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Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 5: mises en ordre, revues et annotées d'après les manuscrits de l'auteur

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Les deux seules classes protégées, et cela dans une mesure fort inégale, ce sont les manufacturiers et les agriculteurs. Ces deux classes voient une Providence dans la douane, et cependant nous sommes témoins qu'elles ne cessent de gémir sur leur détresse. Il faut bien que la protection n'ait pas eu à leur égard toute l'efficacité qu'elles en attendaient. Qui osera dire que l'agriculture et les manufactures sont plus prospères dans les pays les plus protégés, comme la France, l'Espagne, les États Romains, que chez les peuples qui ont fait moins bon marché de leur liberté, comme les Suisses, les Anglais, les Belges, les Hollandais, les Toscans?

C'est qu'il se passe, relativement à la protection, quelque chose d'analogue ou plutôt d'identique à ce que nous avons constaté tout à l'heure pour l'impôt. Comme il y a une limite à la taxation profitable, il y en a une à la protection profitable. Cette limite, c'est l'anéantissement de la faculté de consommer, anéantissement que tend à amener la protection de même que l'impôt. Le fisc prospère par la prospérité des contribuables. De même, une industrie ne vaut que par la richesse de sa clientèle. Il suit de là que, lorsque le fisc ou le monopole cherchent leur développement dans des moyens qui ont pour effet nécessaire de ruiner le consommateur, l'un et l'autre entrent dans le même cercle vicieux. Il arrive un moment où plus ils renforcent le chiffre de la taxe, plus ils affaiblissent celui de la recette. Les protégés ne peuvent se rendre compte de l'état de dépression qui pèse sur leur industrie, malgré les faveurs du régime prohibitif. Comme le fisc, ils cherchent le remède dans l'exagération de ce régime. Qu'ils se demandent donc enfin si ce ne sont pas ces faveurs mêmes qui les oppriment. Qu'ils contemplent la moitié, les deux tiers de notre population, réduite, par l'effet de ces injustes faveurs, à se priver de fer, de viande, de drap, de blé, à construire des charrues avec des branches de saule, à se vêtir de bure, à se nourrir de millet, comme les oiseaux, ou de châtaignes, comme des créatures moins poétiques[69]!

Puisque je me suis laissé entraîner à cette dissertation, qu'il me soit permis de la terminer par une espèce d'apologue.

Il y avait, dans un parc royal, une multitude de petites pièces d'eau, toutes mises en communication les unes avec les autres par des conduits souterrains, de telle sorte que l'eau avait une tendance invincible à s'y établir dans un parfait niveau. Ces réservoirs étaient alimentés par un grand canal. L'un d'eux, quelque peu ambitieux, voulût attirer vers lui une grande partie de l'approvisionnement destiné à tous. Il n'y aurait pas eu grand mal, à cause de l'inévitable nivellement qui devait suivre la tentative, si le moyen imaginé par l'avide et imprudent réservoir n'avait entraîné une déperdition nécessaire de liquide, dans le canal d'alimentation. On devine ce qui arriva. Le niveau baissa partout, même dans le réservoir favorisé. Il se disait, car dans les apologues il n'y a rien qui ne parle, même les réservoirs: «C'est singulier, j'attire à moi plus d'eau qu'autrefois; je réussis pendant un moment imperceptible à me tenir au-dessus du niveau de mes frères, et cependant, je vois avec douleur que nous marchons tous, moi comme les autres, vers la complète siccité.» Ce réservoir-là, aussi ignorant sans doute en hydraulique qu'en morale, fermait les yeux à deux circonstances: l'une, c'est la communication souterraine de tous les réservoirs entre eux, obstacle invincible à ce qu'il profitât d'une manière exclusive et permanente de son injustice; l'autre la déperdition générale de liquide inhérente au moyen imaginé par lui, et qui devait amener fatalement une dépression générale et continue du niveau.

Or, je dis que l'ordre social présente aussi ces deux circonstances et qu'on raisonne mal, si l'on n'en tient compte. Il y a d'abord entre toutes les industries des communications cachées, des transmissions de travail et de capital, qui ne permettent pas à l'une d'elles d'élever son niveau normal au-dessus des autres d'une manière permanente. Il y a ensuite, dans le moyen imaginé pour réaliser l'injustice, c'est-à-dire dans la protection, ce vice radical qu'elle implique une perte définitive de richesse totale; et, de ces deux circonstances, il suit que le niveau du bien-être baisse partout, même au sein des industries protégées, comme celui de l'eau, même au sein de l'avide et stupide réservoir.

Je savais bien que le Libre-Échange m'entraînerait hors de ma voie. Passion! passion! ton empire est irrésistible! Mais revenons au fisc.

Je dirai aux protectionistes: Ne consentirez-vous pas, en vue des nécessités impérieuses de la République, à mettre quelque borne à votre avidité? Quoi! quand le Trésor est aux abois, quand la banqueroute menace d'engloutir votre fortune et votre sécurité, quand la douane nous offre une planche de salut vraiment providentielle, quand elle peut remplir les caisses publiques sans nuire aux masses, mais au contraire en les soulageant du poids qui les opprime, serez-vous inflexibles dans votre égoïsme? Vous devriez, de vous-mêmes, dans ce moment solennel et décisif, faire sur l'autel de la patrie le sacrifice,—ce que vous appelez et ce que très-sincèrement vous croyez être—le sacrifice d'une partie de vos priviléges. Vous en seriez récompensés par l'estime publique, et, j'ose le prédire, la prospérité matérielle vous serait donnée par surcroît.

Est-ce donc trop exiger que de vous demander de substituer aux prohibitions, devenues incompatibles avec notre loi constitutionnelle, des droits de 20 à 30 pour cent? une réduction de moitié au tarif du fer et de l'acier, ces muscles du travail; de la houille, ce pain de l'industrie; de la laine, du lin, du coton, ces matériaux de la main-d'œuvre; du blé et de la viande, ces principes de force et de vie?

Mais je vois que vous devenez raisonnables[70]; vous accueillez mon humble requête, et nous pouvons maintenant jeter un coup d'œil, tant moral que financier, sur notre budget vraiment rectifié.

Voilà d'abord bien des choses devenues enfin accessibles aux mains ou aux lèvres du peuple: le sel, le port des lettres, les boissons, le sucre, le café, le fer, l'acier, le combustible, la laine, le lin, le coton, la viande et le pain! Si l'on ajoute à cela l'abolition de l'octroi, la profonde modification, sinon l'abolition complète de cette terrible loi du recrutement, terreur et fléau de nos campagnes; je le demande, la République n'aura-t-elle pas enfoncé ses racines dans toutes les fibres des sympathies populaires? Sera-t-il facile de l'ébranler? Faudra-t-il cinq cent mille baïonnettes pour être l'effroi des partis... ou leur espérance? Ne serons-nous pas à l'abri de ces commotions effroyables, dont il semble que l'air même soit maintenant chargé? Ne pourrons-nous pas concevoir l'espoir fondé que le sentiment du bien-être, et la conscience que le pouvoir est enfin entré résolûment dans la voie de la justice, fasse renaître le travail, la confiance, la sécurité et le crédit? Est-il chimérique de penser que ces causes bienfaisantes réagiront sur nos finances plus sûrement que ne pourrait le faire un surcroît de taxes et d'entraves?

Et quant à notre situation financière actuelle et immédiate, voyons comment elle sera affectée.

Voici les réductions résultant du système proposé:

2 millions, poste.  
45 millions, sel.  
50 millions, boissons.  
33 millions, sucre et café, ci 130,000,000  
Ce n'est pas trop se flatter que d'attendre 30 millions de plus par l'accroissement de la consommation générale et par le caractère fiscal rendu à la douane, à déduire ci 30,000,000 fr.
  —————
Total de la perte de revenu provenant de la réforme 100,000,000 fr.

—Perte qui doit diminuer, par sa nature, d'année en année.

Diminuer les impôts (ce qui ne veut pas toujours dire diminuer les recettes), voilà donc la première moitié du programme financier républicain.—Vous dites: En face du déficit, cela est bien hardi. Et moi, je réponds: Non, ce n'est pas hardiesse, c'est prudence. Ce qui est hardi, ce qui est téméraire, ce qui est insensé, c'est de persévérer dans la voie qui nous a rapprochés de l'abîme. Et voyez où vous en êtes! Vous ne l'avez pas caché: l'impôt indirect vous donne des inquiétudes, et quant à l'impôt direct lui-même, vous ne comptez sur son recouvrement qu'à la condition d'y employer des colonnes mobiles. Sommes-nous donc sur la terre des miri et des razzias? Comment les choses n'en seraient-elles pas arrivées là?—Voilà cent hommes; ils se soumettent à une cotisation afin de constituer, pour leur sûreté, une force commune. Peu à peu, on détourne cette force commune de sa destination et on met à sa charge une foule d'attributions irrationnelles. Par ce fait, le nombre des hommes qui vivent sur la cotisation s'accroît, la cotisation elle-même grossit et le nombre des cotisés diminue. Le mécontentement, la désaffection s'en mêlent, et que va-t-on faire? rendre la force commune à sa destination? Ce serait trop vulgaire, et, dit-on, trop hardi. Nos hommes d'État sont plus avisés; ils imaginent de diminuer encore le nombre des payants pour augmenter celui des payés; il nous faut de nouvelles taxes, disent-ils, pour entretenir des colonnes mobiles, et des colonnes mobiles pour recouvrer les nouvelles taxes!—Et l'on ne veut pas voir là un cercle vicieux!—Nous arriverons ainsi à ce beau résultat, que la moitié des citoyens sera occupée à comprimer et rançonner l'autre moitié. Voilà ce qu'on appelle de la politique sage et pratique. Tout le reste n'est qu'utopie. Donnez-nous encore quelques années, disent les financiers, laissez-nous pousser à bout le système, et vous verrez que nous arriverons enfin à ce fameux équilibre, que nous poursuivons depuis si longtemps, et qu'ont dérangé précisément ces procédés que, depuis vingt ans, nous mettons en œuvre.

Il n'est donc pas si paradoxal qu'il le semble, au premier coup d'œil, de prendre la marche inverse; et de chercher l'équilibre dans l'allégement des taxes. Est-ce que l'équilibre méritera moins ce nom, parce qu'au lieu de le chercher à 1500 millions on le rencontrera à 1200?

Mais cette première partie du programme républicain appelle impérieusement son complément nécessaire: la diminution des dépenses. Sans ce complément, le système est une utopie, j'en conviens. Avec ce complément, je défie qui que ce soit, sauf les intéressés, d'oser dire qu'il ne va pas droit au but, et par le chemin le moins périlleux.

J'ajoute que la diminution des dépenses doit être supérieure à celle des recettes; sans cela on courrait en vain après le nivellement.

Enfin, il faut bien le dire, un ensemble de mesures ainsi compris ne peut donner, dans un seul exercice, tous les résultats qu'on a droit d'en attendre.

On a vu, quant aux recettes, que, pour mettre en elles cette force de croissance qui a son principe dans la prospérité générale, il fallait commencer par les faire reculer. C'est dire que le temps est nécessaire au développement de cette force.

Il en est ainsi des dépenses; leur réduction ne peut être que progressive. En voici une raison, entre autres.

Quand un gouvernement a porté ses frais à un chiffre exagéré et accablant, cela signifie, en d'autres termes, que beaucoup d'existences sont attachées à ses prodigalités et s'en nourrissent. L'idée de réaliser des économies sans froisser personne implique contradiction. Arguer de ces souffrances contre la réforme qui les implique nécessairement, c'est opposer une fin de non-recevoir radicale à tout acte réparateur, c'est dire: «Par cela même qu'une injustice s'est introduite dans le monde, il est bon qu'elle s'y perpétue à jamais.»—Éternel sophisme des adorateurs des abus.

Mais de ce que des souffrances individuelles sont la conséquence forcée de toute réforme, il ne s'ensuit pas qu'il ne soit du devoir du législateur de les adoucir autant qu'il est en lui. Je ne suis pas, quant à moi, de ceux qui admettent que quand un membre de la société a été par elle attiré vers une carrière, quand il y a vieilli, quand il s'en est fait une spécialité, quand il est incapable de demander à toute autre occupation des moyens d'existence, elle le puisse jeter, sans feu ni lieu, sur la place publique. Toute suppression d'emploi grève donc la société d'une charge temporaire commandée par l'humanité et, selon moi, par la stricte justice.

Il suit de là que les modifications apportées au budget des dépenses, non plus que celles introduites au budget des recettes, ne peuvent produire immédiatement leurs résultats; ce sont des germes dont la nature est de se développer, et le système complet implique que les dépenses décroîtront d'année en année avec les extinctions, que les recettes grossiront d'année en année parallèlement à la prospérité générale, de telle sorte que le résultat final doit être l'équilibre ou quelque chose de mieux.

Quant à la prétendue désaffection qui pourrait se manifester, dans la classe si nombreuse des fonctionnaires, j'avoue qu'avec les tempéraments auxquels je viens de faire allusion, je ne la crains pas. Le scrupule est d'ailleurs singulier. Il n'a jamais arrêté, que je sache, les destitutions en masse après chaque révolution. Et pourtant, quelle différence! chasser un employé pour donner sa place à un autre, c'est plus que froisser ses intérêts, c'est blesser en lui la dignité et le sentiment énergique du droit. Mais quand une révocation, d'ailleurs équitablement ménagée, résulte d'une suppression d'emploi, elle peut nuire encore, elle n'irrite pas. La blessure est moins vive, et celui qu'elle atteint se console par la considération d'un avantage public.

J'avais besoin de soumettre ces réflexions au lecteur au moment de parler de réformes profondes, qui entraînent de toute nécessité la mise en disponibilité de beaucoup de nos concitoyens.

Je renonce à passer en revue tous les articles de dépenses sur lesquels il me paraîtrait utile et politique de faire des retranchements. Le budget c'est toute la politique. Il s'enfle ou diminue selon que l'Opinion publique exige plus ou moins de l'État. À quoi servirait de montrer que la suppression de tel service gouvernemental entraîne telle économie importante, si le contribuable lui-même préfère le service à l'économie? Il y a des réformes qui doivent être précédées de longs débats, d'une lente élaboration de l'opinion publique; et je ne vois pas pourquoi je m'engagerais dans une voie où il est certain qu'elle ne me suivrait pas. Aujourd'hui même, l'Assemblée nationale a décidé qu'elle ferait le premier budget républicain. Elle n'a plus pour cette œuvre qu'un temps limité et fort court. En vue de signaler une réforme immédiatement praticable, je dois me détourner des considérations générales et philosophiques qu'il était d'abord dans ma pensée de soumettre au lecteur. Je me bornerai à les indiquer.

Ce qui rejette dans un avenir éloigné toute réforme financière radicale, c'est qu'en France on n'aime pas la Liberté; on n'aime pas à se sentir responsable de soi-même, on n'a pas confiance en sa propre énergie, on n'est un peu rassuré que lorsqu'on sent de toutes parts l'impression des lisières gouvernementales;—et ce sont justement ces lisières qui coûtent cher.

Si, par exemple, on avait foi dans la liberté de l'enseignement, qu'y aurait-il à faire, sinon à supprimer le budget de l'instruction publique?

Si l'on tenait véritablement à la liberté de conscience, comment la réaliserait-on autrement qu'en supprimant le budget des cultes[71]?

Si l'on comprenait que l'agriculture se perfectionne par les agriculteurs, et le commerce par les commerçants, on arriverait à cette conclusion: le budget de l'agriculture et du commerce est une superfétation, que les peuples les plus avancés ont soin de ne pas s'infliger.

Que si, sur quelques points, comme pour la surveillance, l'État a nécessairement à intervenir en matière d'instruction, de cultes, de commerce, une Division de plus au ministère de l'Intérieur y suffirait; il ne faut pas trois Ministères pour cela.

Ainsi, la LIBERTÉ, voilà la première et la plus féconde source des économies.

Mais cette source n'est pas faite pour nos lèvres. Pourquoi? Uniquement parce que l'Opinion la repousse[72].

Nos enfants continueront donc, sous le monopole universitaire, à s'abreuver de fausses idées grecques et romaines, à s'imprégner de l'esprit guerrier et révolutionnaire des auteurs latins, à scander les vers licencieux d'Horace, à se rendre impropres à la vie des sociétés modernes; nous continuerons à n'être pas libres, et par conséquent à payer notre servitude, car les peuples ne peuvent être tenus dans la servitude qu'à gros frais.

Nous continuerons à voir l'agriculture et le commerce languir et succomber sous l'étreinte de nos lois restrictives; et, de plus, à payer la dépense de cette torpeur, car les entraves, les réglementations, les formalités inutiles, tout cela ne peut être mis en œuvre que par des agents de la force publique, et les agents de la force publique ne peuvent vivre que sur le budget.

Et le mal, il faut bien le répéter, est sans remède actuellement applicable, puisque l'opinion attribue à l'oppression tout le développement intellectuel et industriel que cette oppression ne parvient pas à étouffer.

Une idée aussi bizarre que funeste s'est emparée des esprits. Quand il s'agit de politique, on suppose que le moteur social, si je puis m'exprimer ainsi, est dans les intérêts et les opinions individuelles. On s'attache à l'axiome de Rousseau: La volonté générale ne peut errer. Et, sur ce principe, on décrète avec enthousiasme le suffrage universel.

Mais, à tous les autres points de vue, on adopte justement l'hypothèse contraire. On n'admet pas que le mobile du progrès soit dans l'individualité, dans son aspiration naturelle vers le bien-être, aspiration de plus en plus éclairée par l'intelligence et guidée par l'expérience. Non. On part de cette donnée que l'humanité est partagée en deux: D'un côté, il y a les individus inertes, privés de tout ressort, de tout principe progressif, ou obéissant à des impulsions dépravées qui, abandonnées à elles-mêmes, tendent invinciblement vers le mal absolu; de l'autre, il y a l'être collectif, la force commune, le gouvernement, en un mot, auquel on attribue la science infuse, la naturelle passion du bien, et la mission de changer la direction des tendances individuelles. On suppose que, s'ils étaient libres, les hommes s'abstiendraient de toute instruction, de toute religion, de toute industrie, ou, qui pis est, qu'ils rechercheraient l'instruction pour arriver à l'erreur, la religion pour aboutir à l'athéisme, et le travail pour consommer leur ruine. Cela posé, il faut que les individualités se soumettent à l'action réglementaire de l'être collectif, qui n'est pourtant autre chose que la réunion de ces individualités elles-mêmes. Or, je le demande, si les penchants naturels de toutes les fractions tendent au mal, comment les penchants naturels de l'entier tendent-ils au bien? Si toutes les forces natives de l'homme se dirigent vers le néant,—où le gouvernement, qui est composé d'hommes, prendra-t-il son point d'appui pour changer cette direction[73]?

Quoi qu'il en soit, tant que cette bizarre théorie prévaudra, il faudra renoncer à la liberté et aux économies qui en découlent. Il faut bien payer ses chaînes quand on les aime, car l'État ne nous donne jamais rien gratis, pas même des fers.

Le budget n'est pas seulement toute la Politique, il est encore, à bien des égards, la Morale du peuple. C'est le miroir où, comme Renaud, nous pourrions voir l'image et le châtiment de nos préjugés, de nos vices et de nos folles prétentions. Ici encore, il y a des torrents de mauvaises dépenses que nous sommes réduits à laisser couler, car elles ont pour cause des penchants auxquels nous ne sommes pas prêts à renoncer; et quoi de plus vain que de vouloir neutraliser l'effet tant que la cause subsiste? Je citerai, entre autres, ce que je ne crains pas d'appeler, quoique le mot soit dur, l'esprit de mendicité, qui a envahi toutes les classes, celle des riches comme celle des pauvres[74].

Assurément, dans le cercle des relations privées, le caractère français n'a pas de comparaison à redouter, en ce qui concerne l'indépendance et la fierté. À Dieu ne plaise que je diffame mon pays, encore moins que je le calomnie! Mais je ne sais comment il s'est fait que les mêmes hommes qui, même pressés par la détresse, rougiraient de tendre la main vers leurs semblables, perdent tout scrupule, pourvu que l'État intervienne et voile aux yeux de la conscience la bassesse d'un tel acte. Dès que la requête ne s'adresse pas à la libéralité individuelle, dès que l'État se fait l'intermédiaire de l'œuvre, il semble que la dignité du solliciteur soit à couvert, que la mendicité ne soit plus une honte ni la spoliation une injustice. Agriculteurs, manufacturiers, négociants, armateurs, artistes, chanteurs, danseurs, hommes de lettres, fonctionnaires de tout ordre, entrepreneurs, fournisseurs, banquiers, tout le monde DEMANDE, en France, et tout le monde s'adresse au budget. Et voici que le peuple, en masse, s'est mis de la partie. L'un veut des places, l'autre des pensions, celui-ci des primes, celui-là des subventions, ce cinquième des encouragements, ce sixième des restrictions, ce septième du crédit, ce huitième du travail. La société tout entière se soulève pour arracher, sous une forme ou sous une autre, une part au budget; et, dans sa fièvre californienne, elle oublie que le budget n'est pas un Sacramento où la nature a déposé de l'or, mais qu'il n'en contient que ce que cette société quêteuse elle-même y a versé. Elle oublie que la générosité du pouvoir ne peut jamais égaler son avidité, puisque, sur ce fonds de largesses, il faut bien qu'il retienne de quoi payer le double service de la perception et de la distribution.

Afin de donner à ces dispositions, quelque peu abjectes, l'autorité et le vernis d'un Système, on les a rattachées à ce qu'on nomme le principe de la Solidarité, mot qui, ainsi entendu, ne signifie autre chose que l'effort de tous les citoyens pour se dépouiller les uns les autres, par l'intervention coûteuse de l'État. Or, on comprend qu'une fois que l'esprit de mendicité devient système et presque science, en fait d'institutions ruineuses, l'imagination n'a plus de bornes.

Mais, j'en conviens, il n'y a rien à faire en ce moment de ce côté, et je termine par cette question: Pense-t-on que l'esprit de mendicité, quand il est porté au point de pousser toute la nation au pillage du budget, ne compromette pas plus encore la sécurité que la fortune publique?

Par la même cause, une autre économie considérable nous est encore invinciblement interdite. Je veux parler de l'Algérie. Il faut s'incliner et payer, jusqu'à ce que la nation ait compris que transporter cent hommes dans une colonie, et y transporter du même coup dix fois le capital qui les ferait vivre en France, ce n'est soulager personne mais grever tout le monde.

Cherchons donc ailleurs les moyens de salut.

Le lecteur voudra bien reconnaître que, pour un utopiste, je suis de bonne composition en fait de retranchements. J'en passe, et des meilleurs. Restrictions à toutes nos plus précieuses libertés, manie des sollicitations, infatuation d'une funeste conquête, j'ai tout concédé à l'Opinion. Qu'elle me permette de prendre ma revanche et d'être quelque peu radical, en fait de politique extérieure.

Car enfin, si elle prétend fermer l'accès à toute réforme, si elle est décidée d'avance à maintenir tout ce qui est, à n'admettre aucun changement sur quoi que ce soit qui concerne nos dépenses, alors tout mon système croule, tous les plans financiers sont impuissants; il ne nous reste autre chose à faire que de laisser le peuple fléchir sous le poids des taxes, et marcher tête baissée vers la banqueroute, les révolutions, la désorganisation et la guerre sociale.

En abordant notre politique extérieure, je commencerai par établir nettement ces deux propositions, hors desquelles, j'ose le dire, il n'y a pas de salut.

1o Le développement de la force brutale n'est pas nécessaire et est nuisible à l'influence de la France.

2o Le développement de la force brutale n'est pas nécessaire et est nuisible à notre sécurité extérieure ou intérieure.

De ces deux propositions, il en sort, comme conséquence, une troisième, et c'est celle-ci:

Il faut désarmer sur terre et sur mer, et cela au plus tôt.

Faux patriotes! donnez-vous-en à cœur joie. Un jour vous m'appelâtes traître, parce que je demandais la Liberté; que sera-ce aujourd'hui que j'invoque la Paix[75]?

Ici encore, on rencontre, comme obstacle au premier chef, l'opinion publique. Elle a été saturée de ces mots: grandeur nationale, puissance, influence, prépondérance, prépotence; on lui répète sans cesse qu'elle ne doit pas déchoir du rang qu'elle occupe parmi les nations; après avoir parlé à son orgueil, on s'adresse à son intérêt. On lui dit qu'il faut manifester les signes de la force pour appuyer d'utiles négociations; qu'il faut promener sur toutes les mers le pavillon français pour protéger notre commerce et commander les marchés lointains.

Qu'est-ce que tout cela? Ballon gonflé, qu'un coup d'épingle suffit à détendre.

Où est aujourd'hui l'influence? Est-elle à la gueule des canons, ou à la pointe des baïonnettes? Non, elle est dans les idées, dans les institutions et dans le spectacle de leur succès.

Les peuples agissent les uns sur les autres par les arts, par la littérature, par la philosophie, par le journalisme, par les transactions commerciales, par l'exemple surtout; et s'ils agissent aussi quelquefois par la contrainte et la menace, je ne puis croire que ce genre d'influence soit de nature à développer les principes favorables aux progrès de l'humanité.

La renaissance de la littérature et des arts en Italie, la révolution de 1688, en Angleterre, l'acte d'indépendance des États-Unis, ont sans doute concouru à cet élan généreux qui, en 89, fit accomplir de si grandes choses à nos pères. En tout cela, où voyons-nous la main de la force brutale?

On dit: Le triomphe des armes françaises, au commencement de ce siècle, a semé partout nos idées et laissé sur toute la surface de l'Europe l'empreinte de notre politique.

Mais savons-nous, pouvons-nous savoir ce qui serait arrivé dans une autre hypothèse? Si la France n'eût pas été attaquée, si la révolution poussée à bout par la résistance n'eût pas glissé dans le sang, si elle n'eût pas abouti au despotisme militaire, si, au lieu de contrister, effrayer, et soulever l'Europe, elle lui eût montré le sublime spectacle d'un grand peuple accomplissant paisiblement ses destinées, d'institutions rationnelles et bienfaisantes, réalisant le bonheur des citoyens; y a-t-il personne qui puisse affirmer qu'un tel exemple n'eût pas excité, autour de nous, l'ardeur des opprimés et affaibli les répugnances des oppresseurs? Y a-t-il personne qui puisse dire que le triomphe de la démocratie, en Europe, ne serait pas, à l'heure qu'il est, plus avancé? Qu'on calcule donc toute la déperdition de temps, d'idées justes, de richesses, de force réelle que ces grandes guerres ont coûtée à la démocratie, qu'on tienne compte des doutes qu'elles ont jetés, pendant un quart de siècle, sur le droit populaire et sur la vérité politique!

Et puis, comment se fait-il qu'il n'y ait pas assez d'impartialité, au fond de notre conscience nationale, pour comprendre combien nos prétentions à imposer une idée, par la force, blessent au cœur nos frères du dehors? Quoi! nous, le peuple le plus susceptible de l'Europe; nous, qui, avec raison, ne souffririons pas l'intervention d'un régiment anglais, fût-ce pour venir ériger sur le sol de la patrie la statue de la liberté, et nous enseigner la perfection sociale elle-même; quand tous, jusqu'aux vieux débris de Coblentz, nous sommes d'accord sur ce point qu'il faudrait nous unir pour briser la main étrangère qui viendrait, armée, s'immiscer dans nos tristes débats, c'est nous qui avons toujours sur les lèvres ce mot irritant: prépondérance; et nous ne savons montrer la liberté à nos frères, qu'une épée au poing tournée vers leur poitrine! Comment en sommes-nous venus à nous imaginer que le cœur humain n'est pas partout le même; qu'il n'a pas partout la même fierté, la même horreur de la dépendance?

Mais enfin, cette Prépondérance illibérale que nous poursuivons avec tant d'aveuglement et, selon moi, avec tant d'injustice, où est-elle, et l'avons-nous jamais saisie? Je vois bien les efforts, mais je ne vois pas les résultats. Je vois bien que nous avons, depuis longtemps, une immense armée, une puissante marine, qui écrasent le peuple, ruinent le travailleur, engendrent la désaffection, nous poussent vers la banqueroute, nous menacent de calamités effroyables sur lesquelles les yeux même de l'imagination tremblent de se fixer; je vois tout cela, mais la prépondérance, je ne la vois nulle part, et si nous pesons dans les destinées de l'Europe, ce n'est pas par la force brutale, mais en dépit d'elle. Fiers de notre prodigieux état militaire, nous avons eu un différend avec les États-Unis, et nous avons cédé; nous avons eu des contestations au sujet de l'Égypte, et nous avons cédé; nous avons, d'année en année, prodigué des promesses à la Pologne, à l'Italie, et l'on n'en a pas tenu compte. Pourquoi? parce que le déploiement de nos forces a provoqué un déploiement semblable sur toute l'Europe; dès lors, nous n'avons plus pu douter que la moindre lutte, à propos de la cause la plus futile, ne menaçât de prendre les proportions d'une guerre universelle, et l'humanité autant que la prudence ont fait une loi aux hommes d'État de décliner une telle responsabilité.

Ce qu'il y a de remarquable et de bien instructif, c'est que le peuple qui a poussé le plus loin cette politique prétentieuse et tracassière, qui nous y a entraînés par son exemple, et nous en a fait peut-être une dure nécessité, le peuple anglais, en a recueilli les mêmes déceptions. Nul plus que lui n'a manifesté la prétention de se faire le régulateur exclusif de l'Équilibre européen, et cet équilibre a été dix fois compromis sans qu'il ait bougé.—Il s'était arrogé le monopole des colonies; et nous avons pris Alger et les Marquises, sans qu'il ait bougé. Il est vrai qu'en ceci il pourrait être soupçonné de nous avoir vus, avec une mauvaise humeur apparente et une joie secrète, nous attacher aux pieds deux boulets.—Il se disait propriétaire de l'Orégon, patron du Texas; et les États-Unis ont pris l'Orégon, le Texas, et une partie du Mexique par-dessus le marché, sans qu'il ait bougé.—Tout cela nous prouve que, si l'esprit des gouvernants est à la guerre, l'esprit des gouvernés est à la paix; et, quant à moi, je ne vois pas pourquoi nous aurions fait une révolution démocratique, si ce n'est pour faire triompher l'esprit de la démocratie, de cette démocratie laborieuse qui paye bien les frais d'un appareil militaire, mais qui n'en peut jamais rien retirer que ruine, dangers et oppression.

Je crois donc que le moment est venu où tout le génie de la révolution française doit se résumer, se manifester et se glorifier solennellement, par un de ces actes de grandeur, de loyauté, de progrès, de foi en lui-même et de confiance en sa force, tel que le soleil n'en a jamais éclairé. Je crois que le moment est venu où la France doit déclarer résolûment qu'elle voit la Solidarité des peuples dans l'enchaînement de leurs intérêts et la communication de leurs idées, et non dans l'interposition de la force brutale. Et pour donner à cette déclaration un poids irrésistible,—car qu'est-ce qu'un manifeste, quelque éloquent qu'il soit?—je crois que le moment est venu pour elle de dissoudre cette force brutale elle-même.

Si notre chère et glorieuse patrie prenait en Europe l'initiative de cette révolution, quelles en seraient les conséquences?

D'abord, pour rentrer dans mon sujet, voilà, d'un seul coup, nos finances alignées. Voilà la première partie de ma réforme devenue immédiatement exécutoire: voilà les impôts adoucis; voilà le travail, la confiance, le bien-être, le crédit, la consommation pénétrant dans les masses; voilà la République aimée, admirée, consolidée de tout ce que donnent de forces aux institutions les sympathies populaires; voilà le fantôme menaçant de la banqueroute effacé des imaginations; voilà les commotions politiques reléguées dans l'histoire du passé; voilà enfin la France heureuse et glorieuse entre toutes les nations, faisant rayonner autour d'elle l'irrésistible empire de l'exemple.

Non-seulement la réalisation de l'œuvre démocratique enflammerait les cœurs, au dehors, à la vue de ce spectacle, mais il la rendrait certainement plus facile. Ailleurs, comme chez nous, on éprouve la difficulté de faire aimer des révolutions qui se traduisent en taxes nouvelles. Ailleurs, comme chez nous, on éprouve le besoin de sortir de ce cercle. Notre attitude menaçante est, pour les gouvernements étrangers, une raison ou un prétexte toujours debout pour extraire du sein du peuple de l'argent et des soldats. Combien l'œuvre de la régénération ne serait-elle pas facilitée sur toute l'Europe, si elle s'y pouvait accomplir sous l'influence de ces réformes contributives, qui, au fond, sont des questions de sympathie et d'antipathie, des questions de vie où de mort pour les institutions nouvelles!

À cela, qu'objecte-t-on?

La dignité nationale. J'ai déjà indiqué la réponse. Est-ce au profit de leur dignité que la France et l'Angleterre, après s'être écrasées de taxes pour développer de grandes forces, ont toujours refusé de faire ce qu'elles avaient annoncé? Il y a, dans cette manière de comprendre la dignité nationale, une trace de notre éducation romaine. À l'époque où les peuples vivaient de pillage, il leur importait d'inspirer au loin de la terreur par l'aspect d'un grand appareil militaire. En est-il de même pour ceux qui fondent leurs progrès sur le travail?—On reproche au peuple américain de manquer de dignité. Si cela est, ce n'est pas au moins dans sa politique extérieure, à laquelle une pensée traditionnelle de paix et de non-intervention donne un caractère si imposant de justice et de grandeur.

Chacun chez soi, chacun pour soi, c'est la politique de l'Égoïsme; voilà ce qu'on dira.—Terrible objection, si elle avait le sens commun.—Oui, chacun chez soi, en fait de force brutale; mais que les rayons de la force morale, intellectuelle et industrielle, émanés de chaque centre national, se croisent librement et dégagent, par leur contact, la lumière et la fraternité au profit de la race humaine. Il est bien étrange qu'on nous accuse d'Égoïsme, nous qui prenons toujours parti pour l'Expansion, contre la Restriction. Notre principe est celui-ci: «Le moins de contact possible entre les gouvernements; le plus de contact possible entre les peuples.» Pourquoi? Parce que le contact des gouvernements compromet la Paix, tandis que le contact des peuples la garantit.

Sécurité extérieure. Oui, il y a là, j'en conviens, une question préjudicielle à résoudre. Sommes-nous ou ne sommes-nous pas menacés d'invasion? Il y en a qui croient sincèrement au danger. Les rois, disent-ils, sont trop intéressés à éteindre en France le foyer révolutionnaire, pour ne pas l'inonder de leurs soldats, si elle désarmait. Ceux qui pensent ainsi ont raison de demander le maintien de nos forces. Mais qu'ils acceptent les conséquences. Si nous maintenons nos forces, nous ne pouvons diminuer sérieusement nos dépenses, nous ne devons pas adoucir les impôts, c'est même notre devoir de les aggraver, puisque les budgets se règlent chaque année en déficit. Si nous aggravons nos impôts, il est une chose dont nous ne sommes pas sûrs, c'est d'accroître nos recettes; mais il en est une autre sur laquelle il n'y a pas de doute possible, c'est que nous engendrerons dans ce pays-ci la désaffection, la haine, la résistance, et nous n'aurons acquis la sécurité au dehors qu'aux dépens de la sécurité au dedans.

Pour moi, je n'hésiterai pas à voter le désarmement, parce que je ne crois pas aux invasions. D'où nous viendraient-elles? De l'Espagne? de l'Italie? de la Prusse? de l'Autriche? c'est impossible. Restent l'Angleterre et la Russie. L'Angleterre! elle a déjà fait cette expérience, et vingt-deux milliards de dettes, dont les travailleurs payent encore l'intérêt, sont une leçon qui ne peut être perdue. La Russie! Mais c'est une chimère. Le contact avec la France n'est pas ce qu'elle cherche, mais ce qu'elle évite. Et si l'empereur Nicolas s'avisait de nous envoyer deux cent mille Moscovites, je crois sincèrement que ce que nous aurions de mieux à faire, ce serait de les bien accueillir, de leur faire goûter la douceur de nos vins, de leur montrer nos rues, nos magasins, nos musées, le bonheur du peuple, la douceur et l'égalité de nos lois pénales, après quoi nous leur dirions: Reprenez, le plus tôt possible, le chemin de vos steppes et allez dire à vos frères ce que vous avez vu.

Protection au commerce. Ne faut-il pas, dit-on, une puissante marine pour ouvrir des voies nouvelles à notre commerce et commander les marchés lointains?—Vraiment les façons du gouvernement envers le commerce sont étranges. Il commence par l'entraver, le gêner, le restreindre, l'étouffer, et cela, à gros frais. Puis, s'il en échappe quelque parcelle, le voilà qui s'éprend d'une tendre sollicitude pour ces bribes qui ont réussi à passer au travers des mailles de la douane. Je veux protéger les négociants, dit-il, et pour cela j'arracherai 150 millions au public, afin de couvrir les mers de vaisseaux et de canons.—Mais, d'abord, les quatre-vingt-dix-neuf centièmes du commerce français se font avec des pays où notre pavillon n'a jamais paru ni ne paraîtra. Est-ce que nous avons des stations en Angleterre, aux États-Unis, en Belgique, en Espagne, dans le Zollverein, en Russie? C'est donc de Mayotte et de Nossibé qu'il s'agit; c'est-à-dire qu'on nous prend, par l'impôt, plus de francs qu'il ne nous rentrera de centimes par ce commerce.

Et puis, qu'est-ce qui commande les débouchés? Une seule chose: le bon marché. Envoyez où vous voudrez des produits qui coûtent cinq sous de plus que les similaires anglais ou suisses, les vaisseaux et les canons ne vous les feront pas vendre. Envoyez-y des produits qui coûtent cinq sous de moins, vous n'aurez pas besoin pour les vendre de canons et de vaisseaux. Ne sait-on pas que la Suisse, qui n'a pas une barque, si ce n'est sur ses lacs, a chassé de Gibraltar même certains tissus anglais, malgré la garde qui veille à la porte? Si donc c'est le bon marché qui est le vrai protecteur du commerce, comment notre gouvernement s'y prend-il pour le réaliser? D'abord, il hausse par ses tarifs le prix des matières premières, de tous les instruments de travail, de tous les objets de consommation; ensuite, par voie de compensation, il nous accable d'impôts sous prétexte d'envoyer sa marine à la quête des débouchés. C'est de la barbarie, de la barbarie la plus barbare, et le temps n'est pas loin où l'on dira: Ces Français du XIXe siècle avaient de singuliers systèmes commerciaux, mais ils auraient dû au moins s'abstenir de se croire au siècle des lumières.

Équilibre européen. Il nous faut une armée pour veiller à l'équilibre européen.—Autant en disent les Anglais—et l'équilibre devient ce que le fait le vent des révolutions. Le sujet est trop vaste pour que je l'aborde ici. Je ne dirai qu'un mot. Méfions-nous de la métaphore, disait Paul-Louis, et il avait bien raison. La voilà qui se présente à nous, par trois fois, sous forme de balances. Nous avons d'abord la Balance des puissances européennes—ensuite la Balance des pouvoirs—puis enfin la Balance du commerce. Pour énumérer les maux qui sont sortis de ces prétendues balances, il faudrait des volumes et je ne fais qu'une brochure.

Sécurité intérieure. Le pire ennemi de la logique, après la métaphore, c'est le cercle vicieux. Or, ici nous en rencontrons un vicieux au superlatif. «Écrasons le contribuable pour avoir une grande armée, puis ayons une grande armée pour contenir le contribuable.» N'est-ce pas là que nous en sommes? Quelle sécurité intérieure peut on attendre d'un système financier qui a pour effet la désaffection générale, et pour résultat la banqueroute et ses suites politiques? Je crois, moi, que si on laissait respirer les travailleurs, s'ils avaient la conscience qu'on fait pour eux tout ce qu'on peut faire, les perturbateurs du repos public n'auraient à leur disposition que bien peu d'éléments de trouble. Certes, la garde nationale, la police et la gendarmerie suffiraient à les contenir. Mais enfin il faut tenir compte des frayeurs particulières à l'époque où nous vivons. Elles sont bien naturelles et bien justifiées. Transigeons avec elles et accordons-leur deux cent mille hommes, jusqu'à des temps meilleurs. On voit que l'esprit de système ne me rend ni absolu ni entêté.

Récapitulons maintenant.

Nous avons ainsi formulé notre programme.

DIMINUER LES IMPÔTS.DIMINUER LES DÉPENSES DANS UNE PLUS FORTE PROPORTION.

Programme qui aboutit forcément à l'équilibre, non par le chemin de la détresse, mais par celui de la prospérité générale.

Nous avons proposé, dans la première partie de cet écrit, un dégrèvement de taxes diverses impliquant une perte de revenu de cent millions, comparativement au budget présenté par le cabinet.

Notre programme sera donc rempli, si nous faisons résulter des considérations précédentes une diminution de dépenses supérieure à cent millions.

Or, indépendamment des retranchements qu'il serait possible d'opérer sur plusieurs services, si seulement on avait un peu de foi dans la liberté, retranchements que je ne demanderas par respect pour l'opinion publique égarée, nous avons les item suivants:

1o Frais de perception. Dès l'instant que les impôts indirects sont adoucis, le stimulant à la fraude est émoussé. Il faut moins d'entraves, moins de formalités gênantes, moins de surveillance inquisitoriale, en un mot, moins d'employés. Ce qu'on peut faire, à cet égard, dans le seul service de la douane est énorme.—Posons 10 millions.

2o Frais de justice criminelle. Il n'y a pas, dans tout l'univers matériel, deux faits qui soient entre eux dans une connexité plus intime que la misère et le crime. Si donc, la mise à exécution de notre plan a pour effet nécessaire d'accroître le bien-être et le travail du peuple, il n'est pas possible que les frais de poursuite, de répression et de châtiment n'en soient diminués.—Mémoire.

3o Assistance. Il en faut dire autant de l'assistance, qui doit décroître en raison de l'accroissement du bien-être.—Mémoire.

4o Affaires étrangères.—La politique de non-intervention, celle que nos pères avaient acclamée en 89, celle que Lamartine eût inaugurée sans la pression de circonstances plus fortes que lui, celle que Cavaignac eût été fier de réaliser, cette politique entraîne la suppression de toutes les ambassades. C'est peu au point de vue financier. C'est beaucoup au point de vue politique et moral.—Mémoire.

5o Armée. Nous avons concédé 200,000 hommes aux exigences du moment. C'est 200 millions. Ajoutons-en 50 pour cas imprévus, retraites, traitements de disponibilité, etc. Comparativement au budget officiel, l'économie est de 100 millions.

6o Marine. On demande 130 millions. Accordons-en 80 et rendons-en 50 aux contribuables. Le commerce ne s'en portera que mieux.

7o Travaux publics. Je ne suis pas grand partisan, je l'avoue, d'économies qui ont pour résultat le sommeil ou la mort de capitaux engagés. Cependant, il faut s'incliner devant la nécessité. On nous demande 194 millions. Retranchons-en 30.

Nous obtenons ainsi, sans trop d'efforts, en chiffres ronds, 200 millions d'économies sur les dépenses,—contre cent millions sur les recettes. Donc nous sommes sur le chemin de l'équilibre, et ma tâche est remplie.

Mais celle du cabinet et de l'Assemblée nationale commence. Et ici je dirai, en terminant, ma pensée tout entière.

Je crois que le plan proposé, ou tout autre fondé sur les mêmes principes, peut seul sauver la République, le pays, la société. Ce plan est lié dans toutes ses parties. Si vous n'en prenez que la première,—diminuer l'impôt,—vous allez aux révolutions par la banqueroute; si vous n'en prenez que la seconde,—diminuer la dépense,—vous allez aux révolutions par la misère. En l'adoptant dans son ensemble, vous évitez tout à la fois la banqueroute, la misère, les révolutions, et vous faites, par-dessus le marché, le bien du peuple. Il forme donc un système complet, qui doit triompher ou succomber tout entier.

Or, je crains qu'un plan unitaire et méthodique ne puisse jaillir de neuf cents cervelles. Il en peut bien sortir neuf cents projets qui se heurtent, mais non un qui triomphe.

Malgré le bon vouloir de l'Assemblée nationale, l'occasion est donc manquée et le pays perdu, si le cabinet ne s'empare vigoureusement de l'initiative.

Mais cette initiative, le cabinet la repousse. Il a présenté son budget, qui ne fait rien pour le contribuable et aboutit à un déficit effrayant. Puis il a dit: «Je n'ai pas à émettre des vues d'ensemble, je discuterai les détails quand le moment sera venu.» En d'autres termes: je livre au hasard, ou plutôt à des chances aussi effroyables que certaines, les destinées de la France.

Et cela, pourquoi? Le cabinet est composé pourtant d'hommes capables, patriotes, financiers. Il est douteux qu'aucun autre ministère eût pu mieux accomplir l'œuvre du salut commun.

Il ne l'essaye même pas. Et pourquoi? Parce qu'il est entré aux affaires avec une Idée préconçue. Idée préconçue! que j'aurais dû le placer, comme fléau de tout raisonnement et de toute conduite, par delà la métaphore et le cercle vicieux!

Le ministère s'est dit: «Il n'y a rien à faire avec cette Assemblée, je n'y aurais pas la majorité!»

Je n'examine pas ici toutes les funestes conséquences de cette idée préconçue.

Quand on croit qu'une assemblée est un obstacle, on est bien près de vouloir la dissoudre.

Quand on veut la dissoudre, on est bien près de travailler, sinon de manœuvrer dans ce sens.

Ainsi de grands efforts se sont faits pour réaliser le mal, au moment où il était si urgent de les consacrer à faire du bien.

Le temps et les forces se sont usés dans un conflit déplorable. Et, je le dis la main sur la conscience, dans ce conflit, je crois que le cabinet avait tort.

Car enfin, pour régler son action ou plutôt son inertie sur cette donnée: Je n'aurai pas la majorité; il fallait du moins proposer quelque chose d'utile, et attendre un refus de concours.

Le président de la République avait tracé une voie plus sage quand il avait dit, le jour de son installation: «Je n'ai aucune raison de croire que je ne serai pas d'accord avec l'Assemblée nationale.»

Sur quoi donc s'est fondé le cabinet pour poser d'avance, dans l'idée contraire, le point de départ de sa politique? Sur ce que l'Assemblée nationale avait montré de la sympathie pour la candidature du général Cavaignac.

Mais le cabinet n'a donc pas compris qu'il y a une chose que l'Assemblée met cent fois et mille fois au-dessus du général Cavaignac! C'est la volonté du peuple, exprimée par le suffrage universel, en vertu d'une constitution qu'elle-même avait formulée.

Et moi, je dis que, pour témoigner de son respect pour la volonté du peuple et la constitution, nos deux ancres de salut, elle eût été peut-être plus facile avec Bonaparte qu'avec Cavaignac lui-même.

Oui, si le ministère, au lieu de débuter par élever le conflit, fût venu dire à l'Assemblée: «L'élection du 20 décembre ferme la période agitée de notre révolution. Maintenant, occupons-nous de concert du bien du peuple, de réformes administratives et financières.» Je le dis avec certitude, l'Assemblée l'aurait suivi avec passion, car elle a la passion du bien et ne peut en avoir d'autre.

Maintenant l'occasion est perdue, et si nous ne la faisons renaître, malheur à nos finances, malheur au pays, pendant des siècles.

Eh bien! je crois que, si chacun oublie ses griefs et comprime ses rancunes, la France peut encore être sauvée.

Ministres de la République, ne dites pas: Nous agirons plus tard. Nous chercherons des réformes avec une autre Assemblée.—Ne dites pas cela, car la France est sur le bord d'un gouffre. Elle n'a pas le temps de vous attendre.

Un ministère inerte par système! Mais cela ne s'est jamais vu. Et quel temps choisissez-vous pour nous donner ce spectacle? Il est vrai que le pays ruiné, blessé, meurtri, ne s'en prend pas à vous de ses souffrances. Toutes ses préventions sont tournées contre l'Assemblée nationale; c'est assurément une circonstance aussi commode que rare pour un cabinet. Mais ne savez-vous pas que toute prévention fausse est éphémère? Si, par une initiative vigoureuse, vous aviez mis l'Assemblée en demeure et qu'elle eût refusé de vous suivre, vous seriez justifiés et le pays aurait raison. Mais vous ne l'avez pas fait. Il ne se peut pas que, tôt ou tard, il n'ouvre les yeux, et si vous persistez à ne rien proposer, à ne rien essayer, à ne rien diriger; si, par suite, la situation de nos finances devient irréparable, la Prévention du moment pourra bien vous absoudre, l'Histoire ne vous absoudra pas.

Il est maintenant décidé que l'Assemblée nationale fera le budget. Mais est-ce qu'une assemblée de neuf cents membres, abandonnée à elle-même, peut accomplir une œuvre si compliquée et qui exige tant de concordance entre toutes ses parties? Du tumulte parlementaire il peut bien sortir des tâtonnements, des velléités, des aspirations: il ne peut sortir un plan de finances.

Telle est du moins ma conviction. S'il entre dans les vues du cabinet de laisser flotter au hasard les rênes, qui ne lui ont pas été sans doute confiées à cette fin; s'il est résolu à rester spectateur impassible et indifférent des vains efforts de l'Assemblée, qu'elle se garde d'entreprendre une œuvre qu'elle ne peut accomplir seule; qu'elle décline la responsabilité d'une situation qu'elle n'a pas faite.

Mais il n'en sera pas ainsi. Non, la France n'aura pas encore cette calamité à traverser. Le cabinet prendra énergiquement, sans arrière-pensée, avec dévouement, l'initiative qui lui appartient. Il présentera un plan de réforme financière fondée sur ce double principe: DIMINUER LES IMPÔTS.—DIMINUER LES DÉPENSES DANS UNE PLUS FORTE PROPORTION. Et l'Assemblée votera d'enthousiasme, sans s'éterniser et se perdre dans les détails.

Soulager le Peuple, faire aimer la République, fonder la Sécurité sur la sympathie populaire, combler le Déficit, relever la Confiance, ranimer le Travail, rétablir le Crédit, faire reculer la Misère, rassurer l'Europe, réaliser la Justice, la Liberté, la Paix, offrir au monde le spectacle d'un grand peuple qui n'a jamais été mieux gouverné que lorsqu'il s'est gouverné lui-même; n'y a-t-il pas là de quoi éveiller la noble ambition d'un ministère et échauffer l'âme de celui qui porte l'héritage de ce nom: Napoléon!—Héritage, quelle que soit la gloire qui l'environne, où deux fleurons brillent par leur absence: Paix et Liberté!

Conséquences de la réduction sur l'impôt du sel.
(Journal des Débats, 1er janvier 1849.)

La réduction immédiate de l'impôt du sel a désorienté le cabinet sous un rapport; il y a de quoi. On est, dit-on, à la recherche d'impôts nouveaux pour combler le vide. Est-ce bien là ce que l'Assemblée a voulu? Dégréver, ce ne serait qu'un jeu, et un de ces tristes jeux où tout le monde perd. Quelle est donc la signification de son vote? La voici: Les dépenses vont toujours croissant; il n'y a qu'un moyen de forcer l'État à les réduire, c'est de le mettre dans l'impossibilité absolue de faire autrement.

Le moyen qu'elle a pris est héroïque, il faut en convenir. Ce qu'il y a de plus grave encore, c'est que la réforme du sel avait été précédée de la réforme des postes, et sera suivie probablement de la réforme des boissons.

Le ministère est désorienté. Eh bien! moi je dis que l'Assemblée ne pouvait lui faire une plus belle position. Voilà, pour lui, une occasion admirable, et pour ainsi dire providentielle, d'entrer dans une voie nouvelle, d'en finir avec la fausse philanthropie et les passions belliqueuses; et, convertissant son échec en triomphe, de faire sortir la sécurité, la confiance, le crédit, la prospérité, d'un vote qui semblait les compromettre, et de fonder enfin la politique républicaine sur ces deux grands principes: Paix et liberté.

Après la résolution de l'Assemblée, je m'attendais, je l'avoue, à ce que le président du conseil montât à la tribune, et y tînt à peu près ce langage:

«Citoyens représentants,

«Votre vote d'hier nous montre une nouvelle voie; bien plus, il nous force d'y entrer.

«Vous savez combien la révolution de Février avait éveillé d'espérances chimériques et de systèmes dangereux. Ces espérances, ces systèmes, revêtus des fausses couleurs de la philanthropie, et pénétrant dans cette enceinte sous forme de projets de loi, n'allaient à rien moins qu'à ruiner la liberté et à engloutir la fortune publique. Nous ne savions quel parti prendre. Repousser tous ces projets, c'était heurter l'opinion populaire momentanément exaltée; les admettre, c'était compromettre l'avenir, violer tous les droits, et fausser les attributions de l'État. Que pouvions-nous faire? Atermoyer, transiger, composer avec l'erreur, donner une demi-satisfaction aux utopistes, éclairer le peuple par la dure leçon de l'expérience, créer des administrations avec l'arrière-pensée de les anéantir plus tard, ce qui n'est pas facile. Maintenant, grâce a l'Assemblée, nous voici à l'aise. Ne venez plus nous demander de monopoliser l'instruction, de monopoliser le crédit, de commanditer l'agriculture, de privilégier certaines industries, de systématiser l'aumône. Nous en avons fini avec la mauvaise queue du socialisme. Votre vote a porté le coup mortel à ses rêveries. Nous n'avons plus même à les discuter; car à quoi mènerait la discussion, puisque vous nous avez ôté les moyens de faire ces dangereuses expériences? Si quelqu'un sait le secret de faire de la philanthropie officielle sans argent, qu'il se présente; voici nos portefeuilles, nous les lui céderons avec joie. Tant qu'ils resteront en nos mains, dans la nouvelle position qui nous est faite, il ne nous reste qu'à proclamer, comme principe de notre politique intérieure, LA LIBERTÉ, la liberté des arts, des sciences, de l'agriculture, de l'industrie, du travail, de l'échange, de la presse, de l'enseignement; car la liberté est le seul système compatible avec un budget réduit. Il faut de l'argent à l'État pour réglementer et opprimer. Point d'argent, point de réglementation. Notre rôle, fort peu dispendieux, se bornera désormais à réprimer les abus, c'est-à-dire à empêcher que la liberté d'un citoyen ne s'exerce aux dépens de celle d'un autre.

«Notre politique extérieure n'est pas moins indiquée et forcée. Nous tergiversions, nous tâtonnions encore; maintenant nous sommes irrévocablement fixés, non par choix seulement, mais par nécessité. Heureux, mille fois heureux que cette nécessité nous impose justement la politique que nous aurions adoptée par choix! Nous sommes résolus à réduire notre état militaire. Remarquez bien qu'il n'y a pas à raisonner là-dessus, il faut agir; car nous sommes placés entre le désarmement et la banqueroute. De deux maux, dit-on, il faut choisir le moindre. Ici, il n'y a à choisir, selon nous, qu'entre un bien immense et un mal effroyable; et cependant, hier encore ce choix ne nous était pas facile: la fausse philanthropie, les passions belliqueuses nous faisaient obstacle; il fallait compter avec elles. Aujourd'hui elles sont forcément réduites au silence; car, quoiqu'on dise que la passion ne raisonne pas, néanmoins elle ne peut déraisonner au point d'exiger que nous fassions la guerre sans argent. Nous venons donc proclamer à cette tribune le fait du désarmement, et comme conséquence, comme principe de notre politique extérieure, la non-intervention. Que l'on ne nous parle plus de prépondérance, de prépotence; qu'on ne nous montre plus comme champ de gloire et de carnage la Hongrie, l'Italie, la Pologne. Nous savons ce qu'on peut dire pour ou contre la propagande armée, quand on a le choix. Mais vous ne disconviendrez pas que, quand on ne l'a plus, la controverse est superflue. L'armée va être réduite à ce qui est nécessaire pour garantir l'indépendance du pays, et du même coup, toutes les nations pourront compter désormais, en ce qui nous concerne, sur leur indépendance. Qu'elles réalisent leurs réformes comme elles l'entendront; qu'elles n'entreprennent que ce qu'elles peuvent accomplir. Nous leur faisons savoir hautement et définitivement, qu'aucun des partis qui les divisent n'ont plus à compter sur le concours de nos baïonnettes. Que dis-je? ils n'a pas même besoin de nos protestations, car ces baïonnettes vont rentrer dans le fourreau, ou plutôt, pour plus de sûreté, se convertir en charrues. J'entends des interruptions descendre de ces bancs, vous dites: C'est la politique du chacun chez soi, chacun pour soi. Hier encore nous aurions pu discuter la valeur de cette politique, puisque nous étions libres d'en adopter une autre. Hier, j'aurais invoqué des raisons. J'aurais dit: Oui, chacun chez soi, chacun pour soi, autant qu'il s'agit de force brutale. Ce n'est pas à dire que les liens des peuples seront brisés. Ayons avec tous des relations philosophiques, scientifiques, artistiques, littéraires, commerciales. C'est par là que l'humanité s'éclaire et progresse. Mais des rapports à coups de sabre et de fusil, je n'en veux pas. Parce que des familles parfaitement unies ne vont pas les unes chez les autres à main armée, dire qu'elles se conduisent sur la maxime chacun chez soi, c'est un étrange abus de mots. D'ailleurs, que dirions-nous si, pour terminer nos dissensions, lord Palmerston nous envoyait des régiments anglais? Le rouge de l'indignation ne nous monterait-il pas au front? Comment donc refusons-nous de croire que les autres peuples chérissent aussi leur dignité et leur indépendance? Voilà ce que j'aurais dit hier, car quand on a le choix entre deux politiques, il faut justifier par des raisons celle qu'on préfère. Aujourd'hui je n'invoque que la nécessité, parce que l'option ne nous appartient plus. La majorité, qui nous a refusé les recettes pour nous forcer à diminuer les dépenses, ne sera pas assez inconséquente pour nous imposer une politique ruineuse. Si quelqu'un, sachant que l'impôt des postes, du sel et des boissons va être considérablement réduit; sachant que nous sommes en présence d'un déficit de 500 millions, a encore l'audace de proclamer le principe de la propagande armée, qui, menaçant l'Europe, nous force, même en temps de paix, à des efforts ruineux, qu'il se lève et prenne ce portefeuille. Quant à nous, nous n'assumerons pas la honte d'une telle puérilité. Donc dès aujourd'hui la politique de la non-intervention est proclamée. Dès aujourd'hui des mesures sont prises pour licencier une partie de l'armée. Dès aujourd'hui des ordres partent pour supprimer d'inutiles ambassades.

«Paix et liberté! voilà la politique que nous eussions adoptée par conviction. Nous remercions l'Assemblée de nous en avoir fait une nécessité absolue et évidente. Elle fera le salut, la gloire et la prospérité de la République; elle marquera nos noms dans l'histoire.»

Voilà, ce me semble, ce qu'eût dû dire le cabinet actuel. Sa parole eût rencontré l'universel assentiment de l'Assemblée, de la France et de l'Europe.

DISCOURS
SUR L'IMPÔT DES BOISSONS[76].

Citoyens représentants,

Je voulais aborder la question de l'impôt des boissons telle qu'elle me paraissait se poser dans toutes vos consciences, c'est-à-dire au point de vue de la nécessité financière et politique. Je croyais, en effet, que la nécessité était le seul motif invoqué à l'appui du maintien de cet impôt; je croyais qu'à vos yeux il réunissait tous les caractères auxquels la science enseigne à reconnaître les mauvais impôts; je croyais qu'il était admis que cet impôt est injuste, inégal, d'une perception accompagnée de formalités vexatoires. Mais, puisque ces reproches dirigés contre l'impôt, depuis son établissement, par tous les hommes d'État, sont aujourd'hui contestés, j'en dirai seulement quelques mots, très-rapidement.

D'abord, nous prétendons que l'impôt est injuste, et nous nous fondons sur ceci: Voilà des terres qui sont à côté les unes des autres, et qui sont assujetties à un impôt foncier, à un impôt direct; ces terres sont classées, comparées entre elles et taxées selon leur valeur; ensuite chacun peut y faire croître ce qu'il veut; les uns du blé, les autres, des herbages, les autres, des œillets et des roses, d'autres, du vin.

Eh bien, de tous ces produits, il y en a un, il y en a un seul qui, une fois entré dans la circulation, est grevé d'un impôt qui rend au Trésor 106 millions. Tous les autres produits agricoles sont affranchis de cette taxe.

On peut dire que l'impôt est utile, nécessaire, ce n'est pas la question que j'aborde; mais on ne peut pas dire qu'il ne soit injuste, au point de vue du propriétaire.

Il est vrai qu'on dit que l'impôt ne retombe pas sur le producteur. C'est ce que j'examinerai tout à l'heure.

Nous disons ensuite que l'impôt est mal réparti.

En vérité, j'ai été fort surpris que cela ait été contesté, car enfin... (Interruption.)

Un membre à droite. Parlez un peu plus haut!

M. le Président. J'invite l'Assemblée au silence.

M. F. Bastiat. Je veux même abandonner cet argument pour aller plus vite.

Voix diverses. Parlez! parlez!

M. F. Bastiat. Il me semble que la chose est tellement claire, qu'il est tellement évident que l'impôt est mal réparti, que véritablement on est embarrassé de le démontrer.

Quand on voit, par exemple, qu'un homme qui, dans une orgie, boit pour 6 francs de vin de Champagne, paye le même impôt que l'ouvrier, qui a besoin de réparer ses forces pour le travail, et boit pour 6 sous de vin commun, il est impossible de dire qu'il n'y a pas une inégalité, une monstruosité dans la répartition de l'impôt sur les boissons. (Très-bien!)

On a presque fait un calcul infinitésimal pour établir que l'impôt est peu de chose, que ce sont des fractions de centime, et qu'on ne devrait pas en tenir compte. C'est ainsi qu'on met sur le dos d'une classe de citoyens, 106 millions d'un impôt inique, en leur disant: Ce n'est rien; vous devez vous estimer fort heureux! Les hommes qui invoquent cet argument devraient vous dire ceci: Nous exerçons telle industrie, et nous sommes tellement convaincus que l'impôt, en se divisant, est insensible pour le consommateur sur lequel il retombe, que nous nous assujettissons nous-mêmes à l'impôt indirect et à l'exercice, relativement à l'industrie que nous professons. Le jour où ces hommes viendraient déclarer cela à cette tribune, je dirais: Ils sont sincères dans leur défense de l'impôt sur les boissons.

Mais enfin voici des chiffres. Dans le département de l'Ain, le prix moyen des vins en gros est de 11 fr.; le prix moyen de la vente, au détail, est de 41 fr. Voilà un écart considérable; il est évident que celui qui peut acheter du vin en gros paye 11 fr., et que celui qui est obligé d'aller l'acheter au détail paye 41 fr. Entre 11 et 41 fr., la différence est de 30 fr. (Interruption.)

Un membre à droite. Ce n'est pas l'impôt qui fait cette différence; il en est de même pour toutes les marchandises.

M. le Président. M. de Charancey a fait ses calculs, laissez l'orateur faire les siens.

M. F. Bastiat. Je pourrais citer d'autres départements; j'ai pris le premier sur la liste. Sans doute, il y a le bénéfice du débitant; mais l'impôt entre pour une proportion considérable dans un tel écart.

On a cherché à prouver des choses si extraordinaires, depuis deux jours, que vraiment je ne serais pas étonné que l'on cherchât à prouver celle-ci, que l'impôt ne nuit à personne, ni au producteur, ni au consommateur. Mais alors imposons tout, non-seulement les vins, mais tous les produits!

Je dis ensuite que l'impôt est d'une perception très-dispendieuse. Je n'invoquerai pas de chiffres pour le prouver; par les chiffres on prouve beaucoup de choses. Quand on avance des chiffrés à cette tribune, on croit leur donner une autorité très-grande en disant: ce sont des chiffres officiels. Mais les chiffres officiels trompent comme les autres; cela dépend de l'emploi qu'on en fait.

Le fait est que, lorsque nous voyons le territoire de la France tout entière couvert d'agents; et d'agents bien rétribués, pour la perception de cet impôt, il est bien permis de croire que cette perception coûté fort cher.

Enfin, nous disons que cet impôt est accompagné, dans sa perception, de formalités vexatoires. C'est un point que les orateurs qui m'ont précédé à cette tribune n'ont pas abordé. Cela ne m'étonne pas, car ils appartiennent tous ou presque tous à des départements qui ne cultivent pas la vigne. S'ils habitaient nos départements, ils sauraient que les griefs des propriétaires de vignes contre l'impôt des boissons sont moins dirigés contre l'impôt lui-même, contre son chiffre, que contre ces formalités gênantes, vexatoires et dangereuses, contre les piéges à chaque instant tendus sous leurs pas. (Approbation à gauche.)

Tout le monde comprend que, lorsque l'on conçut cette pensée si extraordinaire, cette immense utopie, car c'en était une grande alors, d'établir un droit sur la circulation des vins, sans qu'un inventaire préalable eût été fait; tout le monde, dis-je, comprend qu'il a fallu, pour assurer la perception de ce droit, imaginer le code le plus préventif, le plus vexatoire même, car autrement, comment aurait-on fait? Il faut que, chaque fois qu'une pièce de vin circule sur la surface du territoire, il y ait là un employé pour savoir si elle est en règle ou non. Cela ne peut se faire sans une armée d'employés et une foule de vexations, contre lesquelles, je le répète, les contribuables protestent plus encore que contre la taxe elle-même.

L'impôt des boissons a une autre conséquence très-grave que je n'ai pas entendu signaler à cette tribune.

L'impôt des boissons a jeté la perturbation dans ce grand phénomène économique que l'on appelle la division du travail. Autrefois on cultivait les vins dans les terres qui sont propres à cette culture, sur les coteaux, sur les graviers; on cultivait le blé sur les plateaux, dans les plaines, sur les terrains d'alluvion. Au commencement, on avait imaginé l'inventaire; mais ce mode de perception d'impôt souleva tous les propriétaires. Ils invoquèrent le droit de propriété; et, comme ils étaient trois millions, ils furent écoutés. Alors on rejeta le fardeau sur les cabaretiers; et, comme ils n'étaient que trois cent mille, il fut déclaré, en principe, que la propriété de 300,000 hommes n'était pas aussi bien une propriété que celle de trois millions d'hommes, quoique cependant la propriété n'ait, selon moi, qu'un seul principe.

Mais quel fut le résultat pour les propriétaires? je crois que les propriétaires portent eux-mêmes le poids de la faute et de l'injustice qu'ils commirent alors. Comme ils avaient la faveur de consommer leurs produits sans payer de taxe, il arriva que, soit pour se soustraire à la taxe, soit pour se soustraire surtout et avant tout aux formalités et aux risques que cette perception fait courir, les propriétaires des plaines, des alluvions, voulurent tous avoir du vin chez eux pour leur consommation. Dans le département que je représente ici, ou du moins dans une grande partie de ce département, je puis affirmer qu'il n'y a pas une métairie où l'on ne plante assez de vignes pour la consommation de la famille: ces vignes produisent du vin très-mauvais, mais cela offre l'immense avantage d'être délivré de l'intervention des contributions indirectes et de tous les risques qui s'attachent à ses visites.

Ce fait explique, jusqu'à un certain point, l'accroissement que l'on a signalé dans la plantation des vignes. On retourne beaucoup cet accroissement contre les plaintes des propriétaires, qui se prétendent victimes d'une injustice; on a l'air de leur dire: Cette injustice ne compte pas, elle n'est rien, puisqu'on plante des vignes en France.

D'abord, je voudrais bien qu'on me citât une industrie qui, depuis 1788 jusqu'à 1850, dans l'espace de soixante-deux ans, ne se soit pas développée dans cette proportion. Je voudrais savoir, par exemple, si l'industrie de la houille, si l'industrie du fer, si l'industrie du drap ne se sont pas développées dans cette proportion. Je voudrais savoir s'il y a aucune industrie dont on puisse dire qu'elle ne s'est pas accrue d'un quart dans l'espace de soixante ans. Serait-il donc bien étonnant qu'en suivant sa marche naturelle, l'industrie la plus enracinée de notre sol, l'industrie qui pourrait fournir de ses produits l'univers entier, se fût augmentée dans cette proportion? Mais cet accroissement, messieurs, est provoqué par la loi elle-même. C'est la loi qui fait que l'on arrache la vigne sur les coteaux et qu'on en plante dans les plaines, pour se soustraire aux vexations des contributions indirectes. C'est là une perturbation énorme, manifeste.

Je vous prie de me permettre d'appeler toute votre attention sur un fait presque local, puisqu'il ne concerne qu'un seul arrondissement, mais qui a une grande importance, au moins à mes yeux, parce qu'il se rattache à une loi générale.

Ce fait, messieurs, servira aussi à répondre à cet argument qu'on a porté à cette tribune, quand, invoquant l'autorité d'Adam Smith, on a dit que l'impôt retombe toujours sur le consommateur; d'où il résulte que, depuis quarante ans, tous les propriétaires de vignobles de France ont tort de se plaindre et ne savent ce qu'ils disent. Oui, je suis de ceux qui croient que l'impôt retombe sur le consommateur; j'ajoute cependant cette parenthèse: c'est à la longue, avec beaucoup de temps, quand toutes les propriétés ont changé de mains, à la suite d'arrangements économiques qui sont longs à se faire, que ce grand résultat est atteint; et, pendant tout le temps que dure cette révolution, les souffrances peuvent être très-grandes, énormes. Je vais en citer un exemple.

Dans mon arrondissement, qui est vinicole, il y avait autrefois une très-grande prospérité; l'aisance était générale; on cultivait la vigne; le vin était consommé soit sur les lieux, soit dans les plaines environnantes, où l'on ne cultivait pas la vigne, soit à l'étranger, dans le nord de l'Europe.

Tout à coup, la guerre des douanes, d'un côté, la guerre des octrois, de l'autre, et les droits réunis sont venus et ont déprécié la valeur de ce vin.

Le pays dont je parle était cultivé tout entier, surtout en ce qui concerne la vigne, par des métayers. Le métayer avait la moitié, le propriétaire, l'autre moitié du produit. La superficie des métairies était cultivée de telle sorte qu'un métayer et sa famille pouvaient vivre du produit de la moitié du vin qui leur revenait; mais la valeur du vin se trouvant dépréciée, il est arrivé que le métayer n'a plus pu vivre avec sa portion. Alors il s'est adressé à son propriétaire et il lui a dit: Je ne puis plus cultiver votre vigne si vous ne me nourrissez pas. Le propriétaire lui a donné du maïs pour vivre, et puis, au bout de l'année, il a pris toute la récolte pour se rembourser de ses avances. La récolte n'ayant pas suffi au recouvrement de ses avances, le contrat s'est modifié non pas devant le notaire, mais de fait; le propriétaire a eu des ouvriers auxquels il n'a donné, pour tout prix de leur travail, que leur nourriture en maïs.

Mais il a fallu sortir de cet état de choses, et voici comment la révolution s'est opérée. On a agrandi les métairies, c'est-à-dire que de trois on en a fait deux, ou de deux une; puis, en arrachant quelques champs de vigne, et en mettant du maïs à la place, on a dit: Avec ce maïs le métayer pourra vivre, et le propriétaire ne sera plus obligé de lui donner de quoi suffire à sa subsistance.

Sur tout le territoire, on a donc vu abattre des maisons et détruire des métairies. La conséquence, c'est qu'on a détruit autant de familles que de métairies; la dépopulation a été énorme, et, depuis vingt-cinq ans, le nombre des décès a dépassé celui des naissances.

Sans doute, quand la révolution se sera complétement faite, quand les propriétaires auront acheté pour 10,000 fr., ce qu'ils payaient autrefois 30,000 fr., quand le nombre des métayers sera réduit au niveau des moyens de subsistance que le pays peut fournir, alors je crois que la population ne pourra plus s'en prendre à l'impôt des boissons; la révolution se sera faite, l'impôt retombera sur le consommateur; mais cette révolution se sera faite au prix de souffrances qui auront duré un siècle ou deux.

Je demande si c'est pour cela que nous faisons des lois. Je demande si nous prélevons des impôts pour tourmenter les populations, pour les forcer de transporter le travail du coteau à la plaine et de la plaine au coteau. Je demande si c'est là le but de la législation. Quant à moi, je ne le crois pas.

Mais, messieurs, nous avons beau attaquer l'impôt, dire qu'il est inégal, vexatoire, dispendieux, injuste, il y a une raison devant laquelle tout le monde courbe la tête: c'est la nécessité. C'est la nécessité qu'on invoque; c'est la nécessité qui vous engage à porter à cette tribune des paroles pour justifier l'impôt; c'est la nécessité, rien que la nécessité qui vous détermine. On craint les embarras financiers, on craint les résultats d'une réforme (car je puis bien l'appeler une réforme) qui aurait pour conséquence immédiate de soustraire 100 millions au Trésor public: c'est donc de la nécessité que je veux parler.

Messieurs, la nécessité, j'en conviens, elle existe, elle est très-pressante. Oui, le bilan, non pas de la France, mais du gouvernement français, peut se faire en bien peu de mots. Depuis vingt ou vingt-cinq ans, les contribuables fournissent au Trésor une somme qui, je crois, a doublé dans cet espace de temps. Les gouvernements qui se sont succédé ont trouvé le moyen de dévorer la somme première, l'excédant fourni par les contribuables; d'ajouter une dette publique de 1 milliard ou de 2 milliards; d'arriver, à l'entrée de l'année, avec un déficit de 5 à 600 millions; enfin de commencer l'année prochaine avec un découvert assuré de 300 millions.

Voilà où nous en sommes. Je crois que cela vaut bien la peine de se demander quelle est la cause de cet état de choses, et s'il est bien prudent, en face de cette situation, de venir nous dire que, ce qu'il y a de mieux à faire, c'est de rétablir tout juste les choses comme elles étaient avant; c'est de ne rien changer ou presque rien, ou d'une manière imperceptible, à notre système financier, soit du côté des recettes, soit du côté des dépenses. Il me semble voir un ingénieur, qui a lancé une locomotive et qui est arrivé à une catastrophe, découvrir ensuite où est le vice, où est le défaut, et, sans s'en préoccuper davantage, la remettre sur les mêmes rails, et courir une seconde fois le même danger. (Approbation à gauche.)

Oui, la nécessité existe; mais elle est double. Il y a deux nécessités.

Vous ne parlez que d'une nécessité, monsieur le ministre des finances; mais je vous en signalerai une autre, et elle est très-grave; je la crois même plus grave que celle dont vous parlez. Cette nécessité est renfermée dans un seul mot: la révolution de Février.

Il est intervenu, par suite des abus (car je puis appeler abus tout ce qui a conduit nos finances à l'état où elles son maintenant), il est intervenu un fait; ce fait, on l'a caractérisé quelquefois en disant que c'était une surprise. Je ne crois pas que ce fût une surprise. Il est possible que le fait extérieur soit le résultat d'un accident qui aurait été arrêté.....

M. Barthélemy Saint-Hilaire. Retardé!

Plusieurs autres membres à gauche. Oui! oui! retardé.

M. Bastiat. Mais les causes générales ne sont pas du tout fortuites. C'est absolument comme si vous me disiez,—alors qu'une brise, en passant, a fait tomber un fruit de son arbre,—que, si on avait pu empêcher la brise de passer, le fruit ne serait pas tombé. Oui, mais à une condition, c'est que le fruit n'eût pas été pourri et rongé. (Approbation à gauche.) Ce fait est arrivé, ce fait a donné une puissance politique à la masse entière de la population; c'est un fait grave.

M. Fould, ministre des finances. Pourquoi le gouvernement provisoire n'a-t-il pas supprimé l'impôt des boissons?

M. Bastiat. Il ne m'a pas consulté, il ne m'a pas soumis de projet de loi, je n'ai pas été appelé à lui donner des conseils; mais nous avons ici un projet, et en repoussant votre projet, il m'est bien permis de vous dire sur quels motifs je me fonde. Je me fonde sur celui-ci: il pèse sur votre tête, non pas une nécessité, mais deux; la seconde nécessité, aussi impérieuse que la première, c'est de faire justice à tous les citoyens. (Assentiment à gauche.)

Eh bien! je dis qu'après la révolution qui s'est faite, vous devez vous préoccuper de l'état politique où est la France, et que cet état politique est déplorable, permettez-moi le mot; je n'attribue pas cela aux hommes qui gouvernent aujourd'hui, cela remonte haut.

Est-ce qu'en France vous ne voyez pas une bureaucratie devenue aristocratie dévorer le pays? L'industrie périt, le peuple souffre. Je sais bien qu'il cherche le remède dans des utopies folles; mais ce n'est pas une raison pour leur ouvrir la perte en laissant subsister des injustices criantes, comme celles que je signale à cette tribune.

Je crois qu'on ne se préoccupe pas assez de l'état de souffrance dans lequel se trouve ce pays et des causes qui ont amené cet état de souffrance. Ces causes sont dans ces 1,500 millions prélevés sur un pays qui ne peut les payer.

Je vous supplie du faire une réflexion bien triviale, mais enfin je la fais souvent. Je me demande ce que sont devenus mes amis d'enfance et mes camarades de collége. Et savez-vous quelle est la réponse? Sur vingt, il y en a quinze qui sont fonctionnaires; et je suis persuadé que si vous faites le calcul, vous arriverez au même résultat. (Rires approbatifs à gauche.)

M. Bérard. C'est là la cause des révolutions.

M. Bastiat. Je me fais encore une autre question, c'est celle-ci:

En les prenant un à un, en bonne conscience, rendent-ils au pays des services réels équivalant à ce que le pays leur paye? Et presque toujours je suis forcé de répondre: Il n'en est pas ainsi.

N'est-il pas déplorable que cette masse énorme de travail, d'intelligence, soit soustraite à la production réelle du pays pour alimenter des fonctionnaires inutiles et presque toujours nuisibles? Car, en fait de fonctionnaires publics, il n'y a pas de neutralité: s'ils ne sont pas très-utiles, ils sont nuisibles; s'ils ne maintiennent pas la liberté des citoyens, ils l'oppriment. (Approbation à gauche.)

Je dis que cela crée au gouvernement une nécessité, une nécessité immense. Quel est le plan qu'on nous propose? Je le dis franchement, si le ministre était venu dire: Il faut maintenir l'impôt pendant quelque temps; mais voici une réforme financière que je propose; la voici dans son ensemble; seulement il faut une certaine période pour qu'elle puisse aboutir, il faut quatre ou cinq ans, nous ne pouvons pas tout faire à la fois; j'aurais compris cette nécessité, et j'aurais pu y céder.

Mais il n'y a rien de cela; on nous dit: Rétablissons l'impôt des boissons. Je ne sais même pas si l'on ne nous fait pas pressentir qu'on rétablira l'impôt du sel et celui de la poste.

Quant à vos diminutions de dépenses, elles sont dérisoires: c'est 3 ou 4,000 soldats de plus ou de moins; mais c'est le même système financier, qui me semble ne pouvoir plus tenir dans ce pays sans le perdre. (Nouvelle approbation à gauche.)

Messieurs, il est impossible de traiter ce sujet sans le traiter à ce point de vue. La France sera-t-elle perdue, dans un très-court espace du temps? car j'oserai demander à M. le ministre des finances combien de temps il croit pouvoir prolonger ce système. Ce n'est pas tout que d'aboutir à la fin de l'année, en équilibrant tant bien que mal les recettes et les dépenses; il faut savoir si cela peut continuer.

Mais, à ce point de vue, je suis obligé de traiter la question de l'impôt en général. (Marques d'impatience à droite.)

Voix nombreuses. Parlez! parlez!

M. le Président. Vous êtes dans la question.

M. Bastiat. Je crois, messieurs, que j'ai le droit de venir ici, sous ma responsabilité, exprimer même des idées absurdes. D'autres orateurs sont venus apporter ici leurs idées, et j'ose croire que leurs idées n'étaient pas plus claires que les miennes. Vous les avez écoutés avec patience; vous n'avez pas accueilli le plan de liquidation générale de M. Proudhon, non plus que le phalanstère de M. Considérant; mais vous les avez écoutés; vous avez été plus loin: par l'organe de M. Thiers, vous avez dit que quiconque croyait avoir une pensée utile était obligé de l'apporter à cette tribune. Eh bien! lorsqu'on dit: Parlez! lorsqu'on jette une espèce de défi, il faut au moins écouter. (Très-bien! très-bien!)

Messieurs, dans ces derniers temps, on s'est beaucoup préoccupé de la question de l'impôt. L'impôt doit-il être direct ou indirect?

Tout à l'heure nous avons entendu faire l'éloge de l'impôt indirect.

Eh bien! moi, c'est contre l'impôt indirect en général que je viens m'élever.

Je crois qu'il y a une loi de l'impôt qui domine toute la question, et que je renferme dans cette formule: L'inégalité de l'impôt est en raison de sa masse. Je veux dire par là que plus un impôt est léger, plus il est facile de le répartir équitablement; que plus, au contraire, il est lourd, plus, malgré toute la bonne volonté du législateur, il tend à se répartir inégalement, plus, comme on pourrait le dire, il tend à devenir progressif au rebours, c'est-à-dire à frapper les citoyens en raison inverse de leurs facultés. Je crois que c'est une loi grave, inévitable; et ses conséquences sont tellement importantes, que je vous demande la permission de l'éclaircir.

Je suppose que la France fût gouvernée depuis longtemps par un système qui est le mien, qui consisterait à ce que le gouvernement maintînt chaque citoyen dans la limite de ses droits et de la justice, et qu'il abandonnât le reste à la responsabilité de chacun. Je suppose cela. Il est aisé de voir qu'alors la France pourrait être gouvernée avec 200 ou 300 millions. Il est clair que si la France était gouvernée avec 200 millions, il serait facile d'établir une taxe unique et proportionnelle. (Bruit.)

Cette hypothèse que je fais, elle aura sa réalité; seulement, la question est de savoir si elle l'aura en vertu de la prévoyance du législateur ou en vertu d'éternelles convulsions politiques. (Approbation à gauche.)

L'idée ne m'appartient pas; si elle m'appartenait, je m'en défierais; mais nous voyons que tous les peuples du monde sont plus ou moins heureux selon qu'ils se rapprochent ou s'écartent de la réalisation de cette idée. Elle est réalisée d'une manière à peu près complète aux États-Unis.

Dans le Massachusets, on ne connaît d'autre impôt que l'impôt direct, unique et proportionnel; par conséquent, s'il en était ainsi, et il est aisé de le comprendre, car je n'élucide que le principe, rien ne serait plus facile que de demander aux citoyens une part proportionnelle à leurs valeurs réalisées; ce serait si peu de chose que nul ne serait intéressé à cacher, dans une grande proportion au moins, sa fortune pour y échapper.

Voilà la première partie de mon axiome.

Mais si vous demandez aux citoyens, non pas 200 millions, mais 500, 600, 800 millions; alors, à mesure que vous augmentez l'impôt, l'impôt direct vous échappe, et il est évident que vous arrivez à un moment où un citoyen prendrait plutôt le fusil que de payer à l'État, par exemple, la moitié de sa fortune.

Un membre. Comme dans l'Ardèche.

M. Bastiat. Alors on ne vous payera pas. Que faut-il donc faire? Il faut avoir recours aux impôts indirects; c'est ce qui a lieu partout où l'on a voulu faire de grandes dépenses. Partout, dès que l'État veut donner aux citoyens toutes sortes de bienfaits, l'instruction, la religion, la moralité, on est obligé de donner à cet État des taxes indirectes considérables.

Eh bien! je dis que lorsqu'on est dans cette voie l'on tombe dans l'inégalité des impôts. L'inégalité provient toujours des taxes indirectes elles-mêmes. La raison en est simple. Si la dépense était restreinte dans certaines limites, on pourrait très-certainement trouver certains impôts indirects qui blesseraient l'égalité, mais qui ne blesseraient pas le sentiment de la justice, parce que ce seraient des impôts somptuaires; mais lorsqu'on veut prélever beaucoup d'argent, alors on émet un principe vrai, dans l'hypothèse où je me place, en disant que le meilleur impôt est celui qui frappe les objets de la consommation la plus générale. C'est un principe que tous nos financiers et tous nos hommes d'État avouent. Et, en effet, il est très-conséquent dans les gouvernements où il s'agit de prendre le plus d'argent au peuple; mais alors vous arrivez à l'inégalité la plus choquante.

Qu'est-ce que c'est qu'un objet dont la consommation est très-générale? C'est un objet que le pauvre consomme dans la même proportion que le riche; c'est un objet sur lequel l'ouvrier dépense tout son salaire.

Ainsi, un agent de change gagne 500 fr. par jour, un ouvrier gagne 500 fr. par an; et la justice voudrait que les 500 fr. de l'agent de change fournissent autant au Trésor que les 500 fr. de l'ouvrier. Mais il n'en est pas ainsi; car l'agent de change achètera des tentures, des bronzes, des objets de luxe avec son argent, c'est-à-dire des objets de consommation restreinte qui ne payent pas de taxe, tandis que l'ouvrier achète du vin, du sel, du tabac, c'est-à-dire des objets de consommation générale, qui en sont accablés. (Bruit et interruptions diverses.)

M. Lacaze. Si l'agent de change n'achetait pas ces objets, il ne ferait pas vivre l'ouvrier.

M. Bastiat. Est-ce que la suppression de l'impôt des boissons empêcherait l'agent de change d'acheter des bronzes et des tentures? Aucun financier ne me démentira. Dans le système des impôts indirects, il n'y a de raisonnable, de vraiment raisonnable, dans ce système que je n'approuve pas, que les impôts qui s'adressent aux objets de la consommation la plus générale. Ainsi, vous commencez à frapper l'air respirable par l'impôt des portes et fenêtres, puis le sel, puis les boissons, puis le tabac, enfin ce qui est à la portée de tout le monde.

Je dis que ce système ne peut tenir en présence du suffrage universel. J'ajoute: bien aveugle, bien imprudent qui ne voit pas aussi la nécessité de ce côté, et ne voit que la nécessité à laquelle je faisais allusion tout à l'heure. (Vive approbation à gauche.)

Je fais un autre reproche à l'impôt indirect, c'est celui de créer précisément ces nécessités dont on vous parle, ces nécessités financières. Croyez-vous que, si l'on demandait la part contributive de chaque citoyen sous la forme directe; si on lui envoyait un bulletin de contribution portant, non-seulement le chiffre de ce qu'il doit pour l'année, mais le détail de ses contributions; car c'est facile à décomposer: tant pour la justice, tant pour la police, tant pour l'Algérie, tant pour l'expédition de Rome, etc.; croyez-vous pour cela que le pays ne serait pas bien gouverné[77]? M. Charencey nous disait tout à l'heure qu'avec l'impôt indirect le pays était sûr d'être bien gouverné. Eh bien, moi, je dis le contraire. Avec tous ces impôts détournés, dus à la ruse, le peuple souffre, murmure et s'en prend à tout: au capital, à la propriété, à la monarchie, à la république, et c'est l'impôt qui est le coupable. (C'est vrai! c'est vrai!)

Voilà pourquoi le gouvernement, trouvant toujours des facilités, a tant augmenté les dépenses. Quand s'est-il arrêté? quand a-t-il dit: Nous avons un excédant de recettes, nous allons dégréver? Jamais il n'a fait cela. Quand on a de trop, on trouve à l'employer; c'est ainsi que le nombre des fonctionnaires est monté à un chiffre énorme.

On nous accuse d'être malthusiens; oui, je suis malthusien en ce qui concerne les fonctionnaires publics. Je sais bien qu'ils ont suivi parfaitement cette grande loi, que les populations se mettent au niveau des moyens de subsistance. Vous avez donné 800 millions, les fonctionnaires publics ont dévoré 800 millions; vous leur donneriez 2 milliards, il y aurait des fonctionnaires pour dévorer ces 2 milliards. (Approbation sur plusieurs bancs.)

Un changement dans un système financier en entraîne nécessairement un correspondant dans le système politique; car un pays ne peut pas suivre la même politique, lorsque la population lui donne 2 milliards, que lorsqu'elle ne lui donne que 200 ou 300 millions. Et ici, vous me trouverez peut-être profondément en désaccord avec un grand nombre de membres qui siégent de ce côté (la gauche). La conséquence forcée, pour tout homme sérieux, de la théorie financière que je développe ici, est évidemment celle-ci: que, puisqu'on ne veut pas donner beaucoup à l'État, il faut savoir ne pas lui demander beaucoup. (Assentiment.)

Il est évident que si vous vous mettez dans la tête, ce qui est une profonde illusion, que la société a deux facteurs: d'un côté, les hommes qui la composent, et, de l'autre, un être fictif qu'on appelle l'État, le gouvernement, auquel vous supposez une moralité à toute épreuve, une religion, un crédit, la facilité de répandre des bienfaits, de faire de l'assistance; il est bien évident qu'alors vous vous placez dans la position ridicule d'hommes qui disent: Donnez-nous sans nous rien prendre,—ou qui disent: Restez dans le système funeste où nous sommes à présent engagés.

Il faut savoir renoncer à ces idées; il faut savoir être hommes, et se dire: Nous avons la responsabilité de notre existence, et nous la supporterons. (Très-bien! très-bien!)

Encore aujourd'hui, je reçois une pétition d'habitants de mon pays, où des vignerons disent: Nous ne demandons rien de tout cela au gouvernement; qu'il nous laisse libres, qu'il nous laisse agir, travailler; voilà tout ce que nous lui demandons; qu'il protège notre liberté et notre sécurité.

Eh bien, je crois que c'est là une leçon, émanée de pauvres vignerons, qui devrait être écoutée dans les plus grandes villes. (Très-bien!)

Le système de politique intérieure dans lequel ce système financier nous forcerait d'entrer, c'est évidemment le système de la liberté, car, remarquez-le, la liberté est incompatible avec les grands impôts, quoi qu'on en dise.

J'ai lu un mot d'un homme d'État très-célèbre, M. Guizot, le voici: «La liberté est un bien trop précieux pour qu'un peuple la marchande.»

Eh bien, quand j'ai lu cette sentence il y a longtemps, je me suis dit: «Si jamais cet homme gouverne le pays, il perdra non-seulement les finances, mais la liberté de la France.»

Et, en effet, je vous prie de remarquer, comme je le disais tout à l'heure, que les fonctions publiques ne sont jamais neutres; si elles ne sont pas indispensables, elles sont nuisibles.

Je dis qu'il y a incompatibilité radicale entre un impôt exagéré et la liberté.

Le maximum de l'impôt, c'est la servitude; car l'esclave est l'homme à qui l'on prend tout, même la liberté de ses bras et de ses facultés. (Très-bien!)

Eh bien, est-ce que si l'État ne payait pas à nos dépens un culte, par exemple, nous n'aurions pas la liberté des cultes? Est-ce que si l'État ne payait pas à nos dépens l'université, nous n'aurions pas la liberté de l'instruction publique? Est-ce que si l'État ne payait pas à nos dépens une bureaucratie très-nombreuse, nous n'aurions pas la liberté communale et départementale? Est-ce que si l'État ne payait pas à nos dépens des douaniers, nous n'aurions pas la liberté du commerce? (Très-bien! très-bien!—Mouvement prolongé.)

Car qu'est-ce qui manque le plus aux hommes de ce pays-ci? Un peu de confiance en eux-mêmes, le sentiment de leur responsabilité. Il n'est pas bien étonnant qu'ils l'aient perdu, on les a habitués à le perdre à force de les gouverner. Ce pays est trop gouverné, voilà le mal.

Le remède est qu'il apprenne à se gouverner lui-même, qu'il apprenne à faire la distinction entre les attributions essentielles de l'État et celles qu'il a usurpées, à nos frais, sur l'activité privée.

Tout le problème est là.

Quant à moi, je dis: Le nombre des choses qui rentrent dans les attributions essentielles du gouvernement est très-limité: faire régner l'ordre, la sécurité, maintenir chacun dans la justice, c'est-à-dire réprimer les délits et les crimes, et exécuter quelques grands travaux d'utilité publique, d'utilité nationale, voilà, je crois, quelles sont ses attributions essentielles; et nous n'aurons de repos, nous n'aurons de finances, nous n'aurons abattu l'hydre des révolutions que lorsque nous serons rentrés, par des voies progressives, si vous voulez, dans ce système vers lequel nous devons nous diriger. (Très-bien!)

La seconde condition de ce système, c'est qu'il faut vouloir sincèrement la paix; car il est évident que non-seulement la guerre, mais même l'esprit de guerre, les tendances belliqueuses sont incompatibles avec un pareil système. Je sais bien que le mot paix fait quelquefois circuler le sourire de l'ironie sur ces bancs; mais, véritablement, je ne crois pas que des hommes sérieux puissent accueillir ce mot avec ironie. Comment! l'expérience ne nous apprendra-t-elle jamais rien?

Depuis 1815, par exemple, nous entretenons des armées nombreuses, des armées énormes; et je puis dire que ce sont précisément ces grandes forces militaires qui nous ont entraînés malgré nous dans des affaires, dans des guerres dont nous ne nous serions pas mêlés assurément, si nous n'avions pas eu ces grandes forces derrière nous. Nous n'aurions pas eu la guerre d'Espagne, en 1823; nous n'aurions pas eu, l'année dernière, l'expédition de Rome; nous aurions laissé le pape et les Romains s'arranger entre eux, si notre appareil militaire eût été restreint à des proportions plus modestes. (Mouvements divers.)

Une voix à droite. Et en juin, vous n'avez pas été fâché d'avoir l'armée!

M. Bastiat. Vous me répondez par le mois de juin. Moi, je vous dis que si vous n'aviez pas eu ces grosses armées, vous n'auriez pas eu le mois de juin. (Hilarité prolongée à droite.—Longue agitation.)

Une voix à droite. C'est comme si vous disiez qu'il n'y aurait pas de voleurs s'il n'y avait pas de gendarmes.

M. Bérard. Mais ce sont les fonctionnaires publics des ateliers nationaux qui ont fait le mois de juin.

M. Bastiat. Je raisonne dans l'hypothèse où la France aurait été bien gouvernée, presque idéalement gouvernée, et alors il m'est bien permis de croire que nous n'aurions pas eu les funestes journées de juin, comme nous n'aurions pas eu le 24 février 1848, 1830, ni peut-être 1814.

Quoi qu'il en soit, la liberté et la paix, voilà les deux colonnes du système que je développe ici. Et remarquez bien que je ne le présente pas seulement comme bon en lui-même, mais comme commandé par la nécessité la plus impérieuse.

Maintenant il y a des personnes qui se préoccupent, et avec raison, de la sécurité. Je m'en préoccupe aussi et autant que qui que ce soit; c'est un bien aussi précieux que les deux autres; mais nous sommes dans un pays habitué à être tellement gouverné qu'on ne peut s'imaginer qu'il puisse y avoir un peu d'ordre et de sécurité avec moins de réglementation. Je crois que c'est précisément dans cette surabondance de gouvernement que se trouve la cause de presque tous les troubles, les agitations, les révolutions dont nous sommes les tristes témoins et quelquefois les victimes.

Voyons ce que cela implique.

La société se divise alors en deux parties: les exploitants et les exploités. (Allons donc!—Longue interruption.)

Une voix à droite. Ce n'est pas une telle distinction qui peut ramener la paix.

M. Bastiat. Messieurs, il ne faut pas qu'il y ait d'équivoque; je ne fais aucune espèce d'allusion, ni à la propriété, ni au capital; je parle seulement de 1,800 millions qui sont payés d'un côté et qui sont reçus de l'autre. J'ai peut-être eu tort de dire exploités, car, dans ces 1,800 millions, il y en a une partie considérable qui va à des hommes qui rendent des services très-réels. Je retire donc l'expression. (Rumeurs au pied de la tribune.)

M. le Président. Messieurs, gardez donc le silence; vous n'êtes là qu'à la condition de garder le silence plus que tous les autres.

M. Bastiat. Je veux faire observer que cet état de choses, cette manière d'être, ces immenses dépenses du gouvernement doivent toujours être justifiées ou expliquées de quelque façon; par conséquent, cette prétention du gouvernement de tout faire, de tout diriger, de tout gouverner, a dû faire naître naturellement une pensée dangereuse dans le pays: cette population qui est au-dessous attend tout du gouvernement, elle attend l'impossible de ce gouvernement. (Très-bien! très-bien!)

Nous parlons des vignerons: j'ai vu des vignerons les jours de grêle, les jours où ils sont ruinés; ils pleurent, mais ils ne se plaignent pas du gouvernement; ils savent qu'entre la grêle et lui n'existe aucune connexité. Mais lorsque vous induisez la population à croire que tous les maux qui n'ont pas un caractère aussi abrupt que la grêle, que tous les autres maux viennent du gouvernement, que le gouvernement le laisse croire lui-même, puisqu'il ne reçoit cette énorme contribution qu'à la condition de faire quelque bien au peuple; il est évident que, lorsque les choses en sont là, vous avez des révolutions perpétuelles dans le pays, parce qu'à raison du système financier dont je parlais tout à l'heure, le bien que peut faire le gouvernement n'est rien en comparaison du mal qu'il fait lui-même par les contributions qu'il soutire.

Alors le peuple, au lieu d'être mieux, est plus mal, il souffre, il s'en prend au gouvernement; et il ne manque pas d'hommes dans l'opposition qui viennent et qui lui disent: Voyez-vous ce gouvernement qui vous a promis ceci, promis cela..., qui devait diminuer tous les impôts, vous combler de bienfaits; voyez-vous ce gouvernement comme il tient ses promesses! Mettez-nous à sa place, et vous verrez comme nous ferons autre chose! (Hilarité générale.—Marques d'approbation.) Alors on renverse le gouvernement. Et cependant les hommes qui arrivent au pouvoir se trouvent précisément dans la même situation que ceux qui les ont précédés; ils sont obligés de retirer peu à peu toutes leurs promesses; ils disent à ceux qui les pressent de les réaliser: Le temps n'est pas venu, mais comptez sur l'amélioration de la situation, comptez sur les exportations, comptez sur une prospérité future. Mais, comme, en réalité, ils ne font pas plus que leurs prédécesseurs, on a plus de griefs contre eux, on finit par les renverser, et l'on marche de révolution en révolution. Je ne crois pas qu'une révolution soit possible là où le gouvernement n'a d'autres relations avec les citoyens que de garantir à chacun sa sécurité, sa liberté. (Très-bien! très-bien!) Pourquoi se révolte-t-on contre un gouvernement? C'est parce qu'il manque à sa promesse. Avez-vous jamais vu le peuple se révolter contre la magistrature, par exemple? Elle a mission de rendre la justice et la rend; nul ne songe à lui demander plus. (Très-bien!)

Persuadez-vous bien d'une chose, c'est que l'amour de l'ordre, l'amour de la sécurité, l'amour de la tranquillité n'est un monopole pour personne. Il existe, il est inhérent à la nature humaine. Interrogez tous ces hommes mécontents, parmi lesquels il y a bien quelques perturbateurs sans doute... Eh! mon Dieu, il y a toujours des exceptions. Mais interrogez les hommes de toutes les classes, ils vous diront tous combien, dans ce temps-ci, ils sont effrayés de voir l'ordre compromis; ils aiment l'ordre, ils l'aiment au point de lui faire de grands sacrifices, des sacrifices d'opinion et des sacrifices de liberté; nous le voyons tous les jours. Eh bien! ce sentiment serait assez fort pour maintenir la sécurité, surtout si les opinions contraires n'étaient pas sans cesse alimentées par la mauvaise constitution du gouvernement.

Je n'ajouterai qu'un mot relativement à la sécurité.

Je ne suis pas un profond jurisconsulte, mais je crois véritablement que si le gouvernement était renfermé dans les limites dont je parle, et que toute la force de son intelligence, de sa capacité fût dirigée sur ce point-là: améliorer les conditions de sécurité des hommes, je crois qu'on pourrait faire dans cette carrière des progrès immenses. Je ne crois pas que l'art de réprimer les délits et les vices, de moraliser et de réformer les prisonniers, ait fait encore tous les progrès qu'il peut faire. Je dis et je répète que si le gouvernement excitait moins de jalousies, d'un côté, moins de préjugés, d'un autre côté, et que toutes ses forces pussent être dirigées vers l'amélioration civile et pénale, la société aurait tout à y gagner.

Je m'arrête. J'ai une conviction si profonde que les idées que j'apporte à cette tribune remplissent toutes les conditions d'un programme gouvernemental, qu'elles concilient tellement la liberté, la justice, les nécessités financières et le besoin de l'ordre et tous les grands principes qui soutiennent les peuples et l'humanité; j'ai cette conviction si bien arrêtée, que j'ai peine à croire qu'on puisse taxer ce projet d'utopie. Et, au contraire, il me semble véritablement que si Napoléon, par exemple, revenait dans ce monde (Exclamations à droite) et qu'on lui dît: Voilà deux systèmes; dans l'un, il s'agit de restreindre, de limiter les attributions gouvernementales et par conséquent les impôts; dans l'autre, il s'agit d'étendre indéfiniment les attributions gouvernementales et par conséquent les impôts, et par suite il faut faire accepter à la France les droits réunis,—j'ai la conviction et j'affirme que Napoléon dirait que la véritable utopie est de ce dernier côté, car il a été bien plus difficile d'établir les droits réunis, qu'il ne le serait d'entrer dans le système que je viens de proclamer à cette tribune.

Maintenant on me demandera pourquoi je refuse aujourd'hui et sur-le-champ l'impôt, des boissons; je le dirai. Je viens d'exposer le système, la théorie dans laquelle je voudrais que le gouvernement entrât. Mais comme je n'ai jamais vu un gouvernement qui voulût exécuter sur lui ce qu'il regarde comme une sorte de demi-suicide, retrancher toutes les attributions qui ne lui sont pas essentielles, je me vois obligé de le forcer, et je ne le puis qu'en lui refusant les moyens de persévérer dans une voie funeste. C'est pour cela que j'ai voté pour la réduction de l'impôt du sel; c'est pour cela que j'ai voté pour la réforme postale; c'est pour cela que je voterai contre l'impôt des boissons. (Assentiment à gauche.)

C'est ma conviction intime que la France, si elle a foi, si elle a confiance en elle-même, si elle a la certitude qu'on ne viendra pas l'attaquer, du moment qu'elle est décidée à ne pas attaquer les autres, c'est ma conviction intime qu'il est facile de diminuer les dépenses publiques dans une proportion énorme, et que, même avec la suppression de l'impôt sur les boissons, il restera suffisamment, non-seulement pour aligner les recettes avec les dépenses, mais encore pour diminuer la dette publique. (Marques nombreuses d'approbation.)

DISCOURS
SUR LA RÉPRESSION DES COALITIONS INDUSTRIELLES[78].

Citoyens représentants,

Je viens appuyer l'amendement de mon honorable ami M. Morin; je ne puis pas l'appuyer sans examiner aussi le projet de la commission. Il est impossible de discuter l'amendement de M. Morin, sans entrer, pour ainsi dire involontairement, dans la discussion générale, car cela oblige à discuter aussi la proposition de la commission.

En effet, l'amendement de M. Morin n'est pas seulement une modification à la proposition principale; il oppose un système à un autre système, et pour se décider il faut bien comparer.

Citoyens, je n'apporte dans cette discussion aucun esprit de parti, aucun préjugé de classe, je ne parlerai pas aux passions; mais l'Assemblée voit que mes poumons ne peuvent lutter contre des orages parlementaires; j'ai besoin de sa plus bienveillante attention.

Pour apprécier le système de la commission, permettez-moi de rappeler quelques paroles de l'honorable rapporteur, M. de Vatimesnil. Il disait: «Il y a un principe général dans les articles 44 et suivants du Code pénal; ce principe général est celui-ci: La coalition, soit entre patrons, soit entre ouvriers, constitue un délit, à une condition, c'est qu'il y ait eu tentative ou commencement d'exécution.» Cela est écrit dans la loi, et c'est ce qui répond tout de suite à une observation présentée par l'honorable M. Morin. Il vous a dit: «Les ouvriers ne pourront donc pas se réunir, venir chez leur patron débattre honorablement avec lui (c'est l'expression dont il s'est servi), débattre honorablement avec lui leurs salaires!»

«Pardonnez-moi, ils pourront se réunir, ajoute M. de Vatimesnil, ils le pourront parfaitement, ils le pourront soit en venant tous, soit en nommant des commissions, pour traiter avec leurs patrons; pas de difficulté quant à cela; le délit, aux termes du Code, ne commence que quand il y a eu tentative ou commencement d'exécution de coalition, c'est-à-dire lorsque, après avoir débattu les conditions, et malgré l'esprit de conciliation que les patrons, dans leur propre intérêt, apportent toujours dans ces sortes d'affaires, on leur dit: «Mais, après tout, comme vous ne nous donnez pas tout ce que nous vous demandons, nous allons nous retirer, et nous allons, par notre influence, par des influences qui sont bien connues et qui tiennent à l'identité d'intérêt et à la camaraderie, nous allons déterminer tous les autres ouvriers des autres ateliers à se mettre en chômage.»

Après cette lecture, je me demande où est le délit;—car dans cette Assemblée, il ne peut y avoir, ce me semble, sur une pareille question, ce qu'on appelle majorité ou minorité systématique. Ce que nous voulons tous, c'est réprimer des délits; ce que nous cherchons tous, c'est de ne pas introduire dans le Code pénal des délits fictifs, imaginaires, pour avoir le plaisir de les punir.

Je me demande où est le délit. Est-il dans la coalition,—dans le chômage,—dans l'influence à laquelle on fait allusion? On dit: C'est la coalition elle-même qui constitue le délit. J'avoue que je ne puis admettre cette doctrine, parce que le mot coalition est synonyme d'association; c'est la même étymologie, le même sens. La coalition, abstraction faite du but qu'elle se propose, des moyens qu'elle emploie, ne peut être considérée comme un délit, et M. le rapporteur le sent lui-même; car répondant à M. Morin, qui demandait si les ouvriers pouvaient débattre avec les patrons les salaires, l'honorable M. de Vatimesnil disait: «Ils le pourront certainement; ils pourront se présenter isolément ou tous ensemble, nommer des commissions.» Or, pour nommer des commissions, il faut certainement s'entendre, se concerter, s'associer; il faut faire une coalition. À strictement parler, ce n'est donc pas dans le fait même de la coalition qu'est le délit.

Cependant on voudrait l'y mettre, et l'on dit: «Il faut qu'il y ait un commencement d'exécution.» Mais le commencement d'exécution d'une action innocente peut-il rendre cette action coupable? Je ne le crois pas. Si une action est mauvaise en elle-même, il est certain que la loi ne peut l'atteindre qu'autant qu'il y a un commencement d'exécution. Je dirai même: C'est le commencement d'exécution qui fait l'existence de l'action. Votre langage, au contraire, revient à celui-ci: «Le regard est un délit, mais il ne devient un délit que lorsqu'on commence à regarder.» M. de Vatimesnil reconnaît lui-même qu'on ne peut pas aller rechercher la pensée d'une action coupable. Or, quand l'action est innocente en elle-même, et qu'elle se manifeste par des faits innocents, il est évident que cela n'incrimine pas et ne peut jamais changer sa nature.

Maintenant, qu'est-ce que l'on entend par ces mots «commencement d'exécution?»

Une coalition peut se manifester, peut commencer à être exécutée de mille manières différentes. Mais non, on ne s'occupe pas de ces mille manières, on se concentre sur le chômage. En ce cas, si c'est le chômage qui est nécessairement le commencement d'exécution de la coalition, dites donc que le chômage est, par lui-même, un délit; punissez donc le chômage; dites que le chômage sera puni; que quiconque aura refusé de travailler au taux qui ne lui convient pas sera puni. Alors votre loi sera sincère.

Mais y a-t-il une conscience qui puisse admettre que le chômage, en lui-même, indépendamment des moyens qu'on emploie, est un délit? Est-ce qu'un homme n'a pas le droit de refuser de vendre son travail à un taux qui ne lui convient pas?

On me répondra: Tout cela est vrai quand il s'agit d'un homme isolé, mais cela n'est pas vrai quand il s'agit d'hommes qui sont associés entre eux.

Mais, messieurs, une action qui est innocente en soi n'est pas criminelle parce qu'elle se multiplie par un certain nombre d'hommes. Lorsqu'une action est mauvaise en elle-même, je conçois que, si cette action est faite par un certain nombre d'individus, on puisse dire qu'il y a aggravation; mais quand elle est innocente en elle-même, elle ne peut pas devenir coupable parce qu'elle est le fait d'un grand nombre d'individus. Je ne conçois donc pas comment on peut dire que le chômage est coupable. Si un homme a le droit de dire à un autre: «Je ne veux pas travailler à telle ou telle condition,» deux ou trois mille hommes ont le même droit; ils ont le droit de se retirer. C'est là un droit naturel, qui doit être aussi un droit légal.

Cependant on a besoin de jeter un vernis de culpabilité sur le chômage, et alors comment s'y prend-on? On glisse entre parenthèse ces mots: «Comme vous ne nous donnez pas ce que nous vous demandons, nous allons nous retirer; nous allons, par des influences qui sont bien connues et qui tiennent à l'identité d'intérêt, à la camaraderie...»

Voilà donc le délit; ce sont les influences bien connues, ce sont les violences; les intimidations; c'est là qu'est le délit; c'est là que vous devez frapper. Eh bien, c'est là que frappe l'amendement de l'honorable M. Morin. Comment lui refuseriez-vous vos suffrages?

Mais on nous rapporte une autre suite de raisonnements et on dit ceci:

«La coalition porte les deux caractères qui peuvent la faire classer dans le nombre des délits; la coalition est blâmable en elle, et ensuite elle produit des conséquences funestes, funestes pour l'ouvrier, funestes pour le patron, funestes pour la société tout entière.»

D'abord, que la coalition soit blâmable, c'est précisément le point sur lequel on n'est pas d'accord, quod erat demonstrandum, c'est ce qu'il faut prouver; elle est blâmable selon le but qu'elle se propose et surtout selon les moyens qu'elle emploie. Si la coalition se borne à la force d'inertie, à la passiveté, si les ouvriers se sont concertés, se sont entendus et qu'ils disent: Nous ne voulons pas vendre notre marchandise, qui est du travail, à tel prix, nous en voulons tel autre, et si vous refusez, nous allons rentrer dans nos foyers ou chercher de l'ouvrage ailleurs,—il me semble qu'il est impossible de dire que ce soit là une action blâmable.

Mais vous prétendez qu'elle est funeste. Ici, malgré tout le respect que je professe pour le talent de M. le rapporteur, je crois qu'il est entré dans un ordre de raisonnements au moins fort confus. Il dit: Le chômage est nuisible au patron, car c'est une chose fâcheuse pour le patron qu'un ou plusieurs ouvriers se retirent. Cela nuit à son industrie, de manière que l'ouvrier porte atteinte à la liberté du patron, et par suite à l'art. 13 de la Constitution.

En vérité, c'est là un renversement complet d'idées.

Quoi! je suis en face d'un patron, nous débattons le prix, celui qu'il m'offre ne me convient pas, je ne commets aucune violence, je me retire,—et vous dites que c'est moi qui porte atteinte à la liberté du patron, parce que je nuis à son industrie! Faites attention que ce que vous proclamez n'est pas autre chose que l'esclavage. Car qu'est-ce qu'un esclave, si ce n'est l'homme forcé, par la loi, de travailler à des conditions qu'il repousse? (À gauche. Très-bien!)

Vous demandez que la loi intervienne parce que c'est moi qui viole la propriété du patron; ne voyez-vous pas, au contraire, que c'est le patron qui viole la mienne? S'il fait intervenir la loi pour que sa volonté me soit imposée, où est la liberté, où est l'égalité? (À gauche. Très-bien!)

Ne dites pas que je tronque votre raisonnement, car il est tout entier dans le rapport et dans votre discours.

Vous dites ensuite que les ouvriers, quand ils se coalisent, se font du tort à eux-mêmes, et vous partez de là pour dire que la loi doit empêcher le chômage. Je suis d'accord avec vous que, dans la plupart des cas, les ouvriers se nuisent à eux-mêmes. Mais c'est précisément pour cela que je voudrais qu'ils fussent libres, parce que la liberté leur apprendrait qu'ils se nuisent à eux-mêmes; et vous, vous en tirez cette conséquence, qu'il faut que la loi intervienne et les attache à l'atelier.

Mais vous faites entrer la loi dans une voie bien large et bien dangereuse.

Tous les jours, vous accusez les socialistes de vouloir faire intervenir la loi en toutes choses, de vouloir effacer la responsabilité personnelle.

Tous les jours, vous vous plaignez de ce que, partout où il y a un mal, une souffrance, une douleur, l'homme invoque sans cesse la loi et l'État.

Quant à moi, je ne veux pas que, parce qu'un homme chôme et que par cela même il dévore une partie de ses économies, la loi puisse lui dire: «Tu travailleras dans cet atelier, quoiqu'on ne t'accorde pas le prix que tu demandes.» Je n'admets pas cette théorie.

Enfin vous dites qu'il nuit à la société tout entière.

Il n'y a pas de doute qu'il nuit à la société; mais c'est le même raisonnement; un homme juge qu'en cessant de travailler il obtiendra un meilleur taux de salaire dans huit ou dix jours; sans doute c'est une déperdition de travail pour la société, mais que voulez-vous faire? Voulez-vous que la loi remédie à tout? C'est impossible; il faudrait alors dire qu'un marchand qui attend, pour vendre son café, son sucre, de meilleurs temps, nuit à la société; il faudrait donc invoquer toujours la loi, toujours l'État!

On avait fait contre le projet de la commission une objection qu'il me semble qu'on a traitée bien légèrement, trop légèrement, car elle est fort-sérieuse. On avait dit: De quoi s'agit-il? Il y a des patrons d'un côté, des ouvriers de l'autre; il s'agit de règlement de salaires. Évidemment, ce qu'il faut désirer, le salaire se réglant par le jeu naturel de l'offre et de la demande, c'est que la demande et l'offre soient aussi libres, ou, si vous voulez, aussi contraintes l'une que l'autre. Pour cela, il n'y a que deux moyens: il faut, ou laisser les coalitions parfaitement libres, ou les supprimer tout à fait.

On vous objecte,—et vous avouez—qu'il est tout à fait impossible à votre loi de tenir la balance équitable; que les coalitions d'ouvriers, se faisant toujours sur une très grande échelle et en plein jour, sont bien plus faciles à saisir que les coalitions de patrons.

Vous avouez la difficulté; mais vous ajoutez aussitôt: La loi ne s'arrête pas à ces détails.—Je réponds qu'elle doit s'y arrêter. Si la loi ne peut réprimer un prétendu délit qu'en commettant envers toute une classe de citoyens la plus criante et la plus énorme des injustices, elle doit s'arrêter. Il y a mille cas analogues où la loi s'arrête.

Vous avouez vous-même que, sous l'empire de votre législation, l'offre et la demande ne sont plus à deux de jeu, puisque la coalition des patrons ne peut pas être saisie; et c'est évident: deux, trois patrons, déjeunent ensemble, font une coalition, personne n'en sait rien. Celle des ouvriers sera toujours saisie puisqu'elle se fait au grand jour.

Puisque les uns échappent à votre loi, et que les autres n'y échappent pas, elle a pour résultat nécessaire de peser sur l'offre et de ne pas peser sur la demande, d'altérer, au moins en tant qu'elle agit, le taux naturel des salaires, et cela d'une manière systématique et permanente. C'est ce que je ne puis pas approuver. Je dis que, puisque vous ne pouvez pas faire une loi également applicable à tous les intérêts qui sont en présence, puisque vous ne pouvez leur donner l'égalité, laissez-leur la liberté, qui comprend en même temps l'égalité.

Mais si l'égalité n'a pas pu être atteinte comme résultat dans le projet de la commission, l'est-elle au moins sur le papier? Oui, je crois que la commission, et j'en suis certain, a fait de grands efforts pour atteindre au moins l'égalité apparente. Cependant elle n'y a pas encore réussi, et, pour s'en convaincre, il suffit de comparer l'art. 414 à l'art. 415, celui qui concerne les patrons à celui qui concerne les ouvriers. Le premier est excessivement simple; on ne peut s'y tromper; la justice quand elle poursuivra,—le délinquant quand il se défendra,—sauront parfaitement à quoi s'en tenir.

«Sera punie... 1o toute coalition entre ceux qui font travailler les ouvriers, tendant à forcer l'abaissement des salaires, s'il y a eu tentative ou commencement d'exécution.»

J'appelle votre attention sur le mot forcer, qui ouvre une grande latitude à la défense des patrons: il est vrai, diront-ils, que nous nous sommes réunis deux ou trois; nous avons pris des mesures pour produire la baisse des salaires mais nous n'avons pas essayé de forcer.—C'est un mot très-important qui ne se trouve pas dans l'article suivant.

En effet, l'article suivant est extrêmement élastique; il ne comprend pas un seul fait, il en comprend un très-grand nombre.

«Toute coalition d'ouvriers pour faire cesser en même temps les travaux, pour interdire le travail dans les ateliers, pour empêcher de s'y rendre avant ou après certaines heures, et, en général, pour suspendre, empêcher, enchérir les travaux (il n'y a pas forcer), s'il y a tentative ou commencement d'exécution, etc.»

Et si l'on disait que j'épilogue sur le mot forcer, j'appellerais l'attention de la commission sur l'importance qu'elle a donnée elle-même à ce mot. (Bruit.)

Un membre à gauche. La droite n'accorde pas le silence. Quand on dit de bonnes choses, on interrompt toujours. Racontez une histoire, on vous écoutera.

M. Frédéric Bastiat. Dans le désir d'arriver, au moins sur le papier, puisque c'est impossible en fait, à une certaine égalité, la commission avait deux voies à prendre relativement aux expressions injustement et abusivement que contient l'art. 414.

Il fallait évidemment ou supprimer, dans l'art. 414, ces mots qui ouvraient une voie très-large à la défense des patrons, ou l'introduire dans l'art. 415 pour ouvrir la même porte aux ouvriers. La commission a préféré la suppression des mots injustement et abusivement. Sur quoi s'est-elle fondée? Elle s'est fondée précisément sur ce que, immédiatement après ces mots, venait le mot forcer, et ce mot, souligné cinq fois dans une seule page de son rapport, prouve qu'elle y attache une grande importance. Mais elle s'en est exprimée très-catégoriquement; elle a dit:

«Quand un concert de mesures contraires aux lois a été établi pour forcer l'abaissement des salaires, il est impossible de le justifier. Un tel fait est nécessairement injuste et abusif; car forcer l'abaissement des salaires, c'est produire, par un pacte aussi illicite que contraire à l'humanité, un abaissement de salaires qui ne serait pas résulté des circonstances industrielles et de la libre concurrence; d'où il suit que l'emploi de ces mots injustement et abusivement choque le bon sens.»

Ainsi, comment a-t-on justifié l'élimination qu'on a faite des mots injustement et abusivement? On a dit: C'est un pléonasme; le mot forcer remplace tout cela.

Mais, messieurs, quand il s'est agi des ouvriers, on n'a plus mis le mot forcer, et dès lors les ouvriers n'ont plus la même chance de défense; on a mis seulement qu'ils ne pourraient enchérir les salaires, non plus en forcer injustement ou abusivement l'élévation, mais les enchérir seulement. Il y a encore là, au moins dans la rédaction, un vice, une inégalité qui vient s'enter sur l'inégalité bien plus grave dont j'ai parlé tout à l'heure.

Tel est, messieurs, le système de la commission, système qui, selon moi, est vicieux de tout point, vicieux théoriquement, et vicieux pratiquement, système qui nous laisse dans une incertitude complète sur ce que c'est que le délit. Est-ce la coalition, est-ce le chômage, est-ce l'abus, est-ce la force? On n'en sait rien. Je défie qui que ce soit, l'esprit le plus logique, de voir où commence et où finit l'impunité. Vous me dites: «La coalition est un délit. Cependant vous pouvez nommer une commission.»—Mais je ne suis pas sûr de pouvoir nommer une commission et envoyer des délégués, quand votre rapport est plein de considérations, desquelles il résulte que la coalition est l'essence même du délit.

Je dis ensuite que, pratiquement, votre loi est pleine d'inégalités; elle ne s'applique pas exactement et proportionnellement aux deux partis dont vous voulez faire cesser l'antagonisme. Singulière manière de faire cesser l'antagonisme entre deux partis, que de les traiter d'une manière inégale!

Quant au système de M. Morin, je ne m'y arrêterai pas longtemps; il est parfaitement clair, parfaitement lucide; il repose sur un principe inébranlable et admis par tout le monde: liberté dans l'usage et répression dans l'abus. Il n'y a pas d'intelligence quelconque qui ne donne son adhésion à un pareil principe.

Demandez au premier venu, à qui vous voudrez, si la loi est injuste, partiale lorsqu'elle se contente de réprimer l'intimidation, la violence? Tout le monde vous dira: Ce sont là de vrais délits. D'ailleurs, les lois sont faites pour les ignorants comme pour les savants. Il faut que la définition d'un délit saisisse les intelligences, il faut que la conscience y donne son assentiment; il faut qu'en lisant la loi on dise: En effet, c'est un délit. Vous parlez du respect des lois; c'est là une partie constitutive du respect des lois. Comment voulez-vous qu'on respecte une loi inintelligente et inintelligible? Cela est impossible. (Approbation à gauche.)

Ce qui se passe ici, messieurs, me semble tirer quelque importance de l'analogie parfaite avec ce qui s'est passé dans un autre pays, dont a parlé hier M. de Vatimesnil, l'Angleterre, qui a une si grande expérience en matière de coalitions, de luttes, de difficultés de cette nature. Je crois que cette expérience vaut la peine d'être consultée et apportée à cette tribune.

On vous a parlé des nombreuses et formidables coalitions qui s'y sont manifestées depuis l'abrogation de la loi ou des lois; mais on ne vous a rien dit de celles qui avaient eu lieu auparavant. C'est ce dont il fallait parler aussi; car, pour juger les deux systèmes, il faut les comparer.

Avant 1824, l'Angleterre avait été désolée par des coalitions si nombreuses, si terribles, si énergiques, qu'on avait opposé à ce fléau trente-sept statuts dans un pays où, comme vous le savez, l'antiquité fait, pour ainsi dire, partie de la loi, où l'on respecte des lois même absurdes, uniquement parce qu'elles sont anciennes. Il faut que ce pays ait été bien travaillé, bien tourmenté par le mal pour qu'il se soit décidé à faire, coup sur coup, et dans un court espace de temps, trente-sept statuts, tous plus énergiques les uns que les autres. Eh bien! qu'est-il arrivé? On n'en est pas venu à bout; le mal allait toujours s'aggravant. Un beau jour on s'est dit: Nous avons essayé bien des systèmes, trente-sept statuts ont été faits; essayons si nous pourrons réussir par un moyen bien simple, la justice et la liberté.—Je voudrais que l'on appliquât ce raisonnement dans bien des questions, et l'on trouverait que leur solution n'est pas si difficile qu'on le pense; mais enfin, cette fois, on a fait et appliqué ce raisonnement en Angleterre.

Donc, en 1824, une loi intervint sur la proposition de M. Hume, proposition qui ressemblait tout à fait à celle de MM. Doutre, Greppo, Benoît et Fond: c'était l'abrogation complète, totale, de ce qui avait existé jusqu'alors. La justice, en Angleterre, se trouva alors désarmée en face des coalitions, même contre la violence, l'intimidation et les menaces, faits qui cependant viennent aggraver la coalition. À ces faits-là on ne pouvait appliquer que les lois relatives aux menaces, aux rixes accidentelles qui ont lieu dans les rues; de sorte que, l'année d'après, en 1825, le ministre de la justice vint demander une loi spéciale qui laisserait la liberté complète aux coalitions, mais qui aggraverait la peine appliquée aux violences ordinaires; le système de la loi de 1825 est là tout entier.

L'art. 3 porte: «Sera puni d'un emprisonnement et d'une amende, etc..., quiconque par intimidation, menaces ou violences, aura..., etc.»

Les mots intimidation, menaces et violences reviennent à chaque phrase. Le mot coalition n'est pas même mentionné.

Et puis viennent deux autres articles extrêmement remarquables, que l'on n'admettrait pas probablement en France, parce qu'ils sont virtuellement renfermés dans cette maxime: Ce que la loi ne défend pas est permis.

Il y est dit: «Ne seront pas passibles de cette peine ceux qui se seront réunis, ceux qui se seront coalisés et auront cherché à influer sur le taux des salaires, ceux qui seront entrés dans des conventions verbales ou écrites, etc...»

Enfin, la liberté la plus large et la plus complète y est expressément accordée.

Je dis qu'il y a de l'analogie dans la situation, car ce que vous propose la commission, c'est l'ancien système anglais, celui des statuts. La proposition de M. Doutre et de ses collègues, c'est la proposition de M. Hume qui abolit tout, et qui ne laissait aucune aggravation pour les violences qui étaient concertées, quoique l'on ne puisse méconnaître que les violences méditées par un certain nombre d'hommes offrent plus de dangers que la violence individuelle commise dans la rue. Enfin la proposition de l'honorable M. Morin répond parfaitement à celle qui a amené en Angleterre la loi définitive de 1825.

Maintenant on vous dit: Depuis 1825, l'Angleterre ne se trouve pas bien de ce système.—Elle ne s'en trouve pas bien! Mais je trouve, moi, que vous vous prononcez sur cette question sans l'avoir assez approfondie. J'ai parcouru l'Angleterre plusieurs fois, j'ai interrogé sur cette question un grand nombre de manufacturiers. Eh bien, je puis affirmer que jamais je n'ai rencontré une personne qui ne s'en applaudît et qui ne fût très-satisfaite de ce que l'Angleterre, en cette circonstance, a osé regarder la liberté en face. Et c'est peut-être à cause de cela que, plus tard, dans beaucoup d'autres questions, elle a osé encore regarder la liberté en face.

Vous citez la coalition de 1832, qui, en effet, fut une coalition formidable; mais il faut bien prendre garde et ne pas présenter les faits isolément. Cette année-là, il y avait disette, le blé valait 95 schellings le quarter; il y avait famine, et cette famine a duré plusieurs années...

M. de Vatimesnil, rapporteur. J'ai cité la coalition de 1842.

M. Bastiat. Il y a eu une famine en 1832 et une autre plus forte en 1842.

M. le Rapporteur. J'ai parlé de la coalition de 1842.

M. Bastiat. Mon argumentation s'applique avec plus de force encore à l'année 1842. Dans ces temps de disette, qu'arrive-t-il? C'est que les revenus de presque toute la population servent à acheter les objets nécessaires à leur subsistance. On n'achète pas d'objets manufacturés, les ateliers chôment, on est obligé de renvoyer beaucoup d'ouvriers; il y a concurrence de bras, et les salaires baissent.

Eh bien, lorsque, dans les salaires, une grande baisse se manifeste, et que cela se combine avec une famine épouvantable, il n'est pas étonnant que, dans un pays de liberté complète, des coalitions se forment.

C'est ce qui a lieu en Angleterre. Est-ce qu'on a changé de loi pour cela? Pas du tout.

On a vu les causes de ces coalitions, mais on les a bravées. On a puni les menaces, les violences, partout où elles se manifestaient, mais on n'a pas fait autre chose.

On vous a présenté un tableau effrayant de ces associations, et on a dit qu'elles tendaient à devenir politiques.

Messieurs, à l'époque dont je parle, il s'agitait une grande question en Angleterre, et cette question était envenimée encore par les circonstances, par la disette; il y avait lutte entre la population industrielle et les propriétaires, c'est-à-dire l'aristocratie qui voulait vendre le blé le plus cher possible, et qui, pour cela, prohibait les blés étrangers. Qu'est-il arrivé? Ces unions, qu'on appelait hier plaisamment trade-unions, ces unions, qui jouissaient de la liberté de coalition, voyant que tous les efforts faits par leur coalition n'étaient pas parvenus à faire élever le taux des salaires...

Une voix. C'est ce qui est mauvais.

M. Bastiat. Vous dites que c'est un mal; je dis, au contraire, que c'est un grand bien. Les ouvriers se sont aperçus que le taux des salaires ne dépendait pas des patrons, mais d'autres lois sociales, et ils se dirent: «Pourquoi nos salaires ne se sont-ils pas élevés? La raison en est simple: c'est parce qu'il nous est défendu de travailler pour l'étranger, ou du moins de recevoir en payement du blé étranger. C'est donc à tort que nous nous en prenons à nos patrons; il faut nous en prendre à cette classe aristocratique qui non-seulement possède le sol, mais encore qui fait la loi, et nous n'aurons d'influence sur les salaires que lorsque nous aurons reconquis nos droits politiques.»

À gauche. Très-bien! très-bien!

M. Bastiat. En vérité, messieurs, trouver quelque chose d'extraordinaire dans cette conduite si simple et si naturelle des ouvriers anglais, c'est presque apporter à cette tribune une protestation contre le suffrage universel en France. (Nouvel assentiment à gauche.)

Il résulte de là que les ouvriers anglais ont appris une grande leçon par la liberté; ils ont appris qu'il ne dépendait pas de leurs patrons d'élever ou d'abaisser le taux des salaires; et aujourd'hui l'Angleterre vient de traverser deux ou trois années très-difficiles par suite de la pourriture des pommes de terre, du manque de récolte, de la manie des chemins de fer, et par suite aussi des révolutions qui ont désolé l'Europe et fermé les débouchés à ses produits industriels; jamais elle n'avait passé par des crises semblables. Cependant il n'y a pas eu un fait de coalition répréhensible et pas un seul fait de violence; les ouvriers y ont renoncé par suite de leur expérience; c'est là un exemple à apporter et à méditer dans notre pays. (Approbation à gauche.)

Enfin il y a une considération qui me frappe et qui est plus importante que tout cela. Vous voulez le respect des lois, et vous avez bien raison; mais il ne faut pas oblitérer le sens de la justice chez les hommes.

Voilà deux systèmes en présence, celui de la commission et celui de M. Morin.

Figurez-vous qu'alternativement, en vertu de l'un et de l'autre système, on traduise des ouvriers en justice. Eh bien! voilà des ouvriers traduits en justice en vertu de la loi actuelle sur les coalitions; ils ne savent même pas ce qu'on leur demande; ils ont cru qu'ils avaient le droit, jusqu'à un certain point, de se coaliser, de se concerter, et vous le reconnaissez vous-mêmes dans une certaine mesure. Ils disent: Nous avons mangé notre pécule, nous sommes ruinés; ce n'est pas notre faute, c'est celle de la société qui nous tourmente, de patrons qui nous vexent, de la justice qui nous poursuit. Ils se présentent devant les tribunaux l'irritation dans le cœur, ils se posent en victimes, et non-seulement ils résistent, mais ceux qui ne sont pas poursuivis sympathisent avec eux; la jeunesse, toujours si ardente, les publicistes se mettent de leur côté. Croyez-vous que ce soit là une position bien belle, bien favorable pour la justice du pays?

Au contraire, poursuivez des ouvriers en vertu du système de M. Morin; qu'ils soient traduits devant la justice; que le procureur de la République dise: Nous ne vous poursuivons pas parce que vous vous êtes coalisés, vous étiez parfaitement libres. Vous avez demandé une augmentation de salaires, nous n'avons rien dit; vous vous êtes concertés, nous n'avons rien dit; vous avez voulu le chômage, nous n'avons rien dit; vous avez cherché à agir par la persuasion sur vos camarades, nous n'avons rien dit. Mais vous avez employé les armes, la violence, la menace; nous vous avons traduits devant les tribunaux.

L'ouvrier que vous poursuivrez ainsi courbera la tête, parce qu'il aura le sentiment de son tort, et qu'il reconnaîtra que la justice de son pays a été impartiale et juste. (Très-bien!)

Je terminerai, messieurs, par une autre considération, et c'est celle-ci:

Selon moi, il y a une foule de questions agitées maintenant parmi les classes ouvrières, et au sujet desquelles, dans mon opinion très-intime et très-profonde, les ouvriers s'égarent; et j'appelle votre attention sur ce point: toujours lorsqu'une révolution éclate dans un pays où il y a plusieurs classes échelonnées, superposées et où la première classe s'était attribué certains priviléges, c'est la seconde qui arrive; elle avait invoqué naturellement le sentiment du droit et de la justice pour se faire aider par les autres. La révolution se fait; la seconde classe arrive. Elle ne tarde pas le plus souvent à se constituer aussi des priviléges. Ainsi de la troisième, ainsi de la quatrième. Tout cela est odieux, mais c'est toujours possible, tant qu'il y a en bas une classe qui peut faire les frais de ces priviléges qu'on se dispute.

Mais il est arrivé ceci, qu'à la révolution de Février, c'est la nation tout entière, le peuple tout entier, dans toutes les profondeurs de ses masses, qui est arrivé, ou qui peut arriver, par l'élection, par le suffrage universel, à se gouverner lui-même. Et alors, par un esprit d'imitation que je déplore, mais qui me semble assez naturel, il a pensé qu'il pourrait guérir ses souffrances en se constituant aussi des priviléges, car je regarde le droit au crédit, le droit au travail et bien d'autres prétentions, comme de véritables priviléges. (Mouvement.)

Et en effet, messieurs, ils pourraient lui être accordés, si au-dessous de lui, ou à sa portée, il y avait une autre classe encore plus nombreuse, trois cents millions de Chinois, par exemple, qui pussent en faire les frais. (Rires d'assentiment.) Or cela n'existe pas; c'est pourquoi chacun des priviléges, les hommes du peuple se les payeraient les uns aux autres, sans profit possible pour eux, au moyen d'un appareil compliqué et en subissant, au contraire, toute la déperdition causée par l'appareil.

Eh bien! l'Assemblée législative pourra être appelée à lutter contre ces prétentions, qu'il ne faut pas traiter trop légèrement, parce que, malgré tout, elles sont sincères. Vous serez obligés de lutter. Comment lutteriez-vous avec avantage si vous refoulez la classe ouvrière lorsqu'elle ne demande rien que de raisonnable; lorsqu'elle demande purement et simplement justice et liberté? Je crois que vous acquerrez une grande force en donnant ici une preuve d'impartialité; vous serez mieux écoutés, vous serez regardés comme le tuteur de toutes les classes et particulièrement de cette classe, si vous vous montrez complétement impartial et juste envers elle. (Vive approbation à gauche.)

En résumé, je repousse le projet de la commission, parce qu'il n'est qu'un Expédient, et que le caractère de tout expédient, c'est la faiblesse et l'injustice. J'appuie la proposition de M. Morin, parce qu'elle se fonde sur un Principe; et il n'y a que les principes qui aient la puissance de satisfaire les esprits, d'entraîner les cœurs, et de se mettre à l'unisson des consciences. On nous a dit: Voulez-vous donc proclamer la liberté par un amour platonique de la liberté? Pour ce qui me regarde, je réponds: Oui. La liberté peut réserver aux nations quelques épreuves, mais elle seule les éclaire, les élève et les moralise. Hors de la liberté, il n'y a qu'Oppression, et, sachez-le bien, amis de l'ordre, le temps n'est plus, s'il a jamais existé, où l'on puisse fonder sur l'Oppression l'union des classes, le respect des lois, la sécurité des intérêts et la tranquillité des peuples.

RÉFLEXIONS
SUR L'AMENDEMENT DE M. MORTIMER-TERNAUX[79].

Aux Démocrates.

Non, je ne me trompe pas; je sens battre dans ma poitrine un cœur démocratique. Comment donc se fait-il que je me trouve si souvent en opposition avec ces hommes qui se proclament les représentants exclusifs de la Démocratie?

Il faut pourtant s'entendre. Ce mot a-t-il deux significations opposées?

Il me semble, à moi, qu'il y a un enchaînement entre cette aspiration qui pousse tous les hommes vers leur perfectionnement matériel, intellectuel et moral, et les facultés dont ils ont été doués pouf réaliser cette aspiration.

Dès lors, je voudrais que chaque homme eût, sous sa responsabilité, la libre disposition, administration et contrôle de sa propre personne, de ses actes, de sa famille, de ses transactions, de ses associations, de son intelligence, de ses facultés, de son travail, de son capital et de sa propriété.

C'est de cette manière qu'aux États-Unis on entend la liberté, la démocratie. Chaque citoyen veille avec un soin jaloux à rester maître de lui-même. C'est par là que le pauvre espère sortir de la pauvreté; c'est par là que le riche espère conserver la richesse.

Et, en effet, nous voyons qu'en très-peu de temps ce régime a fait parvenir les Américains à un degré d'énergie, de sécurité, de richesse et d'égalité dont les annales du genre humain n'offrent aucun autre exemple.

Cependant, là, comme partout, il y a des hommes qui ne se feraient pas scrupule de porter atteinte, pour leur avantage personnel, à la liberté et à la propriété de leurs concitoyens.

C'est pourquoi la LOI intervient, sous la sanction de la Force commune, pour prévenir et réprimer ce penchant désordonné.

Chacun concourt, en proportion de sa fortune, au maintien de cette Force. Ce n'est pas là, comme on l'a dit, sacrifier une partie de sa liberté pour conserver l'autre. C'est, au contraire, le moyen le plus simple, le plus juste, le plus efficace et le plus économique de garantir la liberté de tous.

Et un des problèmes les plus difficiles de la politique, c'est de mettre les dépositaires de cette Force commune hors d'état de faire eux-mêmes ce qu'ils sont chargés d'empêcher.

Les Démocrates français, à ce qu'il paraît, voient les choses sous un jour tout différent.

Sans doute, comme les Démocrates américains, ils condamnent, repoussent et flétrissent la Spoliation que les citoyens seraient tentés d'exercer de leur chef, les uns à l'égard des autres,—toute atteinte portée à la propriété, au travail, à la liberté par un individu au préjudice d'un autre individu.

Mais cette Spoliation, qu'ils repoussent entre individus, ils la regardent comme un moyen d'égalisation; et en conséquence ils la confient à la Loi, à la Force commune, que je croyais instituées pour l'empêcher.

Ainsi, pendant que les Démocrates américains, après avoir chargé la Force commune de châtier la Spoliation individuelle, sont très-préoccupés de la crainte que cette Force ne devienne elle-même spoliatrice, faire de cette Force un instrument de Spoliation, paraît être le fond même et l'âme du système des Démocrates français.

À ce système, ils donnent les grands noms d'organisation, association, fraternité, solidarité. Par là, ils ôtent tout scrupule aux appétits les plus brutaux.

«Pierre est pauvre, Mondor est riche; ne sont-ils pas frères? ne sont-ils pas solidaires? ne faut-il pas les associer, les organiser? Donc, qu'ils partagent, et tout sera pour le mieux. Il est vrai que Pierre ne doit pas prendre à Mondor, ce serait inique. Mais nous ferons des Lois, nous créerons des Forces qui se chargeront de l'opération. Ainsi la résistance de Mondor deviendra factieuse, et la conscience de Pierre pourra être tranquille.»

Dans le cours de cette législature, il s'est présenté des occasions où la Spoliation se montre sous un aspect spécialement hideux. C'est celle que la Loi met en œuvre au profit du riche et au détriment du pauvre.

Eh bien! même dans ce cas, on voit la Montagne battre des mains. Ne serait-ce pas qu'elle veut, avant tout, s'assurer le principe? Une fois qu'avec l'appui de la majorité, la Spoliation légale du pauvre au profit du riche sera systématisée, comment repousser la Spoliation légale du riche au profit du pauvre?

Malheureux pays, où les Forces sacrées qui devaient être instituées pour maintenir chacun dans son droit sont détournées à accomplir elles-mêmes la violation des droits!

Nous avons vu hier à l'Assemblée législative une scène de cette abominable et funeste comédie, qu'on pourrait bien appeler, la comédie des dupes.

Voici de quoi il s'agissait:

Tous les ans, 300,000 enfants arrivent à l'âge de 12 ans. Sur ces 300,000 enfants, 10,000 peut-être entrent dans les colléges et lycées de l'État. Leurs parents sont-ils tous riches? Je n'en sais rien. Mais ce qu'on peut affirmer de la manière la plus certaine, c'est qu'ils sont les plus riches de la nation.

Naturellement, ils devraient payer les frais de nourriture, d'instruction et d'entretien de leurs enfants. Mais ils trouvent que c'est fort cher. En conséquence, ils ont demandé et obtenu que la Loi, par l'impôt des boissons et du sel, prît de l'argent aux millions de parents pauvres, pour ledit argent leur être distribué, à eux parents riches, à titre de gratification, encouragement, indemnité, subvention, etc., etc.

M. Mortimer-Ternaux a demandé la cessation d'une pareille monstruosité, mais il a échoué dans ses efforts. L'extrême droite trouve très-doux de faire payer par les pauvres l'éducation des enfants riches, et l'extrême gauche trouve très-politique de saisir une telle occasion de faire passer et sanctionner le système de la Spoliation légale.

Sur quoi je me demande: Où allons-nous? Il faut que l'Assemblée se dirige par quelque principe; il faut qu'elle s'attache à la justice partout et pour tous, ou bien qu'elle se jette dans le système de la Spoliation légale et réciproque, jusqu'à parfaite égalisation de toutes les conditions, c'est-à-dire dans le communisme.

Hier, elle a déclaré que les pauvres payeraient des impôts pour soulager les riches. De quel front repoussera-t-elle les impôts qu'on lui proposera bientôt de frapper sur les riches pour soulager les pauvres?

Pour moi, je ne puis oublier que, lorsque je me suis présenté devant les électeurs, je leur ai dit:

«Approuveriez-vous un système de gouvernement qui consisterait en ceci: Vous auriez la responsabilité de votre propre existence. Vous demanderiez à votre travail, à vos efforts, à votre énergie, les moyens de vous nourrir, de vous vêtir, de vous loger, de vous éclairer, d'arriver à l'aisance, au bien-être, peut-être à la fortune. Le gouvernement ne s'occuperait de vous que pour vous garantir contre tout trouble, contre toute agression injuste. D'un autre côté, il ne vous demanderait que le très-modique impôt indispensable pour accomplir cette tâche.»

Et tous de s'écrier: «Nous ne lui demandons pas autre chose.»

Et maintenant, quelle serait ma position si j'avais à me présenter de nouveau devant ces pauvres laboureurs, ces honnêtes artisans, ces braves ouvriers, pour leur dire:

«Vous payez plus d'impôts que vous ne vous y attendiez. Vous avez moins de liberté que vous ne l'espériez. C'est un peu de ma faute, car je me suis écarté du système de gouvernement en vue duquel vous m'aviez nommé, et, le 1er avril, j'ai voté un surcroît d'impôt sur le sel et les boissons, afin de venir en aide au petit nombre de nos compatriotes qui envoient leurs enfants dans les colléges de l'État.»

Quoi qu'il arrive, j'espère ne me mettre jamais dans la triste et ridicule nécessité de tenir aux hommes qui m'ont investi de leur confiance un semblable langage.

INCOMPATIBILITÉS
PARLEMENTAIRES[80].

Citoyens représentants,

Je vous conjure de donner quelque attention à cet écrit.

—«Est-il bon d'exclure de l'Assemblée nationale des catégories de citoyens?»

—«Est-il bon de faire briller aux yeux des représentants les hautes situations politiques?»

Voilà les deux questions que j'y traite. La constitution elle-même n'en a pas soulevé de plus importantes.

Cependant, chose étrange, l'une d'elles,—la seconde,—a été décidée sans discussion.

Le ministère doit-il se recruter dans la Chambre?—L'Angleterre dit: Oui, et s'en trouve mal. L'Amérique dit: Non, et s'en trouve bien.—89 adopta la pensée américaine; 1814 préféra l'idée anglaise.—Entre de telles autorités, il y a, ce semble, de quoi balancer. Cependant l'Assemblée nationale s'est prononcée pour le système de la Restauration, importé d'Angleterre; et cela, sans débat.

L'auteur de cet écrit avait proposé un amendement. Pendant qu'il montait les degrés de la tribune... la question était tranchée. Je propose, dit-il...—La Chambre a voté, s'écrie M. le président.—Quoi! sans m'admettre à...—La Chambre a voté.—Mais personne ne s'en est aperçu!—Consultez le bureau, la Chambre a voté.

Certes, cette fois, on ne reprochera pas à l'Assemblée une lenteur systématique!

Que faire? Saisir l'Assemblée avant le vote définitif. Je le fais par écrit, dans l'espoir que quelque voix plus exercée me viendra en aide.

D'ailleurs, pour l'épreuve d'une discussion orale, il faut des poumons de Stentor s'adressant à des oreilles attentives. Décidément, le plus sûr est d'écrire.

Citoyens représentants, en mon âme et conscience, je crois que le titre IV de la Loi électorale est à refaire. Tel qu'il est, il organise l'anarchie. Il en est temps encore, ne léguons pas ce fléau au pays.

Les Incompatibilités parlementaires soulèvent deux questions profondément distinctes, quoiqu'on les ait souvent confondues.

—La représentation nationale sera-t-elle ouverte ou fermée à ceux qui suivent la carrière des fonctions publiques?

—La carrière des fonctions publiques sera-t-elle ouverte ou fermée aux représentants?

Ce sont là certainement deux questions différentes et qui n'ont même entre elles aucun rapport, si bien que la solution de l'une ne préjuge rien quant à la solution de l'autre. La députation peut être accessible aux fonctionnaires, sans que les fonctions soient accessibles aux députés, et réciproquement.

La loi que nous discutons est très-sévère quant à l'admission des fonctionnaires à la Chambre, très-tolérante en ce qui concerne l'admission des représentants aux hautes situations politiques. Dans le premier cas, elle me semble s'être laissée entraîner à un radicalisme de mauvais aloi. En revanche, dans le second, elle n'est pas même prudente.

Je ne dissimule pas que j'arrive, dans cet écrit, à des conclusions tout opposées.

Pour passer des places à la Chambre, pas d'exclusion, mais précautions suffisantes.

Pour passer de la Chambre aux places, exclusion absolue.

Respect au suffrage universel! Ceux qu'il fait représentants doivent être représentants, et rester représentants. Pas d'exclusion à l'entrée, exclusion absolue à la sortie. Voilà le principe. Nous allons voir qu'il est d'accord avec l'utilité générale.

§ I. Les électeurs peuvent-ils se faire représenter par des fonctionnaires?

Je réponds: Oui, sauf à la société à s'entourer de précautions suffisantes.

Ici je rencontre une première difficulté, qui semble opposer d'avance à tout ce que je pourrai dire une fin de non-recevoir insurmontable. La constitution elle-même proclame le principe de l'incompatibilité entre toute fonction publique rétribuée et le mandat de représentant du peuple. Or, comme dit le rapport, il ne s'agit pas d'éluder mais d'appliquer ce principe, désormais fondamental.

Je demande s'il y a excès de subtilité à se prévaloir du mot fonction dont se sert la constitution, pour dire: Ce qu'elle a entendu exclure, ce n'est pas l'homme, ce n'est pas même le fonctionnaire, c'est la fonction, c'est le danger qu'elle pourrait introduire au sein de l'Assemblée législative. Pourvu donc que la fonction n'entre pas et reste à la porte, dût-elle être reprise à la fin de la législature, par le titulaire, le vœu de la constitution est satisfait.

L'Assemblée nationale a interprété ainsi l'article 28 de la constitution, à l'occasion de l'armée, et, comme je n'arrive à autre chose qu'à étendre cette interprétation à tous les fonctionnaires, j'ai lieu de croire qu'il me sera permis de ne pas m'arrêter à la fin de non-recevoir que le rapport met sur mon chemin.

Ce que je demande en effet, c'est ceci: Que tout électeur soit éligible. Que les colléges électoraux puissent se faire représenter par quiconque a mérité leur confiance. Mais, si le choix des électeurs tombe sur un fonctionnaire public, c'est l'homme et non la fonction qui entre à la Chambre. Le fonctionnaire ne perdra pas pour cela ses droits antérieurs et ses titres. On n'exigera pas de lui le sacrifice d'une véritable propriété acquise par de longs et utiles travaux. La société n'a que faire d'exigences superflues et doit se contenter de précautions suffisantes. Ainsi, le fonctionnaire sera soustrait à l'influence du pouvoir exécutif; il ne pourra être promu ou destitué. Il sera mis à l'abri des suggestions de l'espérance et de la crainte. Il ne pourra exercer ses fonctions ou en percevoir les émoluments. En un mot, il sera représentant, ne sera que représentant, pendant toute la durée de son mandat. Sa vie administrative sera, pour ainsi dire, suspendue et comme absorbée par sa vie parlementaire. C'est bien là ce qu'on a fait pour les militaires, grâce à la distinction entre le grade et l'emploi. Par quel motif ne le ferait-on pas pour les magistrats?

Qu'on veuille bien le remarquer: l'incompatibilité, prise dans le sens de l'exclusion, est une idée qui dut naturellement se présenter et se populariser sous le régime déchu.

À cette époque, aucune indemnité n'était accordée aux députés non fonctionnaires, mais ils pouvaient se faire de la députation un marchepied vers les places lucratives. Au contraire, les fonctionnaires publics nommés députés continuaient à recevoir leurs traitements. À vrai dire, ils étaient payés, non comme fonctionnaires, mais comme députés, puisqu'ils ne remplissaient pas leurs fonctions, et que, si le ministre était mécontent de leurs votes, il pouvait, en les destituant, leur retirer tout salaire.

Les résultats d'une telle combinaison devaient être et furent, en effet, déplorables. D'un côté, les candidats non fonctionnaires étaient fort rares dans la plupart des arrondissements. Les électeurs étaient libres de choisir; oui, mais le cercle du choix ne s'étendait pas au delà de cinq à six personnes. La première condition de l'éligibilité était une fortune considérable. Que si un homme, seulement dans l'aisance, se présentait, il était repoussé avec quelque raison, car on le soupçonnait d'avoir de ces vues ultérieures que la charte n'interdisait pas.

D'un autre côté, les candidats fonctionnaires pullulaient. C'était tout simple. D'abord une indemnité leur était allouée. Ensuite la députation était pour eux un moyen assuré de rapide avancement.

Lorsque l'on considère que la guerre aux portefeuilles, conséquence nécessaire de l'accessibilité des ministères aux députés (vaste sujet que je traiterai dans le paragraphe suivant), quand on considère, dis-je, que la guerre aux portefeuilles suscitait, au sein du parlement, des coalitions systématiquement organisées pour renverser le cabinet, que celui-ci ne pouvait résister qu'à l'aide d'une majorité également systématique, compacte, dévouée; il est aisé de comprendre à quoi devait aboutir cette double facilité donnée aux hommes à places, pour devenir députés, et aux députés, pour devenir hommes à places.

Le résultat devait être et a été: les services publics convertis en exploitation; le gouvernement absorbant le domaine de l'activité privée; la perte de nos libertés, la ruine de nos finances: la corruption descendant de proche en proche des hautes régions parlementaires jusqu'aux dernières couches électorales.

Dans ces circonstances, il ne faut pas s'étonner si la nation s'attacha au principe de l'incompatibilité comme à une ancre de salut. Tout le monde se souvient que le cri de ralliement des électeurs honnêtes était: «Plus de fonctionnaires à la Chambre!» Et le programme des candidats: «Je promets de n'accepter ni places, ni faveurs.»

Cependant, la révolution de Février n'a-t-elle rien changé à cet ordre de choses, qui expliquait et justifiait le courant de l'opinion publique?

D'abord, nous avons le suffrage universel, et évidemment l'influence du gouvernement sur les élections sera bien affaiblie, si même il en reste quelque vestige.

Ensuite, il n'aura aucun intérêt à faire nommer de préférence des fonctionnaires complétement soustraits à son action.

En outre, nous avons l'indemnité égale accordée à tous les représentants, circonstance qui, à elle seule, change complétement la situation.

En effet, nous n'avons plus à redouter, comme autrefois, que les candidats fassent défaut aux élections. Il est plus à craindre que la difficulté vienne de l'embarras du choix. Il sera donc impossible que les fonctionnaires envahissent la Chambre. J'ajoute qu'ils n'y auront aucun intérêt, puisque la députation ne sera plus pour eux un moyen de parvenir. Autrefois, le fonctionnaire accueillait une candidature comme une bonne fortune. Aujourd'hui, il ne pourra l'accepter que comme un véritable sacrifice, au moins au point de vue de sa carrière.

Des changements aussi profonds dans la situation respective des deux classes sont de nature, ce me semble, à modifier les idées que nous nous étions faites de l'incompatibilité, sous l'empire de circonstances toutes différentes. Je crois qu'il y a lieu d'envisager le vrai principe et l'utilité commune, non au flambeau de l'ancienne charte, mais à celui de la nouvelle constitution.

L'Incompatibilité, en tant que synonyme d'Exclusion, présente trois grands inconvénients:

1o C'en est un énorme que de restreindre les choix du suffrage universel. Le suffrage universel est un principe aussi jaloux qu'absolu. Quand une population tout entière aura environné d'estime, de respect, de confiance, d'admiration, un conseiller de Cour d'appel, par exemple, quand elle aura foi dans ses lumières et ses vertus; croyez-vous qu'il sera facile de lui faire comprendre qu'elle peut confier à qui bon lui semble le soin de corriger sa législation, excepté à ce digne magistrat?

2o Ce n'est pas une tentative moins exorbitante que celle de dépouiller du plus beau droit politique, de la plus noble récompense de longs et loyaux services, récompense décernée par le libre choix des électeurs, toute une catégorie de citoyens. On pourrait presque se demander jusqu'à quel point l'Assemblée nationale a ce droit.

3o Au point de vue de l'utilité pratique, il saute aux yeux que le niveau de l'expérience et des lumières doit se trouver bien abaissé dans une Chambre, renouvelable tous les trois ans, et d'où sont exclus tous les hommes rompus aux affaires publiques. Quoi! voilà une assemblée qui doit s'occuper de marine, et il n'y aura pas un marin! d'armée, et il n'y aura pas de militaire! de législation civile et criminelle, et il n'y aura pas de magistrat!

Il est vrai que les militaires et les marins sont admis, grâce à une loi étrangère à la matière et par des motifs qui ne sont pas pris du fond de la question. Mais cela même est un quatrième et grave inconvénient ajouté aux trois autres. Le peuple ne comprendra pas que, dans l'enceinte où se font les lois, l'épée soit présente et la robe absente, parce qu'en 1832 ou 1834 une organisation particulière fut introduite dans l'armée. Une inégalité si choquante, dira-t-il, ne devait pas résulter d'une loi ancienne et tout à fait contingente. Vous étiez chargé de faire une loi électorale complète, il en valait bien la peine, et vous ne deviez pas y introduire une inconséquence monstrueuse, à la faveur d'un article perdu du Code militaire. Mieux eût valu l'Incompatibilité absolue. Elle eût eu au moins le prestige d'un principe.

Quelques mots maintenant sur les précautions que la société me semble avoir le droit de prendre à l'égard des fonctionnaires nommés représentants.

On pourra essayer de me faire tomber dans l'inconséquence et me dire: Puisque vous n'admettez pas de limites au choix du suffrage universel, puisque vous ne croyez pas qu'on puisse priver une catégorie de citoyens de leurs droits politiques, comment admettez-vous que l'on prenne, à l'égard des uns, des précautions plus ou moins restrictives, dont les autres sont affranchis?

Ces précautions, remarquez-le bien, se bornent à une chose: assurer, dans l'intérêt public, l'indépendance, l'impartialité du représentant; mettre le député fonctionnaire, à l'égard du pouvoir exécutif, sur le pied de l'égalité la plus complète avec le député non fonctionnaire. Quand un magistrat accepte le mandat législatif, que la loi du pays lui dise: Votre vie parlementaire commence; tant qu'elle durera, votre vie judiciaire sera suspendue.—Qu'y a-t-il là d'exorbitant et de contraire aux principes? Quand la fonction est interrompue de fait, pourquoi ne le serait-elle pas aussi de droit, puisque aussi bien c'est là ce qui soustrait le fonctionnaire à toute pernicieuse influence? Je ne veux pas qu'il puisse être promu ou destitué par le pouvoir exécutif, parce que, s'il l'était, ce ne serait pas pour des actes relatifs à la fonction, qui n'est plus remplie, mais pour des votes. Or, qui admet que le pouvoir exécutif puisse récompenser ou punir des votes?—Ces précautions ne sont pas arbitraires. Elles n'ont pas pour but de restreindre le choix du suffrage universel ou les droits politiques d'une classe de citoyens, mais, au contraire, de les universaliser, puisque, sans elles, il en faudrait venir à l'incompatibilité absolue.

L'homme qui, à quelque degré que ce soit, fait partie de la hiérarchie gouvernementale, ne doit pas se dissimuler qu'il est, vis-à-vis de la société, et sur un point capital relativement au sujet qui nous occupe, dans une position fort différente de celle des autres citoyens.

Entre les fonctions publiques et les industries privées, il y a quelque chose de commun, et quelque chose de différent. Ce qu'il y a de commun, c'est que les unes et les autres satisfont à des besoins sociaux. Celles-ci nous préservent de la faim, du froid, des maladies, de l'ignorance; celle-là de la guerre, du désordre, de l'injustice, de la violence. C'est toujours des services rendus contre une rémunération.

Mais voici ce qu'il y a de différent. Chacun est libre d'accepter ou de refuser les services privés, de les recevoir dans la mesure qui lui convient et d'en débattre le prix. Je ne puis forcer qui que ce soit à acheter mes pamphlets, à les lire, à les payer au taux auquel l'éditeur les mettrait, s'il en avait la puissance.

Mais tout ce qui concerne les services publics est réglé d'avance par la loi. Ce n'est pas moi qui juge ce que j'achèterai de sécurité et combien je la payerai. Le fonctionnaire m'en donne tout autant que la loi lui prescrit de m'en donner, et je le paye pour cela tout autant que la loi me prescrit de le payer. Mon libre arbitre n'y est pour rien.

Il est donc bien essentiel de savoir qui fera cette loi.

Comme il est dans la nature de l'homme de vendre le plus possible, la plus mauvaise marchandise possible, au plus haut prix possible, il est à croire que nous serions horriblement et chèrement administrés, si ceux qui ont le privilége de vendre les produits gouvernementaux avaient aussi celui d'en déterminer la quantité, la qualité et le prix[81].

C'est pourquoi, en présence de cette vaste organisation qu'on appelle le gouvernement, et qui, comme tous les corps organisés, aspire incessamment à s'accroître, la nation, représentée par ses députés, décide elle-même sur quels points, dans quelle mesure, à quel prix elle entend être gouvernée et administrée.

Que si, pour régler ces choses, elle choisit les gouvernants eux-mêmes, il est fort à croire qu'elle sera bientôt administrée à merci et miséricorde, jusqu'à épuisement de sa bourse.

Aussi je comprends que les hommes portés vers les moyens extrêmes aient songé à dire à la nation: «Je te défends de te faire représenter par des fonctionnaires.» C'est l'incompatibilité absolue.

Pour moi, je suis très-porté à tenir à la nation le même langage, mais seulement à titre de conseil. Je ne suis pas bien sûr d'avoir le droit de convertir ce conseil en prohibition. Assurément, si le suffrage universel est laissé libre, cela veut dire qu'il pourra se tromper. S'ensuit-il que, pour prévenir ses erreurs, nous devions le dépouiller de sa liberté?

Mais ce que nous avons le droit de faire, comme chargés de formuler une loi électorale, c'est d'assurer l'indépendance du fonctionnaire élu représentant, de le mettre sur le pied de l'égalité avec ses collègues, de le soustraire aux caprices de ses chefs, et de régler sa position, pendant la durée du mandat, en ce qu'elle pourrait avoir d'antagonique au bien public.

C'est le but de la première partie de mon amendement.

Il me semble tout concilier.

Il respecte le droit des électeurs.

Il respecte, dans le fonctionnaire, le droit du citoyen.

Il détruit cet intérêt spécial qui, autrefois, poussait les fonctionnaires vers la députation.

Il restreint le nombre de ceux par qui elle sera recherchée.

Il assure l'indépendance de ceux par qui elle sera obtenue.

Il laisse entier le droit, tout en anéantissant l'abus.

Il élève le niveau de l'expérience et des lumières dans la Chambre.

En un mot, il concilie les principes avec l'utilité.

Mais, si ce n'est pas avant l'élection qu'il faut placer l'incompatibilité, il faut certainement la placer après. Les deux parties de mon amendement se tiennent, et j'aimerais mieux cent fois le voir repoussé tout entier qu'accueilli à moitié.

§ II.—Les représentants peuvent-ils devenir fonctionnaires?

À toutes les époques, lorsqu'il a été question de réforme parlementaire, on a senti la nécessité de fermer aux députés la carrière des fonctions publiques.

On se fondait sur ce raisonnement, qui est en effet très-concluant: Les gouvernés nomment des mandataires pour surveiller, contrôler, limiter et, au besoin, accuser les gouvernants. Pour remplir cette mission, il faut qu'ils conservent, à l'égard du pouvoir, toute leur indépendance. Que si celui-ci enrôle les représentants dans ses cadres, le but de l'institution est manqué.—Voilà l'objection constitutionnelle.

L'objection morale n'est pas moins forte. Quoi de plus triste que de voir les mandataires du peuple, trahissant l'un après l'autre la confiance dont ils avaient été investis, vendre, pour une place, et leurs votes et les intérêts de leurs commettants?

On avait d'abord espéré tout concilier par la réélection. L'expérience a démontré l'inefficacité de ce palliatif.

L'opinion publique s'attacha donc fortement à ce second aspect de l'incompatibilité, et l'article 28 de la constitution n'est autre chose que la manifestation de son triomphe.

Mais, à toutes les époques aussi, l'opinion publique a pensé que l'Incompatibilité devait souffrir une exception, et que, s'il était sage d'interdire les emplois subalternes aux députés, il n'en devait pas être de même des ministères, des ambassades, et de ce qu'on nomme les hautes situations politiques.

Aussi, dans tous les plans de réforme parlementaire qui se sont produits avant Février, dans celui de M. Gauguier, comme dans celui de M. de Rumilly, comme dans celui de M. Thiers, si l'article 1er posait toujours hardiment le principe, l'article 2 reproduisait invariablement l'exception.

À vrai dire, je crois qu'il ne venait à la pensée de personne qu'il en pût être autrement.

Et, comme l'opinion publique, qu'elle ait tort ou raison, finit toujours par l'emporter, l'art. 79 du projet de la Loi électorale n'est encore qu'une seconde manifestation de son triomphe.

Cet article dispose ainsi:

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