Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 2: Salammbô
Il soufflait comme un hippopotame, en roulant ses yeux. L'huile parfumée débordait sous la masse de son corps, et, se collant contre les écailles de sa peau, à la lueur des torches, la faisait paraître rose.
Il reprit:
«—Nous avons, pendant quatre jours, grandement souffert du soleil. Au passage du Macar, des mulets se sont perdus. Malgré leur position, le courage extraordinaire... Ah! Demonades! comme je souffre! Qu'on réchauffe les briques, et qu'elles soient rouges!»
On entendit un bruit de râteaux et de fourneaux. L'encens fuma plus fort dans les larges cassolettes; et les masseurs tout nus, qui suaient comme des éponges, lui écrasèrent sur les articulations une pâte composée avec du froment, du soufre, du vin noir, du lait de chienne, de la myrrhe, du galbanum et du styrax. Une soif incessante le dévorait; l'homme vêtu de jaune ne céda pas à cette envie, et lui tendant une coupe d'or où fumait un bouillon de vipère:
«—Bois!—dit-il,—pour que la force des serpents, nés du soleil, pénètre dans la moelle de tes os, et prends courage, ô reflet des Dieux! Tu sais, d'ailleurs, qu'un prêtre d'Eschmoûn observe autour du Chien les étoiles cruelles d'où dérive ta maladie. Elles pâlissent comme les macules de ta peau, et tu n'en dois pas mourir.
«—Oh! oui, n'est-ce pas?—répéta le suffète,—je n'en dois pas mourir!» Et de ses lèvres violacées s'échappait une haleine plus nauséabonde que l'exhalaison d'un cadavre. Deux charbons semblaient brûler à la place de ses yeux, qui n'avaient plus de sourcils; un amas de peau rugueuse lui pendait sur le front; ses deux oreilles, en s'écartant de sa tête, commençaient à grandir; et les rides profondes qui formaient des demi-cercles autour de ses narines lui donnaient un aspect étrange et effrayant, l'air d'une bête farouche. Sa voix dénaturée ressemblait à un rugissement; il dit:
«—Tu as peut-être raison, Demonades? En effet, voilà bien des ulcères qui se sont fermés. Je me sens robuste. Tiens! regarde comme je mange!»
Et moins par gourmandise que par ostentation, et pour se prouver à lui-même qu'il se portait bien, il entamait les farces de fromage et d'origan, les poissons désossés, les courges, les huîtres, avec des œufs, des raiforts, des truffes et des brochettes de petits oiseaux. Tout en regardant les prisonniers, il se délectait dans l'imagination de leur supplice. Cependant il se rappelait Sicca, et la rage de toutes ses douleurs s'exhalait en injures contre ces trois hommes.
«—Ah! traîtres! ah! misérables! infâmes! maudits! Et vous m'outragiez, moi! moi! le suffète! Leurs services, le prix de leur sang, comme ils disent! Ah! oui! leur sang! leur sang!» Puis, se parlant à lui-même: «Tous périront! on n'en vendra pas un seul! il vaudrait mieux les conduire à Carthage! On me verrait... mais je n'ai pas, sans doute, emporté assez de chaînes? Écris: Envoyez-moi.... Combien sont-ils? qu'on aille le demander à Muthumbal! Va! pas de pitié! et qu'on m'apporte dans des corbeilles toutes leurs mains coupées!»
Mais des cris bizarres, à la fois rauques et aigus, arrivaient dans la salle, par-dessus la voix d'Hannon et le retentissement des plats que l'on posait autour de lui. Ils redoublèrent et tout à coup le barrissement furieux des éléphants éclata, comme si la bataille recommençait. Un grand tumulte entourait la ville.
Les Carthaginois n'avaient point cherché à poursuivre les Barbares. Ils s'étaient établis au pied des murs, avec leurs bagages, leurs valets, tout leur train de satrapes; et ils se réjouissaient sous leurs belles tentes à bordures de perles, tandis que le camp des Mercenaires ne faisait plus dans la plaine qu'un amas de ruines. Spendius avait repris son courage. Il expédia Zarxas vers Mâtho, parcourut les bois, rallia ses hommes (les pertes n'étaient pas considérables),—et enragés d'avoir été vaincus sans combattre, ils reformaient leurs lignes, quand on découvrit une cuve de pétrole, abandonnée sans doute par les Carthaginois. Alors Spendius fit enlever des porcs dans les métairies, les barbouilla de bitume, y mit le feu et les poussa vers Utique.
Les éléphants, effrayés par ces flammes, s'enfuirent. Le terrain montait, on leur jetait des javelots, ils revinrent en arrière;—et à grands coups d'ivoire et sous leurs pieds, ils éventraient les Carthaginois, les étouffaient, les aplatissaient. Derrière eux les Barbares descendaient la colline; le camp punique, sans retranchements, dès la première charge fut saccagé, et les Carthaginois se trouvèrent écrasés contre les portes, car on ne voulut pas les ouvrir dans la peur des Mercenaires.
Le jour se levait; du côté de l'Occident arrivèrent les fantassins de Mâtho. En même temps des cavaliers parurent; c'était Narr'Havas avec ses Numides. Sautant par-dessus les ravins et les buissons, ils forçaient les fuyards comme des lévriers qui chassent des lièvres. Ce changement de fortune interrompit le suffète. Il cria pour qu'on vînt l'aider à sortir de l'étuve.
Les trois captifs étaient toujours devant lui. Un nègre (le même qui, dans la bataille, portait son parasol) se pencha vers son oreille. «—Eh bien?—répondit le suffète lentement. Ah! tue-les!» ajouta-t-il d'un ton brusque
L'Éthiopien tira de sa ceinture un long poignard, et les trois têtes tombèrent. Une d'elles, en rebondissant parmi les épluchures du festin, alla sauter dans la vasque, et elle y flotta quelque temps, la bouche ouverte, les yeux fixes. Les lueurs du matin entraient par les fentes du mur; les trois corps, couchés sur leur poitrine, ruisselaient à gros bouillons comme trois fontaines et une nappe de sang coulait sur les mosaïques, sablées de poudre bleue. Le suffète trempa sa main dans cette fange toute chaude, et il s'en frotta les genoux; c'était un remède.
Le soir venu, il s'échappa de la ville avec son escorte, puis s'engagea dans la montagne pour rejoindre son armée.
Il parvint à en retrouver les débris.
Quatre jours après, il était à Gorza, sur le haut d'un défilé, quand les troupes de Spendius se présentèrent en bas. Vingt bonnes lances, en attaquant le front de leur colonne, les eussent facilement arrêtées; les Carthaginois les regardèrent passer, tout stupéfaits. Hannon reconnut à l'arrière-garde le roi des Numides; Narr'Havas s'inclina pour le saluer en faisant un signe qu'il ne comprit pas.
On s'en revint à Carthage avec toutes sortes de terreurs. On marchait la nuit seulement; le jour, on se cachait dans les bois d'oliviers. A chaque étape quelques-uns mouraient; ils se crurent perdus plusieurs fois. Enfin ils atteignirent le cap Hermæum, où des vaisseaux vinrent les prendre.
Hannon était si fatigué, si désespéré,—la perte des éléphants surtout l'accablait,—qu'il demanda, pour en finir, du poison à Demonades. D'ailleurs, il se sentait déjà tout étendu sur sa croix.
Carthage n'eut pas la force de s'indigner contre lui. On avait perdu quatre cent mille neuf cent soixante-douze sicles d'argent, quinze mille six cent vingt-trois shekels d'or, dix-huit éléphants, quatorze membres du Grand-Conseil, trois cents riches, huit mille citoyens, du blé pour trois lunes, un bagage considérable et toutes les machines de guerre! La défection de Narr'Havas était certaine, les deux sièges recommençaient. L'armée d'Autharite s'étendait maintenant de Tunis à Rhadès. Du haut de l'Acropole, on apercevait dans la campagne de longues fumées montant jusqu'au ciel; c'étaient les châteaux des riches qui brûlaient.
Un homme, seul, aurait pu sauver la République. On se repentait de l'avoir méconnu, et le parti de la paix lui-même vota des holocaustes pour le retour d'Hamilcar.
La vue du zaïmph avait bouleversé Salammbô. Elle croyait, la nuit, entendre les pas de la Déesse, et elle se réveillait épouvantée en jetant des cris. Elle envoyait tous les jours porter de la nourriture dans les temples. Taanach se fatiguait à exécuter ses ordres, et Schahabarim ne la quittait plus.
VII
HAMILCAR BARCA
L'annonciateur des lunes, qui veillait toutes les nuits au haut du temple d'Eschmoûn, pour signaler avec sa trompette les agitations de l'astre, aperçut un matin, du côté de l'Occident, quelque chose de semblable à un oiseau frôlant de ses longues ailes la surface de la mer.
C'était un navire à trois rangs de rames; il y avait à la proue un cheval sculpté. Le soleil se levait; l'annonciateur des lunes mit sa main devant les yeux; puis, saisissant à plein bras son clairon, il poussa sur Carthage un grand cri d'airain.
De toutes les maisons des gens sortirent; on ne voulait pas en croire les paroles, on se disputait, le môle était couvert de peuple. Enfin on reconnut la trirème d'Hamilcar.
Elle s'avançait d'une façon orgueilleuse et farouche, l'antenne toute droite, la voile bombée dans la longueur du mât, en fendant l'écume autour d'elle; ses gigantesques avirons battaient l'eau en cadence; de temps à autre l'extrémité de sa quille, faite comme un soc de charrue, apparaissait; et sous l'éperon qui terminait sa proue, le cheval à tête d'ivoire, en dressant ses deux pieds, semblait courir sur les plaines de la mer.
Autour du promontoire, comme le vent avait cessé, la voile tomba, et l'on aperçut auprès du pilote un homme debout, tête nue; c'était lui, le suffète Hamilcar! Il portait autour des flancs des lames de fer qui reluisaient; un manteau rouge s'attachant à ses épaules laissait voir ses bras; deux perles très longues pendaient à ses oreilles, et il baissait sur sa poitrine sa barbe noire, touffue.
Cependant la galère ballottée au milieu des rochers côtoyait le môle, et la foule la suivait sur les dalles en criant:
«—Salut! bénédiction! Œil de Khamon! ah! délivre-nous! C'est la faute des riches! ils veulent te faire mourir! Prends garde à toi, Barca!»
Il ne répondait pas, comme si la clameur des océans et des batailles l'eût complètement assourdi. Mais quand il fut sous l'escalier qui descendait de l'Acropole, Hamilcar releva la tête, et, les bras croisés, il regarda le temple d'Eschmoûn. Sa vue monta plus haut encore, dans le grand ciel pur; d'une voix âpre, il cria un ordre à ses matelots; la trirème bondit; elle érafla l'idole établie à l'angle du môle pour arrêter les tempêtes; et dans le port marchand plein d'immondices, d'éclats de bois et d'écorces de fruits, elle refoulait, éventrait les autres navires amarrés à des pieux et finissant par des mâchoires de crocodile. Le peuple accourait, quelques-uns se jetèrent à la nage. Déjà elle se trouvait au fond, devant la porte hérissée de clous. La porte se leva, et la trirème disparut sous la voûte profonde.
Le port militaire était complètement séparé de la ville; quand des ambassadeurs arrivaient, il leur fallait passer entre deux murailles, dans un couloir qui débouchait à gauche, devant le temple de Khamon. Cette grande place d'eau, ronde comme une coupe, avait une bordure de quais où étaient bâties des loges abritant les navires. En avant de chacune d'elles montaient deux colonnes, portant à leur chapiteau des cornes d'Ammon, ce qui formait une continuité de portiques tout autour du bassin. Au milieu, dans une île, s'élevait une maison pour le suffète de la mer.
L'eau était si limpide que l'on apercevait le fond, pavé de cailloux blancs. Le bruit des rues n'arrivait pas jusque-là, et Hamilcar, en passant, reconnaissait les trirèmes qu'il avait autrefois commandées.
Il n'en restait plus qu'une vingtaine peut-être, à l'abri, par terre, penchées sur le flanc ou droites sur la quille, avec des poupes très hautes et des proues bombées, couvertes de dorures et de symboles mystiques. Les chimères avaient perdu leurs ailes, les Dieux Patæques leurs bras, les taureaux leurs cornes d'argent; et toutes à moitié dépeintes, inertes, pourries, mais pleines d'histoire et exhalant encore la senteur des voyages, comme des soldats mutilés qui revoient leur maître, elles semblaient lui dire: «C'est nous! c'est nous! et toi aussi tu es vaincu!»
Nul, hormis le suffète de la mer, ne pouvait entrer dans la maison-amiral. Tant qu'on n'avait pas la preuve de sa mort, on le considérait comme existant toujours. Les anciens évitaient par là un maître de plus, et ils n'avaient pas manqué pour Hamilcar d'obéir à la coutume.
Le suffète s'avança dans les appartements déserts. A chaque pas il retrouvait des armures, des meubles, des objets connus qui l'étonnaient cependant, et même sous le vestibule il y avait encore, dans une cassolette, la cendre des parfums allumés au départ pour conjurer Melkarth. Ce n'était pas ainsi qu'il espérait revenir! Tout ce qu'il avait fait, tout ce qu'il avait vu se déroula dans sa mémoire: les assauts, les incendies, les légions, les tempêtes, Drepanum, Syracuse, Lilybée, le mont Etna, le plateau d'Éryx, cinq ans de batailles,—jusqu'au jour funeste où, déposant les armes, on avait perdu la Sicile. Puis il revoyait des bois de citronniers, des pasteurs avec des chèvres sur des montagnes grises; et son cœur bondissait à l'imagination d'une autre Carthage, établie là-bas. Ses projets, ses souvenirs, bourdonnaient dans sa tête, encore étourdie par le tangage du vaisseau; une angoisse l'accablait, et devenu faible tout à coup, il sentit le besoin de se rapprocher des Dieux.
Alors il monta au dernier étage de sa maison; puis ayant retiré d'une coquille d'or suspendue à son bras une spatule garnie de clous, il ouvrit une petite chambre ovale.
De minces rondelles noires, encastrées dans la muraille et transparentes comme du verre, l'éclairaient doucement. Entre les rangs de ces disques égaux, des trous étaient creusés, pareils à ceux des urnes dans les columbarium. Ils contenaient chacun une pierre ronde, obscure, et qui paraissait très lourde. Les gens d'un esprit supérieur, seuls, honoraient ces abaddirs, tombés de la lune. Par leur chute, ils signifiaient les astres, le ciel, le feu; par leur couleur, la nuit ténébreuse, et par leur densité, la cohésion des choses terrestres. Une atmosphère étouffante emplissait ce lieu mystique. Du sable marin, que le vent avait poussé sans doute à travers la porte, blanchissait un peu les pierres rondes, posées dans les niches. Hamilcar, du bout de son doigt, les compta les unes après les autres; puis il se cacha le visage sous un voile de couleur safran, et, tombant à genoux, il s'étendit par terre, les deux bras allongés.
Le jour extérieur frappait contre les feuilles de lattier noir. Des arborescences, des monticules, des tourbillons, de vagues animaux se dessinaient dans leur épaisseur diaphane; et la lumière arrivait, effrayante et pacifique cependant, comme elle doit être par derrière le soleil, dans les mornes espaces des créations futures. Il s'efforçait à bannir de sa pensée toutes les formes, tous les symboles et les appellations des Dieux, afin de mieux saisir l'esprit immuable que les apparences dérobaient. Quelque chose des vitalités planétaires le pénétrait, tandis qu'il sentait pour la mort et pour tous les hasards un dédain plus savant et plus intime.
Quand il se releva il était plein d'une intrépidité sereine, invulnérable à la miséricorde, à la crainte,—et comme sa poitrine étouffait, il alla sur le sommet de la tour qui dominait Carthage.
La ville descendait en se creusant par une courbe longue, avec ses coupoles, ses temples, ses toits d'or, ses maisons, ses touffes de palmiers, çà et là, ses boules de verre d'où jaillissaient des feux, et les remparts faisaient comme la gigantesque bordure de cette corne d'abondance qui s'épanchait vers lui. Il apercevait en bas les ports, les places, l'intérieur des cours, le dessin des rues, les hommes tout petits presque à ras des dalles. Ah! si Hannon n'était pas arrivé trop tard le matin des îles Ægates! Ses yeux plongèrent dans l'extrême horizon, et il tendit du côté de Rome ses deux bras frémissants.
La multitude occupait les degrés de l'Acropole. Sur la place de Khamon on se poussait pour voir le suffète sortir, les terrasses peu à peu se chargeaient de monde; quelques-uns le reconnurent, on le saluait; il se retira, afin d'irriter mieux l'impatience du peuple.
Hamilcar trouva en bas, dans la salle, les hommes les plus importants de son parti: Istatten, Subeldia, Hictamon, Yeoubas, et d'autres. Ils lui racontèrent tout ce qui s'était passé depuis la conclusion de la paix: l'avarice des anciens, le départ des soldats, leur retour, leurs exigences, la capture de Giscon, le vol du zaïmph, Utique secourue, puis abandonnée; mais aucun n'osa lui dire les événements qui le concernaient. Enfin on se sépara, pour se revoir pendant la nuit, à l'assemblée des anciens, dans le temple de Moloch.
Ils venaient de sortir quand un tumulte s'éleva en dehors, à la porte. Malgré les serviteurs, quelqu'un voulait entrer; et comme le tapage redoublait, Hamilcar commanda d'introduire l'inconnu.
On vit paraître une vieille négresse, cassée, ridée, tremblante, l'air stupide, et enveloppée jusqu'aux talons dans de larges voiles bleus. Elle s'avança en face du suffète, ils se regardèrent l'un l'autre quelque temps; tout à coup Hamilcar tressaillit; sur un geste de sa main, les esclaves s'en allèrent. Alors, lui faisant signe de marcher avec précaution, il l'entraîna par le bras dans une chambre lointaine.
La négresse se jeta par terre, à ses pieds pour les baiser; il la releva brutalement.
«—Où l'as-tu laissé, Iddibal?
«—Là-bas, maître»; et en se débarrassant de ses voiles, avec sa manche elle se frotta la figure; la couleur noire, le tremblement sénile, la taille courbée, tout disparut.
C'était un robuste vieillard, dont la peau semblait tannée par le sable, le vent et la mer. Une houppe de cheveux blancs se levait sur son crâne, comme l'aigrette d'un oiseau; et, d'un coup d'œil ironique, il montrait par terre le déguisement tombé.
«—Tu as bien fait, Iddibal! C'est bien!» Puis, comme le perçant de son regard aigu: «Aucun encore ne se doute?...»
Le vieillard lui jura par les Cabires que le mystère était gardé. Ils ne quittaient pas leur cabane à trois jours d'Hadrumète, rivage peuplé de tortues, avec des palmiers sur la dune.—«Et selon ton ordre, ô maître! je lui apprends à lancer des javelots et à conduire des attelages!
«—Il est fort, n'est-ce pas?
«—Oui, maître, et intrépide aussi! Il n'a peur ni des serpents, ni du tonnerre, ni des fantômes. Il court pieds nus, comme un pâtre, sur le bord des précipices.
«—Parle! parle!
«—Il invente des pièges pour les bêtes farouches. L'autre lune, croirais-tu, il a surpris un aigle; il le traînait, et le sang de l'oiseau et le sang de l'enfant s'éparpillaient dans l'air en larges gouttes, telles que des roses emportées. La bête, furieuse, l'enveloppait du battement de ses ailes; il l'étreignait contre sa poitrine, et à mesure qu'elle agonisait, ses rires redoublaient, éclatants et superbes comme des chocs d'épées.»
Hamilcar baissait la tête, ébloui par ces présages de grandeur.
«—Mais, depuis quelque temps, une inquiétude l'agite. Il regarde au loin les voiles qui passent sur la mer; il est triste, il repousse le pain, il s'informe des Dieux et il veut connaître Carthage.
«—Non, non! pas encore!» s'écria le suffète.
Le vieil esclave parut savoir le péril qui effrayait Hamilcar, et il reprit:
«—Comment le retenir? Il me faut déjà lui faire des promesses, et je ne suis venu à Carthage que pour lui acheter un poignard à manche d'argent avec des perles tout autour.» Puis il conta qu'ayant aperçu le suffète sur la terrasse, il s'était donné aux gardiens du port pour une des femmes de Salammbô, afin de pénétrer jusqu'à lui.
Hamilcar resta longtemps comme perdu dans ses délibérations; enfin il dit:
«—Demain tu te présenteras à Mégara, au coucher du soleil, derrière les fabriques de pourpre, en imitant par trois fois le cri d'un chacal. Si tu ne me vois pas, le premier jour de chaque lune tu reviendras à Carthage. N'oublie rien! Aime-le! Maintenant, tu peux lui parler d'Hamilcar.»
L'esclave reprit son costume, et ils sortirent ensemble de la maison et du port.
Hamilcar continua seul à pied, sans escorte, car les réunions des anciens étaient, dans les circonstances extraordinaires, toujours secrètes, et l'on s'y rendait mystérieusement.
D'abord il longea la face orientale de l'Acropole, passa ensuite par le Marché aux herbes, les galeries de Kinisdo, le Faubourg des parfumeurs. Les rares lumières s'éteignaient, les rues plus larges se faisaient silencieuses, puis des ombres glissèrent dans les ténèbres. Elles le suivaient, d'autres survinrent, et toutes se dirigeaient comme lui du côté des Mappales.
Le temple de Moloch était bâti au pied d'une gorge escarpée, dans un endroit sinistre. On n'apercevait d'en bas que de hautes murailles montant indéfiniment, telles que les parois d'un monstrueux tombeau. La nuit était sombre, un brouillard grisâtre semblait peser sur la mer. Elle battait contre la falaise avec un bruit de râles et de sanglots; et des ombres peu à peu s'évanouissaient, comme si elles eussent passé à travers les murs.
Mais sitôt qu'on avait franchi la porte, on se trouvait dans une vaste cour quadrangulaire, que bordaient des arcades. Au milieu se levait une masse d'architecture à huit pans égaux. Des coupoles la surmontaient en se tassant autour d'un second étage qui supportait une manière de rotonde, d'où s'élançait un cône à courbe rentrante, terminé par une boule au sommet.
Des feux brûlaient dans des cylindres en filigrane, emmanchés à des perches que portaient des hommes. Ces lueurs vacillaient sous les bourrasques du vent et rougissaient les peignes d'or fixant à la nuque leurs cheveux tressés. Ils couraient, s'appelaient pour recevoir les anciens.
Sur les dalles, de place en place, étaient accroupis, comme des sphinx, des lions énormes, symboles vivants du Soleil dévorateur. Ils sommeillaient les paupières entre-closes. Mais, réveillés par les pas et par les voix, ils se levaient lentement, venaient vers les anciens, qu'ils reconnaissaient à leur costume, se frottaient contre leurs cuisses en bombant le dos avec des bâillements sonores; la vapeur de leur haleine passait sur la lumière des torches. L'agitation redoubla, des portes se fermèrent, tous les prêtres s'enfuirent, et les anciens disparurent sous les colonnes qui faisaient autour du temple un vestibule profond.
Elles étaient disposées de façon à reproduire par leurs rangs circulaires, compris les uns dans les autres, la période saturnienne contenant les années, les années les mois, les mois les jours, et se touchaient à la fin contre la muraille du sanctuaire.
C'était là que les anciens déposaient leurs bâtons en corne de narval,—car une loi, toujours observée, punissait de mort celui qui entrait à la séance avec une arme quelconque. Plusieurs portaient au bas de leur vêtement une déchirure arrêtée par un galon de pourpre, pour bien montrer qu'en pleurant la mort de leurs proches ils n'avaient point ménagé leurs habits, et ce témoignage d'affliction empêchait la fente de s'agrandir. D'autres gardaient leur barbe enfermée dans un petit sac de peau violette, que deux cordons attachaient aux oreilles. Tous s'abordèrent en s'embrassant poitrine contre poitrine. Ils entouraient Hamilcar, ils le félicitaient; on aurait dit des frères qui revoient leur frère.
Ces hommes étaient généralement trapus, avec des nez recourbés comme ceux des colosses assyriens. Quelques-uns cependant, par leurs pommettes plus saillantes, leur taille plus haute et leurs pieds plus étroits, trahissaient une origine africaine, des ancêtres nomades. Ceux qui vivaient continuellement au fond de leurs comptoirs avaient le visage pâle; d'autres gardaient sur eux comme la sévérité du désert, et d'étranges joyaux scintillaient à tous les doigts de leurs mains, hâlées par des soleils inconnus. On distinguait les navigateurs au balancement de leur démarche, tandis que les hommes d'agriculture sentaient le pressoir, les herbes sèches et la sueur de mulet. Ces vieux pirates faisaient labourer des campagnes, ces ramasseurs d'argent équipaient des navires, ces propriétaires de cultures nourrissaient des esclaves exerçant des métiers. Tous étaient savants dans les disciplines religieuses, experts en stratagèmes, impitoyables et riches. Ils avaient l'air fatigués par de longs soucis. Leurs yeux pleins de flammes regardaient avec défiance; et l'habitude des voyages et du mensonge, du trafic et du commandement, donnait à toute leur personne un aspect de ruse et de violence, une sorte de brutalité discrète et convulsive. D'ailleurs, l'influence du Dieu les assombrissait.
Ils passèrent d'abord par une salle voûtée, qui avait la forme d'un œuf. Sept portes, correspondant aux sept planètes, étalaient contre sa muraille sept carrés de couleur différente. Après une longue chambre, ils entrèrent dans une autre salle, pareille.
Un candélabre tout couvert de fleurs ciselées brûlait au fond, et chacune de ses huit branches en or portait dans un calice de diamants une mèche de byssus. Il était posé sur la dernière des longues marches qui allaient vers un grand autel, terminé aux angles par des cornes d'airain. Deux escaliers latéraux conduisaient à son sommet aplati; on n'en voyait pas les pierres; c'était comme une montagne de cendres accumulées, et quelque chose d'indistinct fumait dessus, lentement. Au delà, plus haut que le candélabre, et bien plus haut que l'autel, se dressait le Moloch, tout en fer, avec sa poitrine d'homme où bâillaient des ouvertures. Ses ailes ouvertes s'étendaient sur le mur, ses mains allongées descendaient jusqu'à terre; trois pierres noires, que bordait un cercle jaune, figuraient trois prunelles à son front, et, comme pour beugler, il levait dans un effort terrible sa tête de taureau.
Autour de l'appartement étaient rangés des escabeaux d'ébène. Derrière chacun d'eux, une tige en bronze posant sur trois griffes supportait un flambeau. Toutes ces lumières se reflétaient dans les losanges de nacre qui pavaient la salle. Elle était si haute que la couleur rouge des murailles, en montant vers la voûte, se faisait noire, et les trois yeux de l'idole apparaissaient tout en haut, comme des étoiles à demi perdues dans la nuit.
Les anciens s'assirent sur les escabeaux d'ébène, ayant mis par-dessus leur tête la queue de leur robe.
Ils restaient immobiles, les mains croisées dans leurs larges manches, et le dallage de nacre semblait un fleuve lumineux qui, ruisselant de l'autel vers la porte, coulait sous leurs pieds nus.
Les quatre pontifes se tenaient au milieu, dos à dos, sur quatre sièges d'ivoire formant la croix: le grand prêtre d'Eschmoûn en robe d'hyacinthe, le grand prêtre de Tanit en robe de lin blanc, le grand prêtre du Khamon en robe de laine fauve, et le grand prêtre de Moloch en robe de pourpre.
Hamilcar s'avança vers le candélabre. Il tourna tout autour, en considérant les mèches qui brûlaient, puis jeta sur elles une poudre parfumée; des flammes violettes parurent à l'extrémité des branches.
Alors une voix aiguë s'éleva, une autre y répondit—et les cent anciens, les quatre pontifes, et Hamilcar debout, tous à la fois entonnèrent un hymne; et répétant toujours les mêmes syllabes et renforçant les sons, leurs voix montèrent, éclatèrent, devinrent terribles, puis, d'un seul coup, se turent.
On attendit quelque temps. Enfin Hamilcar tira de sa poitrine une petite statuette à trois têtes, bleue comme du saphir, et il la posa devant lui. C'était l'image de la Vérité, le génie même de sa parole. Puis il la replaça dans son sein, et tous, comme saisis d'une colère soudaine, crièrent:
«—Ce sont tes bons amis les Barbares! Traître! infâme! Tu reviens pour nous voir périr, n'est-ce pas? Laissez-le parler!—Non! non!»
Ils se vengeaient de la contrainte où le cérémonial politique les avait tout à l'heure obligés; bien qu'ils eussent souhaité le retour d'Hamilcar, ils s'indignaient maintenant de ce qu'il n'avait point prévenu leurs désastres, ou plutôt ne les avait pas subis comme eux.
Quand le tumulte fut calmé, le pontife de Moloch se leva:
«—Nous te demandons pourquoi tu n'es pas revenu à Carthage?
«—Que vous importe!» répondit dédaigneusement le suffète.
Leurs cris redoublèrent.
«—De quoi m'accusez-vous? J'ai mal conduit la guerre, peut-être? Vous avez vu l'ordonnance de mes batailles, vous autres qui laissez commodément à des Barbares...
«—Assez! assez!»
Il reprit, d'une voix basse, pour se faire mieux écouter:
«—Oh! cela est vrai! Je me trompe, lumières des Baals; il en est parmi vous d'intrépides! Giscon, lève-toi!» Et, parcourant la marche de l'autel, les paupières à demi fermées, comme pour chercher quelqu'un, il répéta: «Lève-toi, Giscon! tu peux m'accuser, ils te défendront! Mais où est-il?» Puis, comme se ravisant: «Ah! dans sa maison, sans doute? entouré de ses fils, commandant à ses esclaves, heureux, et comptant sur le mur les colliers d'honneur que la patrie lui a donnés!»
Ils s'agitaient avec des haussements d'épaules, comme flagellés par des lanières. «—Vous ne savez même pas s'il est vivant ou s'il est mort!» Et sans se soucier de leurs clameurs, il disait qu'en abandonnant le suffète, c'était la République qu'on avait abandonnée. De même la paix romaine, si avantageuse qu'elle leur parût, était plus funeste que vingt batailles. Quelques-uns applaudirent, les moins riches du Conseil, suspects d'incliner toujours vers le peuple ou vers la tyrannie. Leurs adversaires, chefs des Syssites et administrateurs, en triomphaient par le nombre; les plus considérables s'étaient rangés près d'Hannon, qui siégeait à l'autre bout de la salle, devant la haute porte, fermée par une tapisserie d'hyacinthe.
Il avait peint avec du fard les ulcères de sa figure. Mais la poudre d'or de ses cheveux lui était tombée sur les épaules, où elle faisait deux plaques brillantes, et ils paraissaient blanchâtres, fins et crépus comme de la laine. Des linges imbibés d'un parfum gras qui dégouttelait sur les dalles enveloppaient ses mains, et sa maladie sans doute avait considérablement augmenté, car ses yeux disparaissaient sous les plis de ses paupières; pour voir, il lui fallait se renverser la tête. Ses partisans l'engageaient à parler. Enfin, d'une voix rauque et hideuse:
«—Moins d'arrogance, Barca! Nous avons tous été vaincus! Chacun supporte son malheur! résigne-toi!
«—Apprends-nous plutôt,—dit en souriant Hamilcar,—comment tu as conduit tes galères dans la flotte romaine?
«—J'étais chassé par le vent», répondit Hannon.
«—Tu fais comme le rhinocéros qui piétine dans sa fiente: tu étales ta sottise! tais-toi!» Et ils commencèrent à s'incriminer sur la bataille des îles Ægates.
Hannon l'accusait de n'être pas venu à sa rencontre.
«—Mais c'eût été dégarnir Éryx. Il fallait prendre le large; qui t'empêchait?... Ah! j'oubliais! tous les éléphants ont peur de la mer!»
Les gens d'Hamilcar trouvèrent la plaisanterie si bonne qu'ils poussèrent de grands rires. La voûte en retentissait, comme si l'on eût frappé des tympanons.
Hannon dénonça l'indignité d'un tel outrage, cette maladie lui étant survenue par un refroidissement au siège d'Hécatompyle; et des pleurs coulaient sur sa face comme une pluie d'hiver sur une muraille en ruine.
Hamilcar reprit:
«—Si vous m'aviez aimé autant que celui-là, il y aurait maintenant une grande joie dans Carthage! Combien de fois n'ai-je pas crié vers vous! et toujours vous me refusiez de l'argent!
«—Nous en avions besoin», dirent les chefs des Syssites.
«—Et quand mes affaires étaient désespérées,—nous avons bu l'urine de mulet et mangé les courroies de nos sandales,—quand j'aurais voulu que les brins d'herbe fussent des soldats, et faire des bataillons avec la pourriture de nos morts, vous rappelez chez vous ce qui me restait de vaisseaux!
«—Nous ne pouvions pas tout risquer», répondit Baal-Baal, possesseur de mines d'or dans la Gétulie darytienne.
«—Que faisiez-vous cependant, ici, à Carthage, dans vos maisons, derrière vos murs? Il y a des Gaulois sur l'Éridan qu'il fallait pousser, des Chananéens à Cyrène qui seraient venus, et tandis que les Romains envoient à Ptolémée des ambassadeurs...
«—Il nous vante les Romains, à présent!» Quelqu'un lui cria: «Combien t'ont-ils payé pour les défendre?
«—Demande-le aux plaines du Brutium, aux ruines de Locre, de Métaponte et d'Héraclée! J'ai brûlé tous leurs arbres, j'ai pillé tous leurs temples, et jusqu'à la mort des petits-fils de leurs petits-fils...
«—Eh! tu déclames comme un rhéteur!—fit Kapouras, un marchand très illustre.—Que veux-tu donc?
«—Je dis qu'il faut être plus ingénieux ou plus terrible! Si l'Afrique entière rejette votre joug, c'est que vous ne savez pas, maîtres débiles, l'attacher à ses épaules! Agathoclès, Régulus, Cœpio, tous les hommes hardis n'ont qu'à débarquer pour la prendre; et quand les Libyens qui sont à l'Orient s'entendront avec les Numides qui sont à l'Occident, et que les Nomades viendront du sud et les Romains du nord...—Un cri d'horreur s'éleva.—Oh! vous frapperez vos poitrines, vous vous roulerez dans la poussière et vous déchirerez vos manteaux! N'importe! il faudra s'en aller tourner la meule dans Suburre et faire la vendange sur les collines du Latium.»
Ils se battaient la cuisse droite pour marquer leur scandale, et les manches de leurs robes se levaient comme de grandes ailes d'oiseaux effarouchés. Hamilcar, emporté par un esprit, continuait, debout sur la plus haute marche de l'autel, frémissant, terrible; il levait les bras, et les rayons du candélabre qui brûlait derrière lui passaient entre les doigts comme des javelots d'or.
«—Vous perdrez vos navires, vos campagnes, vos chariots, vos lits suspendus, et vos esclaves qui vous frottent les pieds! Les chacals se coucheront dans vos palais, la charrue retournera vos tombeaux. Il n'y aura plus que le cri des aigles et l'amoncellement des ruines. Tu tomberas, Carthage!»
Les quatre pontifes étendirent leurs mains pour écarter l'anathème. Tous s'étaient levés. Mais le suffète de la mer, magistrat sacerdotal sous la protection du Soleil, était inviolable tant que l'assemblée des riches ne l'avait pas jugé. Une épouvante s'attachait à l'autel. Ils reculèrent.
Hamilcar ne parlait plus. L'œil fixe et la face aussi pâle que les perles de sa tiare, il haletait, presque effrayé par lui-même, et l'esprit perdu dans des visions funèbres. De la hauteur où il était, tous les flambeaux sur les tiges de bronze lui semblaient une vaste couronne de feux, posée à ras des dalles; des fumées noires, s'en échappant, montaient dans les ténèbres de la voûte; le silence pendant quelques minutes fut tellement profond qu'on entendait au loin le bruit de la mer.
Puis les anciens se mirent à s'interroger. Leurs intérêts, leur existence se trouvaient attaqués par les Barbares. Mais on ne pouvait les vaincre sans le secours du suffète; cette considération, malgré leur orgueil, leur fit oublier toutes les autres. On prit à part ses amis. Il y eut des réconciliations intéressées, des sous-entendus et des promesses. Hamilcar ne voulait plus se mêler d'aucun gouvernement. Tous le conjurèrent. Ils le suppliaient; et comme le mot de trahison revenait dans leurs discours, il s'emporta. Le seul traître, c'était le Grand-Conseil, car l'engagement des soldats expirant avec la guerre, ils devenaient libres dès que la guerre était finie; il exalta même leur bravoure et tous les avantages qu'on en pourrait tirer en les intéressant à la République par des donations, des privilèges.
Alors Magdassan, un ancien gouverneur de provinces, dit en roulant ses yeux jaunes:
«—Vraiment, Barca, à force de voyager, tu es devenu un Grec ou un Latin, je ne sais quoi! Que parles-tu de récompenses pour ces hommes? Périssent dix mille Barbares plutôt qu'un seul d'entre nous!»
Les anciens approuvaient de la tête en murmurant: «-Oui, faut-il tant se gêner? on en trouve toujours!»
«—Et l'on s'en débarrasse commodément, n'est-ce pas? On les abandonne, ainsi que vous avez fait en Sardaigne. On avertit l'ennemi du chemin qu'ils doivent prendre, comme pour ces Gaulois dans la Sicile, ou bien on les débarque au milieu de la mer. En revenant, j'ai vu le rocher tout blanc de leurs os!»
«—Quel malheur!» fit impudemment Kapouras.
«—Est-ce qu'ils n'ont pas cent fois tourné à l'ennemi?» exclamaient les autres.
Hamilcar s'écria:
«—Pourquoi donc, malgré vos lois, les avez-vous rappelés à Carthage? Et quand ils sont dans votre ville, pauvres et nombreux au milieu de toutes vos richesses, l'idée ne vous vient pas de les affaiblir par la moindre division! Ensuite vous les congédiez avec leurs femmes et avec leurs enfants, tous, sans garder un seul otage! Comptiez-vous qu'ils s'assassineraient pour vous épargner la douleur de tenir vos serments? Vous les haïssez, parce qu'ils sont forts! Vous me haïssez encore plus, moi, leur maître! Oh! je l'ai senti, tout à l'heure, quand vous me baisiez les mains, et que vous vous reteniez tous pour ne pas les mordre!»
Si les lions qui dormaient dans la cour fussent entrés en hurlant, la clameur n'eût pas été plus épouvantable. Mais le pontife d'Eschmoûn se leva, et les deux genoux l'un contre l'autre, les coudes au corps, tout droit et les mains à demi ouvertes, il dit:
«—Barca, Carthage a besoin que tu prennes contre les Mercenaires le commandement général des forces puniques.
«—Je refuse!» répondit Hamilcar.
«—Nous te donnerons pleine autorité», crièrent les chefs des Syssites.
«—Non!
«—Sans aucun contrôle, sans partage, tout l'argent que tu voudras, tous les captifs, tout le butin, cinquante zerets de terre par cadavre d'ennemi.
«—Non! non! parce qu'il est impossible de vaincre avec vous!
«—Il en a peur?
«—Parce que vous êtes lâches, avares, ingrats, pusillanimes et fous!
«—Il les ménage!
«—Pour se mettre à leur tête», dit quelqu'un.
«—Et revenir sur nous», dit un autre; et du fond de la salle, Hannon hurla:
«—Il veut se faire roi!»
Alors ils bondirent, en renversant les sièges et les flambeaux; leur foule s'élança vers l'autel; ils brandissaient des poignards. Mais, fouillant sous ses manches, Hamilcar tira deux larges coutelas;—et à demi courbé, le pied gauche en avant, les yeux flamboyants, les dents serrées, il les défiait, immobile sous le candélabre d'or.
Ainsi, par précaution, ils avaient apporté des armes; c'était un crime; ils se regardèrent les uns les autres, effrayés. Comme tous étaient coupables, chacun bien vite se rassura; et peu à peu, tournant le dos au suffète, ils redescendirent, enragés d'humiliation; pour la seconde fois, ils reculaient devant lui. Pendant quelque temps, ils restèrent debout. Plusieurs qui s'étaient blessé les doigts les portaient à leur bouche ou les roulaient doucement dans le bas de leur manteau, et ils allaient s'en aller quand Hamilcar entendit ces paroles:
«—Eh! c'est une délicatesse pour ne pas affliger sa fille!»
Une voix plus haute s'éleva:
«—Sans doute, puisqu'elle prend ses amants parmi les Mercenaires!»
D'abord il chancela, puis ses yeux cherchèrent rapidement Schahabarim. Seul, le prêtre de Tanit était resté à sa place; et Hamilcar n'aperçut de loin que son haut bonnet. Tous lui ricanaient à la face. A mesure qu'augmentait son angoisse, leur joie redoublait, et, au milieu des huées, ceux qui étaient par derrière criaient:
«—On l'a vu sortir de sa chambre!
«—Un matin du mois de Tammouz!
«—C'est le voleur du zaïmph!
«—Un homme très beau!
«—Plus grand que toi!»
Il arracha sa tiare, insigne de sa dignité,—sa tiare à huit rangs mystiques dont le milieu portait une coquille d'émeraude,—et à deux mains, de toutes ses forces, il la lança par terre; les cercles d'or en se brisant rebondirent, et les perles sonnèrent sur les dalles. Ils virent alors sur la blancheur de son front une longue cicatrice; elle s'agitait comme un serpent entre ses sourcils; tous ses membres tremblaient. Il monta un des escaliers latéraux qui conduisaient sur l'autel,—et il marchait dessus! C'était se vouer au Dieu, s'offrir en holocauste. Le mouvement de son manteau agitait les lueurs du candélabre plus bas que ses sandales, et la poudre fine, soulevée par ses pas, l'entourait comme un nuage jusqu'au ventre. Il s'arrêta entre les jambes du colosse d'airain. Il prit dans ses mains deux poignées de cette poussière dont la vue seule faisait frissonner d'horreur tous les Carthaginois, et il dit:
«—Par les cent flambeaux de vos intelligences! par les huit feux des Kabyres! par les étoiles, les météores et les volcans! par tout ce qui brûle! par la soif du Désert et la salure de l'Océan! par la caverne d'Hadrumète et l'empire des âmes! par l'extermination! par la cendre de vos fils, et la cendre des frères de vos aïeux, avec qui maintenant je confonds la mienne! vous, les cent du Conseil de Carthage, vous avez menti en accusant ma fille! Et moi, Hamilcar Barca, suffète de la mer, chef des riches et dominateur du peuple, devant Moloch à tête de taureau, je jure—On s'attendait à quelque chose d'épouvantable; il reprit d'une voix plus haute et plus calme—: Que même je ne lui en parlerai pas!»
Les serviteurs sacrés, portant des peignes d'or, entrèrent,—les uns avec des éponges de pourpre, les autres avec des branches de palmier. Ils relevèrent le rideau d'hyacinthe étendu devant la porte; et par l'ouverture de cet angle, on aperçut au fond des autres salles le grand ciel rose qui semblait continuer la voûte, en s'appuyant à l'horizon sur la mer toute bleue. Le soleil, sortant des flots, montait. Il frappa tout à coup contre la poitrine du colosse d'airain, divisé en sept compartiments que fermaient des grilles. Sa gueule aux dents rouges s'ouvrait dans un horrible bâillement; ses naseaux énormes se dilataient, le grand jour l'animait, lui donnait un air terrible et impatient, comme s'il avait voulu bondir au dehors pour se mêler avec l'astre, le Dieu, et parcourir ensemble les immensités.
Les flambeaux répandus par terre brûlaient encore, en s'allongeant çà et là sur les pavés de nacre comme des taches de sang. Les anciens chancelaient épuisés; ils aspiraient à pleins poumons la fraîcheur de l'air; la sueur coulait sur leurs faces livides; à force d'avoir crié, ils ne s'entendaient plus. Mais leur colère contre le suffète n'était point calmée; en manière d'adieux ils lui jetaient des menaces, et Hamilcar leur répondait:
«—A la nuit prochaine, Barca, dans le temple d'Eschmoûn!
«—J'y serai!
«—Nous te ferons condamner par les riches!
«—Et moi par le peuple!
«—Prends garde de finir sur la croix!
«—Et vous, déchirés dans les rues!»
Dès qu'ils furent sur le seuil de la cour, ils reprirent un calme
maintien.
Leurs coureurs et leurs cochers les attendaient à la porte. La plupart s'en allèrent sur des mules blanches. Le suffète sauta dans son char, prit les rênes; les deux bêtes, courbant leur encolure et frappant en cadence les cailloux qui rebondissaient, montèrent au grand galop toute la voie des Mappales, et le vautour d'argent, à la pointe du timon, semblait voler tant le char passait vite.
La route traversait un champ, planté de longues dalles, aiguës par le sommet, telles que des pyramides, et qui portaient, entaillées à leur milieu, une main ouverte comme si le mort couché dessous l'eût tendue vers le ciel pour réclamer quelque chose. Ensuite, étaient disséminées des cabanes en terre, en branchages, en claies de joncs, toutes de forme conique. De petits murs en cailloux, des rigoles d'eau vive, des cordes de sparterie, des haies de nopals séparaient irrégulièrement ces habitations, qui se tassaient de plus en plus, en s'élevant vers les jardins du suffète. Mais Hamilcar tendait ses yeux sur une grande tour dont les trois étages faisaient trois monstrueux cylindres, le premier bâti en pierres, le second en briques, et le troisième, tout en cèdres,—supportant une coupole de cuivre sur vingt-quatre colonnes de genévrier, d'où retombaient, en manière de guirlande, des chaînettes d'airain entrelacées. Ce haut édifice dominait les bâtiments qui s'étendaient à droite, les entrepôts, la maison de commerce, tandis que le palais des femmes se dressait au fond des cyprès,—alignés comme deux murailles de bronze.
Quand le char retentissant fut entré par la porte étroite, il s'arrêta sous un large hangar, où des chevaux, retenus à des entraves, mangeaient des tas d'herbes coupées.
Tous les serviteurs accoururent. Ils faisaient une multitude, ceux qui travaillaient dans les campagnes, par terreur des soldats, ayant été ramenés à Carthage. Les laboureurs, vêtus de peaux de bêtes, traînaient des chaînes rivées à leurs chevilles; les ouvriers des manufactures de pourpre avaient les bras rouges comme des bourreaux; les marins, des bonnets verts; les pêcheurs, des colliers de corail; les chasseurs, un filet sur l'épaule; et les gens de Mégara, des tuniques blanches ou noires, des caleçons de cuir, des calottes de paille, de feutre ou de toile, selon leur service ou leurs industries différentes.
Par derrière se pressait une populace en haillons. Ils vivaient, ceux-là, sans aucun emploi, loin des appartements, dormaient la nuit dans les jardins, dévoraient les restes des cuisines,—moisissure humaine qui végétait à l'ombre du palais. Hamilcar les tolérait, par prévoyance encore plus que par dédain. Tous, en témoignage de joie, s'étaient mis une fleur à l'oreille, et beaucoup d'entre eux ne l'avaient jamais vu.
Mais des hommes, coiffés comme des sphinx et munis de grands bâtons, s'élancèrent dans la foule, en frappant de droite et de gauche. C'était pour repousser les esclaves curieux de voir le maître, afin qu'il ne fût pas assailli sous leur nombre et incommodé par leur odeur.
Alors, tous se jetèrent à plat ventre en criant:
«—Œil de Baal, que ta maison fleurisse!» Et entre ces hommes, ainsi couchés par terre dans l'avenue des cyprès, l'intendant des intendants, Abdalonim, coiffé d'une mitre blanche, s'avança vers Hamilcar, un encensoir à la main.
Salammbô descendait l'escalier des galères. Toutes ses femmes venaient derrière elle; et, à chacun de ses pas, elles descendaient aussi. Les têtes des négresses marquaient de gros points noirs la ligne des bandeaux à plaques d'or qui serraient le front des Romaines. D'autres avaient dans les cheveux des flèches d'argent, des papillons d'émeraudes, ou de longues aiguilles étalées en soleil. Sur la confusion de ces vêtements blancs, jaunes et bleus, les anneaux, les agrafes, les colliers, les franges, les bracelets resplendissaient; un murmure d'étoffes légères s'élevait; on entendait le claquement des sandales avec le bruit sourd des pieds nus posant sur le bois:—et, çà et là, un grand eunuque, qui les dépassait des épaules, souriait, la face en l'air. Quand l'acclamation des hommes se fut apaisée, en se cachant le visage avec leurs manches, elles poussèrent ensemble un cri bizarre, pareil au hurlement d'une louve; et il était si furieux et si strident qu'il semblait faire, du haut en bas, vibrer comme une lyre le grand escalier d'ébène tout couvert de femmes.
Le vent soulevait leurs voiles; les minces tiges des papyrus se balançaient doucement. On était au mois de Schebar, en plein hiver. Les grenadiers en fleur se bombaient sur l'azur du ciel, et à travers les branches, la mer apparaissait, avec une île au loin, à demi perdue dans la brume.
Hamilcar s'arrêta, en apercevant Salammbô. Elle lui était survenue après la mort de plusieurs enfants mâles. D'ailleurs, la naissance des filles passait pour une calamité dans les religions du Soleil. Les Dieux, plus tard, lui avaient envoyé un fils; mais il gardait quelque chose de son espoir trahi et comme l'ébranlement de la malédiction, qu'il avait prononcée contre elle. Salammbô, cependant, continuait à marcher.
Des perles de couleurs variées descendaient en longues grappes de ses oreilles sur ses épaules et jusqu'aux coudes. Sa chevelure était crêpée, de façon à simuler un nuage. Elle portait, autour du cou, de petites plaques d'or quadrangulaires représentant une femme entre deux lions cabrés; et son costume reproduisait en entier l'accoutrement de la Déesse. Sa robe d'hyacinthe, à manches larges, lui serrait la taille en s'évasant par le bas. Le vermillon de ses lèvres faisait paraître ses dents plus blanches, et l'antimoine de ses paupières ses yeux plus longs. Ses sandales, coupées dans un plumage d'oiseau, avaient des talons très hauts, et elle était pâle extraordinairement, à cause du froid sans doute.
Enfin elle arriva près d'Hamilcar, et, sans le regarder, sans lever la tête, elle lui dit:
«—Salut, Œil de Baalim, gloire éternelle! triomphe! loisir! satisfaction! richesse! Voilà longtemps que mon cœur était triste, et la maison languissait. Mais le maître qui revient est comme Tammouz ressuscité; et sous ton regard, ô père, une joie, une existence nouvelle va partout s'épanouir!»
Et prenant des mains de Taanach un petit vase oblong où fumait un mélange de farine, de beurre, de cardamome et de vin:—«Bois à pleine gorge,—dit-elle,—la boisson du retour préparée par ta servante.»
Il répliqua:—«Bénédiction sur toi!» et il saisit machinalement le vase d'or qu'elle lui tendait.
Cependant il l'examinait avec une attention si âpre que Salammbô troublée balbutia:
«—On t'a dit, ô maître!...
«—Oui! je sais!» fit Hamilcar à voix basse.
Était-ce un aveu? ou parlait-elle des Barbares? Et il ajouta quelques mots vagues sur les embarras publics qu'il espérait à lui seul dissiper.
«—O père! exclama Salammbô, tu n'effaceras pas ce qui est irréparable!»
Il se recula, et Salammbô s'étonnait de son ébahissement; car elle ne songeait point à Carthage, mais au sacrilège dont elle se trouvait complice. Cet homme, qui faisait trembler les légions et qu'elle connaissait à peine, l'effrayait comme un dieu; il avait deviné, il savait tout, quelque chose de terrible allait venir. Elle s'écria: «Grâce!»
Hamilcar baissa la tête lentement.
Bien qu'elle voulût s'accuser, elle n'osait ouvrir les lèvres; cependant elle étouffait du besoin de se plaindre et d'être consolée. Hamilcar combattait l'envie de rompre son serment. Il le tenait par orgueil, ou par crainte d'en finir avec son incertitude; et il la regardait en face, de toutes ses forces, pour saisir ce qu'elle cachait au fond de son cœur.
Peu à peu, en haletant, Salammbô s'enfonçait la tête dans les épaules, écrasée par ce regard trop lourd. Il était sûr maintenant qu'elle avait failli dans l'étreinte d'un Barbare; il frémissait, il leva ses deux poings. Elle poussa un cri et tomba entre ses femmes, qui s'empressèrent autour d'elle.
Hamilcar tourna les talons. Tous les intendants le suivirent.
On ouvrit la porte des entrepôts,—et il entra dans une vaste salle ronde où aboutissaient, comme les rayons d'une roue à son moyeu, de longs couloirs qui conduisaient vers d'autres salles. Un disque de pierre s'élevait au centre avec des balustres pour soutenir des coussins accumulés sur des tapis.
Le suffète se promena d'abord à grands pas rapides; il respirait bruyamment, il frappait la terre du talon, il se passait la main sur le front comme un homme harcelé par les mouches. Mais il secoua la tête, et en apercevant l'accumulation de ses richesses, il se calma; sa pensée, qu'attiraient les perspectives des couloirs, se répandait dans les autres salles pleines de trésors plus rares. Des plaques de bronze, des lingots d'argent et des barres de fer alternaient avec les saumons d'étain apportés des cassitérides par la mer ténébreuse; les gommes du pays des noirs débordaient de leurs sacs en écorce de palmier; et la poudre d'or, tassée dans des outres, fuyait insensiblement par les coutures trop vieilles. De minces filaments, tirés des plantes marines, pendaient entre les lins d'Égypte, de Grèce, de Taprobane et de Judée; des madrépores, tels que de larges buissons, se hérissaient au pied des murs; et une odeur indéfinissable flottait, exhalaison des parfums, des cuirs, des épices et des plumes d'autruche liées en gros bouquets tout au haut de la voûte. Devant chaque couloir, des dents d'éléphants posées debout, en se réunissant par les pointes, formaient arc au-dessus de la porte.
Enfin, il monta sur le disque de pierre. Tous les intendants se tenaient les bras croisés, la tête basse, tandis qu'Abdalonim levait d'un air orgueilleux sa mitre pointue.
Hamilcar interrogea le chef des navires. C'était un vieux pilote aux paupières éraillées par le vent, et des flocons blancs descendaient jusqu'à ses hanches, comme si l'écume des tempêtes lui était restée sur la barbe.
Il répondit qu'il avait envoyé une flotte par Gadès et Thymiamata, pour tacher d'atteindre Eziongaber, en doublant la Corne du sud et le promontoire des Aromates.
D'autres avaient continué dans l'Ouest, durant quatre lunes, sans rencontrer de rivages; mais la proue des navires s'embarrassait dans les herbes, l'horizon retentissait continuellement du bruit des cataractes, des brouillards couleur de sang obscurcissaient le soleil, une brise toute chargée de parfums endormait les équipages; et à présent ils ne pouvaient rien dire, tant leur mémoire était troublée. Cependant on avait remonté les fleuves des Scythes, pénétré en Colchide, chez les Jugriens, chez les Estiens, ravi dans l'Archipel quinze cents vierges et coulé bas tous les vaisseaux étrangers naviguant au delà du cap Œstrymon, pour que le secret des routes ne fût pas connu. Le roi Ptolémée retenait l'encens de Schesbar; Syracuse, Elathia, la Corse et les îles n'avaient rien fourni, et le vieux pilote baissa la voix pour annoncer qu'une trirème était prise à Rusicada par les Numides,—«car ils sont avec eux, maître».
Hamilcar fronça les sourcils; puis il fit signe de parler au chef des voyages, enveloppé d'une robe brune sans ceinture, et la tête prise dans une longue écharpe d'étoffe blanche qui, passant au bord de sa bouche, lui retombait par derrière sur l'épaule.
Les caravanes étaient parties régulièrement à l'équinoxe d'hiver. Mais, de quinze cents hommes se dirigeant sur l'extrême Éthiopie avec d'excellents chameaux, des outres neuves et des provisions de toiles peintes, un seul avait reparu à Carthage,—les autres étant morts de fatigue ou devenus fous par la terreur du Désert;—et il disait avoir vu, bien au delà du Harousch-Noir, après les Atarantes et le pays des grands singes, d'immenses royaumes où les moindres ustensiles sont tous en or, un fleuve couleur de lait, large comme une mer, des forêts d'arbres bleus, des collines d'aromates, des monstres à figure humaine végétant sur les rochers et dont les prunelles, pour vous regarder, s'épanouissent comme des fleurs; puis, derrière des lacs tout couverts de dragons, des montagnes de cristal qui supportent le soleil. D'autres étaient revenus de l'Inde avec des paons, du poivre et des tissus nouveaux. Quant à ceux qui vont acheter des calcédoines par le chemin des Syrtes et le temple d'Ammon, sans doute ils avaient péri dans les sables. Les caravanes de la Gétulie et de Phazzana avaient fourni leurs provenances habituelles; mais il n'osait à présent, lui, le chef des voyages, en équiper aucune.
Hamilcar comprit; les Mercenaires occupaient la campagne. Avec un sourd gémissement, il s'appuya sur l'autre coude; et le chef des métairies avait si peur de parler, qu'il tremblait horriblement malgré ses épaules trapues et ses grosses prunelles rouges. Sa face camarde, comme celle d'un dogue, était surmontée d'un réseau en fils d'écorces; il portait un ceinturon en peau de léopard avec tous les poils et où reluisaient deux formidables coutelas.
Dès qu'Hamilcar se détourna, il se mit, en criant, à invoquer les Baals. Ce n'était pas sa faute! il n'y pouvait rien! Il avait observé les températures, les terrains, les étoiles, fait les plantations au solstice d'hiver, les élagages au décours de la lune, inspecté les esclaves, ménagé leurs habits.
Hamilcar s'irritait de cette loquacité. Il claqua de la langue, et l'homme au coutelas d'une voix rapide:
«—Ah! maître! ils ont tout pillé! tout saccagé! tout détruit! Trois mille pieds d'arbres sont coupés à Maschala, et à Ubada les greniers défoncés, les citernes comblées! A Tedès, ils ont emporté quinze cents gomors de farine; à Marazzana, tué les pasteurs, mangé les troupeaux, brûlé ta maison, ta belle maison à poutres de cèdre, où tu venais l'été! Les esclaves de Tuburbo, qui sciaient de l'orge, se sont enfuis vers les montagnes; et les ânes, les bardeaux, les mulets, les bœufs de Taormine, et les chevaux orynges, plus un seul! tous emmenés! C'est une malédiction! je n'y survivrai pas!» Il reprenait en pleurant: «Ah! si tu savais comme les celliers étaient pleins et les charrues reluisantes! Ah! les beaux béliers! ah! les beaux taureaux!...»
La colère d'Hamilcar l'étouffait. Elle éclata:
«—Tais-toi! Suis-je donc un pauvre? Pas de mensonges! dites vrai! Je veux savoir tout ce que j'ai perdu, jusqu'au dernier sicle, jusqu'au dernier cab! Abdalonim, apporte-moi les comptes des vaisseaux, ceux des caravanes, ceux des métairies, ceux de la maison! Et si votre conscience est trouble, malheur sur vos têtes!—Sortez!»
Les intendants, marchant à reculons et les poings jusqu'à terre, sortirent.
Abdalonim alla prendre au milieu d'un casier, dans la muraille, des cordes à nœuds, des bandes de toile ou de papyrus, des omoplates de mouton chargées d'écritures fines. Il les déposa aux pieds d'Hamilcar, lui mit entre les mains un cadre de bois garni de trois fils intérieurs où étaient passées des boules d'or, d'argent et de corne, et il commença:
«—Cent quatre-vingt-douze maisons dans les Mappales, louées aux Carthaginois nouveaux à raison d'un béka par lune.
«—Non! c'est trop! ménage les pauvres! et tu écriras les noms de ceux qui te paraîtront les plus hardis, en tâchant de savoir s'ils sont attachés à la République! Après?»
Abdalonim hésitait, surpris de cette générosité.
Hamilcar lui arracha des mains les bandes de toile.
«—Qu'est-ce donc? trois palais autour de Khamon à douze kesitah par mois! Mets-en vingt! Je ne veux pas que les riches me dévorent.»
L'intendant des intendants, après un long salut, reprit:
«—Prêté à Tigillas, jusqu'à la fin de la saison, deux kikar au denier trois, intérêt maritime; à Bar-Malkarth, quinze cents sicles sur le gage de trente esclaves. Mais douze sont morts dans les marais salins.
«—C'est qu'ils n'étaient pas robustes, dit en riant le suffète. N'importe! s'il a besoin d'argent, satisfais-le! Il faut toujours prêter, et à des intérêts divers, selon la richesse des personnes.»
Alors le serviteur s'empressa de lire tout ce qu'avaient rapporté les mines de fer d'Annaba, les pêcheries de corail, les fabriques de pourpre, la ferme de l'impôt sur les Grecs domiciliés, l'exportation de l'argent en Arabie où il valait dix fois l'or, les prises des vaisseaux, déduction faite du dixième pour le temple de la Déesse.—«Chaque fois j'ai déclaré un quart de moins, maître!» Hamilcar comptait avec les billes; elles sonnaient sous ses doigts.
«—Assez! Qu'as-tu payé?
«—A Stratoniclès de Corinthe et à trois marchands d'Alexandrie, sur les lettres que voilà (elles sont rentrées), dix mille drachmes athéniennes et douze talents d'or syriens. La nourriture des équipages s'élevant à vingt mines par mois pour une trirème...
«—Je le sais! combien de perdues?
«—En voici le compte sur ces lames de plomb, dit l'intendant. Quant aux navires nolisés en commun, comme il a fallu souvent jeter les cargaisons à la mer, on a réparti les pertes inégales par têtes d'associés. Pour des cordages empruntés aux arsenaux et qu'il a été impossible de leur rendre, les Syssites ont exigé huit cents késitah, avant l'expédition d'Utique.
«—Encore eux!» fit Hamilcar en baissant la tête; et il resta quelque temps comme écrasé par le poids de toutes les haines qu'il sentait sur lui: «—Mais je ne vois pas les dépenses de Mégara?»
Abdalonim en pâlissant alla prendre, dans un autre casier, des planchettes de sycomore, enfilées par paquets à des cordes de cuir.
Hamilcar l'écoutait, curieux des détails domestiques, et s'apaisant à la monotonie de cette voix qui énumérait des chiffres; Abdalonim se ralentissait. Tout à coup, il laissa tomber par terre les feuilles de bois et il se jeta lui-même à plat ventre, les bras étendus, dans la position des condamnés. Hamilcar, sans s'émouvoir, ramassa les tablettes; et ses lèvres s'écartèrent et ses yeux s'agrandirent, lorsqu'il aperçut, à la dépense d'un seul jour, une exorbitante consommation de viandes, de poissons, d'oiseaux, de vins et d'aromates, avec des vases brisés, des esclaves morts, des tapis perdus.
Abdalonim, toujours prosterné, lui apprit le festin des Barbares. Il n'avait pu se soustraire à l'ordre des anciens.—Salammbô, d'ailleurs, voulait que l'on prodiguât de l'argent pour mieux recevoir les soldats.
Au nom de sa fille, Hamilcar se leva d'un bond. Puis, en serrant les lèvres, il s'accroupit sur les coussins; il en déchirait les franges avec ses ongles, haletant, les prunelles fixes.
«—Lève-toi!» dit-il; et il descendit.
Abdalonim le suivait; ses genoux tremblaient. Mais, saisissant une barre de fer, il se mit comme un furieux à desceller les dalles. Un disque de bois sauta, et bientôt parurent sur la longueur du couloir plusieurs de ces larges couvercles qui bouchaient les fosses où l'on conservait le grain.
«—Tu le vois, Œil de Baal,—dit le serviteur en tremblant,—ils n'ont pas encore tout pris! et elles sont profondes, chacune, de cinquante coudées et combles jusqu'au bord! Pendant ton voyage, j'en ai fait creuser dans les arsenaux, dans les jardins, partout! Ta maison est pleine de blé, comme ton cœur de sagesse!»
Un sourire passa sur le visage d'Hamilcar:
«—C'est bien, Abdalonim!» Puis se penchant à son oreille: «Tu en feras venir de l'Étrurie, du Brutium, d'où il te plaira, et n'importe à quel prix! Entasse et garde! Il faut que je possède, à moi seul, tout le blé de Carthage.»
Quand ils furent à l'extrémité du couloir, Abdalonim, avec une des clefs qui pendaient à sa ceinture, ouvrit une grande chambre quadrangulaire, divisée au milieu par des piliers de cèdre. Des monnaies d'or, d'argent et d'airain, disposées sur des tables ou enfoncées dans des niches, montaient le long des quatre murs jusqu'aux lambourdes du toit. D'énormes couffes en peau d'hippopotame supportaient, dans les coins, des rangs entiers de sacs plus petits; des tas de billon faisaient des monticules sur les dalles; et, çà et là, quelque pile trop haute, s'étant écroulée, avait l'air d'une colonne en ruine. Les grandes pièces de Carthage, représentant Tanit avec un cheval sous un palmier, se mêlaient à celles des colonies, marquées d'un taureau, d'une étoile, d'un globe ou d'un croissant. Puis l'on voyait disposées, par sommes inégales, des pièces de toutes les valeurs, de toutes les dimensions, de tous les âges,—depuis les vieilles d'Assyrie, minces comme l'ongle, jusqu'aux vieilles du Latium, plus épaisses que la main, avec les boutons d'Égine, les tablettes de la Bactriane, les courtes tringles de l'ancienne Lacédémone; plusieurs étaient couvertes de rouille, encrassées, verdies par l'eau ou noircies par le feu, ayant été prises dans des filets, ou, après les sièges, parmi les décombres des villes. Le suffète eut bien vite supputé si les sommes présentes correspondaient aux gains et aux dommages qu'on venait de lui lire; et il s'en allait lorsqu'il aperçut trois jarres d'airain complètement vides. Abdalonim détourna la tête en signe d'horreur! Hamilcar résigné ne parla point.
Ils traversèrent d'autres couloirs, d'autres salles, et arrivèrent enfin devant une porte où, pour la garder mieux, un homme était attaché par le ventre à une longue chaîne scellée dans le mur, coutume des Romains nouvellement introduite à Carthage. Sa barbe et ses ongles avaient démesurément poussé, et il se balançait de droite et de gauche avec l'oscillation continuelle des bêtes captives. Sitôt qu'il reconnut Hamilcar, il s'élança vers lui en criant:
«—Grâce, Œil de Baal! pitié! tue-moi! voilà dix ans que je n'ai vu le soleil! Au nom de ton père, grâce!»
Hamilcar, sans lui répondre, frappa dans ses mains; trois hommes parurent; et tous les quatre à la fois, en raidissant leurs bras, ils retirèrent de ses anneaux la barre énorme qui fermait la porte. Hamilcar prit un flambeau et disparut dans les ténèbres.
C'était, croyait-on, l'endroit des sépultures de la famille; mais on n'eût trouvé qu'un large puits. Il était creusé seulement pour dérouter les voleurs et ne cachait rien. Hamilcar passa auprès; puis, en se baissant, il fit tourner sur ses rouleaux une meule très lourde, et par cette ouverture il entra dans un appartement bâti en forme de cône.
Des écailles d'airain couvraient les murs; au milieu, sur un piédestal de granit, s'élevait la statue d'un Kabyre avec le nom d'Alètes, inventeur des mines dans la Celtibérie. Contre sa base, par terre, étaient disposés en croix de larges boucliers d'or et des vases d'argent monstrueux, à goulot fermé, d'une forme extravagante et qui ne pouvaient servir; car on avait coutume de fondre ainsi des quantités de métal pour que les dilapidations et même les déplacements fussent presque impossibles.
Avec son flambeau, il alluma une lampe de mineur fixée au bonnet de l'idole; des feux verts, jaunes, bleus, violets, couleur de vin, couleur de sang, tout à coup illuminèrent la salle. Elle était pleine de pierreries qui se trouvaient dans des calebasses d'or accrochées comme des lampadaires aux lames d'airain, ou dans leurs blocs natifs rangés au bas du mur. C'étaient des callaïs arrachées des montagnes à coups de fronde, des escarboucles formées par l'urine des lynx, des glossopètres tombés de la lune, des tyanos, des diamants, des sandastrum, des béryls, avec les trois espèces de rubis, les quatre espèces de saphir et les douze espèces d'émeraudes. Elles fulguraient, pareilles à des éclaboussures de lait, à des glaçons bleus, à de la poussière d'argent, et jetaient leurs lumières en nappes, en rayons, en étoiles. Les céraunies engendrées par le tonnerre étincelaient près des calcédoines qui guérissent des poisons. Il y avait des topazes du mont Zabarca pour prévenir les terreurs, des opales de la Bactriane qui empêchent les avortements, et des cornes d'Ammon que l'on place sous les lits afin d'avoir des songes.
Les feux des pierres et les flammes de la lampe se miraient dans les grands boucliers d'or. Hamilcar debout souriait, les bras croisés;—et il se délectait moins dans le spectacle que dans la conscience de ses richesses. Elles étaient inaccessibles, inépuisables, infinies. Ses aïeux, dormant sous ses pas, envoyaient à son cœur quelque chose de leur éternité. Il se sentait tout près des génies souterrains. C'était comme la joie d'un Kabyre; et les grands rayons lumineux frappant son visage lui semblaient l'extrémité d'un invisible réseau, qui, à travers des abîmes, l'attachaient au centre du monde.
Une idée le fit tressaillir, et, s'étant placé derrière l'idole, il marcha droit vers le mur. Puis il examina parmi les tatouages de son bras une ligne horizontale avec deux autres perpendiculaires, ce qui exprimait, en chiffres chananéens, le nombre treize. Alors il compta jusqu'à la treizième des plaques d'airain, releva encore une fois sa large manche; et la main droite étendue, il lisait à une autre place de son bras d'autres lignes plus compliquées, tandis qu'il promenait ses doigts délicatement, à la façon d'un joueur de lyre. Enfin, avec son pouce, il frappa sept coups; et d'un seul bloc, toute une partie de la muraille tourna.
Elle dissimulait une sorte de caveau, où étaient enfermées des choses mystérieuses, qui n'avaient pas de nom, et d'une incalculable valeur. Hamilcar descendit les trois marches; il prit dans une cuve d'argent une peau de lama flottant sur un liquide noir, puis il remonta.
Abdalonim se remit alors à marcher devant lui. Il frappait les pavés avec sa haute canne garnie de sonnettes au pommeau, et, devant chaque appartement, criait le nom d'Hamilcar, entouré de louanges et de bénédictions.
Dans la galerie circulaire où aboutissaient tous les couloirs, on avait accumulé le long des murs des poutrelles d'algummin, des sacs de lausonia, des gâteaux en terre de Lemnos, et des carapaces de tortue toutes pleines de perles. Le suffète, en passant, les effleurait avec sa robe, sans même regarder de gigantesques morceaux d'ambre, matière presque divine formée par les rayons du soleil.
Un nuage de vapeur odorante s'échappa.
«—Pousse la porte!»
Ils entrèrent.
Des hommes nus pétrissaient des pâtes, broyaient des herbes, agitaient des charbons, versaient de l'huile dans des jarres, ouvraient et fermaient les petites cellules ovoïdes creusées tout autour de la muraille, et si nombreuses que l'appartement ressemblait à l'intérieur d'une ruche. Du myrobalon, du bdellium, du safran et des violettes en débordaient. Partout étaient éparpillées des gommes, des poudres, des racines, des fioles de verre, des branches de filipendule, des pétales de roses; et l'on étouffait dans les senteurs, malgré les tourbillons du styrax qui grésillait au milieu sur un trépied d'airain.
Le chef des odeurs suaves, pâle et long comme un flambeau de cire, s'avança vers Hamilcar pour écraser dans ses mains un rouleau de métopion, tandis que deux autres lui frottaient les talons avec des feuilles de baccaris. Il les repoussa: c'étaient des Cyrénéens de mœurs infâmes, mais que l'on considérait à cause de leurs secrets.
Afin de montrer sa vigilance, le chef des odeurs offrit au suffète, sur une cuiller d'électrum, un peu de malobathre à goûter; puis avec une alêne il perça trois besoars indiens. Le maître, qui savait les artifices, prit une corne pleine de baume, et, l'ayant approchée des charbons, il la pencha sur sa robe: une tache brune y parut, c'était une fraude. Alors il considéra le chef des odeurs fixement et, sans rien dire, lui jeta la corne de gazelle en plein visage.
Si indigné qu'il fût des falsifications commises à son préjudice, en apercevant des paquets de nard qu'on emballait pour les pays d'outre-mer, il ordonna d'y mêler de l'antimoine, afin de le rendre plus lourd.
Puis il demanda où se trouvaient trois boîtes de psagas, destinées à son usage.
Le chef des odeurs avoua qu'il n'en savait rien, des soldats étaient venus avec des couteaux, en hurlant; il leur avait ouvert les cases.
«—Tu les crains donc plus que moi!» s'écria le suffète; et à travers la fumée, ses prunelles, comme des torches, étincelaient sur le grand homme pâle qui commençait à comprendre. «Abdalonim! avant le coucher du soleil tu le feras passer par les verges: déchire-le!»
Ce dommage, moindre que les autres, l'avait exaspéré; car, malgré ses efforts pour les bannir de sa pensée, il retrouvait continuellement les Barbares. Leurs débordements se confondaient avec la honte de sa fille, et il en voulait à toute la maison de la connaître et de ne pas la lui dire. Mais quelque chose le poussait à s'enfoncer dans son malheur; et, pris d'une rage d'inquisition, il visita sous les hangars, derrière la maison de commerce, les provisions de bitume, de bois, d'ancres et de cordages, de miel et de cire, le magasin des étoffes, les réserves de nourritures, le chantier des marbres, le grenier du silphium.
Il alla de l'autre côté des jardins, inspecter, dans leurs cabanes, les artisans domestiques dont on vendait les produits. Des tailleurs brodaient des manteaux, d'autres tressaient des filets, d'autres peignaient des coussins, découpaient des sandales, des ouvriers d'Égypte avec un coquillage polissaient des papyrus, la navette des tisserands claquait, les enclumes des armuriers retentissaient.
Hamilcar leur dit:
«—Battez des glaives! battez toujours! il m'en faudra.» Et il tira de sa poitrine la peau d'antilope macérée dans les poisons pour qu'on lui taillât une cuirasse plus solide que celles d'airain, et qui serait inattaquable au fer et à la flamme.
Dès qu'il abordait les ouvriers, Abdalonim, afin de détourner sa colère, tâchait de l'irriter contre eux en dénigrant leurs ouvrages par des murmures.—«Quelle besogne! c'est une honte! Vraiment le maître est trop bon.» Hamilcar, sans l'écouter, s'éloignait.
Il se ralentit, car de grands arbres calcinés d'un bout à l'autre, comme on en trouve dans les bois où les pasteurs ont campé, barraient les chemins; et les palissades étaient rompues, l'eau des rigoles se perdait, des éclats de verre, des ossements de singes apparaissaient au milieu des flaques bourbeuses. Quelque bribe d'étoffe çà et là pendait aux buissons; sous les citronniers les fleurs pourries faisaient un fumier jaune. En effet, les serviteurs avaient tout abandonné, croyant que le maître ne reviendrait plus.
A chaque pas il découvrait quelque désastre nouveau, une preuve encore de cette chose qu'il s'était interdit d'apprendre. Voilà maintenant qu'il souillait ses brodequins de pourpre en écrasant des immondices; et il ne tenait pas ces hommes, tous devant lui au bout d'une catapulte, pour les faire voler en éclats! Il se sentait humilié de les avoir défendus; c'était une duperie, une trahison; et comme il ne pouvait se venger ni des soldats ni des anciens, ni de Salammbô, ni de personne, et que sa colère cherchait quelqu'un, il condamna aux mines, d'un seul coup, tous les esclaves des jardins.
Abdalonim frissonnait chaque fois qu'il le voyait se rapprocher des parcs. Mais Hamilcar prit le sentier du moulin, d'où l'on entendait sortir une mélopée lugubre.
Au milieu de la poussière les lourdes meules tournaient, c'est-à-dire deux cônes de porphyre superposés, et dont le plus haut, portant un entonnoir, virait sur le second à l'aide de fortes barres. Avec leur poitrine et leurs bras des hommes poussaient, tandis que d'autres, attelés, tiraient. Le frottement de la bricole avait formé autour de leurs aisselles des croûtes purulentes comme on en voit au garrot des ânes, et le haillon noir et flasque qui couvrait à peine leurs reins, en pendant par le bout, battait sur leurs jarrets comme une longue queue. Leurs yeux étaient rouges, les fers de leurs pieds sonnaient, et toutes leurs poitrines haletaient d'accord. Ils avaient sur la bouche une muselière, pour qu'il leur fût impossible de manger la farine, et des gantelets sans doigts enfermaient leurs mains pour les empêcher d'en prendre.
A l'entrée du maître, les barres de bois craquèrent plus fort. Le grain, en se broyant, grinçait. Plusieurs tombèrent sur les genoux; les autres, continuant, passaient par-dessus.
Il demanda Giddenem, le gouverneur des esclaves; et ce personnage parut, étalant sa dignité dans la richesse de son costume; car sa tunique, fendue sur les côtés, était de pourpre fine, de lourds anneaux tiraient ses oreilles, et, pour joindre les bandes d'étoffes qui enveloppaient ses jambes, un lacet d'or, comme un serpent autour d'un arbre, montait de ses chevilles à ses hanches. Il tenait dans ses doigts, tout chargés de bagues, un collier en grains de gagates pour reconnaître les hommes sujets au mal sacré.
Hamilcar lui fit signe de détacher les muselières. Alors tous, avec des cris de bêtes affamées, se ruèrent sur la farine, qu'ils dévoraient en s'enfonçant le visage dans les tas.
«—Tu les exténues!» dit le suffète.
Giddenem répondit qu'il fallait cela pour les dompter.
«—Ce n'était guère la peine de t'envoyer à Syracuse dans l'école des esclaves. Fais venir les autres!»
Et les cuisiniers, les sommeliers, les palefreniers, les coureurs, les porteurs de litières, les hommes des étuves et les femmes avec leurs enfants, tous se rangèrent dans le jardin sur une seule ligne, depuis la maison de commerce jusqu'au parc des bêtes fauves. Ils retenaient leur haleine. Un silence énorme emplissait Mégara. Le soleil s'allongeait sur la lagune, au bas des catacombes. Les paons piaulaient. Hamilcar, pas à pas, marchait.
«—Qu'ai-je à faire de ces vieux? dit-il;—vends-les! C'est trop de Gaulois, ils sont ivrognes! et trop de Crétois, ils sont menteurs! Achète-moi des Cappadociens, des Asiatiques et des Nègres.»
Il s'étonna du petit nombre des enfants.—«Chaque année, Giddenem, la maison doit avoir des naissances! Tu laisseras toutes les nuits les cases ouvertes, pour qu'ils se mêlent en liberté.»
Il se fit montrer ensuite les voleurs, les paresseux, les mutins. Il distribuait des châtiments, avec des reproches à Giddenem; et Giddenem, comme un taureau, baissait son front bas, où s'entre-croisaient deux larges sourcils.
«—Tiens, Œil de Baal, dit-il, en désignant un Libyen robuste,—en voilà un que l'on a surpris la corde au cou.»
«—Ah! tu veux mourir, fit dédaigneusement le suffète.
Et l'esclave d'un ton intrépide:
«—Oui!»
Alors, sans se soucier de l'exemple ni du dommage pécuniaire, Hamilcar dit aux valets:
«—Emportez-le!»
Peut-être y avait-il dans sa pensée l'intention d'un sacrifice? C'était un malheur qu'il s'infligeait afin d'en prévenir de plus terribles.
Giddenem avait caché les mutilés derrière les autres. Hamilcar les aperçut.
«—Qui t'a coupé le bras, à toi?»
«—Les soldats, Œil de Baal.»
Puis, à un Samnite qui chancelait comme un héron blessé:
«—Et toi, qui t'a fait cela?»
C'était le gouverneur, en lui cassant la jambe avec une barre de fer.
Cette atrocité imbécile indigna le suffète; et, arrachant des mains de Giddenem son collier de gagates:
«—Malédictions au chien qui blesse le troupeau! Estropier des esclaves, bonté de Tanit! Ah! tu ruines ton maître! Qu'on l'étouffe dans le fumier. Et ceux qui manquent? Où sont-ils? Les as-tu assassinés avec les soldats?»
Sa figure était si terrible que toutes les femmes s'enfuirent. Les esclaves se reculant faisaient un grand cercle autour d'eux; Giddenem baisait frénétiquement ses sandales; Hamilcar, debout, restait les bras levés sur lui.
Mais, l'intelligence lucide comme au plus fort des batailles, il se rappelait mille choses odieuses, des ignominies dont il s'était détourné; et, à la lueur de sa colère, comme aux fulgurations d'un orage, il revoyait d'un seul coup tous ses désastres à la fois. Les gouverneurs des campagnes avaient fui par terreur des soldats, par connivence peut-être; tous le trompaient, depuis trop longtemps il se contenait.
«—Qu'on les amène, cria-t-il, et marquez-les au front avec des fers rouges, comme des lâches!»
Alors on apporta et l'on répandit au milieu du jardin des entraves, des carcans, des couteaux, des chaînes pour les condamnés aux mines, des cippes qui serraient les jambes, des numella qui enfermaient les épaules, et des scorpions, fouets à triples lanières terminées par des griffes en airain.
Tous furent placés la face vers le soleil, du côté du Moloch dévorateur, étendus par terre sur le ventre ou sur le dos, et les condamnés à la flagellation, debout contre les arbres, avec deux hommes auprès d'eux, un qui comptait les coups, et un autre qui frappait.
Il frappait à deux bras; les lanières en sifflant faisaient voler l'écorce des platanes. Le sang s'éparpillait en pluie dans les feuillages, et des masses rouges se tordaient au pied des arbres en hurlant. Ceux que l'on ferrait s'arrachaient le visage avec les ongles. On entendait les vis de bois craquer; des heurts sourds retentissaient; parfois un cri aigu, tout à coup, traversait l'air. Du côté des cuisines, entre des vêtements en lambeaux et des chevelures abattues, des hommes, avec des éventails, avivaient des charbons, et une odeur de chair qui brûle passait. Les flagellés défaillant, mais retenus par les liens de leurs bras, roulaient leur tête sur leurs épaules en fermant les yeux. Les autres, qui regardaient, se mirent à crier d'épouvante, et les lions, se rappelant peut-être le festin, s'allongeaient en bâillant contre le bord des fosses.
On vit alors Salammbô sur la plate-forme de sa terrasse. Elle la parcourait rapidement de droite et de gauche, tout effarée. Hamilcar l'aperçut. Il lui sembla qu'elle levait les bras de son côté pour demander grâce; avec un geste d'horreur il s'enfonça dans le parc des éléphants.
Ces animaux faisaient l'orgueil des grandes maisons puniques. Ils avaient porté les aïeux, triomphé dans les guerres, et on les vénérait comme favoris du Soleil.
Ceux de Mégara étaient les plus forts de Carthage. Hamilcar, avant de partir, avait exigé d'Abdalonim le serment qu'il les surveillerait. Mais ils étaient morts de leurs mutilations; et trois seulement restaient, couchés au milieu de la cour, sur la poussière, devant les débris de leur mangeoire.
Ils le reconnurent et vinrent à lui.
L'un avait les oreilles horriblement fendues, l'autre au genou une large plaie, et le troisième la trompe coupée.
Cependant ils le regardaient d'un air triste, comme des personnes raisonnables, et celui qui n'avait plus de trompe, en baissant sa tête énorme et pliant les jarrets, tâchait de le flatter doucement avec l'extrémité hideuse de son moignon.
A cette caresse de l'animal, deux larmes lui jaillirent des yeux. Il bondit sur Abdalonim.
«—Ah! misérable! la croix! la croix!»
Abdalonim, s'évanouissant, tomba par terre à la renverse.
Derrière les fabriques de pourpre, dont les lentes fumées bleues montaient dans le ciel, un aboiement de chacal retentit; Hamilcar s'arrêta.
La pensée de son fils, comme l'attouchement d'un dieu, l'avait tout à coup calmé. C'était un prolongement de sa force, une continuation indéfinie de sa personne qu'il entrevoyait, et les esclaves ne comprenaient pas d'où lui était venu cet apaisement.
En se dirigeant vers les fabriques de pourpre, il passa devant l'ergastule, longue maison de pierre noire, bâtie dans une fosse carrée avec un petit chemin tout autour et quatre escaliers aux angles.
Pour achever son signal, Iddibal sans doute attendait la nuit. Rien ne presse encore, songeait Hamilcar; et il descendit dans la prison. Quelques-uns lui crièrent: «Retourne»; les plus hardis le suivirent.
La porte ouverte battait au vent. Le crépuscule entrait par les meurtrières étroites, et l'on distinguait dans l'intérieur des chaînes brisées pendant aux murs.
Voilà tout ce qui restait des captifs de guerre!
Hamilcar pâlit extraordinairement, et ceux qui étaient penchés en dehors sur la fosse le virent qui s'appuyait d'une main contre le mur pour ne pas tomber.
Mais le chacal, trois fois de suite, cria. Hamilcar releva la tête; il ne proféra pas une parole, il ne fit pas un geste. Puis, quand le soleil fut complètement couché, il disparut derrière la haie de nopals; et le soir, à l'assemblée des riches, dans le temple d'Eschmoûn, il dit en entrant:
«—Lumières des Baalim, j'accepte le commandement des forces puniques contre l'armée des Barbares!»
VIII
LA BATAILLE DU MACAR
Dès le lendemain, il tira des Syssites deux cent vingt-trois mille kikar d'or, il décréta un impôt de quatorze shekels sur les riches. Les femmes mêmes contribuèrent; on payait pour les enfants, et,—chose monstrueuse dans les habitudes carthaginoises,—il força les collègues des prêtres à fournir de l'argent.
Il réclama tous les chevaux, tous les mulets, toutes les armes. Quelques-uns voulurent dissimuler leurs richesses, on vendit leurs biens; et, pour intimider l'avarice des autres, il donna soixante armures et quinze cents gommor de farine, autant à lui seul que la Compagnie de l'ivoire.
Il envoya dans la Ligurie acheter des soldats, trois mille montagnards habitués à combattre des ours; d'avance on leur paya six lunes, à quatre mines par jour.
Cependant il fallait une armée. Mais il n'accepta pas, comme Hannon, tous les citoyens. Il repoussa d'abord les gens d'occupations sédentaires, puis ceux qui avaient le ventre trop gros ou l'aspect pusillanime; et il admit des hommes déshonorés, la crapule de Malqua, des fils de Barbares, des affranchis. Pour récompense, il promit à des Carthaginois nouveaux le droit de cité complet.
Son premier soin fut de réformer la Légion. Ces beaux jeunes hommes, qui se considéraient comme la majesté militaire de la République, se gouvernaient eux-mêmes. Il cassa leurs officiers; il les traitait rudement, les faisait courir, sauter, monter tout d'une haleine la pente de Byrsa, lancer des javelots, lutter corps à corps, coucher la nuit sur les places. Leurs familles venaient les voir et les plaignaient.
Il commanda des glaives plus courts, des brodequins plus forts. Il fixa le nombre des valets et réduisit les bagages; et comme on gardait dans le temple de Moloch trois cents pilums romains, malgré les réclamations du pontife il les prit.
Avec ceux qui étaient revenus d'Utique et d'autres que les particuliers possédaient, il organisa une phalange de soixante-douze éléphants et les rendit formidables. Il arma leurs conducteurs d'un maillet et d'un ciseau, afin de pouvoir dans la mêlée leur fendre le crâne s'ils s'emportaient.
Il ne permit point que leurs généraux fussent nommés par le Grand-Conseil. Les anciens tâchaient de lui objecter les lois, il passait au travers; on n'osait plus murmurer, tout pliait sous la violence de son génie.
A lui seul il se chargeait de la guerre, du gouvernement et des finances; et, afin de prévenir les accusations, il demanda comme examinateur de ses comptes le suffète Hannon.
Il faisait travailler aux remparts, et, pour avoir des pierres, démolir les vieilles murailles intérieures, à présent inutiles. Mais la différence des fortunes, remplaçant la hiérarchie des races, continuait à maintenir séparés les fils des vaincus et ceux des conquérants; aussi les patriciens virent d'un œil irrité la destruction de ces ruines, tandis que la plèbe, sans trop savoir pourquoi, s'en réjouissait.
Les troupes en armes, du matin au soir, défilaient dans les rues; à chaque moment on entendait sonner les trompettes; sur des chariots passaient des boucliers, des tentes, des piques; les cours étaient pleines de femmes qui déchiraient de la toile; l'ardeur de l'un à l'autre se communiquait; l'âme d'Hamilcar emplissait la République.
Il avait divisé ses soldats par nombres pairs, en ayant soin de placer dans la longueur des files, alternativement, un homme fort et un homme faible, pour que le moins vigoureux ou le plus lâche fût conduit à la fois et poussé par deux autres. Mais avec ses trois mille Ligures et les meilleurs de Carthage, il ne put former qu'une phalange simple de quatre mille quatre-vingt-seize hoplites, défendus par des casques de bronze, et qui maniaient des sarisses de frêne, longues de quatorze coudées.
Deux mille jeunes hommes portaient des frondes, un poignard et des sandales. Il les renforça de huit cents autres armés d'un bouclier rond et d'un glaive à la romaine.
La grosse cavalerie se composait des dix-neuf cents gardes qui restaient de la Légion, couverts par des lames de bronze vermeil, comme les Clinabares assyriens. Il avait de plus quatre cents archers à cheval, de ceux qu'on appelait des Tarentins, avec des bonnets en peau de belette, une hache à double tranchant et une tunique de cuir. Enfin douze cents Nègres du quartier des caravanes, mêlés aux Clinabares, devaient courir auprès des étalons en s'appuyant d'une main sur la crinière. Tout était prêt, et cependant Hamilcar ne partait pas.
Souvent la nuit il sortait de Carthage, seul, et il s'enfonçait plus loin que la lagune, vers les embouchures du Macar. Voulait-il se joindre aux Mercenaires? Les Ligures campant sur les Mappales entouraient sa maison.
Les appréhensions des riches parurent justifiées quand on vit, un jour, trois cents Barbares s'approcher des murs. Le suffète leur ouvrit les portes; c'étaient des transfuges; ils accouraient vers leur maître, attirés par la crainte ou par la fidélité.
Le retour d'Hamilcar n'avait point surpris les Mercenaires; cet homme, dans leurs idées, ne pouvait pas mourir. Il revenait pour accomplir ses promesses: espérance qui n'avait rien d'absurde, tant l'abîme était profond entre la patrie et l'armée. D'ailleurs, ils ne se croyaient point coupables; on avait oublié le festin.
Les espions qu'ils surprirent les détrompèrent. Ce fut un triomphe pour les acharnés; les tièdes même devinrent furieux. Puis les deux sièges les accablaient d'ennui; rien n'avançait; mieux valait une bataille! Aussi beaucoup d'hommes se débandaient, couraient la campagne. A la nouvelle des armements ils revinrent; Mâtho en bondit de joie: «Enfin! enfin!» s'écria-t-il.
Le ressentiment qu'il gardait à Salammbô se tourna contre Hamilcar. Sa haine, maintenant, apercevait une proie déterminée; et comme la vengeance devenait plus facile à concevoir, il croyait presque la tenir et déjà s'y délectait. En même temps il était pris d'une tendresse plus haute, dévoré par un désir plus âcre. Tour à tour il se voyait au milieu des soldats, brandissant sur une pique la tête de suffète, puis dans la chambre au lit de pourpre, serrant la vierge entre ses bras, couvrant sa figure de baisers, passant ses mains sur ses grands cheveux noirs; et cette imagination, qu'il savait irréalisable, le suppliciait. Il se jura, puisque ses compagnons l'avaient nommé schalischim, de conduire la guerre; la certitude qu'il n'en reviendrait pas le poussait à la rendre impitoyable.
Il arriva chez Spendius et lui dit:
«—Tu vas prendre tes hommes! J'amènerai les miens! Avertis Autharite! Nous sommes perdus si Hamilcar nous attaque! M'entends-tu? Lève-toi!»
Spendius demeura stupéfait devant cet air d'autorité. Mâtho, d'habitude, se laissait conduire, et les emportements qu'il avait eus étaient vite retombés. Mais à présent il semblait tout à la fois plus calme et plus terrible; une volonté superbe fulgurait dans ses yeux, pareille à la flamme d'un sacrifice.
Le Grec n'écouta pas ses raisons. Il habitait une des tentes carthaginoises à bordures de perles, buvait des boissons fraîches dans des coupes d'argent, jouait au cottabe, laissait croître sa chevelure, et conduisait le siège avec lenteur. Du reste il avait pratiqué des intelligences dans la ville et ne voulait point partir, sûr qu'avant peu de jours elle s'ouvrirait.
Narr'Havas, qui vagabondait entre les trois armées, se trouvait alors près de lui. Il appuya son opinion, et même il blâma le Libyen de vouloir, par un excès de courage, abandonner leur entreprise.
«—Va-t'en, si tu as peur!—s'écria Mâtho;—tu nous avais promis de la poix, du soufre, des éléphants, des fantassins, des chevaux! où sont-ils?»
Narr'Havas lui rappela qu'il avait exterminé les dernières cohortes d'Hannon;—quant aux éléphants, on les chassait dans les bois, il armait les fantassins, les chevaux étaient en marche; et le Numide, en caressant la plume d'autruche qui lui retombait sur l'épaule, roulait ses yeux comme une femme et souriait d'une manière irritante. Mâtho, devant lui, ne trouvait rien à répondre.
Un homme que l'on ne connaissait pas entra, mouillé de sueur, effaré, les pieds saignants, la ceinture dénouée; sa respiration secouait ses flancs maigres à les faire éclater, et tout en parlant un dialecte inintelligible, il ouvrait de grands yeux, comme s'il eût raconté quelque bataille. Le roi bondit dehors et appela ses cavaliers.
Ils se rangèrent dans la plaine, en formant un cercle devant lui. Narr'Havas, à cheval, baissait la tête et se mordait les lèvres. Enfin il sépara ses hommes en deux moitiés, dit à la première de l'attendre; puis, d'un geste impérieux enlevant les autres au galop, il disparut dans l'horizon, du côté des montagnes.
«—Maître, murmura Spendius,—je n'aime pas ces hasards extraordinaires, le suffète qui revient, Narr'Havas qui s'en va...»
«—Eh? qu'importe!» fit dédaigneusement Mâtho.
C'était une raison de plus pour prévenir Hamilcar en rejoignant Autharite. Mais si l'on abandonnait le siège des villes, leurs habitants sortiraient, les attaqueraient par derrière, et l'on aurait en face les Carthaginois. Après beaucoup de paroles, les mesures suivantes furent résolues et immédiatement exécutées.
Spendius avec quinze mille hommes se porta jusqu'au pont bâti sur le Macar, à trois milles d'Utique; on en fortifia les angles par quatre tours énormes garnies de catapultes. Avec des troncs d'arbres, des pans de roches, des entre-lacs d'épines et des murs de pierres, on boucha dans les montagnes tous les sentiers, toutes les gorges; sur leurs sommets on entassa des herbes qu'on allumerait pour servir de signaux, et des pasteurs habiles à voir de loin, de place en place, y furent postés.
Sans doute Hamilcar ne prendrait pas comme Hannon par la montagne des Eaux-Chaudes. Il devait penser qu'Autharite, maître de l'intérieur, lui fermerait la route. Puis, un échec au début de la campagne le perdrait, tandis que la victoire serait à recommencer bientôt, les Mercenaires étant plus loin. Il pouvait encore débarquer au cap des Raisins, et de là marcher sur une des villes. Mais il se trouvait alors entre les deux armées, imprudence dont il n'était pas capable avec des forces peu nombreuses. Donc, il devait longer la base de l'Ariana, puis tourner à gauche pour éviter les embouchures du Macar et venir droit au pont. C'est là que Mâtho l'attendait.
La nuit, à la lueur des torches, il surveillait les pionniers. Il courait à Hippo-Zaryte, aux ouvrages des montagnes, revenait, ne se reposait pas. Spendius enviait sa force; mais pour la conduite des espions, le choix des sentinelles, l'art des machines et tous les moyens défensifs, Mâtho écoutait docilement son compagnon; et ils ne parlaient plus de Salammbô,—l'un n'y songeant pas, l'autre empêché par une pudeur.
Souvent il s'en allait du côté de Carthage pour tâcher d'apercevoir les troupes d'Hamilcar. Il dardait ses yeux sur l'horizon; il se couchait à plat ventre, et dans le bourdonnement de ses artères croyait entendre une armée.
Il dit à Spendius que si, avant trois jours, Hamilcar n'arrivait pas, il irait avec tous ses hommes à sa rencontre lui offrir la bataille. Deux jours encore se passèrent. Spendius le retenait; le matin du sixième, il partit.
Les Carthaginois n'étaient pas moins que les Barbares impatients de la guerre. Dans les tentes et dans les maisons, c'était le même désir, la même angoisse; tous se demandaient ce qui retardait Hamilcar.
De temps à autre, il montait sur la coupole du temple d'Eschmoûn, près de l'annonciateur des lunes, et il regardait le vent.
Un jour, c'était le troisième du mois de tibby, on le vit descendre de l'Acropole à pas précipités. Dans les Mappales une grande clameur s'éleva. Bientôt les rues s'agitèrent, et partout les soldats commençaient à s'armer au milieu des femmes en pleurs qui se jetaient contre leur poitrine; puis ils couraient vite sur la place de Khamon prendre leurs rangs. On ne pouvait les suivre ni même leur parler, ni s'approcher des remparts; pendant quelques minutes, la ville entière fut silencieuse comme un grand tombeau. Les soldats songeaient, appuyés sur leurs lances; et les autres, dans les maisons, soupiraient.
Au coucher du soleil, l'armée sortit par la porte occidentale; mais, au lieu de prendre le chemin de Tunis ou de gagner les montagnes dans la direction d'Utique, on continua par le bord de la mer; et bientôt ils atteignirent la lagune, où des places rondes, toutes blanches de sel, miroitaient comme de gigantesques plats d'argent, oubliés sur le rivage.
Puis les flaques d'eau se multiplièrent. Le sol, peu à peu, devenait plus mou; les pieds s'enfonçaient; Hamilcar ne se retourna pas. Il allait toujours en tête; et son cheval, couvert de macules jaunes comme un dragon, en jetant de l'écume autour de lui, avançait dans la fange à grands coups de reins. La nuit tomba, une nuit sans lune. Quelques-uns crièrent qu'on allait périr; il arracha leurs armes, qui furent données aux valets. La boue était de plus en plus profonde. Il fallut monter sur les bêtes de somme; d'autres se cramponnaient à la queue des chevaux; les robustes tiraient les faibles, et le corps des Ligures poussait l'infanterie avec la pointe des piques. L'obscurité redoubla. On avait perdu la route. Tous s'arrêtèrent.
Les esclaves du suffète partirent en avant, pour chercher les balises plantées par son ordre de distance en distance. Ils criaient dans les ténèbres, et de loin l'armée les suivait.
On sentit la résistance du sol. Une courbe blanchâtre se dessina vaguement, et ils se trouvèrent sur le bord du Macar. Malgré le froid, on n'alluma pas de feux.
Au milieu de la nuit, des rafales de vent s'élevèrent. Hamilcar fit réveiller les soldats, mais pas une trompette ne sonna; leurs capitaines les frappaient doucement sur l'épaule.
Un homme d'une haute taille descendit dans l'eau. Elle ne venait pas à la ceinture; on pouvait passer.
Le suffète ordonna que trente-deux des éléphants se placeraient dans le fleuve cent pas plus loin, tandis que les autres, plus bas, arrêteraient les lignes d'hommes emportées par le courant; et tous, en tenant leurs armes au-dessus de leur tête, traversèrent le Macar comme entre deux murailles. Il avait remarqué que le vent d'ouest, en poussant les sables, obstruait le fleuve et formait dans sa longueur une chaussée naturelle.
Maintenant il était sur la rive gauche, en face d'Utique, et dans une vaste plaine,—avantage pour ses éléphants, qui faisaient la force de son armée.
Ce tour de génie enthousiasma les soldats. Ils voulaient tout de suite courir aux Barbares; le suffète les fit se reposer pendant deux heures. Dès que le soleil parut, on s'ébranla dans la plaine sur trois lignes: les éléphants d'abord, l'infanterie légère avec la cavalerie derrière elle, la phalange marchait ensuite.
Les Barbares campés à Utique et les quinze mille autour du pont furent surpris de voir au loin la terre onduler. Le vent, qui soufflait très fort, chassait des tourbillons de sable; ils se levaient comme arrachés du sol, montaient par grands lambeaux de couleur blonde, puis se déchiraient et recommençaient toujours, en cachant aux Mercenaires l'armée punique. A cause des cornes dressées au bord des casques, les uns croyaient apercevoir un troupeau de bœufs; d'autres, trompés par l'agitation des manteaux, prétendaient distinguer des ailes, et ceux qui avaient beaucoup voyagé, haussant les épaules, expliquaient tout par les illusions du mirage. Cependant quelque chose d'énorme continuait à s'avancer. De petites vapeurs, subtiles comme des haleines, couraient sur la surface du désert; une lumière âpre, et qui semblait vibrer, reculait la profondeur du ciel, et, pénétrant les objets, rendait la distance incalculable. L'immense plaine se développait de tous les côtés à perte de vue; et les ondulations du terrain, presque insensibles, se prolongeaient jusqu'à l'extrême horizon, fermé par une grande ligne bleue qu'on savait être la mer. Les deux armées, sorties des tentes, regardaient; les gens d'Utique, pour mieux voir, se tassaient sur les remparts.
Ils distinguèrent plusieurs barres transversales, hérissées de points égaux. Elles devinrent plus épaisses, grandirent; des monticules noirs se balançaient; tout à coup des buissons carrés parurent; c'étaient des éléphants et des lances; un seul cri s'éleva: «—Les Carthaginois!» Sans signal, sans commandement, les soldats d'Utique et ceux du pont coururent pêle-mêle, pour tomber ensemble sur Hamilcar.
A ce nom, Spendius tressaillit. Il répétait en haletant: «Hamilcar! Hamilcar!» et Mâtho n'était pas là! Que faire? Nul moyen de fuir! La surprise de l'événement, sa terreur du suffète et surtout l'urgence d'une résolution immédiate le bouleversaient; il se voyait traversé de mille glaives, décapité, mort. Cependant on l'appelait; trente mille hommes allaient le suivre; une fureur contre lui-même le saisit; pour cacher sa pâleur, il barbouilla ses joues de vermillon, puis il boucla ses cnémides, sa cuirasse, avala une patère de vin pur et courut après sa troupe, qui se hâtait vers celle d'Utique.
Elles se rejoignirent toutes les deux si rapidement que le suffète n'eut pas le temps de ranger ses hommes en bataille. Peu à peu, il se ralentissait. Les éléphants s'arrêtèrent; ils balançaient leurs lourdes têtes chargées de plumes d'autruche, tout en se frappant les épaules avec leur trompe.
Au fond de leurs intervalles, on distinguait les cohortes des vélites, plus loin les grands casques des Clinabares, avec des fers qui brillaient au soleil, des cuirasses, des panaches, des étendards agités. L'armée carthaginoise, grosse de onze mille trois cent quatre-vingt-seize hommes, semblait à peine les contenir, car elle formait un carré long, étroit des flancs et resserré sur soi-même.
En les voyant si faibles, les Barbares furent pris d'une joie désordonnée; on n'apercevait pas Hamilcar. Il était resté là-bas, peut-être? Qu'importait, d'ailleurs! Le dédain qu'ils avaient de ces marchands renforçait leur courage; avant que Spendius eût commandé la manœuvre, tous l'avaient comprise et déjà l'exécutaient.
Ils se développèrent sur une grande ligne droite qui débordait les ailes de l'armée punique, afin de l'envelopper complètement. Mais, quand on fut à trois cents pas d'intervalle, les éléphants, au lieu d'avancer, se retournèrent; puis voilà que les Clinabares, faisant volte-face, les suivirent; et la surprise des Mercenaires redoubla, en apercevant tous les hommes de trait qui couraient pour les rejoindre. Les Carthaginois avaient donc peur, ils fuyaient! Une huée formidable éclata dans les troupes des Barbares, et, du haut de son dromadaire, Spendius s'écriait: «—Ah! je le savais bien! En avant! en avant!»
Alors les javelots, les dards, les balles des frondes jaillirent à la fois. Les éléphants, la croupe piquée par les flèches, se mirent à galoper plus vite; une grosse poussière les enveloppait, et, comme des ombres dans un nuage, ils s'évanouirent.
On entendait au fond un grand bruit de pas, dominé par le son aigu des trompettes qui soufflaient avec furie. Cet espace, que les Barbares avaient devant eux, plein de tourbillons et de tumulte, attirait comme un gouffre; quelques-uns s'y lancèrent. Des cohortes d'infanterie apparurent; elles se refermaient; et, en même temps, tous les autres voyaient accourir les fantassins avec des cavaliers au galop.
Hamilcar avait ordonné à la phalange de rompre ses sections, aux éléphants, aux troupes légères et à la cavalerie de passer par ces intervalles pour se porter vivement sur les ailes, et calculé si bien la distance des Barbares, que, au moment où ils arrivaient contre lui, l'armée carthaginoise tout entière faisait une grande ligne droite.
Au milieu, se hérissait la phalange, formée par des syntagmes ou carrés pleins, ayant seize hommes de chaque côté. Tous les chefs de toutes les files apparaissaient entre de longs fers aigus qui les débordaient inégalement, car les six premiers rangs croisaient leurs sarisses en les tenant par le milieu, et les dix rangs inférieurs les appuyaient sur l'épaule de leurs compagnons se succédant devant eux. Les figures disparaissaient à moitié sous la visière des casques; des cnémides en bronze couvraient les jambes droites; les larges boucliers cylindriques descendaient jusqu'aux genoux; et cette horrible masse quadrangulaire remuait d'une seule pièce, semblait vivre comme une bête et fonctionner comme une machine. Deux cohortes d'éléphants la bordaient régulièrement; tout en frissonnant, ils faisaient tomber les éclats des flèches attachés à leur peau noire. Les Indiens accroupis sur leur grarot, parmi les touffes de plumes blanches, les retenaient avec la cuillère du harpon, tandis que, dans les tours, des hommes, cachés jusqu'aux épaules, promenaient, au bord de grands arcs tendus, des quenouilles en fer garnies d'étoupes allumées. A la droite et à la gauche des éléphants, voltigeaient les frondeurs, une fronde autour des reins, une seconde sur la tête, une troisième à la main droite. Les Clinabares, chacun flanqué d'un nègre, tendaient leurs lances entre les oreilles de leurs chevaux, couverts d'or comme eux. Ensuite, s'espaçaient les soldats armés à la légère avec des boucliers en peau de lynx, d'où dépassaient les pointes des javelots qu'ils tenaient dans leur main gauche; et les Tarentins, conduisant deux chevaux accouplés, relevaient aux deux bouts cette muraille de soldats.
L'armée des Barbares, au contraire, n'avait pu maintenir son alignement. Sur sa longueur exorbitante, il s'était fait des ondulations, des vides; ils haletaient, essoufflés d'avoir couru.
La phalange s'ébranla lourdement en poussant toutes ses sarisses; sous ce poids énorme la ligne des Mercenaires, trop mince, plia par le milieu.
Les ailes carthaginoises se développèrent pour les saisir; les éléphants les suivaient. Avec ses lances obliquement tendues, la phalange coupa les Barbares; deux tronçons énormes s'agitèrent; les ailes, à coups de fronde et de flèche, les rabattaient sur les phalangites. Pour s'en débarrasser, la cavalerie manquait, sauf deux cents Numides qui se portèrent contre l'escadron droit des Clinabares. Les autres se trouvaient enfermés, ne pouvaient sortir de ces lignes. Le péril était imminent et une résolution urgente.
Spendius ordonna d'attaquer la phalange simultanément par les deux flancs, afin de passer tout au travers. Mais les rangs les plus étroits glissèrent sous les plus longs, revinrent à leur place; et elle se retourna contre les Barbares, aussi terrible de ses côtés qu'elle l'était de front, tout à l'heure.
Ils frappaient sur la hampe des sarisses; la cavalerie, par derrière, gênait leur attaque; et la phalange, appuyée aux éléphants, se resserrait et s'allongeait, se présentait en carré, en cône, en rhombe, en trapèze, en pyramide. Un double mouvement intérieur se faisait continuellement de sa tête à sa queue; car ceux qui étaient au bas des files accouraient vers les premiers rangs, et ceux-là, par lassitude ou à cause des blessés, se repliaient plus bas. Les Barbares se trouvèrent foulés sur la phalange. Il lui était impossible de s'avancer; on aurait dit un océan où bondissaient des aigrettes rouges avec des écailles d'airain, tandis que les clairs boucliers se roulaient comme une écume d'argent. Quelquefois, d'un bout à l'autre, de larges courants descendaient, puis ils remontaient, et au milieu une lourde masse se tenait immobile. Les lances s'inclinaient et se relevaient, alternativement. Ailleurs c'était une agitation de glaives nus si précipitée que les pointes seules apparaissaient, et des turmes de cavalerie élargissaient des cercles, qui se refermaient derrière elles en tourbillonnant.
Par-dessus la voix des capitaines, la sonnerie des clairons et le grincement des lyres, les boules de plomb et les amandes d'argile, passant dans l'air, sifflaient, faisaient sauter les glaives des mains, la cervelle des crânes. Les blessés, s'abritant d'un bras sous leur bouclier, tendaient leur épée en appuyant le pommeau contre le sol, et d'autres, dans des mares de sang, se retournaient pour mordre les talons. La multitude était si compacte, la poussière si épaisse, le tumulte si fort, qu'il était impossible de rien distinguer; les lâches qui offrirent de se rendre ne furent même pas entendus. Quand les mains étaient vides, on s'étreignait corps à corps; les poitrines craquaient contre les cuirasses, et les cadavres pendaient la tête en arrière, entre deux bras crispés. Il y eut une compagnie de soixante Ombriens qui, fermes sur leurs jarrets, la pique devant les yeux, inébranlables et grinçant des dents, forcèrent à reculer deux syntagmes à la fois. Des pasteurs épirotes coururent à l'escadron gauche des Clinabares, saisirent les chevaux à la crinière en faisant tournoyer leurs bâtons; les bêtes, renversant leurs hommes, s'enfuirent par la plaine. Les frondeurs puniques, écartés çà et là, restaient béants. La phalange commençait à osciller, les capitaines couraient éperdus, les serre-files poussaient les soldats, et les Barbares s'étaient reformés; ils revenaient; la victoire était pour eux.
Mais un cri—un cri épouvantable—éclata, un rugissement de douleur et de colère: c'étaient les soixante-douze éléphants qui se précipitaient sur une double ligne, Hamilcar ayant attendu que les Mercenaires fussent tassés en une seule place pour les lâcher contre eux; les Indiens les avaient si vigoureusement piqués que du sang coulait sur leurs oreilles. Leurs trompes, barbouillées de minium, se tenaient droites en l'air, pareilles à des serpents rouges; leurs poitrines étaient garnies d'un épieu, leurs dos d'une cuirasse, leurs défenses allongées par des lames de fer courbes comme des sabres,—et pour les rendre plus féroces, on les avait enivrés avec un mélange de poivre, de vin pur et d'encens. Ils secouaient leurs colliers de grelots, criaient; et les éléphantarques baissaient la tête sous le jet des phalariques, qui commençaient à voler du haut des tours.
Afin de mieux leur résister, les Barbares se ruèrent en foule compacte; les éléphants se jetèrent au milieu, impétueusement. Les éperons de leur poitrail, comme des proues de navires, fendaient les cohortes; elles refluaient à gros bouillons. Avec leurs trompes, ils étouffaient les hommes, ou bien les arrachant du sol, par-dessus leur tête ils les livraient aux soldats dans les tours; avec leurs défenses ils les éventraient, les lançaient en l'air, et de longues entrailles pendaient à leurs crocs d'ivoire comme des paquets de cordages à des mâts. Les Barbares tâchaient de leur crever les yeux, de leur couper les jarrets, ou, se glissant sous leur ventre, y enfonçaient un glaive jusqu'à la garde et périssaient écrasés; les plus intrépides se cramponnaient à leurs courroies; sous les flammes, sous les balles, sous les flèches, ils continuaient à scier les cuirs, et la tour d'osier s'écroulait comme une tour de pierres. Quatorze de ceux qui se trouvaient à l'extrémité droite, irrités de leurs blessures, se retournèrent sur le second rang; les Indiens saisirent leur maillet et leur ciseau, et l'appliquant au joint de la tête, à tour de bras ils frappèrent un grand coup.
Les bêtes énormes s'affaissèrent, tombèrent les unes par-dessus les autres. Ce fut comme une montagne;—et sur ce tas de cadavres et d'armures, un éléphant monstrueux qu'on appelait Fureur de Baal, pris par la jambe entre des chaînes, resta jusqu'au soir à hurler, avec une flèche dans l'œil.
Les autres, comme des conquérants qui se délectent dans leur extermination, renversaient, écrasaient, piétinaient, s'acharnaient aux cadavres, aux débris. Pour repousser les manipules serrées en couronnes autour d'eux, ils pivotaient sur leurs pieds de derrière, dans un mouvement de rotation continuelle, en avançant toujours. Les Carthaginois sentirent redoubler leur vigueur et la bataille recommença.
Les Barbares faiblissaient; des hoplites grecs jetèrent leurs armes. On aperçut Spendius penché sur son dromadaire et qui l'éperonnait aux épaules avec deux javelots. Tous alors se précipitèrent par les ailes et coururent vers Utique.
Les Clinabares, dont les chevaux n'en pouvaient plus, n'essayèrent pas de les atteindre. Les Ligures, exténués de soif, criaient pour se porter sur le fleuve. Mais les Carthaginois, placés au milieu des syntagmes, et qui avaient moins souffert, trépignaient de désir devant leur vengeance qui fuyait; déjà ils s'élançaient à la poursuite des Mercenaires; Hamilcar parut.
Il retenait avec des rênes d'argent son cheval tigré tout couvert de sueur. Les bandelettes attachées aux cornes de son casque claquaient au vent derrière lui, et il avait mis sous sa cuisse gauche son bouclier ovale. D'un mouvement de sa pique à trois pointes, il arrêta l'armée.
Les Tarentins sautèrent vite de leur cheval sur le second, et partirent à droite et à gauche vers le fleuve et vers la ville.
La phalange extermina commodément tout ce qui restait de Barbares. Quand arrivaient les épées, ils tendaient la gorge en fermant les paupières. D'autres se défendirent à outrance; on les assomma de loin, sous des cailloux, comme des chiens enragés. Hamilcar avait recommandé de faire des captifs; mais les Carthaginois lui obéissaient avec rancune, tant ils sentaient de plaisir à enfoncer leurs glaives dans les corps des Barbares. Comme ils avaient trop chaud, ils se mirent à travailler nu-bras, à la manière des faucheurs; et lorsqu'ils s'interrompaient pour reprendre haleine, ils suivaient des yeux, dans la campagne, un cavalier galopant après un soldat qui courait; il parvenait à le saisir par les cheveux, le tenait ainsi quelque temps, puis l'abattait d'un coup de hache.
La nuit tomba. Les Carthaginois, les Barbares avaient disparu. Les
éléphants, qui s'étaient enfuis, vagabondaient à l'horizon avec leurs
tours incendiées. Elles brûlaient dans les ténèbres, çà et là, comme
des phares à demi perdus dans la brume;—et l'on n'apercevait d'autre
mouvement sur la plaine que l'ondulation du fleuve, exhaussé par les
cadavres et qui les charriait à la mer.
Deux heures après, Mâtho arriva. Il entrevit, à la clarté des étoiles, de longs tas inégaux, couchés par terre.
C'étaient des files de Barbares. Il se baissa; tous étaient morts. Il appela; personne ne répondit.
Le matin même, il avait quitté Hippo-Zaryte avec ses soldats pour marcher sur Carthage. A Utique, l'armée de Spendius venait de partir, et les habitants commençaient à incendier les machines. Tous s'étaient battus avec acharnement. Mais le tumulte qui se faisait vers le pont redoublant d'une façon incompréhensible, Mâtho s'était jeté, par le plus court chemin, à travers la montagne; et comme les Barbares s'enfuyaient par la plaine, il n'avait rencontré personne.
En face de lui, de petites masses pyramidales se dressaient dans l'ombre, et en deçà du fleuve, plus près, il y avait à ras du sol des lumières immobiles. En effet, les Carthaginois s'étaient repliés derrière le pont, et, pour tromper les Barbares, le suffète avait établi des postes nombreux sur l'autre rive.
Mâtho, s'avançant toujours, crut distinguer des enseignes puniques, car des têtes de cheval qui ne bougeaient pas apparaissaient dans l'air, fixées au sommet des hampes en faisceau que l'on ne pouvait voir; et il entendit plus loin une grande rumeur, un bruit de chansons et de coupes heurtées.
Ne sachant où il se trouvait, ni comment découvrir Spendius, tout assailli d'angoisses, effaré, perdu dans les ténèbres, il s'en retourna par le même chemin, plus impétueusement. L'aube blanchissait, quand du haut de la montagne il aperçut la ville, avec les carcasses des machines noircies par les flammes, comme des squelettes de géant qui s'appuyaient aux murs.
Tout reposait dans un silence et dans un accablement extraordinaires. Parmi ses soldats, au bord des tentes, des hommes presque nus dormaient sur le dos, ou le front contre leur bras que soutenait leur cuirasse. Quelques-uns décollaient de leurs jambes des bandelettes ensanglantées. Ceux qui allaient mourir roulaient leur tête tout doucement; d'autres, en se traînant, leur apportaient à boire. Le long des chemins étroits les sentinelles marchaient pour se réchauffer, ou se tenaient la figure tournée vers l'horizon, avec leur pique sur l'épaule, dans une attitude farouche.
Mâtho trouva Spendius abrité sous un lambeau de toile que supportaient deux bâtons par terre, le genou dans les mains, la tête basse.
Ils restèrent longtemps sans parler.
Enfin, Mâtho murmura: «—Vaincus!»
Spendius reprit d'une voix sombre: «—Oui, vaincus!»
Et à toutes les questions il répondait par des gestes désespérés.
Des soupirs, des râles arrivaient jusqu'à eux. Mâtho entr'ouvrit la toile. Le spectacle des soldats lui rappela un autre désastre, au même endroit, et en grinçant des dents:
«—Misérable! une fois déjà...»
Spendius l'interrompit:
«—Tu n'y étais pas, non plus!
«—C'est une malédiction! s'écria Mâtho. A la fin pourtant, je l'atteindrai! je le vaincrai! je le tuerai! Ah! si j'avais été là!...» L'idée d'avoir manqué la bataille le désespérait plus encore que la défaite. Il arracha son glaive, le jeta par terre. «Comment les Carthaginois vous ont-ils battus?»
L'ancien esclave se mit à raconter les manœuvres. Mâtho croyait les voir, et il s'irritait. L'armée d'Utique, au lieu de courir vers le pont, aurait dû prendre Hamilcar par derrière.
«—Eh! je le sais!» dit Spendius.
«—Il fallait doubler tes profondeurs, ne pas compromettre les vélites contre la phalange, donner des issues aux éléphants. Au dernier moment on pouvait tout regagner; rien ne forçait à fuir.»
Spendius répondit:
«—Je l'ai vu passer dans son grand manteau rouge, les bras levés, plus haut que la poussière, comme un aigle qui volait au flanc des cohortes; et, à tous les signes de sa tête, elles se resserraient, s'élançaient; la foule nous a entraînés l'un vers l'autre; il me regardait; j'ai senti dans mon cœur comme le froid d'une épée.
«—Il aura peut-être choisi le jour?» se disait tout bas Mâtho.
Ils s'interrogèrent, tâchant de découvrir ce qui avait amené le suffète précisément dans la circonstance la plus défavorable. Pour atténuer sa faute ou se redonner à lui-même du courage, Spendius avança qu'il restait encore de l'espoir.
«—Qu'il n'en reste plus, n'importe!—dit Mâtho;—tout seul, je continuerai la guerre!
«—Et moi aussi!» s'écria le Grec en bondissant; il marchait à grands pas; ses prunelles étincelaient et un sourire étrange plissait sa figure de chacal.
«—Nous recommencerons, ne me quitte plus! Je ne suis pas fait pour les batailles au grand soleil; l'éclat des épées me trouble la vue; c'est une maladie, j'ai trop longtemps vécu dans l'ergastule. Mais donne-moi des murailles à escalader la nuit, et j'entrerai dans les citadelles, et les cadavres seront froids avant que les coqs aient chanté! Montre-moi quelqu'un, quelque chose, un ennemi, un trésor, une femme»; il répéta: «une femme, fût-elle la fille d'un roi, et j'apporterai vivement ton désir devant tes pieds. Tu me reproches d'avoir perdu la bataille contre Hannon, je l'ai regagnée pourtant. Avoue-le! mon troupeau de porcs nous a plus servis qu'une phalange de Spartiates.» Et, cédant au besoin de se rehausser et de saisir sa revanche, il énuméra tout ce qu'il avait fait pour la cause des Mercenaires. «C'est moi, dans les jardins du suffète, qui ai poussé le Gaulois! Plus tard, à Sicca, je les ai tous enragés avec la peur de la République! Giscon les renvoyait, mais je n'ai pas voulu que les interprètes pussent parler. Ah! comme la langue leur pendait de la bouche! T'en souviens-tu? Je t'ai conduit dans Carthage; j'ai volé le zaïmph. Je t'ai mené chez elle. Je ferai plus encore: tu verras!» Il éclata de rire, comme un fou.
Mâtho le considérait les yeux béants. Il éprouvait une sorte de malaise devant cet homme, qui était à la fois si lâche et si terrible.
Le Grec reprit d'un ton jovial, en faisant claquer ses doigts:
«—Évohé! Après la pluie, le soleil! J'ai travaillé aux carrières et j'ai bu du massique dans un vaisseau qui m'appartenait, sous un tendelet d'or, comme un Ptolémée. Le malheur doit servir à nous rendre plus habiles. A force de travail, on assouplit la fortune. Elle aime les politiques. Elle cédera!»
Il revint sur Mâtho, et le prenant au bras:
«—Maître, à présent les Carthaginois sont sûrs de leur victoire. Tu as toute une armée qui n'a pas combattu, et tes hommes t'obéissent, à toi! Place-les en avant; les miens, pour se venger, marcheront. Il me reste trois mille Cariens, douze cents frondeurs et des archers, des cohortes entières! On peut même former une phalange, retournons!»
Mâtho, abasourdi par le désastre, n'avait jusqu'à présent rien imaginé pour en sortir. Il écoutait la bouche ouverte, et les lames de bronze qui cerclaient ses côtes se soulevaient aux bondissements de son cœur. Il ramassa son épée, en criant:
«—Suis-moi, marchons!»
Les éclaireurs, quand ils furent revenus, annoncèrent que les morts des Carthaginois étaient enlevés, le pont tout en ruines, et Hamilcar disparu.
IX
EN CAMPAGNE
Il avait pensé que les Mercenaires l'attendraient à Utique ou qu'ils reviendraient contre lui; et, ne trouvant pas ses forces suffisantes pour donner l'attaque ou pour la recevoir, il s'était enfoncé dans le sud, par la rive droite du fleuve, ce qui le mettait immédiatement à couvert d'une entreprise.
Il voulait, fermant d'abord les yeux sur leur révolte, détacher toutes les tribus de la cause des Barbares; puis, quand ils seraient bien isolés au milieu des provinces, il tomberait sur eux et les exterminerait.
En quatorze jours, il pacifia la région comprise entre Thouccaber et Utique, avec les villes de Tignicabah, Tessourah, Vacca, d'autres encore à l'occident. Zounghar bâtie dans les montagnes, Assouras célèbre par son temple, Djeraado fertile en genévriers, Thapitis et Hagour lui envoyèrent des ambassades. Les gens de la campagne arrivaient les mains pleines de vivres, imploraient sa protection, baisaient ses pieds, ceux des soldats, et se plaignaient des Barbares. Quelques-uns venaient lui offrir, dans des sacs, des têtes de Mercenaires, tués par eux, disaient-ils, mais qu'ils avaient coupées à des cadavres; car beaucoup s'étaient perdus en fuyant, et on les trouvait morts, de place en place, sous les oliviers et dans les vignes.
Pour éblouir le peuple, Hamilcar, dès le lendemain de la victoire, avait envoyé à Carthage les deux mille captifs faits sur le champ de bataille. Ils arrivèrent par longues compagnies de cent hommes chacune, les bras attachés sur le dos avec une barre de bronze qui les prenait à la nuque, et les blessés, en saignant, couraient aussi; des cavaliers, derrière eux, les chassaient à coups de fouet.
Ce fut un délire de joie! On se répétait qu'il y avait eu six mille Barbares de tués; les autres ne tiendraient pas, la guerre était finie; on s'embrassait dans les rues, et l'on frotta de beurre et de cinnamome la figure des Dieux Patæques, pour les remercier. Avec leurs gros yeux, leur gros ventre et leurs deux bras levés jusqu'aux épaules, ils semblaient vivre sous leur peinture plus fraîche et participer à l'allégresse du peuple. Les riches laissaient leurs portes ouvertes; la ville retentissait du ronflement des tambourins; les temples toutes les nuits étaient illuminés, et les servantes de la Déesse descendues dans Malqua établirent au coin des carrefours des tréteaux en sycomore, où elles se prostituaient. On vota des terres pour les vainqueurs, des holocaustes pour Melkarth, trois cents couronnes d'or pour le suffète; ses partisans proposaient de lui décerner des prérogatives et des honneurs nouveaux.
Il avait sollicité les anciens de faire des ouvertures à Autharite pour échanger contre tous les Barbares, s'il le fallait, le vieux Giscon avec les autres Carthaginois détenus comme lui. Les Libyens et les Nomades qui composaient l'armée d'Autharite connaissaient à peine ces Mercenaires, hommes de race italiote ou grecque; puisque la République leur offrait tant de Barbares contre si peu de Carthaginois, c'est que les uns étaient de nulle valeur et que les autres en avaient une considérable. Ils craignaient un piège. Autharite refusa.
Les anciens décrétèrent l'exécution des captifs, bien que le suffète leur eût écrit de ne pas les mettre à mort. Il comptait incorporer les meilleurs dans ses troupes et exciter par là des défections. Mais la haine emporta toute réserve.
Les deux mille Barbares furent attachés dans les Mappales, contre les stèles des tombeaux; et des marchands, des goujats de cuisine, des brodeurs et même des femmes, les veuves des morts avec leurs enfants, tous ceux qui voulaient, vinrent les tuer à coups de flèche. On les visait lentement, pour mieux prolonger leur supplice; on baissait son arme, puis on la relevait tour à tour; et la multitude se poussait en hurlant. Des paralytiques se faisaient amener sur des civières; beaucoup, par précaution, apportaient leur nourriture et restaient là jusqu'au soir; d'autres y passaient la nuit. On avait planté des tentes où l'on buvait. Plusieurs gagnèrent de fortes sommes à louer des arcs.
On laissa debout ces cadavres crucifiés qui semblaient sur les tombeaux autant de statues rouges;—et l'exaltation gagnait jusqu'aux gens de Malqua, issus des familles autochtones et d'ordinaire indifférents aux choses de la patrie. Par reconnaissance des plaisirs qu'elle leur donnait, maintenant ils s'intéressaient à sa fortune, se sentaient Puniques; et les anciens trouvèrent habile d'avoir ainsi fondu dans une même vengeance le peuple entier.
La sanction des Dieux n'y manqua pas, car de tous les côtés du ciel des corbeaux s'abattirent. Ils volaient en tournant dans l'air avec de grands cris rauques, et faisaient un nuage qui roulait sur soi-même continuellement. On l'apercevait de Clypéa, de Rhadès et du promontoire Hermæum. Parfois il se crevait tout à coup, élargissant au loin ses spirales noires; c'était un aigle qui fondait dans le milieu, puis repartait. Sur les terrasses, sur les dômes, à la pointe des obélisques et au fronton des temples, il y avait, çà et là, de gros oiseaux qui tenaient dans leur bec rougi des lambeaux humains.
A cause de l'odeur, les Carthaginois se résignèrent à délier les cadavres. On en brûla quelques-uns; on jeta les autres à la mer, et les vagues, poussées par le vent du nord, en déposèrent sur la plage, au fond du golfe, devant le camp d'Autharite.
Ce châtiment avait terrifié les Barbares, sans doute,—car du haut
d'Eschmoûn on les vit abattre leurs tentes, réunir leurs troupeaux,
hisser leurs bagages sur des ânes, et le soir du même jour l'armée
entière s'éloigna.
Elle devait, en se portant depuis la montagne des Eaux-Chaudes jusqu'à Hippo-Zaryte alternativement, interdire au suffète l'approche des villes tyriennes avec la possibilité d'un retour sur Carthage.
Pendant ce temps-là, les deux autres armées tâcheraient de l'atteindre dans le sud, Spendius par l'orient, Mâtho par l'occident, de manière à se rejoindre toutes les trois pour le surprendre et l'enlacer. Un renfort qu'ils n'espéraient pas leur survint: Narr'Havas reparut, avec trois cents chameaux chargés de bitume, vingt-cinq éléphants et six mille cavaliers.
Le suffète, pour affaiblir les Mercenaires, avait jugé prudent de l'occuper au loin dans son royaume. Du fond de Carthage, il s'était entendu avec Masgaba, un brigand gétule qui cherchait à se faire un empire. Fort de l'argent punique, il avait soulevé les États numides en leur promettant la liberté. Narr'Havas, prévenu par le fils de sa nourrice, était tombé dans Cirta, avait empoisonné les vainqueurs avec l'eau des citernes, abattu quelques têtes, tout rétabli; et il arrivait contre le suffète plus furieux que les Barbares.
Les chefs des quatre armées s'entendirent sur les dispositions de la guerre. Elle serait longue; il fallait tout prévoir.
On convint d'abord de réclamer l'assistance des Romains, et l'on offrit cette mission à Spendius; comme transfuge, il n'osa s'en charger. Douze hommes des colonies grecques s'embarquèrent à Annaba, sur une chaloupe des Numides. Puis, les chefs exigèrent de tous les Barbares le serment d'une obéissance complète. Chaque jour les capitaines inspectaient les vêtements, les chaussures; on défendit même aux sentinelles l'usage du bouclier, car souvent elles l'appuyaient contre leur lance et s'endormaient debout; ceux qui traînaient quelque bagage furent contraints de s'en défaire; tout, à la mode romaine, devait être porté sur le dos. Par précaution contre les éléphants, Mâtho institua un corps de cavaliers cataphractes, où l'homme et le cheval disparaissaient sous une cuirasse en peau d'hippopotame hérissée de clous; et pour protéger la corne des chevaux, on leur fit des bottines en tresses de sparterie.
Il fut interdit de piller les bourgs, de tyranniser les habitants de race non punique. Comme la contrée s'épuisait, Mâtho ordonna de distribuer les vivres par tête de soldat, sans s'inquiéter des femmes. D'abord ils les partagèrent avec elles. Faute de nourriture beaucoup s'affaiblissaient. C'était une occasion incessante de querelles, d'invectives, plusieurs attirant les compagnes des autres par l'appât ou même la promesse de leur portion. Mâtho commanda de les chasser toutes, impitoyablement. Elles se réfugièrent dans le camp d'Autharite; les Gauloises et les Libyennes, à force d'outrages, les contraignirent à s'en aller.
Elles vinrent sous les murs de Carthage implorer la protection de Cérès et de Proserpine, car il y avait dans Byrsa un temple et des prêtres consacrés à ces déesses, en expiation des horreurs commises autrefois au siège de Syracuse. Les Syssites, alléguant leur droit d'épaves, réclamèrent les plus jeunes, pour les vendre; et des Carthaginois nouveaux prirent en mariage des Lacédémoniennes, qui étaient blondes.
Quelques-unes s'obstinèrent à suivre les armées. Elles couraient sur le flanc des syntagmes, à côté des capitaines. Elles appelaient leurs hommes, les tiraient par le manteau, se frappaient la poitrine en les maudissant, et tendaient au bout de leurs bras leurs petits enfants nus qui pleuraient. Ce spectacle amollissait les Barbares; elles étaient un embarras, un péril. Plusieurs fois on les repoussa, elles revenaient; Mâtho les fit charger à coups de lance par les cavaliers de Narr'Havas; et comme des Baléares lui criaient qu'il leur fallait des femmes.
«—Moi! je n'en ai pas!» répondit-il.
A présent, le génie de Moloch l'envahissait. Malgré les rébellions de sa conscience, il exécutait des choses épouvantables, s'imaginant obéir à la voix d'un Dieu. Quand il ne pouvait les ravager, Mâtho jetait des pierres dans les champs pour les rendre stériles.
Par des messages réitérés, il pressait Autharite et Spendius de se hâter. Mais les opérations du suffète étaient incompréhensibles. Il campa successivement à Eidous, à Monchar, à Tehent; des éclaireurs crurent l'apercevoir aux environs d'Ischiil, près des frontières de Narr'Havas, et l'on apprit qu'il avait traversé le fleuve au-dessus de Tebourba, comme pour revenir à Carthage. A peine dans un endroit, il se transportait vers un autre. Les routes qu'il prenait restaient toujours inconnues. Sans livrer de bataille, le suffète conservait ses avantages; poursuivi par les Barbares, il semblait les conduire.
Ces marches et ces contre-marches fatiguaient encore plus les Carthaginois; et les forces d'Hamilcar, n'étant pas renouvelées, de jour en jour diminuaient. Maintenant, les gens de la campagne lui apportaient des vivres avec plus de lenteur. Il rencontrait partout une hésitation, une haine taciturne; malgré ses supplications près du Grand-Conseil, aucun secours n'arrivait de Carthage.
On disait (on croyait peut-être) qu'il n'en avait pas besoin. C'était une ruse, ou des plaintes inutiles; et les partisans d'Hannon, afin de le desservir, exagéraient l'importance de sa victoire. Les troupes qu'il commandait, on en faisait le sacrifice; mais on n'allait pas ainsi continuellement fournir à toutes ses demandes. La guerre était bien assez lourde! elle avait trop coûté; et, par orgueil, les patriciens de sa faction l'appuyaient avec mollesse.
Alors, désespérant de la République, Hamilcar leva de force dans les tribus tout ce qui lui fallait pour la guerre: du grain, de l'huile, du bois, des bestiaux et des hommes. Les habitants ne tardèrent pas à s'enfuir. Les bourgs que l'on traversait étaient vides; on fouillait les cabanes sans y rien trouver; bientôt une effroyable solitude enveloppa l'armée punique.
Les Carthaginois, furieux, se mirent à saccager les provinces; ils comblaient les citernes, incendiaient les maisons. Les flammèches, emportées par le vent, s'éparpillaient au loin, et sur les montagnes des forêts entières brûlaient; elles bordaient les vallées d'une couronne de feux; pour passer au delà, on était forcé d'attendre. Puis ils reprenaient leur marche, en plein soleil, sur des cendres chaudes.
Quelquefois ils voyaient, au bord de la route, luire dans un buisson comme des prunelles de chat-tigre. C'était un Barbare accroupi sur les talons, et qui s'était barbouillé de poussière pour se confondre avec la couleur du feuillage; ou bien quand on longeait une ravine, ceux qui étaient sur les ailes entendaient tout à coup rouler des pierres; et, en levant les yeux, ils apercevaient dans l'écartement de la gorge un homme pieds nus qui bondissait.
Cependant Utique et Hippo-Zaryte étaient libres, puisque les Mercenaires ne les assiégeaient plus. Hamilcar leur commanda de venir à son aide. N'osant se compromettre, elles lui répondirent par des mots vagues, des compliments, des excuses.
Il remonta dans le nord, brusquement, décidé à s'ouvrir une des villes tyriennes, dût-il en faire le siège. Il lui fallait un point sur la côte, afin de tirer des îles ou de Cyrène des approvisionnements et des soldats, et il convoitait le port d'Utique comme étant le plus près de Carthage.
Le suffète partit donc de Zouitin et tourna le lac d'Hippo-Zaryte avec prudence. Bientôt il fut contraint d'allonger ses régiments en colonne pour gravir la montagne qui sépare les deux vallées. Au coucher du soleil, ils descendaient dans son sommet creusé en forme d'entonnoir, quand ils aperçurent devant eux, à ras du sol, des louves de bronze qui semblaient courir sur l'herbe.
Tout à coup de grands panaches se levèrent; et au rythme des flûtes un chant formidable éclata. C'était l'armée de Spendius; car des Campaniens et des Grecs, par exécration de Carthage, avaient pris des enseignes de Rome. En même temps, sur la gauche, apparurent de longues piques, des boucliers en peau de léopard, des cuirasses de lin, des épaules nues. C'étaient les Ibériens de Mâtho, les Lusitaniens, les Baléares, les Gétules; on entendit le hennissement des chevaux de Narr'Havas; ils se répandirent autour de la colline; puis arriva la vague cohue que commandait Autharite; les Gaulois, les Libyens, les Nomades; et l'on reconnaissait au milieu d'eux les Mangeurs de choses immondes aux arêtes de poisson qu'ils portaient dans la chevelure.
Ainsi les Barbares, combinant exactement leurs marches, s'étaient rejoints. Mais, surpris eux-mêmes, ils restèrent quelques minutes immobiles et se consultant.
Le suffète avait tassé ses hommes en une masse orbiculaire, de façon à offrir partout une résistance égale. Les hauts boucliers pointus, fichés dans le gazon les uns près des autres, entouraient l'infanterie. Les Clinabares se tenaient en dehors, et plus loin, de place en place, les éléphants. Les Mercenaires étaient harassés de fatigue; il valait mieux attendre jusqu'au jour; et, certains de leur victoire, les Barbares, pendant toute la nuit, s'occupèrent à manger.
Ils avaient allumé de grands feux clairs qui, en les éblouissant, laissaient dans l'ombre l'armée punique au-dessous d'eux. Hamilcar fit creuser autour de son camp, comme les Romains, un fossé large de quinze pas, profond de dix coudées, avec la terre exhausser à l'intérieur un parapet sur lequel on planta des pieux aigus qui s'entrelaçaient; et, au soleil levant, les Mercenaires furent ébahis d'apercevoir tous les Carthaginois ainsi retranchés comme dans une forteresse.
Ils reconnaissaient, au milieu des tentes, Hamilcar, qui se promenait en distribuant des ordres. Il avait le corps pris dans une cuirasse brune, tailladée en petites écailles; et suivi de son cheval, de temps en temps il s'arrêtait pour désigner quelque chose de son bras droit étendu.
Alors, plus d'un se rappela les matinées pareilles, quand, au fracas des clairons, il passait devant eux lentement, et que ses regards les fortifiaient comme des coupes de vin. Une sorte d'attendrissement les saisit. Ceux, au contraire, qui ne connaissaient pas Hamilcar, dans leur joie de le tenir, déliraient.
Si tous attaquaient à la fois, on se nuirait mutuellement dans l'espace trop étroit. Les Numides pouvaient se lancer au travers; mais les Clinabares défendus par des cuirasses les écraseraient; puis comment franchir les palissades? Quant aux éléphants, ils n'étaient pas suffisamment instruits.
«—Vous êtes tous des lâches!» s'écria Mâtho.
Et, avec les meilleurs, il se précipita contre le retranchement. Une volée de pierres les repoussa, car le suffète avait pris sur le pont leurs catapultes abandonnées.
Cet insuccès fit tourner brusquement l'esprit mobile des Barbares. L'excès de leur bravoure disparut; ils voulaient vaincre, mais en se risquant le moins possible. D'après Spendius, il fallait garder soigneusement la position que l'on avait, et affamer l'armée punique. Les Carthaginois se mirent à creuser des puits; et, des montagnes entourant la colline, ils découvrirent de l'eau.
Du sommet de leur palissade ils lançaient des flèches, de la terre, du fumier, des cailloux qu'ils arrachaient du sol, pendant que les six catapultes roulaient incessamment sur la longueur de la terrasse.
Mais les sources d'elles-mêmes se tariraient; on épuiserait les vivres, on userait les catapultes; les Mercenaires dix fois plus nombreux, finiraient par triompher.
Le suffète imagina des négociations afin de gagner du temps; et, un matin, les Barbares trouvèrent dans leurs lignes une peau de mouton couverte d'écritures. Il se justifiait de sa victoire; les anciens l'avaient forcé à la guerre. Pour leur montrer qu'il gardait sa parole, il leur offrait le pillage d'Utique ou celui d'Hippo-Zaryte, à leur choix; Hamilcar, en terminant, déclarait ne pas les craindre, parce qu'il avait gagné des traîtres et que, grâce à ceux-là, il viendrait à bout, facilement, de tous les autres.
Les Barbares furent troublés; cette proposition d'un butin immédiat les faisait rêver; ils appréhendaient une trahison, ne soupçonnant point un piège dans la forfanterie du suffète, et ils commencèrent à se regarder les uns les autres avec méfiance. On observait les paroles, les démarches; des terreurs les réveillaient la nuit. Plusieurs abandonnaient leurs compagnons; suivant sa fantaisie on choisissait son armée; les Gaulois avec Autharite allèrent se joindre aux hommes de la Cisalpine dont ils comprenaient la langue.
Les quatre chefs se réunissaient tous les soirs dans la tente de Mâtho; et, accroupis autour d'un bouclier, ils avançaient et reculaient attentivement les petites figurines de bois, inventées par Pyrrhus pour reproduire les manœuvres. Spendius démontrait les ressources d'Hamilcar; il suppliait de ne point compromettre l'occasion et jurait par tous les Dieux. Mâtho, irrité, marchait en gesticulant. La guerre contre Carthage était sa chose personnelle; il s'indignait que les autres s'en mêlassent sans vouloir lui obéir. Autharite, devinant ses paroles à sa figure, applaudissait. Narr'Havas levait le menton en signe de dédain; pas une mesure qu'il ne jugeât funeste; et il ne souriait plus; des soupirs lui échappaient comme s'il eût refoulé la douleur d'un rêve impossible, le désespoir d'une entreprise manquée.
Pendant que les Barbares, incertains, délibéraient, le suffète augmentait ses défenses; il fit creuser en deçà des palissades un second fossé, élever une seconde muraille, construire aux angles des tours de bois; ses esclaves allaient jusqu'au milieu des avant-postes enfoncer les chausse-trapes dans la terre. Mais les éléphants, dont les rations étaient diminuées, se débattaient dans leurs entraves. Pour ménager les herbes, il ordonna aux Clinabares de tuer les moins robustes des étalons. Quelques-uns s'y refusèrent; il les fit décapiter. On mangea les chevaux, Le souvenir de cette viande fraîche, les jours suivants, fut une grande tristesse.
Du fond de L'amphithéâtre où ils se trouvaient resserrés, ils voyaient tout autour d'eux, sur les hauteurs, les quatre camps des Barbares pleins d'agitation. Des femmes circulaient avec des outres sur la tête, des chèvres en bêlant erraient sous les faisceaux des piques; on relevait les sentinelles, on mangeait autour des trépieds. Les tribus leur fournissaient des vivres abondamment, et ils ne se doutaient pas eux-mêmes combien leur inaction effrayait l'armée punique.
Dès le second jour, les Carthaginois avaient remarqué dans le camp des Nomades une troupe de trois cents hommes à l'écart des autres. C'étaient les riches, retenus prisonniers depuis le commencement de la guerre. Des Libyens les rangèrent tous au bord du fossé, et, postés derrière eux, ils envoyaient des javelots en se faisant un rempart de leurs corps. A peine pouvait-on reconnaître ces misérables, tant leur visage disparaissait sous la vermine et les ordures. Leurs cheveux arrachés par endroits laissaient à nu les ulcères de leur tête; et ils étaient si maigres et hideux qu'ils ressemblaient à des momies dans des linceuls troués. Quelques-uns sanglotaient d'un air stupide; les autres criaient à leurs amis de tirer sur les Barbares. Il y en avait un, tout immobile, le front baissé, qui ne parlait pas; sa grande barbe blanche tombait jusqu'à ses mains couvertes de chaînes; et les Carthaginois, en sentant au fond de leur cœur comme l'écroulement de la République, reconnaissaient Giscon. Bien que la place fût dangereuse, ils se poussaient pour le voir. On l'avait coiffé d'une tiare grotesque, en cuir d'hippopotame, incrustée de cailloux. C'était une imagination d'Autharite; mais cela déplaisait à Mâtho.
Hamilcar exaspéré fit ouvrir les palissades, résolu à se faire jour n'importe comment; et d'un train furieux les Carthaginois montèrent jusqu'à mi-côte, pendant trois cents pas. Un tel flot de Barbares descendit qu'ils furent refoulés sur leurs lignes. Un des gardes de la Légion, resté en dehors, trébuchait parmi les pierres. Zarxas accourut, et, le terrassant, lui enfonça un poignard dans la gorge; il l'en retira, se jeta sur la blessure;—et, la bouche collée contre elle, avec des grondements de joie et des soubresauts qui le secouaient jusqu'aux talons, il pompait le sang à pleine poitrine; puis, tranquillement, il s'assit sur le cadavre, releva son visage en se renversant le cou pour mieux humer l'air, comme fait une biche qui vient de boire à un torrent; et, d'une voix aiguë, il entonna une chanson des Baléares, une vague mélodie pleine de modulations prolongées, s'interrompant, alternant, comme des échos qui se répondent dans les montagnes; il appelait ses frères morts et les conviait à un festin;—puis il laissa retomber ses mains entre ses jambes, baissa lentement la tête, et pleura. Cette chose atroce fit horreur aux Barbares, aux Grecs surtout.
Les Carthaginois, à partir de ce moment, ne tentèrent aucune sortie;—et ils ne songeaient pas à se rendre, certains de périr dans les supplices.
Cependant les vivres, malgré les soins d'Hamilcar, diminuaient effroyablement. Pour chaque homme, il ne restait plus que dix k'hommer de blé, trois hin de millet et douze betza de fruits secs. Plus de viande, plus d'huile, plus de salaisons, pas un grain d'orge pour les chevaux; on les voyait, baissant leur encolure amaigrie, chercher dans la poussière des brins de paille piétinés. Souvent les sentinelles en vedette sur la terrasse apercevaient, au clair de la lune, un chien des Barbares qui venait rôder sous le retranchement, dans les tas d'immondices; on l'assommait avec une pierre, et, s'aidant des courroies du bouclier, on descendait le long des palissades, puis, sans rien dire, on le mangeait. Parfois d'horribles aboiements s'élevaient, et l'homme ne remontait plus. Dans la quatrième dilochie de la douzième syntagme, trois phalangites, en se disputant un rat, se tuèrent à coups de couteau.
Tous regrettaient leurs familles, leurs maisons; les pauvres, leurs cabanes en forme de ruche, avec des coquilles au seuil des portes, un filet suspendu, et les patriciens, leurs grandes salles emplies de ténèbres bleuâtres, quand, à l'heure la plus molle du jour, ils se reposaient, écoutant le bruit vague des rues mêlé au frémissement des feuilles qui s'agitaient dans leurs jardins;—et, pour mieux descendre dans cette pensée, afin d'en jouir davantage, ils entre-fermaient les paupières; la secousse d'une blessure les réveillait. A chaque minute, c'était un engagement, une alerte nouvelle; les tours brûlaient, les Mangeurs de choses immondes sautaient aux palissades; avec des haches, on leur abattait les mains; d'autres accouraient; une pluie de fer tombait sur les tentes. On éleva des galeries en claies de jonc pour se garantir des projectiles. Les Carthaginois s'y enfermèrent; ils n'en bougeaient plus.
Tous les jours, le soleil qui tournait sur la colline, abandonnant, dès
les premières heures, le fond de la gorge, les laissait dans l'ombre.
En face et par derrière, les pentes grises du terrain remontaient,
couvertes de cailloux tachetés d'un rare lichen; et, sur leurs têtes,
le ciel, continuellement pur, s'étalait, plus lisse et froid à l'œil
qu'une coupole de métal. Hamilcar était si indigné contre Carthage
qu'il sentait l'envie de se jeter dans les Barbares pour les conduire
sur elle. Puis voilà que les porteurs, les vivandiers, les esclaves
commençaient à murmurer, et ni le peuple, ni le Grand-Conseil, personne
n'envoyait même une espérance! La situation était intolérable, par
l'idée surtout qu'elle deviendrait pire.
A la nouvelle du désastre, Carthage avait comme bondi de colère et de haine: on aurait moins exécré le suffète, si, dès le commencement, il se fût laissé vaincre.
Mais pour acheter d'autres Mercenaires, le temps manquait, l'argent manquait. Quant à lever des soldats dans la ville, comment les équiper? Hamilcar avait pris toutes les armes! et qui donc les commanderait? Les meilleurs capitaines se trouvaient là-bas avec lui! Des hommes expédiés par le suffète arrivaient dans les rues, poussaient des cris. Le Grand-Conseil s'en émut, et il s'arrangea pour les faire disparaître.
C'était une prudence inutile; tous accusaient Barca de s'être conduit avec mollesse. Il aurait dû, après sa victoire, anéantir les Mercenaires. Pourquoi avait-il ravagé les tribus? On s'était cependant imposé d'assez lourds sacrifices! et les patriciens déploraient leur contribution de quatorze shekels, les Syssites leurs deux cent vingt-trois mille kikar d'or; ceux qui n'avaient rien donné se lamentaient comme les autres. La populace était jalouse des Carthaginois nouveaux auxquels il avait promis le droit de cité complet; et les Ligures, qui s'étaient si intrépidement battus, on les confondait avec les Barbares, on les maudissait comme eux; leur race devenait un crime, une complicité. Les marchands sur le seuil de leurs boutiques, les manœuvres qui passaient une règle de plomb à la main, les vendeurs de saumure rinçant leurs paniers, les baigneurs dans les étuves et les débitants de boissons chaudes, tous discutaient les opérations de la campagne. On traçait avec son doigt des plans de bataille sur la poussière; il n'était si mince goujat qui ne sût corriger les fautes d'Hamilcar.
C'était, disaient les prêtres, le châtiment de sa longue impiété. Il n'avait point offert d'holocaustes; il n'avait pas purifié ses troupes; il avait même refusé de prendre avec lui des augures;—et le scandale du sacrilège renforçait la violence des haines contenues, la rage des espoirs trahis. On se rappelait les désastres de la Sicile, tout le fardeau de son orgueil qu'on avait si longtemps porté! Les collèges des pontifes ne lui pardonnaient pas d'avoir saisi leur trésor, et ils exigèrent du Grand-Conseil l'engagement de le crucifier, si jamais il revenait.
Les chaleurs du mois d'éloul, excessives cette année-là, étaient une autre calamité. Des bords du lac, il s'élevait des odeurs nauséabondes; elles passaient dans l'air avec les fumées des aromates tourbillonnant au coin des rues. On entendait continuellement retentir des hymnes. Des flots de peuple occupaient les escaliers des temples; les murailles étaient couvertes de voiles noirs; des cierges brûlaient au front des Dieux Patæques, et le sang des chameaux égorgés en sacrifice, coulant le long des rampes, formait, sur les marches, des cascades rouges. Un délire funèbre agitait Carthage. Du fond des ruelles les plus étroites, des bouges les plus noirs, des figures pâles sortaient, des hommes à profil de vipère et qui grinçaient des dents. Les hurlements aigus des femmes emplissaient les maisons, et, s'échappant par les grillages, faisaient se retourner sur les places ceux qui causaient debout. On croyait quelquefois que les Barbares arrivaient: on les avait aperçus derrière la montagne des Eaux-Chaudes; ils étaient campés à Tunis; les voix se multipliaient, grossissaient, se confondaient en une seule clameur. Puis, un silence universel s'établissait; les uns restaient grimpés sur le fronton des édifices, avec leur main ouverte au bord des yeux, tandis que les autres, à plat ventre au pied des remparts, tendaient l'oreille. La terreur passée, les colères recommençaient. Mais la conviction de leur impuissance les replongeait bientôt dans la même tristesse.
Elle redoublait chaque soir, quand tous, montés sur les terrasses, poussaient, en s'inclinant par neuf fois, un grand cri, pour saluer le Soleil. Il s'abaissait derrière la lagune, lentement; puis tout à coup il disparaissait dans les montagnes, du côté des Barbares.
On attendait la fête trois fois sainte où, du haut d'un bûcher, un aigle s'envolait vers le ciel, symbole de la résurrection de l'année, message du peuple à son Baal suprême, et qu'il considérait comme une sorte d'union, une manière de se rattacher à la force du Soleil. D'ailleurs, empli de haine maintenant, il se tournait naïvement vers Moloch homicide, et tous abandonnaient Tanit. La Rabbet, n'ayant plus son voile, était comme dépouillée d'une partie de sa vertu. Elle refusait la bienfaisance de ses eaux, elle avait déserté Carthage; c'était une transfuge, une ennemie. Quelques-uns, pour l'outrager, lui jetaient des pierres. Mais en l'invectivant, beaucoup la plaignaient; on la chérissait encore, et plus profondément peut-être.
Tous les malheurs venaient donc de la perte du zaïmph. Salammbô y avait indirectement participé, on la comprenait dans la même rancune; elle devait être punie. La vague idée d'une immolation bientôt circula dans le peuple. Pour apaiser les Baalim, il fallait sans doute leur offrir quelque chose d'une incalculable valeur, un être beau, jeune, vierge, d'antique maison, issu des Dieux, un astre humain. Tous les jours des hommes que l'on ne connaissait pas envahissaient les jardins de Mégara; les esclaves, tremblant pour eux-mêmes, n'osaient leur résister. Cependant ils ne dépassaient point l'escalier des galères. Ils restaient en bas, les yeux levés sur la dernière terrasse; ils attendaient Salammbô;—et durant des heures ils criaient contre elle, comme des chiens qui hurlent après la lune.
X
LE SERPENT
Ces clameurs de la populace n'épouvantaient pas la fille d'Hamilcar.
Elle était troublée par des inquiétudes plus hautes: son grand serpent, le Python noir, languissait; et le serpent était pour les Carthaginois un fétiche à la fois national et particulier. On le croyait fils du limon de la terre, puisqu'il émerge de ses profondeurs et n'a pas besoin de pieds pour la parcourir; sa démarche rappelait les ondulations des fleuves, sa température les antiques ténèbres visqueuses pleines de fécondités, et l'orbe qu'il décrit en se mordant la queue l'ensemble des planètes, l'intelligence d'Eschmoûn.
Celui de Salammbô avait refusé plusieurs fois les quatre moineaux vivants qu'on lui présentait à la pleine lune et à chaque lune nouvelle. Sa belle peau, couverte comme le firmament de taches d'or sur un fond tout noir, était jaune maintenant, flasque, ridée et trop large pour son corps; une moisissure cotonneuse s'étendait autour de sa tête; et dans l'angle de ses paupières, on apercevait de petits points rouges qui paraissaient remuer. De temps à autre, Salammbô s'approchait de sa corbeille en fils d'argent; elle écartait la courtine de pourpre, les feuilles de lotus, le duvet d'oiseau; il était continuellement enroulé sur lui-même, plus immobile qu'une liane flétrie; à force de le regarder, elle finissait par sentir dans son cœur comme une spirale, comme un autre serpent qui peu à peu lui montait à la gorge et l'étranglait.
Elle était désespérée d'avoir vu le zaïmph; cependant elle en éprouvait une sorte de joie, un orgueil intime. Un mystère se dérobait dans la splendeur de ses plis; c'était le nuage enveloppant les Dieux, le secret de l'existence universelle, et, Salammbô, en se faisant horreur à elle-même, regrettait de ne l'avoir pas soulevé.
Presque toujours elle était accroupie au fond de son appartement, tenant dans ses mains sa jambe gauche repliée, la bouche entr'ouverte, le menton baissé, l'œil fixe. Elle se rappelait avec épouvante la figure de son père; elle voulait s'en aller dans les montagnes de la Phénicie, en pèlerinage au temple d'Aphaka, où Tanit est descendue sous la forme d'une étoile; toutes sortes d'imaginations l'attiraient, l'effrayaient; d'ailleurs, une solitude chaque jour plus large l'environnait. Elle ne savait même pas ce que devenait Hamilcar.
Lasse de ses pensées, elle se levait, et, en traînant ses petites sandales dont la semelle à chaque pas claquait sur ses talons, elle se promenait au hasard dans la grande chambre silencieuse. Les améthystes et les topazes du plafond faisaient çà et là trembler des taches lumineuses, et Salammbô, tout en marchant, tournait un peu la tête pour les voir. Elle allait prendre par le goulot les amphores suspendues; elle se rafraîchissait la poitrine sous les larges éventails, ou bien elle s'amusait à brûler du cinnamome dans des perles creuses. Au coucher du soleil, Taanach retirait les losanges de feutre noir bouchant les ouvertures de la muraille; alors ses colombes, frottées de musc comme les colombes de Tanit, tout à coup entraient, et leurs pattes roses glissaient sur les dalles de verre parmi les grains d'orge qu'elle leur jetait à pleines poignées, comme un semeur dans un champ. Soudain elle éclatait en sanglots, et elle restait étendue sur le grand lit fait de courroies de bœuf, sans remuer, en répétant un mot, toujours le même, les yeux ouverts, pâle comme une morte, insensible, froide;—cependant elle entendait le cri des singes dans les touffes des palmiers, avec le grincement continu de la grande roue qui, à travers les étages, amenait un flot d'eau pure dans la vasque de porphyre.
Quelquefois, durant plusieurs jours, elle refusait de manger. Elle voyait en rêve des astres troubles, qui passaient sous ses pieds. Elle appelait Schahabarim, et, quand il était venu, n'avait plus rien à lui dire.
Elle ne pouvait vivre sans le soulagement de sa présence. Mais elle se révoltait intérieurement contre cette domination; elle sentait pour le prêtre tout à la fois de la terreur, de la jalousie, de la haine et une espèce d'amour,—en reconnaissance de la singulière volupté qu'elle trouvait près de lui.
Il avait reconnu l'influence de la Rabbet, habile à distinguer quels étaient les Dieux qui envoyaient les maladies; et, pour guérir Salammbô, il faisait arroser son appartement avec des lotions de verveine et d'adiante; elle mangeait tous les matins des mandragores; elle dormait la tête sur un sachet d'aromates mixtionnés par les pontifes; il avait même employé le baaras, racine couleur de feu qui refoule dans le septentrion les génies funestes; enfin, se tournant vers l'étoile polaire, il murmura par trois fois le nom mystérieux de Tanit; mais, Salammbô souffrant toujours, ses angoisses s'approfondirent.
Personne, à Carthage, n'était savant comme lui. Dans sa jeunesse, il avait étudié au collège des Mogbeds, à Borsippa, près Babylone; puis visité Samothrace, Pessinunte, Éphèse, la Thessalie, la Judée, les temples des Nabathéens qui sont perdus dans les sables, et, des cataractes jusqu'à la mer, parcouru à pied les bords du Nil. La face couverte d'un voile, et en secouant des flambeaux, il avait jeté un coq noir sur un feu de sandaraque, devant le poitrail du Sphinx, le Père de la terreur. Il était descendu dans les cavernes de Proserpine; il avait vu tourner les cinq cents colonnes du labyrinthe de Lemnos et resplendir le candélabre de Tarente, portant sur sa tige autant de lampadaires qu'il y a de jours dans l'année; la nuit, parfois, il recevait des Grecs pour les interroger. La constitution du monde ne l'inquiétait pas moins que la nature des Dieux; avec les armilles placés dans le portique d'Alexandrie, il avait observé les équinoxes, et accompagné jusqu'à Cyrène les bématistes d'Évergète, qui mesurent le ciel en calculant le nombre de leurs pas;—si bien que maintenant grandissait dans sa pensée une religion particulière, sans formule distincte et, à cause de cela même, toute pleine de vertiges et d'ardeurs. Il ne croyait plus la terre faite comme une pomme de pin; il la croyait ronde, et tombant éternellement dans l'immensité, avec une vitesse si prodigieuse qu'on ne s'aperçoit pas de sa chute.
De la position du soleil au-dessus de la lune, il concluait à la prédominance du Baal, dont l'astre lui-même n'est que le reflet et la figure; d'ailleurs, tout ce qu'il voyait des choses terrestres le forçait à reconnaître pour suprême le principe mâle exterminateur. Puis, il accusait secrètement la Rabbet de l'infortune de sa vie. N'était-ce pas pour elle qu'autrefois le grand pontife, s'avançant dans le tumulte des cymbales, lui avait pris sa virilité future? Et il suivait d'un œil mélancolique les hommes qui se perdaient avec les prêtresses au fond des térébinthes.
Ses jours se passaient à inspecter les encensoirs, les vases d'or, les pinces, les râteaux pour les cendres de l'autel, et toutes les robes des statues jusqu'à l'aiguille de bronze servant à friser les cheveux d'une vieille Tanit, dans le troisième édicule, près de la vigne d'émeraude. Aux mêmes heures, il soulevait les grandes tapisseries des mêmes portes qui retombaient; il restait les bras ouverts dans la même attitude; il priait prosterné sur les mêmes dalles, tandis qu'autour de lui un peuple de prêtres circulait pieds nus par les couloirs pleins d'un crépuscule éternel.
Mais sur l'aridité de sa vie, Salammbô faisait comme une fleur dans la fente d'un sépulcre. Cependant il était dur pour elle et ne lui épargnait point les pénitences ni les paroles amères. Sa condition établissait entre eux comme l'égalité d'un sexe commun, et il en voulait moins à la jeune fille de ne pouvoir la posséder que de la trouver si belle et surtout si pure. Souvent il voyait bien qu'elle se fatiguait à suivre sa pensée. Alors il s'en retournait plus triste; il se sentait plus abandonné, plus seul, plus vide.
Des mots étranges quelquefois lui échappaient, et qui passaient devant Salammbô comme de larges éclairs illuminant des abîmes. C'était la nuit, sur la terrasse, quand, seuls tous les deux, ils regardaient les étoiles, et que Carthage s'étalait en bas, sous leurs pieds, avec le golfe et la pleine mer vaguement perdus dans la couleur des ténèbres.
Il lui exposait la théorie des âmes qui descendent sur la terre, en suivant la même route que le soleil par les signes du Zodiaque. De son bras étendu, il montrait dans le Bélier la porte de la génération humaine, dans le Capricorne, celle du retour vers les Dieux; et Salammbô s'efforçait de les apercevoir, car elle prenait ces conceptions pour des réalités; elle acceptait comme vrais en eux-mêmes de purs symboles et jusqu'à des manières de langage, distinction qui n'était pas, non plus, toujours bien nette pour le prêtre.
«—Les âmes des morts,—disait-il,—résolvent dans la lune comme les cadavres dans la terre. Leurs larmes composent son humidité; c'est un séjour obscur, plein de fanges, de débris et de tempêtes.»
Elle demanda ce qu'elle y deviendrait.
«—D'abord, tu languiras, légère comme une vapeur qui se balance sur les flots; et, après des épreuves et des angoisses plus longues, tu t'en iras dans le foyer du soleil, à la source même de l'Intelligence!»
Cependant il ne parlait pas de la Rabbet. Salammbô s'imaginait que c'était par pudeur pour sa déesse vaincue, et l'appelant d'un nom commun qui désignait la lune, elle se répandait en bénédictions sur l'astre fertile et doux. A la fin, il s'écria:
«—Non! non! elle tire de l'autre toute sa fécondité! Ne la vois-tu pas vagabondant autour de lui comme une femme amoureuse qui court après un homme dans un champ?» Et sans cesse il exaltait la vertu de la lumière.
Loin d'abattre ses désirs mystiques, au contraire il les sollicitait, et même il semblait prendre de la joie à la désoler par les révélations d'une doctrine impitoyable. Salammbô, malgré les douleurs de son amour, se jetait dessus avec emportement.
Mais plus Schahabarim se sentait douter de Tanit, plus il voulait y croire. Au fond de son âme, un remords l'arrêtait. Il lui aurait fallu quelque preuve, une manifestation des Dieux, et dans l'espoir de l'obtenir, il imagina une entreprise qui pouvait à la fois sauver sa patrie et sa croyance.
Dès lors il se mit, devant Salammbô, à déplorer le sacrilège et les malheurs qui en résultaient jusque dans les régions du ciel. Puis tout à coup, il lui annonça le péril du suffète, assailli par trois armées que commandait Mâtho; car Mâtho, pour les Carthaginois, était, à cause du voile, comme le roi des Barbares; il ajouta que le salut de la République et de son père dépendait d'elle seule.
«—De moi!—s'écria-t-elle, comment puis-je?...»
Mais le prêtre, avec un sourire de dédain:
«—Jamais tu ne consentiras!»
Elle le suppliait. Enfin Schahabarim lui dit:
«—Il faut que tu ailles chez les Barbares reprendre le zaïmph!»
Elle s'affaissa sur l'escabeau d'ébène, et restait les bras allongés sur ses genoux, avec un frisson de tous ses membres comme une victime au pied de l'autel quand elle attend le coup de massue. Ses tempes bourdonnaient, elle voyait tourner des cercles de feu, et, dans sa stupeur, ne comprenait plus qu'une chose, c'est que certainement elle allait bientôt mourir.
Mais si la Rabbet triomphait, si le zaïmph était rendu et Carthage délivrée, qu'importe la vie d'une femme! pensait Schahabarim. D'ailleurs, elle obtiendrait peut-être le voile et ne périrait pas?
Il fut trois jours sans revenir; le soir du quatrième, elle l'envoya chercher.
Pour mieux enflammer son cœur, il lui apportait toutes les invectives que l'on hurlait contre Hamilcar en plein Conseil, disait qu'elle avait failli, qu'elle devait réparer son crime, et que la Rabbet ordonnait ce sacrifice.
Souvent une large clameur traversant les Mappales arrivait dans Mégara. Schahabarim et Salammbô sortaient vivement; et, du haut de l'escalier des galères, ils regardaient.
C'étaient des gens sur la place de Khamon qui criaient pour avoir des armes. Les anciens ne voulaient pas leur en fournir, estimant cet effort inutile; d'autres, partis sans général, avaient été massacrés. Enfin on leur permit de s'en aller, et, par une sorte d'hommage à Moloch ou un vague besoin de destruction, ils arrachèrent dans les bois des temples de grands cyprès, et, les ayant allumés aux flambeaux des Kabyres, ils les portaient dans les rues en chantant. Ces flammes monstrueuses s'avançaient, balancées doucement; elles envoyaient des feux sur des boules de verre à la crête des temples, sur les ornements des colosses, sur les éperons des navires, dépassaient les terrasses et faisaient comme des soleils qui se roulaient par la ville. Elles descendirent l'Acropole. La porte de Malqua s'ouvrit.
«—Es-tu prête?—s'écria Schahabarim, ou leur as-tu recommandé de dire à ton père que tu l'abandonnais?» Elle se cacha le visage dans ses voiles, et les grandes lueurs s'éloignèrent, en s'abaissant peu à peu, au bord des flots.
Une épouvante indéterminée la retenait; elle avait peur de Moloch, peur de Mâtho. Cet homme à taille de géant, et qui était maître du zaïmph, dominait la Rabbet autant que le Baal et lui apparaissait entouré des mêmes fulgurations; puis l'âme des Dieux, quelquefois, visitait le corps des hommes. Schahabarim, en parlant de celui-là, ne disait-il pas qu'elle devait vaincre Moloch? Ils étaient mêlés l'un à l'autre; elle les confondait; tous les deux la poursuivaient.
Elle voulut connaître l'avenir et elle s'approcha du serpent, car on tirait des augures d'après l'attitude des serpents. La corbeille était vide; Salammbô fut troublée.
Elle le trouva enroulé par la queue à un des balustres d'argent, près du lit suspendu, et il s'y frottait pour se dégager de sa vieille peau jaunâtre, tandis que son corps tout luisant et clair s'allongeait comme un glaive à moitié sorti du fourreau.
Les jours suivants, à mesure qu'elle se laissait convaincre, qu'elle était plus disposée à secourir Tanit, le python se guérissait, grossissait; il semblait revivre.
La certitude que Schahabarim exprimait la volonté des Dieux s'établit alors dans sa conscience. Un matin elle se réveilla déterminée, et elle demanda ce qu'il fallait faire pour que Mâtho rendît le voile.
«—Le réclamer»,—dit Schahabarim.
«—Mais s'il refuse?»
Le prêtre la considéra fixement, et avec un sourire qu'elle n'avait jamais vu:
«—Oui, comment faire?» répéta Salammbô.
Il roulait entre ses doigts l'extrémité des bandelettes qui tombaient de sa tiare sur ses épaules, les yeux baissés, immobile. Enfin, voyant qu'elle ne comprenait pas:
«—Tu seras seule avec lui.»
«—Après?»—dit-elle.
«—Seule dans sa tente.»
«—Et alors?»
Schahabarim se mordit ses lèvres. Il cherchait quelque phrase, un détour.
«—Si tu dois mourir, ce sera plus tard, dit-il, plus tard! ne crains rien! et quoi qu'il entreprenne, n'appelle pas! ne t'effraye pas! Tu seras humble, entends-tu, et soumise à son désir qui est l'ordre du ciel!»
«—Mais le voile!»
«—Les Dieux y aviseront», répondit Schahabarim.
Elle ajouta.
«—Si tu m'accompagnais, ô père?»
«—Non?»
Il la fit se mettre à genoux, et, gardant la main gauche levée et la droite étendue, il jura pour elle de rapporter dans Carthage le manteau de Tanit. Avec des imprécations terribles, elle se dévouait aux Dieux, et chaque fois que Schahabarim prononçait un mot, en défaillant, elle le répétait.
Il lui indiqua toutes les purifications, les jeûnes qu'elle devait faire et comment parvenir jusqu'à Mâtho. D'ailleurs, un homme connaissant les routes l'accompagnerait.
Elle se sentit comme délivrée. Elle ne songeait plus qu'au bonheur
de revoir le zaïmph, et maintenant elle bénissait Schahabarim de ses
exhortations.
C'était l'époque où les colombes de Carthage émigraient en Sicile, dans la montagne d'Érix, autour du temple de Vénus. Avant leur départ, durant plusieurs jours, elles se cherchaient, s'appelaient pour se réunir; elles s'envolèrent un soir; le vent les poussait, et cette grosse nuée blanche glissait dans le ciel, au-dessus de la mer, très haut.
Une couleur de sang occupait l'horizon. Elles semblaient descendre vers les flots, peu à peu; puis elles disparurent comme englouties et tombant d'elles-mêmes dans la gueule du soleil. Salammbô, qui les regardait s'éloigner, baissa la tête; Taanach, croyant deviner son chagrin, lui dit alors doucement:
«—Mais elles reviendront, maîtresse.»
«—Oui! je le sais.»
«—Et tu les reverras.»
«-Peut-être!» fit-elle en soupirant.
Elle n'avait confié à personne sa résolution; pour l'accomplir plus discrètement, elle envoya Taanach acheter dans le faubourg de Kinisdo (au lieu de les acheter aux intendants), toutes les choses qu'il lui fallait: du vermillon, des aromates, une ceinture de lin et des vêtements neufs. La vieille esclave s'ébahissait de ces préparatifs, sans oser pourtant lui faire de questions; et le jour arriva, fixé par Schahabarim, où Salammbô devait partir.
Vers la douzième heure, elle aperçut au fond des sycomores un vieillard aveugle, la main appuyée sur l'épaule d'un enfant qui marchait devant lui, et de l'autre il portait contre sa hanche une espèce de cithare en bois noir. Les eunuques, les esclaves, les femmes avaient été scrupuleusement éloignés; aucun ne pouvait savoir le mystère qui se préparait.
Taanach alluma dans les angles de l'appartement quatre trépieds pleins de strobus et de cardamome; puis elle déploya de grandes tapisseries babyloniennes et elle les tendit sur des cordes, tout autour de la chambre; car Salammbô ne voulait pas être vue, même par les murailles. Le joueur de kinnor se tenait accroupi derrière la porte, et le jeune garçon, debout, appliquait contre ses lèvres une flûte de roseau. Au loin la clameur des rues s'affaiblissait, des ombres violettes s'allongeaient devant le péristyle des temples, et, de l'autre côté du golfe, les bases des montagnes, les champs d'oliviers et les vagues terrains jaunes, ondulant indéfiniment, se confondaient dans une vapeur bleuâtre; on n'entendait aucun bruit, un accablement indicible pesait dans l'air.
Salammbô s'accroupit sur la marche d'onyx, au bord du bassin; elle releva ses larges manches qu'elle attacha derrière ses épaules, et elle commença ses ablutions, méthodiquement, d'après les rites sacrés.
Ensuite Taanach lui apporta, dans une fiole d'albâtre, quelque chose de liquide et de coagulé; c'était le sang d'un chien noir, égorgé par des femmes stériles, une nuit d'hiver, dans les décombres d'un sépulcre. Elle s'en frotta les oreilles, les talons, le pouce de la main droite, et même son ongle resta un peu rouge, comme si elle eût écrasé un fruit.
La lune se leva; alors la cithare et la flûte, toutes les deux à la fois, se mirent à jouer.
Salammbô défit ses pendants d'oreilles, son collier, ses bracelets, sa longue simarre blanche; elle dénoua le bandeau de ses cheveux, et pendant quelques minutes elle les secoua sur ses épaules, doucement, pour se rafraîchir en les éparpillant. La musique au dehors continuait; c'étaient trois notes, toujours les mêmes, précipitées, furieuses; les cordes grinçaient; la flûte ronflait; Taanach marquait la cadence en frappant dans ses mains; Salammbô, avec un balancement de tout son corps, psalmodiait des prières, et ses vêtements, les uns après les autres, tombaient autour d'elle.
La lourde tapisserie trembla, et par-dessus la corde qui la supportait, la tête du python apparut. Il descendit lentement, comme une goutte d'eau qui coule le long d'un mur, rampa entre les étoffes épandues, puis, la queue collée contre le sol, il se leva tout droit; et ses yeux, plus brillants que des escarboucles, se dardaient sur Salammbô.
L'horreur du froid ou une pudeur, peut-être, la fit d'abord hésiter. Mais elle se rappela les ordres de Schahabarim, elle s'avança; le python se rabattit et lui posant sur la nuque le milieu de son corps, il laissait pendre sa tête et sa queue, comme un collier rompu dont les deux bouts traînent jusqu'à terre. Salammbô l'enroula autour de ses flancs, sous ses bras, entre ses genoux; puis, le prenant à la mâchoire, elle approcha cette petite gueule triangulaire jusqu'au bord de ses dents; et, en fermant à demi les yeux, elle se renversait sous les rayons de la lune. La blanche lumière semblait l'envelopper d'un brouillard d'argent, la forme de ses pas humides brillait sur les dalles, des étoiles palpitaient dans la profondeur de l'eau; il serrait contre elle ses noirs anneaux tigrés de plaques d'or. Salammbô haletait sous ce poids trop lourd, ses reins pliaient, elle se sentait mourir; et du bout de sa queue il lui battait la cuisse tout doucement; puis la musique se taisant, il retomba.
Taanach revint près d'elle; et quand elle eut disposé deux candélabres dont les lumières brûlaient dans des boules de cristal pleines d'eau, elle lui teignit de lausonia l'intérieur des mains, passa du vermillon sur ses joues, de l'antimoine au bord de ses paupières, et allongea ses sourcils avec un mélange de gomme, de musc, d'ébène et de pattes de mouches écrasées.
Salammbô, assise dans une chaise à montants d'ivoire, s'abandonnait aux soins de l'esclave. Ces attouchements, l'odeur des aromates et les jeûnes qu'elle avait subis, l'énervaient. Elle devint si pâle que Taanach s'arrêta.
«—Continue!» dit Salammbô, et, se roidissant contre elle-même, elle se ranima tout à coup. Alors une impatience la saisit; elle pressait Taanach de se hâter, et la vieille esclave en grommelant:
«—Bien! bien! maîtresse!... Tu n'as d'ailleurs personne qui t'attende!»
«—Oui,—dit Salammbô, quelqu'un m'attend.»
Taanach se recula de surprise, et afin d'en savoir plus long:
«—Que m'ordonnes-tu, maîtresse? car si tu dois rester partie...»
Salammbô sanglotait; l'esclave s'écria:
«—Tu souffres! qu'as-tu donc? Ne t'en va pas! emmène-moi! Quand tu étais toute petite et que tu pleurais, je te prenais sur mon cœur et je te faisais rire avec la pointe de mes mamelles; tu les as taries, maîtresse!» Elle se donnait des coups sur sa poitrine desséchée. «Maintenant, je suis vieille! je ne peux rien pour toi! tu ne m'aimes plus! tu me caches tes douleurs, tu dédaignes la nourrice!» Et de tendresse et de dépit, des larmes coulaient le long de ses joues, dans les balafres de son tatouage.
«—Non! dit Salammbô, non, je t'aime! console-toi!»
Taanach, avec un sourire pareil à la grimace d'un vieux singe, reprit sa besogne. D'après les recommandations de Schahabarim, Salammbô lui avait ordonné de la rendre magnifique; et elle l'accommodait dans un goût barbare, plein à la fois de recherche et d'ingénuité.
Sur une première tunique, mince, et de couleur vineuse, elle en passa une seconde, brodée en plumes d'oiseaux. Des écailles d'or se collaient à ses hanches et de cette large ceinture descendaient les flots de ses caleçons bleus, étoilés d'argent. Ensuite Taanach lui emmancha une grande robe, faite avec la toile du pays des Sères, blanche et bariolée de lignes vertes. Elle attacha au bord de son épaule un carré de pourpre, appesanti dans le bas par des grains de sandastrum; et par-dessus tous ces vêtements, elle posa un manteau noir à queue traînante; puis elle la contempla, et, fière de son œuvre, ne put s'empêcher de dire:
«—Tu ne seras pas plus belle le jour de tes noces!
«—Mes noces!» répéta Salammbô; elle rêvait, le coude appuyé sur la chaise d'ivoire.
Taanach dressa devant elle un miroir de cuivre si large et si haut qu'elle s'y aperçut tout entière. Alors elle se leva, et, d'un coup de doigt léger, remonta une boucle de ses cheveux, qui descendait trop bas.
Ils étaient couverts de poudre d'or, crépus sur le front, et par derrière ils pendaient dans le dos, en longues torsades que terminaient des perles. Les clartés des candélabres avivaient le fard de ses joues, l'or de ses vêtements, la blancheur de sa peau; elle avait autour de la taille, sur les bras, sur les mains et aux doigts des pieds, une telle abondance de pierreries que le miroir, comme un soleil, lui renvoyait des rayons;—et Salammbô, debout à côté de Taanach, se penchant pour la voir, souriait dans cet éblouissement.
Puis elle se promena de long en large, embarrassée du temps qui lui restait.
Tout à coup, le chant d'un coq retentit. Elle piqua vivement sur ses cheveux un long voile jaune, se passa une écharpe autour du cou, enfonça ses pieds dans des bottines de cuir bleu, et elle dit à Taanach:
«—Va voir sous les myrtes s'il n'y a pas un homme avec deux chevaux.»
Taanach était à peine rentrée qu'elle descendait l'escalier des galeries.
«—Maîtresse!» cria la nourrice.
Salammbô se retourna, un doigt sur la bouche, en signe de discrétion et d'immobilité.
Taanach se coula doucement le long des proues jusqu'au bas de la terrasse; et de loin, à la clarté de la lune, elle distingua, dans l'avenue des cyprès, une ombre gigantesque marchant à la gauche de Salammbô obliquement, ce qui était un présage de mort.
Taanach remonta dans la chambre. Elle se jeta par terre, en se déchirant le visage avec ses ongles; elle s'arrachait les cheveux, et à pleine poitrine poussait des hurlements aigus.
L'idée lui vint que l'on pouvait les entendre; alors elle se tut.
Elle sanglotait tout bas, la tête dans ses mains, et la figure sur les dalles.