Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 2: Salammbô
A ce spectacle, les assiégés abandonnèrent le rempart.
Mâtho s'était dit que s'il pouvait passer entre les murs et les tentes de Narr'Havas assez rapidement pour que les Numides n'eussent pas le temps de sortir, il tomberait sur les derrières de l'infanterie carthaginoise, qui se trouverait prise entre sa division et ceux de l'intérieur. Il s'élança dehors avec les vétérans.
Narr'Havas l'aperçut; il franchit la plage du lac et vint avertir Hannon d'expédier des hommes au secours d'Hamilcar. Croyait-il Barca trop faible pour résister aux Mercenaires? Était-ce une perfidie ou une sottise? Nul jamais ne put le savoir.
Hannon, par désir d'humilier son rival, ne balança pas. Il cria de sonner les trompettes, et toute son armée se précipita sur les Barbares. Ils se retournèrent et coururent droit aux Carthaginois; ils les renversaient, les écrasaient, sous leurs pieds, et, les refoulant ainsi, ils arrivèrent jusqu'à la tente d'Hannon, qui était alors au milieu de trente Carthaginois, les plus illustres des anciens.
Il parut stupéfait de leur audace; il appelait ses capitaines. Tous avançaient leurs poings sous sa gorge en vociférant des injures. La foule se poussait, et ceux qui avaient la main sur lui le retenaient à grand'peine. Cependant il tâchait de leur dire à l'oreille: «—Je te donnerai tout ce que tu veux! Je suis riche! Sauve-moi!» Ils le tiraient; si lourd qu'il fût, ses pieds ne touchaient plus la terre. On avait entraîné les anciens. Sa terreur redoubla. «—Vous m'avez battu! Je suis votre captif! Je me rachète! Écoutez-moi, mes amis!» Et, porté par toutes ces épaules qui le serraient aux flancs, il répétait: «—Qu'allez-vous faire? Que voulez-vous? Je ne m'obstine pas, vous voyez bien! J'ai toujours été bon!»
Une croix gigantesque était dressée à la porte. Les Barbares hurlaient: «—Ici! ici!» Il éleva la voix encore plus haut; et, au nom de leurs Dieux, les somma de le mener au Schalischim, parce qu'il avait à lui confier une chose d'où leur salut dépendait.
Ils s'arrêtèrent, quelques-uns prétendant qu'il était sage d'appeler Mâtho. On partit à sa recherche.
Hannon tomba sur l'herbe; et il voyait autour de lui encore d'autres croix, comme si le supplice dont il allait périr se fût d'avance multiplié; il faisait des efforts pour se convaincre qu'il se trompait, qu'il n'y en avait qu'une seule, et même pour croire qu'il n'y en avait pas du tout. Enfin on le releva.
«—Parle!» dit Mâtho.
Il offrit de livrer Hamilcar, puis ils entreraient dans Carthage et seraient rois tous les deux.
Mâtho s'éloigna, en faisant signe aux autres de se hâter. C'était, pensait-il, une ruse pour gagner du temps.
Le Barbare se trompait; Hannon était dans une de ces extrémités où l'on ne considère plus rien, et d'ailleurs il exécrait tellement Hamilcar, que, sur le moindre espoir de salut, il l'aurait sacrifié avec tous ses soldats.
A la base des trente croix, les anciens languissaient par terre; déjà des cordes étaient passées sous leurs aisselles. Alors le vieux suffète, comprenant qu'il fallait mourir, pleura.
Ils arrachèrent ce qui lui restait de vêtements;—et l'horreur de sa personne apparut. Des ulcères couvraient cette masse sans nom; la graisse de ses jambes lui cachait les ongles des pieds; il pendait à ses doigts comme des lambeaux verdâtres; et les larmes qui ruisselaient entre les tubercules de ses joues donnaient à son visage quelque chose d'effroyablement triste, ayant l'air d'occuper plus de place que sur un autre visage humain. Son bandeau royal, à demi dénoué, traînait avec ses cheveux blancs dans la poussière.
Ils crurent n'avoir pas de cordes assez fortes pour le grimper jusqu'au haut de la croix, et ils le clouèrent dessus, avant qu'elle fût dressée, à la mode punique. Mais son orgueil se réveilla dans la douleur. Il se mit à les accabler d'injures. Il écumait et se tordait, comme un monstre marin que l'on égorge sur un rivage, en leur prédisant qu'ils finiraient tous plus horriblement encore, et qu'il serait vengé.
Il l'était. De l'autre côté de la ville, d'où s'échappaient maintenant des jets de flammes avec des colonnes de fumée, les ambassadeurs des Mercenaires agonisaient.
Quelques-uns, évanouis d'abord, venaient de se ranimer sous la fraîcheur du vent; mais ils restaient le menton sur la poitrine, et leurs corps descendaient un peu, malgré les clous de leurs bras fixés plus haut que leur tête; de leurs talons et de leurs mains, du sang tombait par grosses gouttes, lentement, comme des branches d'un arbre tombent des fruits mûrs,—et Carthage, le golfe, les montagnes et les plaines, tout leur paraissait tourner, tel qu'une immense roue; quelquefois, un nuage de poussière montant du sol les enveloppait dans ses tourbillons; ils étaient brûlés par une soif horrible, leur langue se retournait dans leur bouche, et ils sentaient sur eux une sueur glaciale couler, avec leur âme qui s'en allait.
Cependant, ils entrevoyaient à une profondeur infinie des rues, des soldats en marche, des balancements de glaives; et le tumulte de la bataille leur arrivait vaguement, comme le bruit de la mer à des naufragés qui meurent dans la mâture d'un navire. Les Italiotes, plus robustes que les autres, criaient encore; les Lacédémoniens, se taisant, gardaient leurs paupières fermées; Zarxas, si vigoureux autrefois, penchait comme un roseau brisé! l'Éthiopien, près de lui, avait la tête renversée en arrière par-dessus les bras de la croix; Autharite, immobile, roulait des yeux; sa grande chevelure, prise dans une fente de bois, se tenait droite sur son front, et le râle qu'il poussait semblait plutôt un rugissement de colère. Quant à Spendius, un étrange courage lui était venu; maintenant il méprisait la vie, par la certitude qu'il avait d'un affranchissement presque immédiat et éternel, et il attendait la mort avec impassibilité.
Au milieu de leur défaillance, quelquefois ils tressaillaient à un frôlement de plumes, qui leur passait contre la bouche. De grandes ailes balançaient des ombres autour d'eux, des croassements claquaient dans l'air; et comme la croix de Spendius était la plus haute, ce fut sur la sienne que le premier vautour s'abattit. Alors il tourna son visage vers Autharite et lui dit lentement, avec un indéfinissable sourire:
«—Te rappelles-tu les lions sur la route de Sicca?
«—C'étaient nos frères!» répondit le Gaulois en expirant.
Le suffète, pendant ce temps-là, avait troué l'enceinte, et il était parvenu à la citadelle. Sous une rafale de vent, la fumée tout à coup s'envola, découvrant l'horizon jusqu'aux murailles de Carthage; il crut même distinguer des gens qui regardaient sur la plate-forme d'Eschmoûn; puis, en ramenant ses yeux, il aperçut, à gauche, au bord du lac, trente croix démesurées.
Pour les rendre plus effroyables, les Barbares les avaient construites avec les mâts de leurs tentes attachés bout à bout; et les trente cadavres des anciens apparaissaient tout en haut dans le ciel. Il y avait sur leurs poitrines comme des papillons blancs; c'étaient les barbes des flèches qu'on leur avait tirées d'en bas.
Au faîte de la plus grande, un large ruban d'or brillait; il pendait sur l'épaule, le bras manquait de ce côté-là, et Hamilcar eut de la peine à reconnaître Hannon. Ses os spongieux ne tenant pas sous les fiches de fer, des portions de ses membres s'étaient détachées;—et il ne restait à la croix que d'informes débris, pareils à ces fragments d'animaux suspendus contre la porte des chasseurs.
Le suffète n'avait rien pu savoir: la ville, devant lui, masquait tout ce qui était au delà, par derrière; et les capitaines envoyés successivement aux généraux n'avaient pas reparu. Des fuyards arrivèrent, racontant la déroute; et l'armée punique s'arrêta. Cette catastrophe tombant au milieu de leur victoire les stupéfiait. Ils n'entendaient plus les ordres d'Hamilcar.
Mâtho en profitait pour continuer ses ravages dans les Numides.
Le camp d'Hannon bouleversé, il était revenu sur eux. Les éléphants sortirent. Mais les Mercenaires, avec des brandons arrachés aux murs, s'avancèrent par la plaine en agitant des flammes; les grosses bêtes, effrayées, coururent se précipiter dans le golfe, où elles se tuaient les unes les autres en se débattant, et se noyèrent sous le poids de leurs cuirasses. Déjà Narr'Havas avait lâché sa cavalerie; tous se jetèrent la face contre le sol; puis, quand les chevaux furent à trois pas d'eux, ils bondirent sous leur ventre qu'ils ouvraient d'un coup de poignard, et la moitié des Numides avait péri quand Barca survint.
Les Mercenaires, épuisés, ne pouvaient tenir contre ses troupes. Ils reculèrent en bon ordre jusqu'à la montagne des Eaux-Chaudes. Le suffète eut la prudence de ne pas les poursuivre. Il se porta vers les embouchures du Macar.
Tunis lui appartenait; mais elle ne faisait plus qu'un amoncellement de décombres fumants. Les ruines descendaient par les brèches des murs, jusqu'au milieu de la plaine;—tout au fond, entre les bords du golfe, les cadavres des éléphants, poussés par la brise, s'entre-choquaient, comme un archipel de rochers noirs flottant sur l'eau.
Narr'Havas, pour soutenir cette guerre, avait épuisé ses forêts,
pris les jeunes et les vieux, les mâles et les femelles, et la force
militaire de son royaume ne s'en releva pas. Le peuple, qui les avait
vus de loin périr, en fut désolé; des hommes se lamentaient dans les
rues en les appelant par leurs noms, comme des amis défunts: «—Ah!
l'Invincible! la Victoire! le Foudroyant! l'Hirondelle!» Et même on en
parla, le premier jour, plus que des citoyens morts. Le lendemain on
aperçut les tentes des Mercenaires sur la montagne des Eaux-Chaudes.
Alors le désespoir fut si profond, que beaucoup de gens, des femmes
surtout, se précipitèrent, la tête en bas, du haut de l'Acropole.
On ignorait les desseins d'Hamilcar. Il vivait seul, dans sa tente, n'ayant près de lui qu'un jeune garçon, et jamais personne ne mangeait avec eux, pas même Narr'Havas. Cependant il lui témoignait des égards extraordinaires depuis la défaite d'Hannon; mais le roi des Numides avait trop d'intérêt à devenir son fils pour ne pas s'en méfier.
Cette inertie voilait des manœuvres habiles. Par toutes sortes d'artifices, Hamilcar séduisit les chefs des villages; et les Mercenaires furent chassés, repoussés, traqués comme des bêtes féroces. Dès qu'ils entraient dans un bois, les arbres s'enflammaient autour d'eux; quand ils buvaient à une source, elle était empoisonnée; on murait les cavernes où ils se cachaient pour dormir. Les populations qui les avaient jusque-là défendus, leurs anciens complices, maintenant les poursuivaient; ils reconnaissaient toujours dans ces bandes des armures carthaginoises.
Plusieurs étaient rongés au visage par des dartres rouges; cela leur était venu, pensaient-ils, en touchant Hannon. D'autres s'imaginaient que c'était pour avoir mangé les poissons de Salammbô; et, loin de s'en repentir, ils rêvaient des sacrilèges encore plus abominables, afin que l'abaissement des Dieux puniques fût plus grand. Ils auraient voulu les exterminer.
Ils se traînèrent ainsi pendant trois mois le long de la côte orientale, puis derrière la montagne de Selloum et jusqu'aux premiers sables du désert. Ils cherchaient une place de refuge, n'importe laquelle. Utique et Hippo-Zaryte seules ne les avaient pas trahis; mais Hamilcar enveloppait ces deux villes. Puis ils remontèrent dans le nord, au hasard, sans même connaître les routes. A force de misères leur tête était troublée.
Ils n'avaient plus que le sentiment d'une exaspération qui allait en se développant; et ils se retrouvèrent un jour dans les gorges du Cobus, encore une fois devant Carthage!
Alors les engagements se multiplièrent. La fortune se maintenait égale; mais ils étaient, les uns et les autres, tellement excédés, qu'ils souhaitaient, au lieu de ces escarmouches, une grande bataille, pourvu qu'elle fût bien la dernière.
Mâtho avait envie d'en porter lui-même la proposition au suffète. Un de ses Libyens se dévoua. Tous, en le voyant partir, étaient convaincus qu'il ne reviendrait pas.
Il revint le soir même.
Hamilcar acceptait leur défi. On se rencontrerait le lendemain, au soleil levant, dans la plaine de Rhadès.
Les Mercenaires voulurent savoir s'il n'avait rien dit de plus; le Libyen ajouta:
«—Comme je restais devant lui, il m'a demandé ce que j'attendais; j'ai répondu: «—Qu'on me tue!» Alors il a repris: «-Non! va-t'en! ce sera pour demain, avec les autres.»
Cette générosité étonna les Barbares; quelques-uns en furent
terrifiés; Mâtho regretta que le parlementaire n'eût pas été tué.
Il lui restait encore trois mille Africains, douze cents Grecs, quinze cents Campaniens, deux cents Ibères, quatre cents Étrusques, cinq cents Samnites, quarante Gaulois et une troupe de Naffur, bandits nomades rencontrés dans la région des dattes, en tout, sept mille deux cent dix-neuf soldats, mais pas un syntagme complet. Ils avaient bouché les trous de leurs cuirasses avec des omoplates de quadrupèdes et remplacé leurs cothurnes d'airain par des sandales en chiffons. Des plaques de cuivre ou de fer alourdissaient leurs vêtements; leurs cottes de mailles pendaient en guenilles autour d'eux, et des balafres apparaissaient comme des fils de pourpre, entre les poils de leurs bras et de leurs visages.
Les colères de leurs compagnons morts leur revenaient à l'âme et multipliaient leur vigueur; ils sentaient confusément qu'ils étaient les desservants d'un dieu épandu dans les cœurs d'opprimés, et comme les pontifes de la vengeance universelle! Puis la douleur d'une injustice exorbitante les enrageait, et surtout la vue de Carthage à l'horizon. Ils firent le serment de combattre les uns pour les autres jusqu'à la mort.
On tua les bêtes de somme et l'on mangea le plus possible, afin de se donner des forces; ensuite ils dormirent. Quelques-uns prièrent, tournés vers des constellations différentes.
Les Carthaginois arrivèrent dans la plaine avant eux. Ils frottèrent le bord des boucliers avec de l'huile pour faciliter le glissement des flèches; les fantassins, qui portaient de longues chevelures, se les coupèrent sur le front, par prudence; et Hamilcar, dès la cinquième heure, fit renverser toutes les gamelles, sachant qu'il est désavantageux de combattre l'estomac trop plein. Son armée montait à quatorze mille hommes, le double environ de l'armée barbare. Jamais il n'avait éprouvé une pareille inquiétude; s'il succombait, c'était l'anéantissement de la République et il périrait crucifié; s'il triomphait, au contraire, par les Pyrénées, les Gaules et les Alpes, il gagnerait l'Italie, et l'empire des Barca deviendrait éternel. Vingt fois pendant la nuit il se releva pour surveiller tout lui-même, jusque dans les détails les plus minimes. Quant aux Carthaginois, ils étaient exaspérés par leur longue épouvante.
Narr'Havas doutait de la fidélité de ses Numides. D'ailleurs les Barbares pouvaient les vaincre. Une faiblesse étrange l'avait pris; à chaque moment, il buvait de larges coupes d'eau.
Mais un homme qu'il ne connaissait pas ouvrit sa tente et déposa par terre une couronne de sel gemme, ornée de dessins hiératiques faits avec du soufre et des losanges de nacre; on envoyait quelquefois au fiancé sa couronne de mariage; c'était une preuve d'amour, une sorte d'invitation.
Cependant la fille d'Hamilcar n'avait point de tendresse pour Narr'Havas.
Le souvenir de Mâtho la gênait d'une façon intolérable; il lui semblait que la mort de cet homme débarrasserait sa pensée, comme, pour se guérir de la blessure des vipères, on les écrase sur la plaie. Le roi des Numides était dans sa dépendance; il attendait impatiemment les noces, et comme elles devaient suivre la victoire, Salammbô lui faisait ce présent afin d'exciter son courage. Alors ses angoisses disparurent; il ne songea plus qu'au bonheur de posséder une femme si belle.
La même vision avait assailli Mâtho; il la rejeta tout de suite, et son amour, qu'il refoulait, se répandit sur ses compagnons d'armes. Il les chérissait comme des portions de sa propre personne, de sa haine,—et il se sentait l'esprit plus haut, les bras plus forts; tout ce qu'il fallait exécuter lui apparut nettement. Si parfois des soupirs lui échappaient c'est qu'il pensait à Spendius.
Il rangea les Barbares sur six rangs égaux. Au milieu, il établit les Étrusques, tous attachés par une chaîne de bronze; les hommes de trait se tenaient par derrière, et aux deux ailes il distribua des Naffur, montés sur des chameaux à poils ras, couverts de plumes d'autruche.
Le suffète disposa les Carthaginois dans un ordre pareil. En dehors de l'infanterie, près des vélites, il plaça les Clinabares, au delà les Numides; quand le jour parut, ils étaient les uns et les autres ainsi alignés face à face. Tous, de loin, se contemplaient avec leurs grands yeux farouches. Il y eut d'abord une hésitation. Enfin les deux armées s'ébranlèrent.
Les Barbares s'avançaient lentement, pour ne point s'essouffler, en battant la terre avec leurs pieds; le centre de l'armée punique formait une courbe convexe. Puis un choc terrible éclata, pareil au craquement de deux flottes qui s'abordent. Le premier rang des Barbares s'était vite entr'ouvert; et les gens de trait, cachés derrière les autres, lançaient leurs balles, leurs flèches, leurs javelots. Cependant la courbe des Carthaginois peu à peu s'aplatissait, elle devint toute droite, puis s'infléchit; alors les deux sections des vélites se rapprochèrent parallèlement, comme les branches d'un compas qui se referme. Les Barbares, acharnés contre la phalange, entraient dans sa crevasse; ils se perdaient. Mâtho les arrêta; et, tandis que les ailes carthaginoises continuaient à s'avancer, il fit écouler les trois rangs inférieurs de sa ligne; bientôt ils débordèrent ses flancs, et son armée apparut sur une triple longueur.
Mais les Barbares placés aux deux bouts se trouvaient les plus faibles, ceux de la gauche surtout, qui avaient épuisé leurs carquois, et la troupe des vélites, enfin arrivée contre eux, les entamait largement.
Mâtho les tira en arrière. Sa droite contenait des Campaniens armés de haches; il la poussa sur la gauche carthaginoise; le centre attaquait l'ennemi; et ceux de l'autre extrémité, hors de péril, tenaient les vélites en respect.
Alors Hamilcar divisa ses cavaliers par escadrons, mit entre eux des hoplites, et il les lâcha sur les Mercenaires.
Ces masses en forme de cône présentaient un front de chevaux, et leurs parois plus larges se hérissaient toutes remplies de lances. Il était impossible aux Barbares de résister; seuls, les fantassins grecs avaient des armures d'airain; tous les autres, des coutelas au bout d'une perche, des faux prises dans les métairies, des glaives fabriqués avec la jante d'une roue; les lames trop molles se tordaient en frappant, et pendant qu'ils étaient à les redresser sous leurs talons, les Carthaginois, de droite et de gauche, les massacraient commodément.
Les Étrusques, rivés à leur chaîne, ne bougeaient pas; ceux qui étaient morts, ne pouvant tomber, faisaient obstacle avec leurs cadavres; et cette grosse ligne de bronze tour à tour s'écartait et se resserrait, souple comme un serpent, inébranlable comme un mur. Les Barbares venaient se reformer derrière elle, haletaient une minute;—puis ils repartaient, avec les tronçons de leurs armes à la main.
Beaucoup déjà n'en avaient plus, et ils sautaient sur les Carthaginois qu'ils mordaient au visage comme des chiens. Les Gaulois, par orgueil, se dépouillèrent de leurs sayons; ils montraient de loin leurs grands corps tout blancs; pour épouvanter l'ennemi, ils élargissaient leurs blessures. Au milieu des syntagmes puniques on n'entendait plus la voix du crieur annonçant les ordres; les étendards au-dessus de la poussière répétaient leurs signaux, et chacun allait, emporté dans l'oscillation de la grande masse qui l'entourait.
Hamilcar commanda aux Numides d'avancer. Mais les Naffur se précipitèrent à leur rencontre.
Habillés de vastes robes noires avec une houppe de cheveux au sommet du crâne et un bouclier en cuir de rhinocéros, ils manœuvraient un fer sans manche retenu par une corde; et leurs chameaux, tout hérissés de plumes, poussaient de longs gloussements rauques. Les lames tombaient à des places précises, puis remontaient d'un coup sec, avec un membre après elles. Les bêtes furieuses galopaient à travers les syntagmes. Quelques-unes, dont les jambes étaient rompues, allaient en sautillant, comme des autruches blessées.
L'infanterie punique tout entière revint sur les Barbares; elle les coupa. Leurs manipules tournoyaient, espacées les unes des autres. Les armes des Carthaginois plus brillantes les encerclaient comme des couronnes d'or; un fourmillement s'agitait au milieu, et le soleil, frappant dessus, mettait aux pointes des glaives des lueurs blanches qui voltigeaient. Cependant des files de Clinabares restaient étendues sur la plaine; des Mercenaires arrachaient leurs armures, s'en revêtaient, puis ils retournaient au combat. Les Carthaginois, trompés, plusieurs fois s'engagèrent au milieu d'eux! Une hébétude les immobilisait, ou bien ils refluaient, et de triomphantes clameurs s'élevant au loin avaient l'air de les pousser comme des épaves dans une tempête. Hamilcar se désespérait; tout allait périr sous le génie de Mâtho et l'invincible courage des Mercenaires!
Mais un large bruit de tambourins éclata dans l'horizon. C'était une foule, des vieillards, des malades, des enfants de quinze ans et même des femmes qui, ne résistant plus à leur angoisse, étaient partis de Carthage; et, pour se mettre sous la protection d'une chose formidable, ils avaient pris, chez Hamilcar, le seul éléphant que possédât maintenant la République, celui dont la trompe était coupée.
Alors il sembla aux Carthaginois que la patrie, abandonnant ses murailles, venait leur commander de mourir pour elle. Un redoublement de fureur les saisit, et les Numides entraînèrent tous les autres.
Les Barbares, au milieu de la plaine, s'étaient adossés contre un monticule. Ils n'avaient aucune chance de vaincre, pas même de survivre; mais c'étaient les meilleurs, les plus intrépides et les plus forts.
Les gens de Carthage se mirent à envoyer, par-dessus les Numides, des broches, des lardoires, des marteaux; ceux dont les consuls avaient eu peur mouraient sous des bâtons lancés par des femmes; la populace punique exterminait les Mercenaires.
Ils s'étaient réfugiés sur le haut de la colline. Leur cercle, à chaque brèche nouvelle, se refermait; deux fois il descendit, une secousse le repoussait aussitôt; et les Carthaginois, pêle-mêle, étendaient les bras; ils allongeaient leurs piques entre les jambes de leurs compagnons et fouillaient, au hasard, devant eux. Ils glissaient dans le sang; la pente du terrain trop rapide faisait rouler en bas les cadavres. L'éléphant, qui tâchait de gravir le monticule, en avait jusqu'au ventre; on aurait dit qu'il s'étalait dessus avec délices,—et sa trompe, écourtée, large du bout, de temps à autre se levait, comme une énorme sangsue.
Tous s'arrêtèrent. Les Carthaginois, en grinçant des dents, contemplaient le haut de la colline, où les Barbares se tenaient debout; enfin, ils s'élancèrent brusquement, et la mêlée recommença.
Souvent les Mercenaires les laissaient approcher en leur criant qu'ils voulaient se rendre; puis, avec un ricanement effroyable, d'un coup, ils se tuaient; et à mesure que les morts tombaient, les autres pour se défendre montaient dessus. C'était comme une pyramide, qui peu à peu grandissait.
Bientôt ils ne furent que cinquante, puis que vingt, que trois et que deux seulement, un Samnite armé d'une hache, et Mâtho qui avait encore son épée.
Le Samnite, courbé sur les jarrets, poussait alternativement sa hache de droite et de gauche, en avertissant Mâtho des coups qu'on lui portait. «—Maître, par-ci! par-là! baisse-toi!»
Mâtho avait perdu ses épaulières, son casque, sa cuirasse; il était complètement nu,—plus livide que les morts, les cheveux tout droits, avec deux plaques d'écume aux coins des lèvres; et son épée tournoyait si rapidement, qu'elle faisait une auréole autour de lui. Une pierre la brisa près de la garde; le Samnite était tué et le flot des Carthaginois se resserrait; ils le touchaient. Alors il leva vers le ciel ses deux mains vides, puis il ferma les yeux,—et ouvrant les bras, comme un homme du haut d'un promontoire qui se jette à la mer, il se lança dans les piques.
Elles s'écartèrent devant lui. Plusieurs fois il courut contre les Carthaginois. Mais toujours ils reculaient, en détournant leurs armes.
Son pied heurta un glaive. Mâtho voulut le saisir. Il se sentit lié par les poings et les genoux, et il tomba.
C'était Narr'Havas qui le suivait depuis quelque temps, pas à pas, avec un de ces larges filets à prendre les bêtes farouches; profitant du moment qu'il se baissait, il l'en avait enveloppé.
On l'attacha sur l'éléphant, les quatre membres en croix; et tous ceux qui n'étaient pas blessés, l'escortant, se précipitèrent à grand tumulte vers Carthage.
La nouvelle de la victoire y était parvenue, chose inexplicable, dès la troisième heure de la nuit; la clepsydre de Khamon avait versé la cinquième comme ils arrivaient à Malqua; alors Mâtho ouvrit les yeux. Il y avait tant de lumières sur les maisons que la ville paraissait tout en flammes.
Une immense clameur venait à lui, vaguement; et, couché sur le dos, il regardait les étoiles.
Une porte se referma, et des ténèbres l'enveloppèrent.
Le lendemain, à la même heure, le dernier des hommes restés dans le défilé de la Hache expirait.
Le jour que leurs compagnons étaient partis, des Zuaèces qui s'en retournaient avaient fait ébouler les roches, et ils les avaient nourris quelque temps.
Les Barbares s'attendaient toujours à revoir Mâtho;—et ils ne voulaient point quitter la montagne par découragement, par langueur, par cette obstination des malades qui se refusent à changer de place; enfin les provisions épuisées, les Zuaèces s'en allèrent. On savait qu'ils n'étaient plus que treize cents à peine, et l'on n'eut pas besoin, pour en finir, d'employer des soldats.
Les bêtes féroces, les lions surtout, depuis trois ans que la guerre durait, s'étaient multipliés. Narr'Havas avait fait une grande battue; puis courant sur eux, après avoir attaché des chèvres de distance en distance, il les avait poussés vers le défilé de la Hache;—et tous maintenant y vivaient, quand arriva l'homme envoyé par les anciens pour savoir ce qui restait des Barbares.
Sur l'étendue de la plaine, des lions et des cadavres étaient couchés, et les morts se confondaient avec des vêtements et des armures. A presque tous, le visage ou bien un bras manquait; quelques-uns paraissaient intacts encore; d'autres étaient desséchés complètement et des crânes poudreux emplissaient des casques; des pieds qui n'avaient plus de chair sortaient tout droits des cnémides, des squelettes gardaient leurs manteaux; des ossements, nettoyés par le soleil, faisaient des taches luisantes au milieu du sable.
Les lions reposaient la poitrine contre le sol et les deux pattes allongées, tout en clignant leurs paupières sous l'éclat du jour, exagéré par la réverbération des roches blanches. D'autres, assis sur leur croupe, regardaient fixement devant eux, ou bien, à demi perdus dans leurs grosses crinières, ils dormaient roulés en boule, et tous avaient l'air repus, las, ennuyés. Ils étaient immobiles comme la montagne et les morts. La nuit descendait; de larges bandes rouges rayaient le ciel à l'occident.
Dans un de ces amas qui bosselaient irrégulièrement la plaine, quelque chose de plus vague qu'un spectre se leva. Alors un des lions se mit à marcher, découpant avec sa forme monstrueuse une ombre noire sur le fond du ciel pourpre;—quand il fut près de l'homme, il le renversa d'un seul coup de patte.
Puis, étalé dessus à plat ventre, du bout de ses crocs, lentement, il étirait les entrailles.
Ensuite il ouvrit sa gueule toute grande, et durant quelques minutes il poussa un long rugissement, que les échos de la montagne répétèrent, et qui se perdit enfin dans la solitude.
Tout à coup, de petits graviers roulèrent d'en haut. On entendit un frôlement de pas rapides;—et du côté de la herse, du côté de la gorge, des museaux pointus, des oreilles droites parurent; des prunelles fauves brillaient. C'étaient les chacals arrivant pour manger les restes.
Le Carthaginois, qui regardait penché au haut du précipice, s'en retourna.
XV
MATHO
Carthage était en joie,—une joie profonde, universelle, démesurée, frénétique; on avait bouché les trous des ruines, repeint les statues des Dieux, des branches de myrte parsemaient les rues, au coin des carrefours l'encens fumait, et la multitude sur les terrasses faisait avec ses vêtements bigarrés comme des tas de fleurs qui s'épanouissaient dans l'air.
Le continuel glapissement des voix était dominé par le cri des porteurs d'eau arrosant les dalles; des esclaves d'Hamilcar offraient, en son nom, de l'orge grillée et des morceaux de viande crue; on s'abordait; on s'embrassait en pleurant; les villes tyriennes étaient prises, les Nomades dispersés, tous les Barbares anéantis. L'Acropole disparaissait sous des velariums de couleurs; les éperons des trirèmes, alignés en dehors du môle, resplendissaient comme une digue de diamants; partout on sentait l'ordre rétabli, une existence nouvelle qui recommençait, un vaste bonheur épandu: c'était le jour du mariage de Salammbô avec le roi des Numides.
Sur la terrasse du temple de Khamon, de gigantesques orfèvreries chargeaient trois longues tables où allaient s'asseoir les prêtres, les anciens et les piches, et il y en avait une quatrième plus haute, pour Hamilcar, pour Narr'Havas et pour elle; car Salammbô par la restitution du voile ayant sauvé la patrie, le peuple faisait de ses noces une réjouissance nationale, et en bas, sur la place, il attendait qu'elle parût.
Un autre désir plus âcre, irritait son impatience: la mort de Mâtho était promise pour la cérémonie.
On avait proposé d'abord de l'écorcher vif, de lui couler du plomb dans les entrailles, de le faire mourir de faim; on l'attacherait contre un arbre, et un singe, derrière lui, le frapperait sur la tête avec une pierre; il avait offensé Tanit, les cynocéphales de Tanit la vengeraient. D'autres étaient d'avis qu'on le promenât sur un dromadaire, après lui avoir passé en plusieurs endroits du corps des mèches de lin trempées d'huile;—et ils se plaisaient à l'idée du grand animal vagabondant par les rues avec cet homme qui se tordrait sous les feux comme un candélabre agité par le vent.
Mais quels citoyens seraient chargés de son supplice et pourquoi en frustrer les autres? On aurait voulu un genre de mort où la ville entière participât, et que toutes les mains, toutes les armes, toutes les choses carthaginoises, et que jusqu'aux dalles des rues et aux flots du golfe pussent le déchirer, l'écraser, l'anéantir. Donc les anciens décidèrent qu'il irait de sa prison à la place de Khamon, sans aucune escorte, les bras attachés dans le dos; et il était défendu de le frapper au cœur pour le faire vivre plus longtemps, de lui crever les yeux, afin qu'il pût voir jusqu'au bout sa torture, de rien lancer contre sa personne et de porter sur elle plus de trois doigts d'un seul coup.
Bien qu'il ne dût paraître qu'à la fin du jour, quelquefois on croyait l'apercevoir, et la foule se précipitait vers l'Acropole, les rues se vidaient, puis elle revenait avec un long murmure. Des gens, depuis la veille, se tenaient debout à la même place, et de loin ils s'interpellaient en se montrant leurs ongles, qu'ils avaient laissé croître pour les enfoncer mieux dans sa chair. D'autres se promenaient agités; quelques-uns étaient pâles comme s'ils avaient attendu leur propre exécution.
Tout à coup, derrière les Mappales, de hauts éventails de plumes se levèrent au-dessus des têtes. C'était Salammbô qui sortait de son palais; un soupir d'allègement s'exhala.
Mais le cortège fut longtemps à venir; il marchait pas à pas.
D'abord défilèrent les prêtres des Patæques, puis ceux d'Eschmoûn, ceux de Melkarth et tous les autres collèges successivement, avec les mêmes insignes et dans le même ordre qu'ils avaient observé lors du sacrifice. Les pontifes de Moloch passèrent le front baissé; et la multitude, par une espèce de remords, s'écartait d'eux. Mais les prêtres de la Rabbetna s'avançaient d'un pas fier, avec des lyres à la main; les prêtresses les suivaient dans des robes transparentes de couleur jaune ou noire, en poussant des cris d'oiseau, en se tordant comme des vipères; ou bien au son des flûtes, elles tournaient pour imiter la danse des étoiles, et leurs vêtements légers envoyaient dans les rues des bouffées de senteurs molles. On applaudissait parmi ces femmes les Kedeschim aux paupières peintes, symbolisant l'hermaphrodisme de la Divinité; et parfumés et vêtus comme elles, ils leur ressemblaient malgré leurs seins plats et leurs hanches plus étroites. D'ailleurs le principe femelle, ce jour-là, dominait, confondait tout; une lasciveté mystique circulait dans l'air pesant; déjà les flambeaux s'allumaient au fond des bois sacrés; il devait y avoir pendant la nuit une grande prostitution; trois vaisseaux avaient amené de la Sicile des courtisanes et il en était venu du désert.
Les collèges, à mesure qu'ils arrivaient, se rangeaient dans les cours du temple, sur les galeries extérieures et le long des doubles escaliers qui montaient contre les murailles, en se rapprochant par le haut. Des files de robes blanches apparaissaient entre les colonnades, et l'architecture se peuplait de statues humaines,—immobiles comme les statues de pierre.
Puis survinrent les maîtres des finances, les gouverneurs des provinces et tous les riches. Il se fit en bas un large tumulte. Des rues avoisinantes la foule se dégorgeait, des hiérodoules la repoussaient à coups de bâton; et au milieu des anciens, couronnés de tiares d'or, sur une litière que surmontait un dais de pourpre, on aperçut Salammbô.
Alors s'éleva un immense cri; les cymbales et les crotales sonnèrent plus fort, les tambourins tonnaient, et le grand dais de pourpre s'enfonça entre les deux pylônes.
Il reparut au premier étage. Salammbô marchait dessous, lentement; puis elle traversa la terrasse pour aller s'asseoir au fond, sur une espèce de trône taillé dans une carapace de tortue. On lui avança sous les pieds un escabeau d'ivoire à trois marches; au bord de la première, deux enfants nègres se tenaient à genoux, et quelquefois elle appuyait sur leur tête ses deux bras, chargés d'anneaux trop lourds.
Des chevilles aux hanches, elle était prise dans un réseau de mailles étroites imitant les écailles d'un poisson et qui luisaient comme de la nacre; une zone toute bleue serrant sa taille laissait voir ses deux seins, par deux échancrures en forme de croissant; des pendeloques d'escarboucles en cachaient les pointes. Elle avait une coiffure faite avec des plumes de paon étoilées de pierreries; un large manteau, blanc comme de la neige, retombait derrière elle,—et les coudes au corps, les genoux serrés, avec des cercles de diamants au haut des bras, elle restait toute droite dans une attitude hiératique.
Sur deux sièges plus bas étaient son père et son époux; Narr'Havas, habillé d'une simarre blonde, portait sa couronne de sel gemme d'où s'échappaient deux tresses de cheveux, tordues comme des cornes d'Ammon; et Hamilcar, en tunique violette brochée de pampres d'or, gardait à son flanc un glaive de bataille.
Dans l'espace que les tables enfermaient, le python du temple d'Eschmoûn, couché par terre, entre des flaques d'huile rose, décrivait en se mordant la queue un grand cercle noir. Il y avait au milieu du cercle une colonne de cuivre supportant un œuf de cristal; comme le soleil frappait dessus, des rayons de tous les côtés en partaient.
Derrière Salammbô se développaient les prêtres de Tanit en robe de lin; les anciens, à sa droite, formaient, avec leur tiare, une grande ligne d'or, et, de l'autre côté, les riches, avec leurs sceptres d'émeraude, une grande ligne verte,—tandis que, tout au fond, où étaient rangés les prêtres de Moloch, on aurait dit, à cause de leurs manteaux, une muraille de pourpre. Les autres collèges occupaient les terrasses inférieures. La multitude encombrait les rues. Elle remontait sur les maisons et allait, par longues files, jusqu'au haut de l'Acropole. Ayant ainsi le peuple à ses pieds, le firmament sur la tête, autour d'elle l'immensité de la mer, le golfe, les montagnes et les perspectives des provinces, Salammbô resplendissante se confondait avec Tanit et semblait le génie même de Carthage, son âme corporifiée.
Le festin devait durer toute la nuit, et des lampadaires à plusieurs branches étaient plantés, comme des arbres, sur les tapis de laine peinte qui enveloppaient les tables basses. De grandes buires d'électrum, des amphores de verre bleu, des cuillères d'écaille et des petits pains ronds se pressaient dans la double série des assiettes à bordure de perles; des grappes de raisin avec leurs feuilles étaient enroulées comme des thyrses à des ceps d'ivoire; des blocs de neige se fondaient sur des plateaux d'ébène, et des limons, des grenades, des courges et des pastèques faisaient des monticules sous les hautes argenteries; des sangliers, la gueule ouverte, se vautraient dans la poussière des épices; des lièvres, couverts de leurs poils, paraissaient bondir entre les fleurs; des viandes composées emplissaient des coquilles; les pâtisseries avaient des formes symboliques; quand on retirait les cloches des plats, il s'envolait des colombes.
Cependant les esclaves, la tunique retroussée, circulaient sur la pointe des orteils; de temps à autre, les lyres sonnaient un hymne, ou bien un chœur de voix s'élevait. La rumeur du peuple, continue comme le bruit de la mer, flottait vaguement autour du festin et semblait le bercer dans une harmonie plus large; quelques-uns se rappelaient le banquet des Mercenaires; on s'abandonnait à des rêves de bonheur; le soleil commençait à descendre, et le croissant de la lune se levait déjà dans l'autre partie du ciel.
Mais Salammbô, comme si quelqu'un l'eût appelée, tourna la tête; le peuple, qui la regardait, suivit la direction de ses yeux.
Au sommet de l'Acropole, la porte du cachot, taillé dans le roc au pied du temple, venait de s'ouvrir; et, dans ce trou noir, un homme sur le seuil était debout.
Il en sortit courbé en deux, avec l'air effaré des bêtes fauves quand on les rend libres tout à coup.
La lumière l'éblouissait; il resta quelque temps immobile. Tous l'avaient reconnu, et ils retenaient leur haleine.
Le corps de cette victime était pour eux une chose particulière et décorée d'une splendeur presque religieuse. Ils se penchaient pour le voir, les femmes surtout. Elles brûlaient de contempler celui qui avait fait mourir leurs enfants et leurs époux; et du fond de leur âme, malgré elles, surgissait une infâme curiosité,—le désir de le connaître complètement, envie mêlée de remords et qui se tournait en un surcroît d'exécration.
Enfin il s'avança; l'étourdissement de la surprise s'évanouit. Quantité de bras se levèrent, et on ne le vit plus.
L'escalier de l'Acropole avait soixante marches. Il les descendit comme s'il eût roulé dans un torrent, du haut d'une montagne; trois fois on l'aperçut qui bondissait, puis en bas, il retomba sur les deux talons.
Ses épaules saignaient, sa poitrine haletait à larges secousses; et il faisait pour rompre ses liens de tels efforts que ses bras croisés sur ses reins nus se gonflaient comme des tronçons de serpent.
De l'endroit où il se trouvait, plusieurs rues partaient devant lui. Dans chacune d'elles un triple rang de chaînes en bronze, fixées au nombril des Dieux Patæques, s'étendait d'un bout à l'autre parallèlement; la foule était tassée contre les maisons, et, au milieu, des serviteurs des anciens se promenaient en brandissant des lanières.
Un d'eux le poussa en avant, d'un grand coup; Mâtho se mit à marcher.
Ils allongeaient leurs bras par-dessus les chaînes, en criant qu'on lui avait laissé le chemin trop large; et il allait, palpé, piqué, déchiqueté par tous ces doigts; lorsqu'il était au bout d'une rue, une autre apparaissait; plusieurs fois il se jeta de côté pour les mordre; on s'écartait bien vite, les chaînes le retenaient, et la foule éclatait de rire.
Un enfant lui déchira l'oreille; une jeune fille, dissimulant sous sa manche la pointe d'un fuseau, lui fendit la joue; on lui enlevait des poignées de cheveux, des lambeaux de chair; d'autres, avec des bâtons où tenaient des éponges imbibées d'immondices, lui tamponnaient le visage. Du côté droit de sa gorge, un flot de sang jaillit; aussitôt le délire commença. Ce dernier des Barbares leur représentait tous les Barbares, toute l'armée; ils se vengeaient sur lui de leurs désastres, de leurs terreurs, de leurs opprobres. La rage du peuple se développait en s'assouvissant; les chaînes trop tendues se courbaient, allaient se rompre; ils ne sentaient pas les coups des esclaves frappant sur eux pour les refouler; d'autres se cramponnaient aux saillies des maisons; toutes les ouvertures dans les murailles étaient bouchées par des têtes; et le mal qu'ils ne pouvaient lui faire, ils le hurlaient.
C'étaient des injures atroces, immondes, avec des encouragements ironiques et des imprécations; et comme ils n'avaient pas assez de sa douleur présente, ils lui en annonçaient d'autres plus terribles encore pour l'éternité.
Ce vaste aboiement emplissait Carthage, avec une continuité stupide. Souvent une seule syllabe—une intonation rauque, profonde, frénétique—était répétée durant quelques minutes par le peuple entier. De la base au sommet les murs en vibraient, et les deux parois de la rue semblaient à Mâtho venir contre lui et l'enlever du sol, comme deux bras immenses qui l'étouffaient dans l'air.
Cependant il se souvenait d'avoir, autrefois, éprouvé quelque chose de pareil. C'était la même foule sur les terrasses, les mêmes regards, la même colère; mais alors il marchait libre, tous s'écartaient, un dieu le recouvrait;—et ce souvenir, peu à peu se précisant, lui apportait une tristesse écrasante. Des ombres passaient devant ses yeux; la ville tourbillonnait dans sa tête, son sang ruisselait par une blessure de sa hanche, il se sentait mourir; ses jarrets plièrent, et il s'affaissa tout doucement, sur les dalles.
Quelqu'un alla prendre, au péristyle du temple de Melkarth, la barre d'un trépied rougie par des charbons, et, la glissant sous la première chaîne, il l'appuya contre sa plaie. On vit la chair fumer; les huées du peuple étouffèrent sa voix; il était debout.
Six pas plus loin, et une troisième, une quatrième fois encore il tomba; toujours un supplice nouveau le relevait. On lui envoyait avec des tubes des gouttelettes d'huile bouillante; on sema sous ses pas des tessons de verre; il continuait à marcher. Au coin de la rue de Sateb, il s'accota sous l'auvent d'une boutique, le dos contre la muraille, et n'avança plus.
Les esclaves du Conseil le frappèrent avec leurs fouets en cuir d'hippopotame, si furieusement et pendant si longtemps que les franges de leur tunique étaient trempées de sueur. Mâtho paraissait insensible; tout à coup, il prit son élan, et il se mit à courir au hasard, en faisant avec ses lèvres le bruit des gens qui grelottent par un grand froid. Il enfila la rue de Boudès, la rue de Sœpo, traversa le Marché aux herbes et arriva sur la place de Khamon.
Il appartenait aux prêtres maintenant; les esclaves venaient d'écarter la foule; il y avait plus d'espace. Mâtho regarda autour de lui, et ses yeux rencontrèrent Salammbô.
Dès le premier pas qu'il avait fait, elle s'était levée; puis involontairement, à mesure qu'il se rapprochait, elle s'était avancée peu à peu jusqu'au bord de la terrasse; et bientôt, toutes les choses extérieures s'effaçant, elle n'avait aperçu que Mâtho. Un silence s'était fait dans son âme,—un de ces abîmes où le monde entier disparaît sous la pression d'une pensée unique, d'un souvenir, d'un regard. Cet homme qui marchait vers elle l'attirait.
Il n'avait plus, sauf les yeux, d'apparence humaine; c'était une longue forme complètement rouge; ses liens rompus pendaient le long de ses cuisses, mais on ne les distinguait pas des tendons de ses poignets tout dénudés; sa bouche restait grande ouverte; de ses orbites sortaient deux flammes qui avaient l'air de monter jusqu'à ses cheveux;—et le misérable marchait toujours!
Il arriva juste au pied de la terrasse. Salammbô était penchée sur la balustrade; ces effroyables prunelles la contemplaient, et la conscience lui surgit de tout ce qu'il avait souffert pour elle. Bien qu'il agonisât, elle le revoyait dans sa tente, à genoux, lui entourant la taille de ses bras, balbutiant des paroles douces; elle avait soif de les sentir encore, de les entendre; elle allait crier. Il s'abattit à la renverse et ne bougea plus.
Salammbô, presque évanouie, fut reportée sur son trône par les prêtres s'empressant autour d'elle. Ils la félicitaient; c'était son œuvre. Tous battaient des mains et trépignaient, en hurlant son nom.
Un homme s'élança sur le cadavre. Bien qu'il fût sans barbe, il avait à l'épaule le manteau des prêtres de Moloch, et à la ceinture l'espèce de couteau leur servant à dépecer les viandes sacrées et que terminait, au bout du manche, une spatule d'or. D'un seul coup il fendit la poitrine de Mâtho, puis en arracha le cœur, le posa sur la cuillère; et Schahabarim, levant son bras, l'offrit au soleil.
Le soleil s'abaissait derrière les flots; ses rayons arrivaient comme de longues flèches sur le cœur tout rouge. L'astre s'enfonçait dans la mer à mesure que les battements diminuaient; à la dernière palpitation, il disparut.
Alors, depuis le golfe jusqu'à la lagune et de l'isthme jusqu'au phare, dans toutes les rues, sur toutes les maisons et sur tous les temples, ce fut un seul cri; quelquefois il s'arrêtait, puis recommençait; les édifices en tremblaient; Carthage était comme convulsée dans le spasme d'une joie titanique et d'un espoir sans bornes.
Narr'Havas, enivré d'orgueil, passa son bras gauche sous la taille de Salammbô, en signe de possession; et, de la droite, prenant une patère d'or, il but au génie de Carthage.
Salammbô se leva comme son époux, avec une coupe à la main, afin de boire aussi. Elle retomba, la tête en arrière, par-dessus le dossier du trône, blême, raidie, les lèvres ouvertes,—et ses cheveux dénoués pendaient jusqu'à terre.
Ainsi mourut la fille d'Hamilcar pour avoir touché au manteau de Tanit.
FIN.
GLOSSAIRE ALPHABÉTIQUE
DES MOTS PEU CONNUS
CITÉS DANS L'OUVRAGE
A
Ægates (îles).—Ilots situés à la pointe occidentale de la Sicile, en face de la ville de Drepanum. C'est là que le consul Lutatius battit la flotte carthaginoise et conclut le traité qui mit fin à la première guerre punique, l'an 512 de Rome (241 av. J.-C).
Alètès.—Héros espagnol, inventeur des mines d'argent. Il y avait, auprès de Carthagène, un tumulus portant son nom.
Algumin.—(Algumin ou Almugin) corail (?) ou bois précieux de teinture rouge, venant d'Ophir.
Anaïtis.—Déesse lunaire, infernale et guerrière que les Assyriens adoraient sous ce nom comme l'épouse d'Anou (le Ciel).
Annaba.—Actuellement Bône, en Algérie.
Apaka ou Aphaka.—Dans le Liban; c'est là qu'Adonis a été tué par le sanglier et qu'il est pleuré par la déesse.
Astarté.—Nom phénicien Astoreth, modernisé.
Astoreth.—Nom phénicien de la déesse Tanit. Nous en avons fait Astarté dans la prononciation moderne.
Atarantes.—Peuple nomade de l'ancienne Afrique, voisin des Garamantes, dans la Libye intérieure.
Athara.—Probablement une corruption de Athor, la déesse égyptienne en qui les Grecs ont cru reconnaître leur Vénus Aphrodite, et qui semble une forme secondaire et ténébreuse de la grande Isis.
B
Baalet.—Signifie: Maîtresse.
Baccaris.—Plante dont on se servait dans les enchantements.
Bdellium.—Gomme-résine.
Beka.—Monnaie israélite qui équivalait à 1/2 sicle, c'est-à-dire à 7gr,08c.
Bématistes.—Arpenteurs géomètres.
Bésoars.—(Bézoard, vieille forme française du mot persan Padzehr), pierres passant pour antidotes.
Byssus.—Tissu très précieux qu'on faisait avec des touffes de filaments sortant de certaines coquilles bivalves.
C
Cab.—Mesure pour les matières sèches (Bible).
Calcédoines.—Variété d'agates.
CallaÏs.—Pierre précieuse, d'une couleur vert de mer, tirée du Caucase.
Canthare.—Vase à boire en poterie, d'origine grecque, muni ordinairement de deux anses.
Cassitérides.—Nom donné par les anciens aux îles Sorlingues (en anglais, Scylly), groupe d'îlots et de rochers situé à l'extrémité occidentale du comté de Cornouailles.
Chabar.—La planète Venus.
Clinabares.—Files de soldats ou cavaliers couverts d'un tissu de mailles d'acier si déliées et si flexibles que toute l'enveloppe de métal adhérait exactement au corps, sans gêner les mouvements.
Couffes.—Sorte de corbeilles ou cabas d'emballage.
D
Derceto.—Déesse femelle de Dagon, l'une des nombreuses divinités des Philistins qui la représentaient aussi avec une tête humaine et un corps de poisson.
Dilochie.—Division militaire qui comprenait 32 hommes en 2 files et en 16 rangs.
Drepanum.—Ancienne ville de la Sicile, sur la côte occidentale, où les Romains furent défaits par les Carthaginois.
E
Electrum.—Alliage de trois parties d'or et d'une d'argent, dont on fabriquait les coupes propres à déceler le poison.
Elissa.—Nom phénicien de Didon.
Eloul.—Mois de septembre.
Ersiphonie.—En hébreu (terre du Nord) relativement à la Sicile, à l'Afrique, à la Ligurie, etc.
Eryx.—Ville de la Sicile ancienne, près de la montagne du même nom.—Quartier général d'Hamilcar Barca, pendant les quatre dernières années de la première guerre punique.
Eschmoun.—Le huitième dieu planétaire, que les Grecs ont confondu avec Esculape; était très honoré en Phénicie et à Carthage, si l'on en juge par la quantité de noms propres dans la formation desquels il entre.
Eziongaber.—(Ezien-Guéber, l'épine dorsale du géant), cap sur la mer Rouge.
F
Filipendule.—Plante de la famille des rosacées, dont la racine et les feuilles ont une vertu curative.
G
Gadès.—Ancienne ville de la Bétique (partie méridionale de l'ancienne Espagne), actuellement Cadix.
Gagates.—Nom donné par les anciens à une pierre noire que l'on croit être le jais.
Galbanum.—Gomme-résine très anciennement connue et employée comme aromate.
Garamantes.—Ancien peuple d'Afrique, dans la Libye intérieure.
Garum.—Espèce de saumure qui se préparait avec des intestins et des débris de poissons.
H
Hadrumète.—Ancienne ville d'Afrique, au S.-E. de Carthage; actuellement Souse, en Tunisie.
Harousch-noir.—Chaîne de montagnes de l'Afrique septentrionale.
Hécatompyle (Aux cent portes).—Ancienne ville de l'Asie, dans l'Hyrcanie.
Hoplites.—Fantassins de l'armée grecque, pesamment armés.
K
Kabyres (forts).—Dieux planétaires phéniciens, au nombre de sept, auxquels plus tard on ajouta un huitième, Eschmoun.
Khamon (Baal-Khamon).—Dieu mâle de Tanit. La force bienfaisante du Soleil.
Kesitah.—Sorte de monnaie valant 4 sicles (Bible et Talmud).
Kicar.—Monnaie israélite qui avait la valeur de 3,000 sicles, c'est-à-dire de 42 kilogrammes 480 grammes.
L
Lamat.—Sorte d'antilope dont la peau, après une préparation, pouvait résister au fer.
Lausonia.—Vulgairement le henneh oriental, arbrisseau dont le suc sert à teindre en rose vif.
Lottes.—Poisson de la famille des Gadoïdes, comme le merlan, la morue, etc.
Lupins.—Végétal à feuille en éventail et à graine nutritive; employé comme fourrage.
Lutatius.—Consul romain vainqueur des Carthaginois à la bataille des îles Ægates.
M
Mamertins.—Habitants de Mamertium, ville de l'Italie ancienne, dans le Brutium, en face de Messine. Assiégés par les Carthaginois, ils appelèrent les Romains à leur secours, et furent ainsi la cause occasionnelle de la première guerre punique.
Marazana.—Ville de la Byzacène, province carthaginoise.
Maschala.—(Mascula, Maxula, Maxala), ville de Numidie.
Masisabal.—(Myth. phénicienne). Enchanteur que Melkarth cloua à un arbre et décapita.
Médimne.—Mesure grecque pour les matières sèches; environ 50 litres.
Melkarth.—L'Hercule phénicien.
Mogbeds.—Mot persan moderne. Mages, adorateurs du feu.
Molobathre ou Malabathre.-Laurier des Indes dont on extrayait un parfum (cannellier).
Moloch.—Dieu phénicien qui semble symboliser la force brûlante, dévoratrice, du Soleil.
Mylitta.—Déesse babylonienne.
Myrobalan.—Fruit aromatique.
N
Narr'Havas.—Feu du souffle, du nom numide Nar-el-haonah.
Nyssam.—Mois d'avril chez les Phéniciens.
O
Origan.—Plante herbacée, aromatique, et possédant des propriétés stimulantes.
Orynges.—Probablement Oningis ou Oringis, ancienne ville de la Bétique.
P
Patæques.—Dieux embryonnaires confondus à une certaine époque avec les Kabyres.
Phalariques.—Dards entourés de matières incendiaires.
Phazzana.—Ancien nom d'une contrée de la Libye intérieure, au nord des Garamantes.
Pilum.—Arme de jet romaine, d'environ 7 pieds de long.
R
Rabbetna.—Signifie: Notre Dame, Notre Maîtresse.
Rusicada.—Ancienne ville de Numidie.
S
Sarisses.—Sorte de piques dont s'armaient les hoplites.
Schabar.—Probablement Schebat, mois de février.
Scombres.—Genre de poissons de mer qui comprend le maquereau.
Seseli.—Plante aromatique.
Sicle.—Unité de poids israélite qui pesait 14gr,16c.
Silphium.—Plante à laquelle on attribuait une certaine propriété médicale et dont on extrayait une gomme estimée précieuse. On la récoltait en Libye, près de Cyrène.
Styrax.—Substance résineuse et balsamique.
Syntagme.—Subdivision de la phalange grecque, comprenant un carré de 16 hommes de côté.
Syrtes.—Ancien nom des deux golfes formés par la méditerranée sur la côte septentrionale de l'Afrique, entre l'Égypte et le cap Hermæum (aujourd'hui golfe de Sidre et golfe de Gabès).
T
Tammouz.—Mois de juillet.
Tamrapani.—Probablement Tampraparni, surnom aryen de Taprobane (l'île de Ceylan).
Taormine.—Ancienne ville de la Sicile.
Tanit.—La lune, la déesse de Carthage.
Tartessus.—Ile d'Hispanie (l'ancienne Espagne), sur la côte de la Bétique.
Thymiamata.—Probablement Thymiatéria, ville sur la côte occidentale de la Mauritanie,—identifiée avec Mamora de nos jours.
Tilby.—Mois de janvier.
Tiratha.—A le sens du sexe, symbole de la déesse.
Tuburgo.—Probablement Tuburbo, ville d'Afrique.
Z
Zeret.—Mesure de longueur hébraïque; probablement demi-coudée.
APPENDICE
Sainte-Beuve ayant consacré à Salammbô une importante étude[1], M. Flaubert réfuta ses critiques dans la lettre suivante:
«Décembre 1862.
«Mon cher maître,
«Votre troisième article sur Salammbô m'a radouci (je n'ai jamais été bien furieux). Mes amis les plus intimes se sont un peu irrités des deux autres; mais, moi, à qui vous avez dit franchement ce que vous pensez de mon gros livre, je vous sais gré d'avoir mis tant de clémence dans votre critique. Donc, encore une fois, et bien sincèrement, je vous remercie des marques d'affection que vous me donnez, et, passant par-dessus les politesses, je commence mon Apologie.
«Êtes-vous bien sûr, d'abord,—dans votre jugement général,—de n'avoir pas obéi un peu trop à votre impression nerveuse? L'objet de mon livre, tout ce monde barbare, oriental, molochiste, vous déplaît en soi! Vous commencez par douter de la réalité de ma reproduction, puis vous me dites: «Après tout, elle peut être vraie»; et comme conclusion: «Tant pis si elle est vraie!» A chaque minute vous vous étonnez; et vous m'en voulez d'être étonné. Je n'y peux rien cependant! Fallait-il embellir, atténuer, fausser, franciser! Mais vous me reprochez vous-même d'avoir fait un poème, d'avoir été classique dans le mauvais sens du mot, et vous me battez avec les Martyrs!
«Or le système de Chateaubriand me semble diamétralement opposé au mien. Il partait d'un point de vue tout idéal; il rêvait des martyrs typiques. Moi, j'ai voulu fixer un mirage en appliquant à l'Antiquité les procédés du roman moderne, et j'ai tâché d'être simple. Riez tant qu'il vous plaira! Oui, je dis simple, et non pas sobre. Rien de plus compliqué qu'un Barbare. Mais j'arrive à vos articles, et je me défends, je vous combats pied à pied.
«Dès le début, je vous arrête à propos du Périple d'Hannon admiré par Montesquieu, et que je n'admire point. A qui peut-on faire croire aujourd'hui que ce soit là un document original? C'est évidemment traduit, raccourci, échenillé et arrangé par un Grec. Jamais un Oriental, quel qu'il soit, n'a écrit de ce style. J'en prends à témoin l'inscription d'Eschmounazar, si emphatique et redondante! Des gens qui se font appeler fils de Dieu, œil de Dieu (voyez les inscriptions d'Hamaker), ne sont pas simples comme vous l'entendez.—Et puis vous m'accorderez que les Grecs ne comprenaient rien au monde barbare. S'ils y avaient compris quelque chose, ils n'eussent pas été des Grecs. L'Orient répugnait à l'hellénisme. Quels travestissements n'ont-ils pas fait subir à tout ce qui leur a passé par les mains, d'étranger!—J'en dirai autant de Polybe. C'est pour moi une autorité incontestable, quant aux faits; mais tout ce qu'il n'a pas vu (ou ce qu'il a omis intentionnellement, car, lui aussi, il avait un cadre et une école), je peux bien aller le chercher partout ailleurs. Le Périple d'Hannon n'est donc pas «un monument carthaginois», bien loin «d'être le seul», comme vous le dites. Un vrai monument carthaginois, c'est l'inscription de Marseille, écrite en vrai punique. Il est simple, celui-là, je l'avoue, car c'est un tarif, et encore l'est-il moins que ce fameux Périple où perce un petit coin de merveilleux à travers le grec;—ne fût-ce que ces peaux de gorille prises pour des peaux humaines et qui étaient appendues dans le temple de Moloch (traduisez Saturne), et dont je vous ai épargné la description;—et d'une! remerciez-moi. Je vous dirai même entre nous que le Périple d'Hannon m'est complètement odieux pour l'avoir lu et relu avec les quatre dissertations de Bougainville (dans les Mémoires de l'Académie des inscriptions) sans compter mainte thèse de doctorat,—le Périple d'Hannon étant un sujet de thèse.
«Quant à mon héroïne, je ne la défends pas. Elle ressemble, selon vous, à «une Elvire sentimentale», à Velléda, à Mme Bovary. Mais non! Velléda est active, intelligente, européenne. Mme Bovary est agitée par des passions multiples; Salammbô, au contraire, demeure clouée par l'idée fixe. C'est une maniaque, une espèce de sainte Thérèse. N'importe! Je ne suis pas sûr de sa réalité; car ni moi, ni vous, ni personne, aucun ancien et aucun moderne, ne peut connaître la femme orientale, par la raison qu'il est impossible de la fréquenter.
«Vous m'accusez de manquer de logique et vous me demandez: Pourquoi les Carthaginois ont-ils massacré les Barbares? La raison en est bien simple: ils haïssent les Mercenaires; ceux-là leur tombent sous la main; ils sont les plus forts et ils les tuent. Mais «la nouvelle, dites-vous, pouvait arriver d'un moment à l'autre au camp». Par quel moyen?—Et qui donc l'eût apportée? Les Carthaginois; mais dans quel but?—Des Barbares? mais il n'en restait plus dans la ville!—Des étrangers? des indifférents?—mais j'ai eu soin de montrer que les communications n'existaient pas entre Carthage et l'armée!
«Pour ce qui est d'Hannon (le lait de chienne, soit dit en passant, n'est point une plaisanterie; il était et est encore un remède contre la lèpre: voyez le Dictionnaire des sciences médicales, article Lèpre; mauvais article d'ailleurs et dont j'ai rectifié les données d'après mes propres observations faites à Damas et en Nubie),—Hannon, dis-je, s'échappe, parce que les Mercenaires le laissent volontairement s'échapper. Ils ne sont pas encore déchaînés contre lui. L'indignation leur vient ensuite avec la réflexion, car il leur faut beaucoup de temps avant de comprendre toute la perfidie des anciens (voyez le commencement de mon chapitre IV). Mâtho rôde comme un fou autour de Carthage. Fou est le mot juste. L'amour tel que le concevaient les anciens n'était-il pas une folie, une malédiction, une maladie envoyée par les dieux? Polybe serait bien étonné, dites-vous, de voir ainsi son Mâtho. Je ne le crois pas, et M. de Voltaire n'eût point partagé cet étonnement. Rappelez-vous ce qu'il dit de la violence des passions en Afrique, dans Candide (récit de la vieille): «C'est du feu, du vitriol, etc.»
«A propos de l'aqueduc: Ici on est dans l'invraisemblance jusqu'au cou. Oui, cher maître, vous avez raison et plus même que vous ne croyez,—mais pas comme vous le croyez. Je vous dirai plus loin ce que je pense de cet épisode, amené non pour décrire l'aqueduc, lequel m'a donné beaucoup de mal, mais pour faire entrer convenablement dans Carthage mes deux héros. C'est d'ailleurs le ressouvenir d'une anecdote, rapportée dans Polyen (Ruses de guerre), l'histoire de Théodore, l'ami de Cléon, lors de la prise de Sestos par les gens d'Abydos.
«On regrette un lexique. Voilà un reproche que je trouve souverainement injuste. J'aurais pu assommer le lecteur avec des mots techniques. Loin de là! j'ai pris soin de traduire tout en français. Je n'ai pas employé un seul mot spécial sans le faire suivre de son explication, immédiatement. J'en excepte les noms de monnaie, de mesure et de mois que le sens de la phrase indique. Mais quand vous rencontrez dans une page kreutzer, yard, piastre ou penny, cela vous empêche-t-il de la comprendre? Qu'auriez-vous dit si j'avais appelé Moloch Melek, Hannibal Han-Baal, Carthage Kartadda, et si, au lieu de dire que les esclaves au moulin portaient des muselières, j'avais écrit des pausicapes! Quant aux noms de parfums et de pierreries, j'ai bien été obligé de prendre les noms qui sont dans Théophraste, Pline et Athénée. Pour les plantes, j'ai employé les noms latins, les mots reçus, au lieu des mots arabes ou phéniciens. Ainsi j'ai dit Lawsonia au lieu de Henneh, et même j'ai eu la complaisance d'écrire Lausonia par un u, ce qui est une faute, et de ne pas ajouter inermis, qui eût été plus précis. De même pour Kok'heul que j'écris antimoine, en vous épargnant sulfure, ingrat! Mais je ne peux pas, par respect pour le lecteur français, écrire Hannibal et Hamilcar sans h, puisqu'il y a un esprit sur l'α, et m'en tenir à Rollin! Un peu de douceur!
«Quant au temple de Tanit, je suis sûr de l'avoir reconstruit tel qu'il était, avec le traité de la Déesse de Syrie, avec les médailles du duc de Luynes, avec ce qu'on sait du temple de Jérusalem, avec un passage de saint Jérôme, cité par Selden (De Diis Syriis), avec le plan du temple de Gozzo qui est bien carthaginois, et mieux que tout cela, avec les ruines du Temple de Thugga que j'ai vu moi-même, de mes yeux, et dont aucun voyageur ni antiquaire, que je sache, n'a parlé. N'importe, direz-vous, c'est drôle! Soit!—Quant à la description en elle-même, au point de vue littéraire, je la trouve, moi, très compréhensible, et le drame n'en est pas embarrassé, car Spendius et Mâtho restent au premier plan; on ne les perd pas de vue. Il n'y a point dans mon livre une description isolée gratuite, toutes servent à mes personnages et ont une influence lointaine ou immédiate sur l'action.
«Je n'accepte pas non plus le mot de chinoiserie appliqué à la chambre de Salammbô, malgré l'épithète d'exquise qui le relève (comme dévorants fait à chiens dans le fameux Songe), parce que je n'ai pas mis là un seul détail qui ne soit dans la Bible ou que l'on ne rencontre encore en Orient. Vous me répétez que la Bible n'est pas un guide pour Carthage (ce qui est un point à discuter); mais les Hébreux étaient plus près des Carthaginois que les Chinois, convenez-en! D'ailleurs il y a des choses de climat qui sont éternelles. Pour le mobilier et les costumes, je vous renvoie aux textes réunis dans la 21e dissertation de l'abbé Mignot (Mémoires de l'Académie des Inscriptions, t. XL ou XLI, je ne sais plus).
«Quant à ce goût «d'opéra, de pompe et d'emphase», pourquoi donc voulez-vous que les choses n'aient pas été ainsi, puisqu'elles sont telles maintenant! Les cérémonies, les visites, les prosternations, les invocations, les encensements et tout le reste, n'ont pas été inventés par Mahomet, je suppose.
«Il en est de même d'Hannibal. Pourquoi trouvez-vous que j'ai fait son enfance fabuleuse? est-ce parce qu'il tue un aigle? beau miracle dans un pays où les aigles abondent! Si la scène eût été placée dans les Gaules, j'aurais mis un hibou, un loup ou un renard. Mais, Français que vous êtes, vous êtes habitué, malgré vous, à considérer l'aigle comme un oiseau noble, et plutôt comme un symbole que comme un être animé. Les aigles existent cependant.
«Vous me demandez où j'ai pris une pareille idée du Conseil de Carthage? Mais dans tous les milieux analogues par les temps de révolution, depuis la Convention jusqu'au parlement d'Amérique, où naguère encore on échangeait des coups de canne et des coups de revolver, lesquelles cannes et lesquels revolvers étaient apportés (comme mes poignards) dans la manche des paletots. Et même mes Carthaginois sont plus décents que les Américains, puisque le public n'était pas là. Vous me citez, en opposition une grosse autorité, celle d'Aristote. Mais Aristote, antérieur à mon époque de plus de quatre-vingts ans, n'est ici d'aucun poids. D'ailleurs il se trompe grossièrement, le Stagyrique, quand il affirme qu'on n'a jamais vu à Carthage d'émeute ni de tyran. Voulez-vous des dates? en voici: il y avait eu la conspiration de Carthalon, 530 avant Jésus-Christ; les empiétements des Magon, 460; la conspiration d'Hannon, 337; la conspiration de Bomilcar, 307. Mais je dépasse Aristote!—A un autre.
«Vous me reprochez les escarboucles formées par l'urine des lynx. C'est du Théophraste, Traité des Pierreries: tant pis pour lui! J'allais oublier Spendius. Eh bien, non, cher maître, son stratagème n'est ni bizarre ni étrange. C'est presque un poncif. Il m'a été fourni par Élien (Histoire des animaux) et par Polyen (Stratagèmes). Cela était même si connu depuis le siège de Mégare par Antipater (ou Antigone), que l'on nourrissait exprès des porcs avec les éléphants pour que les grosses bêtes ne fussent pas effrayées par les petites. C'était, en un mot, une farce usuelle, et probablement fort usée au temps de Spendius. Je n'ai pas été obligé de remonter jusqu'à Samson, car j'ai repoussé autant que possible tout détail appartenant à des époques légendaires.
«J'arrive aux richesses d'Hamilcar. Cette description, quoi que vous disiez, est au second plan. Hamilcar la domine, et je la crois très motivée. La colère du Suffète va en augmentant à mesure qu'il aperçoit les déprédations commises dans sa maison. Loin d'être à tout moment hors de lui, il n'éclate qu'à la fin, quand il se heurte à une injure personnelle. Qu'il ne gagne pas à cette visite, cela m'est bien égal, n'étant point chargé de faire son panégyrique; mais je ne pense pas l'avoir taillé en charge aux dépens du reste du caractère. L'homme qui tue plus loin les Mercenaires de la façon que j'ai montrée (ce qui est un joli trait de son fils Hannibal, en Italie) est bien le même qui fait falsifier ses marchandises et fouetter à outrance ses esclaves.
«Vous me chicanez sur les onze mille trois cent quatre-vingt-seize hommes de son armée en me demandant: d'où le savez-vous (ce nombre)? qui vous l'a dit? Mais vous venez de le voir vous-même, puisque j'ai dit le nombre d'hommes qu'il y avait dans les différents corps de l'armée punique. C'est le total de l'addition tout bonnement, et non un chiffre jeté au hasard pour reproduire un effet de précision.
«Il n'y a ni vice malicieux ni bagatelle dans mon serpent. Ce chapitre est une espèce de précaution oratoire pour atténuer celui de la tente qui n'a choqué personne et qui, sans le serpent, eût fait pousser des cris. J'ai mieux aimé un effet impudique (si impudeur il y a) avec un serpent qu'avec un homme. Salammbô, avant de quitter sa maison, s'enlace au génie de sa famille, à la religion même de sa patrie en son symbole le plus antique. Voilà tout. Que cela soit messéant dans une ILIADE ou une PHARSALE, c'est possible; mais je n'ai pas eu la prétention de faire l'Iliade ni la Pharsale.
«Ce n'est pas ma faute non plus si les orages sont fréquents dans la Tunisie à la fin de l'été. Chateaubriand n'a pas plus inventé les orages que les couchers de soleil, et les uns et les autres, il me semble, appartiennent à tout le monde. Notez d'ailleurs que l'âme de cette histoire est Moloch, le Feu, la Foudre. Ici le Dieu lui-même, sous une de ses formes, agit; il dompte Salammbô. Le tonnerre était donc bien à sa place: c'est la voix de Moloch resté en dehors. Vous avouerez de plus que je vous ai épargné la description classique de l'orage. Et puis mon pauvre orage ne tient pas en tout trois lignes, et à des endroits différents! L'incendie qui suit m'a été inspiré par un épisode de l'histoire de Massinissa, par un autre de l'histoire d'Agathocle et par un passage d'Hirtius,—tous les trois dans des circonstances analogues. Je ne sors pas du milieu, du pays même de mon action, comme vous voyez.
«A propos des parfums de Salammbô, vous m'attribuez plus d'imagination que je n'en ai. Sentez donc, humez dans la Bible Judith et Esther! On les pénétrait, on les empoisonnait de parfums littéralement. C'est ce que j'ai eu soin de dire au commencement, dès qu'il a été question de la maladie de Salammbô.
«Pourquoi ne voulez-vous pas non plus que la disparition du Zaïmph ait été pour quelque chose dans la perte de la bataille, puisque l'armée des Mercenaires contenait des gens qui croyaient au Zaïmph! J'indique les causes principales (trois mouvements militaires) de cette perte; puis j'ajoute celle-là, comme cause secondaire et dernière.
«Dire que j'ai inventé des supplices aux funérailles des Barbares n'est pas exact. Hendreich (Carthago, seu Carth. respublica, 1664) a réuni des textes pour prouver que les Carthaginois avaient coutume de mutiler les cadavres de leurs ennemis; et vous vous étonnez que des barbares qui sont vaincus, désespérés, enragés, ne leur rendent pas la pareille, n'en fassent pas autant une fois et cette fois-là seulement? Faut-il vous rappeler Mme de Lamballe, les Mobiles en 48, et ce qui se passe actuellement aux États-Unis? J'ai été sobre et très doux, au contraire.
«Et puisque nous sommes en train de nous dire nos vérités, franchement je vous avouerai, cher maître, que la pointe d'imagination sadique m'a un peu blessé. Toutes vos paroles sont graves. Or un tel mot de vous, lorsqu'il est imprimé, devient presque une flétrissure. Oubliez-vous que je me suis assis sur les bancs de la Correctionnelle comme prévenu d'outrage aux mœurs, et que les imbéciles et les méchants se font des armes de tout! Ne soyez donc pas étonné si un de ces jours vous lisez dans un petit journal diffamateur, comme il en existe, quelque chose d'analogue à ceci: «M. G. Flaubert est un disciple de Sade. Son ami, son parrain, un maître en fait de critique l'a dit lui-même assez clairement, bien qu'avec cette finesse et cette bonhomie railleuse qui, etc.» Qu'aurais-je à répondre,—et à faire?
«Je m'incline devant ce qui suit. Vous avez raison, cher maître, j'ai donné le coup de pouce, j'ai forcé l'histoire, et comme vous le dites très bien, j'ai voulu faire un siège. Mais dans un sujet militaire, où est le mal?—Et puis je ne l'ai pas complètement inventé, ce siège, je l'ai seulement un peu chargé. Là est toute ma faute.
«Mais pour le passage de Montesquieu relatif aux immolations d'enfants, je m'insurge. Cette horreur ne fait pas dans mon esprit un doute. (Songez donc que les sacrifices humains n'étaient pas complètement abolis en Grèce à la bataille de Leuctres? 370 avant Jésus-Christ). Malgré la condition imposée par Gélon (480), dans la guerre contre Agathocle (302), on brûla, selon Diodore, 200 enfants, et quant aux époques postérieures, je m'en rapporte à Silius Italicus, à Eusèbe, et surtout à saint Augustin, lequel affirme que la chose se passait encore quelquefois de son temps.
«Vous regrettez que je n'aie point introduit parmi les Grecs un
philosophe, un raisonneur chargé de nous faire un cours de morale
ou commettant de bonnes actions, un monsieur enfin sentant comme
nous. Allons donc! était-ce possible? Aratus que vous rappelez est
précisément celui d'après lequel j'ai rêvé Spendius; c'était un homme
d'escalades et de ruses qui tuait très bien la nuit les sentinelles
et qui avait des éblouissements au grand jour. Je me suis refusé un
contraste, c'est vrai; mais un contraste facile, un contraste voulu
et faux.
«J'ai fini l'analyse et j'arrive à votre jugement. Vous avez peut-être raison dans vos considérations sur le roman historique appliqué à l'antiquité, et il se peut très bien que j'aie échoué. Cependant, d'après toutes les vraisemblances et mes impressions, à moi, je crois avoir fait quelque chose qui ressemble à Carthage. Mais là n'est pas la question, je me moque de l'archéologie! Si la couleur n'est pas une, si les détails détonent, si les mœurs ne dérivent pas de la religion et les faits des passions, si les caractères ne sont pas suivis, si les costumes ne sont pas appropriés aux usages et les architectures au climat, s'il n'y a pas, en un mot, harmonie, je suis dans le faux. Sinon, non. Tout se tient.
«Mais le milieu vous agace! Je le sais, ou plutôt je le sens. Au lieu de rester à votre point de vue personnel, votre point de vue de lettré, de moderne, de Parisien, pourquoi n'êtes-vous pas venu de mon côté? L'âme humaine n'est point partout la même, bien qu'en dise M. Levallois[2]. La moindre vue sur le monde est là pour prouver le contraire. Je crois même avoir été moins dur pour l'humanité dans Salammbô que dans Madame Bovary. La curiosité, l'amour qui m'a poussé vers des religions et des peuples disparus, a quelque chose de moral en soi et de sympathique, il me semble.
«Quant au style, j'ai moins sacrifié dans ce livre-là que dans l'autre à la rondeur de la phrase et à la période. Les métaphores y sont rares et les épithètes positives. Si je mets bleues après pierres, c'est que bleues est le mot juste, croyez-moi, et soyez également persuadé que l'on distingue très bien la couleur des pierres à la clarté des étoiles. Interrogez là-dessus tous les voyageurs en Orient, ou allez-y voir.
«Et puisque vous me blâmez pour certains mots, énorme entre autres, que je ne défends pas (bien qu'un silence excessif fasse l'effet du vacarme), moi aussi je vous reprocherai quelques expressions.
«Je n'ai pas compris la citation de Désaugiers, ni quel était son but. J'ai froncé les sourcils à bibelots carthaginois,—diable de manteau,—ragoût et pimenté pour Salammbô qui batifole avec le serpent,—et devant le beau drôle de Libyen qui n'est ni beau ni drôle,—et à l'imagination libertine de Schahabarim.
«Une dernière question, ô maître, une question inconvenante: pourquoi trouvez-vous Schahabarim presque comique et vos bonshommes de Port-Royal si sérieux? Pour moi, M. Singlin est funèbre à côté de mes éléphants. Je regarde des Barbares tatoués comme étant moins anti-humains, moins spéciaux, moins cocasses, moins rares que des gens vivant en commun et qui s'appellent jusqu'à la mort Monsieur!—Et c'est précisément parce qu'ils sont très loin de moi que j'admire votre talent à me les faire comprendre.—Car j'y crois, à Port-Royal, et je souhaite encore moins y vivre qu'à Carthage. Cela aussi était exclusif, hors nature, forcé, tout d'un morceau, et cependant vrai. Pourquoi ne voulez-vous pas que deux vrais existent, deux excès contraires, deux monstruosités différentes?
«Je vais finir.—Un peu de patience!—Êtes-vous curieux de connaître la faute énorme (énorme est ici à sa place) que je trouve dans mon livre? La voici:
«1o Le piédestal est trop grand pour la statue. Or, comme on ne pèche jamais par le trop, mais par le pas assez, il aurait fallu cent pages de plus relatives à Salammbô seulement.
«2o Quelques transitions manquent. Elles existaient; je les ai retranchées ou trop raccourcies, dans la peur d'être ennuyeux.
«3o Dans le chapitre VI tout ce qui se rapporte à Giscon est de même tonalité que la deuxième partie du chapitre II (Hannon). C'est la même situation, et il n'y a point progression d'effet.
«4o Tout ce qui s'étend depuis la bataille du Macar jusqu'au serpent, et tout le chapitre XIII jusqu'au dénombrement des Barbares, s'enfonce, disparaît dans le souvenir. Ce sont des endroits de second plan, ternes, transitoires, que je ne pouvais malheureusement éviter et qui alourdissent le livre, malgré les efforts de prestesse que j'ai pu faire. Ce sont ceux-là qui m'ont le plus coûté, que j'aime le moins, et dont je me suis le plus reconnaissant.
«5o L'aqueduc.
«Aveu! mon opinion secrète est qu'il n'y avait point d'aqueduc à Carthage, malgré les ruines actuelles de l'aqueduc. Aussi ai-je eu soin de prévenir d'avance toutes les objections par une phrase hypocrite à l'adresse des archéologues. J'ai mis les pieds dans le plat, lourdement, en rappelant que c'était une invention romaine, alors nouvelle, et que l'aqueduc d'à présent a été refait sur l'ancien. Le souvenir de Bélisaire coupant l'aqueduc romain de Carthage m'a poursuivi, et puis c'était une belle entrée pour Spendius et Mâtho. N'importe! mon aqueduc est une lâcheté! Confiteor.
«6o Autre et dernière coquinerie: Hannon.
«Par amour de la clarté, j'ai faussé l'histoire quant à sa mort. Il fut bien, il est vrai, crucifié par les Mercenaires, mais en Sardaigne. Le général crucifié à Tunis en face de Spendius s'appelait Hannibal. Mais quelle confusion cela eût fait pour le lecteur!
«Tel est, cher maître, ce qu'il y a, selon moi, de pire dans mon livre. Je ne vous dis pas ce que j'y trouve de bon. Mais soyez sûr que je n'ai point fait un Carthage fantastique. Les documents sur Carthage existent, et ils ne sont pas tous dans Movers. Il faut aller les chercher un peu loin. Ainsi Ammien Marcellin m'a fourni la forme exacte d'une porte, le poème de Corippus (la Johannide), beaucoup de détails sur les peuplades africaines, etc.
«Et puis mon exemple sera peu suivi. Où donc alors est le danger? Les Leconte de Lisle et les Baudelaire sont moins à craindre que les... et les... dans ce doux pays de France où le superficiel est une qualité, et où le banal, le facile et le niais sont toujours applaudis, adoptés, adorés. On ne risque de corrompre personne quand on aspire à la grandeur. Ai-je mon pardon?
«Je termine en vous disant encore une fois merci, mon cher maître. En me donnant des égratignures, vous m'avez très tendrement serré les mains, et bien que vous m'ayez quelque peu ri au nez, vous ne m'en avez pas moins fait trois grands saluts, trois grands articles très détaillés, très considérables et qui ont dû vous être plus pénibles qu'à moi. C'est de cela surtout que je vous suis reconnaissant. Les conseils de la fin ne seront pas perdus, et vous n'aurez eu affaire ni à un sot ni à un ingrat.
«Tout à vous,
«Gustave Flaubert.»
Sainte-Beuve répondit à cette lettre par le billet suivant:
«Ce 25 décembre 1862.
«Mon cher ami,
«J'attendais avec impatience cette lettre promise. Je l'ai lue hier soir, et je la relis ce matin. Je ne regrette plus d'avoir fait ces articles, puisque je vous ai amené à sortir ainsi toutes vos raisons. Ce soleil d'Afrique a eu cela de singulier que toutes nos humeurs à tous, même nos humeurs secrètes, ont fait éruption. Salammbô, indépendamment de la dame, est dès à présent le nom d'une bataille, de plusieurs batailles. Je compte faire ceci: mes articles restant ce qu'ils sont, en les réimprimant je mettrai, à la fin du volume, ce que vous appelez votre Apologie, et sans plus de réplique de ma part. J'avais tout dit; vous répondez: les lecteurs attentifs jugeront. Ce que j'apprécie surtout, et ce que chacun sentira, c'est cette élévation d'esprit et de caractère qui vous a fait supporter tout naturellement mes contradictions et qui oblige envers vous à plus d'estime. M. Lebrun (de l'Académie), un homme juste, me disait l'autre jour à propos de vous: «Après tout, il sort de là un plus gros monsieur qu'auparavant.» Ce sera l'impression générale et définitive.
«C.-A. Sainte-Beuve.»
Dans un article publié dans la Revue contemporaine, M. Frœhner avait très vivement critiqué Salammbô. M. Gustave Flaubert, en réponse à son article, adressa au directeur de la Revue contemporaine la lettre suivante:
A M. FRŒHNER
Rédacteur de la Revue contemporaine
«Paris, 21 janvier 1863.
«Monsieur,
«Je viens de lire votre article sur Salammbô paru dans la Revue contemporaine le 31 décembre 1862. Malgré l'habitude où je suis de ne répondre à aucune critique, je ne puis accepter la vôtre. Elle est pleine de convenance et de choses extrêmement flatteuses pour moi; mais comme elle met en doute la sincérité de mes études, vous trouverez bon, s'il vous plaît, que je relève ici plusieurs de vos assertions.
«Je vous demanderai d'abord, monsieur, pourquoi vous me mêlez si obstinément à la collection Campana en affirmant qu'elle a été ma ressource, mon inspiration permanente? Or j'avais fini Salammbô au mois de mars, six semaines avant l'ouverture de ce musée. Voilà une erreur déjà. Nous en trouverons de plus graves.
«Je n'ai, monsieur, nulle prétention à l'archéologie. J'ai donné mon livre pour un roman, sans préface, sans notes, et je m'étonne qu'un homme illustre, comme vous, par des travaux si considérables, perde ses loisirs à une littérature si légère! J'en sais cependant assez, monsieur, pour oser dire que vous errez complètement d'un bout à l'autre de votre travail, tout le long de vos dix-huit pages, à chaque paragraphe et à chaque ligne.
«Vous me blâmez «de n'avoir consulté ni Falbe ni Dureau de la Malle, dont j'aurais pu tirer profit». Mille pardons! je les ai lus, plus souvent que vous peut-être et sur les ruines mêmes de Carthage. Que vous ne sachiez «rien de satisfaisant sur la forme ni sur les principaux quartiers», cela se peut; mais d'autres, mieux informés, ne partagent pas votre scepticisme. Si l'on ignore où était le faubourg Aclas, l'endroit appelé Fuscianus, la position exacte des portes principales dont on a les noms, etc., on connaît assez bien l'emplacement de la ville, l'appareil architectonique des murailles, la Tænia, le Môle et le Cothon. On sait que les maisons étaient enduites de bitume et les rues dallées; on a une idée de l'Ancô décrit dans mon chapitre XV, on a entendu parler de Malquâ, de Byrsa, de Mégara, des Mappales et des Catacombes, et du temple d'Eschmoûn situé sur l'Acropole, et de celui de Tanit, un peu à droite en tournant le dos à la mer. Tout cela se trouve (sans parler d'Appien, de Pline et de Procope) dans ce même Dureau de la Malle, que vous m'accusez d'ignorer. Il est donc regrettable, monsieur, que vous ne soyez pas «entré dans des détails fastidieux pour montrer» que je n'ai eu aucune idée de l'emplacement et de la position de l'ancienne Carthage, «moins encore que Dureau de la Malle», ajoutez-vous. Mais que faut-il croire? à qui se fier, puisque vous n'avez pas eu jusqu'à présent l'obligeance de révéler votre système sur la topographie carthaginoise?
«Je ne possède, il est vrai, aucun texte pour vous prouver qu'il existait une rue des Tanneurs, des Parfumeurs, des Teinturiers. C'est en tous cas une hypothèse vraisemblable, convenez-en! Mais je n'ai point inventé Kinisdo et Cynasyn, «mots, dites-vous, dont la structure est étrangère à l'esprit des langues sémitiques». Pas si étrangère cependant, puisqu'ils sont dans Gesenius—presque tous mes noms puniques, défigurés, selon vous, étant pris dans Gesenius (Scripturæ linguæque phœniciæ, etc.), ou dans Falbe, que j'ai consulté, je vous assure.
«Un orientaliste de votre érudition, monsieur, aurait dû avoir un peu plus d'indulgence pour le nom numide de Naravasse que j'écris Narr'Havas, de Nar-el-haouah, feu du souffle. Vous auriez pu deviner que les deux m de Salammbô sont mis exprès pour faire prononcer Salam et non Salan et supposer charitablement que Egates, au lieu de Ægates, était une faute typographique, corrigée du reste dans la seconde édition de mon livre, antérieure de quinze jours à vos conseils. Il en est de même de Scissites pour Syssites et du mot Kabires, que l'on a imprimé sans un k (horreur!) jusque dans les ouvrages les plus sérieux tels que les Religions de la Grèce antique, par Maury. Quant à Schalischim, si je n'ai pas écrit (comme j'aurais dû le faire) Rosch-eisch-Schalischim, c'était pour raccourcir un nom déjà trop rébarbatif, ne supposant pas d'ailleurs que je serais examiné par des philologues. Mais, puisque vous êtes descendu jusqu'à ces chicanes de mots, j'en reprendrai, chez vous, deux autres: 1o Compendieusement, que vous employez tout au rebours de la signification pour dire abondamment, prolixement, et 2o carthachinoiserie, plaisanterie excellente, bien qu'elle ne soit pas de vous, et que vous avez ramassée, au commencement du mois dernier, dans un petit journal. Vous voyez, monsieur, que si vous ignorez parfois mes auteurs, je sais les vôtres. Mais il eût mieux valu peut-être négliger «ces minuties qui se refusent», comme vous le dites fort bien, «à l'examen de la critique».
«Encore une cependant! Pourquoi avez-vous souligné le et dans cette phrase (un peu tronquée) de ma page 156: «Achète-moi des Cappadociens et des Asiatiques.» Est-ce pour briller en voulant faire accroire aux badauds que je ne distingue pas la Cappadoce de l'Asie Mineure? Mais je la connais, monsieur, je l'ai vue, je m'y suis promené!
«Vous m'avez lu si négligemment que presque toujours vous me citez à faux. Je n'ai dit nulle part que les prêtres aient formé une caste particulière; ni, page 109, que les soldats libyens fussent «possédés de l'envie de boire du fer», mais que les Barbares menaçaient les Carthaginois de leur faire boire du fer; ni, page 108, que les gardes de la «légion portaient au milieu du front une corne d'argent pour les faire ressembler à des rhinocéros», mais, «leurs gros chevaux avaient», etc.; ni, page 29, que les paysans un jour s'amusèrent à crucifier deux cents lions. Même observation pour ces malheureuses Syssites, que j'ai employées, selon vous, «ne sachant pas, sans doute, que ce mot signifiait des corporations particulières». Sans doute est aimable. Mais, sans doute, je savais ce qu'étaient ces corporations et l'étymologie du mot, puisque je le traduis en français la première fois qu'il apparaît dans mon livre, page 7. «Syssites, compagnies (de commerçants) qui mangeaient en commun.» Vous avez de même faussé un passage de Plaute, car il n'est pas démontré dans le Pœnulus que «les Carthaginois savaient toutes les langues», ce qui eût été un curieux privilège pour une nation entière: il y a tout simplement dans le prologue, v. 112, Is omnes linguas scit; ce qu'il faut traduire: «Celui-là sait toutes les langues,» le Carthaginois en question, et non tous les Carthaginois.
«Il n'est pas vrai de dire que «Hannon n'a pas été crucifié dans la guerre des Mercenaires, attendu qu'il commandait des armées longtemps encore après», car vous trouverez dans Polybe, monsieur, que les rebelles se saisirent de sa personne et l'attachèrent à une croix (en Sardaigne, il est vrai, mais à la même époque), livre I, chapitre XVII. Ce n'est donc pas «ce personnage» qui «aurait à se plaindre de M. Flaubert», mais plutôt Polybe qui aurait à se plaindre de M. Frœhner.
«Pour les sacrifices d'enfants, il est si peu impossible qu'au siècle d'Hamilcar on les brûlât vifs, qu'on en brûlait encore au temps de Jules César et de Tibère, s'il faut s'en rapporter à Cicéron (Pro Balbo) et à Strabon (liv. III). Cependant «la statue de Moloch ne ressemble pas à la machine infernale décrite dans Salammbô. Cette figure composée de sept cases étagées l'une sur l'autre pour y enfermer les victimes appartient à la religion gauloise. M. Flaubert n'a aucun prétexte d'analogie pour justifier son audacieuse transposition.»
«Non! je n'ai aucun prétexte, c'est vrai! mais j'ai un texte, à savoir le texte, la description même de Diodore, que vous rappelez, et qui n'est autre que la mienne, comme vous pourrez vous en convaincre en daignant lire ou relire le livre XX de Diodore, chapitre IV, auquel vous joindrez la paraphrase chaldaïque de Paul Fage, dont vous ne parlez pas, et qui est citée par Selten, De diis syriis, p. 164-170, avec Eusèbe, Préparation évangélique, livre I.
«Comment se fait-il aussi que l'histoire ne dise rien du manteau miraculeux, puisque vous dites vous-même «qu'on le montrait dans le temple de Vénus, mais bien plus tard, et seulement à l'époque des empereurs romains» Or? je trouve dans Athénée XII, 58, la description très minutieuse de ce manteau, bien que l'histoire n'en dise rien. Il fut acheté à Denys l'Ancien 120 talents, porté à Rome par Scipion-Émilien, reporté à Carthage par Caïus Gracchus, revint à Rome sous Héliogabale, puis fut vendu à Carthage. Tout cela se trouve encore dans Dureau de la Malle, dont j'ai tiré profit décidément.
«Trois lignes plus bas, vous affirmez, avec la même... candeur, que «la plupart des autres dieux invoqués dans Salammbô sont de pure invention», et vous ajoutez: «Qui a entendu parler d'un Aptoukhos?» Qui? d'Avezac (Cyrénaïque), à propos d'un temple dans les environs de Cyrène; «d'un Schaoûl?» mais c'est un nom que je donne à un esclave (voyez ma page 91); «ou d'un Matismann?» Il est mentionné comme Dieu par Corippus. (Voyez Johanneis et Mém. de l'Académie des inscript., t. XII, p. 181.) «Qui ne sait que Micipsa n'était pas une divinité, mais un homme?» Or c'est ce que je dis, monsieur, et très clairement, dans cette même page 91, quand Salammbô appelle ses esclaves: «A moi Kroum, Enva, Micipsa, Schaoûl!»
«Vous m'accusez de prendre pour deux divinités distinctes Astaroth et Astarté. Mais au commencement, page 48, lorsque Salammbô invoque Tanit, elle l'invoque par tous ses noms à la fois: «Anaïtis, Astarté, Derceto, Astaroth, Tiratha.» Et même j'ai pris soin de dire, un peu plus bas, page 52, qu'elle répétait «tous ces noms sans qu'ils eussent pour elle de signification distincte». Seriez-vous comme Salammbô? Je suis tenté de le croire, puisque vous faites de Tanit la déesse de la guerre et non de l'amour, de l'élément femelle, humide, fécond, en dépit de Tertullien, et de ce nom même de Tiratha, dont vous rencontrez l'explication peu décente, mais claire, dans Movers, Phenic., livre Ier, p. 574.
«Vous vous ébahissez ensuite des singes consacrés à la lune et des chevaux consacrés au soleil. «Ces détails, vous en êtes sûr, ne se trouvent dans aucun auteur ancien, ni dans aucun monument authentique.» Or je me permettrai, pour les singes, de vous rappeler, monsieur, que les cynocéphales étaient, en Égypte, consacrés à la lune, comme on le voit encore sur les murailles des temples, et que les cultes égyptiens avaient pénétré en Libye et dans les oasis. Quant aux chevaux, je ne dis pas qu'il y en avait de consacrés à Esculape, mais à Eschmoûn, assimilé à Esculape, Iolaüs, Apollon, le Soleil. Or je vois les chevaux consacrés au soleil dans Pausanias (livre Ier, chap. I), et dans la Bible (Rois, livre II, chap. XXXII). Mais peut-être nierez-vous que les temples d'Égypte soient des monuments authentiques et la Bible et Pausanias des auteurs anciens.
«A propos de la Bible je prendrai encore, monsieur, la liberté grande de vous indiquer le tome II de la traduction de Cahen, page 186, où vous lirez ceci: «Ils portaient au cou, suspendue à une chaîne d'or, une petite figure de pierre précieuse qu'ils appelaient la Vérité. Les débats s'ouvraient lorsque le président mettait devant soi l'image de la Vérité.» C'est un texte de Diodore. En voici un autre d'Élien: «Le plus âgé d'entre eux était leur chef et leur juge à tous; il portait autour du cou une image en saphir. On appelait cette image la Vérité.» C'est ainsi, monsieur, que «cette Vérité-là est une jolie invention de l'auteur».
«Mais tout vous étonne: le molobathre, que l'on écrit très bien (ne vous en déplaise) malobathre ou malabathre, la poudre d'or que l'on ramasse aujourd'hui, comme autrefois, sur le rivage de Carthage, les oreilles des éléphants peintes en bleu, les hommes qui se barbouillent de vermillon et mangent de la vermine et des singes, les Lydiens en robes de femme, les escarboucles des lynx, les mandragores qui sont dans Hippocrate, la chaînette des chevilles qui est dans le Cantique des Cantiques (Cahen, t. XVI, 37) et les arrosages de silphium, les barbes enveloppées, les lions en croix, etc., tout!
«Eh bien! non, monsieur, je n'ai point «emprunté tous ces détails aux nègres de la Sénégambie». Je vous renvoie, pour les éléphants, à l'ouvrage d'Armandi, p. 256, et aux autorités qu'il indique, telles que Florus, Diodore, Ammien-Marcellin et autres nègres de la Sénégambie.
«Quant aux nomades qui mangent des singes, croquent des poux et se barbouillent de vermillon, comme on pourrait «vous demander à quelle source l'auteur a puisé ces précieux renseignements», et que «vous seriez», d'après votre aveu, «très embarrassé de le dire», je vais vous donner humblement quelques indications qui faciliteront vos recherches.
«Les Maxies... se peignent le corps avec du vermillon. Les Gysantes se peignent tous avec du vermillon et mangent des singes. Les femmes (celles des Adrymachydes), si elles sont mordues par un pou, elles le prennent, le mordent, etc.» Vous verrez tout cela dans le IVe livre d'Hérodote, aux chapitres CXCIV, CXCI et CLXVIII. Je ne suis pas embarrassé de le dire.
«Le même Hérodote m'a appris dans la description de l'armée de Xerxès, que les Lydiens avaient des robes de femmes; de plus, Athénée, dans le chapitre des Étrusques et de leur ressemblance avec les Lydiens, dit qu'ils portaient des robes de femmes; enfin, le Bacchus lydien est toujours représenté en costume de femme. Est-ce assez pour les Lydiens et leur costume?
«Les barbes enfermées en signe de deuil sont dans Cahen (Ézéchiel, chap. XXIV, 17) et au menton des colosses égyptiens, ceux d'Abou-Simbal, entre autres; les escarboucles formées par l'urine de lynx, dans Théophraste, Traité des pierreries, et dans Pline, livre VIII, chap. LVII. Et pour ce qui regarde les lions crucifiés (dont vous portez le nombre à deux cents, afin de me gratifier, sans doute, d'un ridicule que je n'ai pas), je vous prie de lire dans le même livre de Pline le chapitre XVIII, où vous apprendrez que Scipion-Émilien et Polybe, se promenant ensemble dans la campagne carthaginoise, en virent de suppliciés dans cette position, Quia cæteri metu pœnæ similis absterrentur eadem noscia. Sont-ce là, monsieur, de ces passages pris sans discernement dans l'Univers pittoresque, «et que la haute critique a employés avec succès contre moi»? De quelle haute critique parlez-vous? Est-ce de la vôtre?
«Vous vous égayez considérablement sur les grenadiers que l'on arrosait avec du silphium. Mais ce détail, monsieur, n'est pas de moi. Il est dans Pline, livre XVII, chap. XLVII. J'en suis bien fâché pour votre plaisanterie sur «l'ellébore que l'on devrait cultiver à Charenton»; mais comme vous le dites vous-même, «l'esprit le plus pénétrant ne saurait suppléer au défaut de connaissances acquises».
«Vous en avez manqué complètement en affirmant que «parmi les pierres précieuses du trésor d'Hamilcar, plus d'une appartient aux légendes et aux superstitions chrétiennes». Non! monsieur, elles sont toutes dans Pline et dans Théophraste.
«Les stèles d'émeraude, à l'entrée du temple, qui vous font rire, car vous êtes gai, sont mentionnées par Philostrate (Vie d'Apollonius) et par Théophraste (Traité des pierreries). Heeren (t. II) cite sa phrase: «La plus grosse émeraude bactrienne se trouve à Tyr dans le temple d'Hercule. C'est une colonne d'assez forte dimension.» Autre passage de Théophraste (traduction de Hill): «Il y avait dans leur temple de Jupiter un obélisque composé de quatre émeraudes.»
«Malgré «vos connaissances acquises», vous confondez le jade, qui est une néphrite d'un vert brun et qui vient de Chine, avec le jaspe, variété de quartz que l'on trouve en Europe et en Sicile. Si vous aviez ouvert, par hasard, le Dictionnaire de l'Académie française, au mot jaspe, vous eussiez appris, sans aller plus loin, qu'il y en a de noir, de rouge et de blanc. Il fallait donc, monsieur, modérer les transports de votre indomptable verve et ne pas reprocher folâtrement à mon maître et ami Théophile Gautier d'avoir prêté à une femme (dans son Roman de la Momie) des pieds verts quand il lui a donné des pieds blancs. Ainsi, ce n'est point lui, mais vous, qui avez fait une erreur ridicule.
«Si vous dédaigniez un peu moins les voyages, vous auriez pu voir au musée de Turin le propre bras de sa momie, rapporté d'Égypte par M. Passalacqua, et dans la pose même que décrit Th. Gautier, cette pose qui, d'après vous, n'est certainement pas égyptienne. Sans être ingénieur non plus, vous auriez appris ce que sont les Sakiehs pour amener l'eau dans les maisons, et vous seriez convaincu que je n'ai point abusé des vêtements noirs en les mettant dans des pays où ils foisonnent et où les femmes de la haute classe ne sortent que vêtues de manteaux noirs. Mais comme vous préférez les témoignages écrits, je vous recommanderai, pour tout ce qui concerne la toilette des femmes, Isaïe, III, 3; la Mischna, tit. De Sabbato; Samuel, XIII, 18; saint Clément d'Alexandrie, pæd. II, 13, et les dissertations de l'abbé Mignot dans les Mémoires de l'Académie des Inscriptions, t. XLII. Et quant à cette abondance d'ornementation qui vous ébahit si fort, j'étais bien en droit d'en prodiguer à des peuples qui incrustaient dans le sol de leurs appartements des pierreries. (Voy. Cahen Ézéchiel, 28, 14.) Mais vous n'êtes pas heureux, en fait de pierreries.
«Je termine, monsieur, en vous remerciant des formes amères que vous avez employées, chose rare maintenant. Je n'ai relevé parmi vos inexactitudes que les plus grossières, qui touchaient à des points spéciaux. Quant aux critiques vagues, aux appréciations personnelles et à l'examen littéraire de mon livre, je n'y ai pas même fait allusion. Je me suis tenu tout le temps sur votre terrain, celui de la science, et je vous répète encore une fois que j'y suis médiocrement solide. Je ne sais ni l'hébreu, ni l'arabe, ni l'allemand, ni le grec, ni le latin, et je ne me vante pas de savoir le français. J'ai usé souvent des traductions, mais quelquefois aussi des originaux. J'ai consulté, dans mes incertitudes, les hommes qui passent en France pour les plus compétents, et si je n'ai pas été mieux guidé, c'est que je n'avais point l'honneur, l'avantage de vous connaître: Excusez-moi! Si j'avais pris vos conseils, aurais-je mieux réussi? J'en doute. En tout cas, j'eusse été privé des marques de bienveillance que vous me donnez çà et là dans votre article et je vous aurais épargné l'espèce de remords qui le termine. Mais rassurez-vous, monsieur, bien que vous paraissiez effrayé vous-même de votre force et que vous pensiez sérieusement «avoir déchiqueté mon livre «pièce à pièce», n'ayez aucune peur, tranquillisez-vous! car vous n'avez pas été cruel, mais... léger.
«J'ai l'honneur d'être, etc.
«Gustave Flaubert.»
(L'Opinion nationale, 24 janvier 1863.)
M. Frœhner répondit à la lettre qu'on vient de lire, par une seconde critique en date du 27 janvier 1863[3]; M. Gustave Flaubert y répliqua par la lettre suivante, adressée au directeur de l'Opinion nationale:
«2 février 1863.
«Mon cher monsieur Guéroult,
«Excusez-moi si je vous importune encore une fois. Mais comme M. Frœhner doit reproduire dans l'Opinion nationale ce qu'il vient de publier dans la Revue contemporaine, je me permets de lui dire que:
«J'ai commis effectivement une erreur très grave. Au lieu de Diodore, liv. XX, chap. IV, lisez chapitre XIX. Autre erreur. J'ai oublié un texte à propos de la statue de Moloch, dans la mythologie du docteur Jacobi, traduction de Bernard, la page 322, où il verra une fois de plus les sept compartiments qui l'indignent.
«Et, bien qu'il n'ait pas daigné me répondre un seul mot touchant: 1o la topographie de Carthage; 2o le manteau de Tanit; 3o les noms puniques que j'ai travestis, et 4o les dieux que j'ai inventés,—et qu'il ait gardé le même silence: 5o sur les chevaux consacrés au Soleil; 6o sur la statuette de la Vérité; 7o sur les coutumes bizarres des nomades; 8o sur les lions crucifiés, et 9o sur les arrosages de silphium, avec 10o les escarboucles de lynx et 11o les superstitions chrétiennes relatives aux pierreries; en se taisant de même: 12o sur le jade; et 13o sur le jaspe; sans en dire plus long quant à tout ce qui concerne: 14o Hannon; 15o les costumes des femmes; 16o les robes des Lydiens; 17o la pose fantastique de la momie égyptienne; 18o le musée Campana; 19o les citations... (peu exactes) qu'il fait de mon livre, et 20o mon latin, qu'il vous conjure de trouver faux, etc.;
«Je suis prêt, néanmoins, sur cela, comme sur tout le reste, à reconnaître qu'il a raison et que l'antiquité est sa propriété particulière. Il peut donc s'amuser en paix à détruire mon édifice et prouver que je ne sais rien du tout, comme il l'a fait victorieusement pour MM. Léon Heuzey et Léon Renier, car je ne lui répondrai pas. Je ne m'occuperai plus de ce monsieur.
«Je retire un mot qui me paraît l'avoir contrarié. Non, M. Frœhner n'est pas léger, il est tout le contraire. Et si je l'ai «choisi pour victime parmi tant d'écrivains qui ont rabaissé mon livre», c'est qu'il m'avait semblé le plus sérieux. Je me suis bien trompé.
«Enfin, puisqu'il se mêle de ma biographie (comme si je m'inquiétais de la sienne!) en affirmant par deux fois (il le sait!) que j'ai été six ans à écrire Salammbô, je lui avouerai que je ne suis pas bien sûr, à présent, d'avoir jamais été à Carthage.
«Il nous reste, l'un et l'autre, à vous remercier, cher monsieur, moi pour m'avoir ouvert votre journal spontanément et d'une si large manière, et quant à lui, M. Frœhner, il doit vous savoir un gré infini. Vous lui avez donné l'occasion d'apprendre à beaucoup de monde son existence. Cet étranger tenait à être connu; maintenant il l'est... avantageusement.
«Mille cordialités.
«Gustave Flaubert.»
(L'Opinion Nationale, 4 février 1863.)
NOTES
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TABLE
| Pages. | ||
| I. | Le Festin | 1 |
| II. | A Sicca | 26 |
| III. | Salammbô | 55 |
| IV. | Sous les murs de Carthage | 66 |
| V. | Tanit | 91 |
| VI. | Hannon | 112 |
| VII. | Hamilcar Barca | 139 |
| VIII. | La bataille du Macar | 191 |
| IX. | En campagne | 216 |
| X. | Le Serpent | 237 |
| XI. | Sous la tente | 255 |
| XII. | L'Aqueduc | 282 |
| XIII. | Moloch | 310 |
| XIV. | Le défilé de la Hache | 359 |
| XV. | Matho | 411 |
| Glossaire alphabétique | 425 |
|
| Appendice | 431 |
|
Au lecteur
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