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Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 5: mises en ordre, revues et annotées d'après les manuscrits de l'auteur

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Voilà deux hommes. L'un travaille soir et matin, d'un bout de l'année à l'autre, et s'il a consommé tout ce qu'il a gagné, fût-ce par force majeure, il reste pauvre. Quand vient la Saint-Sylvestre, il ne se trouve pas plus avancé qu'au premier de l'an, et sa seule perspective est de recommencer. L'autre ne fait rien de ses bras ni de son intelligence, du moins, s'il s'en sert, c'est pour son plaisir; il lui est loisible de n'en rien faire, car il a une rente. Il ne travaille pas; et cependant il vit bien, tout lui arrive en abondance, mets délicats, meubles somptueux, élégants équipages, c'est-à-dire qu'il détruit chaque jour des choses que les travailleurs ont dû produire à la sueur de leur front; car ces choses ne se sont pas faites d'elles-mêmes, et, quant à lui, il n'y a pas mis les mains. C'est nous, travailleurs, qui avons fait germer ce blé, verni ces meubles, tissé ces tapis; ce sont nos femmes et nos filles qui ont filé, découpé, cousu, brodé ces étoffes. Nous travaillons donc pour lui et pour nous; pour lui d'abord, et pour nous s'il en reste.

Mais voici quelque chose de plus fort: si le premier de ces deux hommes, le travailleur, consomme dans l'année ce qu'on lui a laissé de profit dans l'année, il en est toujours au point de départ, et sa destinée le condamne à tourner sans cesse dans un cercle éternel et monotone de fatigues. Le travail n'est donc rémunéré qu'une fois. Mais si le second, le rentier, consomme dans l'année sa rente de l'année, il a, l'année d'après, et les années suivantes, et pendant l'éternité entière, une rente toujours égale, intarissable, perpétuelle. Le capital est donc rémunéré non pas une fois ou deux fois, mais un nombre indéfini de fois! En sorte qu'au bout de cent ans, la famille qui a placé 20,000 fr. à 5 pour 100 aura touché 100,000 fr., ce qui ne l'empêchera pas d'en toucher encore 100,000 dans le siècle suivant. En d'autres termes, pour 20,000 fr. qui représentent son travail, elle aura prélevé, en deux siècles, une valeur décuple sur le travail d'autrui.

N'y a-t-il pas dans cet ordre social un vice monstrueux à réformer?

Ce n'est pas tout encore. S'il plaît à cette famille de restreindre quelque peu ses jouissances, de ne dépenser, par exemple, que 900 fr. au lieu de 1,000,—sans aucun travail, sans autre peine que celle de placer 100 francs par an, elle peut accroître son capital et sa rente dans une progression si rapide, qu'elle sera bientôt en mesure de consommer autant que cent familles d'ouvriers laborieux.

Tout cela ne dénote-t-il pas que la société actuelle porte dans son sein un cancer hideux qu'il faut extirper, au risque de quelques souffrances passagères?

C'est ce cancer hideux que vous nous aiderez, Monsieur, à extirper. Vous voulez pour l'échange la liberté, veuillez donc aussi l'ÉGALITÉ, afin que la fraternité, en les couronnant toutes deux, amène sur le monde le règne de la justice, de la paix et de la conciliation universelle.

F. Chevé.

DEUXIÈME LETTRE.
F. BASTIAT,
Au rédacteur de la Voix du Peuple.

L'usage d'une propriété est une valeur.—Toute valeur peut s'échanger contre une autre.—Fécondité du CAPITAL.—Sa coopération n'est pas rémunérée aux dépens du TRAVAIL.—Cette rémunération n'est pas exclusivement attachée à la circonstance du PRÊT.

12 novembre 1849.

L'ardeur extrême avec laquelle le peuple, en France, s'est mis à creuser les problèmes économiques, et l'inconcevable indifférence des classes aisées à l'égard de ces problèmes, forment un des traits les plus caractéristiques de notre époque. Pendant que les anciens journaux, organes et miroirs de la bonne société, s'en tiennent à la guerroyante et stérile politique de parti, les feuilles destinées aux classes ouvrières agitent incessamment ce qu'on peut appeler les questions de fond, les questions sociales. Malheureusement, je le crains bien, elles s'égarent dès leurs premiers pas dans cette voie. Mais en pouvait-il être autrement? Elles ont du moins le mérite de chercher la vérité. Tôt ou tard la possession de la vérité sera leur récompense.

Puisque vous voulez bien, Monsieur, m'ouvrir les colonnes de la Voix du Peuple, je poserai devant vos lecteurs, et m'efforcerai de résoudre ces deux questions:

1o L'intérêt des capitaux est-il légitime?

2o Est-il prélevé aux dépens du travail et des travailleurs?

Nous différons sur la solution; mais il est un point sur lequel nous sommes certainement d'accord: c'est que l'esprit humain ne peut s'attaquer (sauf les problèmes religieux) à des questions plus graves.

Si c'est moi qui me trompe, si l'intérêt est une taxe abusive, prélevée par le capital sur tous les objets de consommation, j'aurai à me reprocher d'avoir, à mon insu, étançonné par mes arguments le plus ancien, le plus effroyable et le plus universel abus que le génie de la spoliation ait jamais imaginé; abus auquel ne se peuvent comparer, quant à la généralité des résultats, ni le pillage systématique des peuples guerriers, ni l'esclavage, ni le despotisme sacerdotal. Une déplorable erreur économique aurait tourné contre la démocratie cette flamme démocratique que je sens brûler dans mon cœur.

Mais si l'erreur est de votre côté, si l'intérêt est non-seulement naturel, juste et légitime, mais encore utile et profitable, même à ceux qui le paient, vous conviendrez que votre propagande ne peut que faire, malgré vos bonnes intentions, un mal immense. Elle induit les travailleurs à se croire victimes d'une injustice qui n'existe pas; à prendre pour un mal ce qui est un bien. Elle sème l'irritation dans une classe et la frayeur dans l'autre. Elle détourne ceux qui souffrent de découvrir la vraie cause de leurs souffrances en les mettant sur une fausse piste. Elle leur montre une prétendue spoliation qui les empêche de voir et de combattre les spoliations réelles. Elle familiarise les esprits avec cette pensée funeste que l'ordre, la justice et l'union ne peuvent renaître que par une transformation universelle (aussi détestable qu'impossible dans l'hypothèse) de tout le système selon lequel s'accomplissent, depuis le commencement du monde, le Travail et les Échanges.

Il n'est donc pas de question plus grave. Je la reprendrai au point où la discussion l'a amenée.

Oui, Monsieur, vous avez raison. Comme vous dites, nous ne sommes séparés que par l'épaisseur d'une Équivoque portant sur les mots Usage et Propriété. Mais cette équivoque suffit pour que vous croyiez devoir marcher, plein de confiance, vers l'Occident, tandis que ma foi me pousse vers l'Orient. Entre nous, au point de départ, la distance est imperceptible, mais elle ne tarde pas à devenir un abîme incommensurable.

La première chose à faire, c'est de revenir sur nos pas, jusqu'à ce que nous ayons retrouvé le point de départ sur lequel nous sommes d'accord. Ce terrain qui nous est commun, c'est la mutualité des services.

J'avais dit: Celui qui prête une maison, un sac de blé, un rabot, une pièce de monnaie, un navire, en un mot une VALEUR, pour un temps déterminé, rend un service. Il doit donc recevoir, outre la restitution de cette valeur à l'échéance, un service équivalent.—Vous convenez qu'il doit, en effet, recevoir quelque chose. C'est un grand pas vers la solution, car c'est ce quelque chose que j'appelle INTÉRÊT.

Voyons, Monsieur, nous accordons-nous sur ce point de départ? Vous me prêtez, pour toute l'année 1849, 1,000 fr. en écus, ou un instrument de travail estimé 1,000 fr.,—ou un approvisionnement valant 1,000 fr.,—ou une maison valant 1,000 fr. C'est en 1849 que je recueillerai tous les avantages que peut procurer cette valeur créée par votre travail et non par le mien. C'est en 1849 que vous vous priverez volontairement, en ma faveur, de ces avantages que vous pourriez très-légitimement vous réserver. Suffira-t-il, pour que nous soyons quittes, pour que les services aient été équivalents et réciproques, pour que la justice soit satisfaite, suffira-t-il qu'au premier de l'an 1850, je vous restitue intégralement, mais uniquement, vos écus, votre machine, votre blé, votre maison? Prenez garde, s'il en doit être ainsi, je vous avertis que le rôle que je me réserverai toujours, dans ces sortes de transactions, sera celui d'emprunteur: ce rôle est commode, il est tout profit; il me met à même d'être logé et pourvu toute ma vie aux dépens d'autrui;—à la condition toutefois de trouver un prêteur, ce qui, dans ce système, ne sera pas facile; car qui bâtira des maisons pour les louer gratis et se contenter, de terme en terme, de la pure restitution?

Aussi n'est-ce pas là ce que vous prétendez. Vous reconnaissez (et c'est ce que je tiens à bien constater) que celui qui a prêté une maison ou une valeur quelconque, a rendu un service dont il n'est pas rémunéré par la simple remise des clefs au terme, ou le simple remboursement à l'échéance. Il y a donc, d'après vous comme d'après moi, quelque chose à stipuler en sus de la restitution. Nous pouvons ne pas nous accorder sur la nature et le nom de ce quelque chose; mais quelque chose est dû par l'emprunteur. Et puisque vous admettez, d'une part, la mutualité des services, puisque, d'autre part, vous avouez que le prêteur a rendu service, permettez-moi d'appeler provisoirement cette chose due par l'emprunteur un service.

Eh bien! Monsieur, il me semble que la question a fait un pas, et même un grand pas, car voici où nous en sommes:

Selon votre théorie, tout aussi bien que selon la mienne, entre le prêteur et l'emprunteur, cette convention est parfaitement légitime qui stipule:

1o La restitution intégrale, à l'échéance, de l'objet prêté;

2o Un service à rendre par l'emprunteur au prêteur, en compensation du service qu'il en a reçu.

Maintenant, quels seront la nature et le nom de ce service dû par l'emprunteur? Je n'attache pas à ces questions l'importance scientifique que vous y mettez. Elles peuvent être abandonnées aux contractants eux-mêmes, dans chaque cas particulier. C'est véritablement leur affaire de débattre la nature et l'équivalence des services à échanger, aussi bien que leur appellation spéciale. La science a fini quand elle en a montré la cause, l'origine et la légitimité. L'emprunteur s'acquittera en blé, en vin, en souliers, en main-d'œuvre, selon son état. Dans la plupart des circonstances, et seulement pour plus de commodité, il paiera en argent; et comme on ne se procure l'argent qu'avec du travail, on pourra dire qu'il paie avec du travail. Ce paiement, juste et légitime d'après vous-même, pourquoi me défendriez-vous de le baptiser loyer, fermage, escompte, rente, prêt, intérêt, selon l'occurrence?

Mais venons-en à l'équivoque qui nous sépare, à la prétendue confusion que je fais, dites-vous, entre l'usage et la propriété, entre le prêt de la chose et une cession absolue.

Vous dites: Celui qui emprunte une propriété, une valeur, étant tenu de la rendre intégralement à l'échéance, n'a reçu, au fond, qu'un usage. Ce qu'il doit, ce n'est pas une propriété, une valeur, mais l'usage d'une propriété, d'une valeur équivalente. Identifier ces deux ordres de nature diverse sans équivalence possible, c'est détruire la mutualité des services.

Pour aller à la racine de l'objection, il faudrait remuer tous les fondements de l'économie sociale. Vous n'attendez pas de moi un tel travail, mais je vous demanderai si, selon vous, l'usage d'une valeur n'a pas lui-même une valeur? s'il n'est pas susceptible d'être évalué? D'après quelle règle, sur quel principe, empêcherez-vous deux contractants de comparer un usage à une somme d'argent, à une quantité de main-d'œuvre, et d'échanger sur ces bases, si cela les arrange? Vous me prêtez une maison de 20,000 francs; par là vous me rendez un service. Entendez-vous dire que, malgré mon consentement et le vôtre, je ne puis m'acquitter, au nom de la science, qu'en vous prêtant aussi une maison de même valeur? Mais cela est absurde, car si nous avions tous des maisons, nous resterions chacun dans la nôtre, et quelle serait la raison d'être du prêt? Si vous allez jusqu'à prétendre que mutualité de services implique que les deux services échangés doivent être non-seulement égaux en valeur, mais identiques en nature, vous supprimez l'échange aussi bien que le prêt. Un chapelier devra dire à son client: Ce que je vous cède, ce n'est pas de l'argent, mais un chapeau; ce que vous me devez, c'est un chapeau, et non de l'argent.

Que si vous reconnaissez que les services s'évaluent et s'échangent, précisément parce qu'ils diffèrent de nature, vous devez convenir que la cession d'un usage qui est un service, peut très-légitimement s'évaluer en blé, en argent, en main d'œuvre. Prenez-y garde, votre théorie, tout en laissant parfaitement subsister le principe de l'intérêt, ne tend à rien moins qu'à frapper d'inertie toutes les transactions.

Vous ne réformez pas, vous paralysez.

Je suis cordonnier. Mon métier doit me faire vivre; mais pour l'exercer, il faut que je sois logé, et je n'ai pas de maison. D'un autre côté, vous avez consacré votre travail à en bâtir une; mais vous ne savez pas faire vos souliers ni ne voulez aller pieds nus. Nous pouvons nous arranger: vous me logerez, je vous chausserai. Je profiterai de votre travail comme vous du mien: nous nous rendrons réciproquement service. Le tout est d'arriver à une juste évaluation, à une parfaite équivalence, et je n'y vois d'autre moyen que le libre débat.

Et, sous prétexte qu'il y a cession d'un objet matériel, d'un côté, et que, de l'autre, il n'y a cession que d'un usage, la théorie viendrait nous dire: Cette transaction ne se fera pas, elle est illégitime, abusive et spoliatrice; il s'agit de deux services qui n'ont pas d'équivalence possible, et que vous n'avez ni la faculté d'évaluer, ni le droit d'échanger!

Ne voyez-vous pas, Monsieur, qu'une telle théorie tue à la fois et l'échange et la liberté? Quelle est donc l'autorité qui viendra anéantir ainsi notre commun et libre consentement? Sera-ce la loi? sera-ce l'État? Mais je croyais, moi, que nous faisions la loi, que nous payions l'État pour protéger nos droits et non pour les supprimer.

Ainsi, nous étions d'accord tout à l'heure sur ce point, que l'emprunteur doit quelque chose en sus de la simple restitution. Accordons-nous maintenant sur cet autre point, que ce quelque chose est susceptible d'être évalué, et par conséquent d'être acquitté, selon la convenance des contractants, sous une des formes quelconques que peut affecter la valeur.

La conséquence qui s'ensuit, c'est que, à l'échéance, le prêteur doit recouvrer:

1o La valeur intégrale prêtée;

2o La valeur du service rendu par le prêt.

Je n'ai pas besoin de répéter ici comment la restitution intégrale de l'objet prêté implique nécessairement la pérennité de l'intérêt.

Examinons maintenant, en peu de mots, cette seconde question:

L'intérêt du capital est-il prélevé aux dépens du travail?

Vous le savez aussi bien que moi, Monsieur, on se ferait une idée bien circonscrite de l'intérêt, si l'on supposait qu'il n'apparaît qu'à l'occasion du prêt.—Quiconque fait concourir un capital à la création d'un produit entend être rémunéré non-seulement pour son travail, mais pour son capital; de telle sorte que l'intérêt entre comme élément dans le prix de tous les objets de consommation.

Il ne suffit peut-être pas de démontrer la légitimité de l'intérêt aux hommes qui n'ont pas de capitaux. Ils seraient sans doute tentés de dire: puisque l'intérêt est légitime, il faut bien que nous le subissions; mais c'est un grand malheur, car sans cela nous obtiendrions toutes choses à meilleur marché.

Ce grief est complétement erroné; ce qui fait que les jouissances humaines se rapprochent de plus en plus de la gratuité et de la communauté, c'est l'intervention du capital. Le capital c'est la puissance démocratique, philanthropique et égalitaire par excellence. Aussi, celui qui en fera comprendre l'action rendra le plus signalé service à la société, car il fera cesser cet antagonisme de classes qui n'est fondé que sur une erreur.

Il m'est de toute impossibilité de faire entrer dans un article de journal la théorie des capitaux[34]. Je dois me borner à indiquer ma pensée par un exemple, une anecdote, une hypothèse qui est l'image de toutes les transactions humaines.

Plaçons-nous au point de départ de l'humanité, à cette époque où nous pouvons supposer qu'il n'existait aucun capital. Quelle était alors la valeur, mesurée au travail, d'un objet quelconque, d'une paire de bas, d'un sac de blé, d'un meuble, d'un livre, etc.; en d'autres termes, au prix de quel travail ces objets auraient-ils été achetés? Je ne crains pas de dire que la réponse est contenue dans ce mot: l'Infini. De tels objets étaient alors tout à fait inaccessibles à l'humanité.

Qu'il s'agisse d'une paire du bas de coton. Aucun homme ne serait parvenu à la produire avec cent ni avec mille journées de travail.

D'où vient qu'aujourd'hui, en France, il n'y a pas un ouvrier si malheureux qu'il ne puisse obtenir une paire de bas de coton avec son travail d'une journée?—C'est justement parce que du capital concourt à la création de ce produit. Le genre humain a inventé des instruments qui forcent la nature à une collaboration gratuite.

Il est bien vrai qu'en décomposant le prix de cette paire de bas, vous trouvez qu'une partie assez considérable de ce prix se rapporte au capital. Il faut bien payer le squatter qui a défriché la terre de la Caroline; il faut bien payer la voile qui pousse le navire de New-York au Havre; il faut bien payer la machine qui fait tourner dix mille broches. Mais c'est justement parce que nous payons ces instruments qu'ils font concourir la nature et qu'ils substituent son action gratuite à l'action onéreuse du travail. Si nous supprimions successivement cette série d'intérêts à payer, nous supprimerions par cela même les instruments et la collaboration naturelle qu'ils mettent en œuvre; en un mot, nous reviendrions au point de départ, à l'époque où mille journées de travail n'auraient pas suffi pour se procurer une paire de bas. Il en est ainsi de toutes choses.

Vous pensez que l'intérêt est prélevé par celui qui ne fait rien sur celui qui travaille. Ah! Monsieur, avant de laisser tomber une seconde fois dans le public cette triste et irritante assertion, scrutez-la jusque dans la racine. Demandez-lui ce qu'elle contient, et vous vous assurerez qu'elle ne porte en elle que des erreurs et des tempêtes. Vous invoquez mon apologue du Rabot, permettez-moi d'y revenir.

Voilà un homme qui veut faire des planches. Il n'en fera pas une dans l'année, car il n'a que ses dix doigts. Je lui prête une scie et un rabot,—deux instruments, ne le perdez pas de vue, qui sont le fruit de mon travail et dont je pourrais tirer parti pour moi-même. Au lieu d'une planche, il en fait cent et m'en donne cinq. Je l'ai donc mis à même, en me privant de ma chose, d'avoir quatre-vingt-quinze planches au lieu d'une,—et vous venez dire que je l'opprime et le vole! Quoi! grâce à une scie et à un rabot que j'ai fabriqués à la sueur de mon front, une production centuple est, pour ainsi dire, sortie du néant, la société entre en possession d'une jouissance centuple, un ouvrier qui ne pouvait pas faire une planche en a fait cent; et parce qu'il me cède librement et volontairement, un vingtième de cet excédant, vous me représentez comme un tyran et un voleur! L'ouvrier verra fructifier son travail, l'humanité verra s'élargir le cercle de ses jouissances; et je suis le seul au monde, moi, l'auteur de ces résultats, à qui il sera défendu d'y participer, même du consentement universel!

Non, non; il ne peut en être ainsi. Votre théorie est aussi contraire à la justice, à l'utilité générale, à l'intérêt même des ouvriers, qu'à la pratique de tous les temps et de tous les lieux. Permettez-moi d'ajouter qu'elle n'est pas moins contraire au rapprochement des classes, à l'union des cœurs, à la réalisation de la fraternité humaine, qui est plus que la justice, mais ne peut se passer de la justice.

Frédéric Bastiat.

TROISIÈME LETTRE.
P. J. PROUDHON À F. BASTIAT.

Désaveu de la distinction introduite par M. Chevé.—Adhésion à la formule: le prêt est un service; un service est une valeur.—Antinomie.—Le prêteur ne se prive pas.—Nécessité d'organiser le crédit gratuit.—Interrogations catégoriques.

19 novembre 1849.

La révolution de Février a pour but, dans l'ordre politique et dans l'ordre économique, de fonder la liberté absolue de l'homme et du citoyen.

La formule de cette Révolution est, dans l'ordre politique, l'organisation du suffrage universel, soit l'absorption du pouvoir dans la société;—dans l'ordre économique, l'organisation de la circulation et du crédit, soit encore l'absorption de la qualité de capitaliste dans celle de travailleur.

Sans doute, cette formule ne donne pas, à elle seule, l'intelligence complète du système: elle n'en est que le point de départ, l'aphorisme. Mais elle suffit pour expliquer la Révolution dans son actualité et son immédiateté; elle nous autorise, par conséquent, à dire que la Révolution n'est et ne peut être autre chose que cela.

Tout ce qui tend à développer la Révolution ainsi conçue, tout ce qui en favorise l'essor, de quelque part qu'il vienne, est essentiellement révolutionnaire: nous le classons dans la catégorie du mouvement.

Tout ce qui s'oppose à l'application de cette idée, tout ce qui la nie ou qui l'entrave, qu'il soit le produit de la démagogie ou de l'absolutisme, nous l'appelons résistance.—Si cette résistance a pour auteur le gouvernement, ou qu'elle agisse de connivence avec le gouvernement, elle devient réaction.

La résistance est légitime quand elle est de bonne foi et qu'elle s'accomplit dans les limites de la liberté républicaine: elle n'est alors que la consécration du libre examen, la sanction du suffrage universel. La réaction, au contraire, tendant, au nom de l'autorité publique et dans l'intérêt d'un parti, à supprimer violemment la manifestation des idées, est une atteinte à la liberté; se traduit-elle en loi d'exil, de déportation, de transportation, etc., elle est alors un crime contre la souveraineté du peuple. L'ostracisme est le suicide des républiques.

En rendant compte, dans la Voix du Peuple, du projet d'impôt sur le capital présenté par M. de Girardin, nous n'avons point hésité à y reconnaître l'une des manifestations les plus hardies de l'idée révolutionnaire; et bien que l'auteur de ce projet ait été, et soit peut-être encore attaché à la dynastie d'Orléans; bien que ses tendances personnelles fassent de lui un homme éminemment gouvernemental; bien qu'enfin il se soit constamment rangé dans le parti de la Conservation contre celui de la Révolution, nous n'en pensons pas moins que son idée appartient au mouvement; à ce titre, nous l'avons revendiquée comme nôtre; et si M. de Girardin était capable de renier sa propre pensée, nous la reprendrions en sous-œuvre, et nous nous en ferions un argument de plus contre les adversaires de la Révolution.

C'est d'après cette règle de critique élevée, et pour ainsi dire impersonnelle, que nous allons répondre à M. Bastiat.

M. Bastiat, au rebours de M. de Girardin, est un écrivain tout pénétré de l'esprit démocratique: si l'on ne peut encore dire de lui qu'il est socialiste, à coup sûr c'est déjà plus qu'un philanthrope. La manière dont il entend et expose l'économie politique le place, ainsi que M. Blanqui, sinon fort au-dessus, du moins fort en avant des autres économistes, fidèles et immuables disciples de J. B. Say. M. Bastiat, en un mot, est dévoué corps et âme à la République, à la liberté, à l'égalité, au progrès: il l'a prouvé mainte fois avec éclat par ses votes à l'Assemblée nationale.

Malgré cela, nous rangeons M. Bastiat parmi les hommes de la résistance: sa théorie du capital et de l'intérêt, diamétralement opposée aux tendances les plus authentiques, aux besoins les plus irrésistibles de la Révolution, nous en fait une loi. Puissent nos lecteurs, à notre exemple, séparer toujours ainsi les questions de personnes d'avec les questions de principes! la discussion et la charité y gagneront.

M. Bastiat commence sa réponse par une observation d'une justesse frappante, que nous croyons d'autant plus utile de rappeler, qu'elle tombe d'aplomb sur lui:

«L'ardeur extrême, dit M. Bastiat, avec laquelle le peuple, en France, s'est mis à creuser les problèmes économiques, et l'inconcevable indifférence des classes aisées à l'égard de ces problèmes, forment un des traits les plus caractéristiques de notre époque. Pendant que les anciens journaux, organes et miroirs de la bonne société, s'en tiennent à la guerroyante et stérile politique de parti, les feuilles destinées aux classes ouvrières agitent incessamment ce qu'ont peut appeler les questions de fond, les questions sociales.»

Eh bien! nous dirons à M. Bastiat:

Vous êtes vous-même, sans vous en douter, un exemple de cette indifférence inconcevable avec laquelle les hommes de la classe aisée étudient les problèmes sociaux; et tout économiste de premier ordre que vous puissiez vous dire, vous ignorez complétement où en est cette question du capital et de l'intérêt, que vous vous êtes chargé de défendre. Aussi en arrière des idées que des faits, vous nous parlez exactement comme ferait un rentier d'avant 89. Le socialisme, qui, depuis dix ans, proteste contre le capital et l'intérêt, est totalement inconnu de vous; vous n'en avez pas lu les mémoires; car si vous les avez lus, comment se fait-il que, vous préparant à le réfuter, vous passiez sous silence toutes ses preuves?

Vraiment, à vous voir raisonner contre le socialisme de notre âge, on vous prendrait pour un Épiménide se réveillant en sursaut, après quatre-vingts ans de sommeil. Est-ce bien à nous que vous adressez vos dissertations patriarcales? Est-ce le prolétaire de 1849 que vous voulez convaincre? Commencez donc par étudier ses idées; placez-vous, avec lui, dans l'actualité des doctrines: répondez aux raisons, vraies ou fausses, qui le déterminent, et ne lui apportez pas les vôtres, qu'il sait depuis un temps immémorial. Cela vous surprendra sans doute d'entendre dire que vous, membre de l'Académie des sciences morales et politiques[35], lorsque vous parlez de capital et d'intérêt, vous n'êtes plus à la question! C'est pourtant ce que nous nous chargeons, pour aujourd'hui, de vous prouver. Après, nous reprendrons la question elle-même, si vous en avez le désir.

Nous nions d'abord, ceci vous le savez de reste, nous nions avec le christianisme et l'Évangile, la légitimité en soi du prêt à intérêt; nous la nions avec le judaïsme et le paganisme; avec tous les philosophes et législateurs de l'antiquité. Car vous remarquerez ce premier fait, qui a bien aussi sa valeur; l'usure n'a pas plutôt paru dans le monde, qu'elle a été niée. Les législateurs et les moralistes n'ont cessé de la combattre, et s'ils ne sont parvenus à l'éteindre, du moins ont-ils réussi jusqu'à certain point à lui rogner les ongles, en fixant une limite, un taux légal à l'intérêt.

Telle est donc notre première proposition, la seule dont, à ce qu'il semble, vous ayez entendu parler: Tout ce qui, dans le remboursement du prêt, est donné en sus du prêt, est usure, spoliation: Quodcumque sorti accedit, usura est.

Mais ce que vous ne savez point, et qui vous émerveillera peut-être, c'est que cette négation fondamentale de l'intérêt ne détruit point, à nos yeux, le principe, le droit, si vous voulez, qui donne naissance à l'intérêt, et qui, malgré les condamnations de l'autorité séculière et ecclésiastique, l'a fait perdurer jusqu'à nos jours; en sorte que le véritable problème pour nous n'est pas de savoir si l'usure, en soi, est illicite, nous sommes à cet égard de l'avis de l'Église,—ou si elle a une raison d'existence, nous sommes, sous ce rapport, de l'opinion des économistes. Le problème est de savoir comment on parviendra à supprimer l'abus sans endommager le droit; comment, en un mot, on sortira de cette contradiction.

Expliquons mieux cela, s'il est possible.

D'un côté, il est très-vrai, ainsi que vous l'établissez vous-même péremptoirement, que le prêt est un service. Et comme tout service est une valeur, conséquemment comme il est de la nature de tout service d'être rémunéré, il s'ensuit que le prêt doit avoir son prix, ou, pour employer le mot technique, qu'il doit porter intérêt.

Mais il est vrai aussi, et cette vérité subsiste à côté de la précédente, que celui qui prête, dans les conditions ordinaires du métier de prêteur, ne se prive pas, comme vous le dites, du capital qu'il prête. Il le prête, au contraire, précisément parce que ce prêt ne constitue pas pour lui une privation; il le prête, parce qu'il n'en a que faire pour lui-même, étant suffisamment d'ailleurs pourvu de capitaux; il le prête, enfin, parce qu'il n'est ni dans son intention, ni dans sa puissance de le faire personnellement valoir; parce qu'en le gardant entre ses mains, ce capital, stérile de sa nature, resterait stérile, tandis que par le prêt et par l'intérêt qui en résulte, il produit un bénéfice qui permet au capitaliste de vivre sans travailler. Or, vivre sans travailler, c'est, en économie politique aussi bien qu'en morale, une proposition contradictoire, une chose impossible.

Le propriétaire qui possède deux domaines, l'un à Tours, l'autre à Orléans, et qui est forcé de fixer sa résidence dans l'un qu'il exploite, par conséquent d'abandonner l'autre; ce propriétaire-là peut-il dire qu'il se prive de sa chose, parce qu'il n'a pas, comme Dieu, l'ubiquité d'action et de domicile? Autant vaudrait dire que nous sommes privés du séjour de New-York parce que nous habitons à Paris. Convenez donc que la privation du capitaliste est comme la privation du maître qui a perdu son esclave, comme la privation du prince chassé par ses sujets, comme la privation du voleur qui, voulant escalader une maison, trouve les chiens aux aguets et les habitants aux fenêtres.

Or, en présence de cette affirmation et de cette négation diamétralement opposées, appuyées l'une et l'autre de raisons égales, mais qui, ne se répondant pas, ne peuvent s'entre-détruire, quel parti prendre? Vous persistez dans votre affirmation, et vous dites: Vous ne voulez pas me payer d'intérêt? Soit! je ne veux pas vous prêter mon capital. Tâchez de travailler sans capitaux! De notre côté, nous persistons dans notre négation, et nous disons: Nous ne vous paierons pas d'intérêt, parce que l'intérêt, dans l'économie sociale, est le prix de l'oisiveté; la cause première de l'inégalité des fortunes et de la misère. Aucun de nous ne voulant céder, nous arrivons à l'immobilisme.

Tel est donc le point auquel le socialisme saisit la question. D'un côté, la justice commutative de l'intérêt; de l'autre, l'impossibilité organique, l'immoralité de ce même intérêt. Et, pour vous le dire tout d'abord, le socialisme n'a la prétention de convertir personne, ni l'Église, qui nie l'intérêt, ni l'économie politique, qui l'affirme; d'autant moins qu'il est convaincu qu'elles ont raison toutes deux. Voici seulement comment il analyse le problème, et ce qu'il propose à son tour, par-dessus les arguments des vieux prêteurs, trop intéressés pour qu'on les croie sur parole, et les déclamations des Pères de l'Église, restées sans effet.

Puisque la théorie de l'usure a fini par prévaloir dans les habitudes chrétiennes, comme dans l'usage des païens; puisque l'hypothèse ou la fiction de la productivité du capital est entrée dans la pratique des peuples, acceptons cette fiction économique comme nous avons accepté pendant trente-trois ans la fiction constitutionnelle; et voyons ce que cette fiction peut produire, développée dans toutes ses conséquences. Au lieu de repousser purement et simplement l'idée, comme a fait l'Église, ce qui ne pouvait mener à rien, faisons-en la déduction historique et philosophique; et puisque le mot est plus que jamais à la mode, décrivons-en la révolution. Aussi bien, faut-il que cette idée réponde à quelque chose de réel, qu'elle indique un besoin quelconque de l'esprit mercantile, pour que les peuples n'aient jamais hésité à lui faire le sacrifice de leurs croyances les plus vives et les plus sacrées.

Voici donc comment le socialisme, parfaitement convaincu de l'insuffisance de la théorie économique, aussi bien que de la doctrine ecclésiastique, traite à son tour la question de l'usure.

D'abord il observe que le principe de la productivité du capital ne fait aucune acception de personnes, ne constitue pas un privilége: ce principe est vrai de tout capitaliste, sans distinction de titre ou de dignité. Ce qui est légitime pour Pierre est légitime pour Paul: tous deux ont le même droit à l'usure, ainsi qu'au travail. Lors donc,—je reprends ici l'exemple dont vous vous êtes servi,—que vous me prêtez, moyennant intérêt, le rabot que vous avez fabriqué pour polir vos planches, si, de mon côté, je vous prête la scie que j'ai montée pour débiter mes souches, j'aurai droit pareillement à un intérêt. Le droit du capital est le même pour tous: tous, dans la mesure de leurs prestations et de leurs emprunts, doivent percevoir et acquitter l'intérêt. Telle est la première conséquence de votre théorie, qui ne serait pas une théorie sans la généralité, sans la réciprocité du droit qu'elle crée: cela est d'une évidence intuitive et immédiate.

Supposons donc que de tout le capital que j'emploie, soit sous la forme d'instrument de travail, soit sous celle de matière première, la moitié me soit prêtée par vous; supposons en même temps que de tout le capital que vous mettez en œuvre, la moitié vous soit prêtée par moi, il est clair que les intérêts que nous devrons nous payer mutuellement se compenseront; et si, de part et d'autre, les capitaux avancés sont égaux, les intérêts se balançant, le solde ou la redevance sera nul.

Dans la société, les choses ne se passent pas tout à fait ainsi, sans doute. Les prestations que se font réciproquement les producteurs sont loin d'être égales; partant, les intérêts qu'ils ont à se payer ne le sont pas non plus: de là, l'inégalité des conditions et des fortunes.

Mais la question est de savoir si cet équilibre de la prestation en capital, travail et talent; si, par conséquent, l'égalité du revenu pour tous les citoyens, parfaitement admissible en théorie, peut se réaliser dans la pratique; si cette réalisation est dans les tendances de la société; si, enfin, et contre toute attente, elle n'est pas la conclusion fatale de la théorie de l'usure elle-même?

Or, c'est ce qu'affirme le socialisme quand il est parvenu à se comprendre lui-même, socialisme qui ne se distingue plus alors de la science économique, étudiée à la fois dans son expérience acquise et dans la puissance de ses déductions. En effet, que nous dit, sur cette grande question de l'intérêt, l'histoire de la civilisation, l'histoire de l'économie politique?

C'est que la prestation mutuelle des capitaux, matériels et immatériels, tend à s'équilibrer de plus en plus, et cela par diverses causes que nous allons énumérer, et que les économistes les plus rétrogrades ne peuvent méconnaître:

1o La division du travail, ou séparation des industries, qui, multipliant à l'infini les instruments de travail et les matières premières, multiplie dans la même proportion le prêt des capitaux;

2o L'accumulation des capitaux, accumulation qui résulte de la variété des industries, et dont l'effet est de produire entre les capitalistes une concurrence analogue à celle des marchands, par conséquent d'opérer insensiblement la baisse du loyer des capitaux et la réduction du taux de l'intérêt;

3o La faculté toujours plus grande de circulation qu'acquièrent les capitaux, par le numéraire et la lettre de change;

4o Enfin, la sécurité publique.

Telles sont les causes générales qui, depuis des siècles, ont amené entre les producteurs une réciprocité de prestations de plus en plus équilibrée, par suite, une compensation de plus en plus égale des intérêts, une baisse continue du prix des capitaux.

Ces faits ne peuvent être niés: vous les avouez vous-même; seulement, vous en méconnaissez le principe et la signification, quand vous attribuez au capital le mérite du progrès opéré dans le domaine de l'industrie et de la richesse; tandis que ce progrès a pour cause, non le capital, mais la CIRCULATION du capital.

Les faits étant de la sorte analysés et classés, le socialisme se demande si, pour provoquer cet équilibre du crédit et du revenu, il ne serait pas possible d'agir directement, non sur les capitaux, remarquez-le bien, mais sur la circulation; s'il ne serait pas possible d'organiser cette circulation, de manière à produire tout d'un coup entre les capitalistes et les producteurs, deux termes actuellement en opposition, mais que la théorie démontre devoir être synonymes, l'équivalence des prestations, en d'autres termes, l'égalité des fortunes.

À cette question, le socialisme répond encore: Oui, cela est possible, et de plusieurs manières.

Supposons d'abord, pour nous renfermer dans les conditions du crédit actuel, lequel s'effectue surtout par l'entremise du numéraire; supposons que tous les producteurs de la République, au nombre de plus de dix millions, se cotisent chacun pour une somme représentant 1 pour 100 seulement de leur capital. Cette cotisation de 1 pour 100 sur la totalité du capital mobilier et immobilier du pays, formerait une somme de UN MILLIARD.

Supposons qu'à l'aide de cette cotisation une banque soit fondée, en concurrence de la Banque mal nommée de France, et faisant l'escompte et le crédit sur hypothèque, à 1/2 pour 100.

Il est évident, en premier lieu, que l'escompte des valeurs de commerce se faisant à 1/2 pour 100, le prêt sur hypothèque à 1/2 pour 100, la commandite, etc., à 1/2 pour 100, le capital monnaie serait immédiatement frappé, entre les mains de tous les usuriers et prêteurs d'argent, d'improductivité absolue; l'intérêt serait nul, le crédit gratuit.

Si le crédit commercial et hypothécaire, en autres termes, si le capital argent, le capital dont la fonction est exclusivement de circuler était gratuit, le capital maison le deviendrait lui-même bientôt; les maisons ne seraient plus en réalité capital, elles seraient marchandise, cotée à la Bourse comme les eaux-de-vie et les fromages, et louée ou vendue, deux termes devenus alors synonymes, À PRIX DE REVIENT.

Si le capital maison, de même que le capital argent, était gratuit, ce qui revient à dire, si l'usage en était payé à titre d'échange, non de prêt, le capital terre ne tarderait pas à devenir gratuit à son tour; c'est-à-dire que le fermage, au lieu d'être la redevance payée au propriétaire non exploitant, serait la compensation du produit entre les terres de qualité supérieure et les terres de qualité inférieure; ou, pour mieux dire, il n'y aurait plus, en réalité, ni fermiers, ni propriétaires, il y aurait seulement des laboureurs et des vignerons, comme il y a des menuisiers et des mécaniciens.

Voulez-vous une autre preuve de la possibilité de ramener, par le développement des institutions économiques, tous les capitaux à la gratuité.

Supposons qu'au lieu de ce système d'impôts, si compliqué, si onéreux, si vexatoire, que nous a légué la féodalité nobiliaire, un seul impôt soit établi, non plus sur la production, la circulation, la consommation, l'habitation, etc.; mais, comme la justice l'exige et comme le veut la science économique, sur le capital net afférent à chaque individu. Le capitaliste perdant par l'impôt autant ou plus qu'il ne gagne par la rente et l'intérêt, serait obligé ou de faire valoir par lui-même, ou de vendre: l'équilibre économique, par cette intervention si simple, et d'ailleurs inévitable, du fisc, se rétablirait encore.

Telle est, en somme, la théorie du socialisme sur le capital et l'intérêt.

Non-seulement nous affirmons, d'après cette théorie qui, d'ailleurs, nous est commune avec les économistes, et sur la foi du développement industriel, que telles sont la tendance et la portée du prêt à intérêt; nous prouvons encore, par les résultats subversifs de l'économie actuelle, et par la démonstration des causes de la misère, que cette tendance est nécessaire, et l'extinction de l'usure inévitable.

En effet, le prix du prêt, loyer de capitaux, intérêt d'argent, usure, en un mot, faisant, comme il a été dit, partie intégrante du prix des produits, et cette usure n'étant pas égale pour tous, il s'ensuit que le prix des produits, composé qu'il est de salaire et d'intérêts, ne peut pas être acquitté par ceux qui n'ont pour le payer que leur salaire et point d'intérêt; en sorte que, par le fait de l'usure, le travail est condamné au chômage et le capital à la banqueroute.

Cette démonstration, dans le genre de celles que les mathématiciens appellent réduction à l'absurde, de l'impossibilité organique du prêt à intérêt, a été reproduite cent fois dans le socialisme: pourquoi les économistes n'en parlent-ils pas?

Voulez-vous donc sérieusement réfuter les idées socialistes sur le prêt à intérêt? Voici les questions auxquelles vous avez à répondre:

1o Est-il vrai que si, au for extérieur, la prestation du capital est un service qui a sa valeur, qui par conséquent doit être payé;—au for intérieur, cette prestation n'entraîne point pour le capitaliste une privation réelle; conséquemment qu'elle ne suppose pas le droit de rien exiger pour prix du prêt?

2o Est-il vrai que l'usure, pour être irréprochable, doit être égale; que la tendance de la société conduit à cette égalisation, en sorte que l'usure n'est irréprochable que lorsqu'elle est devenue égale pour tous, c'est-à-dire nulle?

3o Est-il vrai qu'une banque nationale, faisant le crédit et l'escompte gratis, soit chose possible?

4o Est-il vrai que par l'effet de cette gratuité du crédit et de l'escompte, comme par l'action de l'impôt simplifié et ramené à sa véritable forme, la rente immobilière disparaît, ainsi que l'intérêt de l'argent?

5o Est-il vrai qu'il y ait contradiction et impossibilité mathématique dans l'ancien système?

6o Est-il vrai que l'économie politique, après avoir, sur la question de l'usure, contredit pendant plusieurs milliers d'années la théologie, la philosophie, la législation, arrive, par sa propre théorie, au même résultat?

7o Est-il vrai, enfin, que l'usure n'a été, dans son institution providentielle, qu'un instrument d'égalité et de progrès, absolument comme, dans l'ordre politique, la monarchie absolue a été un instrument de liberté et de progrès; comme, dans l'ordre judiciaire, l'épreuve de l'eau bouillante, le duel et la question ont été, à leur tour, des instruments de conviction et de progrès?

Voilà ce que nos adversaires sont tenus d'examiner, avant de nous accuser d'infirmité scientifique et intellectuelle; voilà, monsieur Bastiat, sur quels points devra porter à l'avenir votre controverse, si vous voulez qu'elle aboutisse. La question est clairement et catégoriquement posée: permettez-nous de croire qu'après en avoir pris lecture, vous reconnaîtrez qu'il y a dans le socialisme du dix-neuvième siècle quelque chose qui dépasse la portée de votre vieille économie politique.

P. J. Proudhon.

QUATRIÈME LETTRE.
F. BASTIAT À P. J. PROUDHON.

Circonscription logique du débat.—Dire oui et non n'est pas répondre.—Futilité de l'objection fondée sur ce que le capitaliste ne se prive pas.—Productivité naturelle et nécessaire du CAPITAL démontrée par des exemples.—Considérations sur le loisir.

26 novembre 1849.

Monsieur, vous me posez sept questions. Veuillez vous rappeler qu'entre nous il ne s'agit en ce moment que d'une seule:

L'intérêt du capital est-il légitime?

Cette question est grosse de tempêtes. Il faut la vider. En acceptant la loyale hospitalité de vos colonnes, je n'ai pas eu en vue d'analyser toutes les combinaisons possibles de crédit que le fertile génie des socialistes peut enfanter. Je me suis demandé si l'intérêt, qui entre dans le prix de toutes choses, est une spoliation; si, par conséquent, le monde se partage entre des capitalistes voleurs et des travailleurs volés. Je ne le crois pas, mais d'autres le croient. Selon que la vérité est de mon côté ou du leur, l'avenir réservé à notre chère patrie est la concorde, ou une lutte sanglante et inévitable. La question vaut donc la peine d'être sérieusement étudiée.

Que ne sommes-nous d'accord sur ce point de départ! Notre œuvre se bornerait à détruire, dans l'esprit des masses, des erreurs funestes et des préventions dangereuses. Nous montrerions au peuple le capital, non comme un parasite avide, mais comme une puissance amie et féconde. Nous le lui montrerions,—et ici je reproduis presque vos expressions,—s'accumulant par l'activité, l'ordre, l'épargne, la prévoyance, la séparation des travaux, la paix et la sécurité publique; se distribuant, en vertu de la liberté, entre toutes les classes; se mettant de plus en plus à la portée de tous, par la modicité croissante de sa rémunération; rachetant l'humanité enfin du poids de la fatigue et du joug des besoins.

Mais comment nous élever à d'autres vues du problème social, lorsque, à cette première question: L'intérêt du capital est-il légitime? vous répondez: Oui et Non.

Oui: car—«il est très-vrai que le prêt est un service, et comme tout service est une valeur, conséquemment, comme il est de sa nature d'être rémunéré, il s'ensuit que le prêt doit avoir son prix, qu'il doit porter intérêt

Non: car—«le prêt, par l'intérêt qui en résulte, produit un bénéfice qui permet au capitaliste de vivre sans travailler. Or, vivre sans travailler, c'est, en économie politique aussi bien qu'en morale, une proposition contradictoire, une chose impossible.»

Oui: car—«la négation fondamentale de l'intérêt ne détruit pas à nos yeux le principe, le droit qui donne naissance à l'intérêt. Le véritable problème, pour nous, n'est pas de savoir si l'usure a une raison d'existence; nous sommes, sous ce rapport, de l'opinion des économistes.»

Non: car—«nous nions, avec le christianisme et l'Évangile, la légitimité en soi du prêt à intérêt.»

Oui: car—«l'usure n'a été, dans son institution providentielle, qu'un instrument d'utilité et de progrès.»

Non: car—«tout ce qui, en remboursement du prêt, est donné en sus du prêt est usure, spoliation.»

Oui et Non, enfin: car—«le socialisme n'a la prétention de convertir personne, ni l'Église, qui nie l'intérêt, ni l'économie politique, qui l'affirme, d'autant moins qu'il est convaincu qu'elles ont raison toutes deux.»

Il y en a qui disent: ces solutions contradictoires sont un amusement que M. Proudhon donne à son esprit. D'autres: Il ne faut voir là que des coups de pistolet que M. Proudhon tire dans la rue, pour faire mettre le public aux fenêtres. Pour moi, qui sais que vous les appliquez à tous les sujets: liberté, propriété, concurrence, machines, religion, je les tiens pour une conception sincère et sérieuse de votre intelligence.

Mais, Monsieur, pensez-vous que le peuple puisse vous suivre longtemps dans le dédale de vos Antinomies? Son génie ne s'est pas façonné sur les bancs vermoulus de la Sorbonne. Les fameux: Quidquid dixeris, argumentabor,—Ego verò contrà—ne vont pas à ses franches allures; il veut voir le fond des choses, et il sent instinctivement qu'au fond des choses il y a un Oui ou un Non, mais qu'il ne peut y avoir un Oui et un Non fondus ensemble. Pour ne pas sortir du sujet qui nous occupe, il vous dira: Il faut pourtant bien que l'intérêt soit légitime ou illégitime, juste ou injuste, providentiel ou satanique, propriété ou spoliation.

La contradiction, soyez-en sûr, est ce qu'il y a de plus difficile à faire accepter, même aux esprits subtils, à plus forte raison au peuple.

Si je m'arrête à la première moitié, j'ose dire à la bonne moitié de votre thèse, en quoi différez-vous des économistes?

Vous convenez qu'avancer un capital, c'est rendre un service, qui donne droit à un service équivalent, lequel est susceptible d'évaluation et s'appelle intérêt.

Vous convenez que le seul moyen de dégager l'équivalence de ces deux services, c'est de les laisser s'échanger librement, puisque vous repoussez l'intervention de l'État, et proclamez, dès le début de votre article, la liberté de l'homme et du citoyen.

Vous convenez que l'intérêt a été, dans son institution providentielle, un instrument d'égalité et de progrès.

Vous convenez que, par l'accumulation des capitaux (qui certes ne s'accumuleraient pas si toute rémunération leur était déniée), l'Intérêt tend à baisser, à mettre l'instrument du travail, la matière première et l'approvisionnement, toujours à la portée plus facile de classes plus nombreuses.

Vous convenez que les obstacles, qui arrêtent cette désirable diffusion du capital, sont artificiels et se nomment priviléges, restrictions, monopoles; qu'ils ne peuvent être la conséquence fatale de la liberté, puisque vous invoquez la liberté.

Voilà une doctrine qui, par sa simplicité, sa grandeur, sa concordance, le parfum de justice qui s'en exhale, s'impose aux convictions, entraîne les cœurs, et fait pénétrer, dans tous les replis de l'intelligence, le sentiment de la certitude. Que reprochez-vous donc à l'économie politique? Est-ce d'avoir repoussé les formules diverses—et par suite refusé de prendre le nom—du socialisme? Oui, elle a combattu le saint-simonisme et le fouriérisme; vous les avez combattus comme elle. Oui, elle a réprouvé les théories du Luxembourg; vous les avez réprouvées comme elle. Oui, elle a lutté contre le communisme; vous avez fait plus, vous l'avez écrasé.

D'accord avec l'économie politique sur le capital, son origine, sa mission, son droit, ses tendances;—d'accord avec elle sur le principe à promouvoir, la liberté;—d'accord avec elle sur l'ennemi à combattre, l'intervention abusive de l'État dans les transactions honnêtes;—d'accord avec elle dans ses luttes contre les manifestations passées du socialisme;—d'où vient que vous vous retournez contre elle? C'est que vous avez trouvé au socialisme une nouvelle formule: la contradiction, ou, si vous aimez mieux, l'antinomie. C'est pourquoi vous apostrophez l'économie politique et lui dites:

Tu es vieille d'un siècle. Tu n'es plus au courant des questions du jour. Tu n'envisages la question que sous une face. Tu te fondes sur la légitimité et l'utilité de l'intérêt, et tu as raison, car il est utile et légitime; mais ce que tu ne comprends pas, c'est qu'en même temps il est nuisible et illégitime. Cette contradiction t'émerveille; la gloire du néo-socialisme est de l'avoir découverte, et c'est par là qu'il dépasse ta portée.

Avant de chercher, ainsi que vous m'y invitez, à faire sortir une solution de ces prémisses contradictoires, il faut savoir si la contradiction existe, et nous sommes ramenés par là à creuser de plus en plus ce problème:

L'intérêt du capital est-il légitime?

Mais que puis-je dire? Mon œil se fixe sur l'épée de Damoclès que vous tenez suspendue sur ma tête. Plus concluantes seront mes raisons, plus vous vous frotterez les mains, disant: On ne saurait mieux prouver ma thèse. Que si, des bas-fonds du communisme, il s'élève contre mes arguments une réfutation spécieuse, vous vous frotterez les mains encore, disant: Voici du secours qui arrive à mon antithèse. Ô antinomie! tu es vraiment une citadelle imprenable; tu ressembles, trait pour trait, au scepticisme. Comment convaincre Pyrrhon, qui vous dit: Je doute si tu me parles ou si je te parle; je doute si tu es et si je suis; je doute si tu affirmes; je doute si je doute?

Voyons néanmoins sur quelle base vous faites reposer la seconde moitié de l'antinomie.

Vous invoquez d'abord les Pères de l'Église, le judaïsme et le paganisme. Permettez-moi de les récuser en matière économique. Vous l'avouez vous-même, Juifs et gentils ont parlé dans un sens et agi dans un autre. Quand il s'agit d'étudier les lois générales auxquelles obéit la société, la manière dont les hommes agissent universellement a plus de poids que quelques sentences.

Vous dites: «Celui qui prête ne se prive pas du capital qu'il prête. Il le prête, au contraire, parce que ce prêt ne constitue pas pour lui une privation; il le prête, parce qu'il n'en a que faire pour lui-même, étant suffisamment pourvu, d'ailleurs, de capitaux. Il le prête, enfin, parce qu'il n'est ni dans son intention ni dans sa puissance de le faire personnellement valoir[36]

Et qu'importe, s'il l'a créé par son travail, précisément pour le prêter? Il n'y a là qu'une équivoque sur l'effet nécessaire de la séparation des occupations. Votre argument attaque la vente aussi bien que le prêt. En voulez-vous la preuve? Je vais reproduire votre phrase, en substituant Vente à Prêt et Chapelier à Capitaliste.

«Celui qui vend, dirai-je, ne se prive pas du chapeau qu'il vend. Il le vend, au contraire, parce que cette vente ne constitue pas pour lui une privation. Il le vend parce qu'il n'en a que faire pour lui-même, étant d'ailleurs suffisamment pourvu de chapeaux. Il le vend enfin parce qu'il n'est ni dans son intention, ni dans sa puissance de le faire personnellement servir.»

En faveur de votre antithèse, vous alléguez encore la compensation.

«Vous me prêtez, moyennant intérêt, le rabot que vous avez fabriqué pour polir vos planches. Si, de mon côté, je vous prête la scie que j'ai montée pour débiter mes souches, j'aurai droit pareillement à un intérêt..... Si, de part et d'autre, les capitaux avancés sont égaux, les intérêts se balançant, le solde sera nul.»

Sans doute; et si les capitaux avancés sont inégaux, un solde légitime apparaîtra. C'est précisément ainsi que les choses se passent. Encore ici, ce que vous dites du prêt, on peut le dire de l'échange et même du travail; parce que des travaux échangés se compensent, en concluez-vous que le travail a été anéanti?

Le socialisme moderne aspire, dites-vous, à réaliser cette prestation mutuelle des capitaux, afin que l'intérêt, partie intégrante du prix de toutes choses, se compense pour tous et, par conséquent, s'annule.—Qu'il se compense, ce n'est pas idéalement impossible, et je ne demande pas mieux. Mais il y faut d'autres façons qu'une Banque d'invention nouvelle. Que le socialisme égalise chez tous les hommes l'activité, l'habileté, la probité, l'économie, la prévoyance, les besoins, les goûts, les vertus, les vices et même les chances, et alors il aura réussi. Mais alors aussi il importera peu que l'intérêt se cote à demi pour cent ou à cinquante pour cent.

Vous nous reprochez de méconnaître la signification du socialisme, parce que nous ne fondons pas de grandes espérances sur ses rêves de crédit gratuit. Vous nous dites: «Vous attribuez au capital le mérite et le progrès opéré dans le domaine de l'industrie et de la richesse, tandis que le progrès a pour cause non le capital, mais la CIRCULATION du capital.»

Je crois que c'est vous qui prenez ici l'effet pour la cause. Pour que le capital circule, il faut d'abord qu'il existe; et, pour qu'il existe, il faut qu'il soit provoqué à naître par la perspective des récompenses attachées aux vertus qui l'engendrent. Ce n'est pas parce qu'il circule que le capital est utile; c'est parce qu'il est utile qu'il circule. Son utilité intrinsèque fait que les uns le demandent, que les autres l'offrent; de là la circulation qui n'a besoin que d'une chose: ÊTRE LIBRE.

Mais ce que je déplore surtout, c'est de voir séparer en deux classes antagoniques les capitalistes et les travailleurs, comme s'il y avait un seul travailleur au monde qui ne fût, à quelque degré, capitaliste, comme si capital et travail n'étaient pas une même chose; comme si rémunérer l'un ce n'était pas rémunérer l'autre. Ce n'est certes pas à vous qu'il faut démontrer cette proposition. Permettez-moi, cependant, de l'élucider par un exemple; car, vous le savez bien, nous n'écrivons pas l'un pour l'autre, mais pour le public.

Deux ouvriers se présentent, égaux d'activité, de force, d'adresse. L'un n'a que ses bras; l'autre a une hache, une scie, une herminette. Je paie au premier 3 fr. par jour, au second 3 fr. 75 c. Il semble que le salaire soit inégal; creusons la matière, et nous nous convaincrons que cette inégalité apparente est de l'égalité réelle.

D'abord, il faut bien que je rembourse au charpentier l'usure des outils qu'il use à mon service et à mon profit. Il faut bien qu'il trouve, dans un accroissement de salaire, de quoi entretenir cet outillage et maintenir sa position. De ce chef, je lui donne 5 sous de plus par jour qu'au simple manœuvre, sans que l'égalité soit le moins du monde blessée.

Ensuite,—et j'invoque ici l'attention du lecteur, car nous sommes au vif de la question;—pourquoi le charpentier a-t-il des outils? Apparemment parce qu'il les a faits avec du travail ou payés par du travail, ce qui est tout un. Supposons qu'il les ait faits en consacrant à cette création tout le premier mois de l'année. Le manœuvre, qui n'a pas pris cette peine, pourra me louer ses services pendant 300 jours, tandis que le charpentier-capitaliste n'aura plus que 270 journées disponibles ou rémunérables. Il faut donc que 270 journées, avec outils, lui produisent autant que 300 journées sans outils; en d'autres termes, que les premières se paient 5 sous de plus.

Ce n'est pas tout encore. Quand le charpentier s'est décidé à faire ses outils, il a eu un but, assurément fort légitime, celui d'améliorer sa condition. On ne peut lui mettre dans la bouche ce raisonnement: «Je vais accumuler des approvisionnements, m'imposer des privations, afin de pouvoir travailler tout un mois sans rien gagner. Ce mois, je le consacrerai à fabriquer des outils qui me mettront à même de débiter beaucoup plus d'ouvrage au profit de mon client; ensuite, je lui demanderai de régler mon salaire pour les onze mois suivants, de manière à gagner juste autant, tout compris, que si j'étais resté manœuvre.» Non, cela ne peut être ainsi. Il est évident que ce qui a stimulé, dans cet artisan, la sagacité, l'habileté, la prévoyance, la privation, c'est l'espoir, le très-juste espoir d'obtenir pour son travail une meilleure récompense.

Ainsi nous arrivons à ce que la rétribution du charpentier se décompose comme il suit:

1o 3 fr. » c, salaire brut.
2o »   25   usure des outils.
3o »   25   compensation du temps consacré à faire les outils.
4o »   25   juste rémunération de l'habileté, de la prévoyance, de la privation.
   
  3 fr. 75 c.  

Où peut-on voir là injustice, iniquité, spoliation? Que signifient toutes ces clameurs si absurdement élevées contre notre charpentier devenu capitaliste?

Et remarquez bien que l'excédant de salaire qu'il reçoit n'est obtenu aux dépens de personne; moi qui le paie, j'ai moins que personne à m'en plaindre. Grâce aux outils, une production supplémentaire a été pour ainsi dire tirée du néant. Cet excédant d'utilité se partage entre le capitaliste et moi qui, comme consommateur, représente ici la communauté, l'humanité tout entière.

Autre exemple,—car il me semble que ces analyses directes des faits instruisent plus que la controverse.

Le laboureur a un champ rendu presque improductif par la surabondance d'humidité. En homme primitif, il prend un vase et va puiser l'eau qui noie ses sillons. Voilà un travail excessif; qui doit le payer? évidemment l'acquéreur de la récolte. Si l'homme n'avait jamais imaginé d'autre procédé de desséchement, le blé serait si cher, quoiqu'il n'y eût pas de capital à rémunérer (ou plutôt parce que), que l'on n'en produirait pas; et tel a été le sort de l'humanité pendant des siècles.

Mais notre laboureur s'avise de faire une rigole. Voilà le capital qui paraît. Qui doit payer les frais de cet ouvrage? Ce n'est pas l'acquéreur de la première récolte. Cela serait injuste, puisque la rigole doit favoriser un nombre indéterminé de récoltes successives. Comment donc se réglera la répartition? Par la loi de l'intérêt et de l'amortissement. Il faut que le laboureur, comme le charpentier, retrouve les quatre éléments de rémunération que j'énumérais tout à l'heure, ou il ne fera pas la rigole.

Et, encore que le prix du blé se trouve ici grevé d'un intérêt, ce serait tomber dans une hérésie économique que de dire: cet intérêt est une perte pour le consommateur. Bien au contraire; c'est parce que le consommateur paie l'intérêt de ce capital, sous forme de rigole, qu'il ne paie pas l'épuisement, beaucoup plus dispendieux, à force de bras.—Et, si vous observez la chose de près, vous verrez que c'est toujours du travail qu'il paie; seulement, dans le second cas, il intervient une coopération de la nature, très-utile, très-productive, mais qui ne se paie pas.

Votre plus grand grief contre l'intérêt est qu'il permet aux capitalistes de vivre sans travailler. «Or, dites-vous, vivre sans travailler, c'est, en économie politique comme en morale, une proposition contradictoire, une chose impossible.»

Sans doute, vivre sans travailler, pour l'homme tel qu'il a plu à Dieu de le faire, est, d'une manière absolue, chose impossible. Mais ce qui n'est pas impossible à l'homme, c'est de vivre deux jours sur le travail d'un seul. Ce qui n'est pas impossible à l'humanité, ce qui est même une conséquence providentielle de sa nature perfectible, c'est d'accroître incessamment la proportion des résultats obtenus aux efforts employés. Si un artisan a pu améliorer son sort en fabriquant de grossiers outils, pourquoi ne l'améliorerait-il pas davantage encore en créant des machines plus compliquées, en déployant plus d'activité, plus de génie, plus de prévoyance; en se soumettant à de plus longues privations? Que si le talent, la persévérance, l'ordre, l'économie, l'exercice de toutes les vertus, se perpétuent dans la famille; pourquoi ne parviendrait-elle pas, à la longue, au loisir relatif, ou, pour mieux dire, à s'initier à des travaux d'un ordre plus élevé?

Pour que ce loisir provoquât avec justice, chez ceux qui n'y sont pas encore parvenus, l'irritation et l'envie, il faudrait qu'il fût acquis aux dépens d'autrui, et j'ai prouvé qu'il n'en était pas ainsi. Il faudrait, de plus, qu'il ne fût pas l'éternelle aspiration de tous les hommes.

Je terminerai cette lettre, déjà trop longue, par une considération sur le loisir.

Quelle que soit mon admiration sincère pour les admirables lois de l'économie sociale, quelque temps de ma vie que j'aie consacré à étudier cette science, quelque confiance que m'inspirent ses solutions, je ne suis pas de ceux qui croient qu'elle embrasse toute la destinée humaine. Production, distribution, circulation, consommation des richesses, ce n'est pas tout pour l'homme. Il n'est rien, dans la nature, qui n'ait sa cause finale; et l'homme aussi doit avoir une autre fin que celle de pourvoir à son existence matérielle. Tout nous le dit. D'où lui viennent et la délicatesse de ses sentiments, et l'ardeur de ses aspirations; sa puissance d'admirer et de s'extasier? D'où vient qu'il trouve dans la moindre fleur un sujet de contemplation? que ses organes saisissent avec tant de vivacité et rapportent à l'âme, comme les abeilles à la ruche, tous les trésors de beauté et d'harmonie que la nature et l'art ont répandus autour de lui? D'où vient que des larmes mouillent ses yeux au moindre trait de dévouement qu'il entend raconter? D'où viennent ces flux et ces reflux d'affection que son cœur élabore comme il élabore le sang et la vie? D'où lui viennent son amour de l'humanité et ses élans vers l'infini? Ce sont là les indices d'une noble destination qui n'est pas circonscrite dans l'étroit domaine de la production industrielle. L'homme a donc une fin. Quelle est-elle? Ce n'est pas ici le lieu de soulever cette question. Mais quelle qu'elle soit, ce qu'on peut dire, c'est qu'il ne la peut atteindre si, courbé sous le joug d'un travail inexorable et incessant, il ne lui reste aucun loisir pour développer ses organes, ses affections, son intelligence, le sens du beau, ce qu'il y a de plus pur et de plus élevé dans sa nature; ce qui est en germe chez tous les hommes, mais latent et inerte, faute de loisir, chez un trop grand nombre d'entre eux[37].

Quelle est la puissance qui allégera pour tous, dans une certaine mesure, le fardeau de la peine? Qui abrégera les heures de travail? Qui desserrera les liens de ce joug pesant qui courbe aujourd'hui vers la matière, non-seulement les hommes, mais les femmes et les enfants qui n'y semblaient pas destinés?—C'est le capital; le capital qui, sous la forme de roue, d'engrenage, de rail, de chute d'eau, de poids, de voile, de rame, de charrue, prend à sa charge une si grande partie de l'œuvre primitivement accomplie aux dépens de nos nerfs et de nos muscles; le capital qui fait concourir, de plus en plus, au profit de tous, les forces gratuites de la nature. Le capital est donc l'ami, le bienfaiteur de tous les hommes, et particulièrement des classes souffrantes. Ce qu'elles doivent désirer, c'est qu'il s'accumule, se multiplie, se répande sans compte ni mesure.—Et s'il y a un triste spectacle au monde,—spectacle qu'on ne pourrait définir que par ces mots: suicide matériel, moral et collectif,—c'est de voir ces classes, dans leur égarement, faire au capital une guerre acharnée.—Il ne serait ni plus absurde, ni plus triste, si nous voyions tous les capitalistes du monde se concerter pour paralyser les bras et tuer le travail.

En me résumant, monsieur Proudhon, je vous dirai ceci: Le jour où nous serons d'accord sur cette première donnée, l'intérêt du capital, déterminé par le libre débat, est légitime;—je me ferai un plaisir et un devoir de discuter loyalement avec vous les autres questions que vous me posez.

Frédéric Bastiat.

CINQUIÈME LETTRE.
P. J. PROUDHON À F. BASTIAT.

Réclamation sur les limites du débat.—L'intérêt a été mais n'est plus légitime.—Inductions tirées de l'histoire.—L'illégitimité succède à la légitimité.—Impéritie et mauvais vouloir de la société.—C'est de la circulation du CAPITAL, et non du CAPITAL même, que naît le progrès de la richesse sociale.

3 décembre 1849.

Monsieur, votre dernière lettre se termine par ces paroles:

«Le jour où nous serons d'accord sur cette première donnée: l'intérêt du capital est légitime;—je me ferai un plaisir et un devoir de discuter loyalement avec vous les autres questions que vous me posez.»

Je vais, Monsieur, tâcher de vous donner satisfaction.

Mais permettez-moi d'abord de vous adresser cette question, que je voudrais pouvoir rendre moins brusque: Qu'êtes-vous venu faire à la Voix du Peuple?—Réfuter la théorie du crédit gratuit, la théorie de l'abolition de tout intérêt des capitaux, de toute rente de la propriété.

Pourquoi donc refusez-vous de vous placer tout de suite sur le terrain de cette théorie? de la suivre dans son principe, sa méthode, son développement? d'examiner ce qui la constitue, les preuves de vérité qu'elle apporte, le sens des faits qu'elle cite, et qui contredisent, abrogent, d'une manière éclatante, le fait, ou plutôt la fiction que vous vous efforcez de soutenir de la productivité du capital? Cela est-il d'une discussion sérieuse et loyale? Depuis quand a-t-on vu les philosophes répondre à un système de philosophie par cette fin de non-recevoir: Mettons-nous premièrement d'accord sur le système en vogue, après quoi nous examinerons le nouveau? Depuis quand est-il reçu dans les sciences que l'on doit repousser impitoyablement, par la question préalable, tout fait, toute idée, toute théorie qui contredit la théorie généralement admise?

Quoi! vous entreprenez de me réfuter et de me convaincre; et puis, au lieu de saisir mon système corps à corps, vous me présentez le vôtre! Pour me répondre, vous commencez par exiger que je tombe d'accord avec vous de ce que je nie positivement! En vérité, n'aurais-je pas, dès ce moment, le droit de vous dire: Gardez votre théorie du prêt à intérêt, puisqu'elle vous agrée, et laissez-moi ma théorie du prêt gratuit, que je trouve plus avantageuse, plus morale, plus utile et beaucoup plus pratique? Au lieu de discuter, comme nous l'avions espéré, nous en serons quittes pour médire l'un de l'autre, et nous décrier réciproquement. À l'avantage!...

Voilà, Monsieur, comment se terminerait la discussion, si, par malheur pour votre théorie, elle n'était forcée, afin de se maintenir, de renverser la mienne. C'est ce que je vais avoir l'honneur de vous démontrer, en suivant votre lettre de point en point.

Vous commencez par plaisanter, fort spirituellement sans doute, sur la loi de contradiction dont je me suis servi pour tracer la marche de la théorie socialiste. Croyez-moi, Monsieur, il y a toujours peu de gloire à acquérir, pour un homme d'intelligence, à rire des choses qu'il n'entend pas, surtout quand elles reposent sur des autorités aussi respectables que la loi de contradiction. La dialectique, fondée par Kant et ses successeurs, est aujourd'hui comprise et employée par une moitié de l'Europe, et ce n'est pas un titre d'honneur pour notre pays assurément, quand nos voisins ont porté si loin la spéculation philosophique, d'en être resté à Proclus et à saint Thomas. À force d'éclectisme et de matérialisme, nous avons perdu jusqu'à l'intelligence de nos traditions; nous n'entendons pas même Descartes; car, si nous entendions Descartes, il nous conduirait à Kant, Fichte, Hegel, et au delà.

Quittons, toutefois, la contradiction, puisqu'elle vous est importune, et revenons à l'ancienne méthode. Vous savez ce que l'on entend, dans la logique ordinaire, par distinction. À défaut de professeur de philosophie, Diafoirus le jeune vous l'aurait appris. C'est le procédé qui vous est le plus familier, et qui témoigne le mieux de la subtilité de votre esprit. Je vais donc, pour répondre à votre question, faire usage du distinguo: peut-être alors ne vous sera-t-il plus possible de dire que vous ne me comprenez pas.

Vous demandez: l'intérêt du capital est-il légitime, oui ou non? Répondez à cela, sans antinomie et sans antithèse.

Je réponds: Distinguons, s'il vous plaît. Oui, l'intérêt du capital a pu être considéré comme légitime dans un temps; non, il ne peut plus l'être dans un autre. Cela vous offre-t-il quelque ambage, quelque équivoque? Je vais tâcher de dissiper toutes les ombres.

La monarchie absolue a été légitime dans un temps: ce fut une des conditions du développement politique. Elle a cessé d'être légitime à une autre époque, parce qu'elle était devenue un obstacle au progrès.—Il en a été de même de la monarchie constitutionnelle: c'était, en 89 et jusqu'en 1830, la seule forme politique qui convînt à notre pays; ce serait aujourd'hui une cause de perturbation et de décadence.

La polygamie a été légitime à une époque: c'était le premier pas fait hors de la promiscuité communautaire. Elle est condamnée de nos jours comme contraire à la dignité de la femme: nous la punissons des galères.

Le combat judiciaire, l'épreuve de l'eau bouillante, la torture elle-même, lisez M. Rossi, eurent également leur légitimité. C'était la première forme donnée à la justice. Nous y répugnons maintenant, et tout magistrat qui y aurait recours se rendrait coupable d'un attentat.

Sous saint Louis, les arts et métiers étaient féodalisés, organisés corporativement et hérissés de priviléges. Cette réglementation était alors utile et légitime; elle avait pour but de faire surgir, en face de la féodalité terrienne et nobiliaire, la féodalité du travail. Elle a été abandonnée depuis, et avec raison: depuis 89, l'industrie est libre.

Je vous répète donc, et, en conscience, je crois parler clair: Oui, le prêt à intérêt a été, dans un temps, légitime, lorsque toute centralisation démocratique du crédit et de la circulation était impossible: il ne l'est plus, maintenant que cette centralisation est devenue une nécessité de l'époque, partant un devoir de la société, un droit du citoyen. C'est pour cela que je m'élève contre l'usure; je dis que la société me doit le crédit et l'escompte sans intérêt: l'intérêt je l'appelle VOL.

Bon gré, mal gré, il faut donc que vous descendiez sur le terrain où je vous appelle: car, si vous refusez de le faire, si vous vous renfermez dans la bonne foi de votre ancienne possession, alors j'accuserai votre mauvais vouloir; je crierai partout, comme le Mascarille de Molière: Au voleur! au voleur! au voleur!

Pour en finir tout à fait avec l'antinomie, je vais maintenant, à l'aide des exemples précédemment cités, vous dire en peu de mots ce qu'elle ajoute à la distinction. Cela ne sera pas inutile à notre controverse.

Vous concevez donc qu'une chose peut être vraie, juste, légitime, dans un temps, et fausse, inique, criminelle, dans un autre. Vous ne pouvez pas ne pas le concevoir, puisque cela est.

Or, se demande le philosophe, comment une chose, vraie un jour, ne l'est-elle pas un autre jour? La vérité peut-elle changer ainsi? La vérité n'est-elle pas la vérité? Faut-il croire qu'elle n'est qu'une fantaisie, une apparence, un préjugé? Y a-t-il, enfin, ou n'y a-t-il pas une cause à ce changement? Au-dessus de la vérité qui change, existerait-il, par hasard, une vérité qui ne change point, une vérité absolue, immuable?

En deux mots, la philosophie ne s'arrête point au fait tel que le lui révèlent l'expérience et l'histoire; elle cherche à l'expliquer.

Eh bien! la philosophie a trouvé, ou, si vous aimez mieux, elle a cru voir que cette altération des institutions sociales, ce revirement qu'elles éprouvent après un certain nombre de siècles, provient de ce que les idées dont elles sont l'expression, possèdent en elles-mêmes une sorte de faculté évolutive, un principe de mobilité perpétuelle, provenant de leur essence contradictoire.

C'est ainsi que l'intérêt du capital, légitime alors que le prêt est un service rendu de citoyen à citoyen, mais qui cesse de l'être quand la société a conquis le pouvoir d'organiser le crédit gratuitement pour tout le monde, cet intérêt, dis-je, est contradictoire dans son essence, en ce que, d'une part, le service rendu par le prêteur a droit à une rémunération; et que, d'un autre côté, tout salaire suppose produit ou privation, ce qui n'a pas lieu dans le prêt. La révolution qui s'opère dans la légitimité du prêt vient de là. Voici comment le socialisme pose la question; voilà aussi sur quel terrain les défenseurs de l'ancien régime doivent se placer.

Se renfermer dans la tradition, se borner à dire: Le prêt est un service rendu, donc il doit être payé; sans vouloir entrer dans les considérations qui tendent à abroger l'intérêt, ce n'est pas répondre. Le socialisme, redoublant d'énergie, proteste et vous dit: Je n'ai que faire de votre service, service pour vous, spoliation pour moi, tandis qu'il est loisible à la société de me faire jouir des mêmes avantages que vous m'offrez, et cela sans rétribution. M'imposer un tel service, malgré moi, en refusant d'organiser la circulation des capitaux, c'est me faire supporter un prélèvement injuste, c'est me voler.

Ainsi, toute votre argumentation en faveur de l'intérêt, consiste à confondre les époques, je veux dire à confondre ce qui, dans le prêt, est légitime avec ce qui ne l'est pas, tandis que moi, au contraire, je les distingue soigneusement. C'est ce que je vais achever de vous rendre intelligible par l'analyse de votre lettre.

Je prends un à un tous vos arguments.

Dans ma première réponse, je vous avais fait observer que celui qui prête ne se prive, pas de son capital.—Vous me répondez: Qu'importe, s'il a créé son capital tout exprès pour le prêter?

En disant cela, vous trahissez votre propre cause. Vous acquiescez, par ces paroles, à mon antithèse, qui consiste à dire: La cause secrète pour laquelle le prêt à intérêt, légitime hier, ne l'est plus aujourd'hui, c'est ce que le prêt, en lui-même, n'entraîne pas privation. Je prends acte de cet aveu.

Mais vous vous accrochez à l'intention: Qu'importe, dites vous, si le prêteur a créé ce capital tout exprès pour le prêter?

À quoi je réplique: Et que me fait à mon tour votre intention, si je n'ai pas réellement besoin de votre service, si le prétendu service que vous voulez me rendre ne me devient nécessaire que par le mauvais vouloir et l'impéritie de la société? Votre crédit ressemble à celui que fait le corsaire à l'esclave, quand il lui donne la liberté contre rançon. Je proteste contre votre crédit à 5 pour 100, parce que la société a le pouvoir et le devoir de me le faire à 0 pour 100; et, si elle me refuse, je l'accuse, ainsi que vous, de vol; je dis qu'elle est complice, fautrice, organisatrice du vol.

Assimilant le prêt à la vente, vous dites: votre argument s'attaque à celle-ci aussi bien qu'à celui-là. En effet, le chapelier qui vend des chapeaux ne s'en prive pas.

Non, car il reçoit de ses chapeaux, il est censé du moins en recevoir immédiatement la valeur, ni plus ni moins. Mais le capitaliste prêteur, non-seulement n'est pas privé, puisqu'il rentre intégralement dans son capital; il reçoit plus que le capital, plus que ce qu'il apporte à l'échange; il reçoit, en sus du capital, un intérêt qu'aucun produit positif de sa part ne représente. Or, un service qui ne coûte pas de travail à celui qui le rend, est un service susceptible de devenir gratuit: c'est ce que vous-même vous nous apprendrez tout à l'heure.

Après avoir reconnu la non-privation qui accompagne le prêt, vous convenez cependant «qu'il n'est pas idéalement impossible que l'intérêt, qui, aujourd'hui, fait partie intégrante du prix des choses, se compense pour tout le monde, et, par conséquent, s'annule.»—«Mais, ajoutez-vous, il y faut d'autres façons qu'une banque nouvelle. Que le socialisme égalise; chez tous les hommes, l'activité, l'habileté, la probité, l'économie, la prévoyance, les besoins, les goûts, les vertus, les vices, et même les chances, et alors il aura réussi.»

En sorte que vous n'entrez dans la question que pour l'éluder aussitôt. Le socialisme, au point où il est parvenu, prétend justement que c'est à l'aide d'une réforme de la banque et de l'impôt que l'on peut arriver à cette compensation. Au lieu de passer, comme vous faites, sur cette prétention du socialisme, arrêtez-vous-y, et réfutez-la: vous en aurez fini avec toutes les utopies du monde. Car, le socialisme affirme,—et sans cela le socialisme n'existerait pas, il ne serait rien,—que ce n'est point en égalisant chez tous les hommes «l'activité, l'habileté, la probité, l'économie, la prévoyance, les besoins, les goûts, les vertus, les vices et même les chances,» qu'on parviendra à compenser l'intérêt et égaliser le revenu net; il soutient qu'il faut, au contraire, commencer par centraliser le crédit et annuler l'intérêt, pour égaliser les facultés, les besoins et les chances. Qu'il n'y ait plus parmi nous de voleurs, et nous serons tous vertueux, tous heureux! Voilà la profession de foi du socialisme! J'éprouve le plus vif regret à vous le dire: mais vous connaissez si peu le socialisme, que vous vous heurtez contre lui sans le voir.

Vous persistez à attribuer au capital tous les progrès de la richesse sociale, que j'attribue, moi, à la circulation; et vous me dites, à ce propos, que je prends l'effet pour la cause.

Mais, en soutenant une pareille proposition, vous ruinez, sans vous en apercevoir, votre propre thèse. J. B. Say a démontré, et vous ne l'ignorez pas, que le transport d'une valeur, que cette valeur s'appelle argent ou marchandise, constitue lui-même une valeur; que c'est un produit aussi réel que le blé et le vin; qu'en conséquence, le service du commerçant et du banquier mérite d'être rémunéré tout comme le service du laboureur et du vigneron. C'est sur ce principe que vous vous appuyez vous-même quand vous réclamez un salaire pour le capitaliste, qui, par la prestation de son capital, dont on lui garantit la rentrée, fait office de transport, de circulation. Par cela seul que je prête, disiez-vous dans votre première lettre, je rends un service, je crée une valeur. Telles étaient vos paroles, que nous avons admises: en cela, nous étions l'un et l'autre d'accord avec le maître.

Je suis donc fondé à dire que ce n'est pas le capital lui-même, mais la circulation du capital: c'est cette nature de service, produit, marchandise, valeur, réalité, qu'on appelle en économie politique mouvement ou circulation, et qui, au fond, constitue toute la matière de la science économique, qui est la cause de la richesse. Ce service, nous le payons à tous ceux qui le rendent; mais nous affirmons qu'en ce qui concerne les capitaux proprement dits, ou l'argent, il dépend de la société de nous en faire jouir elle-même, et gratuitement; que si elle ne le fait pas, il y a fraude et spoliation.—Comprenez-vous maintenant où est le véritable point de la question sociale?...

Après avoir déploré de voir les capitalistes et les travailleurs séparés en deux classes antagoniques, ce qui n'est pas la faute du socialisme assurément,—vous prenez la peine, fort inutile, de me démontrer par des exemples que tout travailleur est, à quelque degré, capitaliste, et fait œuvre de capitalisation, c'est-à-dire d'usure. Qui donc a jamais songé à le nier? Qui vous a dit que ce que nous reconnaissons comme légitimé, en un temps, chez le capitaliste, nous le réprouvons, dans le même temps, chez l'ouvrier?

Oui, nous savons que le prix de toute marchandise et service se décompose actuellement de la manière suivante:

1o Matière première;

2o Amortissement des instruments de travail et frais;

3o Salaire du travail;

4o Intérêt du capital.

Il en est ainsi dans toutes les professions, agriculture, industrie, commerce, transports. Ce sont les Fourches Caudines de tout ce qui n'est point parasite, capitaliste ou manœuvre. Vous n'avez que faire de nous donner à ce sujet de longs détails, très-intéressants du reste, et où l'on voit que se complaît votre imagination.

Je vous le répète: la question, pour le socialisme, est de faire que ce quatrième élément qui entre dans la composition du prix des choses, à savoir, l'intérêt du capital, se compense entre tous les producteurs, et par conséquent, s'annule. Nous soutenons que cela est possible; que si cela est possible, c'est un devoir à la société de procurer la gratuité du crédit à tous; qu'autrement, ce ne serait pas une société, mais une conspiration des capitalistes contre les travailleurs, un pacte de rapine et d'assassinat.

Concevez donc, une fois, qu'il ne s'agit point pour vous de nous expliquer comment les capitaux se forment, comment ils se multiplient par l'intérêt, comment l'intérêt entre dans la composition du prix des produits, comment tous les travailleurs sont eux-mêmes coupables du péché d'usure: nous savons dès longtemps toutes ces choses, autant que nous sommes convaincus de la bonne foi des rentiers et des propriétaires.

Nous disons: Le système économique fondé sur la fiction de la productivité du capital, justifiable à une autre époque, est désormais illégitime. Son impuissance, sa malfaisance sont démontrées: c'est lui qui est la cause de toutes les misères actuelles, lui qui soutient encore cette vieille fiction du gouvernement représentatif, dernière formule de la tyrannie parmi les hommes.

Je ne vous suivrai point dans les considérations, toutes religieuses, par lesquelles vous terminez votre lettre. La religion, permettez-moi de vous le dire, n'a rien à faire avec l'économie politique. Une véritable science se suffit à elle-même; hors de cette condition, elle n'est pas. S'il faut à l'économie politique une sanction religieuse pour suppléer à l'impuissance de ses théories, et si, de son côté, la religion, pour excuser la stérilité de son dogme, allègue les exigences de l'économie politique, il arrivera que l'économie politique et la religion, au lieu de se soutenir mutuellement, s'accuseront l'une l'autre; elles périront toutes deux.

Commençons par faire justice, et nous aurons de surcroît la liberté, la fraternité, la richesse; le bonheur même de l'autre vie n'en sera que plus assuré. L'inégalité du revenu capitaliste est-elle, oui ou non, la cause première de la misère physique, morale et intellectuelle qui afflige aujourd'hui la société? Faut-il compenser le revenu entre tous les hommes, rendre gratuite la circulation des capitaux, en l'assimilant à l'échange des produits, et annuler l'intérêt? Voilà ce que demande le socialisme, et à quoi il faut répondre.

Le socialisme, dans ses conclusions les plus positives, vous fournit la solution dans la centralisation démocratique et gratuite du crédit, combinée avec un système d'impôt unique, remplaçant tous les autres impôts, et assis sur le capital.

Qu'on vérifie cette solution; qu'on essaie de l'appliquer. C'est la seule manière de réfuter le socialisme; hors de là, nous ferons retentir plus fort que jamais notre cri de guerre: La propriété c'est le vol!

P. J. Proudhon.

SIXIÈME LETTRE.
F. BASTIAT À P. J. PROUDHON.

Est-il vrai que prêter n'est plus aujourd'hui rendre un service?—La société est-elle un capitaliste tenu de prêter gratuitement?—Explication sur la circulation des capitaux.—Chimères appelées par leur nom.—Ce qui est vrai, c'est que l'intérêt dispense d'une rémunération plus onéreuse.

10 décembre 1849.

Je veux rester sur mon terrain; vous voulez m'attirer sur le vôtre, et vous me dites: Qu'êtes-vous venu faire à la Voix du Peuple, si ce n'est réfuter la théorie du crédit gratuit, etc.?

Il y a là un malentendu. Je n'ai point été à la Voix du Peuple; la Voix du Peuple est venue à moi. De tous côtés, on parlait du crédit gratuit, et chaque jour voyait éclore un plan nouveau pour la réalisation de cette idée.

Alors je me dis: Il est inutile de combattre ces plans l'un après l'autre. Prouver que le capital a un droit légitime et indestructible à être rémunéré, c'est les ruiner tous à la fois, c'est renverser leur base commune.

Et je publiai la brochure Capital et Rente.

La Voix du Peuple, ne trouvant pas ma démonstration concluante, l'a réfutée. J'ai demandé à la maintenir, vous y avez consenti loyalement: c'est donc sur mon terrain que doit se continuer la discussion.

D'ailleurs, la société s'est développée perpétuellement et universellement sur le principe que j'invoque. C'est à ceux qui veulent que, à partir d'aujourd'hui, elle se développe sur le principe opposé, à prouver qu'elle a eu tort. L'onus probandi leur incombe.

Et après tout, de quelle importance réelle est ce débat préalable? Prouver que l'intérêt est légitime, juste, utile, bienfaisant, indestructible, n'est-ce pas prouver que la gratuité du crédit est une chimère?

Permettez-moi donc, Monsieur, de m'en tenir à cette question dominante: L'intérêt est-il légitime et utile?

Par pitié pour l'ignorance où vous me voyez (ainsi que bon nombre de nos lecteurs) de la philosophie germanique, vous voulez bien, métamorphosant Kant en Diafoirus, substituer à la loi de la contradiction celle de la distinction.

Je vous remercie de cette condescendance. Elle me met à l'aise. Mon esprit se refuse invinciblement, je l'avoue, à admettre que deux assertions contradictoires puissent être vraies en même temps. Je respecte, comme je le dois, quoique de confiance, Kant, Fichte et Hegel. Mais si leurs livres entraînent l'esprit du lecteur à admettre des propositions comme celles-ci: Le Vol, c'est la propriété; la Propriété, c'est le vol; le jour, c'est la nuit; je bénirai le Ciel, tous les jours de ma vie, de n'avoir pas fait tomber ces livres sous mes yeux. À ces sublimes subtilités, votre intelligence s'est aiguisée; la mienne y eût infailliblement succombé, et, bien loin de me faire comprendre des autres, je ne pourrais plus me comprendre moi-même.

Enfin, à cette question: L'intérêt est-il légitime? vous répondez, non plus en allemand: Oui et non, mais en latin: Distinguo. «Distinguons; oui, l'intérêt du capital a pu être considéré comme légitime dans un temps; non, il ne peut plus l'être dans un autre.»

Eh bien! votre condescendance hâte, ce me semble, la conclusion de ce débat. Elle prouve surtout que j'avais bien choisi le terrain; car, que prétendez-vous? Vous dites qu'à un moment donné, la rémunération du capital passe de la légitimité à l'illégitimité; c'est-à-dire que le capital lui-même se dépouille de sa nature pour revêtir une nature opposée. Certes, la présomption n'est pas pour vous, et c'est à celui qui veut bouleverser la pratique universelle sur la foi d'une affirmation si étrange, à la prouver.

J'avais fait résulter la légitimité de l'intérêt de ce que le prêt est un service, lequel est susceptible d'être évalué, a, par conséquent, une valeur et peut s'échanger contre toute autre valeur égale. Je croyais même que vous étiez convenu de la vérité de cette doctrine, en ces termes:

«Il est très-vrai, comme vous l'établissez vous-même péremptoirement, que le prêt est un service. Et comme tout service est une valeur, comme il est de la nature de tout service d'être rémunéré, il s'ensuit que le prêt doit avoir son prix, ou, pour employer le mot technique, qu'il doit porter intérêt

Voilà ce que vous disiez, il y a quinze jours. Aujourd'hui vous dites: Distinguons, prêter c'était rendre service autrefois, ce n'est plus rendre service maintenant.

Or, si prêter n'est pas rendre service, il va sans dire que l'intérêt est, je ne dis pas illégitime, mais impossible.

Votre argumentation nouvelle implique ce dialogue:

L'EMPRUNTEUR. Monsieur, je voudrais monter un magasin, j'ai besoin de dix mille francs, veuillez me les prêter.

LE PRÊTEUR. Volontiers, nous allons débattre les conditions.

L'EMPRUNTEUR. Monsieur, je n'accepte pas de conditions. Je garderai votre argent un an, deux ans, vingt ans, après quoi je vous le rendrai purement et simplement, attendu que tout ce qui, dans le remboursement du prêt, est donné en sus du prêt, est usure, spoliation.

LE PRÊTEUR. Mais puisque vous venez me demander un service, il est bien naturel que je vous en demande un autre.

L'EMPRUNTEUR. Monsieur, je n'ai que faire de votre service.

LE PRÊTEUR. En ce cas, je garderai mon capital, dussé-je le manger.

L'EMPRUNTEUR. «Monsieur, je suis socialiste, et le socialisme, redoublant d'énergie, proteste et vous dit par ma bouche: je n'ai que faire de votre service, service pour vous et spoliation pour moi, tandis qu'il est loisible à la société de me faire jouir des mêmes avantages que vous m'offrez, et cela sans rétribution. M'imposer un tel service, malgré moi, en refusant d'organiser la circulation des capitaux, c'est me faire supporter un prélèvement injuste, c'est me voler.»

LE PRÊTEUR. Je ne vous impose rien malgré vous. Dès que vous ne voyez pas, dans le prêt, un service, abstenez-vous d'emprunter, comme moi de prêter. Que si la société vous offre des avantages sans rétribution, adressez-vous à elle, c'est bien plus commode; et, quant à organiser la circulation des capitaux, ainsi que vous me sommez de le faire, si vous entendez par là que les miens vous arrivent gratis, par l'intermédiaire de la société, j'ai contre ce procédé indirect tout juste les mêmes objections qui m'ont fait vous refuser le prêt direct et gratuit.

La Société! J'ai été surpris, je l'avoue, de voir apparaître dans un écrit émané de vous, ce personnage nouveau, ce capitaliste accommodant.

Eh quoi! Monsieur, vous qui, dans la même feuille où vous m'adressez votre lettre, avez combattu avec une si rude énergie les systèmes de Louis Blanc et de Pierre Leroux, n'avez-vous dissipé la fiction de l'État que pour y substituer la fiction de la Société?

Qu'est-ce donc que la Société, en dehors de quiconque prête ou emprunte, perçoit ou paie l'intérêt inhérent au prix de toutes choses? Quel est ce Deus ex machinâ que vous faites intervenir d'une manière si inattendue pour donner le mot du problème? Y a-t-il, d'un côté, la masse entière des travailleurs, marchands, artisans, capitalistes, et, de l'autre, la Société, personnalité distincte, possédant des capitaux en telle abondance qu'elle en peut prêter à chacun sans compte ni mesure, et cela sans rétribution?

Ce n'est pas ainsi que vous l'entendez; je n'en veux pour preuve que votre article sur l'État. Vous savez bien que la société n'a d'autres capitaux que ceux qui sont entre les mains des capitalistes grands et petits. Serait-ce que la Société doit s'emparer de ces capitaux et les faire circuler gratuitement, sous prétexte de les organiser? En vérité, je m'y perds, et il me semble que, sous votre plume, cette limite s'efface sans cesse, qui sépare, aux yeux de la conscience publique, la propriété du vol.

En cherchant à pénétrer jusqu'à la racine de l'erreur que je combats ici, je crois la trouver dans la confusion que vous faites entre les frais de circulation des capitaux et les intérêts des capitaux. Vous croyez qu'on peut arriver à la circulation gratuite, et vous en concluez que le prêt sera gratuit. C'est comme si l'on disait que lorsque les frais de transport de Bordeaux à Paris seront anéantis, les vins de Bordeaux se donneront pour rien à Paris. Vous n'êtes pas le premier qui se soit fait cette illusion. Law disait: «La loi de la circulation est la seule qui puisse sauver les empires.» Il agit sur ce principe, et, au lieu de sauver la France, il la perdit.

Je dis: une chose est la circulation des capitaux et les frais qu'elle entraîne; autre chose est l'intérêt des capitaux. Les capitaux d'une nation consistent en matériaux de toutes sortes, approvisionnements, outils, marchandises, espèces, et ces choses-là ne se prêtent pas pour rien. Selon que la société est plus ou moins avancée, il y a plus ou moins de facilité à faire passer un capital donné, ou sa valeur, d'un lieu à un autre lieu, d'une main à une autre main; mais cela n'a rien de commun avec l'abolition de l'intérêt. Un Parisien désire prêter, un Bayonnais désire emprunter. Mais le premier n'a pas la chose qui convient au second. D'ailleurs, ils ne connaissent pas réciproquement leurs intentions; ils ne peuvent s'aboucher, s'accorder, conclure. Voilà les obstacles à la circulation. Ces obstacles vont diminuant sans cesse, d'abord par l'intervention du numéraire, puis par celle de la lettre de change, successivement par celle du banquier, de la Banque nationale, des banques libres.

C'est une circonstance heureuse pour les consommateurs des capitaux, comme il est heureux pour les consommateurs de vin, que les moyens de transport se perfectionnent. Mais, d'une part, jamais les frais de circulation ne peuvent descendre à zéro, puisqu'il y a toujours là un intermédiaire qui rend service; et, d'autre part, ces frais fussent-ils complétement anéantis, l'Intérêt subsisterait encore, et n'en serait même pas sensiblement affecté. Il y a des banques libres aux États-Unis; elles sont sous l'influence des ouvriers eux-mêmes, qui en sont les actionnaires; et, de plus, elles sont, vu leur nombre, toujours à leur portée; chaque jour, les uns y déposent leurs économies, les autres y reçoivent les avances qui leur sont nécessaires; la circulation est aussi facile, aussi rapide que possible. Est-ce à dire que le crédit y soit gratuit, que les capitaux ne produisent pas d'intérêt à ceux qui prêtent, et n'en coûtent pas à ceux qui empruntent? Non, cela signifie seulement que prêteurs et emprunteurs s'y rencontrent plus facilement qu'ailleurs.

Ainsi, gratuité absolue de la circulation,—chimère.

Gratuité du crédit,—chimère.

Imaginer que la première de ces gratuités, si elle était possible, impliquerait la seconde,—troisième chimère.

Vous voyez que je me suis laissé entraîner sur votre terrain, et, puisque j'y ai fait trois pas, j'en ferai deux autres.

Vous voulez organiser la circulation de telle sorte que chacun perçoive autant d'intérêt qu'il en paie, et c'est là ce qui réalisera, dites-vous, l'égalité des fortunes.

Or, je dis:

Compensation universelle des intérêts,—chimère.

Égalité absolue des fortunes, comme conséquence de cette chimère,—autre chimère.

Toute valeur se compose de deux éléments: la rémunération du travail et la rémunération du capital. Pour que ces deux éléments entrassent, en proportion identique, dans toutes valeurs égales, il faudrait que toute œuvre humaine admît le même emploi de machines, la même consommation d'approvisionnements, le même contingent de travail actuel et de travail accumulé.

Vôtre banque fera-t-elle jamais que le commissionnaire du coin, dont toute l'industrie consiste à louer son temps et ses jambes, fasse intervenir autant de capital dans ses services que l'imprimeur ou le fabricant de bas? Remarquez que, pour qu'une paire de bas de coton arrive à ce commissionnaire, il a fallu l'intervention d'une terre, qui est un capital; d'un navire, qui est un capital; d'une filature, qui est un capital. Direz-vous que lorsque le commissionnaire échange son service, estimé 3 francs, contre un livre estimé 3 francs, il est dupe en ce que l'élément travail actuel domine dans le service, et l'élément travail accumulé dans le livre? Qu'importe, si les deux objets de l'échange se valent, si leur équivalence est déterminée par le libre débat? Pourvu que ce qui vaut cent s'échange contre ce qui vaut cent, qu'importe la proportion des deux éléments qui constituent chacune de ces valeurs égales? Nierez-vous la légitimité de la rémunération afférente au capital? Ce serait revenir sur un point déjà acquis à la discussion. D'ailleurs, sur quel fondement le travail ancien serait-il, plus que le travail actuel, exclu de toute rétribution?

Le travail se divise en deux catégories bien distinctes:

Ou il est exclusivement consacré à la production d'un objet, comme lorsque l'agriculteur sème, sarcle, moissonne et égrène son blé, lorsque le tailleur coupe et coud un habit, etc.;

Ou il sert à la production d'une série indéterminée d'objets semblables, comme quand l'agriculteur clôt, amende, dessèche son champ, ou que le tailleur meuble son atelier.

Dans le premier cas, tout le travail doit être payé par l'acquéreur de la récolte ou de l'habit; dans le second, il doit être payé sur un nombre indéterminé de récoltes ou d'habits. Et certes, il serait absurde de dire que le travail de cette seconde catégorie ne doit pas être payé du tout, parce qu'il prend le nom de capital.

Or, comment parvient-il à répartir la rémunération qui lui est due sur un nombre indéfini d'acheteurs successifs? par les combinaisons de l'amortissement et de l'intérêt, combinaisons que l'humanité a inventées dès l'origine, combinaisons ingénieuses, que les socialistes seraient bien embarrassés de remplacer. Aussi tout leur génie se borne à les supprimer, et ils ne s'aperçoivent pas que c'est tout simplement supprimer l'humanité.

Mais quand on accorderait comme réalisable tout ce qui vient d'être démontré chimérique: gratuité de circulation, gratuité de prêt, compensation d'intérêts, je dis qu'on n'arriverait pas encore à l'égalité absolue des fortunes. Et la raison en est simple. Est-ce que la Banque du Peuple aurait la prétention de changer le cœur humain? Fera-t-elle que tous les hommes soient également forts, actifs, intelligents, ordonnés, économes, prévoyants? fera-t-elle que les goûts, les penchants, les aptitudes, les idées ne varient à l'infini? que les uns ne préfèrent dormir au soleil, pendant que les autres s'épuisent au travail? qu'il n'y ait des prodigues et des avares, des gens ardents à poursuivre les biens de ce monde, et d'autres plus préoccupés de la vie future? Il est clair que l'égalité absolue des fortunes ne pourrait être que la résultante de toutes ces égalités impossibles et de bien d'autres.

Mais si l'égalité absolue des fortunes est chimérique, ce qui ne l'est pas, c'est l'approximation constante de tous les hommes vers un même niveau physique, intellectuel et moral, sous le régime de la liberté. Parmi toutes les énergies qui concourent à ce grand nivellement, une des plus puissantes, c'est celle du capital. Et puisque vous m'avez offert vos colonnes, permettez-moi d'appeler un moment l'attention de vos lecteurs sur ce sujet. Ce n'est pas tout de démontrer que l'intérêt est légitime, il faut encore prouver qu'il est utile, même à ceux qui le supportent. Vous avez dit que l'intérêt a été autrefois «un instrument d'égalité et de progrès.» Ce qu'il a été, il l'est encore et le sera toujours, parce qu'en se développant il ne change pas de nature.

Les travailleurs seront peut-être étonnés de m'entendre affirmer ceci:

De tous les éléments qui entrent dans le prix des choses, celui qu'ils doivent payer avec le plus de joie, c'est précisément l'intérêt ou la rémunération du capital, parce que ce paiement leur en épargne toujours un plus grand.

Pierre est un artisan parisien. Il a besoin qu'un fardeau soit transporté à Lille; c'est un présent qu'il veut faire à sa mère. S'il n'y avait pas de capital au monde (et il n'y en aurait pas si toute rémunération lui était déniée), ce transport coûterait à Pierre au moins deux mois de fatigues, soit qu'il le fît lui-même, soit qu'il se fît rendre ce service par un autre; car il ne pourrait l'exécuter lui-même qu'en charriant le fardeau par monts et par vaux, sur ses épaules, et nul ne pourrait l'exécuter pour lui que de la même manière.

Pourquoi se rencontre-t-il des entrepreneurs qui ne demandent à Pierre qu'une journée de son travail pour lui en épargner soixante? Parce que le capital est intervenu sous forme de char, de chevaux, de rails, de wagons, de locomotives. Sans doute, Pierre doit payer tribut à ce capital; mais c'est justement pour cela qu'il fait ou fait faire en un jour ce qui lui aurait demandé deux mois.

Jean est maréchal ferrant, fort honnête homme, mais qu'on entend souvent déclamer contre la propriété. Il gagne 3 francs par jour; c'est peu, c'est trop peu; mais enfin, comme le blé vaut environ 18 francs l'hectolitre, Jean peut dire qu'il fait jaillir de son enclume un hectolitre de blé par semaine ou la valeur, soit 52 hectolitres par an. Je suppose maintenant qu'il n'y eût pas de capital, et que, mettant notre maréchal en face de 1,000 hectares de terre, on lui dît: Disposez de ce sol, qui est doué d'une grande fertilité; tout le blé que vous ferez croître est à vous. Jean répondrait sans doute: «Sans chevaux, sans charrue, sans hache, sans instruments d'aucune sorte, comment voulez-vous que je débarrasse le sol des arbres, des racines, des herbes, des pierres, des eaux stagnantes qui l'obstruent? je n'y ferai pas pousser une gerbe de blé en dix ans.» Donc, que Jean fasse enfin cette réflexion: «Ce que je ne pourrais faire en dix ans, d'autres le font pour moi, et ne me demandent qu'une semaine de travail. Il est clair que c'est un avantage pour moi de rémunérer le capital, car si je ne le rémunérais pas, il n'y en aurait pas, et les autres seraient aussi embarrassés devant ce sol que je le suis moi-même.»

Jacques achète tous les matins, pour un sou, la Voix du Peuple. Comme il gagne 100 sous par jour, ou 50 centimes par heure, c'est six minutes de travail qu'il échange contre le prix d'un numéro, prix dans lequel se trouvent comprises deux rémunérations, celle du travail et celle du capital. Comment Jacques ne se dit-il pas quelquefois: «Si aucun capital n'intervenait dans l'impression de la Voix du Peuple, je ne l'obtiendrais ni à un sou ni à 100 francs?»

Je pourrais passer en revue tous les objets qui satisfont les besoins des travailleurs, et la même réflexion reviendrait sans cesse. Donc le capital n'est pas le tyran que l'on dit. Il rend des services, de grands services; il est de toute justice qu'il en soit rémunéré. Cette rémunération diminue de plus en plus à mesure que le capital abonde. Pour qu'il abonde, il faut qu'on soit intéressé à le former, et pour qu'on soit intéressé à le former, il faut être soutenu par l'espoir d'une rémunération. Quel est l'artisan, quel est l'ouvrier qui portera ses économies à la Caisse d'épargne, ou même qui fera des économies, si l'on commence par déclarer que l'intérêt est un vol et qu'il faut le supprimer?

Non, non, c'est là une propagande insensée; elle heurte la raison, la morale, la science économique, les intérêts du pauvre, les croyances unanimes du genre humain manifestées par la pratique universelle. Vous ne prêchez pas, il est vrai, la tyrannie du capital, mais vous prêchez la gratuité du crédit, ce qui est tout un. Dire que toute rémunération accordée au capital est un vol, c'est dire que le capital doit disparaître de la surface du globe, c'est dire que Pierre, Jean, Jacques, doivent exécuter les transports, se procurer le blé, les livres, avec autant de travail qu'il leur en faudrait pour produire ces choses directement et sans autre ressource que leurs mains.

Marche, marche, capital! poursuis ta carrière, réalisant du bien pour l'humanité! C'est toi qui as affranchi les esclaves; c'est toi qui as renversé les châteaux forts de la féodalité! Grandis encore; asservis la nature; fais concourir aux jouissances humaines la gravitation, la chaleur, la lumière, l'électricité; prends à ta charge ce qu'il y a de répugnant et d'abrutissant dans le travail mécanique; élève la démocratie, transforme les machines humaines en hommes, en hommes doués de loisirs, d'idées, de sentiment et d'espérances!

Permettez-moi, Monsieur, en finissant, de vous adresser un reproche. Au début de votre lettre, vous m'aviez promis de renoncer pour aujourd'hui à l'antinomie; vous la terminez cependant par cette antinomie que vous appelez votre cri de guerre: La propriété, c'est le vol.

Oui, vous l'avez bien caractérisée; c'est, en effet, un lugubre tocsin, un sinistre cri de guerre. Mais j'ai l'espoir que, sous ce rapport, elle a perdu quelque chose de sa puissance. Il y a dans l'esprit des masses un fond de bon sens qui ne perd pas ses droits, et se révolte enfin contre ces paradoxes étranges donnés pour de sublimes découvertes. Oh! que n'ayez-vous établi votre active propagande sur cet autre axiome, assurément plus impérissable que le vôtre: Le vol, c'est le contraire de la propriété! Alors, avec votre indomptable énergie, votre style populaire, votre dialectique invincible, je ne puis mesurer le bien qu'il vous eût été donné de répandre sur notre chère patrie et sur l'humanité.

Frédéric Bastiat.

SEPTIÈME LETTRE.
P. J. PROUDHON À F. BASTIAT.

Reproches.—Les commissionnaires de roulage et les chemins de fer.—Excursion rétrospective chez les Hébreux, les Grecs et les Romains.—Nescheck, Tokos, Fœnus, Interesse.—L'intérêt issu du contrat de pacotille.—Intervention des monnaies et conséquences.—Moïse, Solon, Lycurgue.—La force seule maintient l'intérêt.—Deux apologues.

17 décembre 1849.

Notre discussion n'avance pas, et la faute en est à vous seul. Par votre refus systématique de vous placer sur le terrain où je vous appelle, et votre obstination à m'attirer sur le vôtre, vous méconnaissez en ma personne le droit qu'a tout novateur à l'examen; vous manquez au devoir qu'impose à tout économiste, défenseur naturel de la tradition et des usages établis, l'apparition des idées nouvelles; vous compromettez, enfin, la charité publique, en m'obligeant à attaquer ce que je reconnaissais, dans une certaine mesure, comme irréprochable et légitime.

Vous l'avez voulu: que votre désir soit accompli!

Permettez-moi d'abord de résumer notre controverse.

Dans une première lettre, vous avez essayé de montrer, par la théorie et par de nombreux exemples, que le prêt était un service, et que, tout service ayant une valeur, il avait le droit de se faire payer: d'où vous déduisiez immédiatement, contre moi, cette conclusion, que la gratuité du crédit était une chimère, partant, le socialisme une protestation sans principes comme sans motifs.

Ainsi peu importe de savoir si c'est vous qui avez sollicité l'entrée de la Voix du Peuple, ou si c'est moi qui vous ai offert la publicité de ses colonnes: en fait, et chacune de vos lettres en témoigne, vous n'avez eu d'autre but que de renverser, par une fin de non-recevoir, la théorie du crédit gratuit.

Je vous ai donc répondu, et j'ai dû vous répondre, sans entrer dans l'examen de votre théorie de l'intérêt, que si vous vouliez combattre utilement et sérieusement le socialisme, il fallait l'attaquer en lui-même et dans ses propres doctrines; que le socialisme, sans nier d'une manière absolue la légitimité de l'intérêt considéré à un certain point de vue et à une certaine époque de l'histoire, affirmait la possibilité, dans l'état actuel de l'économie sociale, d'organiser, par le concours des travailleurs, un système de prêt sans rétribution, et, par suite, de donner à tous la garantie du crédit et du travail. J'ai dit, enfin, que c'était là ce que vous aviez à examiner, si vous vouliez que la discussion aboutît.

Dans votre seconde lettre, vous avez péremptoirement refusé de suivre cette marche, alléguant que pour vous, et d'après mon aveu, l'intérêt ne constituant dans son principe ni crime, ni délit, il était impossible d'admettre que le prêt pût s'effectuer sans intérêt; qu'il était inconcevable qu'une chose pût être vraie et fausse tout à la fois; bref, que tant que la criminalité de l'intérêt ne vous serait pas démontrée, vous tiendriez la théorie du crédit gratuit comme non avenue. Tout cela assaisonné de force plaisanteries sur la loi de contradiction, que vous ne comprenez point, et flanqué d'exemples très-propres, je l'avoue, à faire comprendre le mécanisme de l'intérêt, mais qui ne prouvent absolument rien contre la gratuité.

Dans ma réplique, je crois vous avoir prouvé, en me servant de votre propre méthode, que rien n'est moins rare, dans la société, que de voir une institution, un usage, d'abord libéral et légitime, devenir, avec le temps, une entrave à la liberté et une atteinte à la justice; qu'il en était ainsi du prêt à intérêt le jour où il était démontré que le crédit peut être donné à tous sans rétribution; que d'ores et déjà, refuser d'examiner cette possibilité du crédit gratuit constituait un déni de justice, une offense à la foi publique, un défi au prolétariat. Je renouvelai donc auprès de vous mes instances, et je vous dis: Ou vous examinerez les diverses propositions du socialisme, ou je déclare que l'intérêt de l'argent, la rente de la terre, le loyer des maisons et des capitaux, est une spoliation, et que la propriété, ainsi constituée, est un vol.

Chemin faisant, j'indiquais sommairement les causés qui, selon moi, altèrent la moralité de l'intérêt, et les moyens de le supprimer.

Certes, il semblait que, pour justifier votre théorie désormais accusée de vol et de larcin, vous ne pouviez plus vous dispenser d'aborder enfin la doctrine nouvelle, qui prétend donner l'exclusion à l'intérêt. C'était, j'ose le dire, ce à quoi s'attendaient tous nos lecteurs. En évitant de faire la critique de l'intérêt, je faisais preuve de conciliation et d'amour de la paix. Il me répugnait d'incriminer la bonne foi des capitalistes, et de jeter la suspicion sur les propriétaires. Je désirais surtout abréger une dispute fatigante, et hâter la conclusion définitive. Vraie ou fausse, vous disais-je, légitime ou illégitime, morale ou immorale; j'accepte l'usure, je l'approuve, je la loue même; je renonce à toutes les illusions du socialisme, et me refais chrétien, si vous me démontrez que la prestation des capitaux, de même que la circulation des valeurs, ne saurait, dans aucun cas, être gratuite. C'était, comme l'on dit, faire fondement les choses, et couper court à bien des discussions tout à fait oiseuses dans un journal, et, permettez-moi de le dire, fort périlleuses en ce moment.

Est-il, oui ou non, possible d'abolir l'intérêt de l'argent, par suite, la rente de la terre, le loyer des maisons, le produit des capitaux, d'une part, en simplifiant l'impôt, et de l'autre, en organisant une banque de circulation et de crédit, au nom et pour le compte du Peuple? C'est ainsi, selon moi, que la question devait être posée entre nous. L'amour de l'humanité, de la vérité, de la concorde, nous en faisait à tous deux une loi. Que fait le Peuple depuis Février? Qu'a fait l'Assemblée constituante? Que fait aujourd'hui la Législative, si ce n'est de rechercher les moyens d'améliorer le sort du travailleur, sans alarmer les intérêts légitimes, sans infirmer le droit du propriétaire? Cherchons donc si la gratuité du crédit ne serait point, par hasard, un de ces moyens.

Telles étaient mes paroles. J'osai croire qu'elles seraient entendues. Au lieu d'y répondre, comme je l'espérais, vous vous retranchez dans votre fin de non-recevoir. À cette interrogation de ma part: «Prouver que la gratuité du crédit est chose possible, facile, pratique, n'est-ce pas prouver que l'intérêt du crédit est désormais chose nuisible et illégitime?»—vous répondez, en retournant la phrase: «Prouver que l'intérêt est (ou a été) légitime, juste, utile, bienfaisant, indestructible, n'est-ce pas prouver que la gratuité du crédit est une chimère?» Vous raisonnez juste comme les entrepreneurs de roulage à l'égard des chemins de fer.

Voyez-les, en effet, adresser leurs doléances au public qui les délaisse, et qui court à la concurrence:—Est-ce que le chariot et la malbrouck ne sont pas des institutions utiles, légitimes, bienfaisantes, indestructibles? Est-ce qu'en transportant vos personnes, et vos produits, nous ne vous rendons pas un service? Est-ce que ce service n'est pas une valeur? Est-ce que toute valeur ne doit pas être payée? Est-ce qu'en faisant le transport à 25 c. par tonne et kilomètre, tandis que la locomotive le fait, il est vrai, à 10 c., nous sommes des voleurs? Est-ce que le commerce ne s'est pas développé perpétuellement et universellement par le roulage, la bête de somme, la navigation à voiles ou à rames? Que nous importent donc et la vapeur, et la pression atmosphérique, et l'électricité? Prouver la réalité et la légitimité de la voiture à quatre roues, n'est-ce pas prouver que l'invention des chemins de fer est une chimère?

Voilà, Monsieur, où vous conduit votre argumentation. Votre dernière lettre n'a, comme les précédentes, et du commencement à la fin, pas d'autre sens. Peur conserver au capital l'intérêt que je lui refuse, vous me répondez par la question préalable, vous opposez à mon idée novatrice votre routine; vous protestez contre le rail et la machine à vapeur. Je serais désolé de vous dire rien de blessant; mais, en vérité, Monsieur, il me semble que j'aurais le droit, dès ce moment, de briser là et de vous tourner le dos.

Je ne le ferai point: je veux vous donner satisfaction jusqu'à la fin, en vous montrant comment, pour me servir de vos paroles, la rémunération du capital passe de la légitimité à l'illégitimité, et comment la gratuité du crédit est la conclusion finale de la pratique de l'intérêt. Cette discussion, par elle-même, ne manque pas d'importance; je m'efforcerai surtout de la rendre pacifique.

Ce qui fait que l'intérêt du capital, excusable, juste même, au point de départ de l'économie des sociétés, devient, avec le développement des institutions industrielles, une vraie spoliation, un vol, c'est que cet intérêt n'a pas d'autre principe, d'autre raison d'être, que la nécessité et la force. La nécessité, voilà ce qui explique l'exigence du prêteur; la force, voilà ce qui fait la résignation de l'emprunteur. Mais, à mesure que, dans les relations humaines, la nécessité fait place à la liberté, et qu'à la force succède le droit, le capitaliste perd son excuse, et la revendication s'ouvre pour le travailleur contre le propriétaire.

Au commencement, la terre est indivise; chaque famille vit de sa chasse, pêche, cueillette, ou pâturage; l'industrie est toute domestique; l'agriculture, pour ainsi dire, nomade. Il n'y a ni commerce, ni propriété.

Plus tard, les tribus s'agglomérant, les nations commencent à se former; la caste apparaît née de la guerre et du patriarcat. La propriété s'établit peu à peu; mais, selon le droit héroïque, le maître, quand il ne cultive pas de ses propres mains, exploite par ses esclaves, comme plus tard le seigneur par ses serfs. Le fermage n'existe point encore; la rente, qui indique ce rapport, est inconnue.

À cette époque, le commerce se fait surtout en échanges. Si l'or et l'argent apparaissent dans les transactions, c'est plutôt comme marchandise que comme agent de circulation et unité de valeur: on les pèse, on ne les compte pas. Le change, l'agio qui en est la conséquence, le prêt à intérêt, la commandite, toutes ces opérations d'un commerce développé, auxquelles donne lieu la monnaie, sont inconnues. Longtemps ces mœurs primitives se sont conservées parmi les populations agricoles. Ma mère, simple paysanne, nous racontait qu'avant 89, elle se louait l'hiver pour filer le chanvre, recevant, pour salaire de six semaines de travail, avec sa nourriture, une paire de sabots et un pain de seigle.

C'est dans le commerce de mer qu'il faut rechercher l'origine du prêt à intérêt. Le contrat à la grosse, variété ou plutôt démembrement du contrat de pacotille, fut sa première forme; de même que le bail à ferme ou à cheptel fut l'analogue de la commandite.

Qu'est-ce que le contrat de pacotille? Un traité par lequel un industriel et un patron de navire conviennent de mettre en commun, pour le commerce étranger, le premier, une certaine quantité de marchandises qu'il se charge de procurer; le second, son travail de navigateur: le bénéfice résultant de la vente devant être partagé par portions égales, ou suivant une proportion convenue; les risques et avaries mis à la charge de la société.

Le bénéfice ainsi prévu, quelque considérable, qu'il puisse être, est-il légitime? On ne saurait le révoquer en doute. Le bénéfice, à cette première époque des relations commerciales, n'est pas autre chose que l'incertitude qui règne, entre les échangistes, sur la valeur de leurs produits respectifs: c'est un avantage qui existe plutôt dans l'opinion que dans la réalité, et qu'il n'est pas rare de voir les deux parties, avec une égale raison, s'attribuer l'une et l'autre. Combien une once d'or vaut-elle de livres d'étain? Quel rapport de prix entre la pourpre de Tyr et la peau de zibeline? Nul ne le sait, nul ne le peut dire. Le Phénicien, qui, pour un ballot de fourrures, livre dix palmes de son étoffe, s'applaudit de son marché: autant en pense, de son côté, le chasseur hyperboréen, fier de sa casaque rouge. Et telle est encore la pratique des Européens avec les sauvages de l'Australie, heureux de donner un porc pour une hache, une poule pour un clou ou un grain de verre.

L'incommensurabilité des valeurs: telle est, à l'origine, la source des bénéfices du commerce. L'or et l'argent entrent donc dans le trafic, d'abord comme marchandises; puis bientôt en vertu de leur éminente échangeabilité, comme termes de comparaison, comme monnaies. Dans l'un et l'autre cas, l'or et l'argent portent bénéfice à l'échange, en premier lieu, par le fait même de l'échange; ensuite, pour le risque couru. Le contrat d'assurance apparaît ici comme le frère jumeau du contrat à la grosse; la prime stipulée dans le premier est corrélative, identique, à la part de bénéfice convenue dans le second.

Cette part de bénéfice, par laquelle s'exprime la participation du capitaliste ou industriel, qui engage ses produits ou ses fonds, c'est tout un dans le commerce, a reçu le nom latin d'interesse, c'est-à-dire participation, intérêt.

À ce moment donc, et dans les conditions que je viens de définir, qui pourrait accuser de dol la pratique de l'intérêt? L'intérêt, c'est l'alea, le gain obtenu contre la fortune; c'est le bénéfice aléatoire du commerce, bénéfice irréprochable tant que la comparaison des valeurs n'a pas fourni les idées corrélatives de cherté, de bon marché, de proportion; de PRIX. La même analogie; la même identité, que l'économie politique a signalée de tout temps et avec raison, entre l'intérêt de l'argent et la rente de la terre, existe, au début des relations commerciales, entre ce même intérêt et le bénéfice du commerce: au fond, l'échange est la forme commune, le point de départ de toutes ces transactions.

Vous voyez, Monsieur, que l'opposition énergique que je fais au capital, ne m'empêche point de rendre justice à la bonne foi originelle de ses opérations. Ce n'est pas moi qui marchanderai jamais avec la vérité. Je vous ai dit qu'il existait dans le prêt à intérêt un côté vrai, honnête, légitime; je viens de l'établir d'une façon qui, ce me semble, vaut encore mieux que la vôtre, en ce qu'elle ne sacrifie rien à l'égoïsme, n'ôte rien à la charité. C'est l'impossibilité d'évaluer les objets avec exactitude, qui fonde, au commencement, la légitimité de l'intérêt, comme, plus tard, c'est la recherche des métaux précieux qui la soutient. Il faut bien que le prêt à intérêt ait eu sa raison positive et nécessitante pour qu'il se soit développé et généralisé comme on l'a vu; il le faut, dis-je, à peine de damner, avec les théologiens, l'humanité tout entière, que je fais profession, quant à moi, de considérer comme infaillible et sainte.

Mais qui ne voit déjà que le bénéfice du commerçant doit diminuer progressivement avec le risque couru et avec l'arbitraire des valeurs, pour n'être plus à la fin que le juste prix du service rendu par lui, le salaire de son travail? Qui ne voit pareillement que l'intérêt doit s'atténuer avec les chances que court le capital, et la privation qu'éprouve le capitaliste; en sorte que s'il y a garantie de remboursement de la part du débiteur, et si la peine du créancier est zéro, l'intérêt doit devenir zéro?

Une autre cause, qu'il importe ici de ne point omettre, parce qu'elle marque le point de transition ou de séparation entre la part de bénéfice, interesse, afférente au capitaliste dans le contrat à la grosse, et l'usure proprement dite; une autre cause, dis-je, tout à fait accidentelle, contribua singulièrement à vulgariser la fiction de la productivité du capital, et par suite la pratique de l'intérêt. Ce furent, chez les gens de commerce, les exigences de la comptabilité, la nécessité de presser les rentrées ou remboursements. Quel stimulant plus énergique, je vous le demande, pouvait-on imaginer à l'égard du débiteur indolent et retardataire, que cette aggravation, fœnus, cet enfantement, tokos, incessant du principal? Quel huissier plus inflexible que ce serpent de l'usure, comme dit l'hébreu? L'usure, disent les vieux rabbins, est appelée serpent, neschek, parce que le créancier MORD le débiteur, lorsqu'il lui réclame plus qu'il ne lui a donné. Et c'est cet instrument de police, cette espèce de garde du commerce lancé par le créancier à la gorge de son débiteur, dont on a voulu faire un principe de justice commutative, une loi de l'économie sociale! Il faut n'avoir jamais mis le pied dans une maison de négoce, pour méconnaître à ce point l'esprit et le but de cette invention vraiment diabolique du génie mercantile.

Suivons maintenant le progrès de l'institution, car nous touchons au moment où le neschek, le tokos, le fœnus, l'usure, enfin, se distinguant du bénéfice aléatoire, ou interesse, de l'expéditeur, va devenir une institution: et voyons d'abord comment s'en est généralisée la pratique. Nous tâcherons, après, de déterminer les causes qui doivent en amener l'abolition.

Nous venons de voir que ce fut chez les peuples navigateurs, faisant pour les autres le courtage et l'entrepôt, et opérant surtout sur les marchandises précieuses et les métaux, que se développa d'abord la spéculation mercantile; et du même coup la spéculation de l'interesse, ou contrat à la grosse. C'est de là que l'usure, comme une peste, s'est propagée, sous toutes les formes, chez les nations agricoles.

L'opération, irréprochable en soi, de l'interesse, avait créé un précédent justificatif; la méthode, qu'on pourrait appeler de coercition et sûreté, du fœnus; aggravation progressive du capital; donnait le moyen; la prépondérance acquise, par l'or et l'argent sur les autres marchandises, le privilége qu'ils reçurent, du consentement universel, de représenter la richesse et de servir d'évaluateur commun à tous les produits, fournit l'occasion. Quand l'or fut devenu le roi de l'échange, le symbole de la puissance, l'instrument de toute félicité, chacun voulut avoir de l'or; et comme il était impossible qu'il y en eût pour tout le monde, il ne se donna plus qu'avec prime; son usage fut mis à prix. Il se loua au jour, à la semaine et à l'an, comme le joueur de flûte et la prostituée. C'était une conséquence de l'invention de la monnaie, de faire estimer à vil prix, en comparaison de l'or, tous les autres biens, et de faire consister la richesse réelle, comme l'épargne, dans les écus. L'exploitation capitaliste, honnie de toute l'antiquité, mieux renseignée que nous assurément, sur cette matière, car elle touchait aux origines, fut ainsi fondée: il était réservé à notre siècle de lui fournir des docteurs et des avocats.

Tant que, se confondant avec la prime de l'assurance ou la part de bénéfice du contrat à la grosse, l'usure s'était renfermée dans la spéculation maritime, et n'avait eu d'action que sur l'étranger, elle avait paru inoffensive aux législateurs. Ce n'est que lorsqu'elle commença de s'exercer entre concitoyens et compatriotes, que les lois divines et humaines fulminèrent contre elle l'interdit. Tu ne placeras point ton argent à intérêt sur ton frère, dit la loi de Moïse, mais oui bien sur l'étranger: Non fœnerabis proximo tuo, sed alieno. Comme si le législateur avait dit: de peuple à peuple, le bénéfice du commerce et le croît des capitaux n'expriment qu'un rapport entre valeurs d'opinion, valeurs qui, par conséquent, s'équilibrent; de citoyen à citoyen, le produit devant s'échanger contre le produit, le travail contre le travail, et le prêt d'argent n'étant qu'une anticipation de cet échange, l'intérêt constitue une différence qui rompt l'égalité commerciale, enrichit l'un au détriment de l'autre, et entraîne, à la longue, la subversion de la société.

Aussi fut-ce d'après ce principe que le même Moïse voulut que toute dette fût périmée et cessât d'être exigible à chaque cinquantième année: ce qui voulait dire que cinquante années d'intérêt ou cinquante annuités, en supposant que le prêt eût été fait la première année après le jubilé, remboursaient le capital.

C'est pour cela que Solon, appelé à la présidence de la république par ses concitoyens, et chargé d'apaiser les troubles qui agitaient la cité, commença par abolir les dettes, c'est-à-dire par liquider toutes les usures. La gratuité du crédit fut pour lui la seule solution du problème révolutionnaire posé de son temps, la condition sine quâ non d'une république démocratique et sociale.

C'est pour cela, enfin, que Lycurgue, esprit peu versé dans les questions de crédit et de finance, poussant à l'extrême ses appréhensions, avait banni de Lacédémone le commerce et la monnaie: ne trouvant pas, contre la subalternisation des citoyens et l'exploitation de l'homme par l'homme, d'autre remède que cette solution Icarienne.

Mais tous ces efforts, mal concertés, plus mal encore secondés, des anciens moralistes et législateurs, devaient rester impuissants. Le mouvement usuraire les débordait, sans cesse activé par le luxe et la guerre, et bientôt par l'analogie tirée de la propriété elle-même. D'un côté, l'état antagonique des peuples, entretenant les périls de la circulation, fournissait sans cesse de nouveaux prétextes à l'usure: de l'autre, l'égoïsme des castes régnantes devait étouffer les principes d'organisation égalitaire. À Tyr, à Carthage, à Athènes, à Rome, partout dans l'antiquité comme de nos jours, ce furent les hommes libres, les patriciens, les bourgeois, qui prirent l'usure sous leur protection, et exploitèrent, par le capital, la plèbe et les affranchis.

Le christianisme parut alors, et après quatre siècles de combat, commença l'abolition de l'esclavage. C'est à cette époque qu'il faut placer la grande généralisation du prêt à intérêt sous la forme du bail à ferme et à loyer.

J'ai dit plus haut que, dans l'antiquité, le propriétaire foncier, lorsqu'il ne faisait pas valoir par lui-même et par sa famille, comme cela avait lieu chez les Romains, dans les premiers temps de la république, exploitait par ses esclaves: telle fut généralement la pratique des maisons patriciennes. Alors le sol et l'esclave étaient enchaînés l'un à l'autre; le colon était dit: adscriptus glebæ, attaché à la glèbe: la propriété de l'homme et de la chose était indivise. Le prix d'une métairie était à la fois en raison, 1o de la superficie et de la qualité du sol, 2o de la quantité du bétail, 3o du nombre des esclaves.

Quand l'émancipation de l'esclave fut proclamée, le propriétaire perdit l'homme et garda la terre; absolument, comme aujourd'hui, en affranchissant les noirs, nous réservons au maître la propriété du sol et du matériel. Pourtant, au point de vue de l'antique jurisprudence, comme du droit naturel et chrétien, l'homme, né pour le travail, ne peut se passer d'instruments de travail; le principe de l'émancipation impliquait une loi agraire qui en fût la garantie et la sanction; sans cela, cette prétendue émancipation n'était qu'un acte d'odieuse cruauté, une infâme hypocrisie. Et si, d'après Moïse, l'intérêt ou l'annuité du capital rembourse le capital, ne pouvait-on pas dire que le servage rembourse la propriété? Les théologiens et les légistes du temps ne le comprirent pas. Par une contradiction inexplicable, et qui dure encore, ils continuèrent à déblatérer contre l'usure, mais ils donnèrent l'absolution au fermage et au loyer.

Il résulta de là que l'esclave émancipé, et quelques siècles plus tard, le serf affranchi, sans moyens d'existence, dut se faire fermier et payer tribut. Le maître ne s'en trouva que plus riche. Je te fournirai, dit-il, la terre; tu fourniras le travail et nous partagerons. C'était une imitation rurale des us et coutumes du négoce: je te prêterai dix talents, disait au travailleur l'homme aux écus; tu les feras valoir: et puis, ou nous partagerons le bénéfice; ou bien, tant que tu garderas mon argent, tu me paieras un 20e; ou bien, enfin, si tu l'aimes mieux, à l'échéance tu me rendras le double. De là naquit la rente foncière, inconnue des Russes et des Arabes. L'exploitation de l'homme par l'homme, grâce à cette métamorphose, passa en force de loi: l'usure, condamnée dans le prêt à intérêt, tolérée dans le contrat à la grosse, fut canonisée dans le fermage. Dès lors les progrès du commerce et de l'industrie ne servirent qu'à la faire entrer de plus en plus dans les mœurs. Il fallait qu'il en fût ainsi pour mettre en lumière toutes les variétés de la servitude et du vol, et poser la vraie formule de la liberté humaine.

Une fois engagée dans cette pratique de l'interesse, si étrangement compris, si abusivement appliqué, la société commença de tourner dans le cercle de ses misères. C'est alors que l'inégalité des conditions parut une loi de la civilisation, et le mal une nécessité de notre nature.

Deux issues, cependant, semblaient ouvertes aux travailleurs, pour s'affranchir de l'exploitation du capitaliste: c'étaient d'une part, comme nous l'avons dit plus haut, l'équilibration progressive des valeurs, et, par suite, la baisse de prix des capitaux; de l'autre, la réciprocité de l'intérêt.

Mais il est évident que le revenu du capital, représenté surtout par l'argent, ne peut totalement s'annihiler par la baisse; car, comme vous le dites très-bien, Monsieur, si mon capital ne doit me rapporter plus rien, au lieu de le prêter, je le garde, et, pour avoir voulu refuser la dîme, le travailleur chômera. Quant à la réciprocité des usures, on conçoit, à toute force, qu'elle puisse exister d'entrepreneur à entrepreneur, de capitaliste à capitaliste, de propriétaire à propriétaire; mais de propriétaire, capitaliste ou entrepreneur, à celui qui n'est qu'ouvrier, cette réciprocité est impossible. Il est impossible, dis-je, que, l'intérêt du capital s'ajoutant, dans le commerce, au salaire de l'ouvrier pour composer le prix de la marchandise, l'ouvrier puisse racheter ce qu'il a lui-même produit. Vivre en travaillant est un principe qui, sous le régime de l'intérêt, implique contradiction.

La société une fois acculée dans cette impasse, l'absurdité de la théorie capitaliste est démontrée par l'absurdité de ses conséquences; l'iniquité, en soi, de l'intérêt résulte de ses effets homicides; et, tant que la propriété aura pour corollaire et postulatum la rente et l'usure, son affinité avec le vol sera établie. Peut-elle exister dans d'autres conditions? Quant à moi, je le nie; mais cette recherche est étrangère à la question qui nous occupe en ce moment, et je ne m'y engagerai point.

Considérez, maintenant, dans quelle situation se trouvent à la fois,—par suite de l'invention de la monnaie, de la prépondérance du numéraire, et de l'assimilation faite entre le prêt d'argent et la location de la terre et des immeubles,—et le capitaliste et le travailleur.

Le premier,—car je tiens à le justifier, même à vos yeux,—obligé par le préjugé monétaire, ne peut se dessaisir gratuitement de son capital en faveur de l'ouvrier. Non que ce dessaisissement lui cause une privation, puisque, dans ses mains, le capital est stérile; non qu'il coure risque de le perdre, puisque, par les précautions de l'hypothèque, il est assuré du remboursement; non que cette prestation lui coûte la moindre peine, à moins que vous ne considériez comme peine le compte des écus et la vérification du gage; mais c'est qu'en se dessaisissant, pour un temps quelconque, de son argent, de cet argent qui, par sa prérogative, est, comme on l'a si justement dit, du pouvoir, le capitaliste diminue sa puissance et sa sécurité.

Ce serait tout autre chose, si l'or et l'argent n'étaient qu'une marchandise ordinaire, si l'on ne tenait pas plus à la possession des écus qu'à celle du blé, du vin, de l'huile ou du cuir; si la simple faculté de travailler donnait à l'homme la même sécurité que la possession de l'argent. Sous ce monopole de la circulation et de l'échange, l'usure devient, pour le capitaliste, une nécessité. Son intention, devant la justice, n'est point incriminable: dès que son argent est sorti de son coffre, il n'est plus en sûreté.

Or, cette nécessité qui, par le fait d'un préjugé involontaire et universellement répandu, incombe au capitaliste, constitue pour le travailleur la plus indigne spoliation, comme la plus odieuse des tyrannies, la tyrannie de la force.

Quelles sont, en effet, pour la classe travailleuse, pour cette partie vivante, productrice, morale, des sociétés, les conséquences théoriques et pratiques du prêt à intérêt et de son analogue, le fermage? Je me borne, pour aujourd'hui, à vous en énumérer quelques-unes, sur lesquelles j'appelle votre attention, et qui pourront, si vous y tenez, devenir l'objet ultérieur de notre débat.

C'est qu'en vertu du principe de l'intérêt, ou du produit net, un individu peut réellement et légitimement vivre sans travailler: c'est la conclusion de votre avant-dernière lettre, et telle est, en effet, la condition à laquelle aujourd'hui tout le monde aspire.

C'est que, si le principe du produit net est vrai de l'individu, il doit l'être aussi de la nation; qu'ainsi, le capital mobilier et immobilier de la France, par exemple, étant évalué à 132 milliards, ce qui donne, à 5 pour 100 par an d'intérêt, 6 milliards 600 millions, la moitié au moins du peuple français pourrait, si elle voulait, vivre sans rien faire; qu'en Angleterre, où le capital accumulé est beaucoup plus considérable qu'en France, et la population beaucoup moindre, il ne tiendrait qu'à la nation toute entière, depuis la reine Victoria jusqu'au dernier rattacheur de fils de Liverpool, de vivre en rentière, se promenant la canne à la main, ou grognant dans les meetings. Ce qui conduit à cette proposition, évidemment absurde, que, grâce à son capital, une nation a plus de revenu que son travail n'en produit.

C'est que la totalité des salaires en France, étant annuellement d'environ 6 milliards, et la somme des revenus du capital aussi de 6 milliards, ce qui porte à 12 milliards la valeur marchande de la production annuelle, le peuple producteur, qui est en même temps le peuple consommateur, peut et doit acheter, avec 6 milliards de salaires qui lui sont alloués, les 12 milliards que le commerce lui demande pour prix de ses marchandises, sans quoi le capitaliste se trouverait sans revenu.

C'est que l'intérêt étant de sa nature perpétuel, et ne pouvant, en aucun cas, ainsi que le voulait Moïse, être porté en remboursement du capital; de plus, chaque année d'intérêt pouvant être replacée à usure, et former un nouveau prêt, et engendrer, par conséquent, un nouvel intérêt, le plus petit capital peut, avec le temps, produire des sommes prodigieuses, que ne représenterait pas même une masse d'or aussi grosse que le globe que nous habitons. Price l'a démontré dans sa théorie de l'amortissement.

C'est que la productivité du capital étant la cause immédiate, unique, de l'inégalité des fortunes et de l'accumulation incessante des capitaux dans un petit nombre de mains, il faut admettre, malgré le progrès des lumières, malgré la révélation chrétienne et l'extension des libertés publiques, que la société est naturellement et nécessairement divisée en deux castes, une caste de capitalistes exploiteurs, et une caste de travailleurs exploités.

C'est que ladite caste de capitalistes, disposant souverainement, par la prestation intéressée de ses capitaux, des instruments de production et des produits, a le droit, selon son bon plaisir, d'arrêter le travail et la circulation, comme nous la voyons faire depuis deux ans, au risque de faire mourir le peuple;—de changer la direction naturelle des choses, comme cela se voit dans les États du Pape, où la terre cultivable est, depuis un temps immémorial, livrée, pour la convenance des propriétaires, à la vaine pâture, et où le peuple ne vit que des aumônes et de la curiosité des étrangers;—de dire à une masse de citoyens: Vous êtes de trop sur la terre; au banquet de la vie, il n'y a pas de place pour vous, comme fit la comtesse de Strafford, lorsqu'elle expulsa de ses domaines, en une seule fois, 17,000 paysans; et comme fit, l'année dernière, le gouvernement français, quand il transporta en Algérie, 4,000 familles de bouches inutiles.

Je vous le demande à présent: si le préjugé de l'or, si la fatalité de l'institution monétaire excuse, justifie le capitaliste, n'est-il pas vrai qu'elle crée pour le travailleur ce régime de force brutale, qui ne se distingue de l'esclavage antique que par une plus profonde et une plus scélérate hypocrisie!

La force, Monsieur, voilà le premier et le dernier mot d'une société organisée sur le principe de l'intérêt, et qui, depuis 3,000 ans, fait effort contre l'intérêt. Vous le constatez vous-même, sans retenue comme sans scrupule, quand vous reconnaissez avec moi que le capitaliste ne se prive point; avec J. B. Say, que sa fonction est de ne rien faire; quand vous lui faites tenir ce langage effronté que réprouve toute conscience humaine:

«Je ne vous impose rien malgré vous. Dès que vous ne voyez pas dans le prêt un service, abstenez-vous d'emprunter, comme moi de prêter. Que si la société vous offre des avantages sans rétribution, adressez-vous à elle, c'est bien plus commode. Et quant à organiser la circulation des capitaux, ainsi que vous me sommez de le faire, si vous entendez par là que les miens vous arrivent gratis par l'intermédiaire de la société, j'ai contre ce procédé indirect tout juste les mêmes objections qui m'ont fait vous refuser le prêt direct et gratuit.»

Prenez-y garde, Monsieur; le peuple n'est que trop disposé à croire que c'est uniquement par amour de ses priviléges que la caste capitaliste, en ce moment dominante, repousse l'organisation du crédit qu'il réclame; et le jour où le mauvais vouloir de cette caste lui serait démontré, toute excuse disparaissant à ses yeux, sa vengeance ne connaîtrait plus de bornes.

Voulez-vous savoir quelle démoralisation épouvantable vous créez parmi les travailleurs, avec votre théorie du capital, qui n'est autre, comme je viens de vous le dire, que la théorie du droit de la FORCE? Il me suffira de reproduire vos propres arguments. Vous aimez les apologues: je vais, pour concréter ma pensée, vous en proposer quelques-uns.

Un millionnaire se laisse tomber dans la rivière. Un prolétaire vient à passer; le capitaliste lui fait signe: le dialogue suivant s'établit:

LE MILLIONNAIRE. Sauvez-moi, ou je péris.

LE PROLÉTAIRE. Je suis à vous, mais je veux pour ma peine un million.

LE MILLIONNAIRE. Un million pour tendre la main à ton frère qui se noie! Qu'est-ce que cela te coûte? Une heure de retard! Je te rembourserai, je suis généreux, un quart de journée.

LE PROLÉTAIRE. Dites-moi, n'est-il pas vrai que je vous rends un service en vous tirant de là?

LE MILLIONNAIRE. Oui.

LE PROLÉTAIRE. Tout service a-t-il droit à une récompense?

LE MILLIONNAIRE. Oui.

LE PROLÉTAIRE. Ne suis-je pas libre?

LE MILLIONNAIRE. Oui.

LE PROLÉTAIRE. Alors, je veux un million: c'est mon dernier prix. Je ne vous force pas, je ne vous impose rien malgré vous; je ne vous empêche point de crier: À la barque! et d'appeler quelqu'un. Si le pêcheur, que j'aperçois là-bas, à une lieue d'ici, veut vous faire cet avantage sans rétribution, adressez-vous à lui: c'est plus commode.

LE MILLIONNAIRE. Malheureux! tu abuses de ma position. La religion, la morale! l'humanité!...

LE PROLÉTAIRE. Ceci regarde ma conscience. Au reste, l'heure m'appelle, finissons en. Vivre prolétaire, ou mourir millionnaire: lequel voulez-vous?

Sans doute, Monsieur, vous me direz que la religion, la morale, l'humanité, qui nous commandent de secourir notre semblable dans la détresse, n'ont rien de commun avec l'intérêt. Je le pense comme vous: mais que trouvez-vous à redire à l'exemple suivant?

Un missionnaire anglais, allant à la conversion des infidèles, fait naufrage en route, et aborde dans un canot, avec sa femme et quatre enfants, à l'île de...—Robinson, propriétaire de cette île par droit de première occupation, par droit de conquête, par droit de travail, ajustant le naufragé avec son fusil, lui défend de porter atteinte à sa propriété. Mais comme Robinson est humain, qu'il a l'âme chrétienne, il veut bien indiquer à cette famille infortunée un rocher voisin, isolé au milieu des eaux, où elle pourra se sécher et reposer, sans crainte, de l'Océan.

Le rocher ne produisant rien, le naufragé prie Robinson de lui prêter sa bêche et un petit sac de semences.

J'y consens, dit Robinson; mais à une condition: c'est que tu me rendras 99 boisseaux de blé sur 100 que tu récolteras.

LE NAUFRAGÉ. C'est une avanie! Je vous rendrai ce que vous m'aurez prêté, et à charge de revanche.

ROBINSON. As-tu trouvé un grain de blé sur ton rocher?

LE NAUFRAGÉ. Non.

ROBINSON. Est-ce que je te rends service en te donnant les moyens de cultiver ton île, et de vivre en travaillant?

LE NAUFRAGÉ. Oui.

ROBINSON. Tout service mérite-t-il rémunération?

LE NAUFRAGÉ. Oui.

ROBINSON. Eh bien! la rémunération que je demande, c'est 99 pour 100. Voilà mon prix.

LE NAUFRAGÉ. Transigeons: je rendrai le sac de blé et la bêche, avec 5 pour 100 d'intérêt. C'est le taux légal.

ROBINSON. Oui, taux légal, lorsqu'il y a concurrence, et que la marchandise abonde, comme le prix légal du pain est de 30 centimes le kilogramme, quand il n'y a pas disette.

LE NAUFRAGÉ. 99 pour 100 de ma récolte! mais c'est un vol, un brigandage!

ROBINSON. Est-ce que je te fais violence? est-ce que je t'oblige à prendre ma bêche et mon blé? Ne sommes-nous pas libres l'un et l'autre?

LE NAUFRAGÉ. Il le faut. Je périrai à la tâche; mais ma femme, mes enfants!... Je consens à tout; je signe. Prêtez-moi, par-dessus le marché, votre scie et votre hache, pour que je me fasse une cabane.

ROBINSON. Oui-dà! J'ai besoin de ma hache et de ma scie. Il m'en a coûté huit jours de peine pour les fabriquer. Je te les prêterai cependant, mais à la condition que tu me donneras 99 planches sur 100 que tu fabriqueras.

LE NAUFRAGÉ. Eh parbleu! je vous rendrai votre hache et votre scie, et vous ferai cadeau de cinq de mes planches en reconnaissance de votre peine.

ROBINSON. Alors, je garde ma scie et ma hache. Je ne t'oblige point. Je suis libre.

LE NAUFRAGÉ. Mais vous ne croyez donc point en Dieu! Vous êtes un exploiteur de l'humanité, un malthusien, un juif!

ROBINSON. La religion, mon père, nous enseigne que «l'homme a une noble destination, qui n'est point circonscrite dans l'étroit domaine de la production industrielle. Quelle est cette fin? Ce n'est pas en ce moment le lieu de soulever cette question. Mais, quelle qu'elle soit, ce que je puis te dire, c'est que nous ne pouvons l'atteindre, si, courbés sous le joug d'un travail inexorable et incessant, il ne nous reste aucun loisir pour développer nos organes, nos affections, notre intelligence, notre sens du beau, ce qu'il y a de plus pur et de plus élevé dans notre nature... Quelle est donc la puissance qui nous donnera ce loisir bienfaisant, image et avant-goût de l'éternelle félicité? C'est le capital.» J'ai travaillé jadis; j'ai épargné, précisément en vue de te prêter: tu feras un jour comme moi.

LE NAUFRAGÉ. Hypocrite!

ROBINSON. Tu m'injuries: adieu! Tu n'as qu'à couper les arbres avec tes dents, et scier tes planches avec tes ongles.

LE NAUFRAGÉ. Je cède à la force. Mais, du moins, faites-moi l'aumône de quelques médicaments pour ma pauvre fille qui est malade. Cela ne vous coûtera aucune peine; j'irai les cueillir moi-même dans votre propriété.

ROBINSON. Halte-là! ma propriété est sacrée. Je te défends d'y mettre le pied: sinon tu auras affaire avec ma carabine. Cependant, je suis bon homme; je te permets de venir cueillir tes herbes: mais tu m'amèneras ton autre fille, qui me paraît jolie...

LE NAUFRAGÉ. Infâme! tu oses tenir à un père un pareil langage!

ROBINSON. Est-ce un service que je vous rends à tous, à toi et à tes filles, en vous sauvant la vie par mes remèdes? Oui ou non?

LE NAUFRAGÉ. Assurément; mais le prix que tu y mets?

ROBINSON. Est-ce que je la prends de force, ta fille?—N'est-elle pas libre? ne l'es-tu pas toi-même?... Et puis, ne sera-t-elle pas heureuse de partager mes loisirs? Ne prendra-t-elle pas sa part du revenu que tu me paies? En faisant d'elle ma fille de compagnie, ne deviens-je pas votre bienfaiteur? Va, tu n'es qu'un ingrat!

LE NAUFRAGÉ. Arrête, propriétaire! J'aimerais mieux voir ma fille morte que déshonorée. Mais je la sacrifie pour sauver l'autre. Je ne te demande plus qu'une chose: c'est de me prêter tes outils de pêche; car avec le blé que tu nous laisses, il nous est impossible de vivre. Un de mes fils, en pêchant, nous procurera quelque supplément.

ROBINSON. Soit: je te rendrai encore ce service. Je ferai plus: je te débarrasserai de ton autre fils, et me chargerai de sa nourriture et de son éducation. Il faut que je lui apprenne à tirer le fusil, à manier le sabre, et à vivre comme moi, sans rien faire. Car, comme je me défie de vous tous, et que vous pourriez fort bien ne me pas payer, je suis bien aise, à l'occasion, d'avoir main-forte. Coquins de pauvres, qui prétendez qu'on vous prête sans intérêt! Impies, qui ne voulez pas de l'exploitation de l'homme par l'homme!

Un jour, Robinson, s'échauffant à la chasse, prend un refroidissement, et tombe malade. Sa concubine, dégoûtée de lui, et qui entretenait, avec son jeune compagnon, des relations intimes, lui dit: Je vous soignerai et vous guérirai, mais à une condition: c'est que vous me ferez donation de tous vos biens. Autrement, je vous laisse.

ROBINSON. Ô toi que j'ai tant aimée, à qui j'ai sacrifié honneur, conscience, humanité, voudrais-tu me laisser sur le lit de douleur?

LA SERVANTE. Et moi, je ne vous aimais pas, c'est pour cela que je ne vous dois rien. Si vous m'avez entretenue, je vous ai livré ma personne: nous sommes quittes. Ne suis-je pas libre? Et suis-je obligée après vous avoir servi de maîtresse, de vous servir encore de garde-malade?

ROBINSON. Mon enfant, ma chère enfant, je te prie, calme-toi. Sois bonne, sois douce, sois gentille; je vais, en ta faveur, faire mon testament.

LA SERVANTE. Je veux une donation, ou je pars.

ROBINSON. Tu m'assassines! Dieu et les hommes m'abandonnent. Malédiction sur l'univers! Que le tonnerre m'écrase, et que l'enfer m'engloutisse!

Il meurt désespéré.

P. J. Proudhon.

HUITIÈME LETTRE.
F. BASTIAT À P. J. PROUDHON.

La preuve de l'impossibilité dispense d'examiner la possibilité.—Protestation contre le fatalisme.—Vérités immuables.—Jugement sur les pérégrinations à travers les champs de l'histoire.—Apologues retournés contre leur auteur.—Lois des capitaux résumées en cinq propositions.

24 décembre 1849.

La gratuité du crédit est-elle possible?

La gratuité du crédit est-elle impossible?

Il est clair que, résoudre une de ces questions, c'est résoudre l'autre.

Vous me reprochez de manquer à la charité parce que je maintiens le débat sur la seconde.

Voici mon motif:

Rechercher si la gratuité du crédit est possible, c'eût été me laisser entraîner à discuter la Banque du Peuple, l'impôt sur le capital, les ateliers nationaux, l'organisation du travail, en un mot, les mille moyens par lesquels chaque école prétend réaliser cette gratuité. Tandis que, pour s'assurer qu'elle est impossible, il suffisait d'analyser la nature intime du capital; ce qui atteint mon but, et, à ce qu'il me semble, le vôtre.

On pose à Galilée cinquante arguments contre la rotation de la terre. Faut-il qu'il les réfute tous? Non: il prouve qu'elle tourne, et tout est dit: E pur si muove.

Comme novateur, dites-vous, j'ai droit à l'examen.—Sans doute; mais, avant tout, la société, comme défenderesse, a droit qu'on lui prouve son tort. Vous traduisez le capital et l'intérêt au tribunal de l'opinion, les accusant d'injustice, de spoliation. À vous à prouver leur culpabilité; à eux à prouver leur innocence.—Vous avez, dites-vous, plusieurs moyens de les faire rentrer dans le droit. Il faut d'abord savoir s'ils en sont sortis. L'examen de vos inventions ne peut venir qu'après, puisqu'il suppose l'accusation fondée, ce qu'ils nient.

Cette marche est tellement logique, que vous y acquiescez en ces termes:

«Vraie ou fausse, légitime ou illégitime, morale ou immorale, j'accepte l'usure, je l'approuve, je la loue même; je renonce à toutes les illusions du socialisme, et me refais chrétien, si vous me démontrez que la prestation des capitaux, de même que la circulation des valeurs, ne saurait, en aucun cas, être gratuite.»

Or, que fais-je autre chose? C'est bien là mon terrain: prouver que le capital porte en lui-même l'indestructible principe de la rémunérabilité.

Cette doctrine, vous l'avez d'abord combattue par la théorie des contradictions, ensuite par celle des distinctions. L'intérêt, avez-vous dit, a eu sa raison d'existence autrefois, il ne l'a plus aujourd'hui. Il fut un instrument d'égalité et de progrès, il n'est plus que vol et oppression.—Et, là-dessus, vous citez plusieurs institutions et usages d'abord légitimes et libéraux, devenus plus tard injustes et funestes à la liberté, entre autres, la torture, le jugement par l'eau bouillante, l'esclavage, etc.

Je repousse, quant à moi, ce fatalisme cruel qui consiste à justifier tous les excès comme ayant servi la cause de la civilisation. L'esclavage, la torture, les épreuves judiciaires, n'ont pas avancé, mais retardé la marche de l'humanité. Il en eût été de même de l'intérêt, s'il n'avait été, comme vous le dites, qu'un abus de la force.

En outre, s'il y a des choses qui changent, il y en a qui ne changent pas. Depuis la création, il a été vrai que les trois angles d'un triangle sont égaux à deux angles droits, et cela sera vrai jusqu'au jugement dernier et au delà. De même, il a toujours été vrai, il le sera toujours, que le travail accumulé, ou le capital, mérite récompense.

Vous comparez ma logique à celle d'un entrepreneur qui dirait: «Que m'importent la vapeur, la pression atmosphérique, l'électricité? Prouver la légitimité du char à quatre roues, n'est-ce pas prouver que l'invention des chemins de fer est une chimère?»

J'accepte la similitude; mais voici comment:

Je reconnais que le chemin de fer est un progrès. Je me réjouis de ce qu'il fait baisser le prix des transports; mais si l'on en voulait conclure à la gratuité des transports, si l'on disait: un prix quelconque pour les transports a pu être légitime autrefois, mais le temps est venu où ils doivent s'exécuter gratuitement, je répondrais: la conclusion est fausse. De progrès en progrès, ce prix peut diminuer sans cesse, mais il ne peut arriver à zéro, parce qu'il y aura toujours là une intervention de travail humain, un service humain, qui porte en lui-même le principe de la rémunérabilité.

De même, je reconnais que le loyer des capitaux va baissant en raison de leur abondance. Je le reconnais et m'en réjouis, car ils pénètrent ainsi de plus en plus dans toutes les classes, et les soulagent, pour chaque satisfaction donnée, du poids du travail. Mais, de cette baisse constante de l'intérêt, je ne puis conclure à son anéantissement absolu, parce que jamais les capitaux ne naîtront spontanément, qu'ils seront toujours un service plus ou moins grand, et que dès lors ils portent en eux-mêmes, ainsi que les transports, le principe de la rémunérabilité.

Ainsi, Monsieur, je ne vois aucun motif de déplacer ce débat au moment de le clore; et il me semble qu'il n'est pas un de nos lecteurs qui ne considérât ma tâche comme remplie, si je prouvais ces propositions:

Tout capital (quelle que soit sa forme, moissons, outils, machines, maisons, etc.), tout capital résulte d'un travail antérieur, et féconde un travail ultérieur.

Parce qu'il résulte d'un travail antérieur, celui qui le cède reçoit une rémunération.

Parce qu'il féconde un travail ultérieur, celui qui l'emprunte doit une rémunération.

Et vous le dites vous-même: «Si la peine du créancier est zéro, l'intérêt doit devenir zéro.»

Donc, qu'avons-nous à rechercher? Ceci:

Est-il possible qu'un capital se forme sans peine?

Si c'est possible, j'ai tort; le crédit doit être gratuit.

Si c'est impossible, c'est vous qui avez tort, le capital doit être rémunéré. Vous avez beau faire; la question se réduit à ces termes: Le temps est-il arrivé, arrivera-t-il jamais où les capitaux écloront spontanément sans la participation d'aucun effort humain?

Mais, dans une revue rétrospective pleine de verve, vous élançant vers la Palestine, vers Athènes, Sparte, Tyr, Rome, Carthage, vous m'entraînez par la tangente hors du cercle où je ne puis vous retenir. Eh bien! avant d'y rentrer, j'essaierai, sinon de vous suivre, du moins de faire quelques pas avec vous.

Vous débutez ainsi:

«Ce qui fait que l'intérêt du capital, excusable, juste même au point de départ de l'économie des sociétés, devient, avec le développement des institutions industrielles, une vraie spoliation, un vol, c'est que cet intérêt n'a pas d'autre principe, d'autre raison d'être, que la nécessité et la force. La nécessité, voilà ce qui explique l'exigence du prêteur; la force, voilà ce qui fait la résignation de l'emprunteur. Mais à mesure que, dans les relations humaines, la nécessité fait place à la vérité, et qu'à la force succède le droit, le capitaliste perd son excuse.»

Il perd plus que cela; il perd le seul titre que vous lui reconnaissez. Si, sous l'empire de la liberté et du droit, l'intérêt persiste, c'est sans doute qu'il a, quoi que vous en disiez, une autre raison d'être que la force.

En vérité, je ne comprends plus votre distinguo. Vous disiez: «L'intérêt a été juste autrefois, il ne l'est plus aujourd'hui.» Et quelle raison en donnez-vous? Celle-ci: «Jadis la force régnait, aujourd'hui c'est le droit.» Loin de conclure de là que l'intérêt a passé de la légitimité à l'illégitimité, n'est-ce pas le contraire qui se déduit de vos prémisses?

Et certes, le fait confirmerait cette déduction; car l'usure a pu être odieuse quand on devenait capitaliste par la rapine, et l'intérêt est justifié depuis qu'on le devient par le travail.

«C'est dans le commerce de mer qu'il faut chercher l'origine de l'intérêt. Le contrat à la grosse, variété ou plutôt démembrement du contrat de pacotille, fut sa première forme.»

Je crois que le capital a une nature qui lui est propre, parfaitement indépendante de l'élément par lequel les hommes exécutent leurs transports. Qu'ils voyagent et fassent voyager leurs marchandises par terre, par eau ou par l'air, en char, en barque ou en ballon, cela ne confère ni ne retire aucun droit au capital.

Il est d'ailleurs permis de penser que la pratique de l'intérêt a été antérieure à celle du commerce maritime. Très-probablement le patriarche Abraham ne prêtait pas des troupeaux sans se réserver une part quelconque dans le croît, et ceux qui, après le déluge, bâtirent à Babylone les premières maisons, n'en cédaient sans doute pas l'usage sans rétribution.

Eh quoi! Monsieur, ces transactions, qui ont prévalu et s'accomplissent volontairement depuis le commencement du monde, sous les noms de location, intérêt, fermage, baux, loyer, ne seraient pas sorties des entrailles mêmes de l'humanité! Elles seraient nées du Contrat de pacotille!

Ensuite, à propos du contrat à la grosse, vous faites une théorie du bénéfice qu'en vérité je crois inadmissible.—Mais la discuter ici, ce serait nous écarter du sujet.

Enfin vous arrivez à cette tige de toutes les erreurs économiques, à savoir: la confusion entre les capitaux et le numéraire; confusion à l'aide de laquelle il est aisé d'embrouiller la question. Mais vous n'y croyez pas vous-même, et je n'en veux pour preuve que ce que vous disiez naguère à M. Louis Blanc: «L'argent n'est pas une richesse pour la société: c'est tout simplement un moyen de circulation qui pourrait très-avantageusement être remplacé par du papier, par une substance de nulle valeur

Veuillez donc croire que lorsque je parle de la productivité du capital (outils, instruments, etc.) mis en œuvre par le travail, je n'entends pas attribuer une merveilleuse vertu prolifique à l'argent.

Vous suivrai-je, Monsieur, en Palestine, à Athènes et Lacédémone? Vraiment, cela n'est pas nécessaire. Un mot seulement sur le Non fœnerabis de Moïse.

J'admire la dévotion qui a saisi certains socialistes (avec lesquels je ne vous confonds pas), depuis qu'ils ont découvert, à l'appui de leur thèse, quelques textes dans l'Ancien et le Nouveau Testament, les conciles et les Pères de l'Église. Je me permettrai de leur adresser cette question: Entendent-ils nous donner ces autorités comme infaillibles en matière de sciences et d'économie sociale?

Certes, ils n'iront pas jusqu'à me répondre: Nous tenons pour infaillibles les textes qui nous conviennent, et pour faillibles ceux qui ne nous conviennent pas.—Quand on invoque les livres sacrés, à ce titre et comme dépositaires de la volonté indiscutable de Dieu, il faut tout prendre, sous peine de jouer une puérile comédie. Eh bien! sans parler d'une multitude de sentences de l'Ancien Testament, qui ne peuvent, sans danger, être prises au pied de la lettre, il y a, dans l'Évangile, d'autres textes que le fameux Mutuum date, dont ils veulent déduire la gratuité du crédit, entre autres ceux-ci:

«Heureux ceux qui pleurent.

«Heureux ceux qui souffrent.

«Il y aura toujours des pauvres parmi vous.

«Rendez à César ce qui appartient à César.

«Obéissez aux puissances.

«Ne vous préoccupez pas du lendemain.

«Faites comme le lis, qui ne file ni ne tisse.

«Faites comme l'oiseau, qui ne laboure ni ne sème.

«Si on vous frappe sur la joue gauche, tendez encore la joue droite.

«Si on vous vole votre manteau, donnez encore votre robe.»

Que diraient messieurs les socialistes, si nous fondions sur un de ces textes la politique et l'économie sociale?

Il est permis de croire que lorsque le fondateur du christianisme a dit à ses disciples: Mutuum date, il a entendu leur donner un conseil de charité et non faire un cours d'économie politique. Jésus était charpentier, il travaillait pour vivre. Dès lors, il ne pouvait faire du don une prescription absolue. Je crois pouvoir ajouter, sans irrévérence, qu'il se faisait payer très légitimement, non-seulement pour le travail consacré à faire des planches, mais aussi pour le travail consacré à faire des scies et des rabots, c'est-à-dire pour le capital.

Enfin, je ne dois pas laisser passer les deux apologues par lesquels vous terminez voire lettre, sans vous faire observer que, loin d'infirmer ma doctrine, ils condamnent la vôtre; car on n'en peut déduire la gratuité du crédit qu'à la condition d'en déduire aussi la gratuité du travail. Votre second drame me porte un grand coup d'épée; mais, par le premier, vous m'avez charitablement muni d'une cuirasse à toute épreuve.

En effet, par quel artifice voulez-vous m'amener à reconnaître qu'il est des circonstances où on est tenu en conscience de prêter gratuitement? Vous imaginez une de ces situations extraordinaires qui font taire tous les instincts personnels et mettent en jeu le principe sympathique, la pitié, la commisération, le dévouement, le sacrifice.—Un insulaire est bien pourvu de toutes choses. Il rencontre des naufragés que la mer a jetés nus sur la plage. Vous me demandez s'il est permis à cet insulaire de tirer, dans son intérêt, tout le parti possible de sa position, de pousser ses exigences jusqu'aux dernières limites, de demander mille pour cent de ses capitaux, et même de les louer au prix de l'honneur.

Je vois le piége. Si je réponds: Oh! dans ce cas, il faut voler, sans conditions, au secours de son frère, partager avec lui jusqu'à la dernière bouchée de pain. Vous triompherez, disant: Enfin mon adversaire a avoué qu'il est des occasions où le crédit doit être gratuit.

Heureusement, vous m'avez fourni vous-même la réponse dans le premier apologue, que j'aurais inventé, si vous ne m'aviez prévenu.

Un homme passe sur le bord d'un fleuve. Il aperçoit un de ses frères qui se noie, et, pour le sauver, n'a qu'à lui tendre la main. Pourra-t-il, en conscience, profiter de l'occasion pour stipuler les conditions les plus extrêmes, pour dire au malheureux qui se débat dans le torrent: Je suis libre, je dispose de mon travail. Meurs, ou donne-moi toute ta fortune!

Je me figure, Monsieur, que si un brave ouvrier se rencontre dans ces circonstances, il se jettera dans l'eau sans hésiter, sans calculer, sans spéculer sur son salaire et même sans y songer.

Mais ici, veuillez le remarquer, il n'est pas question de capital; il s'agit de travail. C'est du travail qui, en conscience, doit être sacrifié. Est-ce que vous déduirez de là, comme règle normale des transactions humaines, comme loi de l'économie politique, la gratuité du travail? Et parce que, dans un cas extrême, le service doit être gratuit, renoncerez-vous théoriquement à votre axiome: mutualité des services?

Et cependant, si de votre second apologue vous concluez qu'on est toujours tenu de prêter pour rien, du premier vous devez conclure qu'on est toujours obligé de travailler gratis.

La vérité est que, pour élucider une question d'économie politique, vous avez imaginé deux cas où toutes les lois de l'économie politique sont suspendues. Qui jamais a songé à nier que, dans certaines circonstances, nous ne soyons tenus de sacrifier capital, intérêt, travail, vie, réputation, affections, santé, etc.? Mais est-ce là la loi des transactions ordinaires? Et recourir à de tels exemples pour faire prévaloir la gratuité du crédit, ou la gratuité du travail, n'est-ce pas avouer son impuissance à faire résulter cette gratuité de la marche ordinaire des choses?

Vous recherchez, Monsieur, quelles sont, pour la classe travailleuse, les conséquences du prêt à intérêt, et vous en énumérez quelques-unes, m'invitant à en faire l'objet ultérieur de ce débat.

Je ne disconviens pas que, parmi vos objections, il n'y en ait de très-spécieuses et même de très-sérieuses. Il est même impossible, dans une lettre, de les relever une à une; j'essaierai de les réfuter toutes à la fois, par la simple exposition de la loi selon laquelle se répartissent, suivant moi, entre le capital et le travail, les produits de leur coopération; et c'est par là que je rentrerai dans ma modeste circonférence économique.

Permettez-moi d'établir cinq propositions qui me semblent susceptibles d'être mathématiquement démontrées.

1o Le capital féconde le travail.

Il est bien clair qu'on obtient de plus grands résultats avec une charrue que sans charrue; avec une scie que sans scie; avec une route que sans route; avec des approvisionnements que sans approvisionnements, etc., d'où nous pouvons conclure que l'intervention du capital accroît la masse des produits à partager.

2o Le capital est du travail.

Charrues, scies, routes, approvisionnements, ne se font pas tout seuls, et le travail à qui on les doit a droit à être rémunéré.

Je suis obligé de rappeler ici ce que j'ai dit dans ma dernière lettre sur la différence dans le mode de rétribution quand elle s'applique au capital ou au travail.

La peine que prend chaque jour le porteur d'eau doit lui être payée par ceux qui profitent de cette peine quotidienne. Mais la peine qu'il a prise pour fabriquer sa brouette et son tonneau doit lui être payée par un nombre indéterminé de consommateurs.

De même l'ensemencement, le labourage, le sarclage, la moisson, ne regardent que la récolte actuelle. Mais les clôtures, les défrichements, les desséchements, les bâtisses entrent dans le prix de revient d'une série indéfinie de récoltes successives.

Autre chose est le travail actuel du cordonnier qui fait des souliers, du tailleur qui fait des habits, du charpentier qui fait des madriers, de l'avocat qui fait des mémoires; autre chose est le travail accumulé qu'ont exigé la forme, l'établi, la scie, l'étude du droit.

C'est pourquoi le travail de la première catégorie se rémunère par le salaire, celui de la seconde catégorie par les combinaisons de l'intérêt et de l'amortissement, qui ne sont autre chose qu'un salaire ingénieusement réparti sur une multitude de consommateurs.

3o À mesure que le capital s'accroît l'intérêt baisse, mais de telle sorte que le revenu total du capitaliste augmente.

Ce qui a lieu sans injustice et sans préjudice pour le travail, parce que, ainsi que nous allons le voir, l'excédant de revenu du capitaliste est pris sur l'excédant de produit dû au capital.

Ce que j'affirme ici, c'est que, quoique l'intérêt baisse, le revenu total du capitaliste augmente de toute nécessité, et voici comment:

Soit 100 le capital, et le taux de l'intérêt 5. Je dis que l'intérêt ne peut descendre à 4 sans que le capital s'accumule au moins au-dessus de 120. En effet, on ne serait pas stimulé à accroître le capital, s'il en devait résulter diminution, ou même stationnement du revenu. Il est absurde de dire que le capital étant 100 et le revenu 5, le capital peut être porté à 200 et le taux descendre à 2; car, dans le premier cas, on aurait 5 francs de rente, et dans le second on n'aurait que 4 francs. Le moyen serait trop simple et trop commode: on mangerait la moitié du capital pour faire reparaître le revenu.

Ainsi, quand l'intérêt baisse de 5 à 4, de 4 à 3, de 3 à 2, cela veut dire que le capital s'est accru de 100 à 200, de 200 à 400, de 400 à 800, et que le capitaliste touche successivement pour revenu 5, 8 et 12. Et le travail n'y perd rien, bien au contraire: car il n'avait à sa disposition qu'une force égale à 100, puis il a eu une force égale à 200, et enfin une force égale à 800, avec cette circonstance qu'il paie de moins en moins cher une quantité donnée de cette force.

Il suit de là que ces calculateurs sont bien malhabiles qui vont disant: «L'intérêt baisse, donc il doit cesser.» Eh morbleu! il baisse, relativement à chaque 100 fr.; mais c'est justement parce que le nombre de 100 fr. augmente que l'intérêt baisse. Oui, le multiplicateur s'amoindrit, mais ce n'est que par la raison même qui fait grossir le multiplicande, et je défie le dieu de l'arithmétique lui-même d'en conclure que le produit arrivera ainsi à zéro[38].

4o À mesure que les capitaux augmentent (et avec eux les produits), la PART ABSOLUE qui revient au capital augmente, et sa PART PROPORTIONELLE diminue.

Cela n'a plus besoin de démonstration. Le capital retire successivement 5, 4, 3 pour chaque 100 fr. qu'il met dans l'association; donc son prélèvement relatif diminue. Mais comme il met successivement dans l'association 100 fr., 200 fr., 400 fr., il se trouve qu'il retire, pour sa part totale, d'abord 5, puis 8, ensuite 12, et ainsi de suite; donc son prélèvement absolu augmente.

5o À mesure que les capitaux augmentent (et avec eux les produits), la part proportionnelle et la part absolue du travail augmentent.

Comment pourrait-il en être autrement? puisque le capital voit grossir sa part absolue, encore qu'il ne prélève successivement que 1/2, 1/3, 1/4, 1/5 du produit total, le travail, à qui successivement il revient 1/2, 2/3, 3/4, 4/5, entre évidemment dans le partage pour une part progressive, dans le sens proportionnel comme dans le sens absolu.

La loi de cette répartition peut être figurée aux yeux par les chiffres suivants, qui n'ont pas la prétention d'être précis, mais que je produis pour élucider ma pensée.

  Produit total. Part du capital. Part du travail.
1re période. 1000 1/2 ou 500 1/2 ou 500
2e 1800 1/3 ou 600 2/3 ou 1200
3e 2800 1/4 ou 700 3/4 ou 2100
4e 4000 1/5 ou 800 4/5 ou 3200

On voit par là comment l'accroissement successif des produits, correspondant à l'accumulation progressive des capitaux, explique ce double phénomène, à savoir, que la part absolue du capital augmente, encore que sa part proportionnelle diminue, tandis que la part du travail augmente à la fois dans les deux sens.

De tout ce qui précède, il résulte ceci:

Pour que le sort des masses s'améliore, il faut que le loyer des capitaux baisse.

Pour que l'intérêt baisse, il faut que les capitaux se multiplient.

Pour que les capitaux se multiplient, il faut cinq choses: activité, économie, liberté, paix et sécurité.

Et ces biens, qui importent à tout le monde, importent encore plus à la classe ouvrière.

Ce n'est pas que je nie les souffrances des travailleurs, mais je dis qu'ils sont sur une fausse piste quand ils les attribuent à l'infâme capital.

Telle est ma doctrine. Je la livre avec confiance à la bonne foi des lecteurs. On a dit que je m'étais constitué l'avocat du privilége capitaliste. Ce n'est pas à moi, c'est à elle de répondre.

Cette doctrine, j'ose le dire, est consolante et concordante. Elle tend à l'union des classes; elle montre l'accord des principes; elle détruit l'antagonisme des personnes et des idées; elle satisfait l'intelligence et le cœur.

En est-il de même de celle qui sert de nouveau pivot au socialisme? qui dénie au capital tout droit à une récompense? qui ne voit partout que contradiction, antagonisme et spoliation? qui irrite les classes les unes contre les autres? qui représente l'iniquité comme un fléau universel, dont tout homme, à quelque degré, est coupable et victime?

Que si néanmoins le principe de la gratuité du crédit est vrai, il faut bien l'admettre: Fiat justitia, ruat cœlum. Mais s'il est faux!!

Quant à moi, je le tiens pour faux, et, en terminant, je vous remercie de m'avoir loyalement fourni l'occasion de le combattre.

Frédéric Bastiat.

NEUVIÈME LETTRE.
P. J. PROUDHON À F. BASTIAT.

Grave imputation.—Négation de cinq propositions.—Arguments tirés des opérations de la Banque de France.—Méfaits de cette Banque.

31 décembre 1849.

Vous m'avez trompé.

J'attendais de vous une controverse sérieuse: vos lettres ne sont qu'une perpétuelle et insipide mystification. Quand vous auriez fait un pacte avec l'usure, pour embrouiller la question et empêcher notre débat d'aboutir, en l'embarrassant d'incidents, de hors-d'œuvre, de vétilles et de chicanes, vous n'eussiez pu vous y prendre autrement.

De quoi s'agit-il entre nous, s'il vous plaît? de savoir si l'intérêt de l'argent doit ou non être aboli. Je vous l'ai dit moi-même: c'est là le pivot du socialisme, la cheville ouvrière de la Révolution.

Une question préjudicielle s'élève donc tout d'abord, celle de savoir si, en fait, il y a possibilité d'abolir cet intérêt. Vous le niez; je l'affirme: lequel croire de nous deux? Évidemment, ni l'un ni l'autre. Il faut examiner la chose: voilà ce que dicte le sens commun, ce que la plus simple notion d'équité prescrit. Vous, au contraire, vous repoussez cet examen. Depuis deux mois que nous avons ouvert, dans la Voix du Peuple, cette assise solennelle où le capital devait être jugé, et l'usure condamnée ou absoute, vous ne cessez de me répéter sur tous les tons cette ritournelle:

«Le capital, tel que je le comprends, tel qu'il m'apparaît dans sa nature intime, est productif. Cette conviction me suffit: je ne veux pas en savoir davantage. D'ailleurs, vous reconnaissez qu'en prêtant à intérêt, je rends service et ne suis point voleur; qu'ai-je donc besoin de vous entendre? Quand j'ai prouvé, dans mon système, que la gratuité du crédit est impossible, et que vous accordez qu'un honnête homme peut, en toute sûreté de conscience, tirer de son fonds un revenu, vous devez tenir cette même gratuité pour impossible. Ce qui est démontré vrai, dans un système, ne peut devenir faux dans un autre: autrement, il faudrait dire qu'une même chose peut être vraie et fausse tout à la fois, ce que mon esprit se refuse absolument à comprendre. Je ne sors pas de là.»

Où donc, monsieur, avez-vous appris, je ne dis pas à raisonner, car il appert dès le commencement de cette polémique que le raisonnement en vous se réduit à affirmer et confirmer toujours votre proposition, sans infirmer celle de votre adversaire, mais à discuter? Le dernier clerc de procureur vous dirait qu'en tout débat, il faut examiner successivement et contradictoirement le dire de chaque partie; et, puisque nous avons pris le public pour juge, il est évident qu'une fois votre système exposé et débattu, il faut aborder le mien.

Avec vous les choses ne se passent point ainsi. Satisfait de la concession que je vous ai faite, à savoir, que dans l'état actuel des choses le prêt à intérêt ne peut être considéré comme un acte illicite, vous tenez la nécessité de l'intérêt pour démontrée; et là-dessus, sous prétexte que vous n'entendez rien à l'antinomie, me fermant la bouche, vous faites défaut au débat. Est-ce discuter, je vous le demande?

Forcé par une conduite si étrange, je fais alors un pas vers vous. Ma méthode de démonstration avait paru vous faire quelque peine: je quitte cette méthode, et vous montre, en employant la forme ordinaire de raisonnement, que tout change dans la société; que ce qui à une époque fut un progrès, à une autre devient une entrave; qu'ainsi, en faisant abstraction du temps, la même idée, le même fait, change complétement de caractère, selon l'aspect sous lequel on le considère; que rien n'empêche de croire que l'intérêt soit précisément dans ce cas; qu'en conséquence votre fin de non-recevoir ne peut être admise, et qu'il faut décidément examiner avec moi l'hypothèse de la gratuité du crédit, de l'abolition de l'intérêt.

À cela que répondez-vous? c'est à peine si j'ose vous le rappeler. Parce que, par égard pour vous, j'avais cru devoir changer de méthode, vous m'accusez, d'abord de tergiversation, ensuite de fatalisme! J'ai fait avec vous, permettez-moi cette comparaison, ce que le professeur de mathématiques fait avec ses élèves, lorsqu'à une démonstration difficile, il en substitue une autre plus saisissable à leur intelligence. Car, sachez-le bien, monsieur, la dialectique hégélienne, qui cependant n'est pas toute la logique, est au syllogisme et à l'induction ce que le calcul différentiel est à la géométrie ordinaire. Il vous est permis d'en rire; c'est le droit de l'esprit humain de rire de tout ce qu'il a une fois compris et deviné; mais il faut comprendre, sans quoi le rire n'est que la grimace de l'insensé. Et vous, pour prix de ma complaisance, vous me décernez le sarcasme: je ne suis, à vous entendre, qu'un sophiste. Est-ce sérieux?

Je fais plus encore. Vous aviez dit,—je cite vos propres paroles:—Montrez-moi comment l'intérêt, de légitime devient illégitime, et je consens à discuter la théorie du crédit gratuit.

Pour satisfaire à ce désir, d'ailleurs très légitime, je fais l'historique de l'intérêt, j'écris la biographie de l'usure. Je montre que cette pratique a sa cause dans un concours de circonstances politiques et économiques, indépendant de la volonté des contractants, et inévitable à l'origine des sociétés, savoir: 1o L'incommensurabilité des valeurs, résultant de la non-séparation des industries, et de l'absence des termes de comparaison; 2o les risques du commerce; 3o l'habitude, introduite de bonne heure parmi les négociants et devenue peu à peu constante et générale, de compter un excédant proportionnel à titre d'amende ou indemnité (dommage-intérêt), à tout débiteur retardataire; 4o la prépondérance des métaux précieux et monnayés sur les autres marchandises; 5o la pratique combinée des contrats de pacotille, d'assurance, et à la grosse; 6o enfin, l'établissement de la rente foncière, imitée de l'intérêt de l'argent, et qui, admise sans contestation par les casuistes, devait servir plus tard à la justification de ce même intérêt.

Pour rendre la démonstration complète, je prouve ensuite, par un simple rapport arithmétique, que l'intérêt, excusable comme accident, dans les conditions où il a pris naissance, et où il s'est ensuite développé, devient absurde et spoliateur, dès qu'on prétend le généraliser et en faire une RÈGLE d'économie publique; qu'il est en contradiction formelle avec le principe économique, que dans la société le produit net est identique au produit brut, en sorte que tout prélèvement exercé par le capital sur le travail constitue, dans la balance sociale, une erreur de compte et une impossibilité. Je prouve, enfin, que si, à une autre époque, l'intérêt a servi de mobile à la circulation des capitaux, il n'est plus aujourd'hui pour cette circulation, de même que l'impôt sur le sel, le vin, le sucre, la viande, de même que la douane elle-même, qu'une entrave; que c'est à lui qu'il faut rapporter la stagnation des affaires, le chômage de l'industrie, la détresse de l'agriculture, et l'imminence toujours grandissante d'une banqueroute universelle.

Tout cela était d'histoire, de théorie et de pratique, comme de calcul: vous avez remarqué vous-même que je n'avais pas une seule fois fait appel, contre l'intérêt, à la fraternité, à la philanthropie, à l'autorité de l'Évangile et des Pères de l'Église. J'ai peu de foi à la philanthropie; quant à l'Église, elle n'a jamais rien entendu à cette matière, et sa casuistique, depuis le Christ jusqu'à Pie IX, est tout simplement absurde. Absurde, dis-je, soit quand elle condamne l'intérêt, sans aucune considération des circonstances qui l'excusent, qui l'exigent; soit quand elle restreint ses anathèmes à l'usure d'argent, et fait, pour ainsi dire, acception de l'usure terrienne.

À cette exposition, dont vous avez vous-même apprécié l'intérêt, que répondez-vous, dans votre quatrième lettre?—Rien.

Niez-vous l'histoire?—Point.

Contestez-vous mes calculs?—Non.

Que dites-vous donc?—Vous rebattez votre éternel refrain: Celui qui prête rend service; dès lors il est prouvé que le capital porte en soi l'indestructible principe de la rémunération. Sur quoi, vous me donnez, comme expression de la sagesse des siècles, cinq ou six aphorismes, excellents pour endormir les mauvaises consciences, mais qui, je vous le prouverai tout à l'heure, sont tout ce que la routine la plus brute a fait jamais dire de plus absurde. Puis, faisant votre signe de croix, vous déclarez la discussion close. Amen!

Vous êtes économiste, monsieur Bastiat, membre de l'Académie des sciences morales et politiques, membre du comité des finances, membre du congrès de la Paix, membre de la ligue anglo-française pour le libre-échange, et, ce qui vaut mieux que tout cela, honnête homme et homme d'esprit. Eh bien! je suis forcé, pour mettre à couvert votre intelligence et votre loyauté, de vous prouver, par A plus B, que vous ne savez pas le premier mot des choses dont vous avez entrepris de parler, ni du capital, ni de l'intérêt, ni du prix, ni de la valeur, ni de la circulation, ni de la finance, ni de toute l'économie politique, pas plus que de la métaphysique allemande.

Avez-vous, dans votre vie, entendu parler de la Banque de France? Faites-moi le plaisir, quelque jour, d'y jeter le pied; ce n'est pas loin de l'Institut. Vous trouverez là M. d'Argout, qui, en fait de capital et d'intérêt, en sait plus que vous et que tous les économistes de Guillaumin. La Banque de France est une compagnie de capitalistes, formée, il y a une cinquantaine d'années, à la sollicitation de l'État, et par privilége de l'État, pour exercer l'usure sur tout le territoire de France. Depuis sa fondation, elle n'a cessé de prendre de continuels accroissements: la révolution de Février en a fait, par l'adjonction des banques départementales, le premier pouvoir de la République. Le principe sur lequel cette compagnie s'est formée est exactement le vôtre. Ils ont dit: Nous avons acquis nos capitaux par notre travail, ou par le travail de nos pères. Pourquoi donc, en les faisant servir à la circulation générale, en les mettant au service de notre pays, n'en tirerions-nous pas un salaire légitime, quand le propriétaire foncier tire un revenu de sa terre; quand le constructeur de maisons tire loyer de ses maisons; quand l'entrepreneur tire de sa marchandise un bénéfice supérieur aux frais de sa gestion; quand l'ouvrier qui assemble nos parquets fait entrer dans le prix de sa journée un quantum pour l'usure de ses outils, lequel quantum dépasse assurément ce qui serait nécessaire pour amortir la somme qu'ils lui ont coûtée?

Cette argumentation, vous le voyez, est on ne peut plus plausible. C'est celle qu'on a opposée de tout temps, et avec juste raison, à l'Église, quand elle a voulu condamner l'intérêt exclusivement à la rente; c'est le thème qui revient dans chacune de vos lettres.

Or, savez-vous où ce beau raisonnement a conduit les actionnaires, que je tiens tous, ainsi que M. d'Argout, pour très-honnêtes gens, de la Banque de France?—Au vol, oui, monsieur, au vol le plus manifeste, le plus éhonté, le plus détestable; car c'est ce vol qui, lui seul, depuis Février, arrête le travail, empêche les affaires, fait périr le peuple du choléra, de la faim et du froid, et qui, dans le but secret d'une restauration monarchique, souffle le désespoir parmi les classes travailleuses.

C'est ici surtout que je me propose de vous faire voir comment l'intérêt, de légitime devient illégitime; et, ce qui vous surprendra bien davantage encore, comment le crédit payé, dès l'instant qu'il ne se fait pas voleur, qu'il ne réclame que le prix qui lui est légitimement dû, devient crédit gratuit.

Quel est le capital de la Banque de France?

D'après le dernier inventaire, 90 millions.

Quel est le taux légal, convenu entre la Banque et l'État, pour les escomptes?—4 p. 100 l'an.

Donc le produit annuel, légal et légitime de la Banque de France, le juste prix de ses services, c'est, pour un capital de 90 millions à 4 p. 100 l'an, 3 millions 600 mille francs de revenu.

3,600,000 francs, voilà suivant la fiction de la productivité du capital, ce que le commerce français doit chaque année à la Banque de France en rémunération de son capital, qui est de 90 millions.

Dans ces conditions, les actions de la Banque de France sont comme des immeubles qui rendraient régulièrement 40 francs de revenu: émises à 1,000 francs, elles valent 1,000 francs.

Or, savez-vous ce qui arrive?

Consultez le même inventaire: vous y verrez que lesdites actions, au lieu d'être cotées 1,000 fr., le sont à 2,400.—Elles étaient, la semaine dernière, à 2,445; et, pour peu que le portefeuille se remplît, elles monteraient à 2,500 et 3,000 fr.—Ce qui veut dire que le capital de la Banque, au lieu de lui rapporter 4 pour 100, taux légal et convenu, produit 8, 10 et 12 pour 100.

Le capital de la Banque s'est donc doublé, triplé?—C'est, en effet, ce qui devrait avoir lieu d'après la théorie énoncée dans vos troisième et quatrième propositions, savoir, que l'intérêt baisse à mesure que le capital s'accroît, mais de telle sorte que le revenu total du capitaliste augmente.

Eh bien, il n'en est rien. Le capital de la Banque est resté le même, 90 millions. Seulement, la Compagnie, en vertu de son privilége, et à l'aide de son mécanisme financier, a trouvé moyen d'opérer avec le commerce comme si son capital était, non plus seulement de 90 millions, mais de 450, c'est-à-dire cinq fois plus grand.

Est-il possible, direz-vous?—Voici le procédé; il est fort simple, et j'en puis parler: c'est précisément un de ceux que se proposait d'employer la Banque du Peuple, pour arriver à l'annihilation de l'intérêt.

Pour éviter les ports d'espèces, et la manipulation encombrante des écus, la Banque de France fait usage de bons de crédit, représentatifs de l'argent qu'elle a dans ses caves, et qu'on appelle Billets de Banque. Ce sont ces billets qu'elle remet d'ordinaire à ses clients, contre les lettres de change et billets à ordre qu'ils lui portent, et dont elle se charge d'opérer, sous garantie toutefois des tireurs comme des tirés, le recouvrement.

Le papier de la Banque a, de la sorte, un double gage: le gage des écus qui sont dans la caisse, et le gage des valeurs de commerce qui sont dans le portefeuille. La sécurité donnée par ce double gage est si grande, qu'il est reçu dans le commerce de préférer le papier aux espèces, que chacun aime autant savoir à la Banque que dans le tiroir de sa commode.

On conçoit même, en thèse absolue, qu'à l'aide de ce procédé, la Banque de France puisse se passer entièrement de capital et faire l'escompte sans numéraire: en effet, les valeurs de commerce qu'elle reçoit à l'escompte, et contre lesquelles elle donne ses billets, devant lui être remboursées, à l'échéance, par pareille somme, soit en argent, soit en billets, il suffirait que les porteurs de billets n'eussent jamais la fantaisie de les convertir en écus, pour que le roulement s'effectuât tout en papier. Alors, la circulation aurait pour base, non plus le crédit de la Banque, dont le capital serait ainsi hors de service, mais le crédit public, par l'acceptation générale des billets.

Dans la pratique, les faits ne se passent pas tout à fait comme l'indique la théorie. Jamais on n'a vu le papier de Banque se substituer entièrement au numéraire; il y a seulement tendance à cette substitution. Or, voici ce qui résulte de cette tendance.

La Banque spéculant, et avec pleine sécurité, sur le crédit public, sûre d'ailleurs de ses recouvrements, ne limite pas ses escomptes au montant de son encaisse; elle émet toujours plus de billets qu'elle n'a d'argent: ce qui signifie que pour une partie de ses crédits, au lieu de remettre une valeur réelle et d'opérer un véritable change, elle ne fait qu'un transport d'écritures, ou virement de parties, sans aucun emploi de capital. Ce qui tient ici lieu de capital à la Banque, c'est, je le répète, l'usage établi, la confiance du commerce, en un mot, le crédit public.

Il semble donc qu'alors le taux de l'escompte doive baisser dans la proportion de la surémission des billets; que si, par exemple, le capital de la Banque est 90 millions, et la somme des billets 112 millions, le capital fictif étant le quart du capital réel, l'intérêt de 4 pour 100 devra se réduire, pour les escomptes, à 3. Quoi de plus juste, en effet? Le crédit public n'est-il pas une propriété publique? Les billets surémis par la Banque n'ont-ils pas pour gage unique les obligations réciproques des citoyens? L'acceptation de ce papier, sans gage métallique, ne repose-t-elle pas exclusivement sur leur confiance mutuelle? N'est-ce pas cette confiance qui crée seule toute la probabilité du signe? En quoi le capital de la Banque y est-il intervenu? En quoi la garantie y paraît-elle?

Vous pouvez déjà, par ce simple aperçu, juger combien est fausse votre proposition no 3, suivant laquelle: baisse d'intérêt suppose augmentation corrélative de capitaux. Rien n'est plus faux que cette proposition: il est démontré, au contraire, par la théorie et par la pratique de toutes les banques, qu'une banque peut très-bien tirer un intérêt de 4 pour 100 de ses capitaux en mettant à 3 pour 100 le taux de ses escomptes: nous verrons tout à l'heure qu'elle peut descendre beaucoup plus bas.

Pourquoi donc la Banque, qui, avec 90 millions de capital, émet, par hypothèse, pour 112 millions de billets: qui, par conséquent, opère, à l'aide du crédit public, comme si son capital s'était accru de 90 millions à 112; pourquoi, dis-je, ne réduit-elle pas ses escomptes dans la même proportion? Pourquoi cet intérêt de 4 pour 100, encaissé par la Banque, pour loyer d'un capital qui n'est pas le sien? Me donnerez-vous une raison qui justifie ce trop perçu de 1 pour 100 sur 112 millions? Quant à moi, monsieur,

J'appelle un chat un chat, et Rollet un fripon.

et je dis tout uniment que la Banque VOLE.

Mais ceci n'est rien.

Tandis que la Banque de France émet, en place d'écus, des billets, une partie de ses recouvrements continue à s'opérer en numéraire: en sorte que, le capital de fondation restant toujours le même, 90 millions, l'encaisse, soit le montant des espèces présentes à la Banque, s'élève progressivement à 100, 200, 300 millions: il est aujourd'hui de 431 millions!

Cette accumulation d'espèces, dont certaines gens ont la manie de s'affliger, est le fait décisif qui anéantit la théorie de l'intérêt, et qui démontre de la manière la plus palpable la nécessité du crédit gratuit. Il est facile de s'en rendre compte.

C'est un point admis en théorie, que l'échange des produits peut très-bien s'opérer sans monnaie: vous le reconnaissez vous-même, et tous les économistes le savent. Or, ce que démontre la théorie est justement ce que la pratique réalise sous nos yeux. La circulation fiduciaire remplaçant peu à peu la circulation métallique, le papier étant préféré à l'écu, le public aimant mieux s'acquitter avec le numéraire qu'avec les billets, et la Banque étant toujours provoquée, soit par les besoins de l'État qui lui emprunte, soit par ceux du commerce qui vient en masse à l'escompte, soit par toute autre cause, à faire sans cesse des émissions nouvelles; il en résulte que l'or et l'argent sortent de la circulation et vont s'engouffrer à la Banque, et que là, s'ajoutant sans cesse à l'encaisse, la faculté de multiplier les billets devient littéralement illimitée.

C'est par cette conversion que l'encaisse de la Banque est arrivé à la somme énorme de 431 millions. De ce fait, il résulte que la compagnie de la Banque, malgré le renouvellement de son privilége, n'est plus seule en titre: elle a acquis, par le fait de l'augmentation de son encaisse, un associé plus puissant qu'elle: cet associé, c'est le pays, le pays, qui figure chaque semaine, dans le bilan de la Banque de France, pour un capital variable de 340 à 350 millions. Et, comme les intérêts sont conjoints et indivisibles, on peut dire, en toute vérité, que ce n'est plus la compagnie privilégiée de 1803, qui est banquière; ce n'est pas non plus l'État qui lui a donné son brevet: c'est le commerce, c'est l'industrie, ce sont les producteurs, c'est toute la nation, qui, en acceptant le papier de la Banque, de préférence aux écus, l'a véritablement gagée, et fondée, à la place de l'ancienne Banque de France, au capital de 90 millions, une Banque nationale au capital de 431.

Un décret de l'Assemblée nationale, qui aurait pour objet de rembourser les actions de la Banque de France, et de la convertir en une Banque centrale, commanditée par tous les citoyens français, ne serait qu'une déclaration de ce fait, maintenant accompli, de l'absorption de la compagnie dans la nation.

Ceci posé, je reprends mon raisonnement de tout à l'heure.

L'intérêt, convenu entre la Compagnie et l'État, est 4 pour 100 l'an de son capital.

Ce capital est de 90 millions.

L'encaisse est aujourd'hui, 31 décembre 1849, de 431 millions.

Le montant des billets émis, de 436 millions.

Le capital, réel ou fictif, sur lequel la Banque opère, ayant presque quintuplé, le taux de l'escompte devrait être réduit au cinquième de l'intérêt stipulé dans le contrat d'institution de la Banque, quelque chose comme 3/4 pour 100.

Vous devez vous apercevoir, monsieur, qu'il s'en faut que vos propositions soient aussi sûres que celles d'Euclide. Il n'est pas vrai, et les faits que je viens de vous citer le prouvent sans réplique, que l'intérêt ne baisse qu'au fur et à mesure de l'augmentation des capitaux. Entre le prix de la marchandise et l'intérêt du capital, il n'y a point la moindre analogie; la loi de leurs oscillations n'est pas la même; et tout ce que vous avez ressassé depuis six semaines, à propos du capital et de l'intérêt, est entièrement dépourvu de raison. La pratique universelle des banques et la raison spontanée du peuple vous donnent, sur tous ces points, le plus humiliant démenti.

Croiriez-vous maintenant, monsieur, car, en vérité, vous ne me paraissez au courant de rien, que la Banque de France, compagnie d'honnêtes gens, de philanthropes, d'hommes craignant Dieu, incapables de transiger avec leur conscience, continue à prendre 4 p. 100 sur tous ses escomptes, sans faire jouir le public de la plus légère bonification? Croiriez-vous que c'est sur ce pied de 4 p. 100 sur un capital de 431 millions, dont elle n'est pas propriétaire, qu'elle règle les dividendes de ses actionnaires, et qu'elle fait coter ses actions à la Bourse? Est-ce du vol, cela, oui ou non?

Nous ne sommes pas au bout. Je ne vous ai dit que la moindre partie des méfaits de cette société d'agioteurs, instituée par Napoléon tout exprès dans le but de faire fleurir le parasitisme gouvernemental et propriétaire, et de sucer le sang du peuple. Ce ne sont pas quelques millions de plus ou de moins qui peuvent atteindre d'une manière dangereuse un peuple de 36 millions d'hommes. Ce que je vous ai révélé des larcins de la Banque de France n'est que bagatelle: ce sont les conséquences qu'il faut surtout considérer.

La Banque de France tient aujourd'hui dans ses mains la fortune et la destinée du pays.

Si elle faisait remise à l'industrie et au commerce d'une différence sur le taux de ses escomptes, proportionnelle à l'augmentation de son encaisse; si, en autres termes, le prix de son crédit était réduit à 3/4 p. 100, ce qu'elle devrait faire pour s'exempter de tout vol, cette réduction produirait instantanément, sur toute la face de la République, et en Europe, des conséquences incalculables. Un livre ne suffirait pas à les énumérer: je me bornerai à vous en signaler quelques-unes.

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