Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 5: mises en ordre, revues et annotées d'après les manuscrits de l'auteur
Si donc le crédit de la Banque de France, devenue Banque nationale, était de 3/4 p. 100 au lieu de 4, les banquiers ordinaires, les notaires, les capitalistes, et jusqu'aux actionnaires de la Banque même, seraient bientôt forcés, par la concurrence, de réduire leurs intérêts, escomptes et dividendes au maximum de 1 p. 100, frais d'acte et commission compris. Quel mal, pensez-vous, ferait cette réduction aux débiteurs chirographaires, ainsi qu'au commerce et à l'industrie, dont la charge annuelle, de ce seul fait, est d'au moins deux milliards?
Si la circulation financière s'opérait à un taux d'escompte représentant seulement les frais d'administration et de rédaction, enregistrement, etc., l'intérêt compté dans les achats et ventes qui se font à terme, tomberait à son tour de 6 p. 100 à zéro, ce qui veut dire qu'alors les affaires se feraient au comptant: il n'y aurait plus de dettes. De combien pensez-vous encore que s'en trouverait diminué le chiffre honteux des suspensions de payements, faillites et banqueroutes?
Mais, de même que dans la société le produit net ne se distingue pas du produit brut; de même, dans l'ensemble des fait économiques, le capital ne se distingue pas du produit. Ces deux termes ne désignent point en réalité deux choses distinctes; ils ne désignent que des relations. Produit, c'est capital; capital, c'est produit: il n'y a de différence entre eux que dans l'économie domestique; elle est nulle dans l'économie publique. Si donc l'intérêt, après être tombé, pour le numéraire, à 3/4 p. 100, c'est-à-dire à zéro, puisque 3/4 p. 100 ne représentent plus que le service de la Banque, tombait encore à zéro pour les marchandises; par l'analogie des principes et des faits, il tomberait encore à zéro pour les immeubles: le fermage et le loyer finiraient par se confondre dans l'amortissement.—Croyez-vous, monsieur, que cela empêchât d'habiter les maisons et de cultiver la terre?...
Si, grâce à cette réforme essentielle de l'appareil circulatoire, le travail n'avait plus à payer au capital qu'un intérêt représentant le juste prix du service que rend le capitaliste, l'argent et les immeubles n'ayant plus aucune valeur reproductive, n'étant plus estimés que comme produits, comme choses consommables et fongibles, la faveur qui s'attache à l'argent et aux capitaux se porterait tout entière sur les produits; chacun, au lieu de resserrer sa consommation, ne songerait qu'à l'étendre. Tandis qu'aujourd'hui, grâce à l'interdiction mise sur les objets de consommation par l'intérêt, le débouché reste toujours, et de beaucoup, insuffisant; ce serait la production qui, à son tour, ne suffirait pas: le travail serait donc de fait, comme de droit, garanti.
La classe travailleuse gagnant d'un seul coup 3 milliards environ d'intérêt, qu'on lui prend sur les 10 qu'elle produit, plus 5 milliards que le même intérêt lui fait perdre en chômage, plus 5 milliards que la classe parasite, coupée aux vivres, serait alors forcée de produire: la production nationale se trouverait doublée, et le bien-être du travailleur quadruplerait.—Et vous, monsieur, que le culte de l'intérêt n'empêche point d'élever votre pensée vers un autre monde, que dites-vous de cet amendement aux choses d'ici-bas? Est-il clair, à présent, que ce n'est pas la multiplication des capitaux qui fait baisser l'intérêt, mais bien, au contraire, la baisse de l'intérêt qui multiplie les capitaux?
Mais tout cela déplaît à MM. les capitalistes, et n'est point du goût de la Banque. La Banque tient à la main la corne d'abondance que lui a confiée le peuple: ce sont ces 341 millions de numéraire accumulé dans ses caves, et qui témoignent si haut de la puissance du crédit public. Pour ranimer le travail et répandre partout la richesse, la Banque n'aurait à faire qu'une chose: ce serait de réduire le taux de ses escomptes au chiffre voulu pour la production d'un intérêt à 4 pour 100 sur 90 millions. Elle ne le veut pas. Pour quelques millions de plus à distribuer à ses actionnaires, et qu'elle vole, elle préfère faire perdre au pays, sur la production de chaque année, 10 milliards. Afin de payer le parasitisme, de solder les vices, d'assouvir la crapule de deux millions de fonctionnaires, d'agioteurs, d'usuriers, de prostituées, de mouchards, et d'entretenir cette lèpre du gouvernement, elle fera pourrir, s'il le faut, dans la misère, trente-quatre millions d'hommes.—Encore une fois, est-ce du vol, cela? Est-ce de la rapine, du brigandage, de l'assassinat avec préméditation et guet-apens?
Ai-je tout dit?—Non; j'en aurais pour dix volumes; mais il faut en finir. Je terminerai par un trait qui me paraît, à moi, le chef-d'œuvre du genre, et sur lequel j'appelle toute votre attention. Avocat du capital, vous ne connaissez pas toutes les roueries du capital.
La somme de numéraire, je ne dirai pas existant, mais circulant en France, y compris l'encaisse de la Banque, ne dépasse pas, suivant l'évaluation la plus commune, 1 milliard.
À 4 pour 100 d'intérêt,—je raisonne toujours dans l'hypothèse du crédit payé,—c'est donc une somme de 40 millions que le peuple travailleur doit chaque année pour le service de ce capital.
Sauriez-vous, monsieur, me dire pourquoi, au lieu de 40 millions, nous payons 1,600 millions,—je dis seize cents millions,—le louage dudit capital?
1,600 millions, 160 pour 100! dites-vous: Impossible!...—Quand je vous dis, monsieur, que vous n'entendez rien à l'économie politique. Voici le fait qui, pour vous, j'en suis sûr, est encore une énigme.
La somme des créances hypothécaires, d'après les auteurs les mieux informés, est de 12 milliards, quelques-uns la portent à 16 milliards, ci:
| 12 | milliards. | |
| Celle des créances chirographaires, au moins | 6 | |
| La commandite, environ | 2 | |
| À quoi il convient d'ajouter la dette publique, | 8 | |
| — | ||
| Total. | 28 | milliards, | 
que l'agriculture, l'industrie, le commerce, en un mot, le travail, qui produit tout, et l'État, qui ne produit rien, et pour qui le travail paye, doivent au capital.
Toutes ces dettes, notez ce point, proviennent d'argent prêté, ou censé l'avoir été, qui à 4 pour 100, qui à 5, qui à 6, qui à 8, qui à 12, et jusqu'à 15.
Je prends pour moyenne de l'intérêt, en ce qui concerne les trois premières catégories, 6 pour 100: soit donc, sur 20 milliards, 1,200 millions.—Ajoutez l'intérêt de la dette publique, environ 400 millions: en tout 1,600 millions d'intérêt annuel, pour un capital de 1 milliard.
Or çà, dites-moi, est-ce aussi la rareté de l'argent qui est cause de la multiplication exorbitante de ces usures? Non, puisque toutes ces sommes ont été prêtées, comme nous venons de le dire, à un taux moyen de 6 pour 100. Comment donc un intérêt, stipulé à 6 pour 100, est-il devenu un intérêt de 160 pour 100? Je m'en vais vous le dire.
Vous saurez, monsieur, vous qui croyez que tout capital est naturellement et nécessairement productif, que cette productivité n'a pas lieu également pour tous; qu'elle ne s'exerce d'habitude que sous deux espèces, l'espèce dite immeubles (terre et maison), quand on en trouve le placement, ce qui n'est ni toujours facile, ni toujours sûr; et l'espèce argent. L'argent, l'argent surtout! Voilà le capital par excellence, le capital qui se prête, c'est-à-dire qui se loue, qui se fait payer, qui produit toutes ces merveilles financières, que nous voyons s'élaborer à la Banque, à la Bourse, dans tous les ateliers de l'usure et de l'intérêt.
Mais l'argent n'est point chose qui s'exploite comme la terre, ni qui se consomme par l'usage comme une maison ou un habit. Ce n'est pas autre chose qu'un bon d'échange, ayant créance chez tous les négociants et producteurs, et avec lequel, vous qui faites des sabots, vous pouvez vous procurer une casquette. En vain, par le ministère de la Banque, le papier se substitue peu à peu, et du consentement de tous, au numéraire: le préjugé tient bon, et si le papier de banque est reçu à l'égal de l'argent, c'est qu'on se flatte de pouvoir, à volonté, l'échanger contre de l'argent. On ne veut que de l'argent.
Lorsque je loue de l'argent, c'est donc, au fond, la faculté d'échanger mon produit, présent ou futur, mais non encore vendu, que je loue: l'argent, en lui-même, m'est inutile. Je ne le prends que pour le dépenser; je ne le consomme ni ne le cultive. L'échange conclu, l'argent redevient disponible, capable, par conséquent, de donner lieu à une nouvelle location. C'est aussi ce qui a lieu; et comme, par l'accumulation des intérêts, le capital argent, d'échange en échange, revient toujours à sa source, il s'ensuit que la relocation, toujours faite par la même main, profite toujours au même personnage.
Direz-vous que, l'argent servant à l'échange des capitaux et des produits, l'intérêt qu'on lui paye s'adresse moins à lui qu'aux capitaux échangés; et qu'ainsi 1,600 millions d'intérêts payés pour 1 milliard de numéraire, représentent en réalité le loyer de 25 à 30 milliards de capitaux? Cela a été dit ou écrit quelque part par un économiste de votre école[39].
Une pareille allégation ne peut se soutenir un instant. D'où vient, je vous prie, que les maisons se louent, que les terres s'afferment, que les marchandises vendues à terme portent intérêt? Cela vient précisément de l'usage de l'argent; de l'argent, qui intervient, comme un agent fiscal, dans toutes les transactions; de l'argent, qui empêche les maisons et les terres, au lieu de se louer, de s'échanger, et les marchandises de se placer au comptant. L'argent donc, intervenant partout comme capital supplémentaire, agent de circulation, instrument de garantie, c'est bien lui qu'il s'agit de payer, c'est bien le service qu'il rend qu'il est question de rémunérer.
Et, puisque d'un autre côté nous avons vu, d'après l'exposé du mécanisme de la Banque de France et les conséquences de l'accumulation de son encaisse, qu'un capital de 90 millions espèces, devant produire un intérêt de 4 p. 100 l'an, ne comporte, selon la masse d'affaires traitées par la Banque, qu'un escompte de 3, de 2, de 1, de 3/4 p. 100, il est bien évident que les 1,600 millions d'intérêts que le peuple paye à ses usuriers, banquiers, rentiers, notaires et commanditaires ont uniquement pour objet d'acquitter le loyer d'un milliard, or et argent, à moins que vous ne préfériez reconnaître, avec moi, que ces 1,600 millions sont le produit du vol...
Je vous l'ai dit, monsieur, dès le commencement de cette dispute, et je le répète, il n'est jamais entré dans ma pensée d'accuser les hommes. Ce que j'incrimine, ce sont les idées et les institutions. Sous ce rapport, j'ai été, dans toute cette discussion, plus juste que l'Église, plus charitable que l'Évangile même. Vous avez vu avec quel soin j'ai séparé, dans la question du prêt à intérêt, l'homme de l'institution, la conscience de la théorie. Jamais je n'accuserai la société: en dépit de tous les crimes de mes semblables, et des vices de mon propre cœur, je crois à la sainteté du genre humain.
Cependant, quand je réfléchis que c'est contre des folies pareilles que la Révolution se débat aujourd'hui; quand je vois des millions d'hommes sacrifiés à de si exécrables utopies, je suis près de céder à ma misanthropie, et je ne me sens plus le courage de la réfutation. Alors, j'essaye d'élever et d'ennoblir, par la sublimité de la dialectique, les misères de mon sujet: votre impitoyable routine me ramène sans cesse à la hideuse réalité.
La production à doubler,
Le bien-être du travailleur à quadrupler:
Voilà ce qu'en vingt-quatre heures, par une simple réforme de banque, nous pourrions, si nous le voulions, réaliser, sans dictature, sans communisme, sans phalanstère, sans Icarie et sans Triade. Un décret, en douze articles, de l'Assemblée nationale; une simple déclaration de ce fait, que la Banque de France, par l'augmentation de son numéraire, est devenue Banque nationale; qu'en conséquence elle doit fonctionner au nom et pour le compte de la nation, et le taux des escomptes être réduit à 3/4 p. 100,—et la Révolution est aux trois quarts faite.
Mais c'est ce que nous ne voulons pas, ce que nous refusons de comprendre, tant nos bavardages politiques et nos hâbleries parlementaires ont étouffé en nous à la fois le sens moral et le sens pratique;
C'est ce que ne veut pas la Banque de France, citadelle du parasitisme;
Ce que ne veut pas le gouvernement, créé tout exprès pour soutenir, protéger, encourager le parasitisme;
Ce que ne veut pas la majorité de l'Assemblée nationale, composée de parasites et de fauteurs de parasites;
Ce que ne veut pas la minorité, entêtée de gouvernement, et qui se demande ce que deviendra la société quand elle n'aura plus de parasites;
Ce que ne veulent pas les socialistes eux-mêmes, prétendus révolutionnaires, à qui la liberté, l'égalité, la richesse, le travail, ne sont rien, s'il leur faut abandonner ou seulement ajourner leurs chimères, et renoncer à l'espoir du gouvernement;
Ce que ne sait pas demander le prolétariat, ahuri de théories sociales, de toasts à l'amour et d'homélies fraternelles.
Va donc, capital; va, continue d'exploiter ce misérable peuple! Consume cette bourgeoisie hébétée, pressure l'ouvrier, rançonne le paysan, dévore l'enfance, prostitue la femme, et garde tes faveurs pour le lâche qui dénonce, pour le juge qui condamne, pour le soldat qui fusille, pour l'esclave qui applaudit. La morale des marchands de cochons est devenue celle des honnêtes gens. Malédiction sur mes contemporains!
DIXIÈME LETTRE.
F. BASTIAT À P. J. PROUDHON.
À qui le droit de se plaindre d'avoir été trompé? Dialogue.—Les inductions tirées d'un établissement privilégié, la Banque de France, ne prouvent rien dans le débat.—Ouvertures conciliantes.—Prendre la liberté du crédit pour juge en dernier ressort de la question de gratuité.—Souvenir à l'antinomie.
6 janvier 1850.
Je vous ai trompé, dites-vous; non, je me suis trompé.
Admis sous votre tente, à votre foyer, pour discuter, au milieu de vos propres amis, une question grave, si mes arguments tombaient sous votre critique, je devais croire, du moins, que ma personne vous serait sacrée. Vous négligez mes arguments et qualifiez ma personne. Je me suis trompé.
En écrivant dans votre journal, m'adressant à vos lecteurs, mon devoir était de me renfermer sévèrement dans le sujet en discussion. J'ai cru que, comprenant la gêne de ma position, vous vous croiriez tenu de vous imposer, chez vous, sous votre toit, la même gêne.—Je me suis trompé.
Je me disais: M. Proudhon a un esprit indépendant. Rien au monde ne l'entraînera à manquer aux devoirs de l'hospitalité. Mais M. Louis Blanc vous ayant fait honte de votre urbanité envers un économiste, vous en avez eu honte, en effet.—Je me suis trompé.
Je me disais encore: la discussion sera loyale. Le droit à une rémunération est-il inhérent au capital comme au travail lui-même? Telle était la question à résoudre, afin d'en conclure pour ou contre la gratuité du crédit. Sans espérer tomber d'accord avec vous sur la solution, je croyais du moins que nous nous accorderions sur la question. Mais voici, chose étrange, que ce que vous me reprochez sans cesse avec amertume, presque avec colère, c'est de l'approfondir et de m'y renfermer. Nous avions avant tout à vérifier un PRINCIPE d'où dépend, selon vous, la valeur du socialisme, et vous redoutez la lumière que je cherche à concentrer sur ce principe. Vous êtes mal à l'aise sur le terrain du débat; vous le fuyez sans cesse.—Je me suis trompé.
Quel singulier spectacle ne donnons-nous pas à nos lecteurs, et sans qu'il y ait de ma faute, par ce débat qui peut se résumer ainsi:
—Il fait jour.
—Il fait nuit.
—Voyez: le soleil brille au-dessus de l'horizon. Tous les hommes, sur la surface entière du pays, vont, viennent, marchent, se conduisent de manière à rendre témoignage à la lumière.
—Cela prouve qu'il fait jour. Mais j'affirme qu'en même temps il fait nuit.
—Comment cela se peut-il?
—En vertu de la belle loi des Contradictions. N'avez-vous pas lu Kant, et ne savez-vous pas qu'il n'y a de vrai au monde que les propositions qui se contredisent?
—Alors, cessons de discuter; car, avec cette logique, nous ne saurions nous entendre.
—Eh bien! puisque vous ne comprenez pas la sublime clarté des contradictions, je vais condescendre à votre ignorance et vous prouver ma thèse par la méthode des distinctions. Il y a du jour qui éclaire et du jour qui n'éclaire pas.
—Je ne suis pas plus avancé.
—Il me reste encore pour ressource le système des digressions. Suivez-moi, et je vous ferai faire du chemin.
—Je n'ai pas à vous suivre. J'ai prouvé qu'il fait jour; vous en convenez, tout est dit.
—Vous ressassez toujours même assertion et mêmes preuves: vous avez prouvé qu'il fait jour, soit; maintenant, prouvez-moi qu'il ne fait pas nuit.
—Cela est-il sérieux?
Quand un homme se lève, et, s'adressant au peuple, lui dit: Le moment est venu où la société te doit le capital gratis, où tu dois avoir des maisons, des outils, des instruments, des matériaux, des approvisionnements pour rien; quand un homme, dis-je, tient ce langage, il doit s'attendre à rencontrer un adversaire qui lui demande quelle est la nature intime du capital. Vous aurez beau invoquer la contradiction, la distinction et la digression, je vous ramènerai au sujet principal et essentiel. C'est mon rôle; et peut-être, est-ce le vôtre de dire que je suis un ignorant opiniâtre, et que je ne sais pas raisonner.
Car enfin, pour qu'il y ait entre nous une divergence si profonde, il faut bien que nous ne nous entendions pas sur la signification de ce mot: Capital.
Dans votre lettre du 17 décembre vous disiez: «Si la peine du créancier est zéro, l'intérêt du créancier doit devenir zéro.»
Soit. Mais il en résulte ceci:
Si la peine du créancier est quelque chose, l'intérêt doit être quelque chose.
Prouvez donc que le temps est venu où les maisons, les outils, les provisions naissent spontanément. Hors de là, vous n'êtes pas fondé à dire que la peine du capitaliste est zéro, et que, par ce motif, sa rémunération doit être zéro.
En vérité, je ne sais pas ce que vous entendez par ce mot: Capital; car vous en donnez, dans votre lettre, deux définitions toutes différentes.
D'un côté, le capital d'une nation, ce serait le numéraire qu'elle possède. C'est de cette donnée que vous partez pour prouver que le taux de l'intérêt, en France, est de 160 pour 100. Vous calculez ainsi: La somme du numéraire est de un milliard. On paye pour les intérêts de toutes les dettes hypothécaires, chirographaires, commanditaires et publiques 1,600 millions. Donc le capital se fait payer au taux de 100 pour 100.
Il résulte de là qu'à vos yeux capital et numéraire c'est une seule et même chose.
Partant de cette donnée, je trouve votre évaluation de l'intérêt bien modérée. Vous eussiez dû dire que le capital prélève encore quelque chose sur le prix de tout produit, et vous seriez arrivé ainsi à estimer l'intérêt à 4 ou 500 pour 100.
Mais voici qu'après avoir raisonné de la sorte sur cette singulière définition du capital, vous la renversez vous-même en ces termes:
«Le capital ne se distingue pas du produit. Ces deux termes ne désignent point, en réalité, deux choses distinctes; ils ne désignent que des relations. Produit, c'est capital; capital, c'est produit.»
Voici une base autrement large que celle du numéraire. Si le Capital est le produit ou l'ensemble des produits (terres, maisons, marchandises, argent, etc.), assurément le capital national est de plus d'un milliard, et votre évaluation du taux de l'intérêt est un non-sens.
Convaincu que tout ce débat repose sur la notion du capital, souffrez que, au risque de vous ennuyer, je dise ce que j'en pense, non par voie de définition, mais par voie de description.
Un menuisier travaille pendant trois cents jours, gagne et dépense 5 fr. par jour.
Cela veut dire qu'il rend des services à la société et que la société lui rend des services équivalents, les uns et les autres estimés 1,500 fr., les pièces de cent sous n'étant ici qu'un moyen de faciliter les échanges.
Supposons que cet artisan économise 1 franc par jour. Qu'est-ce que cela signifie? Cela signifie qu'il rend à la société des services pour 1,500 francs, et qu'il n'en retire actuellement des services que pour 1,200. Il acquiert le droit de puiser dans le milieu social, où, quand et sous la forme qu'il lui plaira, des services, bien et dûment gagnés, jusqu'à concurrence de 300 fr. Les soixante pièces de cent sous qu'il a conservées sont à la fois le titre et le moyen d'exécution de son droit.
Au bout de l'an, notre menuisier peut donc, s'il le juge à propos, revendiquer son droit acquis sur la société. Il peut lui demander des satisfactions. Il peut choisir entre le cabaret, le spectacle, la boutique; il peut encore augmenter son outillage, acquérir des instruments plus parfaits, se mettre à même de rendre son travail ultérieur plus productif. C'est ce droit acquis que j'appelle capital.
Les choses en sont là, quand le forgeron, son voisin, vient dire au menuisier: Tu as acquis, par ton travail, tes économies, tes avances, le droit de retirer du milieu social des services jusqu'à concurrence de 300 fr.; substitue-moi à ton droit pour un an; car j'en userai de manière à avoir plus de marteaux, plus de fer, plus de houille, en un mot, à améliorer ma condition et mon industrie.
—Je suis dans le même cas, dit le menuisier; cependant je veux bien te céder mes droits et m'en priver pour un an, si tu veux me faire participer pour quelque chose à l'excédant des profits que tu vas faire.
Si ce marché, profitable aux deux parties, est librement conclu, qui osera le déclarer illégitime?
Voilà donc l'intérêt défini, et, comme vous l'avez dit, il a dû se présenter, à l'origine, sous forme d'un partage de bénéfices, d'une part accordée au capital sur l'excédant des profits qu'il a aidé à réaliser.
C'est cette part afférente au capital que je dis être d'autant plus grande ou plus petite, que le capital lui-même est plus rare ou plus abondant.
Plus tard, les parties contractantes, pour leur commodité, pour n'avoir pas à se surveiller réciproquement, à débattre des comptes, etc., ont traité à forfait sur cette part. Comme le métayage s'est transformé en fermage, la prime incertaine de l'assurance en prime fixe; de même l'intérêt, au lieu d'être une participation variable aux bénéfices, est devenu une rémunération déterminée. Il a un taux, et ce taux, grâce au ciel, tend à baisser en proportion de l'ordre, de l'activité, de l'économie, de la sécurité qui règnent dans la société!
Et certes, si vous voulez la gratuité du crédit, vous êtes tenu de prouver que le capital n'est pas né du travail de celui qui le prête et qu'il ne féconde pas le travail de celui qui l'emprunte.
Qu'on dise donc qui perd à cet arrangement. Est-ce le menuisier qui en tire un profit? Est-ce le forgeron qui y trouve un moyen d'accroître la production et ne cède qu'une partie de l'excédant? Est-ce un tiers quelconque dans la société? Est-ce la société elle-même qui obtient de la forge plus de produits et des produits moins chers?
Il est vrai que les transactions relatives au capital peuvent donner lieu à des tromperies, à des abus de force ou de ruse, à des escroqueries, à des extorsions. L'ai-je jamais nié et est-ce là l'objet de notre débat? N'y a-t-il pas beaucoup de transactions relatives au travail, où le capital n'est pour rien, et auxquelles on peut adresser le même reproche? Et serait-il plus logique de conclure de ces abus, dans le premier cas, à la gratuité du crédit, que dans le second à la gratuité du travail?
Ceci m'amène à dire quelques mots de la nouvelle série d'arguments que vous cherchez dans les procédés de la Banque de France. Si même je me décide à revenir sur la résolution que j'avais prise de clore cette discussion, c'est que je suis bien aise de saisir cette occasion de protester énergiquement contre une imputation qui a été mal à propos dirigée contre moi.
On a dit que je m'étais constitué le défenseur du privilége capitaliste.
Non; je ne défends aucun privilége; je ne défends autre chose que les droits du capital considéré en lui-même. Vous serez assez juste, monsieur, pour reconnaître qu'il ne s'agissait pas entre nous de questions de faits particuliers, mais d'une question de science.
Ce que je défends, c'est la liberté des transactions.
Par votre théorie des contradictions, vous rendez contradictoire ce qui est identique, est-ce que vous voudriez aussi, par une théorie de conciliation non moins étrange, rendre identique ce qui est contradictoire; par exemple, la liberté et le privilége?
Qu'avait donc à faire le privilége de la Banque de France dans notre débat? Quand, où ai-je justifié ce privilége et le mal qu'il engendre? Ce mal a-t-il été contesté par aucun de mes amis? Lisez plutôt le livre de M. Ch. Coquelin.
Mais quand, pour atteindre la légitime rémunération du capital, vous frappez les illégitimes extorsions du privilége, cet artifice ne renferme-t-il pas l'aveu que vous êtes impuissant contre les droits du Capital exercés sous l'empire de la liberté?
L'émission d'une chose que le public recherche,—à savoir, les Bons au porteur,—est interdite à tous les Français, hors un. Ce privilége met celui qui en est investi en situation de faire de gros profits. Quel rapport cela a-t-il avec la question de savoir si le capital a droit de recevoir une récompense librement consentie?
Remarquez ceci: le capital, qui, comme vous dites, ne se distingue pas du produit, représente du travail, tellement que, depuis le début de cette discussion, vous ne portez jamais un coup à l'un qui ne retombe sur l'autre; c'est ce que je vous ai montré, dans ma dernière lettre, à propos de deux apologues: Pour prouver qu'il est des cas où on est tenu, en conscience, de prêter gratis, vous supposez un riche capitaliste en face d'un pauvre naufragé.—Et vous-même, un instant avant, vous aviez placé un ouvrier en présence d'un capitaliste près d'être englouti dans les flots. Que s'ensuit-il? qu'il est des circonstances où le capital, comme le travail, doivent se donner. Mais on n'en peut pas plus conclure à la gratuité normale de l'un, qu'à la gratuité normale de l'autre.
Maintenant, vous me parlez des méfaits du capital, et me citez en exemple un capital privilégié. Je vous répondrai, en vous citant du travail privilégié.
Je suppose qu'un réformateur, plus radical que vous, se lève au milieu du peuple et lui dise: «Le travail doit être gratuit; le salaire est un vol. Mutuum date, nil indè sperantes. Et, pour vous prouver que les produits du travail sont illégitimes, je vous signale cet agent de change qui exploite le privilége exclusif de faire des courtages, ce boucher qui a le droit exclusif d'alimenter la ville, ce fabricant qui a fait fermer toutes les boutiques, excepté la sienne: vous voyez bien que le travail ne porte pas en lui-même le principe de la rémunération, qu'il vole tout ce qu'on lui paye, et que le salaire doit être aboli.»
Assurément, en entendant le réformateur assimiler les rétributions forcées aux rétributions libres, vous seriez fondé à lui adresser cette question: Où avez-vous appris à raisonner?
Eh bien! monsieur, si vous concluez du privilége de la Banque à la gratuité du crédit, je crois pouvoir retourner contre vous cette question que vous m'adressez dans votre dernière lettre: Où avez-vous appris à raisonner?
«Dans Hegel, direz-vous. Il m'a fourni une logique infaillible.» Malebranche aussi avait imaginé une méthode de raisonnement, au moyen de laquelle il ne devait jamais se tromper... et il s'est trompé toute sa vie, au point qu'on a pu dire de ce philosophe:
Lui qui voit tout en Dieu, n'y voit pas qu'il est fou.
Laissons donc là la Banque de France. Que vous appréciiez bien ou mal ses torts, que vous exagériez ou non son action funeste, elle a un privilége, cela suffit pour qu'elle ne puisse en rien éclairer ce débat.
Peut-être, néanmoins, pourrions-nous trouver là un terrain de conciliation. N'y a-t-il pas un point sur lequel nous sommes d'accord? C'est de réclamer et poursuivre avec énergie la liberté des transactions, aussi bien celles qui sont relatives aux capitaux, au numéraire, aux billets de banque, que toutes les autres. Je voudrais qu'on pût librement ouvrir partout des boutiques d'argent, des bureaux de prêt et d'emprunt, comme on ouvre boutique de souliers ou de comestibles.
Vous croyez à la gratuité du crédit; je n'y crois pas. Mais enfin, à quoi bon disputer, si nous sommes d'accord sur ce fait que les transactions de crédit doivent être libres?
Assurément, s'il est dans la nature du capital de se prêter gratuitement, ce sera sous le régime de la liberté, et sans doute vous ne demandez pas cette révolution à la contrainte.
Attaquons donc le privilége de la Banque de France, ainsi que tous les priviléges. Réalisons la liberté et laissons-la agir. Si vous avez raison, s'il est dans la nature du crédit d'être gratuit, la liberté développera cette nature,—et soyez bien convaincu que je serai, si je vis encore, le premier à m'en réjouir. J'emprunterai gratis, et pour le reste de mes jours, une belle maison sur le boulevard, avec un mobilier assorti et un million au bout. Mon exemple sera sans doute contagieux, et il y aura force emprunteurs dans le monde. Pourvu que les prêteurs ne fassent pas défaut, nous mènerons tous joyeuse vie.
Et puisque le sujet m'y entraîne, voulez-vous, tout profane que je suis, que je dise un mot, en terminant, de la métaphysique des antinomies? Je n'ai pas étudié Hegel, mais je vous ai lu, et voici l'idée que je m'en suis formée.
Oui, il est une multitude de choses dont on peut dire avec vérité qu'elles sont un bien et un mal, selon qu'on les considère dans leur rapport avec l'infirmité humaine ou au point de vue de la perfection absolue.
Nos jambes sont un bien, car elles nous permettent de nous transporter d'un lieu à un autre. Elles sont un mal aussi, car elles attestent que nous n'avons pas le don de l'ubiquité.
Il en est ainsi de tout remède douloureux et efficace; il est un bien et un mal: un bien parce qu'il est efficace; un mal parce qu'il est douloureux.
Il est donc vrai que l'on peut voir des antinomies dans chacune de ces idées: Capital, intérêt, propriété, concurrence, machines, État, travail, etc.
Oui, si l'homme était absolument parfait, il n'aurait pas à payer d'intérêts, car les capitaux naîtraient pour lui spontanément et sans mesure, ou plutôt il n'aurait pas besoin de capitaux.
Oui, si l'homme était absolument parfait, il n'aurait pas à travailler: un fiat suffirait à satisfaire ses désirs.
Oui, si l'homme était absolument parfait, nous n'aurions que faire de gouvernement ni d'État. Comme il n'y aurait pas de procès, il ne faudrait pas de juges. Comme il n'y aurait ni crimes ni délits, il ne faudrait pas de police. Comme il n'y aurait pas de guerres, il ne faudrait pas d'armées.
Oui, si l'homme était absolument parfait, il n'y aurait pas de propriété, car chacun ayant, comme Dieu, la plénitude des satisfactions, on ne pourrait imaginer la distinction du tien et du mien.
Les choses étant ainsi, on conçoit qu'une métaphysique subtile, abusant du dogme incontestable de la perfectibilité humaine, vienne dire: Nous marchons vers un temps où le crédit sera gratuit, où l'État sera anéanti. Ce n'est même qu'alors que la société sera parfaite, car les idées intérêt, État, sont exclusives de l'idée: Perfection.
Autant elle en pourrait dire des idées: travail, bras, jambes, yeux, estomac, intelligence, vertu, etc.
Et certes, cette métaphysique tomberait dans le plus grossier sophisme, si elle ajoutait: Puisque la société ne sera arrivée à la perfection que lorsqu'elle ne connaîtra plus l'intérêt et l'État, supprimons l'État et l'intérêt, et nous aurons là société parfaite.
C'est comme si elle disait: Puisque l'homme n'aura plus que faire de ses jambes quand il aura le don de l'ubiquité, pour le rendre ubiquiste, coupons-lui les jambes.
Le sophisme consiste à dissimuler que ce qu'on nomme ici un mal est un remède; que ce n'est pas la suppression du remède qui fait la perfection, que c'est, au contraire, la perfection qui rend le remède inutile[40].
Mais on conçoit combien la métaphysique dont je parle peut troubler et égarer les esprits, si elle est habilement maniée par un vigoureux publiciste.
Il lui sera aisé, en effet, de montrer, tour à tour, comme un bien et comme un mal, la propriété, la liberté, le travail, les machines, le capital, l'intérêt, la magistrature, l'État.
Il pourra intituler son livre: Contradictions économiques. Tout y sera alternativement attaqué et défendu. Le faux y revêtira toujours les couleurs du vrai. Si l'auteur est un grand écrivain, il couvrira les principes du bouclier le plus solide, en même temps qu'il tournera contre eux les armes les plus dangereuses.
Son livre sera un inépuisable arsenal pour et contre toutes les causes. Le lecteur arrivera au bout sans savoir où est la vérité, où est l'erreur. Effrayé de se sentir envahi par le scepticisme, il implorera le maître et lui dira ce qu'on disait à Kant: De grâce, dégagez l'inconnue. Mais l'inconnue ne se dégagera pas.
Que si, jouteur téméraire, vous entrez dans la lice, vous ne saurez par où prendre le terrible athlète, car celui-ci s'est ménagé, par son système, un monde de refuges.
Lui direz-vous: Je viens défendre la propriété? Il vous répondra: Je l'ai défendue mieux que vous.—Et cela est vrai. Lui direz-vous: Je viens attaquer la propriété? Il vous répondra: Je l'ai attaquée avant vous.—Et c'est encore vrai. Soyez pour ou contre le crédit, l'État, le travail, la religion, vous le trouverez toujours prêt à approuver ou à contredire, son livre à la main.
Et tout cela, pour avoir faussement conclu de la perfectibilité indéfinie à la perfection absolue, ce qui n'est, certes jamais permis, quand on traite de l'homme.
Mais ce que vous pouvez dire, monsieur Proudhon, et ce que ma faible voix répétera avec vous, c'est ceci: Approchons de la perfection, pour rendre de plus en plus inutiles l'intérêt, l'État, le travail, tous les remèdes onéreux et douloureux.
Créons autour de nous l'ordre, la sécurité, les habitudes d'économie et de tempérance, afin que les capitaux se multiplient et que l'INTÉRÊT baisse.
Créons parmi nous l'esprit de justice, de paix et de concorde, afin de rendre de plus en plus inutiles l'armée, la marine, la police, la magistrature, la répression, en un mot l'État.
Et surtout, réalisons la LIBERTÉ, par qui s'engendrent toutes les puissances civilisatrices.
Aujourd'hui même, 6 janvier 1850, la Voix du Peuple interpelle la Patrie en ces termes:
«La Patrie veut-elle demander avec nous la suppression du privilége des banques, la suppression des monopoles des notaires, des agents de change, des avoués, des huissiers, des imprimeurs, des boulangers; la liberté du transport des lettres, de la fabrication des sels, des poudres et des tabacs; l'abolition de la loi sur les coalitions, l'abolition de la douane, de l'octroi, de l'impôt sur les boissons, de l'impôt sur les sucres? La Patrie veut-elle appuyer l'impôt sur le capital, le seul proportionnel; le licenciement de l'armée et son remplacement par la garde nationale; la substitution du jury à la magistrature, la liberté de l'enseignement à tous les degrés?»
C'est mon programme; je n'en eus jamais d'autre. Qu'en résulte-t-il? C'est que le capital doit se prêter non gratuitement, mais librement.
 ONZIÈME LETTRE.
P. J. PROUDHON À F. BASTIAT.
Maintien de l'imputation d'ignorance.—Définition du CAPITAL substituée aux définitions inexactes des économistes.—Appel à l'autorité de la tenue des livres en partie double.—Comptabilité des classes sociales.—Preuve qui en dérive.—Concession conciliante sur le risque des capitaux.—Révolution politique, économique et scientifique.
21 janvier 1850.
Vous ne m'avez pas trompé: le ton de bonne foi et d'extrême sincérité, qui éclate à chaque ligne de votre dernière lettre, m'en est une preuve. Aussi est-ce avec une joie bien franche que je rétracte mes paroles.
Je ne vous ai pas trompé non plus; je n'ai pas manqué, comme vous dites, au devoir de l'hospitalité. Toutes vos lettres ont été, comme je l'avais promis, religieusement insérées dans la Voix du Peuple, sans réserves, sans réflexions, sans commentaires. De mon côté, j'ai fait les plus grands efforts pour donner à la discussion une marche régulière, me plaçant, pour cela, tantôt dans la métaphysique, tantôt dans l'histoire, tantôt, enfin, dans la pratique, dans la routine même. Vous seul, et nos lecteurs en sont témoins, avez résisté à toute espèce de méthode. Enfin, quant au ton général de notre polémique, vous reconnaissez que la manière dont j'en ai usé avec vous défenseur du capital, a fait envie à ceux de mes coreligionnaires qui soutiennent en ce moment contre moi une cause plus malheureuse encore que celle de l'intérêt, et qui, par malheur, ont à défendre, dans cette cause, quelque chose de plus que leur opinion, qui ont à venger leur amour-propre. Si, dans ma dernière réplique, mon style s'est empreint de quelque amertume, vous ne devez l'attribuer qu'à l'impatience, certes bien naturelle, où j'étais de voir mes efforts se briser sans cesse contre cette obstination, cette force d'inertie intellectuelle qui, ne faisant compte ni de la philosophie, ni du progrès, ni de la finance, se borne à reproduire éternellement cette question puérile: Quand j'ai épargné cent écus, et que pouvant les utiliser dans mon industrie, je les prête moyennant intérêt ou part de bénéfice, est-ce que je vole?...
Je rends donc pleine justice à votre loyauté; j'ose dire que ma courtoisie vis-à-vis de vous ne s'est pas démentie un instant. Mais, aujourd'hui plus que jamais, je suis forcé d'insister sur mon dernier jugement: Non, monsieur Bastiat, vous ne savez pas l'économie politique.
Laissons de côté, je vous prie, la loi de contradiction, à laquelle, décidément, votre esprit répugne; laissons l'histoire, ou plutôt le progrès, dont vous méconnaissez la tendance, dont vous récusez l'autorité; laissons la Banque, au moyen de laquelle je vous prouve que l'on peut, sans y rien changer, réduire instantanément l'intérêt des capitaux à 1/2 pour 100. Je vais, puisque tel est votre désir, me renfermer dans la notion pure du capital. J'analyserai cette notion; j'en ferai, au point de vue de l'intérêt, la déduction théorique et mathématique; après avoir établi ma thèse par la métaphysique, par l'histoire et par la Banque, je l'établirai une quatrième fois; je justifierai chacune de mes assertions, par la comptabilité, cette science modeste et trop dédaignée, qui est à l'économie sociale ce que l'algèbre est à la géométrie. Peut-être, cette fois, mon esprit parviendra-t-il à saisir le vôtre: mais qui me garantit que vous n'allez pas me reprocher encore de changer, pour la quatrième fois, de méthode?
Qu'est-ce que le capital?
Les auteurs ne sont point d'accord de là définition: à peine s'ils s'entendent même sur la chose.
J. B. Say définit le capital: La simple accumulation des produits.
Rossi: Un produit épargné, et destiné à la reproduction.
J. Garnier, qui les cite: Du travail accumulé; ce qui rentre dans la définition de J. B. Say, accumulation des produits.
Ce dernier, toutefois, s'exprime ailleurs d'une façon plus explicite: On entend, dit-il, par capital, une somme de valeurs consacrées à faire des avances à la production.
Suivant vous enfin, le capital est un excédant ou reste de produit non consommé, et destiné à la reproduction.—C'est ce qui résulte de votre apologue de l'ouvrier qui gagne 1,500 fr. par an, en consomme 1,200, et réserve les 300 fr. restants, soit pour les mettre dans son fonds d'exploitation, soit, ce qui revient, selon vous, au même, pour les prêter à intérêt.
Il est visible, d'après cette incertitude des définitions, que la notion de capital conserve quelque chose de louche, et la grande majorité de nos lecteurs ne sera pas peu surprise d'apprendre que l'économie politique, science, suivant ceux qui font profession de l'enseigner, et vous êtes du nombre, positive, réelle, exacte, en est encore à trouver ses définitions!
J. Garnier désespérant, par la parole, de donner l'idée de la chose, essaye, comme vous, de la montrer: «Ce sont produits, dit-il, tels que marchandises, outils, bâtiments, bestiaux, sommes de monnaie, etc., fruits d'une industrie antérieure, et qui servent à la reproduction.»
Plus loin il fait observer, tant il y a d'hésitation en son esprit, que dans la notion de capital entre celle d'avance. «Or, qu'est-ce qu'une avance?—Une avance est une valeur employée de telle sorte qu'elle se trouvera rétablie plus tard.» Ainsi dit M. Garnier; et je pense que le lecteur, après cette explication, n'en sera lui-même guère plus avancé.
Essayons de venir au secours des économistes.
Ce qui résulte jusqu'ici des définitions des auteurs, c'est qu'ils ont tous le sentiment d'un quelque chose qui a nom CAPITAL; mais ce quelque chose, ils sont impuissants à le déterminer, ils ne le savent pas. À travers le fatras de leurs explications, on entrevoit l'idée qui leur est commune, mais cette idée, faute de philosophie, ils ne savent point la dégager, ils n'en trouvent pas le mot, la formule. Eh bien, Monsieur, vous allez voir que la dialectique, même hégélienne, peut être bonne à quelque chose.
Vous remarquerez d'abord que l'idée de produit se trouve implicitement ou explicitement dans toutes les définitions qu'on a essayé de donner du capital. C'est déjà un premier pas. Mais à quelle condition, comment et quand le produit peut-il se dire CAPITAL? Voilà ce qu'il s'agit de déterminer. Reprenons nos auteurs, et, corrigeant leurs définitions les unes par les autres, nous viendrons peut-être à bout de leur faire nommer ce que tous ont dans la conscience, mais que l'esprit d'aucun d'eux ne perçoit.
Ce qui fait le capital, suivant J. B. Say, c'est la simple ACCUMULATION des produits.
L'idée d'accumulation, comme celle de produit, entre donc dans la notion de capital. Voilà un second pas. Or, tous les produits sont susceptibles d'accumulation; donc tous les produits peuvent devenir capitaux; donc l'énumération que M. Joseph Garnier a faite des différentes formes que prend le capital, est incomplète, partant inexacte, en ce qu'elle exclut de la notion les produits servant à la subsistance des travailleurs, tels que blé, vin, huile, provisions de bouche, etc. Ces produits peuvent être réputés capitaux aussi bien que les bâtiments, les outils, les bestiaux, l'argent, et tout ce que l'on considère comme instrument ou matière première.
Rossi: Le capital est un produit épargné, destiné à la REPRODUCTION.
La reproduction, c'est-à-dire la destination du produit, voilà une troisième idée contenue dans la notion de capital. Produit, accumulation, reproduction: trois idées qui entrent déjà dans la notion de capital.
Or, de même que tous les produits peuvent être accumulés, de même ils peuvent servir, et servent effectivement, quand c'est le travailleur qui les consomme, à la reproduction. Le pain qui sustente l'ouvrier, le fourrage qui alimente les animaux, la houille qui produit la vapeur, aussi bien que la terre, les chariots et les machines, tout cela sert à la reproduction, tout cela, au moment où il se consomme, est du capital. Tout ce qui se consomme, en effet, se consomme, du moins est censé se consommer reproductivement. Ce qui sert à entretenir ou à faire mouvoir l'instrument, aussi bien que l'instrument même; ce qui nourrit le travailleur, aussi bien que la matière même du travail. Tout produit devient donc à un moment donné, capital: la théorie qui distingue entre consommation productive et improductive, et qui entend par celle-ci la consommation quotidienne du blé, du vin, de la viande, des vêtements, etc., est fausse. Nous verrons plus bas qu'il n'y a de consommation improductive que celle du capitaliste même.
Ainsi le capital n'est point chose spécifique et déterminée, ayant une existence ou réalité propre, comme la terre, qui est une chose; le travail, qui en est une autre; et le produit, qui est la façon donnée par le travail aux choses de la nature, lesquelles deviennent par là une troisième chose. Le capital ne forme point, comme l'enseignent les économistes, une quatrième catégorie avec la terre, le travail et le produit: il indique simplement, comme j'ai dit, un état, un rapport; c'est, de l'aveu de tous les auteurs, du produit accumulé et destiné à la reproduction.
Un pas de plus, et nous tenons notre définition.
Comment le produit devient-il capital? Car il ne suffit pas, il s'en faut bien, que le produit ait été accumulé, emmagasiné, pour être censé capital. Il ne suffit pas même qu'il soit destiné à la reproduction: tous les produits ont cette destination. N'entendez-vous pas dire tous les jours que l'industrie regorge de produits, tandis qu'elle manque de capitaux? Or, c'est ce qui n'aurait pas lieu si la simple accumulation de produits, comme dit Say, ou la destination reproductive de ces produits, comme le veut Rossi, suffisait à les faire réputer capitaux. Chaque producteur n'aurait alors qu'à reprendre son propre produit, et à se créditer lui-même de ce que ce produit lui coûte, pour être en mesure de produire encore, sans fin et sans limite. Je réitère donc ma question: Qu'est-ce qui fait que la notion de produit se transforme tout à coup en celle de capital? Voilà ce que les économistes ne disent pas, ce qu'ils ne savent point, je dirai même, ce qu'aucun d'eux ne se demande.
C'est ici que se place une idée intermédiaire dont la vertu particulière est de convertir le produit en capital, comme, au souffle du vent d'ouest, la neige, tombée à Paris ces jours derniers, est passée à l'état de liquide: cette idée est l'idée de VALEUR.
Voilà ce qu'entrevoyait Garnier, quand il définissait le capital une somme de VALEURS consacrées à faire des avances à la production;—ce que vous sentiez vous-même, quand vous cherchiez la notion de capital, non pas simplement, avec J. B. Say, dans l'accumulation des produits, ni, avec Rossi, dans l'épargne destinée à la reproduction, mais dans la partie non consommée du salaire de l'ouvrier, c'est-à-dire, évidemment, dans la valeur de son travail ou produit.
Cela veut dire que le produit, pour devenir capital, doit avoir passé par une évaluation authentique, avoir été acheté, vendu, apprécié; son prix débattu et fixé par une sorte de convention légale. En sorte que l'idée de capital indique un rapport essentiellement social, un acte synallagmatique, hors duquel le produit reste produit.
Ainsi le cuir, sortant de la boucherie, est le produit du boucher: quand vous en empliriez une halle, ce ne serait jamais que du cuir, ce ne serait point une valeur, je veux dire une valeur faite; ce ne serait point capital, ce serait toujours produit.—Ce cuir est-il acheté par le tanneur, aussitôt celui-ci le porte, ou, pour parler plus exactement, en porte la valeur à son fonds d'exploitation, dans son avance, conséquemment la répute capital. Par le travail du tanneur, ce capital redevient produit; lequel produit, acquis à son tour, à prix convenu, par le bottier, passe de nouveau à l'état de capital, pour redevenir encore, par le travail du bottier, produit. Ce dernier produit n'étant plus susceptible de recevoir une façon nouvelle, sa consommation est dite, par les économistes, improductive, ce qui est une aberration de la théorie. La chaussure faite par le bottier, et acquise par le travailleur, devient, par le fait de cette acquisition, comme le cuir passant du boucher au tanneur, et du tanneur au bottier, de simple produit valeur: cette valeur entre dans l'avance de l'acheteur, et lui sert, comme les autres objets de sa consommation, comme le logement qu'il habite, comme les outils dont il se sert, mais d'une autre manière, à créer de nouveaux produits. La consommation est donc toujours production; il suffit, pour cela, que le consommateur travaille. Ce mouvement, une fois commencé, se perpétue à l'infini.
Tel est le capital. Ce n'est pas simplement une accumulation de produits, comme dit Say:—ce n'est pas même encore une accumulation de produits faite en vue d'une reproduction ultérieure, comme le veut Rossi: tout cela ne répond point à la notion du capital. Pour que le capital existe, il faut que le produit ait été, si j'ose ainsi dire, authentiqué par l'échange. C'est ce que savent parfaitement tous les comptables, lorsque, par exemple, ils portent dans leurs écritures, les cuirs verts achetés par le tanneur, à son débit, ce qui veut dire à son capital; et les cuirs tannés ou corroyés à son crédit ou avoir, ce qui veut dire à son produit; ce que comprennent encore mieux le commerçant et l'industriel, quand, à la moindre émotion de la politique, ils se voient périr à côté des marchandises accumulées dans leurs magasins, sans qu'ils puissent les employer à aucune reproduction: situation douloureuse, que l'on exprime en disant que le capital engagé ne se dégage plus.
Tout ce qui est capital est nécessairement produit; mais tout ce qui est produit, même accumulé, même destiné à la reproduction, comme les instruments de travail qui sont dans les magasins des constructeurs, n'est pas pour cela capital. Le capital, encore une fois, suppose une évaluation préalable, opération de change, ou mise en circulation, hors de laquelle pas de capital. S'il n'existait au monde qu'un seul homme, un travailleur unique, produisant tout pour lui seul, les produits qui sortiraient de ses mains resteraient produits: ils ne deviendraient pas capitaux. Son esprit ne distinguerait point entre ces termes: produit, valeur, capital, avance, reproduction, fonds de consommation, fonds de roulement, etc. De telles notions ne naîtraient jamais dans l'esprit d'un solitaire.
Mais, dans la société, le mouvement d'échange une fois établi, la valeur contradictoirement fixée, le produit de l'un devient incessamment le capital de l'autre; puis, à son tour, ce capital, soit comme matière première, soit comme instrument de travail, soit comme subsistance, se transforme de nouveau en produit. En deux mots, la notion de capital, opposée à celle de produit, indique la situation des échangistes les uns à l'égard des autres. Quant à la société, l'homme collectif, qui est justement ce travailleur solitaire, dont je parlais tout à l'heure, la distinction n'existe plus; il y a identité entre le capital et le produit, de même qu'entre le produit net et le produit brut.
J'ai donc eu raison de dire, et je m'étonne qu'après l'exégèse que vous avez faite vous-même du capital, vous n'ayez su comprendre mes paroles:
«Le capital ne se distingue pas du produit. Ces deux termes ne désignent point, en réalité, deux choses distinctes; ils ne désignent que des relations. Produit, c'est capital; capital, c'est produit.»
Et mon ami Duchêne, soutenant la même thèse comme Louis Blanc, a eu bien plus raison encore de dire:
«Les distinctions de capital et de produit, retenez-le bien une fois pour toutes, n'indiquent que des relations d'individu à individu: dans la société, il y a simplement production, consommation, échange. On peut dire de toutes les industries qu'elles créent des capitaux ou des produits, indistinctement. Le mécanicien est fabricant de capitaux pour les chemins de fer, les usines, les manufactures; le drapier est fabricant de capitaux pour les tailleurs; le taillandier est fabricant de capitaux pour la menuiserie, la charpente, la maçonnerie; une charrue est produit pour le charron qui la vend, et capital pour le cultivateur qui l'achète. Toutes les professions ont besoin de produits pour produire, ou, ce qui revient au même, de capitaux pour confectionner des capitaux.»
Cela vous semblerait-il donc inintelligible? Il n'y a pas d'antinomie, cependant.
Au point de vue des intérêts privés, le capital indique un rapport d'échange, précédé d'une évaluation synallagmatique. C'est le produit apprécié, pour ainsi dire, juridiquement, par deux arbitres responsables, qui sont le vendeur et l'acheteur, et déclaré, à la suite de cette appréciation, instrument ou matière de reproduction.—Au point de vue social, capital et produit ne se distinguent plus. Les produits s'échangent contre des produits, ou bien: Les capitaux s'échangent contre les capitaux, sont deux propositions parfaitement synonymes. Quoi de plus simple, de plus clair, de plus positif, de plus scientifique, enfin, que tout cela.
J'appelle donc capital, toute valeur faite, en terres, instruments de travail, marchandises, subsistances, ou monnaies, et servant ou étant susceptible de servir à la production.
La langue usuelle confirme cette définition. Le capital est dit libre, quand le produit, quel qu'il soit, ayant été seulement évalué entre les parties, peut être considéré comme réalisé, ou immédiatement réalisable, c'est-à-dire converti en tel autre produit qu'on voudra: dans ce cas, la forme que le capital affecte le plus volontiers, est celle de monnaie. Le capital est dit engagé, au contraire, quand la valeur qui le constitue est entrée définitivement dans la production: dans ce cas, il prend toutes les formes possibles.
La pratique est aussi d'accord avec moi. Dans toute entreprise qui se fonde, l'entrepreneur qui, au lieu d'argent, engage dans son industrie des instruments ou des matières premières, commence par en faire l'estimation vis-à-vis de lui-même, à ses risques et périls; et cette estimation pour ainsi dire unilatérale, constitue son capital, ou sa mise de fonds: c'est la première chose dont il soit passé écriture.
Nous savons ce qu'est le capital: il s'agit maintenant de tirer les conséquences de cette notion, en ce qui concerne l'intérêt. Ce sera peut-être un peu long, quant à l'exposé graphique, mais très-simple de raisonnement.
Les produits s'échangent contre les produits, a dit J. B. Say; ou bien, les capitaux s'échangent contre des capitaux; ou bien encore, les capitaux s'échangent contre des produits, et vice versâ: voilà le fait brut.
La condition absolue, sine quâ non, de cet échange; ce qui en fait l'essence et la règle, est l'évaluation contradictoire et réciproque des produits. Ôtez de l'échange l'idée de prix, et l'échange disparaît. Il y a transposition; il n'y a pas transaction, il n'y a pas échange. Le produit, sans le prix, est comme s'il n'existait pas: tant qu'il n'a pas reçu, par le contrat de vente et d'achat, sa valeur authentique, il est censé non avenu, il est nul. Voilà le fait intelligible.
Chacun donne et reçoit, d'après la formule de J. B. Say, énonciative du fait matériel;—mais, d'après la notion du capital, telle que nous la fournit l'analyse, chacun doit donner et recevoir une valeur égale. Un échange inégal est une idée contradictoire: le consentement universel l'a appelé fraude et vol.
Or, de ce fait primitif que les producteurs sont entre eux en rapport perpétuel d'échange, qu'ils sont les uns pour les autres, tour à tour et tout à la fois producteurs et consommateurs, travailleurs et capitalistes, et de l'appréciation numériquement égalitaire qui constitue l'échange, il résulte que les comptes de tous les producteurs et consommateurs doivent se balancer les uns les autres; que la société, considérée au point de vue de la science économique, n'est autre chose que cet équilibre général des produits, services, salaires, consommations et fortunes; que, hors de cet équilibre, l'économie politique n'est qu'un mot, et l'ordre public, le bien-être des travailleurs, la sécurité des capitalistes et propriétaires, une utopie.
Or, cet équilibre, duquel doivent naître l'accord des intérêts et l'harmonie dans la société, aujourd'hui n'existe pas: il est rompu par diverses causes, selon moi, faciles à détruire, et au nombre desquelles je signale, en première ligne, l'usure, l'intérêt, la rente. Il y a, comme je l'ai dit tant de fois, erreur et malversation dans les comptes, falsification dans les écritures de la société: de là le luxe mal acquis des uns, la misère croissante des autres; de là, dans les sociétés modernes, l'inégalité des fortunes et toutes les agitations révolutionnaires. Je vais, Monsieur, vous en donner, par écriture de commerce, la preuve et la contre-preuve.
Constatons d'abord les faits.
Les produits s'échangent contre des produits, ou, pour parler plus juste, les valeurs s'échangent contre les valeurs: telle est la loi.
Mais cet échange ne se fait pas toujours, comme l'on dit, donnant donnant; la tradition des objets échangés n'a pas toujours lieu simultanément de part et d'autre; souvent, et c'est le cas le plus ordinaire, il y a entre les deux livraisons, un intervalle. Or, il se passe dans cet intervalle des choses curieuses, des choses qui dérangent l'équilibre, et faussent la balance. Vous allez voir.
Tantôt l'un des échangistes n'a pas le produit qui convient à l'autre, ou, ce qui revient au même, celui-ci, qui consent bien à vendre, veut se réserver d'acheter. Il veut bien recevoir le prix de sa chose, mais il ne veut, pour le moment du moins, rien accepter en échange. Dans l'un et l'autre cas, les échangistes ont recours à une marchandise intermédiaire, faisant dans le commerce l'office de proxénète, toujours acceptable et toujours acceptée: c'est la monnaie. Et comme la monnaie, recherchée de tout le monde, manque pour tout le monde, l'acheteur s'en procure, contre son obligation, auprès du banquier, moyennant une prime plus ou moins considérable, appelée escompte.—L'escompte se compose de deux parties: la commission, qui est le salaire du service rendu par le banquier, et l'intérêt. Nous dirons tout à l'heure ce que c'est que l'intérêt.
Tantôt l'acheteur n'a ni produit, ni argent à donner en échange du produit ou du capital dont il a besoin, mais il offre de payer dans un certain laps de temps, en un ou plusieurs termes. Dans les deux cas sus-mentionnés la vente était faite au comptant; dans celui-ci, elle a lieu à crédit. Ici donc, la condition du vendeur était moins avantageuse que celle de l'acheteur, on compense l'inégalité en faisant porter au produit vendu, et jusqu'à parfait paiement, un intérêt. C'est cet intérêt compensatoire, origine première de l'usure, que j'ai signalé dans une de mes précédentes lettres comme l'agent coercitif du remboursement. Il dure autant que le crédit; il est la rémunération du crédit: mais il a surtout pour objet, notez ce point, d'abréger la durée du crédit. Tel est le sens, la signification légitime de l'intérêt.
Souvent il arrive, et c'est l'extrémité où se trouvent généralement les travailleurs, que le capital est absolument indispensable au producteur, et que cependant celui-ci n'espère pouvoir de longtemps, ni par son travail, ni par son épargne, bien moins encore par les sommes de monnaie dont il dispose, en recomposer l'équivalent, en un mot, le rembourser. Il lui faudrait 20 ans, 30 ans, 50 ans, un siècle quelquefois; et le capitaliste ou propriétaire ne veut point accorder un si long terme. Comment sortir de cette difficulté?
Ici commence la spéculation usuraire. Tout à l'heure nous avons vu l'intérêt imposé au débiteur comme indemnité du crédit, et moyen de hâter le remboursement: à présent nous allons voir l'intérêt cherché pour lui-même, l'usure pour l'usure, comme la guerre pour la guerre, ou l'art pour l'art. Par convention expresse, légale, authentique, consacrée par toutes les jurisprudences, toutes les législations, toutes les religions, le demandeur s'engage envers le bailleur à lui payer—à perpétuité, l'intérêt de son capital, terre, meuble ou argent; il s'inféode, corps et âme, lui et les siens, au capitaliste, et devient son tributaire ad vitam æternam. C'est ce qu'on appelle Constitution de rente, et, dans certains cas, emphytéose. Par cette espèce de contrat, l'objet passe en la possession du demandeur, qui n'en peut plus être dépossédé; qui en jouit comme acquéreur et propriétaire; mais qui en doit, à tout jamais, payer le revenu, comme un amortissement sans fin. Telle est l'origine économique du système féodal.
Mais voici qui est mieux.
La constitution de rente et l'emphytéose sont aujourd'hui, presque partout, hors d'usage. On a trouvé qu'un produit ou capital échangé contre un intérêt perpétuel était encore trop de la part du capitaliste: le besoin d'un perfectionnement se faisait sentir dans le système. De nos jours, les capitaux et immeubles ne se placent plus en rente perpétuelle, si ce n'est sur l'État: ils se LOUENT, c'est-à-dire se prêtent, toujours contre intérêt, mais à courte échéance. Cette nouvelle espèce d'usure a nom loyer ou fermage.
Concevez-vous, Monsieur, ce que c'est que le prêt à intérêt (loyer ou fermage) à courte échéance? Dans l'emphytéose et la constitution de rente, dont je parlais tout à l'heure, si la rente était perpétuelle, la cession du capital l'était aussi: entre le paiement et la jouissance, il y avait encore une sorte de parité. Ici, le capital ne cesse jamais d'appartenir à celui qui le loue et qui peut en exiger, à volonté, la restitution. En sorte que le capitaliste n'échange point capital contre capital, produit contre produit: il ne donne rien, il garde tout, ne travaille pas, et vit de ses loyers, intérêts et usures, comme 1,000, 10,000 et 100,000 travailleurs réunis ne vivent pas de leur production.
Par le prêt à intérêt,—fermage ou loyer,—avec faculté d'exiger, à volonté, le remboursement de la somme prêtée, et d'éliminer le fermier ou locataire, le capitaliste a imaginé quelque chose de plus grand que l'espace, de plus durable que le temps. Il n'y a pas d'infini qui égale l'infini de l'usure locative, de cette usure qui dépasse autant la perpétuité de la rente, que la perpétuité de la rente elle-même dépassé le remboursement à terme et au comptant. L'emprunteur à intérêt et courte échéance paie, paie encore, paie toujours; et il ne jouit point de ce qu'il paie; il n'en a que la vue, il n'en possède que l'ombre. N'est-ce pas à cette image de l'usurier, que le théologien a imaginé son Dieu, ce Dieu atroce, qui fait éternellement payer le pécheur, et qui jamais ne lui fait remise de sa dette! Toujours! Jamais! Voilà le Dieu du catholicisme, voilà l'usurier!...
Eh bien, je dis que tout échange de produits et de capitaux peut s'effectuer au comptant;
Qu'en conséquence, l'escompte du banquier doit se réduire aux frais de bureaux et à l'indemnité du métal improductivement engagé dans la monnaie.
Partant, que tout intérêt, loyer, fermage ou rente, n'est qu'un déni de remboursement, un vol à l'égard de l'emprunteur ou locataire, la cause première de toutes les misères et subversions de la société.
Je vous ai prouvé, en dernier lieu, par l'exemple de la Banque de France, que c'était chose facile et pratique d'organiser l'égalité dans l'échange, soit la circulation gratuite des capitaux et des produits. Vous n'avez voulu voir, dans ce fait catégorique et décisif, qu'un cas particulier de monopole, étranger à la théorie de l'intérêt. Que me fait, répondez-vous avec nonchalance, la Banque de France et son privilége? Je vous parle de l'intérêt des capitaux.—Comme si le crédit foncier et commercial étant organisé partout sur le pied de 1/2 pour 100, il pouvait exister quelque part encore un intérêt!... Je vais vous montrer à présent, à la façon des teneurs de livres, que ce solde particulier, qui vient se placer constamment entre les deux termes de l'échange, ce péage imposé à la circulation, ce droit établi sur la conversion des produits en valeurs, et des valeurs en capitaux, cet intérêt, enfin, ou pour l'appeler par son nom, cet entremetteur (interesse) du commerce, dont vous vous obstinez à prendre la défense, est précisément le grand faussaire qui, pour s'approprier, frauduleusement et sans travail, des produits qu'il ne crée pas, des services qu'il ne rend jamais, falsifie les comptes, fait des surcharges et des suppositions dans les écritures, détruit l'équilibre des transactions, met le désordre dans les affaires, et produit fatalement dans les nations le désespoir et la misère.
Vous trouverez, dans ce qui va suivre, la représentation graphique des opérations de la société, exposées tour à tour dans les deux systèmes, le système de l'intérêt, actuellement régnant, et le système de la gratuité, qui est celui que je propose. Tout raisonnement, toute dialectique, toute controverse tombe devant cette image intelligible du mouvement économique.
I.—Système de l'intérêt.
Dans ce système, la production, la circulation et la consommation des richesses s'opèrent par le concours de deux classes de citoyens, distinctes et séparées: les propriétaires, capitalistes et entrepreneurs d'une part, et les travailleurs salariés d'autre part. Ces deux classes, quoique en état flagrant d'antagonisme, constituent ensemble un organisme clos, qui agit en lui-même, sur lui-même, et par lui-même.
Il suit de là que toutes les opérations d'agriculture, de commerce, d'industrie, qui peuvent se traiter dans un pays, tous les comptes de chaque manufacture, fabrique, banque, etc., peuvent se résumer et être représentés par un seul compte, dont je vais donner les parties.
Je désigne par A la classe entière des propriétaires, capitalistes et entrepreneurs que je considère comme une personne unique, et par B, C, D, E, F, G, H, I, K, L, la classe des travailleurs salariés.
 COMPTES
entre A, propriétaire-capitaliste-entrepreneur, et B, C, D, E, F, G,
H, I, K, L, travailleurs salariés.
CHAPITRE PREMIER.
Compte et résumé des opérations personnelles à A,
propriétaire-capitaliste-entrepreneur.
À l'ouverture du compte, A commence sa spéculation avec un capital que je suppose de 10,000 fr. Cette somme forme sa mise de fonds; c'est avec cela qu'il va travailler et entamer des opérations de commerce. Cet acte d'installation de A s'exprime de la manière suivante:
| 1. Caisse doit à A. | |||
| 1er janvier, compte de capital | 10,000 | fr. | |
Le capital formé, que va faire A? Il louera des ouvriers, dont il payera les produits et services avec ses 10,000 fr.; c'est-à-dire qu'il convertira ces 10,000 fr. en marchandises, ce que le comptable exprime comme suit:
| 2. Marchandises générales, à Caisse. | |||
| Achat au comptant, ou par anticipation, des produits de l'année courante, des travailleurs ci-après dénommés: | |||
| De B, | x (journées de travail ou produit): ensemble. | 1,000 | fr. | 
| De C, | —— | 1,000 | |
| De D, | —— | 1,000 | |
| De E, | —— | 1,000 | |
| De F, | —— | 1,000 | |
| De G, | —— | 1,000 | |
| De H, | —— | 1,000 | |
| De I | —— | 1,000 | |
| De K, | —— | 1,000 | |
| De L, | —— | 1,000 | |
| ——— | |||
| Total | 10,000 | fr. | |
L'argent converti en marchandises, il s'agit, pour le propriétaire-capitaliste-entrepreneur A, de faire l'opération inverse, et de convertir ses marchandises en argent. Cette conversion suppose un bénéfice (agio, intérêt, etc.), puisque, par l'hypothèse et d'après la théorie de l'intérêt, la terre et les maisons ne se prêtent pas pour rien, les capitaux pour rien, la garantie et la considération de l'entrepreneur pour rien. Admettons, suivant les règles ordinaires du commerce, que le bénéfice soit 10 pour 100.
À qui se fera la vente des produits de A? Nécessairement à B, C, D, etc., travailleurs: puisque la société tout entière se compose de A, propriétaire-capitaliste-entrepreneur, et de B, C, D, etc., travailleurs salariés, hors desquels il n'y a personne. Voici comment s'établit le compte:
| 3. Les Suivants, à Marchandises générales: | |||
| B, | mes ventes à lui faites dans le courant de l'année, | 1,100 | fr. | 
| C, | —— | 1,100 | |
| D, | —— | 1,100 | |
| E, | —— | 1,100 | |
| F, | —— | 1,100 | |
| G, | —— | 1,100 | |
| H, | —— | 1,100 | |
| I, | —— | 1,100 | |
| K, | —— | 1,100 | |
| L, | —— | 1,100 | |
| ——— | |||
| Total | 11,000 | fr. | |
La vente terminée, reste à faire l'encaissement des sommes dues par les acheteurs. Nouvelle opération que le comptable couche sur son livre, en la façon ci-après:
| 4. Doit Caisse aux Suivants: | |||
| à B, | son versement en espèces pour solde de son compte au 31 décembre | 1,100 | fr. | 
| à C, | —— | 1,100 | |
| a D, | —— | 1,100 | |
| à E, | —— | 1,100 | |
| à F, | —— | 1,100 | |
| à G, | —— | 1,100 | |
| à H, | —— | 1,100 | |
| à I, | —— | 1,100 | |
| à K, | —— | 1,100 | |
| à L, | —— | 1,100 | |
| ——— | |||
| Somme égale | 11,000 | fr. | |
Ainsi, le capital avancé par A,—après conversion de ce capital en produits, puis vente de ces produits aux travailleurs-consommateurs B, C, D, etc., et, enfin, payement de la vente,—lui rentre augmenté d'un dixième, ce qui s'exprime à l'inventaire par la balance ci-dessous:
| 5. Résumé des opérations de A, propriétaire-capitaliste-entrepreneur, pour son inventaire au 31 décembre. | |||||
| Doivent. | MARCHANDISES GÉNÉRALES. | Avoir. | |||
| 10,000 | fr. | Débit de ce compte au 31 décembre. | Crédit de ce compte au 31 décembre. | 11,000 | fr. | 
| 1,000 | Bénéfice sur ce compte à porter au crédit du compte du capital A. | ||||
| —— | — | —— | — | ||
| 11,000 | fr. | Balance | 11,000 | fr. | |
On voit ici, pour le dire en passant, comment et à quelle condition les produits deviennent capitaux. Ce ne sont pas les marchandises en magasin qui, à l'inventaire, sont portées au crédit du compte de capital, c'est le bénéfice. Le bénéfice, c'est-à-dire le produit vendu, livré, dont le prix a été encaissé ou doit l'être prochainement: en deux mots, c'est le produit fait valeur.
Passons à la contre-partie de ce compte, au compte des travailleurs.
CHAPITRE DEUXIÈME.
Compte des opérations de B, travailleur, avec A,
propriétaire-capitaliste-entrepreneur.
B, travailleur, sans propriété, sans capital, sans ouvrage, est embauché par A, qui lui donne de l'occupation et acquiert son produit. Première opération, que l'on fait figurer au compte de B, ainsi:
| 1. Doit Caisse, 1er janvier, à B.—Compte de Capital. | |
| Vente au comptant ou par anticipation de tout le produit de son travail de l'année, à A, propriétaire-capitaliste-entrepreneur, ci | 1,000 fr. | 
En échange de son produit, le travailleur reçoit donc 1,000 fr., somme égale à celle que nous avons vue figurer au chapitre précédent, art. 2, Compte de marchandises générales.
Mais B vit de son salaire, c'est-à-dire qu'avec l'argent que lui donne A, propriétaire-capitaliste-entrepreneur, il se pourvoit chez ledit A de tous les objets nécessaires à la consommation de lui B, objets qui lui sont facturés, comme nous l'avons vu plus haut, chap. 1er, art. 3, à 10 pour 100 de bénéfice en sus du prix de revient. L'opération a donc pour B le résultat que voici:
| 2. Doit B, compte de Capital, à A, propriétaire-capitaliste-entrepreneur: | |
| Montant des fournitures de toute espèce de ce dernier dans le cours de l'année | 1,100 fr. | 
| 3. Résumé des opérations de B, pour son inventaire: | |||
| Doit. | COMPTE DE CAPITAL. | Avoir. | |
| 1,100 fr. | Débit de ce compte au 31 décembre. | ||
| Crédit de ce compte au 31 décembre | 1,000 | fr. | |
| Perte sur ce compte, que B ne peut payer qu'au moyen d'un emprunt | 100 | ||
| ——— | ——— | ||
| 1,100 fr. | 1,100 | fr. | |
Tous les autres travailleurs se trouvant dans les mêmes conditions que B, leurs comptes présentent individuellement le même résultat. Pour l'intelligence du fait que j'ai voulu faire ressortir, savoir: le défaut d'équilibre dans la circulation générale, par suite des prélèvements du capital, il est donc inutile de reproduire chacun de ces comptes.
Le tableau qui précède, bien autrement instructif et démonstratif que celui de Quesnay, est l'image fidèle, présentée algébriquement, de l'économie actuelle de la société. C'est là qu'on peut se convaincre que le prolétariat et la misère sont l'effet, non pas seulement de causes accidentelles, telles qu'inondation, guerre, épidémie; mais qu'ils résultent aussi d'une cause organique, inhérente à la constitution de la société.
Par la fiction de la productivité du capital et par les prérogatives sans nombre que s'arroge le monopoleur, il arrive toujours et nécessairement l'une de ces deux choses:
Ou bien c'est le monopoleur qui enlève au salarié partie de son capital social. B, C, D, E, F, G, H, I, K, L, ont produit dans l'année comme 10, et ils n'ont consommé que comme 9. En autres termes, le capitaliste a mangé un travailleur.—En outre, par la capitalisation de l'intérêt, la position des travailleurs s'aggrave chaque année de plus en plus; de telle sorte qu'en poussant la démonstration jusqu'au bout, on arrive, vers la septième année, à trouver que tout l'apport primitif des travailleurs est passé, à titre d'intérêts et de bénéfices, entre les mains du propriétaire-capitaliste-entrepreneur, ce qui signifie que les travailleurs salariés, s'ils voulaient payer leurs dettes, devraient travailler chaque septième année pour rien.
Ou bien, c'est le travailleur qui, ne pouvant donner de son produit que le prix qu'il en a lui-même reçu, pousse le monopoleur à la baisse, et par conséquent le met à découvert de tout le montant des intérêts, loyers et bénéfices dont l'exercice de la propriété lui faisait un droit et une nécessité.
On est donc amené à reconnaître que le crédit, dans le système de l'intérêt, a pour résultat inévitable la spoliation du travailleur, et, pour correctif non moins inévitable, la banqueroute de l'entrepreneur, la ruine du capitaliste propriétaire. L'intérêt est comme une épée à deux tranchants: de quelque côté qu'il frappe, il tue.
Je viens de vous montrer comment les choses se passent dans le régime de l'intérêt. Voyons maintenant comment elles se passeraient sous le régime de la gratuité.
II.—Système de gratuité.
D'après la théorie du crédit gratuit, la qualité de travailleur salarié et celle de propriétaire-capitaliste-entrepreneur sont identiques l'une à l'autre et adéquates: elles se confondent sous celle de producteur-consommateur. L'effet de ce changement est de ramener toutes les opérations du crédit actuel, prêt, vente à terme, agio, loyer, fermage, etc., à la simple forme de l'échange; comme toutes les opérations de banque à un simple virement de parties.
Admettons donc que la Banque de France, organe principal de ce système, ait été réorganisée suivant les idées du crédit gratuit, et le taux de ses escomptes réduit à 1 pour 100, taux que nous regarderons provisoirement comme le juste salaire du service particulier de la Banque, et, conséquemment, comme représentant un intérêt égal à zéro. Et voyons les changements qui en résultent pour la comptabilité générale. C'est par l'entremise de la Banque et de ses succursales, remplaçant toutes les variétés du crédit usuraire, que s'effectuent désormais les transactions: c'est donc avec la Banque que B, C, D, etc., travailleurs, associés, groupés ou libres, entrent d'abord, et directement, en compte.
CHAPITRE PREMIER.
| 1. Compte des opérations de B, travailleur, avec x, Banque nationale. | ||
| Doit Caisse, 1er janvier, à x, Banque nationale, | ||
| Avance de celle-ci sur tous les produits de mon travail de l'année, à lui rembourser au fur et à mesure de mes ventes, 1,000 fr.; escompte 1 pour 100 déduit, ci. | 990 fr. | |
Ainsi qu'on l'a vu plus haut, B vit exclusivement de son travail: c'est-à-dire que, sur la garantie de son produit, il obtient de x, Banque nationale, soit des billets, soit des espèces, avec lesquels il achète chez A,—travailleur comme lui, mais qui, dans les opérations de vente ou échange dont nous parlerons tout à l'heure, remplit le rôle de propriétaire-capitaliste-entrepreneur,—tous les objets nécessaires à son industrie et à sa consommation. Par le fait, B achète tous ces objets au comptant: il peut donc, et d'autant plus rigoureusement, en débattre le prix.
Cet achat, fait avec les billets ou espèces de la Banque, donne ouverture au compte suivant sur les livres de B:
| 2. Doivent Marchandises générales à Caisse, | ||
| Achat au comptant, chez A, de toute ma consommation de l'année | 990 fr. | |
Au fur et à mesure de sa fabrication, B vend ses produits. Mais la production se règle sur la consommation: or, celle-ci n'étant plus entravée, comme sous le régime de l'intérêt, par l'usure, c'est-à-dire par la vente à terme, par le loyer des instruments de travail et les charges qui en résultent, surtout par le préjugé de la monnaie, devenue improductive, et même inutile; il s'ensuit que B, comme tous les autres travailleurs, peut non-seulement racheter, à une fraction minime près, son propre produit, mais donner carrière à son énergie, à sa puissance productive, sans crainte de créer des non-valeurs ou d'amener l'avilissement des prix, avec l'espoir légitimement fondé, au contraire, de se compenser, par ce surcroît de production et d'échange, de la faible rétribution qu'il paye à la Banque, pour la négociation de ses valeurs. C'est ce qui va paraître dans l'article suivant du compte de B.
Tout travail doit laisser un excédant; cet aphorisme est un des premiers de l'économie politique. Il est fondé sur ce principe que, dans l'ordre économique, quel que soit le capital mis en œuvre, toute valeur est créée, par le travail, de rien; de même que, selon la théologie chrétienne, toutes choses dans la nature ont été créées de Dieu, également de rien. En effet, le produit étant défini: l'utilité ajoutée par le travail aux objets que fournit la nature (J. B. Say et tous les économistes), il est clair que le produit tout entier est le fait des travailleurs; et si l'objet auquel s'ajoute l'utilité nouvelle est déjà lui-même un produit, la valeur reproduite est nécessairement plus grande que la valeur consommée. Admettons que, par son travail, B ait augmenté de 10 pour 100 la valeur qu'il consomme, et constatons, par ses écritures, le résultat:
| 3. Doit Caisse à Marchandises générales, | ||
| Mes ventes au comptant à divers, courant de l'année, | 1,089 fr. | |
Il appert de ce compte que l'usure est une cause de misère, en ce qu'elle empêche la consommation et la reproduction, d'abord en élevant le prix de vente des produits d'une quantité plus forte que l'excédant obtenu par le travail reproducteur: la somme des usures, en France, sur un produit total de 10 milliards, est de 6 milliards, 60 pour 100;—puis, en entravant la circulation par toutes les formalités de l'escompte, de l'intérêt, du loyer, du fermage, etc.:—toutes difficultés qui disparaissent sous le régime du crédit gratuit.
Nous voici au moment où B a réalisé tout le produit de son travail de l'année. Il faut qu'il se liquide avec x, Banque nationale, ce qui donne lieu à l'opération que voici:
| 4. Doit x, Banque nationale, à Caisse, | ||
| Mon versement pour solde | 1,000 fr. | |
Maintenant B doit se rendre compte: il le fait de la manière suivante:
L'année suivante, B, au lieu d'opérer sur un produit de 1,000, opérera sur un produit de 1,089, ce qui lui donnera un nouveau surcroît de bénéfice; puis le même mouvement se renouvelant la 3e, la 4e, la 5e, etc., année, le progrès de sa richesse suivra le progrès de son industrie; il ira à l'infini.
Les autres travailleurs, C, D, E, F, etc., étant dans les mêmes conditions que B, leurs comptes présentent individuellement le même résultat; il est inutile de les reproduire.
Je passe à la contre-partie des comptes ouverts chez B, et tout d'abord à celui de la Banque.
CHAPITRE II.
On a vu plus haut que x, Banque nationale, a fait à B une avance sur son travail ou produit; qu'elle en a usé de même avec tous les autres travailleurs; et qu'ensuite elle s'est couverte et rémunérée, par le remboursement des valeurs qu'ils lui avaient remises, et par la déduction, faite à son profil, de 1 pour 100 d'escompte. Voici comment se traduiraient ces diverses opérations sur les livres de la Banque.
Lors du remboursement par les débiteurs, nouvelle opération que le comptable coucherait sur les livres comme suit:
| Doit Caisse aux Suivants: | |||
| à B, son versement pour solde | 990 | fr. | |
| à C, | —— | 990 | |
| à D, | —— | 990 | |
| à E, | —— | 990 | |
| à F, | —— | 990 | |
| à G, | —— | 990 | |
| à H, | —— | 990 | |
| à I, | —— | 990 | |
| à K, | —— | 990 | |
| à L, | —— | 990 | |
| à Profits et pertes, reçu desdits pour escompte 1 pour 100 | 100 | ||
| —— | — | ||
| Total | 10,000 | fr. | |
Le crédit donné par x, Banque nationale,—après conversion de la somme créditée, en produits, puis vente de ces produits à tous les membres de la société, producteurs-consommateurs, depuis A jusqu'à L, et enfin payement de la vente au moyen de la même somme fournie par la Banque;—ce crédit, disons-nous, lui rentre, sous forme de billets ou espèces, augmenté de l'escompte de 1 pour 100, avec lequel la Banque paye ses employés et acquitte ses frais. Si même, après avoir couvert ses dépenses, il restait à la Banque un bénéfice net tant soit peu considérable, elle réduirait proportionnellement le taux de son escompte, de manière à ce qu'il lui restât toujours, pour intérêt du capital, zéro.
| Résumé des opérations de x, Banque nationale, pour son inventaire au 31 décembre. | |||||
| Doit. | PROFITS ET PERTES. | Avoir. | |||
| 100 | fr. | Bénéfice sur ce compte. | Produit des escomptes de l'année. | 100 | fr. | 
En se reportant au compte de Caisse de x, Banque nationale, on voit tout d'abord que l'excédant du débit de ce compte sur le crédit est de fr. 100, somme égale à celle du bénéfice d'escompte constatée par le compte de Profits et pertes.
CHAPITRE III.
Venons enfin au compte de A, propriétaire-capitaliste-entrepreneur, lequel ne se distingue plus, comme nous l'avons dit, de B, C, D, etc., travailleurs salariés, et ne prend ce titre que fictivement, par suite de ses opérations avec ces derniers.
Dans le régime du crédit gratuit, A ne prête plus les matières premières, l'instrument du travail, le capital, en un mot; il ne le donne pas non plus pour rien; il le vend. Dès qu'il en a reçu le prix, il est déchu de ses droits sur son capital; il ne peut plus s'en faire payer éternellement, et au delà de l'éternité même, l'intérêt.
Voyons donc comment se comportera le compte de A, dans ce nouveau système.
D'abord, la monnaie n'étant qu'un instrument de circulation, devenu, par son accumulation à la Banque et la substitution presque générale du papier au numéraire, une propriété commune, dont l'usage, partout dédaigné, est gratuit, les producteurs-consommateurs B, C, D, etc., n'ont plus que faire des écus de A. Ce qu'il leur faut, ce sont les matières premières, instruments de travail et subsistances dont A est détenteur.
A commence donc ses opérations avec son capital, marchandises, que par hypothèse nous fixerons à 10,000 fr. Cette ouverture d'opérations de A s'exprime sur ses livres de la manière suivante:
| 1. Doit Marchandises générales à A, compte de Capital: | ||
| Marchandises en magasin, au 1er janvier dernier, suivant inventaire | 10,000 fr. | |
Que fera A de cette marchandise? Il la vend aux travailleurs B, C, D, etc., c'est-à-dire à la société consommatrice et reproductrice qu'ici ils représentent, de même que lui, A, représente, pour le moment, la société capitaliste et propriétaire. C'est ce que le comptable de A constatera comme suit:
| 2. Vente au comptant | à B | 990 | |
| — | à C | 990 | |
| — | à D | 990 | |
| — | à E | 990 | |
| — | à F | 990 | |
| — | à G | 990 | |
| — | à H | 990 | |
| — | à I | 990 | |
| — | à K | 990 | |
| — | à L | 990 | |
| —— | — | ||
| Total | 9,900 | fr. | |
Mais si les travailleurs B, C, D, etc., consomment les articles de A, à son tour le propriétaire-capitaliste-entrepreneur A consomme les produits des travailleurs B, C, D, etc., de qui il doit les acheter, comme ils achètent eux-mêmes les siens. Or, nous avons vu, chapitre 1er, article 3, que la mieux-value donnée aux valeurs consommées par B, C, D, etc., étant, par hypothèse, dans un régime exempt de tout chômage, stagnation, avilissement de prix, de 10 pour 100, le capital de 990 fr. que B a obtenu, par crédit, de la Banque, reproductivement consommé, se transforme en un autre de 1,089 fr.: c'est donc d'après ce prix que A fait ses achats auprès de B, et en acquitte les factures. Ce qui se traduit dans les écritures comme suit:
| 3. Doit Marchandise générale à Caisse: | |||
| Achat au comptant, aux travailleurs ci-après: | |||
| à B, | ses livraisons de divers articles pour ma consommation | 1,089 | fr. | 
| C, | —— | 1,089 | |
| D, | —— | 1,089 | |
| E, | —— | 1,089 | |
| F, | —— | 1,089 | |
| G, | —— | 1,089 | |
| H, | —— | 1,089 | |
| I, | —— | 1,089 | |
| K, | —— | 1,089 | |
| L, | —— | 1,089 | |
| ——— | — | ||
| Total | 10,890 | fr. | |
Pour achever la démonstration, nous n'avons plus qu'à dresser l'inventaire de A.
| Résumé des opérations de A, propriétaire-capitaliste-entrepreneur pour son inventaire au 31 décembre. | |||||
| Doit. | MARCHANDISES GÉNÉRALES. | Avoir. | |||
| 10,890 | fr. | Débit de ce compte au 31 décembre | Crédit de ce compte au 31 décembre | 9,900 | fr. | 
| Restant en magasin des marchandises inventoriées au 1er janvier dernier | 100 | ||||
| Perte sur ce compte | 890 | ||||
| —— | — | ——— | — | ||
| 10,890 | fr. | Somme égale. | 10,890 | fr. | |
Maintenant que nous avons établi notre double comptabilité, rapprochons les comptes, et notons les différences:
| 1o Sous le régime de l'usure, le compte de chaque travailleur se solde par une perte de 100 fr., soit pour les 10: | 1,000 fr. | 
En même temps, celui de A, propriétaire-capitaliste-entrepreneur, se solde par un bénéfice de 1,000 fr.; ce qui prouve que dans la société capitaliste le déficit, soit la misère, est en raison de l'agio.
2o Sous le régime du crédit gratuit, au contraire, le compte de chaque travailleur se solde par un boni de 99 fr., soit pour les dix, 990 fr.; et celui de A, propriétaire-capitaliste, par un déficit de 890 fr., qui, avec les 100 fr. de marchandises restant en magasin et venant en couverture du déficit de l'année, font bien les 990 fr. dont la fortune des dix travailleurs s'est augmentée. Ce qui prouve que, dans la société mutuelliste, c'est-à-dire de l'égal échange, la fortune de l'ouvrier augmente en raison directe de son travail, tandis que celle du capitaliste diminue aussi en raison directe de sa consommation improductive, et qui détruit le reproche que m'adressait Pierre Leroux, qu'il n'a cessé depuis deux mois de reproduire dans sa polémique, savoir, que le crédit gratuit, la Banque du peuple, la mutualité ne sont aussi que du propriétarisme, du bourgeoisisme, de l'exploitation, enfin, comme le régime que la Banque du peuple avait la prétention d'abolir.
Dans le régime mutuelliste, la fortune de l'ouvrier augmente en raison directe de son travail, tandis que celle du propriétaire-capitaliste diminue en raison directe de sa consommation improductive:—cette proposition, mathématiquement démontrée, répond à toutes les divagations de Pierre Leroux et de Louis Blanc, sur la communauté, la fraternité et la solidarité.
Renversons maintenant la formule:
Sous le régime de l'usure, la fortune de l'ouvrier décroît en raison directe de son travail, tandis que celle du propriétaire-capitaliste augmente en raison directe de sa consommation improductive:—cette proposition, démontrée comme la précédente, mathématiquement, répond à toutes les divagations des jésuites, malthusiens et philanthropes, sur l'inégalité des talents, les compensations de l'autre vie, etc., etc.
Comme corollaire à ce qui précède, et en nous basant toujours sur la logique des chiffres, nous disons encore:
Dans la société capitaliste, l'ouvrier ne pouvant jamais racheter son produit pour le prix qu'il l'a vendu, est constamment en déficit. D'où, nécessité pour lui de réduire indéfiniment sa consommation, et, par suite, nécessité pour la société entière de réduire indéfiniment la production; partant, interdiction de la vie, obstacle à la formation des capitaux comme des subsistances.
Dans la société mutuelliste, au contraire, l'ouvrier échangeant, sans retenue, produit contre produit, valeur contre valeur, ne supportant qu'un droit léger d'escompte largement compensé par l'excédant que lui laisse, au bout de l'année son travail, l'ouvrier profite exclusivement de son produit. D'où, faculté pour lui de produire indéfiniment, et, pour la société, accroissement indéfini de la vie et de la richesse.
Diriez-vous qu'une pareille révolution dans les rapports économiques ne ferait, après tout, que déplacer la misère; qu'au lieu de la misère du travailleur salarié, qui ne peut racheter son propre produit, et qui devient d'autant plus pauvre qu'il travaille davantage, nous aurions la misère du propriétaire-capitaliste-entrepreneur, qui se verrait forcé d'entamer son capital, et, partant, de détruire incessamment, avec la matière du produit, l'instrument du travail même?
Mais qui ne voit que si, comme cela est inévitable dans le régime de la gratuité, les deux qualités de travailleur salarié d'une part, et de propriétaire-capitaliste-entrepreneur, de l'autre, deviennent égales et inséparables dans la personne de chaque ouvrier, le déficit qu'éprouve A dans les opérations qu'il fait comme capitaliste, il le couvre immédiatement par le bénéfice qu'il obtient à son tour comme travailleur: de sorte que, tandis que, d'un côté, par l'annihilation de l'intérêt, la somme des produits du travail s'accroît indéfiniment; de l'autre, par les facilités de la circulation, ces produits se convertissent incessamment en VALEUR, et les valeurs en CAPITAUX?
Que chacun, au lieu de crier à la spoliation contre le socialisme, fasse donc son propre compte; que chacun dresse l'inventaire de sa fortune et de son industrie, de ce qu'il gagne comme capitaliste-propriétaire, et de ce qu'il peut obtenir comme travailleur; et, je me trompe fort, ou, sur les 10 millions de citoyens inscrits sur les listes électorales, il ne s'en trouvera pas 200,000, 1 sur 50, qui aient intérêt à conserver le régime usuraire et à repousser le crédit gratuit. Quiconque, encore une fois, gagne plus par son travail, par son talent, par son industrie, par sa science, que par son capital, est directement et surabondamment intéressé à l'abolition la plus immédiate et la plus complète de l'usure; celui-là, dis-je, qu'il le sache ou qu'il l'ignore, est, au premier chef, partisan de la République démocratique et sociale; il est, dans l'acception la plus large, la plus conservatrice, RÉVOLUTIONNAIRE. Quoi donc! Serait-il vrai, parce qu'ainsi l'a dit Malthus et qu'ainsi le veut, à sa suite, une poignée de pédants, que 10 millions de travailleurs, avec leurs enfants et leurs femmes, doivent servir éternellement de pâture à 200,000 parasites, et que c'est afin de protéger cette exploitation de l'homme par l'homme, que l'État existe, qu'il dispose d'une force armée de 500,000 soldats, d'un million de fonctionnaires et que nous lui payons deux milliards d'impôts?...
Mais qu'ai-je besoin, après tout ce qui a été dit dans le cours de cette polémique, d'entretenir plus longtemps l'opposition purement factice de travailleurs-salariés et capitalistes-propriétaires? Le moment est venu de faire cesser tout antagonisme entre les classes, et d'intéresser à l'abolition de la rente et de l'intérêt, jusqu'aux propriétaires et aux capitalistes eux-mêmes. La Révolution, ayant assuré son triomphe par la justice, peut, sans manquer à sa dignité, s'adresser aux intérêts.
N'avons-nous pas vu que l'intérêt est né des risques de l'industrie et du commerce, qu'il s'est manifesté d'abord dans les contrats plus ou moins aléatoires de pacotille et à la grosse? Or, ce qui fut au commencement l'effet inévitable de l'état de guerre, ce qui devait, de toute nécessité, apparaître dans une société antagoniste, se reproduira encore et toujours, dans la société harmonique et pacifiée. Le progrès, dans l'industrie comme dans la science, est sans fin; le travail ne connaît pas de bornes à ses aventureuses entreprises. Mais qui dit entreprise, dit toujours chose plus ou moins aléatoire, par conséquent, risque plus ou moins grand du capital engagé, partant nécessité d'un intérêt compensateur.
Au loyer, au fermage, à la rente, au prêt sur hypothèque, à l'agio mercantile, aux spéculations de bourse, à la spoliation bancocratique, doit succéder pour le capital, dans des conditions de plus en plus heureuses, la Commandite. Alors le capital, divisé par actions et fourni par les masses ouvrières, au lieu de spolier le travail, produira pour le travail; alors le dividende ne sera qu'une manière de faire participer la société tout entière aux bénéfices des spéculations privées: ce sera le gain légitimé du génie contre la fortune. Que les capitalistes actuels, au lieu de s'entasser à la Bourse, de comprimer la révolution et de mettre l'embargo sur les bras, osent donc se faire nos chefs de file; qu'ils deviennent, comme en 92, nos généraux dans cette nouvelle guerre du travail contre la misère, dans cette grande croisade de l'industrie contre la nature. N'y a-t-il donc plus rien à découvrir, plus rien à oser, plus rien à faire pour le développement de notre nationalité, pour l'augmentation de notre richesse et de notre gloire?...
Je m'arrête: il est temps. Malgré moi, Monsieur, vous m'avez poussé à cette déduction abstraite, fatigante pour le public et peu facile pour les colonnes d'un journal populaire. Fallait-il donc m'entraîner à cette dissertation épineuse, quand il était si facile, si simple de nous renfermer dans cette question péremptoire autant que positive: Le crédit peut-il ou ne peut-il pas être gratuit? Au risque de rebuter les lecteurs de la Voix du Peuple, j'ai voulu satisfaire à votre désir: vous me direz, si vous le jugez convenable, ce que vous trouvez à reprendre, d'abord à l'analyse que j'ai faite de la notion de capital; puis à la définition que j'en ai fait sortir; enfin aux théorèmes et aux corollaires qui en ont fait le développement.
Dans ce que vous venez de lire il y a, vous ne le nierez pas, toute une révolution non-seulement politique et économique, mais encore, ce qui doit vous être, ainsi qu'à moi-même, beaucoup plus sensible, scientifique. À vous de voir si vous acceptez, pour votre compte et pour celui de vos coreligionnaires, la conclusion qui ressort avec éclat de toute cette discussion, savoir, que ni vous, monsieur Bastiat, ni personne de votre école, n'entendez rien à l'économie politique.
Je suis, etc.
 DOUZIÈME LETTRE.
F. BASTIAT À P. J. PROUDHON.
Le système de la gratuité du crédit se réduit au papier-monnaie.—Quelles conséquences tirer de la comptabilité établie par M. Proudhon?—Des billets de banque.—Des profits qu'ils procurent.—Pénétration de J. B. Say.—Le vrai moyen de faire profiter du crédit le public, qui lui-même l'accorde, c'est la liberté.—Analyse du crédit et de l'intérêt.—Exhortation à M. Proudhon de changer sa bannière.
4 février 1850.
Vous venez de rendre à la société un signalé service. Jusqu'ici la gratuité du crédit était demeurée enveloppée de nuages philosophiques, métaphysiques, économiques, antinomiques, historiques. En la soumettant à la simple épreuve de la comptabilité, vous la faites descendre de ces vagues régions; vous l'exposez nue à tous les regards; chacun pourra la reconnaître: c'est la monnaie de papier.
Multiplier et égaliser les richesses sur la terre en y jetant une pluie de papier-monnaie, voilà tout le mystère. Voilà le conclusum, l'ultimatum et le desideratum du socialisme.
La gratuité du crédit, c'est son dernier mot, sa dernière formule, son dernier effort. Vous l'avez dit cent fois avec raison. D'autres, il est vrai, donnent à ce mot un autre sens. Est socialiste, disait, ces jours-ci, la Démocratie pacifique, quiconque aspire à réaliser un peu de bien.—Certes, si la définition est vague, elle est du moins compréhensive et surtout prudente. Ainsi défini, le socialisme est impérissable.
Mais un désir, non plus que vingt aspirations qui s'entre-détruisent, ne constituent pas une science. Qu'est devenue l'Icarie? Ou en sont le phalanstère, l'atelier national, la triade? Ces formules sont mortes, et vous n'avez pas peu contribué à les tuer. Si quelques autres ont fait récemment leur entrée dans le monde, sous des noms sanscrits (que j'ai oubliés), il est permis de croire qu'elles ne sont pas nées viables. Une seule survivait encore: gratuité du crédit. Il m'a semblé qu'elle puisait sa vie dans le mystère. Vous l'exposez au grand jour: survivra-t-elle longtemps?
L'altération des monnaies, pouvant aller jusqu'à la monnaie fictive, c'est une invention qui n'est ni neuve, ni d'origine très-démocratique. Jusqu'ici cependant, on avait pris la peine de donner ou de supposer au papier-monnaie quelques garanties, les futures richesses du Mississipi, le sol national, les forêts de l'État, les biens des émigrés, etc. On comprenait bien que le papier n'a pas de valeur intrinsèque, qu'il ne vaut que comme promesse, et qu'il faut que cette promesse inspire quelque confiance pour que le papier qui la constate soit volontairement reçu en échange de réalités. De là le mot crédit (credere, croire, avoir foi). Vous ne paraissez pas vous être préoccupé de ces nécessités. Une fabrique inépuisable de papier-monnaie, voilà votre solution.
Permettez-moi d'intervertir l'ordre de la discussion que vous m'indiquez, et d'examiner d'abord votre mécanisme social, exposé sous ce titre: Gratuité du crédit.
Il est bon de constater que vous définissez ainsi le capital: Toute valeur faite, en terres, instruments de travail, marchandises, subsistances ou monnaies, et servant ou pouvant servir à la production. Cette définition, je l'accepte. Elle suffit à la discussion actuelle.
Ceci posé, A, B, C, D, E, F, G, H, I, K, L, etc., sont tout à la fois capitalistes et travailleurs.
Vous faites le compte de l'un d'eux, A, pris en sa qualité de capitaliste; puis celui de B, représentant tous les travailleurs; enfin vous dressez la comptabilité de la Banque.
A est détenteur de capitaux, de valeurs faites, en terres, instruments, subsistances, etc.; B désire se les approprier, mais il n'a rien à donner en échange et ne doit pas les emprunter sous peine de payer un intérêt.
Il se présente à la Banque et lui dit: Livrez-moi pour mille francs de billets, je vous rembourserai sur le produit de mon travail futur au fur et à mesure de mes ventes. La Banque s'exécute et donne des billets pour 990 fr.[41]. Muni de ces précieux talismans, B se présente à A et lui dit: «Vous espériez peut-être me prêter vos capitaux, mais vous voilà réduit à me les vendre, car je suis en mesure de les payer.» A s'empresse de livrer ses capitaux (terres, marchandises, subsistances) à B contre les billets. B entreprend son travail. En vertu de l'aphorisme: Tout travail doit laisser un excédant, il ajoute 10 pour 100 à la valeur qu'il vient d'acheter, court à la Banque payer (en billets sans doute) les 990 fr. qu'il lui doit, et se trouve avoir réalisé 99 fr. de profits. Ainsi de C, D, E, F, etc., en un mot de tous les hommes.
Ayant imaginé ces données, vous dressez la comptabilité de A, de B et celle de la Banque. Certes, cette comptabilité, les données étant admises, est irréprochable.
Mais peut-on admettre vos données? Sont-elles conformes à la nature des hommes et des choses? C'est ce qu'il s'agit d'examiner.
Les billets de la Banque offriront-ils quelques garanties? en d'autres termes, inspireront-ils ou non de la confiance? En d'autres termes encore, la Banque aura-t-elle ou n'aura-t-elle pas un capital primitif et des valeurs faites suffisantes pour répondre de toutes ses émissions?
Comment réunira-t-elle le capital en valeurs faites? Si elle a des actionnaires, dans l'ordre de choses actuel, qui est notre point de départ, ils voudront toucher un intérêt, et comment la Banque prêtera-t-elle à titre gratuit ce qu'elle emprunte à titre onéreux?
On s'emparera du capital de la Banque de France, dites-vous, et on remboursera les actionnaires en rentes sur l'État. Ceci recule la difficulté sans la résoudre. C'est la masse, la nation qui empruntera le capital à 5 pour 100 pour le prêter gratis. L'intérêt ne sera pas anéanti, mais mis sur le dos du contribuable.
Mais enfin, admettons que ce capital de 10,000 fr., sur lequel vous opérez fictivement, soit réuni, et mettons de côté ce cercle vicieux qui consiste à supposer la gratuité pour la réaliser. Puisque vous l'avez cru nécessaire, vous jugez sans doute indispensable qu'il se conserve.
Pour cela vous raisonnez sur cette hypothèse que B, C, D, E, etc., rembourseront chaque année à la Banque les billets qu'ils lui auront pris. Mais si cette hypothèse fait défaut? Si B est un débauché qui va dépenser ses 1,000 fr. au cabaret? Si C les donne à sa maîtresse? Si D les jette dans une entreprise ridicule? Si E fait une fugue en Belgique? etc., etc., que deviendra la Banque? À qui A s'adressera-t-il pour avoir la contre-valeur des capitaux dont il se sera défait?
Car enfin votre Banque n'aura pas la vertu de changer notre nature, de réformer nos mauvaises inclinations. Bien au contraire, et il faut reconnaître que l'extrême facilité de se procurer du papier-monnaie, sur la simple promesse de travailler à le rembourser ultérieurement, serait un puissant encouragement au jeu, aux entreprises folles, aux opérations hasardeuses, aux spéculations téméraires, aux dépenses immorales ou inconsidérées. C'est une chose grave que de placer tous les hommes en situation de se dire: Tentons la fortune avec le bien d'autrui; si je réussis, tant mieux pour moi; si j'échoue, tant pis pour les autres.» Je ne puis concevoir, quant à moi, le jeu régulier des transactions humaines en dehors de la loi de responsabilité. Mais, sans rechercher ici les effets moraux de votre invention, toujours est-il qu'elle ôte à la Banque nationale toute condition de crédit et de durée.
Vous me direz peut-être qu'avant de livrer ses billets la Banque s'enquerra avec soin du degré de confiance que méritent les demandeurs. Propriété, moralité, activité, intelligence, prudence, tout sera scruté et pesé avec soin. Mais prenez garde; si, d'un côté, vous exigez que la Banque ait un capital primitif de garantie, si, de l'autre, elle ne prête qu'en toute sécurité, que fera-t-elle de plus que ne font aux États-Unis les Banques libres? Et celui qui est pauvre diable aujourd'hui ne sera-t-il pas pauvre diable sous votre régime?
Je ne crois pas que vous puissiez sortir de ces alternatives:
Ou la Banque aura un capital dont elle payera l'intérêt, et alors elle ne pourra, sans se ruiner, prêter sans intérêt;
Ou elle disposera d'un capital gratuit, et, en ce cas, expliquez-nous d'où elle le tirera, en dehors de A, B, C, D, etc., qui forment toute la nation?
Dans l'une et l'autre hypothèse, ou elle prêtera avec mesure et discernement, et alors vous n'aurez pas le crédit universel; ou elle prêtera sans garantie, et en ce cas elle fera faillite avant deux mois.
Mais passons sur ces premières difficultés.
A, que vous mettez en scène, est capitaliste, partant avisé, prudent, timoré, peureux même. Ce n'est pas vous qui le nierez. Après tout, cela lui est bien permis. Tout ce qu'il a, il l'a acquis au prix de ses sueurs, et ne veut pas s'exposer à le perdre. Ce sentiment, au point de vue social, est éminemment conservateur. Avant donc de livrer ses capitaux contre des billets, A tournera et retournera bien souvent ces billets dans ses mains. Peut-être finira-t-il par les refuser, et voilà votre système en fumée. Que ferez-vous? Décréterez-vous le cours forcé? Que devient alors la liberté, dont vous êtes le champion? Après avoir fait de la Banque une inquisition, en ferez-vous une gendarmerie? Ce n'était pas la peine de supprimer l'État.
Mais je vous concède, pour la discussion seulement, le cours forcé. Vous n'empêcherez pas A de calculer ses risques. Il est vrai qu'il n'y a guère de risques qu'un vendeur n'affronte, pourvu qu'il trouve dans l'élévation du prix une prime d'assurance satisfaisante. A, capitaliste, c'est-à-dire menuisier, cordonnier, forgeron, tailleur, etc., etc., dira donc à B, C, D: Messieurs, si vous voulez mes meubles, mes souliers, mes clous, mes habits, qui sont des valeurs faites, donnez-moi une valeur faite, c'est-à-dire 20 fr. en argent.—Voilà 20 fr. en billets, répond B.—Ce n'est qu'une promesse, répond A, et je n'y ai pas confiance.—Le cours forcé est décrété, réplique B:—Soit, riposte A, mais je veux 100 fr. de ma marchandise.
Comment arrêterez-vous cette hausse de prix, évidemment destructive de tous les bienfaits que vous attendez de la Banque? Que ferez-vous? Décréterez-vous le maximum?
L'universelle cherté se manifestera encore par une autre cause. Certes, vous ne doutez pas que la Banque, dès qu'elle aura fait battre le rappel par tous les organes de la publicité, dès qu'elle aura annoncé qu'elle prête pour rien, n'attire à elle de nombreux clients. Tous ceux qui ont des dettes, dont ils payent l'intérêt, voudront profiter de cette belle occasion de se libérer. En voilà pour une vingtaine de milliards. L'État voudra s'acquitter aussi des 5 milliards qu'il doit. La Banque sera encore assaillie de tout négociant qui a conçu une opération, de tout manufacturier qui veut fonder ou agrandir une fabrique, de tout monomane qui a fait une découverte merveilleuse, de tout ouvrier, compagnon, ou apprenti qui veut devenir maître.
Je ne crains pas de trop m'avancer en disant que l'émission des billets, si elle a la prétention de satisfaire tous les appétits, toutes les cupidités, toutes les rêveries, dépassera 50 milliards dès les six premiers mois. Voilà de quel poids la demande des capitaux pèsera sur le marché. Mais où en sera l'offre? Dans six mois, la France n'aura pas créé assez de valeurs faites (terres, instruments, marchandises, subsistances), pour satisfaire à ce prodigieux accroissement de prétentions; car les valeurs faites, les réalités, ne tombent pas aussi facilement dans le tablier de dame Offre, que les valeurs fictives dans celui de dame Demande. Cependant vendre et acheter sont des termes corrélatifs; ils expriment deux actes qui s'impliquent, et, à vrai dire, ne font qu'un. Quel sera le résultat? Une hausse exorbitante de tous les prix, ou, pour mieux dire, une désorganisation sociale telle que le monde n'en a jamais vu.—Et, soyez-en sûr, si quelqu'un en réchappe, ce ne sera pas le moins fripon, ce ne sera pas surtout le pauvre diable à qui la Banque a refusé crédit.
Ainsi, mesures arbitraires pour fonder la Banque, inquisition si elle veut mesurer la confiance, cours forcé, maximum, et, en définitive, banqueroute et désorganisation, dont les plus pauvres et les moins roués seront les premières victimes; voilà les conséquences logiques du papier-monnaie. Ce n'est pas tout.
Vous pourriez me dire: Votre critique porte sur les moyens d'exécution. On y avisera. Il ne s'agit que du principe. Or, vous ne pouvez nier que ma Banque, sauf les moyens d'exécution, détruit l'intérêt. Donc la gratuité du crédit est au moins possible.
Je pourrais répondre: Non, si les moyens d'exécution ne le sont pas. Mais je vais droit au fond, et je dis: Votre invention n'eût-elle pas tous les dangers que j'ai signalés, n'atteint pas votre but. Elle ne réalise pas la gratuité du crédit.
Vous savez aussi bien que moi, Monsieur, que cette rémunération du capital, qu'on nomme intérêt, ne s'attache pas seulement au prêt. Elle est aussi comprise dans le prix de revient des produits. Et puisque vous invoquez la comptabilité, je l'invoque à mon tour. Ouvrons les livres du premier entrepreneur venu. Nous y verrons qu'il n'opère jamais sans s'être assuré non-seulement le salaire de son travail, mais encore la rentrée, l'amortissement et l'intérêt de son capital. Cet intérêt se trouve confondu dans le prix de vente. En réduisant toutes les transactions à des achats et des ventes, votre Banque ne résout donc pas, ne touche même pas le problème de la suppression de l'intérêt.
Eh quoi! Monsieur, vous prétendez arriver à des arrangements tels, que celui qui travaille sur son propre capital ne gagne pas plus que celui qui travaille sur le capital d'autrui emprunté pour rien! Vous poursuivez une impossibilité et une injustice.
Je vais plus loin, et je dis qu'eussiez-vous raison sur tout le reste, vous auriez encore tort de prendre pour devise ces mots: gratuité du crédit. Prenez-y garde en effet, vous n'aspirez pas à rendre le crédit gratuit, mais à le tuer. Vous voulez tout réduire à des achats et des ventes, à des virements de parties. Vous croyez que, grâce à votre papier-monnaie, il n'y aura plus occasion de prêter ni d'emprunter; que tout crédit sera inutile, nul, aboli, éteint faute d'occasion. Mais peut-on dire d'une chose qui n'existe pas, ou qui a cessé d'exister, qu'elle est gratuite?
Et ceci n'est point une querelle de mots. Après tout, d'ailleurs, les mots sont les véhicules des idées. En annonçant la gratuité du crédit, vous donnez certainement à entendre, que ce soit ou non votre intention, que chacun pourra jouir, pendant un temps indéterminé, de la propriété d'autrui sans rien payer. Les malheureux, qui n'ont pas le temps d'approfondir les choses et de discerner en quoi vos expressions manquent d'exactitude, ouvrent de grands yeux. Ils sentent se remuer en eux les plus déplorables appétits. Mettre la main sur le bien d'autrui, et cela sans injustice, quelle attrayante perspective! Aussi vous avez eu et vous deviez avoir d'abord beaucoup d'adeptes.
Mais si votre mot d'ordre eût été anéantissement du crédit, qui exprime votre pensée réelle, on aurait compris que, sous votre régime, on n'aura rien pour rien. La cupidité, ce grand organe de la créance, comme dit Pascal, eût été neutre. On se serait borné à examiner froidement, d'abord, si votre système est un progrès sur ce qui est, ensuite, s'il est praticable. Le mot gratuité est toujours fort séduisant; mais je ne crains pas de dire que, s'il a été un leurre pour beaucoup de vos adeptes, il a été un piége pour votre esprit.
Il explique les hésitations qu'on a pu remarquer dans votre polémique. Quand je m'attachais à circonscrire le débat dans cette question de la gratuité, vous étiez mal à l'aise. Vous sentiez bien, au fond de votre conscience et de votre science, que le crédit, tant qu'il existe, ne peut être gratuit; que le remboursement d'une valeur empruntée ne peut être identique, soit qu'on l'opère immédiatement, soit qu'on l'ajourne indéfiniment. Vous faisiez à cet égard des concessions loyales qui vous ont été reprochées dans votre église. D'un autre côté, entraîné, engagé par votre devise: gratuité du crédit, vous faisiez des efforts incroyables pour vous tirer de ce mauvais pas. Vous invoquiez l'antinomie, vous alliez jusqu'à dire que le oui et le non peuvent être vrais de la même chose et en même temps. Après la dialectique, venait la rhétorique. Vous apostrophiez l'intérêt, le qualifiant de vol, etc., etc.
Et tout cela pour avoir revêtu votre pensée d'une expression fausse. Notre débat eût été bien abrégé, si vous m'aviez dit: Tant que le crédit existe, il ne peut être gratuit; mais j'ai trouvé le moyen de faire qu'il n'existe pas, et dorénavant j'écrirai sur mon drapeau, au lieu de ces mots: Gratuité du crédit, ceux-ci: Anéantissement du crédit.
La question ainsi posée, je n'aurais eu qu'à examiner vos moyens d'exécution. C'est ce que, par votre dernière lettre, vous m'avez mis à même de faire. J'ai prouvé que ces moyens d'exécution se résument en un mot: papier-monnaie.
J'ai prouvé, en outre:
Que, pour que les billets d'une Banque soient reçus, il faut qu'ils inspirent confiance;
Que, pour qu'ils inspirent confiance, il faut que la Banque ait des capitaux;
Que, pour que la Banque ait des capitaux, il faut qu'elle les emprunte précisément à A, B, C, D, qui sont le peuple, et en paye l'intérêt au cours;
Que si elle en paye l'intérêt, elle ne peut les prêter sans intérêt;
Que, si elle les prête à A, B, C, D, gratis, après les leur avoir pris de force sous forme de contribution, il n'y a rien de changé dans le monde, si ce n'est une oppression de plus;
Et enfin que, dans aucune hypothèse, même en réduisant toutes les transactions à des ventes, vous ne détruisez pas cette rémunération du capital, toujours confondue avec le prix de vente.
Il résulte de là, que si votre Banque n'est qu'une fabrique de papier-monnaie, elle amènera la désorganisation sociale.
Que si, au contraire, elle est établie sur les bases de la justice, de la prudence et de la raison, elle ne fera rien que ne puisse faire mieux qu'elle la liberté des Banques.
Est-ce à dire, Monsieur, qu'il n'y ait rien de vrai, selon moi, dans les idées que vous soutenez? En m'expliquant à cet égard, je vais faire un mouvement vers vous. Puisse-t-il vous déterminer à en faire un vers moi, ou plutôt vers la vraie solution: la liberté des Banques!
Mais, pour être compris, j'ai besoin, au risque de me répéter, d'établir quelques notions fondamentales sur le crédit.
Le Temps est précieux. Time is money, disent les Anglais. Le temps, c'est l'étoffe dont la vie est faite, dit le Bonhomme Richard.
C'est de cette vérité incontestable que se déduit la notion et la pratique de l'intérêt.
Car faire crédit, c'est accorder du temps.
Sacrifier du temps à autrui, c'est lui sacrifier une chose précieuse, et il n'est pas possible de soutenir qu'en affaires un tel sacrifice doive être gratuit.
A dit à B: Consacrez cette semaine à faire pour moi un chapeau; je l'emploierai à faire pour vous des souliers.—Souliers et chapeau se valent, répond B, j'accepte.
Un instant après, B s'étant ravisé dit à A: J'ai réfléchi que le temps m'est précieux; je désire me consacrer à moi-même cette semaine et les suivantes; ainsi, faites-moi les souliers tout de suite; je vous ferai le chapeau dans un an.—J'y consens, répond A, mais, dans un an, vous me donnerez une semaine et deux heures.
Je le demande à tout homme de bonne foi, A fait-il acte de piraterie en plaçant une nouvelle condition à son profit à côté d'une nouvelle condition à sa charge?
Ce fait primitif contient en germe toute la théorie du crédit.
Je sais que, dans la société, les transactions ne sont pas aussi simples que celle que je viens de décrire, mais elles sont identiques par leur essence.
Ainsi, il est possible que A vende les souliers à un tiers pour 10 fr. et remette cette somme à B en lui disant: Donnez-moi le chapeau immédiatement, ou, si vous voulez un délai d'un an, vous me restituerez une semaine de travail, plus deux heures, ou bien 10 fr., plus un vingtième en sus. Nous rentrons tout à fait dans l'hypothèse précédente.
D'accord, je l'espère du moins, sur la légitimité du crédit, voyons maintenant à quels arrangements il peut donner lieu.
B peut n'avoir pris qu'un engagement verbal, et cependant, il n'est pas impossible que A ne le transmette et ne l'escompte. Il peut dire à C: Je vous dois 10 fr. B m'a donné sa parole qu'il me donnerait 10 fr. et 10 sous dans un an. Voulez-vous accepter en payement mes droits sur B?—Si C a confiance, s'il croit, l'opération pourra se faire. Mais qui oserait dire que, pour multiplier les souliers et les chapeaux, il suffit de multiplier les promesses de ce genre, indépendamment de la confiance qui s'y attache?
B peut livrer un titre écrit. Le titre, sous cette forme, évitera les contestations et dénégations; il inspirera plus de confiance et circulera plus facilement que la promesse verbale. Mais ni la nature ni les effets du crédit n'auront changé.
Enfin un tiers, une Banque, peut garantir B, se charger de son titre et émettre à la place son propre billet. Ce sera une nouvelle facilité à la circulation. Mais pourquoi? précisément parce que la signature de la Banque inspire au public plus de confiance que celle de B. Comment donc peut-on penser qu'une Banque soit bonne à quelque chose, si elle n'a pas pour base la confiance, et comment l'aurait-elle, si ses billets offrent moins de garantie que ceux de B?
Il ne faut donc pas que ces titres divers nous fassent illusion. Il ne faut pas y voir une valeur propre, mais la simple promesse de livrer une valeur, promesse souscrite par quelqu'un qui est en mesure de la tenir.
Mais ce que je veux faire remarquer, car c'est ici que s'opère le rapprochement que j'ai annoncé entre votre opinion et la mienne, c'est un singulier déplacement du droit à l'intérêt, qui s'opère par l'intervention des Banques.
Dans le cas d'un billet à ordre ou d'une lettre de change, qui paye l'intérêt? Évidemment l'emprunteur, celui à qui d'autres ont sacrifié du temps. Et qui profite de cet intérêt? Ceux qui ont fait ce sacrifice. Ainsi, si B a emprunté, pour un an, 1,000 fr. à A, et lui a souscrit un billet de 1,040 fr., c'est A qui profite des 40 fr. S'il négocie immédiatement ce billet, à 4 pour 100 d'escompte, c'est le preneur qui gagne l'intérêt, comme il est juste, puisque c'est lui qui fait l'avance ou le sacrifice du temps. Si A négocie son billet au bout de six mois à C, celui-ci ne lui en donne que 1,020 fr., et l'intérêt se partage entre A et C, parce que chacun a sacrifié six mois.
Mais quand la Banque intervient, les choses se passent différemment.
C'est toujours B, l'emprunteur, qui paye l'intérêt. Mais ce n'est plus A et C qui en profitent, c'est la Banque.
En effet, A vient de recevoir son titre. S'il le gardait, à quelque époque qu'il le négociât, il toucherait toujours l'intérêt pour tout le temps où il aurait été privé de son capital. Mais il le porte à la Banque. Il remet à celle-ci un titre de 1,040 fr., et elle lui donne en échange un billet de 1,000 fr. C'est donc elle qui gagne les 40 fr.
Quelle est la raison de ce phénomène? Il s'explique par la disposition où sont les hommes de faire des sacrifices à la commodité. Le billet de banque est un titre très-commode. Quand on le prend, on ne se propose pas de le garder. On se dit: Il ne restera pas en mes mains plus de huit à dix jours, et je puis bien sacrifier l'intérêt de 1,000 fr. pendant une semaine en vue des avantages que le billet me procure. Au reste, les billets ont cela de commun avec l'argent; celui qu'on a dans sa bourse ou dans sa caisse ne rapporte pas d'intérêt, ce qui montre, pour le dire en passant, l'absurdité des personnes qui déclament sans cesse contre la productivité de l'argent, rien au monde n'étant plus improductif d'intérêts que la monnaie.
Ainsi, si un billet de banque reste un an dans la circulation, et passe par quarante mains, séjournant neuf jours dans chacune, c'est quarante personnes qui ont renoncé, en faveur de la Banque, aux droits qu'elles avaient sur les 40 fr. d'intérêts dus et payés par B. Chacune d'elles a fait un sacrifice de 1 fr.
Dès lors on a pu se demander si cet arrangement était juste, s'il n'y aurait pas moyen d'organiser une Banque nationale, commune, qui fit profiter le public du sacrifice supporté par le public, en un mot, qui ne perçût pas d'intérêts.
Si je ne me trompe, Monsieur, c'est sur l'observation de ce phénomène que se fonde votre invention. Elle n'est pas nouvelle. Ricardo avait conçu un plan moins radical, mais analogue[42], et je trouve dans Say (Commentaires sur Storch) ces lignes remarquables:
«Cette idée ingénieuse ne laisse qu'une question non résolue. Qui devra jouir de l'intérêt de cette somme considérable mise dans la circulation? Serait-ce le Gouvernement? Ce ne serait pour lui qu'un moyen d'augmenter les abus, tels que les sinécures, la corruption parlementaire, le nombre des délateurs de la police et les armées permanentes. Serait-ce une compagnie financière, comme la Banque d'Angleterre, la Banque de France? Mais à quoi bon faire à une compagnie financière déjà riche le cadeau des intérêts payés en détail par le public?... Telles sont les questions qui naissent à ce sujet. Peut-être ne sont-elles pas insolubles. Peut-être y a-t-il des moyens de rendre hautement profitable au public l'économie qui en résulterait; mais je ne suis pas appelé à développer ici ce nouvel ordre d'idées.
Puisque c'est le public qui paye en détail ces intérêts, c'est au public d'en profiter. Certes, il n'y avait qu'un pas de ces prémisses à la conclusion. Quant au moyen, je le crois tout trouvé; ce n'est pas la Banque nationale, mais la liberté des banques.
Remarquons d'abord que la Banque ne bénéficie pas de la totalité de l'intérêt.
Outre les frais, elle a un capital. Et puis elle est dans la nécessité de tenir toujours prête dans ses caisses, une somme d'argent improductive.
Les billets d'une banque, on ne saurait trop le répéter, sont des titres de confiance. Le jour où elle les émet, la Banque proclame hautement qu'elle est prête à les rembourser à bureau ouvert et à toute heure. Rigoureusement, elle devrait donc tenir toujours en disponibilité une valeur faite égale à la valeur représentative lancée dans la circulation, et alors l'intérêt payé par B serait perdu pour tout le monde. Mais l'expérience ayant appris à la Banque que ses billets courent le monde pendant un temps déterminé, elle ne prend ses précautions qu'en conséquence. Au lieu de garder 1,000 fr. elle n'en garde que 400 (par hypothèse), et fait valoir 600 fr. C'est l'intérêt de ces 600 fr. qui est supporté par le public, par les détenteurs successifs du billet, et gagné par la Banque.
Or, cela ne devrait pas être. Elle ne devrait gagner que ses frais, l'intérêt de tout capital de fondation, et les justes profits de tout travail, de toute spéculation. C'est ce qui arriverait avec la liberté des banques; car la concurrence, tendant à rendre uniforme le taux de l'intérêt, ne permettrait pas aux actionnaires d'une banque d'être mieux traités que les actionnaires de toute autre entreprise analogue. En d'autres termes, les banques rivales seraient forcées de réduire le taux des escomptes à ce qui est nécessaire pour placer leurs capitaux dans la condition commune, et ce phénomène étrange que j'ai signalé, je veux dire l'abandon volontaire des intérêts, auxquels se soumettent les détenteurs successifs de ces billets, profiterait au public sous forme de réduction dans le taux des escomptes. Pour être plus précis, je dirai que l'intérêt d'un billet de 1,000 fr. mis en circulation, se partagerait. Une partie irait à la Banque pour couvrir la somme qu'elle est obligée de tenir en réserve, les frais, et la rente de son capital primitif;—l'autre partie serait forcée, par la concurrence, à se convertir en diminution d'escompte.
Et cela, prenez-y garde, ne veut pas dire que l'intérêt tendra à devenir gratuit ou à s'anéantir. Cela veut dire seulement qu'il tendrait à être perçu par celui qui y a droit.
Mais le privilége est intervenu qui en a disposé autrement, et la Banque de France, n'ayant pas de concurrents, au lieu de retenir la partie, empoche le tout.
Je voudrais, Monsieur, montrer la liberté des banques sous un autre aspect; mais cette lettre est déjà trop longue. Je me bornerai à indiquer ma pensée.
Ce qu'on nomme vulgairement l'intérêt[43] comprend trois éléments qu'on a trop l'habitude de confondre:
1o L'intérêt proprement dit, qui est la rémunération du délai, le prix du temps;
2o Les frais de circulation;
3o La prime d'assurance.
La liberté des banques agirait à la fois d'une manière favorable, et dans le sens de la réduction, sur ces trois éléments. Elle maintiendrait au taux le plus bas, par les raisons que j'ai dites, l'intérêt proprement dit, sans jamais l'anéantir. Elle ferait tomber les frais de circulation à un chiffre qui, dans la pratique, se confondrait avec zéro. Enfin elle tendrait à diminuer et surtout à égaliser la prime d'assurance, qui est de beaucoup l'élément le plus onéreux,—principalement pour les classes laborieuses,—dont se compose l'intérêt total.
Si, en effet, les hommes qui jouissent de la plénitude du crédit en France, comme les Mallet, les Hottinger, les Rothschild, trouvent des capitaux à 3 pour 100, on peut dire que c'est là l'élément intérêt, et que tout ce que les autres payent en sus représente l'élément frais, et surtout l'élément prime d'assurance; ce n'est plus le prix du temps, c'est le prix du risque, ou de la difficulté et de l'incertitude du recouvrement.
Comment la liberté des banques améliorerait-elle et égaliserait-elle la condition des emprunteurs sous ces rapports? Que le lecteur veuille bien résoudre la question. J'aime mieux lui laisser cette fatigue que de la lui donner.
En cette matière, comme en toutes, la véritable solution est donc la liberté. La liberté fera surgir des banques partout où il y a un centre d'activité, et associera ces banques entre elles; elle mettra à portée de chaque marchand, de chaque artisan, ces deux grands leviers du progrès, l'épargne et le crédit. Elle restreindra l'intérêt au taux le plus bas où il puisse descendre. Elle répandra les habitudes les plus favorables à la formation des capitaux. Elle fera disparaître toute ligne de démarcation entre les classes et réalisera la mutualité des services, sans anéantir ce prix du temps, qui est un des cléments légitimes et nécessaires des transactions humaines.
Liberté des banques! Liberté du crédit! Oh! pourquoi, monsieur Proudhon, votre brûlante propagande n'a-t-elle pas pris cette direction? Est-ce qu'à tous autres égards, vous ne réclamez pas ce qui est pour tous les hommes un droit, un attribut, un enseignement, la liberté? Est-ce que vous ne demandez pas la liberté des achats et des ventes? Et qu'est-ce, après tout, que le prêt, si ce n'est la vente d'un usage; la vente du temps? Pourquoi faut-il que cette transaction seule soit réglementée par l'État ou renfermée dans le cercle de vos conceptions? Avez-vous foi dans l'humanité? Travaillez à faire tomber ses chaînes et non à lui en forger de nouvelles. Admettez que le mobile qui la pousse vers son perfectionnement indéfini réside en elle-même et non dans le cerveau du législateur. Réalisons la liberté, et l'humanité saura bien en faire sortir tout le progrès que sa nature comporte. S'il est possible et bon que le crédit soit jamais gratuit ou anéanti, comme vous le croyez, l'humanité libre accomplira cette œuvre plus sûrement que votre banque. Si cela n'est ni bon ni possible, comme j'en suis convaincu, l'humanité libre évitera les abîmes où votre banque la pousse.
Au nom du droit, au nom de la justice, au nom de votre foi dans les destinées humaines, au nom de cette concordance qu'il est toujours désirable de mettre entre toutes les parties d'une propagande, je vous adjure donc de substituer sur votre drapeau à ces mots: Gratuité du crédit, ceux de Liberté du crédit.—Mais j'oublie qu'il ne m'appartient pas de donner des conseils. D'ailleurs à quoi serviraient-ils? A-t-on jamais vu un chef d'école revenir sur ses pas et braver ce mot injuste, mais terrible: Apostasie?—Il y en a qui ont fait dans leur vie bien des témérités; ils ne feront pas celle-là, encore qu'elle soit plus digne que toutes les autres de flatter l'orgueil d'un noble cœur.
 TREIZIÈME LETTRE.
P. J. PROUDHON À F. BASTIAT.
Consultation psychologique.—Récapitulation.—La comptabilité est une méthode infaillible.—Clôture de la discussion.
11 février 1850.
Monsieur Bastiat,
Votre dernière lettre justifie toutes mes prévisions. J'étais si sûr de ce qui m'arrive, qu'avant même d'avoir reçu la Voix du Peuple du 4 février, j'avais écrit les trois quarts de la réponse que vous allez lire, et à laquelle je n'ai plus qu'à mettre une fin.
Vous êtes de bonne foi, monsieur Bastiat, vous ne souffrez pas qu'on en doute; je l'ai d'ailleurs reconnu et ne prétends point me rétracter. Mais il faut bien que je vous le dise, votre intelligence sommeille, ou plutôt elle n'a jamais vu le jour: c'est ce que je vais avoir l'honneur de vous démontrer à vous-même, en faisant le résumé de notre débat. Je souhaite que l'espèce de consultation psychologique à laquelle vous allez assister, et dont le sujet sera votre propre esprit, commence pour vous cette éducation intellectuelle, sans laquelle un homme, quelque dignité de caractère qui le distingue, quelque talent qu'il déploie, n'est et ne sera jamais autre chose qu'un animal parlant, comme dit Aristote.
Ce qui constitue dans l'homme l'intelligence, c'est l'exercice complet, harmonique, suivi, des quatre facultés suivantes: Attention, Comparaison, Mémoire, Jugement.—Voilà du moins ce qu'on m'a appris au collége, et que vous trouverez dans toutes les philosophies.
Deux ou plusieurs jugements enchaînés l'un à l'autre, et formant un tout systématique sont une opération.—Les opérations de l'entendement sont de plusieurs espèces, syllogisme, induction, sorite, dilemme, etc. On leur donne à toutes le nom commun de raisonnement.
L'art de raisonner s'appelle la logique: c'est, à proprement parler, la mécanique intellectuelle.—L'ensemble des facultés est la Raison.
L'induction de Platon, le syllogisme d'Aristote, la contradiction des sophistes, l'identité de Condillac, l'antinomie de Kant et Hegel, ne sont que des formes variées du raisonnement, des applications particulières de la logique: c'est ainsi que l'emploi de la vapeur comme force motrice a fait inventer des machines de toute espèce, locomotives, bateaux à vapeur, machines fixes, machines à haute ou basse pression, etc.; mais qui toutes découlent du même principe, la vapeur.
Toutes les sciences, sans exception, sont fondées sur la logique, c'est-à-dire sur l'exercice des quatre facultés primordiales: attention, comparaison, mémoire, jugement. C'est pourquoi la science est essentiellement démonstrative: la spontanéité, l'intuition, l'imagination, ne sont d'aucune autorité scientifique. C'est pour cela, aussi, c'est en vertu de leurs facultés rationnelles, que les hommes deviennent capables de se communiquer leurs pensées et de converser entre eux: ôtez-leur l'attention, la comparaison, la mémoire et le jugement; ils parlent l'un après l'autre ou tous à la fois, ils ne se répondent pas, ils ne s'entendent plus.
Appliquons ces règles de la raison humaine, notre commun criterium.
Dès le commencement de cette dispute, répondant catégoriquement à la question que vous m'avez posée, savoir, si l'intérêt du prêt est légitime, je vous ai dit que, dans les conditions économiques actuelles, et tant que le crédit ne serait pas démocratiquement organisé, l'affirmative me paraissait indubitable; qu'ainsi les démonstrations que vous preniez la peine de me faire étaient inutiles; que je les acceptais d'avance; que toute la question, pour moi, était de savoir si le milieu économique pouvait être changé, et que le socialisme, au nom duquel je prenais la parole, affirmait cette possibilité. J'ajoutais que le changement des conditions du crédit était une nécessité de la tradition elle-même, le dernier terme de cette routine que vous défendez avec tant d'obstination et si peu de philosophie.
Ainsi donc, à la question que vous m'adressiez, l'intérêt du capital est-il légitime? j'ai répondu sans hésiter:—Oui, dans l'ordre actuel des choses, l'intérêt est légitime. Mais j'affirme que cet ordre peut et doit être modifié, et qu'inévitablement, de gré ou de force, il le sera. Était-ce donc une réponse obscure? Et n'avais-je pas le droit d'espérer qu'après avoir répondu si nettement à votre question, vous répondriez à votre tour à la mienne?
Mais j'avais affaire à un homme dont l'intelligence est hermétiquement fermée, et pour qui la logique n'existe pas. C'est en vain que je vous crie: Oui, l'intérêt est légitime dans certaines conditions indépendantes de la volonté du capitaliste; non, il ne l'est pas dans telles autres, qu'il dépend aujourd'hui de la société de faire naître; et c'est pour cela que l'intérêt, excusable dans le prêteur, est, au point de vue de la société et de l'histoire, une spoliation! Vous n'entendez rien, vous ne comprenez pas, vous n'écoutez seulement pas ma réponse. Vous manquez de la première faculté de l'intelligence, l'attention.
C'est ce qui résulte, au surplus, de votre seconde lettre, dont voici le début: «Monsieur, vous me posez sept questions. Rappelez-vous qu'il ne s'agit en ce moment que d'une seule: L'intérêt du capital est-il légitime?» Tout le reste de votre épître n'est qu'une reproduction des arguments de la première; arguments auxquels je n'avais pas répondu, parce que je n'avais que faire d'y répondre. Changez le milieu, vous disais je, et vous changez le principe, vous changez la pratique.—Vous n'avez pas tenu compte de mes paroles. Vous avez cru plus utile de plaisanter sur la contradiction et l'antinomie, sur la thèse, l'antithèse et la synthèse, mettant de votre côté, à si peu de frais, les usuriers et les sots, heureux de rire de ce qu'ils tremblent de concevoir.
Que fais-je alors?
Pour exciter en vous cette attention rebelle, je prends divers termes de comparaison. Je vous montre, par l'exemple de la monarchie, de la polygamie, du combat judiciaire, des corporations industrielles, qu'une même chose peut très-bien avoir été bonne, utile, légitime, respectable, puis après devenir mauvaise, illicite et funeste, tout cela suivant les circonstances qui l'environnent; que le progrès, la grande loi de l'humanité, n'est pas autre chose que cette transformation incessante du bien en mal, et du mal en bien; qu'il en est ainsi, entre autres, de l'intérêt; que l'heure est venue pour lui de disparaître, ainsi qu'il est facile d'en juger aux signes politiques, historiques et économiques, que je me contente de vous indiquer en les résumant.
C'était faire appel à la plus précieuse de vos facultés. C'était vous dire: Quand j'affirme que les conditions qui rendent le prêt excusable et licite ont disparu, je n'affirme point une chose extraordinaire, je ne fais qu'énoncer un cas particulier du progrès social. Observez, comparez; et, la comparaison faite, l'analogie reconnue, revenons à la question posée par moi à la suite de la vôtre. Les formes du crédit peuvent-elles, doivent-elles être modifiées, de manière à amener la suppression de l'intérêt? Voilà, sans préjudice de l'absolution que la science doit à tous prêteurs, spéculateurs, capitalistes et usuriers ce que nous avons à examiner.
Mais, bah! est-ce que M. Bastiat compare, lui? Est-ce que seulement il est capable de comparaison, plus que d'attention? Les analogies de l'histoire, vous ne les saisissez point; le mouvement des institutions et la loi générale qui en ressort, vous l'appelez du fatalisme.—«Je veux, dites-vous dans votre troisième lettre, rester sur mon terrain!» Et là-dessus, faisant tourner votre crécelle, vous accrochant à tous les mots qui peuvent vous fournir un prétexte, vous reproduisez, comme arguments nouveaux, quelques faits dont je n'attaque point la légitimité dans la routine établie, mais dont je conteste la nécessité, dont, par conséquent, je demande la révision, la réforme.
Quand un homme, qui se dit économiste, qui a la prétention de raisonner, de démontrer, de soutenir une discussion scientifique, en est là, j'ose dire, Monsieur, que c'est un homme désespéré. Ni attention, ni comparaison; incapacité absolue d'écouter et de répondre! Que puis-je désormais tirer de vous? Vous êtes hors de la philosophie, hors de la science, hors de l'humanité.
Cependant je ne me rebute pas. Peut-être, me dis-je, l'attention et la comparaison s'éveilleront-elles en M. Bastiat, à l'aide d'une autre faculté. Observer avec attention une idée, comparer ensuite cette idée avec une autre, c'est chose trop subtile, trop abstraite. Essayons de l'histoire: l'histoire est la série des observations et des expériences du genre humain. Montrons à M. Bastiat le progrès: pour saisir le progrès dans son unité, et conséquemment dans sa loi, il ne faut que de la mémoire.
Quand je parle de la mémoire, comme faculté de l'entendement humain, je la distingue essentiellement du souvenir. Les animaux se souviennent, ils n'ont pas la mémoire. La mémoire est la faculté d'enchaîner et de classer les souvenirs; de considérer plusieurs faits consécutifs comme un seul et même fait; d'y mettre de la série et de l'unité. C'est l'attention appliquée à une suite de choses accomplies dans le temps et généralisées.
J'écris donc la monographie de l'usure. Je vous montre l'usure dans son origine, ses causes, ses prétextes, ses analogies, son développement, ses effets, ses conséquences. Je prouve que les résultats du principe de l'usure sont tout à l'impossible et à l'absurde, qu'ils engendrent fatalement l'immoralité et la misère. Cela fait, je vous dis: Vous voyez que l'ordre et la conservation de la société sont désormais incompatibles avec l'usure; que les conditions du crédit ne peuvent plus rester les mêmes; que l'intérêt, licite au commencement, excusable encore aujourd'hui dans le prêteur, dont il ne dépend pas de s'en priver, est devenu, au point de vue de la conscience sociale, une loi spoliatrice, une institution monstrueuse, qui appelle invinciblement une réforme.
C'était le cas, si je ne me trompe, d'étudier enfin l'histoire, les conditions nouvelles du crédit, la possibilité, attestée par moi, de le rendre gratuit. Et rappelez-vous qu'écartant avec le plus grand soin la question de personnes, je vous disais sans cesse: Je n'accuse point les capitalistes; je ne me plains pas des propriétaires; je n'ai garde de condamner, comme a fait l'Église, les banquiers et les usuriers: je reconnais la bonne foi de tous ceux qui profitent de l'intérêt. Je dénonce une erreur exclusivement collective, une utopie antisociale et pleine d'iniquité. Eh bien! m'avez-vous seulement compris? Car pour ce qui est de me réfuter, vous n'y songez seulement pas.
J'ai sous les yeux votre quatrième lettre: y a-t-il ombre de cette aperception historique, qui est, comme je vous le dis, la mémoire? Non. Les faits accomplis existent pour vous uniquement comme souvenirs: c'est-à-dire qu'ils ne sont rien. Vous ne les niez point: mais comme il vous est impossible d'en suivre la filière et de les généraliser, vous n'en dégagez pas le contenu; leur intelligence vous échappe. Votre faculté mnémonique, comme votre faculté d'attention et de comparaison, est nulle. Vous ne savez que répéter toujours la même chose: Celui qui prête à intérêt n'est point un voleur; et nul ne peut être contraint de prêter. Que sert, après cela, de savoir si le crédit peut être organisé sur d'autres bases, ou d'examiner ce qui résulte pour les classes travailleuses de la pratique de l'intérêt?—Votre thème est fait: vous ne vous en départez point. Et sur cela, après avoir exposé la routine usuraire, sous forme d'exemples, vous la reproduisez sous forme de propositions, et vous dites: Voilà la science!
Je vous l'avoue, Monsieur, j'ai douté un instant qu'il y eût sur la terre un homme aussi disgracié de la nature sous le rapport de l'intellect, et j'ai accusé votre volonté. Pour ma part, je préférerais mille fois être suspecté dans ma franchise, que de me voir dépouillé du plus bel apanage de l'homme, de ce qui fait sa force et son essence[44]. C'est sous cette impression pénible qu'a été écrite ma lettre du 31 décembre, dont il vous est facile à présent d'apprécier la signification.
Je me suis dit: Puisque M. Bastiat ne daigne ni honorer de son attention ma réponse, ni comparer les faits qui la motivent, ni faire état du mouvement historique qui met à néant sa théorie; puisqu'il est incapable d'entrer avec moi en dialogue et d'entendre les raisons de son contradicteur, il faut croire qu'il y a en lui excès de personnalité. C'est un homme, comme l'on dit, qui abonde dans son propre jugement, et qui, à force de n'écouter que soi, s'est séquestré de toute conversation avec ses semblables. Attaquons-le donc dans son jugement, c'est-à-dire dans sa conscience, dans sa personnalité, dans son moi.
Voilà comment, Monsieur, j'ai été conduit à m'en prendre, non plus à vos raisonnements, radicalement nuls dans la question, mais à votre volonté. J'ai accusé votre bonne foi: c'était une expérience, je vous en demande pardon, que je me permettais sur votre individu. Pour donner corps et figure à mon accusation, j'ai concentré toute notre discussion sur un fait contemporain, palpable, décisif, avec lequel j'ai identifié, non-seulement votre théorie, mais vous-même, sur la Banque de France.
La Banque de France, vous ai-je fait observer, est la preuve vivante de ce que je ne cesse de vous répéter depuis six semaines, savoir, que si l'intérêt fut un jour nécessaire et licite, il y a aujourd'hui, pour la société, devoir et possibilité de l'abolir.
Il est prouvé, en effet, par la comparaison du capital de la Banque avec son encaisse, que tout en servant à ses actionnaires l'intérêt dudit capital à 4 pour 100, elle peut faire le crédit et l'escompte à 1 pour 100, et réaliser encore de beaux bénéfices. Elle le peut, elle le doit: en ne le faisant pas, elle vole. Elle est cause, par son refus, que le taux des intérêts, loyers et fermages, qui devrait descendre partout à 1 pour 100, en maximum, reste élevé à 3, 4, 5, 6, 7, 8, 10, 12 et 15 pour 100. Elle est cause que le peuple paie chaque année aux classes improductives plus de six milliards de gratifications et pots-de-vin, et que, tandis qu'il pourrait produire chaque année vingt milliards de valeurs, il n'en produit que dix. Donc, ou vous justifierez la Banque de France, ou, si vous ne le pouvez pas, si vous ne l'osez pas, vous reconnaîtrez que la pratique de l'intérêt n'est qu'une pratique de transition, qui doit disparaître dans une société supérieure.
Voilà, monsieur, ce que je vous ai dit, et en termes assez vifs pour provoquer de votre part, à défaut d'attention, de comparaison, de mémoire, sur la question tout historique que je vous avais jusqu'alors soumise, cet acte simple et tout intuitif de la pensée, lorsqu'elle se trouve en présence d'un fait, et interrogée par oui ou par non, je veux dire, un jugement. Vous n'aviez qu'à répondre, en deux mots, cela est, ou cela n'est pas, et le procès était fini.
Cela est, c'est-à-dire, oui, la Banque de France peut, sans faire tort à ses actionnaires et se nuire à elle-même, faire l'escompte à 1 pour 100; elle peut donc en vertu de la concurrence qu'elle créerait par cette diminution, faire baisser le loyer de tous les capitaux, et du sien propre, au-dessous de 1 pour 100. Et puisque le mouvement de décroissance, une fois commencé, ne s'arrêterait plus, elle peut, si elle veut, faire disparaître tout à fait l'intérêt. Donc le crédit payé, quand il ne prend que ce qui lui est dû, mène droit au crédit gratuit; donc l'intérêt n'est qu'un fait d'ignorance et de barbarie; donc l'usure et la rente, dans une démocratie organisée, sont illicites.
Cela n'est pas, c'est-à-dire, non, il n'est pas vrai, quoi qu'en dise le bilan publié chaque semaine par la Banque de France, qu'elle ait un capital de 90 millions et un encaisse de 460 millions; il n'est pas vrai que cet encaisse énorme vienne de la substitution du papier de banque au numéraire dans la circulation commerciale, etc. etc. Dans ce cas, je vous renvoyais à M. d'Argout, à qui revenait le débat.
L'eût-on jamais cru, si vous ne nous l'aviez fait voir? À ce fait si catégorique, si palpitant de la Banque de France, vous ne répondez ni oui ni non. Vous ne vous doutez seulement pas de l'identité qui existe entre le fait soumis à votre jugement et votre théorie de l'intérêt. Vous n'apercevez point la synonymie de ces deux propositions: Oui, la Banque de France peut faire crédit à 1 pour 100, donc ma théorie est fausse;—Non, la Banque de France ne peut pas faire crédit à 1 pour 100, donc ma théorie est vraie.
Votre réponse, monument irrécusable d'une intelligence que le Verbe divin n'illumina jamais, c'est: qu'il ne s'agit pas pour vous de la Banque de France, mais du capital; que vous ne défendez point le privilége de la Banque, mais seulement la légitimité de l'intérêt; que vous êtes pour la liberté des banques, comme pour la liberté du prêt; que, s'il est possible à la Banque de France de faire le crédit et l'escompte pour rien, vous ne l'empêchez point; que vous vous bornez à affirmer une chose, à savoir que la notion du capital suppose et implique nécessairement celle de l'intérêt; que le premier ne va pas sans le second, bien que le second existe quelquefois sans le premier, etc.
Ainsi, vous êtes aussi impuissant à juger qu'à observer, comparer et vous remémorer. Il vous manque cette conscience juridique qui, en présence de deux faits identiques ou contraires, prononce: Oui, l'identité existe; non, l'identité n'existe pas. Sans doute, puisque vous êtes un être pensant, vous avez des intuitions, des illuminations, des révélations; je ne me charge pas, quant à moi, de dire ce qui se passe dans votre cerveau. Mais, à coup sûr, vous ne raisonnez pas, vous ne réfléchissez pas. Quelle espèce d'homme êtes-vous, monsieur Bastiat? Êtes-vous seulement un homme?...
Comment! après m'avoir abandonné successivement la métaphysique, à laquelle vous n'entendez rien; la philosophie de l'histoire, que vous traitez de fatalisme; le progrès économique, dont le dernier terme est la réduction à l'absurde de l'intérêt; vous m'abandonnez encore la pratique financière, dont le plus magnifique corollaire est précisément la conversion du crédit payé en crédit gratuit; et vous n'en persistez pas moins à soutenir la vérité absolue de votre théorie, que vous avez ainsi détruite de vos propres mains! Vous lâchez pied partout; la métaphysique, l'histoire, l'économie sociale, la banque, font successivement défaut à votre thèse, comme l'attention, la comparaison, la mémoire et le jugement à votre intelligence? encore une fois, quelle dialectique est la vôtre, et comment voulez-vous qu'on vous prenne?
Et cependant, je ne me suis point découragé. J'ai voulu aller jusqu'au bout et tenter un dernier effort. J'ai cru que cette inertie des facultés intellectuelles pouvait provenir de l'absence de notions, et je me suis flatté de l'espérance de faire jaillir enfin l'étincelle dans votre âme. Vous-même paraissiez m'indiquer cette marche, quand vous me disiez: Convaincu que tout ce débat repose sur la notion du capital; et, qu'en conséquence, vous essayiez de m'expliquer ce que vous entendez par capital; puis donc qu'il est inabordable par la logique, me dis-je, attaquons-le par les notions. Il serait honteux qu'une pareille discussion finit sans que les deux adversaires pussent se rendre le témoignage, que s'ils n'ont pu s'accorder, au moins ils se sont compris!
J'analyse donc, pour vous exprès, la notion du capital. Cette analyse terminée, je donne la définition; j'en déduis les corollaires; puis, afin de ne laisser aucune ambiguïté dans les termes, j'appelle à moi la science du comptable. Je représente par écritures de commerce, sur deux tableaux comparatifs, d'un côté la théorie du capital d'après vos idées; de l'autre, cette même théorie d'après les miennes. Je consacre treize colonnes de la Voix du Peuple à cette exposition, toute de complaisance, mais de laquelle, selon moi, doit sortir une révolution économique, mieux que cela, une science nouvelle.
C'était une dernière fois vous dire:
Prenez garde! les temps sont changés. Le principe de l'intérêt a épuisé toutes ses conséquences; elles sont aujourd'hui reconnues immorales, destructives de la félicité publique, mathématiquement fausses; la tenue des livres les dément, et, ce qui ne vous laisse aucune ressource, avec la tenue des livres, la notion même du capital. Pour Dieu, soyez donc attentif aux faits que je vous signale; observez, comparez, synthétisez, jugez, remontez aux notions: alors seulement vous aurez le droit d'exprimer une opinion. Vous persisterez dans votre erreur, sans doute, mais du moins votre erreur sera raisonnée; vous vous tromperez en connaissance de cause.
Comment êtes-vous sorti de cette épreuve? C'est ce que je vais examiner, en répondant à votre dernière.
Je laisse de côté votre exorde, magnifique et pompeux dans lequel vous félicitez la société du service que je lui ai rendu en dévoilant le dernier mot du socialisme, et célébrez votre victoire. Je ne relèverai pas davantage certaines plaisanteries sur les hésitations et oscillations de ma polémique: nos lecteurs sont à cet égard suffisamment instruits. Ils savent que ce que vous appelez en moi hésitation, n'est autre que la distinction fondamentale que j'ai faite, dès le premier jour, sur le passé et le présent de l'économie des sociétés, distinction que j'ai appuyée successivement de toutes les preuves que me fournissaient la métaphysique, l'histoire, le progrès, la routine même, et sur laquelle je m'efforce, mais inutilement, depuis deux mois, d'appeler votre attention. Je néglige, en un mot, tout ce qui, dans votre épître, n'a point directement trait à la question, et ne m'attache qu'à l'essentiel.
J'avais défini le capital: Toute valeur faite, en terres, instruments de travail, marchandises, subsistances, ou monnaies, et servant, ou pouvant servir à la production.
Chose singulière! cette définition vous agrée; vous l'acceptez, vous vous en emparez. Hélas! mieux eût valu pour vous cent fois la rejeter, avec l'antinomie et la philosophie de l'histoire, que d'encombrer d'une pareille formule votre entendement! Il faut voir quel affreux ravage cette terrible définition a fait sur votre esprit!
D'abord, vous ne l'avez point du tout comprise. Malgré la peine que je me suis donnée de vous l'expliquer, vous ignorez ce que c'est qu'une valeur faite: sans cela, eussiez-vous fait tenir, à l'un des personnages que vous mettez en scène, le discours suivant: «Messieurs, si vous voulez mes meubles, mes souliers, mes clous, mes habits, qui sont des valeurs faites, donnez-moi une valeur faite, c'est-à-dire vingt francs d'argent?»
On appelle valeur faite, dans le commerce, une lettre de change, par exemple, ayant une cause réelle, revêtue des formes légales, émanée d'une source connue et solvable, acceptée, et au besoin endossée par des personnes également solvables et connues, offrant ainsi triple, quadruple, etc., garantie, et susceptible, par le nombre et la solidité des cautions, de circuler comme numéraire. Plus il y a de cautions et d'acceptations, mieux la valeur est faite: elle serait parfaite, si elle avait pour garants et pour accepteurs tous les citoyens. Telle est la monnaie, la mieux faite de toutes les valeurs: car, outre qu'elle porte son gage en elle-même, elle est revêtue de la signature de l'État, qui la lance dans la circulation comme une lettre de change, et assurée de l'acceptation du public. Par analogie, je dis que des meubles, des souliers, et tous autres produits, sont reconnus valeurs faites, non pas lorsque la confection en est achevée et qu'ils sont exposés à la vente, comme vous le dites; mais après qu'ils ont été appréciés contradictoirement, que la valeur en a été fixée, la livraison effectuée; et cela encore, seulement, pour celui qui les achète, ou qui consent à les reprendre au même prix. C'est ainsi, vous ai-je dit, que le produit devient capital; et il n'est capital que pour l'acquéreur, qui s'en fait soit un instrument, soit un élément de reproduction. Pour celui-là, dis-je, et pour lui seul, le produit devient valeur faite, en un mot, capital.
Ici, Monsieur, j'ai du moins l'avantage que vous ne me contredirez point. Je suis l'auteur de la définition; je sais ce que j'ai voulu dire; vos paroles déposent de ce que vous avez entendu. Vous ne me comprenez pas.
Quoi qu'il en soit, et sans y regarder de si près, vous prenez ma définition du capital pour bonne; vous dites qu'elle suffit à la discussion. Vous reconnaissez donc, implicitement, que capital et produit sont, dans la société, termes synonymes; conséquemment, que toute opération de crédit se résout, à peine de fraude, dans un échange: deux choses que vous aviez d'abord niées, et que je vous féliciterais d'avoir enfin comprises, s'il m'était possible de croire que vous donnez à mes paroles le sens que je leur applique. Quoi de plus fécond, en effet, que cette analyse: Puisque la valeur n'est autre chose qu'une proportion, et que tous les produits sont nécessairement proportionnels entre eux, il s'ensuit qu'au point de vue social les produits sont toujours valeurs et valeurs faites: la différence, pour la société, entre capital et produit, n'existe pas. Cette différence est toute subjective aux individus: elle vient de l'impuissance où ils se trouvent d'exprimer la proportionnalité des produits en nombre exact et de leurs efforts pour arriver à une approximation. Car, ne l'oublions pas, la loi secrète de l'échange, la règle absolue des transactions, loi non écrite mais intuitive, règle non de convention mais de nature, c'est de conformer, le plus possible, les actes de la vie privée aux formules de la vie sociale.
Or, et c'est ce qui fait naître mes doutes, cette définition, si profonde et si nette, du capital, que vous trouvez bon d'accepter; cette identité du capital et du produit, du crédit et de l'échange, tout cela, Monsieur, est la négation de votre théorie de l'intérêt; et certes, vous ne vous en doutiez pas? Dès lors, en effet, que la formule de J. B. Say, les produits s'échangent contre les produits, est synonyme de cette autre, les capitaux s'échangent contre les capitaux; que la définition du capital, par vous acceptée, n'est autre chose que cette synonymie; que tout concourt, dans la société, à rendre les faits de commerce de plus en plus conformes à cette loi; il est évident, à priori, qu'un jour doit venir où les relations de prêt, loyer, fermage, intérêt, et autres analogues, seront abolies et converties en rapports d'échange; et qu'ainsi la prestation des capitaux, devenant simplement échange de capitaux, et toutes les affaires se réglant au comptant, l'intérêt devra disparaître. L'idée d'usure, dans cette définition du capital, implique contradiction.
C'est ce que vous eussiez infailliblement compris, si, tout en adoptant ma définition du capital, vous lui aviez accordé une seule minute de réflexion. Mais croire que vous allez réfléchir sur vos propres notions; s'imaginer qu'après avoir admis un principe, vous en adopterez les conséquences, le mouvement et les lois; c'est, j'en ai fait la triste expérience, se tromper étrangement. Raisonner, pour vous, c'est contredire à tort et à travers, sans suite et sans méthode. La notion glisse sur votre esprit sans le pénétrer. Vous prenez le mot, que vous appliquez ensuite à votre guise, et suivant les préoccupations de votre esprit: vous laissez l'idée, le germe, qui seul féconde l'intelligence et dénoue les difficultés.
Je n'avais rien épargné, cependant, pour vous éclairer sur le sens et la portée de ma définition, et vous mettre en garde contre elle. Désespérant de vous la faire concevoir par la seule métaphysique du langage, je l'avais réduite en équations, pour ainsi dire, algébriques. Car, qu'est-ce que la science du comptable, dont j'ai fait usage à cette occasion, sinon une sorte d'algèbre? Mais voici bien une autre affaire. Vous raisonnez de la tenue des livres absolument comme de la valeur faite: il vous était réservé, après avoir accepté une définition sans en comprendre les termes, sans en apercevoir les conséquences, d'en nier encore la démonstration. Mais, Monsieur, la démonstration, c'est la définition: où donc en êtes-vous?
Je lis dans votre lettre du 3 février:
«Ayant imaginé ces données, vous dressez la comptabilité de A, de B, et celle de la Banque. Certes cette comptabilité, les données étant admises, est irréprochable. Mais peut-on admettre vos données? sont-elles conformes à la nature des hommes et des choses?»
Ceci, j'ose vous le dire, est le renversement de l'arithmétique et du sens commun. Mais, Monsieur, si vous aviez eu la plus légère teinture de comptabilité, vous n'eussiez pas écrit de pareilles lignes. Vous auriez su que si, comme vous êtes forcé de l'avouer, ma comptabilité est irréprochable, les données économiques sur lesquelles je l'ai établie sont, dans le premier système, qui est le vôtre, nécessairement fausses; dans le second, qui est le mien, nécessairement vraies. Telle est l'essence de la comptabilité, qu'elle ne dépend pas de la certitude de ses données; elle ne souffre pas de données fausses; elle est, par elle-même, et malgré la volonté du comptable, la démonstration de la vérité ou de la fausseté de ses propres données. C'est en vertu de cette propriété que les livres du négociant font foi en justice, non-seulement pour lui, mais contre lui; l'erreur, la fraude, le mensonge, les fausses données, enfin, sont incompatibles avec la tenue des livres. Le banqueroutier est condamné sur le témoignage de ses écritures beaucoup plus que sur la dénonciation du ministère public. Telle est, vous dis-je, l'incorruptibilité de cette science, que j'ai signalée, dans mon Système des contradictions économiques, comme la plus belle application de la métaphysique moderne.
Vous parlez de fausses données. Mais la donnée sur laquelle j'ai établi ma comptabilité est précisément la vôtre, la donnée du capital productif d'intérêt. Cette donnée étant pour vous réputée vraie, je la soumets à l'épreuve de la comptabilité. J'en fais autant pour la donnée contraire, qui est celle que je défends. L'opération faite, vous la proclamez irréprochable; mais comme elle conclut contre vous, vous vous récriez que les données sont fausses. Je vous demande, monsieur Bastiat, ce que vous avez voulu dire?
Certes, je ne m'étonne plus, à présent, qu'à force de ne pas voir dans une définition ce qui y est, vous ayez fini par découvrir ce qui n'y est point, et que, de bévue en bévue, vous soyez tombé dans la plus inconcevable hallucination. Où donc avez-vous vu, dans cette comptabilité irréprochable, bien que, selon vous, la donnée en soit fausse, que le système de crédit que je défends, c'est le papier-monnaie? Je vous défie de citer un seul mot de moi, dans cette longue controverse, qui vous autorise à dire, comme vous le faites, et, je crois, pour vous tirer d'embarras, que la théorie du crédit gratuit, c'est la théorie des assignats. Je n'ai pas dit un mot du système que je voudrais voir substitué à celui qui nous gouverne et dans lequel je persiste à voir la cause de tous les malheurs de la société. Vous n'avez pas voulu qu'il fût mis en discussion, ce système; vous êtes resté sur votre terrain; tout ce que j'ai pu faire, ç'a été de vous prouver, sans toutefois me faire comprendre, que la pratique de l'intérêt mène droit à la pratique de la gratuité, et que l'heure est sonnée d'accomplir cette révolution. De mon système, à moi, il n'en a jamais été question. J'ai raisonné constamment sur vos données; je me suis tenu, avec vous, dans les us et coutumes du capital. Relisez ma lettre du 31 décembre; il ne s'agit point là de la Banque du Peuple, mais bien de la Banque de France, de cette Banque privilégiée, gouvernée par M. d'Argout, que vous ne soupçonnez point, sans doute, d'être partisan du papier-monnaie, ni de la monnaie de papier, ni des assignats; de cette Banque, enfin, qui, depuis la réunion des Banques départementales, et l'émission des billets à 100 francs, a vu continuellement augmenter son encaisse; qui possède aujourd'hui 460 millions de lingots et d'espèces; qui finira par engloutir dans ses caves un milliard de numéraire, pour peu que l'administration réduise encore la coupure des billets, établisse d'autres succursales, et que les affaires reprennent; c'est de cette Banque-là que je vous ai entretenu: l'auriez-vous prise, par hasard, pour une hypothèse, et ses 460 millions d'espèces pour une utopie?
Voici ce que je vous ai dit:
Le capital de la Banque de France est de 90 millions; son encaisse de 460 millions; ses émissions de 472: soit donc un capital, réalisé ou garanti, de 382 millions, appartenant au peuple français, et sur lequel la Banque ne doit percevoir aucun intérêt.
Or, les intérêts dus par la Banque à ses actionnaires étant de 4 pour 100 sur un capital de 90 millions; les frais d'administration, risques compris, 1/2 pour 100; l'accumulation des espèces se faisant d'une manière progressive, et la somme des émissions pouvant, sans danger, être d'un tiers supérieure à celle de l'encaisse: je dis que la Banque de France peut, que si elle peut elle doit, à peine de concussion et de vol, réduire le taux de ses escomptes à 1 pour 100, et organiser le crédit foncier, en même temps que le crédit commercial. Que me parlez-vous donc de papier-monnaie, d'assignats, de cours forcé, de maximum, de débiteurs insolvables, d'emprunteurs sans bonne foi, de travailleurs débauchés, et autres balivernes? Que la Banque de France fasse son métier avec prudence et sévérité, comme elle a fait jusqu'à présent; ce n'est pas mon affaire. Je dis qu'elle a le pouvoir et le devoir de faire le crédit et l'escompte, à ceux à qui elle a coutume de le faire, à 1 pour 100 l'an, commission comprise. M. Bastiat me fera-t-il une fois l'honneur de m'entendre?
M. Bastiat. «Pour que les billets d'une Banque soient reçus, il faut qu'ils inspirent confiance;
«Pour qu'ils inspirent confiance, il faut que la Banque ait des capitaux;
«Pour que la Banque ait des capitaux, il faut qu'elles les emprunte, et conséquemment qu'elle en paie l'intérêt;
«Si elle en paie l'intérêt, elle ne peut les prêter sans intérêt.»
Moi. Eh bien! Monsieur, la Banque de France a trouvé des capitaux sans intérêts; elle possède, en ce moment, 382 millions qui ne lui appartiennent pas; elle en aura, quand elle voudra, le double à pareille condition.—Doit-elle faire payer un intérêt?
M. Bastiat. «Le temps est précieux. Le temps, c'est de l'argent, disent les Anglais. Le temps, c'est l'étoffe dont la vie est faite, dit le Bonhomme Richard.
«Faire crédit, c'est accorder du temps.
«Sacrifier du temps à autrui, c'est lui sacrifier une chose précieuse; un pareil sacrifice ne peut être gratuit.»
Moi. Vous n'y arriverez donc jamais! Je vous ai dit, et je vous répète, qu'en matière de crédit, ce qui fait qu'on a besoin de temps, c'est la difficulté de se procurer de l'argent; que cette difficulté tient surtout à l'intérêt exigé par les détenteurs d'argent; en sorte que si l'intérêt était zéro, le temps du crédit serait aussi zéro. Or, la Banque de France, dans les conditions que lui fait le public depuis la révolution de Février, peut réduire son intérêt presque à zéro; qui de vous ou de moi tourne dans le cercle?
M. Bastiat. «Ah! oui... il me semble... je crois comprendre enfin ce que vous voulez dire. Le public a renoncé, en faveur de la Banque, à l'intérêt de 382 millions de billets qui circulent sous sa seule garantie. Vous demandez s'il n'y aurait pas moyen de faire profiter le public de cet intérêt, ou, ce qui revient au même, d'organiser une Banque nationale qui ne perçût pas d'intérêts. Si je ne me trompe pas, c'est sur l'observation de ce phénomène que se fonde votre invention. Ricardo avait conçu un plan moins radical, mais analogue, et je trouve dans Say ces lignes remarquables:
Cette idée ingénieuse ne laisse qu'une question non résolue. Qui devra jouir de l'intérêt de cette somme considérable, mise dans la circulation? Serait-ce le gouvernement? Ce ne serait pour lui qu'un moyen d'augmenter les abus, tels que les sinécures, la corruption parlementaire, le nombre des délateurs de la police, et les armées permanentes. Serait-ce une compagnie financière, comme la Banque d'Angleterre, la Banque de France? Mais à quoi bon faire à une compagnie financière le cadeau des intérêts payés en détail par le public?... Telles sont les questions qui naissent à ce sujet: peut-être ne sont-elles pas insolubles. Peut-être y a-t-il des moyens de rendre hautement profitable au public l'économie qui en résulterait; mais je ne suis pas appelé à développer ici ce nouvel ordre d'idées.
Moi. Eh! Monsieur, votre J. B. Say, avec tout son génie, est un imbécile. La question est toute résolue; c'est que le peuple, qui fait les fonds, le peuple, qui est ici le seul capitaliste, le seul commanditaire, le vrai propriétaire; le peuple, qui seul doit profiter de l'intérêt, le peuple, dis-je, ne doit pas payer d'intérêts. Est-il au monde quelque chose de plus simple et de plus juste?
Ainsi, vous convenez, sur la foi de Ricardo et de J. B. Say, qu'il existe un moyen de faire profiter le public, je cite vos propres expressions, des intérêts qu'il paie à la Banque, et que ce moyen, c'est d'organiser une Banque nationale, faisant crédit à zéro d'intérêt?
M. Bastiat. Non pas cela, Dieu m'en préserve! Je reconnais, il est vrai, que la Banque ne doit pas profiter des intérêts payés par le public pour un capital appartenant au public; je conviens de plus qu'il existe un moyen de faire profiter desdits intérêts le public. Mais je nie que ce moyen soit celui que vous indiquez; à savoir, l'organisation d'une Banque nationale; je dis et j'affirme que ce moyen, c'est la liberté des Banques!
«Liberté des banques! Liberté du crédit! Oh! pourquoi, monsieur Proudhon, votre brûlante propagande n'a-t-elle pas pris cette direction?»
Je fais grâce au lecteur de votre péroraison, dans laquelle vous déplorez mon endurcissement, et m'adjurez, avec un sérieux comique, de substituer à ma formule: Gratuité du crédit, la vôtre: Liberté du crédit, comme si le crédit pouvait être plus libre que lorsqu'il ne coûte rien! Je n'ai veine au corps, sachez-le bien, qui résiste à la liberté du crédit: en fait de banque, comme en fait d'enseignement, là liberté est ma loi suprême. Mais je dis que, jusqu'à ce que la liberté des banques et la concurrence des banquiers fassent jouir le public des intérêts qu'il leur paie, il serait bon, utile, constitutionnel, et d'une économie tout à fait républicaine, de créer, au milieu des autres banques, et en concurrence avec elles, une Banque nationale faisant provisoirement crédit à 1 ou 1/2 pour 100, au risque de ce qui en arriverait. Vous répugne-t-il de faire de la Banque de France par le remboursement de ses actionnaires, cette Banque nationale que je propose? Alors que la Banque de France restitue les 382 millions d'espèces qui appartiennent au public, et dont elle n'est que la détentrice. Avec 382 millions on peut très-bien organiser une banque; qu'en pensez-vous? Et la plus grosse de l'univers. En quoi donc cette banque, formée par la commandite de tout le peuple, ne serait elle pas libre? Faites cela seulement, et quand vous aurez attaché ce grelot révolutionnaire, quand vous aurez de la sorte édicté le premier acte de la République démocratique et sociale, je me charge de vous déduire les conséquences de cette grande innovation. Vous saurez alors quel est mon système.
Quant à vous, monsieur Bastiat, qui, économiste, vous moquez de la métaphysique, dont l'économie politique n'est que l'expression concrète; qui, membre de l'Institut, ne savez pas même où en est la philosophie de votre siècle; qui, auteur d'un livre intitulé Harmonies économiques, probablement par opposition aux Contradictions économiques[45], ne concevez rien aux harmonies de l'histoire, et ne voyez dans le progrès qu'un désolant fatalisme; qui, champion du capital et de l'intérêt, ignorez jusqu'aux principes de la comptabilité commerciale; qui, concevant enfin, à travers les ambages d'une imagination effarée, et sur la foi de vos auteurs beaucoup plus que d'après votre intime conviction, qu'il est possible d'organiser, avec les fonds du public, une banque faisant crédit sans intérêt, continuez cependant à protester, au nom de la Liberté du Crédit, contre la Gratuité du Crédit: vous êtes sans doute un bon et digne citoyen, un économiste honnête, un écrivain consciencieux, un représentant loyal, un républicain fidèle, un véritable ami du peuple: mais vos dernières paroles me donnent le droit de vous le dire, scientifiquement, monsieur Bastiat, vous êtes un homme mort.
QUATORZIÈME LETTRE.
F. BASTIAT À P. J. PROUDHON.
Droit légitime de la défense.—Origine et résumé d'une discussion, dont le public est le seul juge.
7 mars 1850.
La cause est entendue et le débat est clos, dit M. Proudhon, de partie se faisant juge. M. Bastiat est condamné... à mort. Je le condamne dans son intelligence; je le condamne dans son attention, dans ses comparaisons, dans sa mémoire et dans son jugement; je le condamne dans sa raison; je le condamne dans sa logique; je le condamne par induction, par syllogisme, par contradiction, par identité et par antinomie.
Oh! monsieur Proudhon, vous deviez être bien en colère quand vous avez jeté sur moi ce cruel anathème!
Il me rappelle la formule de l'excommunication:
Maledictus sit vivendo, moriendo, manducando, bibendo.
Maledictus sit intus et exterius.
Maledictus sit in capillis et in cerebro.
Maledictus sit in vertice, in oculis, in auriculis, in brachiis, etc., etc.; maledictus sit in pectore et in corde, in renibus, in genubus, in cruribus, in pedibus, et in unguibus.
Hélas! toutes les Églises se ressemblent, quand elles ont tort, elles se fâchent.
Cependant je récuse l'arrêt, et je proteste contre la clôture du débat.
Je récuse l'arrêt, parce qu'il n'appartient pas à mon adversaire de le prononcer. Je ne reconnais pour juge que le public.
Je proteste contre la clôture du débat, parce que, défendeur, je dois avoir le dernier mot. M. Chevé m'a écrit, j'ai répondu;—M. Proudhon m'a écrit, j'ai répondu;—il m'a écrit de nouveau, j'ai répondu derechef;—il lui plaît de m'adresser une quatrième, une cinquième, une sixième lettre. Il me convient de lui faire autant de réponses; et il a beau dire, à moins que la justice et les convenances ne soient aussi des antinomies, je suis dans mon droit.
Au reste, je me bornerai à me résumer. Outre que je ne puis continuer à discuter avec M. Proudhon, malgré lui, et moins encore quand les personnalités commencent à remplacer les arguments, je serais aujourd'hui dans une situation trop défavorable.
M. Proudhon est persécuté; partant toutes les préventions, toutes les sympathies publiques passeraient de son côté. Il avait compromis la cause du crédit gratuit, voici que le pouvoir la relève en la plaçant sur le piédestal de la persécution. Je n'avais qu'un adversaire, j'en aurais trois: M. Proudhon, la police et la popularité.
M. Proudhon me reproche deux choses: d'abord, de m'en tenir toujours à défendre mon assertion, la légitimité de l'intérêt; ensuite, de ne pas discuter son système, la gratuité du crédit.
Oui, dans chacune de mes lettres, je me suis attaché à pénétrer, sous des points de vue divers, la nature intime du capital pour en déduire la légitimité de l'intérêt. Pour tout esprit logique, cette manière de procéder était décisive: car il est bien clair que la chimère du crédit gratuit s'évapore, si une fois il est démontré que l'intérêt est légitime, utile, indestructible, de même essence que toute autre rémunération, profit ou salaire;—la juste récompense d'un sacrifice de temps et de travail, volontairement allouée à celui qui fait le sacrifice par celui qui en profite;—en d'autres termes que le prêt est une des variétés de la vente. D'ailleurs, ne devais-je pas m'efforcer de donner à cette polémique une portée utile? Et quand les classes laborieuses égarées attribuent leurs souffrances au Capital, quand les flatteurs du peuple, abondant lâchement dans le sens de ses préjugés, ne cessent de l'irriter contre l'infâme capital, l'infernal capital, que pouvais-je faire de mieux que d'exposer à tous les yeux l'origine et les effets de cette puissance si mal comprise, puisque aussi bien j'atteignais du même coup l'objet précis de notre polémique?
En procédant ainsi, j'ai fait quelque preuve de patriotisme et d'abnégation. Si je n'avais écouté que l'amour-propre de l'écrivain, je me serais borné à discuter et réfuter les arguties de M. Proudhon. Critiquer est un rôle facile et brillant; exposer une doctrine sans y être obligé, c'est abandonner ce beau rôle pour le céder à son adversaire. Je l'ai fait, cependant, parce que je me préoccupais plus de la polémique que du polémiste, et des lecteurs que de moi-même[46].
Est-ce à dire que j'aie négligé les arguments de M. Proudhon? Je montrerai que j'ai répondu à tous, et d'une manière si catégorique, qu'il les a tous successivement abandonnés. Je n'en veux que cette preuve: M. Proudhon a fini par où on finit quand on a tort; il s'est fâché.
Je reprends donc la même marche, et après avoir de nouveau appelé l'attention du lecteur sur la nature du capital, je passerai en revue les arguments de M. Proudhon.
Qu'on me permette de remonter un peu haut, seulement... au Déluge.
Les eaux s'étant retirées, Deucalion jeta derrière lui des pierres, et il en naquit des hommes.
Et ces hommes étaient bien à plaindre, car ils n'avaient pas de capital. Ils étaient dépourvus d'armes, de filets, d'instruments, et ils ne pouvaient en fabriquer, parce que, pour cela, il aurait fallu qu'ils eussent quelques provisions. Or, c'est à peine s'ils réussissaient à prendre chaque jour assez de gibier pour satisfaire la faim de chaque jour. Ils se sentaient dans un cercle difficile à franchir, et ils comprenaient qu'ils n'en auraient été tirés, ni par tout l'or de la Californie, ni par autant de billets que la Banque du peuple en pourrait imprimer dans un an, et ils se disaient entre eux: le capital n'est pas ce qu'on dit.
Cependant, un de ces infortunés, nommé Hellen, plus énergique que les autres, se dit: je me lèverai plus matin, je me coucherai plus tard; je ne reculerai devant aucune fatigue; je souffrirai la faim et ferai tant que j'aurai une avance de trois jours de vivres. Ces trois jours, je les consacrerai à fabriquer un arc et des flèches.
Et il réussit. A force de travailler et d'épargner, il eut une provision de gibier. C'est le premier capital qui ait paru dans le monde depuis le déluge. C'est le point de départ de tous les progrès.
Et plusieurs se présentèrent pour l'emprunter. Prêtez-nous ces provisions, disaient-ils à Hellen, nous vous en rendrons tout juste autant dans un an.—Mais Hellen répondit: Si je vous prêtais mes provisions, je demanderais à partager les avantages que vous en retireriez; mais j'ai un dessein, j'ai pris assez de peine pour me mettre en mesure de l'accomplir, et je l'accomplirai.
Et, en effet, il vécut trois jours sur son travail accumulé, et, pendant ces trois jours, il fit un arc et des flèches.
Un de ses compagnons se présenta de nouveau, et lui dit: Prête-moi tes armes, je te les rendrai dans un an. À quoi Hellen répondit: Mon capital est précieux. Nous sommes mille; un seul peut en jouir, et il est naturel que ce soit moi, puisque je l'ai créé.
Mais, grâce à son arc et à ses flèches, Hellen put beaucoup plus facilement que la première fois accumuler d'autres provisions et fabriquer d'autres armes.
C'est pourquoi il prêtait les unes ou les autres à ses compagnons, stipulant chaque fois une part pour lui dans l'excédant de gibier qu'il les mettait à même de prendre.
Et malgré ce partage, les emprunteurs voyaient leur travail facilité. Ils accumulaient aussi des provisions, ils fabriquaient aussi des flèches, des filets et d'autres instruments, en sorte que le capital, devenant de plus en plus abondant, se louait à des conditions de moins en moins onéreuses. Le premier mouvement avait été imprimé à la roue du progrès, elle tournait avec une rapidité toujours croissante.
Cependant, et bien que la facilité d'emprunter s'accrût sans cesse, les retardataires se mirent à murmurer, disant: Pourquoi ceux qui ont des provisions, des flèches, des filets, des haches, des scies, stipulent-ils une part pour eux quand ils nous prêtent ces choses? N'avons-nous pas aussi le droit de vivre et de bien vivre? La société ne doit-elle pas nous donner tout ce qui est nécessaire au développement de nos facultés physiques, intellectuelles et morales? Évidemment, nous serions plus heureux si nous empruntions pour rien. C'est donc l'infâme capital qui cause notre misère.
Et Hellen les ayant assemblés leur dit: Examinez attentivement ma conduite et celle de tous ceux qui, comme moi, ont réussi à se créer des ressources; vous resterez convaincus que, non-seulement elle ne vous fait aucun tort, mais qu'elle vous est utile, alors même que nous aurions assez mauvais cœur pour ne pas le vouloir. Quand nous chassons ou péchons, nous attaquons une classe d'animaux que vous ne pouvez atteindre, de telle sorte que nous vous avons délivré de notre rivalité. Il est vrai que, quand vous venez nous emprunter nos instruments, nous nous réservons une part dans le produit de votre travail. Mais d'abord cela est juste, car il faut bien que le nôtre ait aussi sa récompense. Ensuite, cela est nécessaire, car si vous décidez que désormais on prêtera les armes et les filets pour rien, qui fera des armes et des filets? Enfin, et c'est ici ce qui vous intéresse surtout, malgré la rémunération convenue, l'emprunt, quand vous le faites, vous est toujours profitable, sans quoi vous ne le feriez pas. Il peut améliorer votre condition, il ne peut jamais l'empirer; car, considérez que la part que vous cédez n'est qu'une portion de l'excédant que vous obtenez du fait de notre capital. Ainsi, après cette part payée, il vous reste plus, grâce à l'emprunt, que si vous ne l'aviez pas fait, et cet excédant vous facilite les moyens de faire vous-mêmes des provisions et des instruments, c'est-à-dire du capital. D'où il suit que les conditions du prêt deviennent tous les jours plus avantageuses aux emprunteurs, et que vos fils seront, à cet égard, mieux partagés que vous.
Ces hommes primitifs se mirent à réfléchir sur ce discours, et ils le trouvèrent sensé.
Depuis, les relations sociales se sont bien compliquées. Le capital a pris mille formes diverses: les transactions ont été facilitées par l'introduction de la monnaie, des promesses écrites, etc., etc.; mais à travers toutes ces complications, il est deux faits qui sont restés et resteront éternellement vrais, savoir:
1o Chaque fois qu'un travail antérieur et un travail actuel s'associent dans l'œuvre de la production, le produit se partage entre eux, selon certaines proportions.
2o Plus le capital est abondant, plus sa part proportionnelle dans le produit est réduite. Et comme les capitaux, en augmentant, augmentent la facilité d'en créer d'autres, il s'ensuit que la condition de l'emprunteur s'améliore sans cesse.
J'entends qu'on me dit: Qu'avons-nous à faire de vos démonstrations? Qui vous conteste l'utilité du capital?
Aussi, ce sur quoi j'appelle la réflexion du lecteur, ce n'est pas sur l'utilité absolue et non contestée du capital, ni même sur son utilité relativement à celui qui le possède, mais bien sur l'utilité dont il est à ceux qui ne le possèdent pas. C'est là qu'est la science économique, c'est là que se montre l'harmonie des intérêts.
Si la science est impassible, le savant porte dans sa poitrine un cœur d'homme; toutes ses sympathies sont pour les déshérités de la fortune, pour ceux de ses frères qui succombent sous le triple joug des nécessités physiques, intellectuelles et morales non satisfaites. Ce n'est pas au point de vue de ceux qui regorgent de richesses que la science des richesses offre de l'intérêt. Ce que nous désirons, c'est l'approximation constante de tous les hommes vers un niveau qui s'élève toujours. La question est de savoir si cette évolution humanitaire s'accomplit par la liberté ou par la contrainte. Si donc je n'apercevais pas distinctement comment le capital profite à ceux même qui ne le possèdent pas, comment, sous un régime libre, il s'accroît, s'universalise et se nivelle sans cesse; si j'avais le malheur de ne voir dans le capital que l'avantage des capitalistes, et de ne saisir ainsi qu'un côté, et, assurément, le côté le plus étroit et le moins consolant de la science économique, je me ferais Socialiste; car, de manière ou d'autre, il faut que l'inégalité s'efface progressivement, et si la liberté ne renfermait pas cette solution, comme les socialistes je la demanderais à la loi, à l'État, à la contrainte, à l'art, à l'utopie. Mais c'est ma joie de reconnaître que les arrangements artificiels sont superflus là où la liberté suffit, que la pensée de Dieu est supérieure à celle du législateur, que la vraie science consiste à comprendre l'œuvre divine, non à en imaginer une autre à la place; car c'est bien Dieu qui a créé les merveilles du monde social comme celles du monde matériel, et sans doute il n'a pas moins souri à un de ces ouvrages qu'à l'autre: Et vidit Deus quod esset bonum. Il ne s'agit donc pas de changer les lois naturelles, mais de les connaître pour nous y conformer.
Le capital est comme la lumière.
Dans un hospice, il y avait des aveugles et des clairvoyants. Ceux-là étaient sans doute plus malheureux, mais leur malheur ne provenait pas de ce que d'autres avaient la faculté de voir. Bien au contraire, dans les arrangements journaliers, ceux qui voyaient rendaient à ceux qui ne voyaient pas des services que ceux-ci n'auraient jamais pu se rendre à eux-mêmes, et que l'habitude les empêchait d'assez apprécier.
Or, la haine, la jalousie, la défiance vinrent à éclater entre les deux classes. Les clairvoyants disaient: Gardons-nous de déchirer le voile qui couvre les yeux de nos frères. Si la vue leur était rendue, ils se livreraient aux mêmes travaux que nous; ils nous feraient concurrence, ils paieraient moins cher nos services, et que deviendrions-nous?
De leur côté, les aveugles s'écriaient: Le plus grand des biens, c'est l'égalité; et, si comme nos frères, nous ne pouvons voir, il faut que, comme nous, ils perdent la vue.
Mais un homme, qui avait étudié la nature et les effets des transactions qui s'accomplissaient dans cet hospice, leur dit:
La passion vous égare. Vous qui voyez, vous souffrez de la cécité de vos frères, et la communauté atteindrait à une somme de jouissances matérielles et morales bien supérieure, bien moins chèrement achetée, si le don de voir avait été fait à tous. Vous qui ne voyez pas, rendez grâces au Ciel de ce que d'autres voient. Ils peuvent exécuter, et vous aider à exécuter une multitude de choses dont vous profitez et dont vous seriez éternellement privés.
La comparaison cependant pèche par un point essentiel. La solidarité entre les aveugles et les clairvoyants est loin d'être aussi intime que celle qui lie les prolétaires aux capitalistes; car si ceux qui voient rendent des services à ceux qui ne voient pas, ces services ne vont pas jusqu'à leur rendre la vue, et l'égalité est à jamais impossible. Mais les capitaux de ceux qui possèdent, outre qu'ils sont actuellement utiles à ceux qui ne possèdent pas, facilitent à ces derniers les moyens d'en acquérir.
Il serait donc plus juste de comparer le capital au langage. Quelle folie ne serait-ce pas aux enfants[47] de jalouser, dans les adultes, la faculté de parler, et de voir là un principe d'inégalité irrémédiable; puisque c'est précisément parce que les adultes parlent aujourd'hui que les enfants parleront demain!
Supprimez la parole chez les adultes, et vous aurez l'égalité dans l'abrutissement. Laissez la parole libre, et vous ouvrez des chances à l'égalité dans le progrès intellectuel.
De même, supprimez le capital (et ce serait certes le supprimer que d'en supprimer la récompense), et vous aurez l'égalité dans la misère. Laissez le capital libre, et vous aurez la plus grande somme possible de chances d'égalité dans le bien-être.
Voilà l'idée que je me suis efforcé de faire sortir de cette polémique. M. Proudhon me le reproche. Si j'ai un regret, c'est de n'avoir pas donné à cette idée assez de place. J'en ai été empêché par la nécessité de répondre aux arguments de mon adversaire qui me reproche maintenant de n'y avoir rien répondu. C'est ce qui nous reste à voir.