que la loi positive, qui agit toujours avec autorité, par voie de contrainte, appuyée sur une force coercitive, montrant pour sanction la baïonnette ou le cachot, aboutissant à une clause pénale; dire que la loi qui ne décrète ni l'affection, ni l'amitié, ni l'amour, ni l'abnégation, ni le dévouement, ni le sacrifice, ne peut davantage décréter ce qui les résume, la Fraternité, est-ce donc anéantir ou nier ces nobles attributs de notre nature? Non certes; c'est dire seulement que la société est plus vaste que la loi; qu'un grand nombre d'actes s'accomplissent, qu'une foule de sentiments se meuvent en dehors et au-dessus de la loi.

Quant à moi, au nom de la science, je proteste de toutes mes forces contre cette interprétation misérable, selon laquelle, parce que nous reconnaissons à la loi une limite, on nous accuse de nier tout ce qui est au delà de cette limite. Ah! qu'on veuille le croire, nous aussi nous saluons avec transport ce mot Fraternité, tombé il y a dix-huit siècles du haut de la montagne sainte et inscrit pour toujours sur notre drapeau républicain. Nous aussi nous désirons voir les individus, les familles, les nations s'associer, s'entr'aider, s'entre-secourir dans le pénible voyage de la vie mortelle. Nous aussi nous sentons battre notre cœur et couler nos larmes au récit des actions généreuses, soit qu'elles brillent dans la vie des simples citoyens, soit qu'elles rapprochent et confondent les classes diverses, soit surtout qu'elles précipitent les peuples prédestinés aux avant-postes du progrès et de la civilisation.

Et nous réduira-t-on à parler de nous-mêmes? Eh bien! qu'on scrute nos actes. Certes, nous voulons bien admettre que ces nombreux publicistes qui, de nos jours, veulent étouffer dans le cœur de l'homme jusqu'au sentiment de l'intérêt, qui se montrent si impitoyables envers ce qu'ils appellent l'individualisme, dont la bouche se remplit incessamment des mots dévouement, sacrifice, fraternité; nous voulons bien admettre qu'ils obéissent exclusivement à ces sublimes mobiles qu'ils conseillent aux autres, qu'ils donnent des exemples aussi bien que des conseils, qu'ils ont eu soin de mettre leur conduite en harmonie avec leurs doctrines; nous voulons bien les croire, sur leur parole, pleins de désintéressement et de charité; mais enfin, il nous sera permis de dire que sous ce rapport nous ne redoutons pas la comparaison.

Chacun de ces Décius a un plan qui doit réaliser le bonheur de l'humanité, et tous ont l'air de dire que si nous les combattons, c'est parce que nous craignons ou pour notre fortune, ou pour d'autres avantages sociaux. Non; nous les combattons, parce que nous tenons leurs idées pour fausses, leurs projets pour aussi puérils que désastreux. Que s'il nous était démontré qu'on peut faire descendre à jamais le bonheur sur terre par une organisation factice, ou en décrétant la fraternité, il en est parmi nous qui, quoique économistes, signeraient avec joie ce décret de la dernière goutte de leur sang.

Mais il ne nous est pas démontré que la fraternité se puisse imposer. Si même, partout où elle se manifeste, elle excite si vivement notre sympathie, c'est parce qu'elle agit en dehors de toute contrainte légale. La fraternité est spontanée, ou n'est pas. La décréter, c'est l'anéantir. La LOI peut bien forcer l'homme à rester juste; vainement elle essaierait de le forcer à être dévoué.

Ce n'est pas moi, du reste, qui ai inventé cette distinction. Ainsi que je le disais tout à l'heure, il y a dix-huit siècles, ces paroles sortirent de la bouche du divin fondateur de notre religion:

«La loi vous dit: Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qui vous fût fait.

«Et moi, je vous dis: Faites aux autres ce que vous voudriez que les autres fissent pour vous.»

Je crois que ces paroles fixent la limite qui sépare la Justice de la Fraternité. Je crois qu'elles tracent en outre une ligne de démarcation, je ne dirai pas absolue et infranchissable, mais théorique et rationnelle, entre le domaine circonscrit de la loi et la région sans borne de la spontanéité humaine.

Quand un grand nombre de familles, qui toutes, pour vivre, se développer et se perfectionner, ont besoin de travailler, soit isolément, soit par association, mettent en commun une partie de leurs forces, que peuvent-elles demander à cette force commune, si ce n'est la protection de toutes les personnes, de tous les travaux, de toutes les propriétés, de tous les droits, de tous les intérêts? cela, qu'est-ce autre chose que la Justice universelle? Évidemment le droit de chacun a pour limite le droit absolument semblable de tous les autres. La loi ne peut donc faire autre chose que reconnaître cette limite et la faire respecter. Si elle permettait à quelques-uns de la franchir, ce serait au détriment de quelques autres. La loi serait injuste. Elle le serait bien plus encore si, au lieu de tolérer cet empiétement, elle l'ordonnait.

Qu'il s'agisse, par exemple, de propriété: le principe est que ce que chacun a fait par son travail lui appartient, encore que ce travail ait été comparativement plus ou moins habile, persévérant, heureux, et par suite plus ou moins productif. Que si deux travailleurs veulent unir leurs forces, pour partager le produit suivant des proportions convenues, ou échanger entre eux leurs produits, ou si l'un veut faire à l'autre un prêt ou un don, qu'est-ce qu'a à faire la loi? Rien, ce me semble, si ce n'est exiger l'exécution des conventions, empêcher ou punir le dol, la violence et la fraude.

Cela veut-il dire qu'elle interdira les actes de dévouement et de générosité? Qui pourrait avoir une telle pensée? Mais ira-t-elle jusqu'à les ordonner? Voilà précisément le point qui divise les économistes et les socialistes.

Si les socialistes veulent dire que, pour des circonstances extraordinaires, pour des cas urgents, l'État doit préparer quelques ressources, secourir certaines infortunes, ménager certaines transitions, mon Dieu, nous serons d'accord; cela s'est fait; nous désirons que cela se fasse mieux. Il est cependant un point, dans cette voie, qu'il ne faut pas dépasser; c'est celui où la prévoyance gouvernementale viendrait anéantir la prévoyance individuelle en s'y substituant. Il est de toute évidence que la charité organisée ferait, en ce cas, beaucoup plus de mal permanent que de bien passager.

Mais il ne s'agit pas ici de mesures exceptionnelles. Ce que nous recherchons, c'est ceci: la Loi, considérée au point de vue général et théorique, a-t-elle pour mission de constater et faire respecter la limite des droits réciproques préexistants, ou bien de faire directement le bonheur des hommes, en provoquant des actes de dévouement, d'abnégation et de sacrifices mutuels?

Ce qui me frappe dans ce dernier système (et c'est pour cela que dans cet écrit fait à la hâte j'y reviendrai souvent), c'est l'incertitude qu'il fait planer sur l'activité humaine et ses résultats, c'est l'inconnu devant lequel il place la société, inconnu qui est de nature à paralyser toutes ses forces.

La Justice, on sait ce qu'elle est, où elle est. C'est un point fixe, immuable. Que la loi la prenne pour guide, chacun sait à quoi s'en tenir, et s'arrange en conséquence.

Mais la Fraternité, où est son point détermine? quelle est sa limite? quelle est sa forme? Évidemment c'est l'infini. La fraternité, en définitive, consiste à faire un sacrifice pour autrui, à travailler pour autrui. Quand elle est libre, spontanée, volontaire, je la conçois, et j'y applaudis. J'admire d'autant plus le sacrifice qu'il est plus entier. Mais quand on pose au sein d'une société ce principe, que la Fraternité sera imposée par la loi, c'est-à-dire, en bon français, que la répartition des fruits du travail sera faite législativement, sans égard pour les droits du travail lui-même; qui peut dire dans quelle mesure ce principe agira, de quelle forme un caprice du législateur peut le revêtir, dans quelles institutions un décret peut du soir au lendemain l'incarner? Or, je demande si, à ces conditions, une société peut exister?

Remarquez que le Sacrifice, de sa nature, n'est pas, comme la Justice, une chose qui ait une limite. Il peut s'étendre, depuis le don de l'obole jetée dans la sébile du mendiant jusqu'au don de la vie, usque ad mortem, mortem autem crucis. L'Évangile, qui a enseigné la Fraternité aux hommes, l'a expliquée par ses conseils. Il nous a dit: «Lorsqu'on vous frappera sur la joue droite, présentez la joue gauche. Si quelqu'un veut vous prendre votre veste, donnez-lui encore votre manteau.» Il a fait plus que de nous expliquer la fraternité, il nous en a donné le plus complet, le plus touchant et le plus sublime exemple au sommet du Golgotha.

Eh bien! dira-t-on que la Législation doit pousser jusque-là la réalisation, par mesure administrative, du dogme de la Fraternité? Ou bien s'arrêtera-t-elle en chemin? Mais à quel degré s'arrêtera-t-elle, et selon quelle règle? Cela dépendra aujourd'hui d'un scrutin, demain d'un autre.

Même incertitude quant à la forme. Il s'agit d'imposer des sacrifices à quelques-uns pour tous, ou à tous pour quelques-uns. Qui peut me dire comment s'y prendra la loi? car on ne peut nier que le nombre des formules fraternitaires ne soit indéfini. Il n'y a pas de jour où il ne m'en arrive cinq ou six par la poste, et toutes, remarquez-le bien, complétement différentes. En vérité, n'est-ce pas folie de croire qu'une nation peut goûter quelque repos moral et quelque prospérité matérielle, quand il est admis en principe que, du soir au lendemain, le législateur peut la jeter toute entière dans l'un des cent mille moules fraternitaires qu'il aura momentanément préféré?

Qu'il me soit permis de mettre en présence, dans leurs conséquences les plus saillantes, le système économiste et le système socialiste.

Supposons d'abord une nation qui adopte pour base de sa législation la Justice, la Justice universelle.

Supposons que les citoyens disent au gouvernement: «Nous prenons sur nous la responsabilité de notre propre existence; nous nous chargeons de notre travail, de nos transactions, de notre instruction, de nos progrès, de notre culte; pour vous, votre seule mission sera de nous contenir tous, et sous tous les rapports, dans les limites de nos droits.»

Vraiment, on a essayé tant de choses, je voudrais que la fantaisie prît un jour à mon pays, ou à un pays quelconque, sur la surface du globe, d'essayer au moins celle-là. Certes, le mécanisme, on ne le niera pas, est d'une simplicité merveilleuse. Chacun exerce tous ses droits comme il l'entend, pourvu qu'il n'empiète pas sur les droits d'autrui. L'épreuve serait d'autant plus intéressante, qu'en point de fait, les peuples qui se rapprochent le plus de ce système surpassent tous les autres en sécurité, en prospérité, en égalité et en dignité. Oui, s'il me reste dix ans de vie, j'en donnerais volontiers neuf pour assister, pendant un an, à une telle expérience faite dans ma patrie.—Car voici, ce me semble, ce dont je serais l'heureux témoin.

En premier lieu, chacun serait fixé sur son avenir, en tant qu'il peut être affecté par la loi. Ainsi que je l'ai fait remarquer, la justice exacte est une chose tellement déterminée, que la législation qui n'aurait qu'elle en vue serait à peu près immuable. Elle ne pourrait varier que sur les moyens d'atteindre de plus en plus ce but unique: faire respecter les personnes et leurs droits. Ainsi, chacun pourrait se livrer à toutes sortes d'entreprises honnêtes sans crainte et sans incertitude. Toutes les carrières seraient ouvertes à tous; chacun pourrait exercer ses facultés librement, selon qu'il serait déterminé par son intérêt, son penchant, son aptitude, ou les circonstances; il n'y aurait ni priviléges, ni monopoles, ni restrictions d'aucune sorte.

Ensuite, toutes les forces du gouvernement étant appliquées à prévenir et à réprimer les dols, les fraudes, les délits, les crimes, les violences, il est à croire qu'elles atteindraient d'autant mieux ce but qu'elles ne seraient pas disséminées, comme aujourd'hui, sur une foule innombrable d'objets étrangers à leurs attributions essentielles. Nos adversaires eux-mêmes ne nieront pas que prévenir et réprimer l'injustice ne soit la mission principale de l'État. Pourquoi donc cet art précieux de la prévention et de la répression a-t-il fait si peu de progrès chez nous? Parce que l'État le néglige pour les mille autres fonctions dont on l'a chargé. Aussi la Sécurité n'est pas, il s'en faut de beaucoup, le trait distinctif de la société française. Elle serait complète sous le régime dont je me suis fait, pour le moment, l'analyste; sécurité dans l'avenir, puisque aucune utopie ne pourrait s'imposer en empruntant la force publique; sécurité dans le présent, puisque cette force serait exclusivement consacrée à combattre et anéantir l'injustice.

Ici, il faut bien que je dise un mot des conséquences qu'engendre la Sécurité. Voilà donc la Propriété sous ses formes diverses, foncière, mobilière, industrielle, intellectuelle, manuelle, complétement garantie. La voilà à l'abri des atteintes des malfaiteurs et, qui plus est, des atteintes de la Loi. Quelle que soit la nature des services que les travailleurs rendent à la société ou se rendent entre eux, ou échangent au dehors, ces services auront toujours leur valeur naturelle. Cette valeur sera bien encore affectée par les événements, mais au moins elle ne pourra jamais l'être par les caprices de la loi, par les exigences de l'impôt, par les intrigues, les prétentions et les influences parlementaires. Le prix des choses et du travail subira donc le minimum possible de fluctuation, et sous l'ensemble de toutes ces conditions réunies, il n'est pas possible que l'industrie ne se développe, que les richesses ne s'accroissent, que les capitaux ne s'accumulent avec une prodigieuse rapidité.

Or, quand les capitaux se multiplient, ils se font concurrence entre eux; leur rémunération diminue, ou, en d'autres termes, l'intérêt baisse. Il pèse de moins en moins sur le prix des produits. La part proportionnelle du capital dans l'œuvre commune va décroissant sans cesse. Cet agent du travail plus répandu devient à la portée d'un plus grand nombre d'hommes. Le prix des objets de consommation est soulagé de toute la part que le capital prélève en moins; la vie est à bon marché, et c'est une première condition essentielle pour l'affranchissement des classes ouvrières[70].

En même temps, et par un effet de la même cause (l'accroissement rapide du capital), les salaires haussent de toute nécessité. Les capitaux, en effet, ne rendent absolument rien qu'à la condition d'être mis en œuvre. Plus ce fonds des salaires est grand et occupé, relativement à un nombre déterminé d'ouvriers, plus le salaire hausse.

Ainsi, le résultat nécessaire de ce régime de justice exacte, et par conséquent de liberté et de sécurité, c'est de relever les classes souffrantes de deux manières, d'abord en leur donnant la vie à bon marché, ensuite en élevant le taux des salaires.

Il n'est pas possible que le sort des ouvriers soit ainsi naturellement et doublement amélioré, sans que leur condition morale s'élève et s'épure. Nous sommes donc dans la voie de l'Égalité. Je ne parle pas seulement de cette égalité devant la loi, que le système implique évidemment puisqu'il exclut toute injustice, mais de l'égalité de fait, au physique et au moral, résultant de ce que la rémunération du travail augmente à mesure et par cela même que celle du capital diminue.

Si nous jetons les yeux sur les rapports de ce peuple avec les autres nations, nous trouvons qu'ils sont tous favorables à la paix. Se prémunir contre toute agression, voilà sa seule politique. Il ne menace ni n'est menacé. Il n'a pas de diplomatie et bien moins encore de diplomatie armée. En vertu du principe de Justice universelle, nul citoyen ne pouvant, dans son intérêt, faire intervenir la loi pour empêcher un autre citoyen d'acheter ou de vendre au dehors, les relations commerciales de ce peuple seront libres et très-étendues. Personne ne conteste que ces relations ne contribuent au maintien de la paix. Elles constitueront pour lui un véritable et précieux système de défense, qui rendra à peu près inutiles les arsenaux, les places fortes, la marine militaire et les armées permanentes. Ainsi, toutes les forces de ce peuple seront affectées à des travaux productifs, nouvelle cause d'accroissement de capitaux avec toutes les conséquences qui en dérivent.

Il est aisé de voir qu'au sein de ce peuple, le gouvernement est réduit à des proportions fort exiguës, et les rouages administratifs à une grande simplicité. De quoi s'agit-il? de donner à la force publique la mission unique de faire régner la justice parmi les citoyens. Or, cela se peut faire à peu de frais et ne coûte aujourd'hui même en France que vingt-six millions. Donc cette nation ne paiera pour ainsi dire pas d'impôts. Il est même certain que la civilisation et le progrès tendront à y rendre le gouvernement de plus en plus simple et économique, car plus la justice sera le fruit de bonnes habitudes sociales, plus il sera opportun de réduire la force organisée pour l'imposer.

Quand une nation est écrasée de taxes, rien n'est plus difficile et je pourrais dire impossible que de les répartir également. Les statisticiens et les financiers n'y aspirent plus. Il y a cependant une chose plus impossible encore, c'est de les rejeter sur les riches. L'État ne peut avoir beaucoup d'argent qu'en épuisant tout le monde et les masses surtout. Mais dans le régime si simple, auquel je consacre cet inutile plaidoyer, régime qui ne réclame que quelques dizaines de millions, rien n'est plus aisé qu'une répartition équitable. Une contribution unique, proportionnelle à la propriété réalisée, prélevée en famille et sans frais au sein des conseils municipaux, y suffit. Plus de cette fiscalité tenace, de cette bureaucratie dévorante, qui sont la mousse et la vermine du corps social; plus de ces contributions indirectes, de cet argent arraché par force et par ruse, de ces piéges fiscaux tendus sur toutes les voies du travail, de ces entraves qui nous font plus de mal encore par les libertés qu'elles nous ôtent que par les ressources dont elles nous privent.

Ai-je besoin de montrer que l'ordre serait le résultat infaillible d'un tel régime? D'où pourrait venir le désordre? Ce n'est pas de la misère; elle serait probablement inconnue dans le pays, au moins à l'état chronique; et si, après tout, il se révélait des souffrances accidentelles et passagères, nul ne songerait à s'en prendre à l'État, au gouvernement, à la loi. Aujourd'hui qu'on a admis en principe que l'État est institué pour distribuer la richesse à tout le monde, il est naturel qu'on lui demande compte de cet engagement. Pour le tenir, il multiplie les taxes et fait plus de misères qu'il n'en guérit. Nouvelles exigences de la part du public, nouvelles taxes de la part de l'État, et nous ne pouvons que marcher de révolution en révolution. Mais s'il était bien entendu que l'État ne doit prendre aux travailleurs que ce qui est rigoureusement indispensable pour les garantir contre toute fraude et toute violence, je ne puis apercevoir de quel côté viendrait le désordre.

Il est des personnes qui penseront que, sous un régime aussi simple, aussi facilement réalisable, la société serait bien morne et bien triste. Que deviendrait la grande politique? à quoi serviraient les hommes d'État? La représentation nationale elle-même, réduite à perfectionner le Code civil et le Code pénal, ne cesserait-elle pas d'offrir à la curieuse avidité du public le spectacle de ses débats passionnés et de ses luttes dramatiques?

Ce singulier scrupule vient de l'idée que gouvernement et société, c'est une seule et même chose; idée fausse et funeste s'il en fut. Si cette identité existait, simplifier le gouvernement, ce serait, en effet, amoindrir la société.

Mais est-ce que, par cela seul que la force publique se bornerait à faire régner la justice, cela retrancherait quelque chose à l'initiative des citoyens? Est-ce que leur action est renfermée, même aujourd'hui, dans des limites fixées par la loi? Ne leur serait-il pas loisible, pourvu qu'ils ne s'écartassent pas de la justice, de former des combinaisons infinies, des associations de toute nature, religieuses, charitables, industrielles, agricoles, intellectuelles, et même phalanstériennes et icariennes? N'est-il pas certain, au contraire, que l'abondance des capitaux favoriserait toutes ces entreprises? Seulement, chacun s'y associerait volontairement à ses périls et risques. Ce que l'on veut, par l'intervention de l'État, c'est s'y associer aux risques et aux frais du public.

On dira sans doute: Dans ce régime, nous voyons bien la justice, l'économie, la liberté, la richesse, la paix, l'ordre et l'égalité, mais nous n'y voyons pas la fraternité.

Encore une fois, n'y a-t-il dans le cœur de l'homme que ce que le législateur y a mis? A-t-il fallu, pour que la fraternité fît son apparition sur la terre, qu'elle sortît de l'urne d'un scrutin? Est-ce que la loi vous interdit la charité, par cela seul qu'elle ne vous impose que la justice? Croit-on que les femmes cesseront d'avoir du dévouement et un cœur accessible à la pitié, parce que le dévouement et la pitié ne leur seront pas ordonnés par le Code? Et quel est donc l'article du Code qui, arrachant la jeune fille aux caresses de sa mère, la pousse vers ces tristes asiles où s'étalent les plaies hideuses du corps et les plaies plus hideuses encore de l'intelligence? Quel est l'article du Code qui détermine la vocation du prêtre? À quelle loi écrite, à quelle intervention gouvernementale faut-il rapporter la fondation du christianisme, le zèle des apôtres, le courage des martyrs, la bienfaisance, de Fénelon ou de François de Paule, l'abnégation de tant d'hommes qui, de nos jours, ont exposé mille fois leur vie pour le triomphe de la cause populaire[71]?

Chaque fois que nous jugeons un acte bon et beau, nous voudrions, c'est bien naturel, qu'il se généralisât. Or, voyant au sein de la société une force à qui tout cède, notre première pensée est de la faire concourir à décréter et imposer l'acte dont il s'agit. Mais la question est de savoir si l'on ne déprave pas ainsi et la nature de cette force et la nature de l'acte, rendu obligatoire de volontaire qu'il était. Pour ce qui me concerne, il ne peut pas m'entrer dans la tête que la loi, qui est la force, puisse être utilement appliquée à autre chose qu'à réprimer les torts et maintenir les droits.

Je viens de décrire une nation où il en serait ainsi. Supposons maintenant qu'au sein de ce peuple l'opinion prévale que la loi ne se bornera plus à imposer la justice; qu'elle aspirera encore à imposer la fraternité.

Qu'arrivera-t-il? Je ne serai pas long à le dire, car le lecteur n'a qu'à refaire en le renversant le tableau qui précède.

D'abord, une incertitude effroyable, une insécurité mortelle planera sur tout le domaine de l'activité privée; car la fraternité peut revêtir des milliards de formes inconnues, et, par conséquent, des milliards de décrets imprévus. D'innombrables projets viendront chaque jour menacer toutes les relations établies. Au nom de la fraternité, l'un demandera l'uniformité des salaires, et voilà les classes laborieuses réduites à l'état de castes indiennes; ni l'habileté, ni le courage, ni l'assiduité, ni l'intelligence ne pourront les relever; une loi de plomb pèsera sur elles. Ce monde leur sera comme l'enfer du Dante: Lasciate ogni speranza, voi ch'entrate.—Au nom de la fraternité, un autre demandera que le travail soit réduit à dix, à huit, à six, à quatre heures; et voilà la production arrêtée.—Comme il n'y aura plus de pain pour apaiser la faim, de drap pour garantir du froid, un troisième imaginera de remplacer le pain et le drap par du papier-monnaie forcé. N'est-ce pas avec des écus que nous achetons ces choses? Multiplier les écus, dira-t-il, c'est multiplier le pain et le drap; multiplier le papier, c'est multiplier les écus. Concluez.—Un quatrième exigera qu'on décrète l'abolition de la concurrence;—un cinquième, l'abolition de l'intérêt personnel;—celui-ci voudra que l'État fournisse du travail; celui-là, de l'instruction, et cet autre, des pensions à tous les citoyens.—En voici un autre qui veut abattre tous les rois sur la surface du globe, et décréter, au nom de la fraternité, la guerre universelle. Je m'arrête. Il est bien évident que, dans cette voie, la source des utopies est inépuisable. Elles seront repoussées, dira-t-on. Soit; mais il est possible qu'elles ne le soient pas, et cela suffit pour créer l'incertitude, le plus grand fléau du travail.

Sous ce régime, les capitaux ne pourront se former. Ils seront rares, chers, concentrés. Cela veut dire que les salaires baisseront, et que l'inégalité creusera, entre les classes, un abîme de plus en plus profond.

Les finances publiques ne tarderont pas d'arriver à un complet désarroi. Comment pourrait-il en être autrement quand l'État est chargé de fournir tout à tous? Le peuple sera écrasé d'impôts, on fera emprunt sur emprunt; après avoir épuisé le présent, on dévorera l'avenir.

Enfin, comme il sera admis en principe que l'État est chargé de faire de la fraternité en faveur des citoyens, on verra le peuple tout entier transformé en solliciteur. Propriété foncière, agriculture, industrie, commerce, marine, compagnies industrielles, tout s'agitera pour réclamer les faveurs de l'État. Le Trésor public sera littéralement au pillage. Chacun aura de bonnes raisons pour prouver que la fraternité légale doit être entendue dans ce sens: «Les avantages pour moi et les charges pour les autres.» L'effort de tous tendra à arracher à la législature un lambeau de privilége fraternel. Les classes souffrantes, quoique ayant le plus de titres, n'auront pas toujours le plus de succès; or, leur multitude s'accroîtra sans cesse, d'où il suit qu'on ne pourra marcher que de révolution en révolution.

En un mot, on verra se dérouler tout le sombre spectacle dont, pour avoir adopté cette funeste idée de fraternité légale, quelques sociétés modernes nous offrent la préface.

Je n'ai pas besoin de le dire: cette pensée a sa source dans des sentiments généreux, dans des intentions pures. C'est même par là qu'elle s'est concilié si rapidement la sympathie des masses, et c'est par là aussi qu'elle ouvre un abîme sous nos pas, si elle est fausse.

J'ajoute que je serai heureux, pour mon compte, si on me démontre qu'elle ne l'est pas. Eh! mon Dieu, si l'on peut décréter la fraternité universelle, et donner efficacement à ce décret la sanction de la force publique; si, comme le veut Louis Blanc, on peut faire disparaître du monde, par assis et levé, le ressort de l'intérêt personnel; si l'on peut réaliser législativement cet article du programme de la Démocratie pacifique: Plus d'égoïsme; si l'on peut faire que l'État donne tout à tous, sans rien recevoir de personne, qu'on le fasse. Certes, je voterai le décret et me réjouirai que l'humanité arrive à la perfection et au bonheur par un chemin si court et si facile.

Mais, il faut bien le dire, de telles conceptions nous semblent chimériques et futiles jusqu'à la puérilité. Qu'elles aient éveillé des espérances dans la classe qui travaille, qui souffre, et n'a pas le temps de réfléchir, cela n'est pas surprenant. Mais comment peuvent-elles égarer des publicistes de mérite?

À l'aspect des souffrances qui accablent un grand nombre de nos frères, ces publicistes ont pensé qu'elles étaient imputables à la liberté qui est la justice. Ils sont partis de cette idée que le système de la liberté, de la justice exacte, avait été mis légalement à l'épreuve, et qu'il avait failli. Ils en ont conclu que le temps était venu de faire faire à la législation un pas de plus, et qu'elle devait enfin s'imprégner du principe de la fraternité. De là, ces écoles saint-simoniennes, fouriéristes, communistes, owénistes; de là, ces tentatives d'organisation du travail; ces déclarations que l'État doit la subsistance, le bien-être, l'éducation à tous les citoyens; qu'il doit être généreux, charitable, présent à tout, dévoué à tous; que sa mission est d'allaiter l'enfance, d'instruire la jeunesse, d'assurer du travail aux forts, de donner des retraites aux faibles; en un mot, qu'il a à intervenir directement pour soulager toutes les souffrances, satisfaire et prévenir tous les besoins, fournir des capitaux à toutes les entreprises, des lumières à toutes les intelligences, des baumes à toutes les plaies, des asiles à toutes les infortunes, et même des secours et du sang français à tous les opprimés sur la surface du globe.

Encore une fois, qui ne voudrait voir tous ces bienfaits découler sur le monde de la loi comme d'une source intarissable? Qui ne serait heureux de voir l'État assumer sur lui toute peine, toute prévoyance, toute responsabilité, tout devoir, tout ce qu'une Providence, dont les desseins sont impénétrables, a mis de laborieux et de lourd à la charge de l'humanité, et réserver aux individus dont elle se compose le côté attrayant et facile, les satisfactions, les jouissances, la certitude, le calme, le repos, un présent toujours assuré, un avenir toujours riant, la fortune sans soins, la famille sans charges, le crédit sans garanties, l'existence sans efforts?

Certes, nous voudrions tout cela, si c'était possible. Mais, est-ce possible? Voilà la question. Nous ne pouvons comprendre ce qu'on désigne par l'État. Nous croyons qu'il y a, dans cette perpétuelle personnification de l'État, la plus étrange, la plus humiliante des mystifications. Qu'est-ce donc que cet État qui prend à sa charge toutes les vertus, tous les devoirs, toutes les libéralités? D'où tire-t-il ces ressources, qu'on le provoque à épancher en bienfaits sur les individus? N'est-ce pas des individus eux-mêmes? Comment donc ces ressources peuvent-elles s'accroître en passant par les mains d'un intermédiaire parasite et dévorant? N'est-il pas clair, au contraire, que ce rouage est de nature à absorber beaucoup de forces utiles et à réduire d'autant la part des travailleurs? Ne voit-on pas aussi que ceux-ci y laisseront, avec une portion de leur bien-être, une portion de leur liberté?

À quelque point de vue que je considère la loi humaine, je ne vois pas qu'on puisse raisonnablement lui demander autre chose que la Justice.

Qu'il s'agisse, par exemple, de religion. Certes, il serait à désirer qu'il n'y eût qu'une croyance, une foi, un culte dans le monde, à la condition que ce fût la vraie foi. Mais, quelque désirable que soit l'Unité,—la diversité, c'est-à-dire la recherche et la discussion valent mieux encore, tant que ne luira pas pour les intelligences le signe infaillible auquel cette vraie foi se fera reconnaître. L'intervention de l'État, alors même qu'elle prendrait pour prétexte la Fraternité, serait donc une oppression, une injustice, si elle prétendait fonder l'Unité; car qui nous répond que l'État, à son insu peut-être, ne travaillerait pas à étouffer la vérité au profit de l'erreur? L'Unité doit résulter de l'universel assentiment de convictions libres et de la naturelle attraction que la vérité exerce sur l'esprit des hommes. Tout ce qu'on peut donc demander à la loi, c'est la liberté pour toutes les croyances, quelque anarchie qui doive en résulter dans le monde pensant. Car, qu'est-ce que cette anarchie prouve? que l'Unité n'est pas à l'origine, mais à la fin de l'évolution intellectuelle. Elle n'est pas un point de départ, elle est une résultante. La loi qui l'imposerait serait injuste, et si la justice n'implique pas nécessairement la fraternité, on conviendra du moins que la fraternité exclut l'injustice.

De même pour l'enseignement. Qui ne convient que, si l'on pouvait être d'accord sur le meilleur enseignement possible, quant à la matière et quant à la méthode, l'enseignement unitaire ou gouvernemental serait préférable, puisque, dans l'hypothèse, il ne pourrait exclure législativement que l'erreur? Mais, tant que ce criterium n'est pas trouvé, tant que le législateur, le ministre de l'instruction publique, ne porteront pas sur leur front un signe irrécusable d'infaillibilité, la meilleure chance pour que la vraie méthode se découvre et absorbe les autres, c'est la diversité, les épreuves, l'expérience, les efforts individuels, placés sous l'influence de l'intérêt au succès, en un mot, la liberté. La pire chance, c'est l'éducation décrétée et uniforme; car dans ce régime, l'Erreur est permanente, universelle et irrémédiable. Ceux donc qui, poussés par le sentiment de la fraternité, demandent que la loi dirige et impose l'éducation, devraient se dire qu'ils courent la chance que la loi ne dirige et n'impose que l'erreur; que l'interdiction légale peut frapper la Vérité, en frappant les intelligences qui croient en avoir la possession. Or, je le demande, est-ce une fraternité véritable que celle qui a recours à la force pour imposer, ou tout au moins pour risquer d'imposer l'Erreur? On redoute la diversité, on la flétrit sous le nom d'anarchie; mais elle résulte forcément de la diversité même des intelligences et des convictions, diversité qui tend d'ailleurs à s'effacer par la discussion, l'étude et l'expérience. En attendant, quel titre a un système à prévaloir sur les autres par la loi ou la force? Ici encore nous trouvons que cette prétendue fraternité, qui invoque la loi, ou la contrainte légale, est en opposition avec la Justice.

Je pourrais faire les mêmes réflexions pour la presse, et, en vérité, j'ai peine à comprendre pourquoi ceux qui demandent l'Éducation Unitaire par l'État, ne réclament pas la Presse Unitaire par l'État. La presse est un enseignement aussi. La presse admet la discussion, puisqu'elle en vit. Il y a donc là aussi diversité, anarchie. Pourquoi pas, dans ces idées, créer un ministère de la publicité et le charger d'inspirer tous les livres et tous les journaux de France? Ou l'État est infaillible, et alors nous ne saurions mieux faire que de lui soumettre le domaine entier des intelligences; ou il ne l'est pas, et, en ce cas, il n'est pas plus rationnel de lui livrer l'éducation que la presse.

Si je considère nos relations avec les étrangers, je ne vois pas non plus d'autre règle prudente, solide, acceptable pour tous, telle enfin qu'elle puisse devenir une loi, que la Justice. Soumettre ces relations au principe de la fraternité légale, forcée, c'est décréter la guerre perpétuelle, universelle, car c'est mettre obligatoirement notre force, le sang et la fortune des citoyens, au service de quiconque les réclamera pour servir une cause qui excite la sympathie du législateur. Singulière fraternité. Il y a longtemps que Cervantes en a personnifié la vanité ridicule.

Mais c'est surtout en matière de travail que le dogme de la fraternité me semble dangereux, lorsque, contrairement à l'idée qui fait l'essence de ce mot sacré, on songe à le faire entrer dans nos Codes, avec accompagnement de la disposition pénale qui sanctionne toute loi positive.

La fraternité implique toujours l'idée de dévouement, de sacrifice, c'est en cela qu'elle ne se manifeste pas sans arracher des larmes d'admiration. Si l'on dit, comme certains socialistes, que ses actes sont profitables à leur auteur, il n'y a pas à les décréter; les hommes n'ont pas besoin d'une loi pour être déterminés à faire des profits. En outre, ce point de vue ravale et ternit beaucoup l'idée de fraternité.

Laissons-lui donc son caractère, qui est renfermé dans ces mots: Sacrifice volontaire déterminé par le sentiment fraternel.

Si vous faites de la fraternité une prescription légale, dont les actes soient prévus et rendus obligatoires par le Code industriel, que reste-t-il de cette définition? Rien qu'une chose: le sacrifice; mais le sacrifice involontaire, forcé, déterminé par la crainte du châtiment. Et, de bonne foi, qu'est-ce qu'un sacrifice de cette nature, imposé à l'un au profit de l'autre? Est-ce de la fraternité? Non, c'est de l'injustice; il faut dire le mot, c'est de la spoliation légale, la pire des spoliations, puisqu'elle est systématique, permanente et inévitable.

Que faisait Barbès quand, dans la séance du 15 mai, il décrétait un impôt d'un milliard en faveur des classes souffrantes? Il mettait en pratique votre principe. Cela est si vrai, que la proclamation de Sobrier, qui conclut comme le discours de Barbès, est précédée de ce préambule: «Considérant qu'il faut que la fraternité ne soit plus un vain mot, mais se manifeste par des actes, décrète: les capitalistes, connus comme tels, verseront, etc.»

Vous qui vous récriez, quel droit avez-vous de blâmer Barbès et Sobrier? Qu'ont-ils fait, si ce n'est être un peu plus conséquents que vous, et pousser un peu plus loin votre propre principe?

Je dis que lorsque ce principe est introduit dans la législation, alors même qu'il n'y ferait d'abord qu'une apparition timide, il frappe d'inertie le capital et le travail; car rien ne garantit qu'il ne se développera pas indéfiniment. Faut-il donc tant de raisonnements pour démontrer que, lorsque les hommes n'ont plus la certitude de jouir du fruit de leur travail, ils ne travaillent pas ou travaillent moins? L'insécurité, qu'on le sache bien, est, pour les capitaux, le principal agent de la paralysation. Elle les chasse, elle les empêche de se former; et que deviennent alors les classes mêmes dont on prétendait soulager les souffrances? Je le pense sincèrement, cette cause seule suffit pour faire descendre en peu de temps la nation la plus prospère au-dessous de la Turquie.

Le sacrifice imposé aux uns en faveur des autres, par l'opération des taxes, perd évidemment le caractère de fraternité. Qui donc en a le mérite? Est-ce le législateur? Il ne lui en coûte que de déposer une boule dans l'urne. Est-ce le percepteur? Il obéit à la crainte d'être destitué. Est-ce le contribuable? Il paie à son corps défendant. À qui donc rapportera-t-on le mérite que le dévouement implique? Où en cherchera-t-on la moralité?

La spoliation extra-légale soulève toutes les répugnances, elle tourne contre elle toutes les forces de l'opinion et les met en harmonie avec les notions de justice. La spoliation légale s'accomplit, au contraire, sans que la conscience en soit troublée, ce qui ne peut qu'affaiblir au sein d'un peuple le sentiment moral.

Avec du courage et de la prudence, on peut se mettre à l'abri de la spoliation contraire aux lois. Rien ne peut soustraire à la spoliation légale. Si quelqu'un l'essaie, quel est l'affligeant spectacle qui s'offre à la société? Un spoliateur armé de la loi, une victime résistant à la loi.

Quand, sous prétexte de fraternité, le Code impose aux citoyens des sacrifices réciproques, la nature humaine ne perd pas pour cela ses droits. L'effort de chacun consiste alors à apporter peu à la masse des sacrifices, et à en retirer beaucoup. Or, dans cette lutte, sont-ce les plus malheureux qui gagnent? Non certes, mais les plus influents et les plus intrigants.

L'union, la concorde, l'harmonie, sont-elles au moins le fruit de la fraternité ainsi comprise? Ah! sans doute, la fraternité, c'est la chaîne divine qui, à la longue, confondra dans l'unité les individus, les familles, les nations et les races; mais c'est à la condition de rester ce qu'elle est, c'est-à-dire le plus libre, le plus spontané, le plus volontaire, le plus méritoire, le plus religieux des sentiments. Ce n'est pas son masque qui accomplira le prodige, et la spoliation légale aura beau emprunter le nom de la fraternité, et sa figure, et ses formules, et ses insignes; elle ne sera jamais qu'un principe de discorde, de confusion, de prétentions injustes, d'effroi, de misère, d'inertie et de haines.

On nous fait une grave objection. On nous dit: Il est bien vrai que la liberté, l'égalité devant la loi, c'est la justice. Mais la justice exacte reste neutre entre le riche et le pauvre, le fort et le faible, le savant et l'ignorant, le propriétaire et le prolétaire, le compatriote et l'étranger. Or, les intérêts étant naturellement antagoniques, laisser aux hommes leur liberté, ne faire intervenir entre eux que des lois justes, c'est sacrifier le pauvre, le faible, l'ignorant, le prolétaire, l'athlète qui se présente désarmé au combat.

«Que pouvait-il résulter, dit M. Considérant, de cette liberté industrielle, sur laquelle on avait tant compté, de ce fameux principe de libre concurrence, que l'on croyait si fortement doué d'un caractère d'organisation démocratique? Il n'en pouvait sortir que l'asservissement général, l'inféodation collective des masses dépourvues de capitaux, d'armes industrielles, d'instruments de travail, d'éducation enfin, à la classe industriellement pourvue et bien armée. On dit: «La lice est ouverte, tous les individus sont appelés au combat, les conditions sont égales pour tous les combattants.» Fort bien, on n'oublie qu'une seule chose, c'est que, sur ce grand champ de guerre, les uns sont instruits, aguerris, équipés, armés jusqu'aux dents, qu'ils ont en leur possession un grand train d'approvisionnement, de matériel, de munitions et de machines de guerre, qu'ils occupent toutes les positions, et que les autres dépouillés, nus, ignorants, affamés, sont obligés, pour vivre au jour le jour et faire vivre leurs femmes et leurs enfants, d'implorer de leurs adversaires eux-mêmes un travail quelconque et un maigre salaire[72]

Quoi! l'on compare le travail à la guerre! Ces armes, qu'on nomme capitaux, qui consistent en approvisionnements de toute espèce, et qui ne peuvent jamais être employés qu'à vaincre la nature rebelle, on les assimile, par un sophisme déplorable, à ces armes sanglantes que, dans les combats, les hommes tournent les uns contre les autres! En vérité, il est trop facile de calomnier l'ordre industriel quand, pour le décrire, on emprunte tout le vocabulaire des batailles.

La dissidence profonde, irréconciliable sur ce point entre les socialistes et les économistes, consiste en ceci: Les socialistes croient à l'antagonisme essentiel des intérêts. Les économistes croient à l'harmonie naturelle, ou plutôt à l'harmonisation nécessaire et progressive des intérêts. Tout est là.

Partant de cette donnée que les intérêts sont naturellement antagoniques, les socialistes sont conduits, par la force de la logique, à chercher pour les intérêts une organisation artificielle, ou même à étouffer, s'ils le peuvent, dans le cœur de l'homme, le sentiment de l'intérêt. C'est ce qu'ils ont essayé au Luxembourg. Mais s'ils sont assez fous, ils ne sont pas assez forts, et il va sans dire qu'après avoir déclamé, dans leurs livres, contre l'individualisme, ils vendent leurs livres et se conduisent absolument comme le vulgaire dans le train ordinaire de la vie.

Ah! sans doute, si les intérêts sont naturellement antagoniques, il faut fouler aux pieds la Justice, la Liberté, l'Égalité devant la loi. Il faut refaire le monde, ou, comme ils disent, reconstituer la société sur un des plans nombreux qu'ils ne cessent d'inventer. À l'intérêt, principe désorganisateur, il faut substituer le dévouement légal, imposé, involontaire, forcé, en un mot la Spoliation organisée; et comme ce nouveau principe ne peut que soulever des répugnances et des résistances infinies, on essaiera d'abord de le faire accepter sous le nom menteur de Fraternité, après quoi on invoquera la loi, qui est la force.

Mais si la Providence ne s'est pas trompée, si elle a arrangé les choses de telle sorte que les intérêts, sous la loi de justice, arrivent naturellement aux combinaisons les plus harmoniques; si, selon l'expression de M. de Lamartine, ils se font par la liberté une justice que l'arbitraire ne peut leur faire; si l'égalité des droits est l'acheminement le plus certain, le plus direct vers l'égalité de fait, oh! alors, nous pouvons ne demander à la loi que justice, liberté, égalité, comme on ne demande que l'éloignement des obstacles pour que chacune des gouttes d'eau qui forment l'Océan prenne son niveau.

Et c'est là la conclusion à laquelle arrive l'Économie politique. Cette conclusion, elle ne la cherche pas, elle la trouve; mais elle se réjouit de la trouver; car enfin, n'est-ce pas une vive satisfaction pour l'esprit que de voir l'harmonie dans la liberté, quand d'autres sont réduits à la demander à l'arbitraire?

Les paroles haineuses que nous adressent souvent les socialistes sont en vérité bien étranges! Eh quoi! si par malheur nous avons tort, ne devraient-ils pas le déplorer? Que disons-nous? Nous disons: Après mûr examen, il faut reconnaître que Dieu a bien fait, en sorte que la meilleure condition du progrès, c'est la justice et la liberté.

Les Socialistes nous croient dans l'erreur; c'est leur droit. Mais ils devraient au moins s'en affliger; car notre erreur, si elle est démontrée, implique l'urgence de substituer l'artificiel au naturel, l'arbitraire à la liberté, l'invention contingente et humaine à la conception éternelle et divine.

Supposons qu'un professeur de chimie vienne dire: «Le monde est menacé d'une grande catastrophe; Dieu n'a pas bien pris ses précautions. J'ai analysé l'air qui s'échappe des poumons humains, et j'ai reconnu qu'il n'était plus propre à la respiration; en sorte qu'en calculant le volume de l'atmosphère, je puis prédire le jour où il sera vicié tout entier, et où l'humanité périra par la phthisie, à moins qu'elle n'adopte un mode de respiration artificielle de mon invention.»

Un autre professeur se présente et dit: «Non, l'humanité ne périra pas ainsi. Il est vrai que l'air qui a servi à la vie animale est vicié pour cette fin; mais il est propre à la vie végétale, et celui qu'exhalent les végétaux est favorable à la respiration de l'homme. Une étude incomplète avait induit à penser que Dieu s'était trompé; une recherche plus exacte montre qu'il a mis l'harmonie dans ses œuvres. Les hommes peuvent continuer à respirer comme la nature l'a voulu.»

Que dirait-on si le premier professeur accablait le second d'injures, en disant: «Vous êtes un chimiste au cœur dur, sec et froid; vous prêchez l'horrible laissez faire; vous n'aimez pas l'humanité, puisque vous démontrez l'inutilité de mon appareil respiratoire?»

Voilà toute notre querelle avec les socialistes. Les uns et les autres nous voulons l'harmonie. Ils la cherchent dans les combinaisons innombrables qu'ils veulent que la loi impose aux hommes; nous la trouvons dans la nature des hommes et des choses.

Ce serait ici le lieu de démontrer que les intérêts tendent à l'harmonie, car c'est toute la question; mais il faudrait faire un cours d'économie politique, et le lecteur m'en dispensera pour le moment[73]. Je dirai seulement ceci: Si l'Économie politique arrive à reconnaître l'harmonie des intérêts, c'est qu'elle ne s'arrête pas, comme le Socialisme, aux conséquences immédiates des phénomènes, mais qu'elle va jusqu'aux effets ultérieurs et définitifs. C'est là tout le secret. Les deux écoles diffèrent exactement comme les deux chimistes dont je viens de parler; l'une voit la partie, et l'autre l'ensemble. Par exemple, quand les socialistes voudront se donner la peine de suivre jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'au consommateur, au lieu de s'arrêter au producteur, les effets de la concurrence, ils verront qu'elle est le plus puissant agent égalitaire et progressif, qu'elle se fasse à l'intérieur ou qu'elle vienne du dehors. Et c'est parce que l'économie politique trouve, dans cet effet définitif, ce qui constitue l'harmonie, qu'elle dit: Dans mon domaine, il y a beaucoup à apprendre et peu à faire. Beaucoup à apprendre, puisque l'enchaînement des effets ne peut être suivi qu'avec une grande application; peu à faire, puisque de l'effet définitif sort l'harmonie du phénomène tout entier.

Il m'est arrivé de discuter cette question avec l'homme éminent que la Révolution a élevé à une si grande hauteur. Je lui disais: La loi agissant par voie de contrainte, on ne peut lui demander que la justice. Il pensait que les peuples peuvent de plus attendre d'elle la fraternité. Au mois d'août dernier, il m'écrivait: «Si jamais, dans un temps de crise, je parviens au timon des affaires, votre idée sera la moitié de mon symbole.» Et moi, je lui réponds ici: «La seconde moitié de votre symbole étouffera la première, car vous ne pouvez faire de la fraternité légale sans faire de l'injustice légale[74]

En terminant, je dirai aux Socialistes: Si vous croyez que l'économie politique repousse l'association, l'organisation, la fraternité, vous êtes dans l'erreur.

L'association! Et ne savons-nous pas que c'est la société même se perfectionnant sans cesse?

L'organisation! Et ne savons-nous pas qu'elle fait toute la différence qu'il y a entre un amas d'éléments hétérogènes et les chefs-d'œuvre de la nature?

La fraternité! Et ne savons-nous pas qu'elle est à la justice ce que les élans du cœur sont aux froids calculs de l'esprit?

Nous sommes d'accord avec vous là-dessus; nous applaudissons à vos efforts pour répandre sur le champ de l'humanité une semence qui portera ses fruits dans l'avenir.

Mais nous nous opposons à vous, dès l'instant que vous faites intervenir la loi et la taxe, c'est-à-dire la contrainte et la spoliation; car, outre que ce recours à la force témoigne que vous avez plus de foi en vous que dans le génie de l'humanité, il suffit, selon nous, pour altérer la nature même et l'essence de ce dogme dont vous poursuivez la réalisation[75].

L'ÉTAT[76].

Je voudrais qu'on fondât un prix, non de cinq cents francs, mais d'un million, avec couronnes, croix et rubans, en faveur de celui qui donnerait une bonne, simple et intelligible définition de ce mot: l'État.

Quel immense service ne rendrait-il pas à la société!

L'État! Qu'est-ce? où est-il? que fait-il? que devrait-il faire?

Tout ce que nous en savons, c'est que c'est un personnage mystérieux, et assurément le plus sollicité, le plus tourmenté, le plus affairé, le plus conseillé, le plus accusé, le plus invoqué et le plus provoqué qu'il y ait au monde.

Car, Monsieur, je n'ai pas l'honneur de vous connaître, mais je gage dix contre un que depuis six mois vous faites des utopies; et si vous en faites, je gage dix contre un que vous chargez l'État de les réaliser.

Et vous, Madame, je suis sûr que vous désirez du fond du cœur guérir tous les maux de la triste humanité, et que vous n'y seriez nullement embarrassée si l'État voulait seulement s'y prêter.

Mais, hélas! le malheureux, comme Figaro, ne sait ni qui entendre, ni de quel côté se tourner. Les cent mille bouches de la presse et de la tribune lui crient à la fois:

«Organisez le travail et les travailleurs.

Extirpez l'égoïsme.

Réprimez l'insolence et la tyrannie du capital.

Faites des expériences sur le fumier et sur les œufs.

Sillonnez le pays de chemins de fer.

Irriguez les plaines.

Boisez les montagnes.

Fondez des fermes-modèles.

Fondez des ateliers harmoniques.

Colonisez l'Algérie.

Allaitez les enfants.

Instruisez la jeunesse.

Secourez la vieillesse.

Envoyez dans les campagnes les habitants des villes.

Pondérez les profits de toutes les industries.

Prêtez de l'argent, et sans intérêt, à ceux qui en désirent.

Affranchissez l'Italie, la Pologne et la Hongrie.

Élevez et perfectionnez le cheval de selle.

Encouragez l'art, formez-nous des musiciens et des danseuses.

Prohibez le commerce et, du même coup, créez une marine marchande.

Découvrez la vérité et jetez dans nos têtes un grain de raison. L'État a pour mission d'éclairer, de développer, d'agrandir, de fortifier, de spiritualiser et de sanctifier l'âme des peuples[77]

—«Eh! Messieurs, un peu de patience, répond l'État, d'un air piteux.

«J'essaierai de vous satisfaire, mais pour cela il me faut quelques ressources. J'ai préparé des projets concernant cinq ou six impôts tout nouveaux et les plus bénins du monde. Vous verrez quel plaisir on a à les payer.»

Mais alors un grand cri s'élève: «Haro! haro! le beau mérite de faire quelque chose avec des ressources! Il ne vaudrait pas la peine de s'appeler l'État. Loin de nous frapper de nouvelles taxes, nous vous sommons de retirer les anciennes. Supprimez:

L'impôt du sel;

L'impôt des boissons;

L'impôt des lettres;

L'octroi;

Les patentes;

Les prestations.»

Au milieu de ce tumulte, et après que le pays a changé deux ou trois fois son État pour n'avoir pas satisfait à toutes ces demandes, j'ai voulu faire observer qu'elles étaient contradictoires. De quoi me suis-je avisé, bon Dieu! ne pouvais-je garder pour moi cette malencontreuse remarque?

Me voilà discrédité à tout jamais; et il est maintenant reçu que je suis un homme sans cœur et sans entrailles, un philosophe sec, un individualiste, un bourgeois, et, pour tout dire en un mot, un économiste de l'école anglaise ou américaine.

Oh! pardonnez-moi, écrivains sublimes, que rien n'arrête, pas même les contradictions. J'ai tort, sans doute, et je me rétracte de grand cœur. Je ne demande pas mieux, soyez-en sûrs, que vous ayez vraiment découvert, en dehors de nous, un être bienfaisant et inépuisable, s'appelant l'État, qui ait du pain pour toutes les bouches, du travail pour tous les bras, des capitaux pour toutes les entreprises, du crédit pour tous les projets, de l'huile pour toutes les plaies, du baume pour toutes les souffrances, des conseils pour toutes les perplexités, des solutions pour tous les doutes, des vérités pour toutes les intelligences, des distractions pour tous les ennuis, du lait pour l'enfance, du vin pour la vieillesse, qui pourvoie à tous nos besoins, prévienne tous nos désirs, satisfasse toutes nos curiosités, redresse toutes nos erreurs, toutes nos fautes, et nous dispense tous désormais de prévoyance, de prudence, de jugement, de sagacité, d'expérience, d'ordre, d'économie, de tempérance et d'activité.

Et pourquoi ne le désirerais-je pas? Dieu me pardonne, plus j'y réfléchis, plus je trouve que la chose est commode, et il me tarde d'avoir, moi aussi, à ma portée, cette source intarissable de richesses et de lumières, ce médecin universel, ce trésor sans fond, ce conseiller infaillible que vous nommez l'État.

Aussi je demande qu'on me le montre, qu'on me le définisse, et c'est pourquoi je propose la fondation d'un prix pour le premier qui découvrira ce phénix. Car enfin, on m'accordera bien que cette découverte précieuse n'a pas encore été faite, puisque, jusqu'ici, tout ce qui se présente sous le nom d'État, le peuple le renverse aussitôt, précisément parce qu'il ne remplit pas les conditions quelque peu contradictoires du programme.

Faut-il le dire? je crains que nous ne soyons, à cet égard, dupes d'une des plus bizarres illusions qui se soient jamais emparées de l'esprit humain.

L'homme répugne à la Peine, à la Souffrance. Et cependant il est condamné par la nature à la Souffrance de la Privation, s'il ne prend pas la Peine du Travail. Il n'a donc que le choix entre ces deux maux: Comment faire pour les éviter tous deux? Il n'a jusqu'ici trouvé et ne trouvera jamais qu'un moyen: c'est de jouir du travail d'autrui; c'est de faire en sorte que la Peine et la Satisfaction n'incombent pas à chacun selon la proportion naturelle, mais que toute la peine soit pour les uns et toutes les satisfactions pour les autres. De là l'esclavage, de là encore la spoliation, quelque forme qu'elle prenne: guerres, impostures, violences, restrictions, fraudes, etc., abus monstrueux, mais conséquents avec la pensée qui leur a donné naissance. On doit haïr et combattre les oppresseurs, on ne peut pas dire qu'ils soient absurdes.

L'esclavage s'en va, grâce au Ciel, et, d'un autre côté, cette disposition où nous sommes à défendre notre bien, fait que la Spoliation directe et naïve n'est pas facile. Une chose cependant est restée. C'est ce malheureux penchant primitif que portent en eux tous les hommes à faire deux parts du lot complexe de la vie; rejetant la Peine sur autrui et gardant la Satisfaction pour eux-mêmes. Reste à voir sous quelle forme nouvelle se manifeste cette triste tendance.

L'oppresseur n'agit plus directement par ses propres forces sur l'opprimé. Non, notre conscience est devenue trop méticuleuse pour cela. Il y a bien encore le tyran et la victime, mais entre eux se place un intermédiaire qui est l'État, c'est-à-dire la loi elle-même. Quoi de plus propre à faire taire nos scrupules et, ce qui est peut-être plus apprécié, à vaincre les résistances? Donc, tous, à un titre quelconque, sous un prétexte ou sous un autre, nous nous adressons à l'État. Nous lui disons: «Je ne trouve pas qu'il y ait, entre mes jouissances et mon travail, une proportion qui me satisfasse. Je voudrais bien, pour établir l'équilibre désiré, prendre quelque peu sur le bien d'autrui. Mais c'est dangereux. Ne pourriez-vous me faciliter la chose? ne pourriez-vous me donner une bonne place? ou bien gêner l'industrie de mes concurrents? ou bien encore me prêter gratuitement des capitaux que vous aurez pris à leurs possesseurs? ou élever mes enfants aux frais du public? ou m'accorder des primes d'encouragement? ou m'assurer le bien-être quand j'aurai cinquante ans? Par ce moyen, j'arriverai à mon but en toute quiétude de conscience, car la loi elle-même aura agi pour moi, et j'aurai tous les avantages de la spoliation sans en avoir ni les risques ni l'odieux!

Comme il est certain, d'un côté, que nous adressons tous à l'État quelque requête semblable, et que, d'une autre part, il est avéré que l'État ne peut procurer satisfaction aux uns sans ajouter au travail des autres, en attendant une autre définition de l'État, je me crois autorisé à donner ici la mienne. Qui sait si elle ne remportera pas le prix? La voici:

L'État, c'est la grande fiction à travers laquelle TOUT LE MONDE s'efforce de vivre aux dépens de TOUT LE MONDE.

Car, aujourd'hui comme autrefois, chacun, un peu plus, un peu moins, voudrait bien profiter du travail d'autrui. Ce sentiment, on n'ose l'afficher, on se le dissimule à soi-même; et alors que fait-on? On imagine un intermédiaire, on s'adresse à l'État, et chaque classe tour à tour vient lui dire: «Vous qui pouvez prendre loyalement, honnêtement, prenez au public, et nous partagerons.» Hélas! l'État n'a que trop de pente à suivre le diabolique conseil; car il est composé de ministres, de fonctionnaires, d'hommes enfin, qui, comme tous les hommes, portent au cœur le désir et saisissent toujours avec empressement l'occasion de voir grandir leurs richesses et leur influence. L'État comprend donc bien vite le parti qu'il peut tirer du rôle que le public lui confie. Il sera l'arbitre, le maître de toutes les destinées; il prendra beaucoup, donc il lui restera beaucoup à lui-même; il multipliera le nombre de ses agents, il élargira le cercle de ses attributions; il finira par acquérir des proportions écrasantes.

Mais ce qu'il faut bien remarquer, c'est l'étonnant aveuglement du public en tout ceci. Quand des soldats heureux réduisaient les vaincus en esclavage, ils étaient barbares, mais ils n'étaient pas absurdes. Leur but, comme le nôtre, était de vivre aux dépens d'autrui; mais, comme nous, ils ne le manquaient pas. Que devons-nous penser d'un peuple où l'on ne paraît pas se douter que le pillage réciproque n'en est pas moins pillage parce qu'il est réciproque; qu'il n'en est pas moins criminel parce qu'il s'exécute légalement et avec ordre; qu'il n'ajoute rien au bien-être public; qu'il le diminue au contraire de tout ce que coûte cet intermédiaire dispendieux que nous nommons l'État?

Et cette grande chimère, nous l'avons placée, pour l'édification du peuple, au frontispice de la Constitution. Voici les premiers mots du préambule:

«La France s'est constituée en République pour... appeler tous les citoyens à un degré toujours plus élevé de moralité, de lumière et de bien-être.»

Ainsi, c'est la France ou l'abstraction qui appelle les Français ou les réalités à la moralité, au bien-être, etc. N'est-ce pas abonder dans le sens de cette bizarre illusion qui nous porte à tout attendre d'une autre énergie que la nôtre? N'est-ce pas donner à entendre qu'il y a, à côté et en dehors des Français, un être vertueux, éclairé, riche, qui peut et doit verser sur eux ses bienfaits? N'est-ce pas supposer, et certes bien gratuitement, qu'il y a entre la France et les Français, entre la simple dénomination abrégée, abstraite, de toutes les individualités et ces individualités mêmes, des rapports de père à fils, de tuteur à pupille, de professeur à écolier? Je sais bien qu'on dit quelquefois métaphoriquement: La patrie est une mère tendre. Mais pour prendre en flagrant délit d'inanité la proposition constitutionnelle, il suffit de montrer qu'elle peut être retournée, je ne dirai pas sans inconvénient, mais même avec avantage. L'exactitude souffrirait-elle si le préambule avait dit:

«Les Français se sont constitués en République pour appeler la France à un degré toujours plus élevé de moralité, de lumière et de bien-être?»

Or, quelle est la valeur d'un axiome où le sujet et l'attribut peuvent chasser-croiser sans inconvénient? Tout le monde comprend qu'on dise: la mère allaitera l'enfant. Mais il serait ridicule de dire: l'enfant allaitera la mère.

Les Américains se faisaient une autre idée des relations des citoyens avec l'État, quand ils placèrent en tête de leur Constitution ces simples paroles:

«Nous, le peuple des États-Unis, pour former une union plus parfaite, établir la justice, assurer la tranquillité intérieure, pourvoir à la défense commune, accroître le bien-être général et assurer les bienfaits de la liberté à nous-mêmes et à notre postérité, décrétons, etc.»

Ici point de création chimérique, point d'abstraction à laquelle les citoyens demandent tout. Ils n'attendent rien que d'eux-mêmes et de leur propre énergie.

Si je me suis permis de critiquer les premières paroles de notre Constitution, c'est qu'il ne s'agit pas, comme on pourrait le croire, d'une pure subtilité métaphysique. Je prétends que cette personnification de l'État a été dans le passé et sera dans l'avenir une source féconde de calamités et de révolutions.

Voilà le Public d'un côté, l'État de l'autre, considérés, comme deux êtres distincts, celui-ci tenu, d'épandre sur celui-là, celui-là ayant droit de réclamer de celui-ci le torrent des félicités humaines. Que doit-il arriver?

Au fait, l'État n'est pas manchot et ne peut l'être. Il a deux mains, l'une pour recevoir et l'autre pour donner, autrement dit, la main rude et la main douce. L'activité de la seconde est nécessairement subordonnée à l'activité de la première. À la rigueur, l'État peut prendre et ne pas rendre. Cela s'est vu et s'explique par la nature poreuse et absorbante de ses mains, qui retiennent toujours une partie et quelquefois la totalité de ce qu'elles touchent. Mais ce qui ne s'est jamais vu, ce qui ne se verra jamais et ne se peut même concevoir, c'est que l'État rende au public plus qu'il ne lui a pris. C'est donc bien follement que nous prenons autour de lui l'humble attitude de mendiants. Il lui est radicalement impossible de conférer un avantage particulier à quelques-unes des individualités qui constituent la communauté, sans infliger un dommage supérieur à la communauté entière.

Il se trouve donc placé, par nos exigences, dans un cercle vicieux manifeste.

S'il refuse le bien qu'on exige de lui, il est accusé d'impuissance, de mauvais vouloir, d'incapacité. S'il essaie de le réaliser, il est réduit à frapper le peuple de taxes redoublées, à faire plus de mal que de bien, et à s'attirer, par un autre bout, la désaffection générale.

Ainsi, dans le public deux espérances, dans le gouvernement deux promesses: beaucoup de bienfaits et pas d'impôts. Espérances et promesses qui, étant contradictoires, ne se réalisent jamais.

N'est-ce pas là la cause de toutes nos révolutions? Car entre l'État, qui prodigue les promesses impossibles, et le public, qui a conçu des espérances irréalisables, viennent s'interposer deux classes d'hommes: les ambitieux et les utopistes. Leur rôle est tout tracé par la situation. Il suffit à ces courtisans de popularité de crier aux oreilles du peuple: «Le pouvoir te trompe; si nous étions à sa place, nous te comblerions de bienfaits et t'affranchirions de taxes.»

Et le peuple croit, et le peuple espère, et le peuple fait une révolution.

Ses amis ne sont pas plus tôt aux affaires, qu'ils sont sommés de s'exécuter. «Donnez-moi donc du travail, du pain, des secours, du crédit, de l'instruction, des colonies, dit le peuple, et cependant, selon vos promesses, délivrez-moi des serres du fisc.»

L'État nouveau n'est pas moins embarrassé que l'État ancien, car, en fait d'impossible, on peut bien promettre, mais non tenir. Il cherche à gagner du temps, il lui en faut pour mûrir ses vastes projets. D'abord il fait quelques timides essais; d'un côté, il étend quelque peu l'instruction primaire; de l'autre, il modifie quelque peu l'impôt des boissons (1830). Mais la contradiction se dresse toujours devant lui: s'il veut être philanthrope, il est forcé de rester fiscal; et s'il renonce à la fiscalité, il faut qu'il renonce aussi à la philanthropie.

Ces deux promesses s'empêchent toujours et nécessairement l'une l'autre. User du crédit, c'est-à-dire dévorer l'avenir, est bien un moyen actuel de les concilier; on essaie de faire un peu de bien dans le présent aux dépens de beaucoup de mal dans l'avenir. Mais ce procédé évoque le spectre de la banqueroute qui chasse le crédit. Que faire donc? Alors l'État nouveau prend son parti en brave; il réunit des forces pour se maintenir, il étouffe l'opinion, il a recours à l'arbitraire, il ridiculise ses anciennes maximes, il déclare qu'on ne peut administrer qu'à la condition d'être impopulaire; bref, il se proclame gouvernemental.

Et c'est là que d'autres courtisans de popularité l'attendent. Ils exploitent la même illusion, passent par la même voie, obtiennent le même succès, et vont bientôt s'engloutir dans le même gouffre.

C'est ainsi que nous sommes arrivés en Février. À cette époque, l'illusion qui fait le sujet de cet article avait pénétré plus avant que jamais dans les idées du peuple, avec les doctrines socialistes. Plus que jamais, il s'attendait à ce que l'État, sous la forme républicaine, ouvrirait toute grande la source des bienfaits et fermerait celle de l'impôt. «On m'a souvent trompé, disait le peuple, mais je veillerai moi-même à ce qu'on ne me trompe pas encore une fois.»

Que pouvait faire le gouvernement provisoire? Hélas! ce qu'on fait toujours en pareille conjoncture: promettre, et gagner du temps. Il n'y manqua pas, et pour donner à ses promesses plus de solennité, il les fixa dans des décrets. «Augmentation de bien-être, diminution de travail, secours, crédit, instruction gratuite, colonies agricoles, défrichements, et en même temps réduction sur la taxe du sel, des boissons, des lettres, de la viande, tout sera accordé... vienne l'Assemblée nationale.»

L'Assemblée nationale est venue, et comme on ne peut réaliser deux contradictions, sa tâche, sa triste tâche, s'est bornée à retirer, le plus doucement possible, l'un après l'autre, tous les décrets du gouvernement provisoire.

Cependant, pour ne pas rendre la déception trop cruelle, il a bien fallu transiger quelque peu. Certains engagements ont été maintenus, d'autres ont reçu un tout petit commencement d'exécution. Aussi l'administration actuelle s'efforce-t-elle d'imaginer de nouvelles taxes.

Maintenant je me transporte par la pensée à quelques mois dans l'avenir, et je me demande, la tristesse dans l'âme, ce qu'il adviendra quand des agents de nouvelle création iront dans nos campagnes prélever les nouveaux impôts sur les successions, sur les revenus, sur les profits de l'exploitation agricole. Que le Ciel démente mes pressentiments, mais je vois encore là un rôle à jouer pour les courtisans de popularité.

Lisez le dernier Manifeste des Montagnards, celui qu'ils ont émis à propos de l'élection présidentielle. Il est un peu long, mais, après tout, il se résume en deux mots: L'État doit beaucoup donner aux citoyens et peu leur prendre. C'est toujours la même tactique, ou, si l'on veut, la même erreur.

«L'État doit gratuitement l'instruction et l'éducation à tous les citoyens.»

Il doit:

«Un enseignement général et professionnel approprié, autant que possible, aux besoins, aux vocations et aux capacités de chaque citoyen.»

Il doit:

«Lui apprendre ses devoirs envers Dieu, envers les hommes et envers lui-même; développer ses sentiments, ses aptitudes et ses facultés, lui donner enfin la science de son travail, l'intelligence de ses intérêts et la connaissance de ses droits.»

Il doit:

«Mettre à la portée de tous les lettres et les arts, le patrimoine de la pensée, les trésors de l'esprit, toutes les jouissances intellectuelles qui élèvent et fortifient l'âme.»

Il doit:

«Réparer tout sinistre, incendie, inondation, etc. (cet et cætera en dit plus qu'il n'est gros) éprouvé par un citoyen.»

Il doit:

«Intervenir dans les rapports du capital avec le travail et se faire le régulateur du crédit.»

Il doit:

«À l'agriculture des encouragements sérieux et une protection efficace.»

Il doit:

«Racheter les chemins de fer, les canaux, les mines,» et sans doute aussi les administrer avec cette capacité industrielle qui le caractérise.

Il doit:

«Provoquer les tentatives généreuses, les encourager et les aider par toutes les ressources capables de les faire triompher. Régulateur du crédit, il commanditera largement les associations industrielles et agricoles, afin d'en assurer le succès.»

L'État doit tout cela, sans préjudice des services auxquels il fait face aujourd'hui; et, par exemple, il faudra qu'il soit toujours à l'égard des étrangers dans une attitude menaçante; car, disent les signataires du programme, «liés par cette solidarité sainte et par les précédents de la France républicaine, nous portons nos vœux et nos espérances au delà des barrières que le despotisme élève entre les nations: le droit que nous voulons pour nous, nous le voulons pour tous ceux qu'opprime le joug des tyrannies; nous voulons que notre glorieuse armée soit encore, s'il le faut, l'armée de la liberté.»

Vous voyez que la main douce de l'État, cette bonne main qui donne et qui répand, sera fort occupée sous le gouvernement des Montagnards. Vous croyez peut-être qu'il en sera de même de la main rude, de cette main qui pénètre et puise dans nos poches?

Détrompez-vous. Les courtisans de popularité ne sauraient pas leur métier, s'ils n'avaient l'art, en montrant la main douce; de cacher la main rude.

Leur règne sera assurément le jubilé du contribuable.

«C'est le superflu, disent-ils, non le nécessaire que l'impôt doit atteindre.»

Ne sera-ce pas un bon temps que celui où, pour nous accabler de bienfaits, le fisc se contentera d'écorner notre superflu?

Ce n'est pas tout. Les Montagnards aspirent à ce que «l'impôt perde son caractère oppressif et ne soit plus qu'un acte de fraternité.»

Bonté du ciel! je savais bien qu'il est de mode de fourrer la fraternité partout, mais je ne me doutais pas qu'on la pût mettre dans le bulletin du percepteur.

Arrivant aux détails, les signataires du programme disent:

«Nous voulons l'abolition immédiate des impôts qui frappent les objets de première nécessité, comme le sel, les boissons, et cætera.

«La réforme de l'impôt foncier, des octrois, des patentes.

«La justice gratuite, c'est-à-dire la simplification des formes et la réduction des frais.» (Ceci a sans doute trait au timbre.)

Ainsi, impôt foncier, octrois, patentes, timbre, sel, boissons, postes, tout y passe. Ces messieurs ont trouvé le secret de donner une activité brûlante à la main douce de l'État tout en paralysant sa main rude.

Eh bien, je le demande au lecteur impartial, n'est-ce pas là de l'enfantillage, et, de plus, de l'enfantillage dangereux? Comment le peuple ne ferait-il pas révolution sur révolution, s'il est une fois décidé à ne s'arrêter que lorsqu'il aura réalisé cette contradiction: «Ne rien donner à l'État et en recevoir beaucoup!»

Croit-on que si les Montagnards arrivaient au pouvoir, ils ne seraient pas les victimes des moyens qu'ils emploient pour le saisir?

Citoyens, dans tous les temps deux systèmes politiques ont été en présence, et tous les deux peuvent se soutenir par de bonnes raisons. Selon l'un, l'État doit beaucoup faire, mais aussi il doit beaucoup prendre. D'après l'autre, sa double action doit se faire peu sentir. Entre ces deux systèmes il faut opter. Mais quant au troisième système, participant des deux autres, et qui consiste à tout exiger de l'État sans lui rien donner, il est chimérique, absurde, puéril, contradictoire, dangereux. Ceux qui le mettent en avant, pour se donner le plaisir d'accuser tous les gouvernements d'impuissance et les exposer ainsi à vos coups, ceux-là vous flattent et vous trompent, ou du moins ils se trompent eux-mêmes.

Quant à nous, nous pensons que l'État, ce n'est ou ce ne devrait être autre chose que la force commune instituée, non pour être entre tous les citoyens un instrument d'oppression et de spoliation réciproque, mais, au contraire, pour garantir à chacun le sien, et faire régner la justice et la sécurité[78].

LA LOI[79].

La loi pervertie! La loi—et à sa suite toutes les forces collectives de la nation,—la Loi, dis-je, non-seulement détournée de son but, mais appliquée à poursuivre un but directement contraire! La Loi devenue l'instrument de toutes les cupidités, au lieu d'en être le frein! La Loi accomplissant elle-même l'iniquité qu'elle avait pour mission de punir! Certes, c'est là un fait grave, s'il existe, et sur lequel il doit m'être permis d'appeler l'attention de mes concitoyens.

Nous tenons de Dieu le don qui pour nous les renferme tous, la Vie,—la vie physique, intellectuelle et morale.

Mais la vie ne se soutient pas d'elle-même. Celui qui nous l'a donnée nous a laissé le soin de l'entretenir, de la développer, de la perfectionner.

Pour cela, il nous a pourvus d'un ensemble de Facultés merveilleuses; il nous a plongés dans un milieu d'éléments divers. C'est par l'application de nos facultés à ces éléments que se réalise le phénomène de l'Assimilation, de l'Appropriation, par lequel la vie parcourt le cercle qui lui a été assigné.

Existence, Facultés, Assimilation,—en d'autres termes, Personnalité, Liberté, Propriété,—voilà l'homme.

C'est de ces trois choses qu'on peut dire, en dehors de toute subtilité démagogique, qu'elles sont antérieures et supérieures à toute législation humaine.

Ce n'est pas parce que les hommes ont édicté des Lois que la Personnalité, la Liberté et la Propriété existent. Au contraire; c'est parce que la Personnalité, la Liberté et la Propriété préexistent que les hommes font des Lois.

Qu'est-ce donc que la Loi? Ainsi que je l'ai dit ailleurs, c'est l'organisation collective du Droit individuel de légitime défense[80].

Chacun de nous tient certainement de la nature, de Dieu, le droit de défendre sa Personne, sa Liberté, sa Propriété, puisque ce sont les trois éléments constitutifs ou conservateurs de la Vie, éléments qui se complètent l'un par l'autre et ne se peuvent comprendre l'un sans l'autre. Car que sont nos Facultés, sinon un prolongement de nôtre Personnalité, et qu'est-ce que la Propriété si ce n'est un prolongement de nos Facultés?

Si chaque homme a le droit de défendre, même par la force, sa Personne, sa Liberté, sa Propriété, plusieurs hommes ont le Droit de se concerter, de s'entendre, d'organiser une Force commune pour pourvoir régulièrement à cette défense.

Le Droit collectif a donc son principe, sa raison d'être, sa légitimité dans le Droit individuel; et la Force commune ne peut avoir rationnellement d'autre but, d'autre mission que les forces isolées auxquelles elle se substitue.

Ainsi, comme la Force d'un individu ne peut légitimement attenter à la Personne, à la Liberté, à la Propriété d'un autre individu, par la même raison la Force commune ne peut être légitimement appliquée à détruire la Personne, la Liberté, la Propriété des individus ou des classes.

Car cette perversion de la Force serait, en un cas comme dans l'autre, en contradiction avec nos prémisses. Qui osera dire que la Force nous a été donnée non pour défendre nos Droits, mais pour anéantir les Droits égaux de nos frères? Et si cela n'est pas vrai de chaque force individuelle, agissant isolément, comment cela serait-il vrai de la force collective, qui n'est que l'union organisée des forces isolées?

Donc, s'il est une chose évidente, c'est celle-ci: La Loi, c'est l'organisation du Droit naturel de légitime défense; c'est la substitution de la force collective aux forces individuelles, pour agir dans le cercle où celles-ci ont le droit d'agir, pour faire ce que celles-ci ont le droit de faire, pour garantir les Personnes, les Libertés, les Propriétés, pour maintenir chacun dans son Droit, pour faire régner entre tous la Justice.

Et s'il existait un peuple constitué sur cette base, il me semble que l'ordre y prévaudrait dans les faits comme dans les idées. Il me semble que ce peuple aurait le gouvernement le plus simple, le plus économique, le moins lourd, le moins senti, le moins responsable, le plus juste, et par conséquent le plus solide qu'on puisse imaginer, quelle que fût d'ailleurs sa forme politique.

Car, sous un tel régime, chacun comprendrait bien qu'il a toute la plénitude comme toute la responsabilité de son Existence. Pourvu que la personne fût respectée, le travail libre et les fruits du travail garantis contre toute injuste atteinte, nul n'aurait rien à démêler avec l'État. Heureux, nous n'aurions pas, il est vrai, à le remercier de nos succès; mais malheureux, nous ne nous en prendrions pas plus à lui de nos revers que nos paysans ne lui attribuent la grêle ou la gelée. Nous ne le connaîtrions que par l'inestimable bienfait de la Sureté.

On peut affirmer encore que, grâce à la non-intervention de l'État dans les affaires privées, les Besoins et les Satisfactions se développeraient dans l'ordre naturel. On ne verrait point les familles pauvres chercher l'instruction littéraire avant d'avoir du pain. On ne verrait point la ville se peupler aux dépens des campagnes, ou les campagnes aux dépens des villes. On ne verrait pas ces grands déplacements de capitaux, de travail, de population, provoqués par des mesures législatives, déplacement qui rendent si incertaines et si précaires les sources mêmes de l'existence, et aggravent par là, dans une si grande mesure, la responsabilité des gouvernements.

Par malheur, il s'en faut que la Loi se soit renfermée dans son rôle. Même il s'en faut qu'elle ne s'en soit écartée que dans des vues neutres et discutables. Elle a fait pis: elle a agi contrairement à sa propre fin; elle a détruit son propre but; elle s'est appliquée à anéantir cette Justice qu'elle devait faire régner, à effacer, entre les Droits, cette limite que sa mission était de faire respecter; elle a mis la force collective au service de ceux qui veulent exploiter, sans risque et sans scrupule, la Personne, la Liberté ou la Propriété d'autrui; elle a converti la Spoliation en Droit, pour la protéger, et la légitime défense en crime, pour la punir.

Comment cette perversion de la Loi s'est-elle accomplie? Quelles en ont été les conséquences?

La Loi s'est pervertie sous l'influence de deux causes bien différentes: l'égoïsme inintelligent et la fausse philanthropie.

Parlons de la première.

Se conserver, se développer, c'est l'aspiration commune à tous les hommes, de telle sorte que si chacun jouissait du libre exercice de ses facultés et de la libre disposition de leurs produits, le progrès social serait incessant, ininterrompu, infaillible.

Mais il est une autre disposition qui leur est aussi commune. C'est de vivre et de se développer, quand ils le peuvent, aux dépens les uns des autres. Ce n'est pas là une imputation hasardée, émanée d'un esprit chagrin et pessimiste. L'histoire en rend témoignage par les guerres incessantes, les migrations de peuples, les oppressions sacerdotales, l'universalité de l'esclavage, les fraudes industrielles et les monopoles dont ses annales sont remplies.

Cette disposition funeste prend naissance dans la constitution même de l'homme, dans ce sentiment primitif, universel, invincible, qui le pousse vers le bien-être et lui fait fuir la douleur.

L'homme ne peut vivre et jouir que par une assimilation, une appropriation perpétuelle, c'est-à-dire par une perpétuelle application de ses facultés sur les choses, ou par le travail. De là la Propriété.

Mais, en fait, il peut vivre et jouir en s'assimilant, en s'appropriant le produit des facultés de son semblable. De là la Spoliation.

Or, le travail étant en lui-même une peine, et l'homme étant naturellement porté à fuir la peine, il s'ensuit, l'histoire est là pour le prouver, que partout où la spoliation est moins onéreuse que le travail, elle prévaut; elle prévaut sans que ni religion ni morale puissent, dans ce cas, l'empêcher.

Quand donc s'arrête la spoliation? Quand elle devient plus onéreuse, plus dangereuse que le travail.

Il est bien évident que la Loi devrait avoir pour but d'opposer le puissant obstacle de la force collective à cette funeste tendance; qu'elle devrait prendre parti pour la propriété contre la Spoliation.

Mais la Loi est faite, le plus souvent, par un homme ou par une classe d'hommes. Et la Loi n'existant point sans sanction, sans l'appui d'une force prépondérante, il ne se peut pas qu'elle ne mette en définitive cette force aux mains de ceux qui légifèrent.

Ce phénomène inévitable, combiné avec le funeste penchant que nous avons constaté dans le cœur de l'homme, explique la perversion à peu près universelle de la Loi. On conçoit comment, au lieu d'être un frein à l'injustice, elle devient un instrument et le plus invincible instrument d'injustice. On conçoit que, selon la puissance du législateur, elle détruit, à son profit, et à divers degrés, chez le reste des hommes, la Personnalité par l'esclavage, la Liberté par l'oppression, la Propriété par la spoliation.

Il est dans la nature des hommes de réagir contre l'iniquité dont ils sont victimes. Lors donc que la Spoliation est organisée par la Loi, au profit des classes qui la font, toutes les classes spoliées tendent, par des voies pacifiques ou par des voies révolutionnaires, à entrer pour quelque chose dans la confection des Lois. Ces classes, selon le degré de lumières où elles sont parvenues, peuvent se proposer deux buts bien différents quand elles poursuivent ainsi la conquête de leurs droits politiques: ou elles veulent faire cesser la spoliation légale, ou elles aspirent à y prendre part.

Malheur, trois fois malheur aux nations où cette dernière pensée domine dans les masses, au moment où elles s'emparent à leur tour de la puissance législative!

Jusqu'à cette époque la spoliation légale s'exerçait par le petit nombre sur le grand nombre, ainsi que cela se voit chez les peuples, où le droit de légiférer est concentré en quelques mains. Mais le voilà devenu universel, et l'on cherche l'équilibre dans la spoliation universelle. Au lieu d'extirper ce que la société contenait d'injustice, on la généralise. Aussitôt que les classes déshéritées ont recouvré leurs droits politiques, la première pensée qui les saisit n'est pas de se délivrer de la spoliation (cela supposerait en elles des lumières quelles ne peuvent avoir), mais d'organiser, contre les autres classes et à leur propre détriment, un système de représailles,—comme s'il fallait, avant que le règne de la justice arrive, qu'une cruelle rétribution vînt les frapper toutes, les unes à cause de leur iniquité, les autres à cause de leur ignorance.

Il ne pouvait donc s'introduire dans la Société un plus grand changement et un plus grand malheur que celui-là: la Loi convertie en instrument de spoliation.

Quelles sont les conséquences d'une telle perturbation? Il faudrait des volumes pour les décrire toutes. Contentons-nous d'indiquer les plus saillantes.

La première, c'est d'effacer dans les consciences la notion du juste et de l'injuste.

Aucune société ne peut exister si le respect des Lois n'y règne à quelque degré; mais le plus sûr, pour que les lois soient respectées, c'est qu'elles soient respectables. Quand la Loi et la Morale sont en contradiction, le citoyen se trouve dans la cruelle alternative ou de perdre la notion de Morale ou de perdre le respect de la Loi, deux malheurs aussi grands l'un que l'autre et entre lesquels il est difficile de choisir.

Il est tellement de la nature de la Loi de faire régner la Justice, que Loi et Justice, c'est tout un, dans l'esprit des masses. Nous avons tous une forte disposition à regarder ce qui est légal comme légitime, à ce point qu'il y en a beaucoup qui font découler faussement toute justice de la Loi. Il suffit donc que la Loi ordonne et consacre la Spoliation pour que la spoliation semble juste et sacrée à beaucoup de consciences. L'esclavage, la restriction, le monopole trouvent des défenseurs non-seulement dans ceux qui en profitent, mais encore dans ceux qui en souffrent. Essayez de proposer quelques doutes sur la moralité de ces institutions. «Vous êtes, dira-t-on, un novateur dangereux, un utopiste, un théoricien, un contempteur des lois; vous ébranlez la base sur laquelle repose la société.» Faites-vous un cours de morale, ou d'économie politique? Il se trouvera des corps officiels pour faire parvenir au gouvernement ce vœu:

«Que la science soit désormais enseignée, non plus au seul point de vue du Libre-Échange (de la Liberté, de la Propriété, de la Justice), ainsi que cela a eu lieu jusqu'ici, mais aussi et surtout au point de vue des faits et de la législation (contraire à la Liberté, à la Propriété, à la Justice) qui régit l'industrie française.»

«Que, dans les chaires publiques salariées par le Trésor, le professeur s'abstienne rigoureusement de porter la moindre atteinte au respect dû aux lois en vigueur[81], etc.»

En sorte que s'il existe une loi qui sanctionne l'esclavage ou le monopole, l'oppression ou la spoliation sous une forme quelconque, il ne faudra pas même en parler; car comment en parler sans ébranler le respect qu'elle inspire? Bien plus, il faudra enseigner la morale et l'économie politique au point de vue de cette loi, c'est-à-dire sur la supposition qu'elle est juste par cela seul qu'elle est Loi.

Un autre effet de cette déplorable perversion de la Loi, c'est de donner aux passions et aux luttes politiques, et, en général, à la politique proprement dite, une prépondérance exagérée.

Je pourrais prouver cette proposition de mille manières. Je me bornerai, par voie d'exemple, à la rapprocher du sujet qui a récemment occupé tous les esprits: le suffrage universel.

Quoi qu'en pensent les adeptes de l'École de Rousseau, laquelle se dit très-avancée et que je crois reculée de vingt siècles, le suffrage universel (en prenant ce mot dans son acception rigoureuse) n'est pas un de ces dogmes sacrés, à l'égard desquels l'examen et le doute même sont des crimes.

On peut lui opposer de graves objections.

D'abord le mot universel cache un grossier sophisme. Il y a en France trente-six millions d'habitants. Pour que le droit de suffrage fût universel, il faudrait qu'il fût reconnu à trente-six millions d'électeurs. Dans le système le plus large, on ne le reconnaît qu'à neuf millions. Trois personnes sur quatre sont donc exclues et, qui plus est, elles le sont par cette quatrième. Sur quel principe se fonde cette exclusion? sur le principe de l'Incapacité. Suffrage universel veut dire: suffrage universel des capables. Restent ces questions de fait: quels sont les capables? l'âge, le sexe, les condamnations judiciaires sont-ils les seuls signes auxquels on puisse reconnaître l'incapacité?

Si l'on y regarde de près, on aperçoit bien vite le motif pour lequel le droit de suffrage repose sur la présomption de capacité, le système le plus large ne différant à cet égard du plus restreint que par l'appréciation des signes auxquels cette capacité peut se reconnaître, ce qui ne constitue pas une différence de principe, mais de degré.

Ce motif, c'est que l'électeur ne stipule pas pour lui, mais pour tout le monde.

Si, comme le prétendent les républicains de la teinte grecque et romaine, le droit de suffrage nous était échu avec la vie, il serait inique aux adultes d'empêcher les femmes et les enfants de voter. Pourquoi les empêche-t-on? Parce qu'on les présume incapables. Et pourquoi l'Incapacité est-elle un motif d'exclusion? Parce que l'électeur ne recueille pas seul la responsabilité de son vote; parce que chaque vote engage et affecte la communauté tout entière; parce que la communauté a bien le droit d'exiger quelques garanties, quant aux actes d'où dépendent son bien-être et son existence.

Je sais ce qu'on peut répondre. Je sais aussi ce qu'on pourrait répliquer. Ce n'est pas ici le lieu d'épuiser une telle controverse. Ce que je veux faire observer, c'est que cette controverse même (aussi bien que la plupart des questions politiques) qui agite, passionne et bouleverse les peuples, perdrait presque toute son importance, si la Loi avait toujours été ce qu'elle devrait être.

En effet, si la Loi se bornait à faire respecter toutes les Personnes, toutes les Libertés, toutes les Propriétés; si elle n'était que l'organisation du Droit individuel de légitime défense, l'obstacle, le frein, le châtiment opposé à toutes les oppressions, à toutes les spoliations, croit-on que nous nous disputerions beaucoup, entre citoyens, à propos du suffrage plus ou moins universel? Croit-on qu'il mettrait en question le plus grand des biens, la paix publique? Croit-on que les classes exclues n'attendraient pas paisiblement leur tour? Croit-on que les classes admises seraient très-jalouses de leur privilége? Et n'est-il pas clair que l'intérêt étant identique et commun, les uns agiraient, sans grand inconvénient, pour les autres?

Mais que ce principe funeste vienne à s'introduire, que, sous prétexte d'organisation, de réglementation, de protection, d'encouragement, la Loi peut prendre aux uns pour donner aux autres, puiser dans la richesse acquise par toutes les classes pour augmenter celle d'une classe, tantôt celle des agriculteurs, tantôt celle des manufacturiers, des négociants, des armateurs, des artistes, des comédiens; oh! certes, en ce cas, il n'y a pas de classe qui ne prétende, avec raison, mettre, elle aussi, la main sur la Loi; qui ne revendique avec fureur son droit d'élection et d'éligibilité; qui ne bouleverse la société plutôt que de ne pas l'obtenir. Les mendiants et les vagabonds eux-mêmes vous prouveront qu'ils ont des titres incontestables. Ils vous diront: «Nous n'achetons jamais de vin, de tabac, de sel, sans payer l'impôt, et une part de cet impôt est données législativement en primes, en subventions à des hommes plus riches que nous. D'autres font servir la Loi à élever artificiellement le prix du pain, de la viande, du fer, du drap. Puisque chacun exploite la Loi à son profit, nous voulons l'exploiter aussi. Nous voulons en faire sortir le Droit à l'assistance, qui est la part de spoliation du pauvre. Pour cela, il faut que nous soyons électeurs et législateurs, afin que nous organisions en grand l'Aumône pour notre classe, comme vous avez organisé en grand la Protection pour la vôtre. Ne nous dites pas que vous nous ferez notre part, que vous nous jetterez, selon la proposition de M. Mimerel, une somme de 600,000 francs pour nous faire taire et comme un os à ronger. Nous avons d'autres prétentions et, en tout cas, nous voulons stipuler pour nous-mêmes comme les autres classes ont stipulé pour elles-mêmes!»

Que peut-on répondre à cet argument? Oui, tant qu'il sera admis en principe que la Loi peut être détournée de sa vraie mission, qu'elle peut violer les propriétés au lieu de les garantir, chaque classe voudra faire la Loi, soit pour se défendre contre la spoliation, soit pour l'organiser aussi à son profit. La question politique sera toujours préjudicielle, dominante, absorbante; en un mot, on se battra à la porte du Palais législatif. La lutte ne sera pas moins acharnée au dedans. Pour en être convaincu, il est à peine nécessaire de regarder ce qui se passe dans les Chambres en France et en Angleterre; il suffit de savoir comment la question y est posée.

Est-il besoin de prouver que cette odieuse perversion de la Loi est une cause perpétuelle de haine, de discorde, pouvant aller jusqu'à la désorganisation sociale? Jetez les yeux sur les États-Unis. C'est le pays du monde où la Loi reste le plus dans son rôle, qui est de garantir à chacun sa liberté et sa propriété. Aussi c'est le pays du monde où l'ordre social paraît reposer sur les bases les plus stables. Cependant, aux États-Unis même, il est deux questions, et il n'en est que deux, qui, depuis l'origine, ont mis plusieurs fois l'ordre politique en péril. Et quelles sont ces deux questions? Celle de l'Esclavage et celle des Tarifs, c'est-à-dire précisément les deux seules questions où, contrairement à l'esprit général de cette république, la Loi a pris le caractère spoliateur. L'Esclavage est une violation, sanctionnée par la loi, des droits de la Personne. La Protection est une violation, perpétrée par la loi, du droit de Propriété; et certes, il est bien remarquable qu'au milieu de tant d'autres débats, ce double fléau légal, triste héritage de l'ancien monde, soit le seul qui puisse amener et amènera peut-être la rupture de l'Union. C'est qu'en effet on ne saurait imaginer, au sein d'une société, un fait plus considérable que celui-ci: La Loi devenue un instrument d'injustice. Et si ce fait engendre des conséquences si formidables aux États-Unis, où il n'est qu'une exception, que doit-ce être dans notre Europe, où il est un Principe, un Système?

M. de Montalembert, s'appropriant la pensée d'une proclamation fameuse de M. Carlier, disait: Il faut faire la guerre au Socialisme.—Et par Socialisme, il faut croire que, selon la définition de M. Charles Dupin, il désignait la Spoliation.

Mais de quelle Spoliation voulait-il parler? Car il y en a de deux sortes. Il y a la spoliation extra-légale et la spoliation légale.

Quant à la spoliation extra-légale, celle qu'on appelle vol, escroquerie, celle qui est définie, prévue et punie par le Code pénal, en vérité, je ne pense pas qu'on la puisse décorer du nom de Socialisme. Ce n'est pas celle qui menace systématiquement la société dans ses bases. D'ailleurs, la guerre contre ce genre de spoliation n'a pas attendu le signal de M. de Montalembert ou de M. Carlier. Elle se poursuit depuis le commencement du monde; la France y avait pourvu, dès longtemps avant la révolution de février, dès longtemps avant l'apparition du Socialisme, par tout un appareil de magistrature, de police, de gendarmerie, de prisons, de bagnes et d'échafauds. C'est la Loi elle-même qui conduit cette guerre, et ce qui serait, selon moi, à désirer, c'est que la Loi gardât toujours cette attitude à l'égard de la Spoliation.

Mais il n'en est pas ainsi. La Loi prend quelquefois parti pour elle. Quelquefois elle l'accomplit de ses propres mains, afin d'en épargner au bénéficiaire la honte, le danger et le scrupule. Quelquefois elle met tout cet appareil de magistrature, police, gendarmerie et prison au service du spoliateur, et traite en criminel le spolié qui se défend. En un mot, il y a la spoliation légale, et c'est de celle-là sans doute que parle M. de Montalembert.

Cette spoliation peut n'être, dans la législation d'un peuple, qu'une tache exceptionnelle et, dans ce cas, ce qu'il y a de mieux à faire, sans tant de déclamations et de jérémiades, c'est de l'y effacer le plus tôt possible, malgré les clameurs des intéressés. Comment la reconnaître? C'est bien simple. Il faut examiner si la Loi prend aux uns ce qui leur appartient pour donner aux autres ce qui ne leur appartient pas. Il faut examiner si la Loi accomplit, au profit d'un citoyen et au détriment des autres, un acte que ce citoyen ne pourrait accomplir lui-même sans crime. Hâtez-vous d'abroger cette Loi; elle n'est pas seulement une iniquité, elle est une source féconde d'iniquités; car elle appelle les représailles, et si vous n'y prenez garde, le fait exceptionnel s'étendra, se multipliera et deviendra systématique. Sans doute, le bénéficiaire jettera les hauts cris; il invoquera les droits acquis. Il dira que l'État doit Protection et Encouragement à son industrie; il alléguera qu'il est bon que l'État l'enrichisse, parce qu'étant plus riche il dépense davantage, et répand ainsi une pluie de salaires sur les pauvres ouvriers. Gardez-vous d'écouter ce sophiste, car c'est justement par la systématisation de ces arguments que se systématisera la spoliation légale.

C'est ce qui est arrivé. La chimère du jour est d'enrichir toutes les classes aux dépens les unes des autres; c'est de généraliser la Spoliation sous prétexte de l'organiser. Or, la spoliation légale peut s'exercer d'une multitude infinie de manières; de là une multitude infinie de plans d'organisation: tarifs, protection, primes, subventions, encouragements, impôt progressif, instruction gratuite, Droit au travail, Droit au profit, Droit au salaire, Droit à l'assistance, Droit aux instruments de travail, gratuité du crédit, etc., etc. Et c'est l'ensemble de tous ces plans, en ce qu'ils ont de commun, la spoliation légale, qui prend le nom de Socialisme.

Or le socialisme, ainsi défini, formant un corps de doctrine, quelle guerre voulez-vous lui faire, si ce n'est une guerre de doctrine? Vous trouvez cette doctrine fausse, absurde, abominable. Réfutez-la. Cela vous sera d'autant plus aisé qu'elle est plus fausse, plus absurde, plus abominable. Surtout, si vous voulez être fort, commencez par extirper de votre législation tout ce qui a pu s'y glisser de Socialisme,—et l'œuvre n'est pas petite.

On a reproché à M. de Montalembert de vouloir tourner contre le Socialisme la force brutale. C'est un reproche dont il doit être exonéré, car il a dit formellement: Il faut faire au Socialisme la guerre qui est compatible avec la loi, l'honneur et la justice.

Mais comment M. de Montalembert ne s'aperçoit-il pas qu'il se place dans un cercle vicieux? Vous voulez opposer au Socialisme la Loi? Mais précisément le Socialisme invoque la Loi. Il n'aspire pas à la spoliation extra-légale, mais à la spoliation légale. C'est de la Loi même, à l'instar des monopoleurs de toute sorte, qu'il prétend se faire un instrument; et une fois qu'il aura la Loi pour lui, comment voulez-vous tourner la Loi contre lui? Comment voulez-vous le placer sous le coup de vos tribunaux, de vos gendarmes, de vos prisons?

Aussi que faites-vous? Vous voulez l'empêcher de mettre la main à la confection des Lois. Vous voulez le tenir en dehors du Palais législatif. Vous n'y réussirez pas, j'ose vous le prédire, tandis qu'au dedans on légiférera sur le principe de la Spoliation légale. C'est trop inique, c'est trop absurde.

Il faut absolument que cette question de Spoliation légale se vide, et il n'y a que trois solutions.

Que le petit nombre spolie le grand nombre.

Que tout le monde spolie tout le monde.

Que personne ne spolie personne.

Spoliation partielle, Spoliation universelle, absence de Spoliation, il faut choisir. La Loi ne peut poursuivre qu'un de ces trois résultats.

Spoliation partielle,—c'est le système qui a prévalu tant que l'électorat a été partiel, système auquel on revient pour éviter l'invasion du Socialisme.

Spoliation universelle,—c'est le système dont nous avons été menacés quand l'électorat est devenu universel, la masse ayant conçu l'idée de légiférer sur le principe des législateurs qui l'ont précédée.

Absence de Spoliation,—c'est le principe de justice, de paix, d'ordre, de stabilité, de conciliation, de bon sens que je proclamerai de toute la force, hélas! bien insuffisante, de mes poumons, jusqu'à mon dernier souffle.

Et, sincèrement, peut-on demander autre chose à la Loi? La Loi, ayant pour sanction nécessaire la Force, peut-elle être raisonnablement employée à autre chose qu'à maintenir chacun dans son Droit? Je défie qu'on la fasse sortir de ce cercle, sans la tourner, et, par conséquent, sans tourner la Force contre le Droit. Et comme c'est là la plus funeste, la plus illogique perturbation sociale qui se puisse imaginer, il faut bien reconnaître que la véritable solution, tant cherchée, du problème social, est renfermée dans ces simples mots: la Loi, c'est la Justice organisée.

Or, remarquons-le bien: organiser la Justice par la Loi, c'est-à-dire par la Force, exclut l'idée d'organiser par la Loi ou par la Force une manifestation quelconque de l'activité humaine: Travail, Charité, Agriculture, Commerce, Industrie, Instruction, Beaux-Arts, Religion; car il n'est pas possible qu'une de ces organisations secondaires n'anéantisse l'organisation essentielle. Comment imaginer, en effet, la Force entreprenant sur la Liberté des citoyens, sans porter atteinte à la Justice, sans agir contre son propre but?

Ici je me heurte au plus populaire des préjugés de notre époque. On ne veut pas seulement que la Loi soit juste; on veut encore qu'elle soit philanthropique. On ne se contente pas qu'elle garantisse à chaque citoyen le libre et inoffensif exercice de ses facultés, appliquées à son développement physique, intellectuel et moral; on exige d'elle qu'elle répande directement sur la nation le bien-être, l'instruction et la moralité. C'est le côté séduisant du Socialisme.

Mais, je le répète, ces deux missions de la Loi se contredisent. Il faut opter. Le citoyen ne peut en même temps être libre et ne l'être pas. M. de Lamartine m'écrivait un jour: «Votre doctrine n'est que la moitié de mon programme; vous en êtes resté à la Liberté, j'en suis à la Fraternité.» Je lui répondis:»La seconde moitié de votre programme détruira la première.» Et, en effet, il m'est tout à fait impossible de séparer le mot fraternité du mot volontaire. Il m'est tout à fait impossible de concevoir la Fraternité légalement forcée, sans que la Liberté soit légalement détruite, et la Justice légalement foulée aux pieds.

La Spoliation légale a deux racines: l'une, nous venons de le voir, est dans l'Égoïsme humain; l'autre est dans la fausse Philanthropie.

Avant d'aller plus loin, je crois devoir m'expliquer sur le mot Spoliation.

Je ne le prends pas, ainsi qu'on le fait trop souvent, dans une acception vague, indéterminée, approximative, métaphorique: je m'en sers au sens tout à fait scientifique, et comme exprimant l'idée opposée à celle de la Propriété. Quand une portion de richesses passe de celui qui l'a acquise, sans son consentement et sans compensation, à celui qui ne l'a pas créée, que ce soit par force ou par ruse, je dis qu'il y a atteinte à la Propriété, qu'il y a Spoliation. Je dis que c'est là justement ce que la Loi devrait réprimer partout et toujours. Que si la Loi accomplit elle-même l'acte qu'elle devrait réprimer, je dis qu'il n'y a pas moins Spoliation, et même, socialement parlant, avec circonstance aggravante. Seulement, en ce cas, ce n'est pas celui qui profite de la Spoliation qui en est responsable, c'est la Loi, c'est le législateur, c'est la société, et c'est ce qui en fait le danger politique.

Il est fâcheux que ce mot ait quelque chose de blessant. J'en ai vainement cherché un autre, car en aucun temps, et moins aujourd'hui que jamais, je ne voudrais jeter au milieu de nos discordes une parole irritante. Aussi, qu'on le croie ou non, je déclare que je n'entends accuser les intentions ni la moralité de qui que ce soit. J'attaque une idée que je crois fausse, un système qui me semble injuste, et cela tellement en dehors des intentions, que chacun de nous en profite sans le vouloir et en souffre sans le savoir. Il faut écrire sous l'influence de l'esprit de parti ou de la peur pour révoquer en doute la sincérité du Protectionisme, du Socialisme et même du Communisme, qui ne sont qu'une seule et même plante, à trois périodes diverses de sa croissance. Tout ce qu'on pourrait dire, c'est que la Spoliation est plus visible, par sa partialité, dans le Protectionisme[82], par son universalité, dans le Communisme; d'où il suit que des trois systèmes le Socialisme est encore le plus vague, le plus indécis, et par conséquent le plus sincère.

Quoi qu'il en soit, convenir que la spoliation légale a une de ses racines dans la fausse philanthropie, c'est mettre évidemment les intentions hors de cause.

Ceci entendu, examinons ce que vaut, d'où vient et où aboutit cette aspiration populaire qui prétend réaliser le Bien général par la Spoliation générale.

Les socialistes nous disent: Puisque la Loi organise la justice, pourquoi n'organiserait-elle pas le travail, l'enseignement, la religion?

Pourquoi? Parce qu'elle ne saurait organiser le travail, l'enseignement, la religion, sans désorganiser la Justice.

Remarquez donc que la Loi, c'est la Force, et que, par conséquent, le domaine de la Loi ne saurait dépasser légitimement le légitime domaine de la Force.

Quand la loi et la Force retiennent un homme dans la Justice, elles ne lui imposent rien qu'une pure négation. Elles ne lui imposent que l'abstention de nuire. Elles n'attentent ni à sa Personnalité, ni à sa Liberté, ni à sa Propriété. Seulement elles sauvegardent la Personnalité, la Liberté et la Propriété d'autrui. Elles se tiennent sur la défensive; elles défendent le Droit égal de tous. Elles remplissent une mission dont l'innocuité est évidente, l'utilité palpable, et la légitimité incontestée.

Cela est si vrai qu'ainsi qu'un de mes amis me le faisait remarquer, dire que le but de la Loi est de faire régner la Justice, c'est se servir d'une expression qui n'est pas rigoureusement exacte. Il faudrait dire: Le but de la Loi est d'empêcher l'Injustice de régner. En effet, ce n'est pas la Justice qui a une existence propre, c'est l'Injustice. L'une résulte de l'absence de l'autre.

Mais quand la Loi,—par l'intermédiaire de son agent nécessaire, la Force,—impose un mode de travail, une méthode ou une matière d'enseignement, une foi ou un culte, ce n'est plus négativement, c'est positivement qu'elle agit sur les hommes. Elle substitue la volonté du législateur à leur propre volonté, l'initiative du législateur à leur propre initiative. Ils n'ont plus à se consulter, à comparer, à prévoir; la Loi fait tout cela pour eux. L'intelligence leur devient un meuble inutile; ils cessent d'être hommes; ils perdent leur Personnalité, leur Liberté, leur Propriété.

Essayez d'imaginer une forme de travail imposée par la Force, qui ne soit une atteinte à la Liberté; une transmission de richesse imposée par la Force, qui ne soit une atteinte à la Propriété. Si vous n'y parvenez pas, convenez donc que la Loi ne peut organiser le travail et l'industrie sans organiser l'Injustice.

Lorsque du fond de son cabinet, un publiciste promène ses regards sur la société, il est frappé du spectacle d'inégalité qui s'offre à lui. Il gémit sur les souffrances qui sont le lot d'un si grand nombre de nos frères, souffrances dont l'aspect est rendu plus attristant encore par le contraste du luxe et de l'opulence.

Il devrait peut-être se demander si un tel état social n'a pas pour cause d'anciennes Spoliations, exercées par voie de conquête, et des Spoliations nouvelles, exercées par l'intermédiaire des Lois. Il devrait se demander si, l'aspiration de tous les hommes vers le bien-être et le perfectionnement étant donnée, le règne de la justice ne suffit pas pour réaliser la plus grande activité de Progrès et la plus grande somme d'Égalité, compatibles avec cette responsabilité individuelle que Dieu a ménagée comme juste rétribution des vertus et des vices.

Il n'y songe seulement pas. Sa pensée se porte vers des combinaisons, des arrangements, des organisations légales ou factices. Il cherche le remède dans la perpétuité et l'exagération de ce qui a produit le mal.

Car, en dehors de la Justice, qui, comme nous l'avons vu, n'est qu'une véritable négation, est-il aucun de ces arrangements légaux, qui ne renferme le principe de la Spoliation?

Vous dites: «Voilà des hommes qui manquent de richesses,»—et vous vous adressez à la Loi. Mais la Loi n'est pas une mamelle qui se remplisse d'elle-même, ou dont les veines lactifères aillent puiser ailleurs que dans la société. Il n'entre rien au trésor public, en faveur d'un citoyen ou d'une classe, que ce que les autres citoyens et les autres classes ont été forcés d'y mettre. Si chacun n'y puise que l'équivalent de ce qu'il y a versé, votre Loi, il est vrai, n'est pas spoliatrice, mais elle ne fait rien pour ces hommes qui manquent de richesses, elle ne fait rien pour l'égalité. Elle ne peut être un instrument d'égalisation qu'autant qu'elle prend aux uns pour donner aux autres, et alors elle est un instrument de Spoliation. Examinez à ce point de vue la Protection des tarifs, les primes d'encouragement, le Droit au profit, le Droit au travail, le Droit à l'assistance, le Droit à l'instruction, l'impôt progressif, la gratuité du crédit, l'atelier social, toujours vous trouverez au fond la Spoliation légale, l'injustice organisée.

Vous dites: «Voilà des hommes qui manquent de lumières,»—et vous vous adressez à la Loi. Mais la Loi n'est pas un flambeau répandant au loin une clarté qui lui soit propre. Elle plane sur une société où il y a des hommes qui savent et d'autres qui ne savent pas; des citoyens qui ont besoin d'apprendre et d'autres qui sont disposés à enseigner. Elle ne peut faire que de deux choses l'une: ou laisser s'opérer librement ce genre de transactions, laisser se satisfaire librement cette nature de besoins; ou bien forcer à cet égard les volontés et prendre aux uns de quoi payer des professeurs chargés d'instruire gratuitement les autres. Mais elle ne peut pas faire qu'il n'y ait, au second cas, atteinte à la Liberté et à la Propriété, Spoliation légale.

Vous dites: «Voilà des hommes qui manquent de moralité ou de religion,»—et vous vous adressez à la Loi. Mais la Loi c'est la Force, et ai-je besoin de dire combien c'est une entreprise violente et folle que de faire intervenir la force en ces matières?

Au bout de ses systèmes et de ses efforts, il semble que le Socialisme, quelque complaisance qu'il ait pour lui-même, ne puisse s'empêcher d'apercevoir le monstre de la Spoliation légale. Mais que fait-il? Il le déguise habilement à tous les yeux, même aux siens, sous les noms séducteurs de Fraternité, Solidarité, Organisation, Association. Et parce que nous ne demandons pas tant à la Loi, parce que nous n'exigeons d'elle que Justice, il suppose que nous repoussons la fraternité, la solidarité, l'organisation, l'association, et nous jette à la face l'épithète d'individualistes.

Qu'il sache donc que ce que nous repoussons, ce n'est pas l'organisation naturelle, mais l'organisation forcée.

Ce n'est pas l'association libre, mais les formes d'association qu'il prétend nous imposer.

Ce n'est pas la fraternité spontanée, mais la fraternité légale.

Ce n'est pas la solidarité providentielle, mais la solidarité artificielle, qui n'est qu'un déplacement injuste de Responsabilité.

Le Socialisme, comme la vieille politique d'où il émane, confond le Gouvernement et la Société. C'est pourquoi, chaque fois que nous ne voulons pas qu'une chose soit faite par le Gouvernement, il en conclut que nous ne voulons pas que cette chose soit faite du tout. Nous repoussons l'instruction par l'État; donc nous ne voulons pas d'instruction. Nous repoussons une religion d'État; donc nous ne voulons pas de religion. Nous repoussons l'égalisation par l'État; donc nous ne voulons pas d'égalité, etc., etc. C'est comme s'il nous accusait de ne vouloir pas que les hommes mangent, parce que nous repoussons la culture du blé par l'État.

Comment a pu prévaloir, dans le monde politique, l'idée bizarre de faire découler de la Loi ce qui n'y est pas: le Bien, en mode positif, la Richesse, la Science, la Religion?

Les publicistes modernes, particulièrement ceux de l'école socialiste, fondent leurs théories diverses sur une hypothèse commune, et assurément la plus étrange, la plus orgueilleuse qui puisse tomber dans un cerveau humain.

Ils divisent l'humanité en deux parts. L'universalité des hommes, moins un, forme la première; le publiciste, à lui tout seul, forme la seconde et, de beaucoup, la plus importante.

En effet, ils commencent par supposer que les hommes ne portent en eux-mêmes ni un principe d'action, ni un moyen de discernement; qu'ils sont dépourvus d'initiative; qu'ils sont de la matière inerte, des molécules passives, des atomes sans spontanéité, tout au plus une végétation indifférente à son propre mode d'existence, susceptible de recevoir, d'une volonté et d'une main extérieures, un nombre infini de formes plus ou moins symétriques, artistiques, perfectionnées.

Ensuite chacun d'eux suppose sans façon qu'il est lui-même, sous les noms d'Organisateur, de Révélateur, de Législateur, d'Instituteur, de Fondateur, cette volonté et cette main, ce mobile universel, cette puissance créatrice dont la sublime mission est de réunir en société ces matériaux épars, qui sont des hommes.

Partant de cette donnée, comme chaque jardinier, selon son caprice, taille ses arbres en pyramides, en parasols, en cubes, en cônes, en vases, en espaliers, en quenouilles, en éventails, chaque socialiste, suivant sa chimère, taille la pauvre humanité en groupes, en séries, en centres, en sous-centres, en alvéoles, en ateliers sociaux, harmoniques, contrastés, etc., etc.

Et de même que le jardinier, pour opérer la taille des arbres, a besoin de haches, de scies, de serpettes et de ciseaux, le publiciste, pour arranger sa société, a besoin de forces qu'il ne peut trouver que dans les Lois; loi de douane, loi d'impôt, loi d'assistance, loi d'instruction.

Il est si vrai que les socialistes considèrent l'humanité comme matière à combinaisons sociales, que si, par hasard, ils ne sont pas bien sûrs du succès de ces combinaisons, ils réclament du moins une parcelle d'humanité comme matière à expériences: on sait combien est populaire parmi eux l'idée d'expérimenter tous les systèmes, et on a vu un de leurs chefs venir sérieusement demander à l'assemblée constituante une commune avec tous ses habitants, pour faire son essai.

C'est ainsi que tout inventeur fait sa machine en petit avant de la faire en grand. C'est ainsi que le chimiste sacrifie quelques réactifs, que l'agriculteur sacrifie quelques semences et un coin de son champ pour faire l'épreuve d'une idée.

Mais quelle distance incommensurable entre le jardinier et ses arbres, entre l'inventeur et sa machine, entre le chimiste et ses réactifs, entre l'agriculteur et ses semences!... Le socialiste croit de bonne foi que la même distance le sépare de l'humanité.

Il ne faut pas s'étonner que les publicistes du dix-neuvième siècle considèrent la société comme une création artificielle sortie du génie du Législateur.

Cette idée, fruit de l'éducation classique, a dominé tous les penseurs, tous les grands écrivains de notre pays.

Tous ont vu entre l'humanité et le législateur les mêmes rapports qui existent entre l'argile et le potier.

Bien plus, s'ils ont consenti à reconnaître, dans le cœur de l'homme, un principe d'action et, dans son intelligence, un principe de discernement, ils ont pensé que Dieu lui avait fait, en cela, un don funeste, et que l'humanité, sous l'influence de ces deux moteurs, tendait fatalement vers sa dégradation. Ils ont posé en fait qu'abandonnée à ses penchants, l'humanité ne s'occuperait de religion que pour aboutir à l'athéisme, d'enseignement que pour arriver à l'ignorance, de travail et d'échanges que pour s'éteindre dans la misère.

Heureusement, selon ces mêmes écrivains, il y a quelques hommes, nommés Gouvernants, Législateurs, qui ont reçu du ciel, non-seulement pour eux-mêmes, mais pour tous les autres, des tendances opposées.

Pendant que l'humanité penche vers le Mal, eux inclinent au Bien; pendant que l'humanité marche vers les ténèbres, eux aspirent à la lumière; pendant que l'humanité est entraînée vers le vice, eux sont attirés par la vertu. Et, cela posé, ils réclament la Force, afin qu'elle les mette à même de substituer leurs propres tendances aux tendances du genre humain.

Il suffit d'ouvrir, à peu près au hasard, un livre de philosophie, de politique ou d'histoire pour voir combien est fortement enracinée dans notre pays cette idée, fille des études classiques et mère du Socialisme, que l'humanité est une matière inerte recevant du pouvoir la vie, l'organisation, la moralité et la richesse;—ou bien, ce qui est encore pis, que d'elle-même l'humanité tend vers sa dégradation et n'est arrêtée sur cette pente que par la main mystérieuse du Législateur. Partout le Conventionalisme classique nous montre, derrière la société passive, une puissance occulte qui, sous les noms de Loi, Législateur, ou sous cette expression plus commode et plus vague de ON, meut l'humanité, l'anime, l'enrichit et la moralise.

Bossuet. «Une des choses qu'ON (qui?) imprimait le plus fortement dans l'esprit des Égyptiens, c'était l'amour de la patrie.... Il n'était pas permis d'être inutile à l'État; la Loi assignait à chacun son emploi, qui se perpétuait de père en fils. On ne pouvait ni en avoir deux ni changer de profession... Mais il y avait une occupation qui devait être commune, c'était l'étude des lois et de la sagesse. L'ignorance de la religion et de la police du pays n'était excusée en aucun état. Au reste, chaque profession avait son canton qui lui était assigné (par qui?)... Parmi de bonnes lois, ce qu'il y avait de meilleur, c'est que tout le monde était nourri (par qui?) dans l'esprit de les observer..... Leurs mercures ont rempli l'Égypte d'inventions merveilleuses, et ne lui avaient presque rien laissé ignorer de ce qui pouvait rendre la vie commode et tranquille.»

Ainsi, les hommes, selon Bossuet, ne tirent rien d'eux-mêmes: patriotisme, richesses, activité, sagesse, inventions, labourage, sciences, tout leur venait par l'opération des Lois ou des Rois. Il ne s'agissait pour eux que de se laisser faire. C'est à ce point que Diodore ayant accusé les Égyptiens de rejeter la lutte et la musique, Bossuet l'en reprend. Comment cela est-il possible, dit-il, puisque ces arts avaient été inventés par Trismégiste?

De même chez les Perses:

«Un des premiers soins du prince était de faire fleurir l'agriculture... Comme il y avait des charges établies pour la conduite des armées, il y en avait aussi pour veiller aux travaux rustiques... Le respect qu'ON inspirait aux Perses pour l'autorité royale allait jusqu'à l'excès.»

Les Grecs, quoique pleins d'esprit, n'en étaient pas moins étrangers à leurs propres destinées, jusque-là que, d'eux-mêmes, ils ne se seraient pas élevés, comme les chiens et les chevaux, à la hauteur des jeux les plus simples. Classiquement, c'est une chose convenue que tout vient du dehors aux peuples.

«Les Grecs, naturellement pleins d'esprit et de courage, avaient été cultivés de bonne heure par des Rois et des colonies venues d'Égypte. C'est de là qu'ils avaient appris les exercices du corps, la course à pied, à cheval et sur des chariots.... Ce que les Égyptiens leur avaient appris de meilleur était à se rendre dociles, à se laisser former par des lois pour le bien public.»

Fénelon. Nourri dans l'étude et l'admiration de l'antiquité, témoin de la puissance de Louis XIV, Fénelon ne pouvait guère échapper à cette idée que l'humanité est passive, et que ses malheurs comme ses prospérités, ses vertus comme ses vices lui viennent d'une action extérieure, exercée sur elle par la Loi ou celui qui la fait. Aussi, dans son utopique Salente, met-il les hommes, avec leurs intérêts, leurs facultés, leurs désirs et leurs biens, à la discrétion absolue du Législateur. En quelque matière que ce soit, ce ne sont jamais eux qui jugent pour eux-mêmes, c'est le Prince. La nation n'est qu'une matière informé, dont le Prince est l'âme. C'est en lui que réside la pensée, la prévoyance, le principe de toute organisation, de tout progrès et, par conséquent, la Responsabilité.

Pour prouver cette assertion, il me faudrait transcrire ici tout le Xme livre de Télémaque. J'y renvoie le lecteur, et me contente de citer quelques passages pris au hasard dans ce célèbre poëme, auquel, sous tout autre rapport, je suis le premier à rendre justice.

Avec cette crédulité surprenante qui caractérise les classiques, Fénelon admet, malgré l'autorité du raisonnement et des faits, la félicité générale des Égyptiens, et il l'attribue, non à leur propre sagesse, mais à celle de leurs Rois.

Chargement de la publicité...