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Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 2: Salammbô

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XI

SOUS LA TENTE

L'homme qui conduisait Salammbô la fit remonter au delà du phare, vers les catacombes, puis descendre le long faubourg de Molouya, plein de ruelles escarpées. Le ciel commençait à blanchir. Quelquefois, des poutres de palmier, sortant des murs, les obligeaient à baisser la tête. Les deux chevaux, marchant au pas, glissaient; et ils arrivèrent ainsi à la porte de Teveste.

Ses lourds battants étaient entre-bâillés; ils passèrent; elle se referma derrière eux.

Ils suivirent pendant quelque temps le pied des remparts, et, à la hauteur des citernes, ils prirent par la Tænia, étroit ruban de terre jaune, qui, séparant le golfe du lac, se prolonge jusqu'à Rhadès.

Personne n'apparaissait autour de Carthage, ni sur la mer, ni dans la campagne. Les flots couleur d'ardoise clapotaient doucement, et le vent léger, poussant leur écume çà et là, les tachetait de déchirures blanches. Malgré tous ses voiles, Salammbô frissonnait sous la fraîcheur du matin; le mouvement, le grand air l'étourdissaient. Puis le soleil se leva; il la mordait sur le derrière de la tête; involontairement elle s'assoupissait un peu. Les deux bêtes, côte à côte, trottaient l'amble, en enfonçant leurs pieds dans le sable muet.

Quand ils eurent dépassé la montagne des Eaux-Chaudes, ils continuèrent d'un train plus rapide, le sol étant plus ferme.

Les champs, bien qu'on fût à l'époque des semailles et des labours, d'aussi loin qu'on les apercevait, étaient vides comme le désert. Il y avait, de place en place, des tas de blé répandus; ailleurs, des orges roussies s'égrenaient. Sur l'horizon clair, les villages apparaissaient en noir, avec des formes incohérentes et découpées.

De temps à autre, un pan de muraille à demi calciné se dressait au bord de la route. Les toits des cabanes s'effondraient, et, dans l'intérieur, on distinguait des éclats de poteries, des lambeaux de vêtements, toutes sortes d'ustensiles et de choses brisées, méconnaissables. Souvent un être couvert de haillons, la face terreuse et les prunelles flamboyantes, sortait de ces ruines. Mais bien vite il se mettait à courir ou disparaissait dans un trou. Salammbô et son guide ne s'arrêtaient pas.

Les plaines abandonnées se succédaient. Sur de grands espaces de terre toute blonde s'étalait, par traînées inégales, une poudre de charbon que leurs pas soulevaient derrière eux. Quelquefois ils rencontraient de petits endroits paisibles, un ruisseau qui coulait parmi de longues herbes; et, en remontant sur l'autre bord, Salammbô, pour se rafraîchir les mains, arrachait des feuilles mouillées. Au coin d'un bois de lauriers-roses, son cheval fit un grand écart devant le cadavre d'un homme, étendu par terre.

L'esclave, aussitôt, la rétablit sur les coussins. C'était un des serviteurs du Temple, un homme que Schahabarim employait dans les missions périlleuses.

Par excès de précaution, maintenant il allait à pied, près d'elle, entre les chevaux; il les fouettait avec le bout d'un lacet de cuir enroulé à son bras, ou bien il tirait d'une pannetière suspendue contre sa poitrine des boulettes de froment, de dattes et de jaunes d'œufs, enveloppées dans des feuilles de lotus, et il les offrait à Salammbô, sans parler, tout en courant.

Au milieu du jour, trois Barbares, vêtus de peaux de bêtes, les croisèrent sur le sentier. Peu à peu, il en parut d'autres, vagabondant par troupes de dix, douze, vingt-cinq hommes; plusieurs poussaient des chèvres ou quelque vache qui boitait. Leurs lourds bâtons étaient hérissés de pointes en airain; des coutelas luisaient sur leurs vêtements d'une saleté farouche, et ils ouvraient les yeux avec un air de menace et d'ébahissement. Tout en passant, quelques-uns envoyaient une bénédiction banale; d'autres, des plaisanteries obscènes; l'homme de Schahabarim répondait à chacun dans son propre idiome. Il leur disait que c'était un jeune garçon malade, allant pour se guérir vers un temple lointain.

Cependant le jour tombait. Des aboiements retentirent; ils s'en rapprochèrent.

Aux clartés du crépuscule, ils aperçurent un enclos de pierres sèches, enfermant une vague construction. Un chien courait sur le mur. L'esclave lui jeta des cailloux; et ils entrèrent dans une haute salle voûtée.

Au milieu, une femme accroupie se chauffait à un feu de broussailles dont la fumée s'envolait par les trous du plafond. Ses cheveux blancs, qui lui tombaient jusqu'aux genoux, la cachaient à demi; et sans vouloir répondre, d'un air idiot, elle marmottait des paroles de vengeance contre les Barbares et contre les Carthaginois.

Le coureur furetait de droite et de gauche. Puis il revint près d'elle, en réclamant à manger. La vieille branlait la tête, et, les yeux fixés sur les charbons, murmurait:

«—J'étais la main. Les dix doigts sont coupés. La bouche ne mange plus.»

L'esclave lui montra une poignée de pièces d'or. Elle se rua dessus, mais bientôt elle reprit son immobilité.

Il lui posa sous la gorge un poignard qu'il avait dans sa ceinture. Alors, en tremblant, elle alla soulever une large pierre et rapporta une amphore de vin, avec des poissons d'Hippo-Zaryte confits dans du miel.

Salammbô se détourna de cette nourriture immonde; et elle s'endormit sur les caparaçons des chevaux étendus dans un coin de la salle.

Avant le jour, il la réveilla.

Le chien hurlait. L'esclave s'en approcha tout doucement; et, d'un seul coup de poignard, lui abattit la tête. Puis, il frotta de sang les naseaux des chevaux pour les ranimer. La vieille lui lança par derrière une malédiction. Salammbô l'aperçut, et elle pressa l'amulette qu'elle portait sur son cœur.

Ils se remirent en marche.

De temps à autre, elle demandait si l'on ne serait pas bientôt arrivé. La route ondulait sur de petites collines. On n'entendait que le grincement des cigales. Le soleil chauffait l'herbe jaunie; la terre était toute fendillée par des crevasses, qui faisaient, en la divisant, comme des dalles monstrueuses. Quelquefois une vipère passait, des aigles volaient; l'esclave courait toujours; Salammbô rêvait sous ses voiles, et malgré la chaleur ne les écartait pas, dans la crainte de salir ses beaux vêtements.

A des distances régulières, des tours s'élevaient, bâties par les Carthaginois, afin de surveiller les tribus. Ils entraient dedans pour se mettre à l'ombre, puis repartaient.

La veille, par prudence, ils avaient fait un grand détour. Mais, à présent, on ne rencontrait personne; la région étant stérile, les Barbares n'y avaient point passé.

La dévastation peu à peu recommença. Parfois, au milieu d'un champ, une mosaïque s'étalait, seul débris d'un château disparu; et les oliviers, qui n'avaient pas de feuilles, semblaient au loin de larges buissons d'épines. Ils traversèrent un bourg dont les maisons étaient brûlées à ras du sol. On voyait le long des murailles des squelettes humains. Il y en avait aussi de dromadaires et de mulets. Des charognes à demi rongées barraient les rues.

La nuit descendait. Le ciel était bas et couvert de nuages.

Ils remontèrent encore pendant deux heures dans la direction de l'occident, et, tout à coup, devant eux, ils aperçurent quantité de petites flammes.

Elles brillaient au fond d'un amphithéâtre. Çà et là des plaques d'or miroitaient, en se déplaçant. C'étaient les cuirasses des Clinabares, le camp punique; puis ils distinguèrent aux alentours d'autres lueurs plus nombreuses, car les armées des Mercenaires, confondues maintenant, s'étendaient sur un grand espace.

Salammbô fit un mouvement pour s'avancer. Mais l'homme de Schahabarim l'entraîna plus loin, et ils longèrent la terrasse qui fermait le camp des Barbares. Une brèche s'y ouvrait, l'esclave disparut.

Au sommet du retranchement, une sentinelle se promenait avec un arc à la main et une pique sur l'épaule.

Salammbô se rapprochait toujours; le Barbare s'agenouilla, et une longue flèche vint percer le bas de son manteau. Puis, comme elle restait immobile, en criant il lui demanda ce qu'elle voulait.

«—Parler à Mâtho,—répondit-elle. Je suis un transfuge de Carthage.»

Il poussa un sifflement, qui se répéta de loin en loin.

Salammbô attendit; son cheval, effrayé, tournoyait en reniflant.

Quand Mâtho arriva, la lune se levait derrière elle. Mais elle avait sur le visage un voile jaune à fleurs noires et tant de draperies autour du corps qu'il était impossible d'en rien deviner. Du haut de la terrasse, il considérait cette forme vague se dressant comme un fantôme dans les pénombres du soir.

Enfin, elle lui dit:

«—Mène-moi dans ta tente! Je le veux!»

Un souvenir qu'il ne pouvait préciser lui traversa la mémoire. Il sentait battre son cœur. Cet air de commandement l'intimidait.

«—Suis-moi!» dit-il.

La barrière s'abaissa; aussitôt elle fut dans le camp des Barbares.

Un grand tumulte et une grande foule l'emplissaient. Des feux clairs brûlaient sous des marmites suspendues; leurs reflets empourprés, illuminant certaines places, en laissaient d'autres dans les ténèbres, complètement. On criait, on appelait; des chevaux attachés à des entraves formaient de longues lignes droites au milieu des tentes; elles étaient rondes, carrées de cuir ou de toile; il y avait des huttes en roseaux et des trous dans le sable comme en font les chiens. Les soldats charriaient des fascines, s'accoudaient par terre, ou, s'enroulant dans une natte, se disposaient à dormir; et le cheval de Salammbô, pour passer par-dessus, quelquefois allongeait une jambe et sautait.

Elle se rappelait les avoir déjà vus; mais leurs barbes étaient plus longues, leurs figures encore plus noires, leurs voix plus rauques. Mâtho, en marchant devant elle, les écartait par un geste de son bras qui soulevait son manteau rouge. Quelques-uns baisaient ses mains; d'autres, en pliant l'échine, l'abordaient pour lui demander des ordres; car il était maintenant le véritable, le seul chef des Barbares; Spendius, Autharite et Narr'Havas s'étaient découragés, et il avait montré tant d'audace et d'obstination que tous lui obéissaient.

Salammbô, en le suivant, traversa le camp entier. Sa tente était au bout, à trois cents pas du retranchement d'Hamilcar.

Elle remarqua sur la droite une large fosse, et il lui sembla que des visages posaient contre le bord, au niveau du sol, comme eussent fait des têtes coupées. Cependant leurs yeux remuaient, et de ces bouches entr'ouvertes il s'échappait des gémissements en langage punique.

Deux nègres, portant des fanaux de résine, se tenaient aux deux côtés de la porte. Mâtho écarta la toile brusquement. Elle le suivit.

C'était une tente profonde, avec un mât dressé au milieu. Un grand lampadaire en forme de lotus l'éclairait, tout plein d'une huile jaune où flottaient des poignées d'étoupes, et on distinguait dans l'ombre des choses militaires qui reluisaient. Un glaive nu s'appuyait contre un escabeau, près d'un bouclier; des fouets en cuir d'hippopotame, des cymbales, des grelots, des colliers s'étalaient pêle-mêle sur des cordages en sparterie; les miettes d'un pain noir salissaient une couverture de feutre; dans un coin, sur une pierre ronde, de la monnaie de cuivre était négligemment amoncelée, et, par les déchirures de la toile, le vent apportait la poussière du dehors avec la senteur des éléphants, que l'on entendait manger, tout en secouant leurs chaînes.

«—Qui es-tu?» dit Mâtho.

Sans répondre, elle regardait autour d'elle, lentement; puis ses yeux s'arrêtèrent au fond, où, sur un lit en branches de palmier, retombait quelque chose de bleuâtre et de scintillant.

Elle s'avança vivement. Un cri lui échappa. Mâtho, derrière elle, frappait du pied.

«—Qui t'amène? pourquoi viens-tu?»

Elle répondit, en montrant le zaïmph:

«—Pour le prendre!» et de l'autre main elle arracha les voiles de sa tête. Il se recula, les coudes en arrière, béant, presque terrifié.

Elle se sentait comme appuyée sur la force des Dieux; et, le regardant face à face, elle lui demanda le zaïmph; elle le réclamait en paroles abondantes et superbes.

Mâtho n'entendait pas; il la contemplait, et les vêtements, pour lui, se confondaient avec le corps. La moire des étoffes était, comme la splendeur de sa peau, quelque chose de spécial et n'appartenant qu'à elle. Ses yeux, ses diamants étincelaient; le poli de ses ongles continuait la finesse des pierres qui chargeaient ses doigts; les deux agrafes de sa tunique, soulevant un peu ses seins, les rapprochaient l'un de l'autre, et il se perdait par la pensée dans leur étroit intervalle, où descendait un fil tenant une plaque d'émeraudes, que l'on apercevait plus bas sous la gaze violette. Elle avait pour pendants d'oreilles deux petites balances de saphir supportant une perle creuse, pleine d'un parfum liquide. Par les trous de la perle, de moment en moment, une gouttelette qui tombait mouillait son épaule nue. Mâtho la regardait tomber.

Une curiosité indomptable l'entraîna; et, comme un enfant qui porte la main sur un fruit inconnu, tout en tremblant, du bout de son doigt, il la toucha légèrement sur le haut de sa poitrine; la chair un peu froide céda avec une résistance élastique.

Ce contact, à peine sensible pourtant, ébranla Mâtho jusqu'au fond de lui-même. Un soulèvement de tout son être le précipitait vers elle. Il aurait voulu l'envelopper, l'absorber, la boire. Sa poitrine haletait, il claquait des dents.

En la prenant par les deux poignets il l'attira doucement; et il s'assit alors sur une cuirasse, près du lit de palmier que couvrait une peau de lion. Elle était debout. Il la regardait de bas en haut, en la tenant ainsi entre ses jambes, et il répétait:

«—Comme tu es belle! comme tu es belle!»

Ses yeux continuellement fixés sur les siens la faisaient souffrir; ce malaise, cette répugnance augmentaient d'une façon si aiguë que Salammbô se retenait pour ne pas crier. La pensée de Schahabarim lui revint; elle se résigna.

Mâtho gardait toujours ses petites mains dans les siennes; et, de temps à autre, malgré l'ordre du prêtre, en tournant le visage, elle tâchait de l'écarter avec des secousses de ses bras. Il ouvrait les narines pour mieux humer le parfum s'exhalant de sa personne. C'était une émanation indéfinissable, fraîche, et cependant qui étourdissait comme la fumée d'une cassolette. Elle sentait le miel, le poivre, l'encens, les roses et une autre odeur encore.

Mais comment se trouvait-elle près de lui, dans sa tente, à sa discrétion? Quelqu'un, sans doute, l'avait poussée? Elle n'était pas venue pour le zaïmph? Ses bras retombèrent, et il baissa la tête, accablé par une rêverie soudaine.

Salammbô, afin de l'attendrir, lui dit d'une voix plaintive:

«—Que t'ai-je donc fait pour que tu veuilles ma mort?

«—Ta mort!»

Elle reprit:

«—Je t'ai aperçu un soir, à la lueur de mes jardins qui brûlaient, entre des coupes fumantes et mes esclaves égorgés, et ta colère était si forte que tu as bondi vers moi et qu'il a fallu m'enfuir! Puis une terreur est entrée dans Carthage. On criait la dévastation des villes, l'incendie des campagnes, le massacre des soldats; c'est toi qui les avais perdus, c'est toi qui les avais assassinés! Je te hais! Ton nom seul me ronge comme un remords! Tu es plus exécré que la peste et que la guerre romaine! Les provinces tressaillent de ta fureur, les sillons sont pleins de cadavres! J'ai suivi la trace de tes feux, comme si je marchais derrière Moloch!»

Mâtho se leva d'un bond; un orgueil colossal lui gonflait le cœur; il se trouvait haussé à la taille d'un Dieu.

Les narines battantes, les dents serrées, elle continuait:

«—Comme si ce n'était pas assez de ton sacrilège, tu es venu chez moi, dans mon sommeil, tout couvert du zaïmph! Tes paroles, je ne les ai pas comprises; mais je voyais bien que tu voulais m'entraîner vers quelque chose d'épouvantable, au fond d'un abîme.»

Mâtho, en se tordant les bras, s'écria:

«—Non! non! c'était pour te le donner! pour te le rendre! Il me semblait que la Déesse avait laissé son vêtement pour toi, et qu'il t'appartenait! Dans son temple ou dans ta maison, qu'importe! N'es-tu pas toute-puissante, immaculée, radieuse et belle comme Tanit!» Et avec un regard plein d'une adoration infinie:

«—A moins, peut-être, que tu ne sois Tanit?

«—Moi, Tanit!» se disait Salammbô.

Ils ne parlaient plus. Le tonnerre au loin roulait. Des moutons bêlaient, effrayés par l'orage.

«—Oh! approche! reprit-il, approche! ne crains rien!

«Autrefois, je n'étais qu'un soldat confondu dans la plèbe des Mercenaires, et même si doux que je portais pour les autres du bois sur mon dos. Est-ce que je m'inquiète de Carthage! La foule de ses hommes s'agite comme perdue dans la poussière de tes sandales et tous ses trésors avec les provinces, les flottes et les îles, ne me font pas envie comme la fraîcheur de tes lèvres et le tour de tes épaules. Mais je voulais abattre ses murailles afin de parvenir jusqu'à toi, pour te posséder! D'ailleurs, en attendant, je me vengeais! A présent, j'écrase les hommes comme des coquilles, et je me jette sur les phalanges, j'écarte les sarisses avec mes mains, j'arrête les étalons par les naseaux, une catapulte ne me tuerait pas! Oh! si tu savais, au milieu de la guerre, comme je pense à toi! Quelquefois, le souvenir d'un geste, d'un pli de ton vêtement, tout à coup me saisit et m'enlace comme un filet! j'aperçois tes yeux dans les flammes des phalariques et sur la dorure des boucliers! j'entends ta voix dans le retentissement des cymbales. Je me détourne, tu n'es pas là! et alors je me replonge dans la bataille!»

Il levait ses bras où des veines s'entre-croisaient comme des lierres sur des branches d'arbres. De la sueur coulait sur sa poitrine, entre ses muscles carrés; et son haleine secouait ses flancs, avec sa ceinture de bronze toute garnie de lanières qui pendaient jusqu'à ses genoux, plus fermes que du marbre. Salammbô, accoutumé aux eunuques, se laissait ébahir par la force de cet homme. C'était le châtiment de la Déesse, ou l'influence de Moloch circulant autour d'elle, dans les cinq armées. Une lassitude l'accablait; elle écoutait avec stupeur le cri intermittent des sentinelles qui se répondaient.

Les flammes de la lampe vacillaient sous des rafales d'air chaud. Il venait, par moments, de larges éclairs; puis l'obscurité redoublait; elle ne voyait plus que les prunelles de Mâtho, comme deux charbons dans la nuit. Cependant, elle sentait bien qu'une fatalité l'entourait, qu'elle touchait à un moment suprême, irrévocable; dans un effort, elle remonta vers le zaïmph et leva les mains pour le saisir.

«—Que fais-tu?» s'écria Mâtho.

Elle répondit avec placidité:

«—Je m'en retourne à Carthage.»

Il s'avança en croisant les bras, et d'un air si terrible qu'elle fut immédiatement comme clouée sur ses talons.

«—T'en retourner à Carthage!» Il balbutiait et répétait, en grinçant des dents:

«—T'en retourner à Carthage! Ah! tu venais pour prendre le zaïmph, pour me vaincre, puis disparaître! Non, non! tu m'appartiens! et personne à présent ne t'arrachera d'ici! Oh! je n'ai pas oublié l'insolence de tes grands yeux tranquilles et comme tu m'écrasais avec la hauteur de ta beauté! A mon tour, maintenant! Tu es ma captive, mon esclave, ma servante! Appelle si tu veux ton père et son armée, les anciens, les riches, et ton exécrable peuple, tout entier! Je suis le maître de trois cent mille soldats! j'irai en chercher dans la Lusitanie, dans les Gaules et au fond du désert et je renverserai ta ville, je brûlerai tous ses temples; les trirèmes flotteront sur des vagues de sang! Je ne veux pas qu'il en reste une maison, une pierre ni un palmier! Et si les hommes me manquent, j'attirerai les ours des montagnes et je pousserai les lions! N'essaye pas de t'enfuir, je te tue!»

Blême et les poings crispés, il frémissait comme une harpe dont les cordes vont éclater. Tout à coup des sanglots l'étouffèrent, et en s'affaissant sur les jarrets:

«—Ah! pardonne-moi! Je suis un infâme, et plus vil que les scorpions, que la fange et la poussière! Tout à l'heure, pendant que tu parlais, ton haleine a passé sur ma face, et je me délectais comme un moribond qui boit à plat ventre au bord d'un ruisseau. Écrase-moi, pourvu que je sente tes pieds! maudis-moi, pourvu que j'entende ta voix! Ne t'en va pas! pitié! je t'aime! je t'aime!»

Il était à genoux par terre, devant elle; et il lui entourait la taille de ses deux bras, la tête en arrière, les mains errantes; les disques d'or suspendus à ses oreilles luisaient sur son cou bronzé; de grosses larmes roulaient dans ses yeux pareils à des globes d'argent; il soupirait d'une façon caressante et murmurait de vagues paroles, plus légères qu'une brise et suaves comme un baiser.

Salammbô était envahie par une mollesse où elle perdait toute conscience d'elle-même. Quelque chose à la fois d'intime et de supérieur, un ordre des Dieux la forçait à s'y abandonner; des nuages la soulevaient; en défaillant, elle se renversa sur le lit dans les poils du lion. Mâtho lui saisit les talons, la chaînette d'or éclata, et les deux bouts, en s'envolant, frappèrent la toile comme deux vipères rebondissantes. Le zaïmph tomba, l'enveloppait; elle aperçut la figure de Mâtho se courbant sur sa poitrine.

«—Moloch, tu me brûles!» et les baisers du soldat, plus dévorateurs que des flammes, la parcouraient; elle était comme enlevée dans un ouragan, prise dans la force du soleil.

Il baisa tous les doigts de ses mains, ses bras, ses pieds, et d'un bout à l'autre les longues tresses de ses cheveux.

«—Emporte-le,—disait-il,—est-ce que j'y tiens! emmène-moi avec lui! j'abandonne l'armée! je renonce à tout! Au delà de Gadès, à vingt jours de la mer, on rencontre une île couverte de poudre d'or, de verdure et d'oiseaux. Sur les montagnes, de grandes fleurs pleines de parfums qui fument, se balancent comme d'éternels encensoirs; dans les citronniers plus hauts que des cèdres, des serpents couleur de lait font avec les diamants de leur gueule tomber les fruits sur le gazon; l'air est si doux qu'il empêche de mourir. Oh! je la trouverai, tu verras. Nous vivrons dans les grottes de cristal, taillées au bas des collines. Personne encore ne l'habite, ou je deviendrai le roi du pays.»

Il balaya la poussière de ses cothurnes; il voulut qu'elle mît entre ses lèvres le quartier d'une grenade; il accumula derrière sa tête des vêtements pour lui faire un coussin. Il cherchait les moyens de la servir, de s'humilier, et même il étala sur ses jambes le zaïmph, comme un simple tapis.

«—As-tu toujours,—disait-il,—ces petites cornes de gazelle où sont suspendus tes colliers? Tu me les donneras! je les aime!» Car il parlait comme si la guerre était finie, des rires de joie lui échappaient; les Mercenaires, Hamilcar, tous les obstacles avaient maintenant disparu. La lune glissait entre deux nuages. Ils la voyaient par une ouverture de la tente.—«Ah! que j'ai passé de nuits à la contempler! elle me semblait un voile qui cachait ta figure; tu me regardais à travers; ton souvenir se mêlait à ses rayonnements; je ne vous distinguais plus!» Et la tête entre ses seins, il pleurait abondamment.

«—C'est donc là, songeait-elle, cet homme formidable qui fait trembler Carthage?»

Il s'endormit. Alors, en se dégageant de son bras, elle posa un pied par terre, et elle s'aperçut que sa chaînette était brisée...

On accoutumait les vierges dans les grandes familles à respecter ces entraves comme une chose presque religieuse; Salammbô, en rougissant, roula autour de ses jambes les deux tronçons de la chaîne d'or.

Carthage, Mégara, sa maison, sa chambre et les campagnes qu'elle avait traversées tourbillonnaient dans sa mémoire en images tumultueuses, et nettes cependant. Mais un abîme survenu les reculait loin d'elle, à une distance infinie.

L'orage s'en allait; de rares gouttes d'eau, en claquant une à une, faisaient osciller le toit de la tente.

Mâtho, tel qu'un homme ivre, dormait étendu sur le flanc, avec un bras qui dépassait le bord de la couche. Son bandeau de perles était un peu remonté et découvrait son front. Un sourire écartait ses dents. Elles brillaient entre sa barbe noire, et dans ses paupières à demi closes il y avait une gaieté silencieuse et presque outrageante.

Salammbô le regardait immobile, la tête basse, les mains croisées.

Au chevet du lit, un poignard s'étalait sur une branche de cyprès; la vue de cette lame luisante l'enflamma d'une envie sanguinaire. Des voix lamentables se traînaient au loin, dans l'ombre, et, comme un chœur de Génies, la sollicitaient. Elle se rapprocha; elle saisit le fer par le manche. Au frôlement de sa robe, Mâtho entr'ouvrit les yeux, en avançant la bouche sur sa main, et le poignard tomba.

Des cris s'élevèrent; une lueur effrayante fulgurait derrière la toile. Mâtho la souleva; ils aperçurent de grandes flammes qui enveloppaient le camp des Libyens.

Leurs cabanes de roseaux brûlaient; les tiges, en se tordant, éclataient dans la fumée et s'envolaient comme des flèches; sur l'horizon tout rouge, des ombres noires couraient éperdues. On entendait les hurlements de ceux qui étaient dans les cabanes; les éléphants, les bœufs et les chevaux bondissaient au milieu de la foule en l'écrasant, avec les munitions et les bagages que l'on tirait de l'incendie. Des trompettes sonnèrent. On l'appelait: «Mâtho! Mâtho!» Des gens à la porte voulaient entrer.

«—Viens donc! c'est Hamilcar qui brûle le camp d'Autharite!»

Il fit un bond. Elle se trouva toute seule.

Alors elle examina le zaïmph; et quand elle l'eut bien contemplé, elle fut surprise de ne pas avoir ce bonheur qu'elle s'imaginait autrefois. Elle restait mélancolique dans son rêve accompli.

Le bas de la tente se releva, et une forme monstrueuse apparut. Salammbô ne distingua d'abord que les deux yeux, avec une longue barbe blanche qui pendait jusqu'à terre; car le reste du corps, embarrassé dans les guenilles d'un vêtement fauve, traînait contre le sol; à chaque mouvement pour avancer, les deux mains entraient dans la barbe, puis retombaient. En rampant ainsi, elle arriva jusqu'à ses pieds, et Salammbô reconnut le vieux Giscon.

Les Mercenaires, pour empêcher les anciens captifs de s'enfuir, à coups de barre d'airain leur avaient cassé les jambes; et ils pourrissaient tous pêle-mêle, dans une fosse, au milieu des immondices. Les plus robustes, quand ils entendaient le bruit des gamelles, se haussaient en criant; c'est ainsi que Giscon avait aperçu Salammbô. Il avait deviné une Carthaginoise, aux petites boules de sandastrum qui battaient contre ses cothurnes; et, dans le pressentiment d'un mystère considérable, en se faisant aider par ses compagnons, il était parvenu à sortir de la fosse; puis, avec les coudes et les mains, il s'était traîné vingt pas plus loin, jusqu'à la tente de Mâtho. Deux voix y parlaient. Il avait écouté du dehors et tout entendu.

«—C'est toi!» dit-elle enfin, presque épouvantée.

En se haussant sur les poignets, il répliqua:

«—Oui, c'est moi! On me croit mort, n'est-ce pas?»

Elle baissa la tête. Il reprit.

«—Ah! pourquoi les Baals ne m'ont-ils pas accordé cette miséricorde!» Et se rapprochant de si près, qu'il la frôlait: «Ils m'auraient épargné la peine de te maudire!»

Salammbô se rejeta vivement en arrière, tant elle avait peur de cet être immonde, qui était hideux comme une larve et terrible comme un fantôme

«—J'ai cent ans bientôt,—dit-il. J'ai vu Agathoclès; j'ai vu Régulus et les aigles des Romains passer sur les moissons des champs puniques! J'ai vu toutes les épouvantes des batailles et la mer encombrée par les débris de nos flottes! Des Barbares que je commandais m'ont enchaîné aux quatre membres, comme un esclave homicide. Mes compagnons, l'un après l'autre, sont à mourir autour de moi; l'odeur de leurs cadavres me réveille la nuit; j'écarte les oiseaux qui viennent becqueter leurs yeux; et pourtant, pas un seul jour; je n'ai désespéré de Carthage! Quand même j'aurais vu contre elle toutes les armées de la terre, et les flammes du siège dépasser la hauteur des temples, j'aurais cru encore à son éternité! Mais, à présent, tout est fini! tout est perdu! Les Dieux l'exècrent! Malédiction sur toi, qui as précipité sa ruine par ton ignominie!»

Elle ouvrit ses lèvres.

«—Ah! j'étais là! s'écria-t-il. Je t'ai entendue râler d'amour comme une prostituée; puis il te racontait son désir, et tu te laissais baiser les mains! Mais, si la fureur de ton impudicité te poussait, tu devais faire au moins comme les bêtes fauves qui se cachent dans leurs accouplements, et ne pas étaler ta honte jusque sous les yeux de ton père!

«—Comment?» dit-elle.

«—Ah! tu ne savais pas que les deux retranchements sont à soixante coudées l'un de l'autre, et que ton Mâtho, par excès d'orgueil, s'est établi tout en face d'Hamilcar. Il est là, ton père, derrière toi; et si je pouvais gravir le sentier qui mène sur la plate-forme, je lui crierais: Viens donc voir ta fille dans les bras du Barbare! Elle a mis pour lui plaire le vêtement de la Déesse; et, en abandonnant son corps, elle livre, avec la gloire de ton nom, la majesté des Dieux, la vengeance de la patrie, le salut même de Carthage!» Le mouvement de sa bouche édentée remuait sa barbe tout du long; ses yeux, tendus sur elle, la dévoraient; et il répétait en haletant dans la poussière:

«—Ah! sacrilège! Maudite sois-tu! maudite! maudite!»

Salammbô avait écarté la toile, elle la tenait soulevée au bout de son bras, et, sans lui répondre, elle regardait du côté d'Hamilcar.

«—C'est par ici, n'est-ce pas?» dit-elle.

«—Que t'importe! Détourne-toi! Va-t'en! Écrase plutôt ta face contre la terre! C'est un lieu saint, que ta vue souillerait!»

Elle jeta le zaïmph autour de sa taille, ramassa vivement ses voiles, son manteau, son écharpe.—«J'y cours!» s'écria-t-elle; et, s'échappant, Salammbô disparut.

D'abord, elle marcha dans les ténèbres sans rencontrer personne, car tous se portaient vers l'incendie; et la clameur redoublait, de grandes flammes empourpraient le ciel par derrière; une longue terrasse l'arrêta.

Elle tourna sur elle-même, de droite et de gauche au hasard, cherchant une échelle, une corde, une pierre, quelque chose pour l'aider. Elle avait peur de Giscon, et il lui semblait que des cris et des pas la poursuivaient. Le jour commençait à blanchir. Elle aperçut un sentier dans l'épaisseur du retranchement. Elle prit avec ses dents le bas de sa robe qui la gênait, et, en trois bonds, se trouva sur la plate-forme.

Un cri sonore éclata sous elle, dans l'ombre, le même qu'elle avait entendu au bas de l'escalier des galères; en se penchant, elle reconnut l'homme de Schahabarim avec ses chevaux accouplés.

Il avait erré toute la nuit entre les deux retranchements; puis, inquiété par l'incendie, il était revenu en arrière, tâchant d'apercevoir ce qui se passait dans le camp de Mâtho; et, comme il savait que cette place était la plus voisine de sa tente, pour obéir au prêtre, il n'en avait pas bougé.

Il monta debout sur un des chevaux. Salammbô se laissa glisser jusqu'à lui; et ils s'enfuirent au grand galop en faisant le tour du camp punique, pour trouver une porte quelque part.

Mâtho était rentré dans sa tente. La lampe fumeuse éclairait à peine, et, il crut que Salammbô dormait; alors, il palpa délicatement la peau du lion, sur le lit de palmier. Il appela, elle ne répondit pas; il arracha vivement un lambeau de la toile pour faire venir du jour; le zaïmph avait disparu.

La terre tremblait sous des pas multipliés. De grands cris, des hennissements, des chocs d'armures s'élevaient dans l'air, et les fanfares des clairons sonnaient la charge. C'était comme un ouragan tourbillonnant autour de lui. Une fureur désordonnée le fit bondir sur ses armes, il se lança dehors.

Les longues files des Barbares descendaient, en courant, la montagne; les carrés puniques s'avançaient contre eux avec une oscillation lourde et régulière. Le brouillard, déchiré par les rayons du soleil, formait de petits nuages qui se balançaient; peu à peu, en s'élevant, ils découvraient les étendards, les casques et la pointe des piques. Sous les évolutions rapides, des portions de terrain encore dans l'ombre semblaient se déplacer d'un seul morceau; ailleurs, on aurait dit des torrents qui s'entre-croisaient, et, entre eux, des masses épineuses restaient immobiles. Mâtho distinguait les capitaines, les soldats, les hérauts et jusqu'aux valets par derrière, qui étaient montés sur des ânes. Au lieu de garder sa position pour couvrir les fantassins, Narr'Havas tourna brusquement à droite, comme s'il voulait se faire écraser par Hamilcar.

Ses cavaliers dépassèrent les éléphants qui se ralentissaient; et tous les chevaux, allongeant leur tête sans bride, galopaient d'un train si furieux que leur ventre paraissait frôler la terre. Tout à coup, Narr'Havas marcha résolument vers une sentinelle. Il jeta son épée, sa lance, ses javelots, et disparut au milieu des Carthaginois.

Le roi des Numides arriva dans la tente d'Hamilcar; et il dit, en lui montrant ses hommes qui se tenaient au loin arrêtés:

«—Barca! je te les amène, Ils sont à toi.»

Alors il se prosterna en signe d'esclavage, et, comme preuve de sa fidélité, rappela toute sa conduite depuis le commencement de la guerre.

D'abord il avait empêché le siège de Carthage et le massacre des captifs; puis, il n'avait point profité de la victoire contre Hannon après la défaite d'Utique; quant aux villes tyriennes, c'est qu'elles se trouvaient sur les frontières de son royaume. Enfin, il n'avait pas participé à la bataille du Macar; et il s'était absenté tout exprès pour fuir l'obligation de combattre le suffète.

Narr'Havas, en effet, avait voulu s'agrandir par des empiétements sur les provinces puniques, et, selon les chances de la victoire, tour à tour secouru et délaissé les Mercenaires. Mais voyant que le plus fort serait définitivement Hamilcar, il s'était tourné vers lui; peut-être y avait-il dans sa défection une rancune contre Mâtho, soit à cause du commandement, ou de son ancien amour.

Le suffète l'écouta sans l'interrompre. L'homme qui se présentait ainsi dans une armée où on lui devait des vengeances n'était pas un auxiliaire à dédaigner; Hamilcar devina tout de suite l'utilité d'une telle alliance pour ses grands projets. Avec les Numides, il se débarrasserait des Libyens. Puis il entraînerait l'Occident à la conquête de l'Ibérie; et, sans lui demander pourquoi il n'était pas venu plus tôt, ni relever aucun de ses mensonges, il baisa Narr'Havas, en heurtant trois fois sa poitrine contre la sienne.

C'était pour en finir, et par désespoir, qu'il avait incendié le camp des Libyens. Cette armée lui arrivait comme un secours des Dieux; et dissimulant sa joie, il répondit:

«—Que les Baals te favorisent! J'ignore ce que fera pour toi la République, mais Hamilcar n'a pas d'ingratitude.»

Le tumulte redoublait; des capitaines entraient. Il s'armait tout en parlant:

«—Allons, retourne! Avec tes cavaliers, tu rabattras leur infanterie entre tes éléphants et les miens! Courage! extermine!»

Et Narr'Havas se précipitait, quand Salammbô parut.

Elle sauta vite à bas de son cheval, ouvrit son large manteau, et, en écartant les bras, elle déploya le zaïmph.

La tente de cuir, relevée dans les coins, laissait voir le tour entier de la montagne couverte de soldats, et comme elle se trouvait au centre, de tous les côtés on apercevait Salammbô. Une clameur immense éclata, un long cri de triomphe et d'espoir. Ceux qui étaient en marche s'arrêtèrent; les moribonds, s'appuyant sur le coude, se retournaient pour la bénir. Les Barbares savaient maintenant qu'elle avait repris le zaïmph; de loin ils la voyaient, ils croyaient la voir; et d'autres cris, mais de rage et de vengeance, retentissaient, malgré les applaudissements des Carthaginois; les cinq armées, s'étageant sur la montagne, trépignaient et hurlaient ainsi autour de Salammbô.

Hamilcar, sans pouvoir parler, la remerciait par des signes de tête. Ses yeux se portaient alternativement sur le zaïmph et sur elle; sa chaînette était rompue. Alors il frissonna, saisi par un soupçon terrible. Mais, reprenant vite son impassibilité, il considéra Narr'Havas obliquement, sans tourner la figure.

Le roi des Numides se tenait à l'écart dans une attitude discrète; il portait au front un peu de la poussière qu'il avait touchée en se prosternant. Enfin le suffète s'avança vers lui, et, avec un air plein de gravité:

«—En récompense des services que tu m'as rendus, Narr'Havas, je te donne ma fille.» Il ajouta:—«Sois mon fils et défends ton père!»

Narr'Havas eut un grand geste de surprise, puis se jeta sur ses mains, qu'il couvrit de baisers.

Salammbô, calme comme une statue, semblait ne pas comprendre. Elle rougissait un peu, tout en baissant les paupières; ses longs cils recourbés faisaient des ombres sur ses joues.

Hamilcar voulut immédiatement les unir par des fiançailles indissolubles. On mit entre les mains de Salammbô une lance qu'elle offrit à Narr'Havas; on attacha leurs pouces l'un contre l'autre avec une lanière de bœuf, puis on leur versa du blé sur la tête;—et les grains, qui tombaient autour d'eux, sonnèrent comme de la grêle en rebondissant.


XII

L'AQUEDUC

Douze heures après, il ne restait plus des Mercenaires qu'un tas de blessés, de morts et d'agonisants.

Hamilcar, sorti brusquement du fond de la gorge, était redescendu sur la pente occidentale qui regarde Hippo-Zaryte; et, l'espace étant plus large en cet endroit, il avait eu soin d'y attirer les Barbares. Narr'Havas les avait enveloppés avec ses chevaux; le suffète, pendant ce temps-là, les refoulait, les écrasait; ils étaient vaincus d'avance par la perte du zaïmph; ceux mêmes qui ne s'en souciaient avaient senti une angoisse et comme un affaiblissement. Hamilcar, ne mettant pas son orgueil à garder pour lui le champ de bataille, s'était retiré un peu plus loin, à gauche, sur des hauteurs d'où il les dominait.

On reconnaissait la forme des camps à leurs palissades inclinées. Un long amas de cendres noires fumait sur l'emplacement des Libyens; le sol bouleversé avait des ondulations comme la mer; et les tentes, avec leurs toiles en lambeaux, semblaient de vagues navires à demi perdus dans des écueils. Des cuirasses, des fourches, des clairons, des morceaux de bois, de fer et d'airain, du blé, de la paille et des vêtements s'éparpillaient au milieu des cadavres; çà et là quelque phalarique prête à s'éteindre brûlait contre un monceau de bagages; la terre, en de certains endroits, disparaissait sous les boucliers; des charognes de chevaux se suivaient comme une série de monticules; on apercevait des jambes, des sandales, des bras, des cottes de mailles et des têtes dans leurs casques, maintenues par la mentonnière et qui roulaient comme des boules; des chevelures pendaient aux épines; dans des mares de sang, des éléphants, les entrailles ouvertes, râlaient couchés avec leurs tours; on marchait sur des choses gluantes et il y avait des flaques de boue, bien que la pluie n'eût pas tombé.

Cette confusion de cadavres occupait, du haut en bas, la montagne tout entière.

Ceux qui survivaient ne bougeaient pas plus que les morts. Accroupis par groupes inégaux, ils se regardaient, effarés, et ne parlaient pas.

Au bout d'une longue prairie, le lac d'Hippo-Zaryte resplendissait sous le soleil couchant. A droite, de blanches maisons dépassaient une ceinture de murailles; puis la mer s'étalait indéfiniment;—et, le menton dans la main, les Barbares soupiraient en songeant à leurs patries. Un nuage de poudre grise retombait.

Le vent du soir souffla; toutes les poitrines se dilatèrent; à mesure que la fraîcheur augmentait, on pouvait voir la vermine abandonner les morts qui se refroidissaient, et courir sur le sable chaud. Au sommet des grosses pierres, des corbeaux immobiles restaient tournés vers les agonisants.

Quand la nuit fut descendue, des chiens à poil jaune, de ces bêtes immondes qui suivaient les armées, arrivèrent tout doucement au milieu des Barbares. D'abord ils léchèrent les caillots de sang sur les moignons encore tièdes; et bientôt ils se mirent à dévorer les cadavres, en les entamant par le ventre.

Les fugitifs reparaissaient un à un, comme des ombres; les femmes aussi se hasardèrent à revenir, car il en restait encore, chez les Libyens surtout, malgré le massacre effroyable que les Numides en avaient fait.

Quelques-uns prirent des bouts de corde qu'ils allumèrent pour servir de flambeaux. D'autres tenaient des piques entre-croisées. On plaçait dessus les cadavres, et on les transportait à l'écart.

Ils se trouvaient étendus par longues lignes sur le dos, la bouche ouverte, avec leurs lances auprès d'eux;—ou bien ils s'entassaient pêle-mêle, et souvent, pour découvrir ceux qui manquaient, il fallait creuser tout un monceau; puis on promenait la torche sur leur visage, lentement. Des armes hideuses leur avaient fait des blessures compliquées. Des lambeaux verdâtres leur pendaient au front; ils étaient tailladés en morceaux, écrasés jusqu'à la moelle, bleuis sous des strangulations, ou largement fendus par l'ivoire des éléphants. Bien qu'ils fussent morts presque en même temps, des différences existaient dans leur corruption. Les hommes du Nord étaient gonflés d'une bouffissure livide, tandis que les Africains, plus nerveux, avaient l'air enfumés, et déjà se desséchaient. On reconnaissait les Mercenaires aux tatouages de leurs mains; les vieux soldats d'Antiochus portaient un épervier; ceux qui avaient servi en Égypte, la tête d'un cynocéphale; chez les princes de l'Asie, une hache, une grenade, un marteau; dans les Républiques grecques, le profil d'une citadelle ou le nom d'un archonte;—et on en voyait dont les bras étaient couverts entièrement par ces symboles multipliés, qui se mêlaient à leurs cicatrices et aux blessures nouvelles.

Pour les hommes de race latine, les Samnites, les Étrusques, les Campaniens et les Brutiens, on établit quatre grands bûchers.

Les Grecs, avec la pointe de leurs glaives, creusèrent des fosses. Les Spartiates, retirant leurs manteaux rouges, en enveloppèrent les morts; les Athéniens les étendaient la face vers le soleil levant; les Cantabres les enfouissaient sous un monceau de cailloux; les Nasamons les pliaient en deux avec des courroies de bœuf, et les Garamandes allèrent les ensevelir sur la plage, afin qu'ils fussent perpétuellement arrosés par les flots. Les Latins se désolaient de ne pas recueillir leurs cendres dans les urnes; les Nomades regrettaient la chaleur des sables où les corps se momifient, et les Celtes, trois pierres brutes,—sous un ciel pluvieux, au fond d'un golfe plein d'îlots.

Des vociférations s'élevaient suivies d'un long silence. C'était pour forcer les âmes à revenir. Puis la clameur reprenait, à intervalles réguliers, obstinément.

On s'excusait près des morts de ne pouvoir les honorer comme le prescrivaient les rites: car ils allaient, par cette privation, circuler, durant des périodes infinies, à travers toutes sortes de hasards et de métamorphoses; on les interpellait, on leur demandait ce qu'ils désiraient; d'autres les accablaient d'injures pour s'être laissé vaincre.

La lueur des grands bûchers apâlissait les figures exsangues, renversées de place en place sur les débris d'armures; et les larmes excitaient les larmes, les sanglots devenaient plus aigus, les reconnaissances et les étreintes plus frénétiques. Des femmes s'étalaient sur les cadavres, bouche contre bouche, front contre front; il fallait les battre pour qu'elles se retirassent, quand on jetait la terre. Ils se noircissaient les joues; ils se coupaient les cheveux; ils se tiraient du sang et le versaient dans les fosses; ils se faisaient des entailles à l'imitation des blessures qui défiguraient les morts. Des rugissements éclataient à travers le tapage des cymbales. Quelques-uns arrachaient leurs amulettes, crachaient dessus. Les moribonds se roulaient dans la boue sanglante en mordant de rage leurs poings mutilés; et quarante-trois Samnites, tout un printemps sacré, s'entr'égorgèrent comme des gladiateurs. Bientôt le bois manqua pour les bûchers, les flammes s'éteignirent, toutes les places étaient prises;—et, las d'avoir crié, affaiblis, chancelants, ils s'endormirent auprès de leurs frères morts, ceux qui tenaient à vivre pleins d'inquiétudes, et les autres désirant ne pas se réveiller.

Aux blancheurs de l'aube, il parut sur les limites des Barbares des soldats qui défilaient avec des casques levés au bout des piques; en saluant les Mercenaires, ils leur demandaient s'ils n'avaient rien à faire dire dans leurs patries.

D'autres se rapprochèrent, et les Barbares reconnurent quelques-uns de leurs anciens compagnons.

Le suffète avait proposé à tous les captifs de servir dans ses troupes. Plusieurs avaient intrépidement refusé; bien résolu à ne point les nourrir ni à les abandonner au Grand-Conseil, il les avait renvoyés, en leur ordonnant de ne plus combattre Carthage. Quant à ceux que la peur des supplices rendait dociles, on leur avait distribué les armes de l'ennemi; et maintenant ils se présentaient aux vaincus, moins pour les séduire que par un mouvement d'orgueil et de curiosité.

Ils racontèrent les bons traitements du suffète; les Barbares les écoutaient tout en les jalousant, bien qu'ils les méprisassent. Aux premières paroles de reproche, les lâches s'emportèrent; de loin ils leur montraient leurs propres épées, leurs cuirasses, et les conviaient avec des injures à venir les prendre. Les Barbares ramassèrent des cailloux; tous s'enfuirent; et l'on ne vit plus au sommet de la montagne que les pointes des lances dépassant le bord des palissades.

Une douleur, plus lourde que l'humiliation de la défaite, accabla les Barbares. Ils songeaient à l'inanité de leur courage. Ils restaient les yeux fixes en grinçant des dents.

La même idée leur vint. Ils se précipitèrent en tumulte sur les prisonniers carthaginois. Les soldats du suffète, par hasard, n'avaient pu les découvrir, et comme il s'était retiré du champ de bataille, ils se trouvaient encore dans la fosse profonde.

On les rangea par terre, dans un endroit aplati. Des sentinelles firent un cercle autour d'eux; et on laissa les femmes entrer, par trente ou quarante successivement. Voulant profiter du peu de temps qu'on leur donnait, elles couraient de l'un à l'autre, incertaines, palpitantes; puis, inclinées sur ces pauvres corps, elles les frappaient à tour de bras comme des lavandières qui battent les linges; en hurlant le nom de leurs époux, elles les déchiraient sous leurs ongles; elles leur crevèrent les yeux avec les aiguilles de leurs chevelures. Les hommes y vinrent ensuite; et ils les suppliciaient depuis les pieds, qu'ils coupaient aux chevilles, jusqu'au front, dont ils levaient des couronnes de peau pour se mettre sur la tête. Les Mangeurs de choses immondes furent atroces dans leurs imaginations. Ils envenimaient les blessures en y versant de la poussière, du vinaigre, des éclats de poteries; d'autres attendaient derrière eux; le sang coulait, et ils se réjouissaient comme font les vendangeurs autour des cuves fumantes.

Mâtho était assis par terre, à la place même où il se trouvait quand la bataille avait fini, les coudes sur les genoux, les tempes dans les mains; il ne voyait rien, n'entendait rien, ne pensait plus.

Aux hurlements de joie que la foule poussait, il releva la tête. Devant lui, un lambeau de toile accroché à une perche, et qui traînait par le bas, abritait confusément des corbeilles, des tapis, une peau de lion. Il reconnut sa tente;—et ses yeux s'attachaient contre le sol comme si la fille d'Hamilcar, en disparaissant, se fût enfoncée sous la terre.

La toile déchirée battait au vent; quelquefois ses longues bribes lui passaient devant la bouche, et il aperçut une marque rouge, pareille à l'empreinte d'une main. C'était la main de Narr'Havas, le signe de leur alliance. Mâtho se leva. Il prit un tison qui fumait encore, et le jeta sur les débris de sa tente, dédaigneusement. Puis, du bout de son cothurne, il repoussait vers la flamme les choses qui débordaient, pour que rien n'en subsistât.

Tout à coup, sans qu'on pût deviner de quel point il surgissait, Spendius parut.

L'ancien esclave s'était attaché contre la cuisse deux éclats de lance; il boitait d'un air piteux, tout en exhalant des plaintes.

«—Retire donc cela, lui dit Mâtho, je sais que tu es un brave!» Car il était si écrasé par l'injustice des Dieux qu'il n'avait plus assez de force pour s'indigner contre les hommes.

Spendius lui fit un signe, et il le mena dans le creux d'un mamelon, où Zarxas et Autharite se tenaient cachés.

Ils avaient fui comme l'esclave, l'un bien qu'il fût cruel, l'autre malgré sa bravoure. Mais qui aurait pu s'attendre, disaient-ils, à la trahison de Narr'Havas, à l'incendie des Libyens, à la perte du zaïmph, à l'attaque soudaine d'Hamilcar, et surtout à ses manœuvres les forçant à revenir dans le fond de la montagne sous les coups immédiats des Carthaginois? Spendius n'avouait point sa terreur et persistait à soutenir qu'il avait la jambe cassée.

Enfin, les trois chefs et le schalischim se demandèrent ce qu'il fallait maintenant décider.

Hamilcar leur fermait la route de Carthage; on était pris entre ses soldats et les provinces de Narr'Havas; les villes tyriennes se joindraient aux vainqueurs; ils allaient se trouver acculés au bord de la mer, et toutes ces forces réunies les écraseraient. Voilà ce qui arriverait immanquablement.

Pas un moyen ne s'offrait d'éviter la guerre. Donc, ils devaient la poursuivre à outrance. Mais, comment faire comprendre la nécessité d'une interminable bataille à tous ces gens découragés et saignant encore de leurs blessures?

«—Je m'en charge!» dit Spendius.

Deux heures après, un homme, qui arrivait du côté d'Hippo-Zaryte, gravit en courant la montagne. Il agitait des tablettes au bout de son bras, et comme il criait très fort, les Barbares l'entourèrent.

Elles étaient expédiées par les soldats grecs de la Sardaigne. Ils recommandaient à leurs compagnons d'Afrique de surveiller Giscon avec les autres captifs. Un marchand de Samos, un certain Hipponax, venant de Carthage, leur avait appris qu'un complot s'organisait pour les faire évader, et on engageait les Barbares à tout prévoir; la République était puissante.

Le stratagème de Spendius ne réussit point comme il l'avait espéré. Cette assurance d'un péril nouveau, loin d'exciter de la fureur, souleva des craintes; et se rappelant l'avertissement d'Hamilcar jeté naguère au milieu d'eux, ils s'attendaient à quelque chose d'imprévu et qui serait terrible. La nuit se passa dans une grande angoisse; plusieurs même se débarrassèrent de leurs armes pour attendrir le suffète quand il se présenterait.

Le lendemain, à la troisième veille du jour, un second coureur parut, encore plus haletant et noir de poussière. Le Grec lui arracha des mains un rouleau de papyrus chargé d'écritures phéniciennes. On y suppliait les Mercenaires de ne pas se décourager; les braves de Tunis allaient venir avec de grands renforts.

Spendius lut d'abord la lettre trois fois de suite; et, soutenu par deux Cappadociens qui le tenaient assis sur leurs épaules, il se faisait transporter de place en place, et la relisait. Pendant sept heures, il harangua.

Il rappelait aux Mercenaires les promesses du Grand-Conseil; aux Africains, les cruautés des intendants; à tous les Barbares, l'injustice de Carthage. La douceur du suffète était un appât pour les prendre. Ceux qui se livreraient, on les vendrait comme des esclaves; les vaincus périraient suppliciés. Quant à s'enfuir, par quelles routes? Pas un peuple ne voudrait les recevoir; tandis qu'en continuant leurs efforts ils obtiendraient à la fois la liberté, la vengeance, de l'argent! Et ils n'attendraient pas longtemps, puisque les gens de Tunis, la Libye entière se précipitait à leur secours. Il montrait le papyrus déroulé: «—Regardez donc! lisez! voilà leurs promesses! Je ne mens pas.»

Des chiens erraient, avec leur museau noir tout plaqué de rouge. Le grand soleil chauffait les têtes nues. Une odeur nauséabonde s'exhalait des cadavres mal enfouis; quelques-uns même sortaient de terre jusqu'au ventre. Spendius les appelait à lui pour témoigner des choses qu'il disait; puis il levait ses poings du côté d'Hamilcar.

Mâtho l'observait d'ailleurs, et, afin de couvrir sa lâcheté, il étalait une colère où peu à peu il se trouvait pris lui-même. En se dévouant aux Dieux, il accumula des malédictions sur les Carthaginois. Le supplice des captifs était un jeu d'enfants. Pourquoi donc les épargner et traîner toujours derrière soi ce bétail inutile! «—Non! il faut en finir! leurs projets sont connus! un seul peut nous perdre! pas de pitié! On reconnaîtra les bons à la vitesse des jambes et à la force du coup.»

Ils retournèrent sur les captifs. Plusieurs râlaient encore; on les acheva en leur enfonçant le talon dans la bouche, ou bien on les poignardait avec la pointe d'un javelot.

Ensuite ils songèrent à Giscon. Nulle part on ne l'apercevait; une inquiétude les troubla. Ils voulaient tout à la fois se convaincre de sa mort et y participer. Trois pasteurs samnites le découvrirent à quinze pas de l'endroit où s'élevait naguère la tente de Mâtho. Ils le reconnurent à sa longue barbe, et ils appelèrent les autres.

Étendu sur le dos, les bras contre les hanches et les genoux serrés, il avait l'air d'un mort disposé pour le sépulcre. Cependant ses côtes maigres s'abaissaient et remontaient, et ses yeux, largement ouverts au milieu de sa figure toute pâle, regardaient d'une façon continue et intolérable.

Les Barbares le considérèrent avec un grand étonnement. Depuis le temps qu'il vivait dans la fosse, on l'avait presque oublié; gênés par de vieux souvenirs, ils se tenaient à distance et n'osaient porter la main sur lui.

Mais ceux qui étaient par derrière murmuraient et se poussaient, quand un Garamante traversa la foule; il brandissait une faucille; tous comprirent sa pensée; leurs visages s'empourprèrent, et, saisis de honte, ils hurlaient: «—Oui! oui!»

L'homme au fer recourbé s'approcha de Giscon. Il lui prit la tête, et, l'appuyant sur son genou, il la sciait à coups rapides; elle tomba; deux gros jets de sang firent un trou dans la poussière. Zarxas avait sauté dessus, et, plus léger qu'un léopard, il courait vers les Carthaginois.

Quand il fut aux deux tiers de la montagne, il retira de sa poitrine la tête de Giscon en la tenant par la barbe, il tourna son bras rapidement plusieurs fois,—et la masse, enfin lancée, décrivit une longue parabole et disparut derrière le retranchement punique.

Bientôt se dressèrent au bord des palissades deux étendards entre-croisés, signe convenu pour réclamer les cadavres.

Alors quatre hérauts, choisis sur la largeur de leur poitrine, s'en allèrent avec de grands clairons; et, parlant dans les tubes d'airain, ils déclarèrent qu'il n'y avait plus désormais, entre les Carthaginois et les Barbares, ni foi, ni pitié, ni dieux, qu'ils se refusaient d'avance à toutes les ouvertures et que l'on renverrait les parlementaires avec les mains coupées.

Immédiatement après, on députa Spendius à Hippo-Zaryte afin d'avoir des vivres; la cité tyrienne leur en envoya le soir même. Ils mangèrent avidement. Quand ils furent réconfortés, ils ramassèrent bien vite les restes de leurs bagages et leurs armes rompues; les femmes se tassèrent au centre; et, sans souci des blessés pleurant derrière eux, ils partirent par le bord du rivage, à pas rapides, comme un troupeau de loups qui s'éloignent.

Ils marchaient sur Hippo-Zaryte, décidés à la prendre, car ils avaient besoin d'une ville.

Hamilcar, en les apercevant au loin, eut un désespoir, malgré l'orgueil qu'il sentait à les voir fuir devant lui. Il aurait fallu les attaquer tout de suite avec des troupes fraîches. Encore une journée pareille, et la guerre était finie! Si les choses traînaient, ils reviendraient plus forts; les villes tyriennes se joindraient à eux; sa clémence envers les vaincus n'avait servi de rien. Il prit la résolution d'être impitoyable.

Le soir même, il envoya au Grand-Conseil un dromadaire chargé de bracelets recueillis sur les morts, et, avec des menaces horribles, il ordonnait qu'on lui expédiât une autre armée.

Tous, depuis longtemps, le croyaient perdu; si bien qu'en apprenant sa victoire, ils éprouvèrent une stupéfaction qui était presque de la terreur. Le retour du zaïmph, annoncé vaguement, complétait la merveille. Ainsi les Dieux et la force de Carthage semblaient maintenant lui appartenir.

Personne de ses ennemis ne hasarda une plainte ou une récrimination. Par l'enthousiasme des uns et la pusillanimité des autres, avant le délai prescrit, une armée de cinq mille hommes fut prête.

Elle gagna promptement Utique pour appuyer le suffète sur ses derrières, tandis que trois mille des plus considérables montèrent sur des vaisseaux qui devaient les débarquer à Hippo-Zaryte, d'où ils repousseraient les Barbares.

Hannon en avait accepté le commandement; mais il confia l'armée à son lieutenant Magdassan, afin de conduire les troupes de débarquement lui-même, car il ne pouvait plus endurer les secousses de la litière. Son mal, en rongeant ses lèvres et ses narines, avait creusé dans sa face un large trou; à dix pas, on lui voyait le fond de sa gorge, et il se savait tellement hideux qu'il se mettait, comme une femme, un voile sur la tête.

Hippo-Zaryte n'écouta point ses sommations, ni celles des Barbares non plus; mais chaque matin les habitants leur descendaient des vivres dans des corbeilles, et en criant du haut des tours, ils s'excusaient sur les exigences de la République et les conjuraient de s'éloigner. Ils adressaient par signes les mêmes protestations aux Carthaginois qui stationnaient dans la mer.

Hannon se contentait de bloquer le port sans risquer une attaque. Cependant, il persuada aux juges d'Hippo-Zaryte de recevoir chez eux trois cents soldats. Puis il s'en alla vers le cap des Raisins et il fit un long détour afin de cerner les Barbares, opération inopportune et même dangereuse. Sa jalousie l'empêchait de secourir le suffète; il arrêtait ses espions, le gênait dans tous ses plans, compromettait son entreprise. Hamilcar écrivit au Grand-Conseil de l'en débarrasser, et Hannon rentra dans Carthage, furieux contre la bassesse des anciens et la folie de son collègue. Après tant d'espérances, on se retrouvait dans une situation encore plus déplorable; on tâchait de n'y pas réfléchir, et même de n'en point parler.

Comme si ce n'était pas assez d'infortunes à la fois, on apprit que les Mercenaires de la Sardaigne avaient crucifié leur général, saisi les places fortes et partout égorgé les hommes de race chananéenne. Le peuple romain menaça la République d'hostilités immédiates, si elle ne donnait douze cents talents avec l'île de Sardaigne tout entière. Il avait accepté l'alliance des Barbares, et il leur expédia des bateaux plats, chargés de farine et de viandes sèches. Les Carthaginois les poursuivirent, capturèrent cinq cents hommes; mais trois jours après, une flotte qui venait de la Bysacène, apportant des vivres à Carthage, sombra dans une tempête. Les Dieux évidemment se déclaraient contre elle.

Alors les citoyens d'Hippo-Zaryte, prétextant une alarme, firent monter sur leurs murailles les trois cents hommes d'Hannon; puis, survenant derrière eux, ils les prirent aux jambes et les jetèrent par-dessus les remparts, tout à coup. Quelques-uns qui n'étaient pas morts furent poursuivis et allèrent se noyer dans la mer.

Utique endurait des soldats, car Magdassan avait fait comme Hannon, et, d'après ses ordres, il entourait la ville, sourd aux prières d'Hamilcar. Pour ceux-là, on leur donna du vin mêlé de mandragore, puis on les égorgea dans leur sommeil. En même temps, les Barbares arrivèrent; Magdassan s'enfuit, les portes s'ouvrirent; dès lors les deux villes tyriennes montrèrent à leurs nouveaux amis un opiniâtre dévouement, et à leurs anciens alliés une haine inconcevable.

Cet abandon de la cause punique était un conseil, un exemple. Les espoirs de délivrance se ranimèrent. Des populations, incertaines encore, n'hésitèrent plus. Tout s'ébranla. Le suffète l'apprit;—et il n'attendait aucun secours! il était maintenant irrévocablement perdu.

Aussitôt il congédia Narr'Havas, qui devait garder les limites de son royaume. Quant à lui, il résolut de rentrer à Carthage pour y prendre des soldats et recommencer la guerre.

Les Barbares établis à Hippo-Zaryte aperçurent son armée comme elle descendait de la montagne.

Où donc les Carthaginois allaient-ils? La faim sans doute les poussait; et, affolés par les souffrances, malgré leur faiblesse, ils venaient livrer bataille. Mais ils tournèrent à droite: ils fuyaient. On pouvait les atteindre, les écraser tous. Les Barbares s'élancèrent à leur poursuite.

Les Carthaginois furent arrêtés par le fleuve. Il était large cette fois, et le vent d'ouest n'avait pas soufflé. Les uns le passèrent à la nage, les autres sur leurs boucliers. Ils se remirent en marche. La nuit tomba. On ne les vit plus.

Les Barbares ne s'arrêtèrent pas; ils remontèrent plus loin, pour trouver une place plus étroite. Les gens de Tunis accoururent; ils entraînèrent ceux d'Utique. A chaque buisson leur nombre augmentait; et les Carthaginois, en se couchant par terre, entendaient le battement de leurs pas dans les ténèbres. De temps à autre, pour les ralentir, Barca faisait lancer, derrière lui, des volées de flèches; plusieurs en furent tués. Quand le jour se leva, on était dans les montagnes de l'Ariane, à cet endroit où le chemin fait un coude.

Mâtho, qui marchait en tête, crut distinguer dans l'horizon quelque chose de vert, au sommet d'une éminence. Le terrain s'abaissa; et des obélisques, des dômes, des maisons parurent! c'était Carthage. Il s'appuya contre un arbre pour ne pas tomber, tant son cœur battait vite.

Il songeait à tout ce qui était survenu dans son existence depuis la dernière fois qu'il avait passé par là. C'était une surprise infinie, un étourdissement. Puis, une joie l'emporta à l'idée de revoir Salammbô. Les raisons qu'il avait de l'exécrer lui revinrent à la mémoire; il les rejeta bien vite. Frémissant et les prunelles tendues, il contemplait, au delà d'Eschmoûn, la haute terrasse d'un palais, par-dessus des palmiers; un sourire d'extase illuminait sa figure, comme s'il fût arrivé jusqu'à lui quelque grande lumière; il ouvrait les bras, il envoyait des baisers dans la brise et murmurait: «Viens! viens!» un soupir lui gonfla la poitrine, et deux larmes, longues comme des perles, tombèrent sur sa barbe.

«—Qui te retient?—s'écria Spendius. Hâte-toi donc! En marche! Le suffète va nous échapper! Mais tes genoux chancellent et tu me regardes comme un homme ivre!»

Il trépignait d'impatience; il pressait Mâtho; et avec des clignements d'yeux, comme à l'approche d'un but longuement visé:

«—Ah! nous y sommes! Nous y voilà! Je les tiens!»

Il avait l'air si convaincu et triomphant que Mâtho, surpris dans sa torpeur, se sentit entraîné. Ces paroles survenaient au plus fort de sa détresse, poussaient son désespoir à la vengeance, montraient une pâture à sa colère. Il bondit sur un des chameaux qui étaient dans les bagages, lui arracha son licou; avec la longue corde il frappait à tour de bras les traînards; il courait de droite et de gauche, alternativement, sur le derrière de l'armée, comme un chien qui pousse un troupeau.

A sa voix tonnante, les lignes d'hommes se resserrèrent; les boiteux mêmes précipitèrent leurs pas; au milieu de l'isthme, l'intervalle diminua. Les premiers des Barbares marchaient dans la poussière des Carthaginois. Les deux armées se rapprochaient, allaient se toucher. Mais la porte de Malqua, la porte de Tagaste et la grande porte de Khamon déployèrent leurs battants. Le carré punique se divisa; trois colonnes s'y engloutirent, elles tourbillonnaient sous les porches. Bientôt la masse, trop serrée sur elle-même, n'avança plus; les piques en l'air se heurtaient, et les flèches des Barbares éclataient contre les murs.

Sur le seuil de Khamon, on aperçut Hamilcar. Il se retourna, en criant à ses hommes de s'écarter. Il descendit de son cheval; et du glaive qu'il tenait, en le piquant à la croupe, il l'envoya sur les Barbares.

C'était un étalon orynge qu'on nourrissait avec des boulettes de farine, et qui pliait les genoux pour laisser monter son maître. Pourquoi donc le renvoyait-il! Était-ce un sacrifice?

Le grand cheval galopait au milieu des lances, renversait les hommes, et, s'embarrassant les pieds dans ses entraves, tombait, puis se relevait avec des bonds furieux; et pendant qu'ils tâchaient de l'arrêter ou regardaient tout surpris, les Carthaginois s'étaient rejoints; ils entrèrent; la porte énorme se referma derrière eux, en retentissant.

Elle ne céda pas. Les Barbares vinrent s'écraser contre elle;—et durant quelques minutes, sur toute la longueur de l'armée, il y eut une oscillation de plus en plus molle et qui enfin s'arrêta.

Les Carthaginois avaient mis des soldats sur l'aqueduc; ils commençaient à lancer des pierres, des balles, des poutres. Spendius représenta qu'il ne fallait point s'obstiner. Ils allèrent s'établir plus loin, tous bien résolus à faire le siège de Carthage.

Cependant la rumeur de la guerre avait dépassé les confins de l'empire punique; et, des colonnes d'Hercule jusqu'au delà de Cyrène, les pasteurs en rêvaient en gardant leurs troupeaux; et les caravanes en causaient la nuit, à la lueur des étoiles. Cette grande Carthage, dominatrice des mers, splendide comme le soleil et effrayante comme un dieu, il se trouvait des hommes qui osaient l'attaquer! On avait plusieurs fois affirmé sa chute; et tous y avaient cru, car tous la souhaitaient: les populations soumises, les villages tributaires, les provinces alliées, les hordes indépendantes, ceux qui l'exécraient pour sa tyrannie, ou qui jalousaient sa puissance, ou qui convoitaient sa richesse. Les plus braves s'étaient joints bien vite aux Mercenaires. La défaite du Macar avait arrêté tous les autres. Ils avaient repris confiance, s'étaient avancés, rapprochés; et maintenant les hommes des régions orientales se tenaient dans les dunes de Clypea, de l'autre côté du golfe. Dès qu'ils aperçurent les Barbares, ils se montrèrent.

Ce n'étaient pas les Libyens des environs de Carthage; depuis longtemps ils composaient la troisième armée; mais les nomades du plateau de Barca, les bandits du cap Phiscus et du promontoire de Derné, ceux du Phazzana et de la Marmarique. Ils avaient traversé le désert en buvant aux puits saumâtres maçonnés avec des ossements de chameau; les Zuaèces, couverts de plumes d'autruche, étaient venus sur des quadriges; les Garamantes, masqués d'un voile noir, assis en arrière sur leurs cavales peintes; d'autres sur des ânes, sur des onagres, sur des zèbres, sur des buffles; et quelques-uns traînaient, avec leurs familles et leurs idoles, le toit de leur cabane en forme de chaloupe. Il y avait des Ammoniens aux membres ridés par l'eau chaude des fontaines; des Atarantes, qui maudissent le soleil; des Troglodytes, qui enterrent en riant leurs morts sous des branches d'arbre; et les hideux Auséens, qui mangent des sauterelles; les Achyrmachides, qui mangent des poux, et les Gysantes, peints de vermillon, qui mangent des singes.

Tous s'étaient rangés sur le bord de la mer en une grande ligne droite. Ils s'avancèrent ensuite comme des tourbillons de sable soulevés par le vent. Au milieu de l'isthme leur foule s'arrêta, les Mercenaires établis devant eux, près des murailles, ne voulant point bouger.

Puis, du côté de l'Ariane, apparurent les hommes de l'Occident, le peuple des Numides. En effet, Narr'Havas ne gouvernait que les Massyliens; d'ailleurs, une coutume leur permettant après les revers d'abandonner leur roi, ils s'étaient rassemblés sur le Zaïne, puis l'avaient franchi au premier mouvement d'Hamilcar. On vit d'abord accourir tous les chasseurs du Malethut-Baal et du Garaphos, habillés de peaux de lion, et qui conduisaient avec la hampe de leurs piques de petits chevaux maigres à longue crinière; puis marchaient les Gétules dans des cuirasses en peau de serpent; puis les Pharusiens, portant de hautes couronnes faites de cire et de résine; et les Caunes, les Marcares, les Tillabares, chacun tenant deux javelots et un bouclier rond, en cuir d'hippopotame. Ils s'arrêtèrent au bas des catacombes, dans les premières flaques de la lagune.

Mais quand les Libyens se furent déplacés, on aperçut à l'endroit qu'ils occupaient, et comme un nuage à ras du sol, la multitude des nègres. Il en était venu du Harousch blanc, du Harousch noir, du désert d'Augyles et même de la grande contrée d'Agazymba, qui est à quatre mois au sud des Garamantes, et de plus loin encore! Malgré leurs joyaux de bois rouge, la crasse de leur peau noire les faisait ressembler à des mûres longtemps roulées dans la poussière. Ils avaient des caleçons en fils d'écorce, des tuniques d'herbes desséchées, des mufles de bêtes fauves sur la tête;—et, hurlant comme des loups, ils secouaient des tringles garnies d'anneaux et brandissaient des queues de vache au bout d'un bâton, en manière d'étendards.

Puis derrière les Numides, les Maurusiens et les Gétules, se pressaient les hommes jaunâtres répandus au delà de Taggir dans les forêts de cèdres. Des carquois en poils de chat leur battaient sur les épaules; et ils menaient en laisse des chiens énormes, aussi hauts que des ânes, et qui n'aboyaient pas.

Enfin, comme si l'Afrique ne s'était point suffisamment vidée, et que pour recueillir plus de fureurs il eût fallu prendre jusqu'au bas des races, on voyait, derrière tous les autres, des hommes à profil de bête et ricanant d'un rire idiot;—misérables ravagés par de hideuses maladies, pygmées difformes, mulâtres d'un sexe ambigu, albinos dont les yeux rouges clignotaient au soleil; tout en bégayant des sons inintelligibles, ils mettaient un doigt dans leur bouche pour faire voir qu'ils avaient faim.

La confusion des armes n'était pas moindre que celle des vêtements et des peuples. Pas une invention de mort qui n'y fût, depuis les poignards de bois, les haches de pierre et les tridents d'ivoire, jusqu'à de longs sabres, dentelés comme des scies, minces, et faits d'une lame de cuivre qui pliait. Ils maniaient des coutelas, se bifurquant en plusieurs branches pareilles à des ramures d'antilopes, des serpes attachées au bout d'une corde, des triangles de fer, des massues, des poinçons. Les Éthiopiens du Bambotus cachaient dans leurs cheveux de petits dards empoisonnés. Plusieurs avaient apporté des cailloux dans des sacs. D'autres, les mains vides, faisaient claquer leurs dents.

Une houle continuelle agitait cette multitude. Des dromadaires, tout barbouillés de goudron comme des navires, renversaient les femmes qui portaient leurs enfants sur la hanche. Les provisions dans les couffes se répandaient; on écrasait en marchant des morceaux de sel, des paquets de gomme, des dattes pourries, des noix de gourou;—et parfois, sur des seins couverts de vermine, pendait à un mince cordon quelque diamant qu'avaient cherché les satrapes, une pierre presque fabuleuse et suffisante pour acheter un empire. Ils ne savaient même pas, la plupart, ce qu'ils désiraient. Une fascination, une curiosité les poussait; des Nomades qui n'avaient jamais vu de ville étaient effrayés par l'ombre des murailles.

L'isthme disparaissait maintenant sous les hommes; cette longue surface, où les tentes faisaient comme des cabanes dans une inondation, s'étalait jusqu'aux premières lignes des autres Barbares, toutes ruisselantes de fer et symétriquement établies sur les deux flancs de l'aqueduc.

Les Carthaginois se trouvaient encore dans l'effroi de leur arrivée, quand ils aperçurent, venant droit vers eux, comme des monstres et comme des édifices,—avec leurs mâts, leurs bras, leurs cordages, leurs articulations, leurs chapiteaux et leurs carapaces,—les machines de siège, qu'envoyaient les villes tyriennes: soixante carrobalistes, quatre-vingts onagres, trente scorpions, cinquante tollénones, douze béliers et trois gigantesques catapultes qui lançaient des morceaux de roche du poids de quinze talents. Des masses d'hommes les poussaient, cramponnés à leur base; à chaque pas un frémissement les secouait; elles arrivèrent ainsi jusqu'en face des murs.

Il fallait plusieurs jours encore pour finir les préparatifs du siège. Les Mercenaires, instruits par leurs défaites, ne voulaient point se risquer dans des engagements inutiles;—et, de part et d'autre, on n'avait aucune hâte, sachant bien qu'une action terrible allait s'ouvrir et qu'il en résulterait une victoire ou une extermination complète.

Carthage pouvait longtemps résister; ses larges murailles offraient une série d'angles rentrants et sortants, disposition avantageuse pour repousser les assauts.

Du côté des catacombes, une portion s'était écroulée,—et par les nuits obscures, entre les blocs disjoints, on apercevait des lumières dans les bouges de Malqua. Ils dominaient en de certains endroits la hauteur des remparts. C'était là que vivaient, avec leurs nouveaux époux, les femmes des Mercenaires chassées par Mâtho. En les revoyant, leur cœur n'y tint plus. Elles agitèrent de loin leurs écharpes; puis elles venaient, dans les ténèbres, causer avec les soldats par la fente du mur, et le Grand-Conseil apprit un matin que toutes s'étaient enfuies. Les unes avaient passé entre les pierres; d'autres, plus intrépides, étaient descendues avec des cordes.

Enfin, Spendius résolut d'accomplir son projet.

La guerre, en le retenant au loin, l'en avait jusqu'alors empêché; et depuis qu'on était revenu devant Carthage, il lui semblait que les habitants soupçonnaient son entreprise. Bientôt ils diminuèrent les sentinelles de l'aqueduc. On n'avait pas trop de monde pour la défense de l'enceinte.

L'ancien esclave s'exerça pendant plusieurs jours à tirer des flèches contre les phénicoptères du lac. Puis un soir que la lune brillait, il pria Mâtho d'allumer au milieu de la nuit un grand feu de paille, en même temps que tous ses hommes pousseraient des cris; et prenant avec lui Zarxas, il s'en alla par le bord du golfe, dans la direction de Tunis.

A la hauteur des dernières arches, ils revinrent droit vers l'aqueduc; la place était découverte; ils s'avancèrent en rampant jusqu'à la base des piliers.

Les sentinelles de la plate-forme se promenaient tranquillement.

De hautes flammes parurent; des clairons retentirent; les soldats en vedette, croyant à un assaut, se précipitèrent du côté de Carthage.

Un homme était resté. Il apparaissait en noir sur le fond du ciel. La lune donnait derrière lui, et son ombre démesurée faisait au loin sur la plaine comme un obélisque qui marchait.

Zarxas saisit sa fronde; par prudence ou par férocité, Spendius l'arrêta.—«Non, le ronflement de la balle ferait du bruit! A moi!»

Alors il banda son arc de toutes ses forces, en l'appuyant par le bas contre l'orteil de son pied gauche; il visa, et la flèche partit.

L'homme ne tomba point. Il disparut.

«—S'il était blessé, nous l'entendrions!» dit Spendius; et il monta vivement d'étage en étage, comme il avait fait la première fois, en s'aidant d'une corde et d'un harpon. Quand il fut en haut, près du cadavre, il la laissa retomber. Le Baléare y attacha un pic avec un maillet et s'en retourna.

Les trompettes ne sonnaient plus. Tout maintenant était tranquille. Spendius avait soulevé une des dalles, était entré dans l'eau, et l'avait refermée sur lui.

En calculant la distance d'après le nombre de ses pas, il arriva juste à l'endroit où il avait remarqué une fissure oblique; et pendant trois heures, jusqu'au matin, il travailla d'une façon continue, furieuse, respirant à peine par les interstices des dalles supérieures, assailli d'angoisses et vingt fois croyant mourir. Enfin, on entendit un craquement; une pierre énorme, en ricochant sur les arcs inférieurs, roula jusqu'en bas,—et, tout à coup, une cataracte, un fleuve entier tomba du ciel dans la plaine. L'aqueduc, coupé par le milieu, se déversait. C'était la mort pour Carthage, la victoire pour les Barbares.

En un instant, les Carthaginois réveillés apparurent sur les murailles, sur les maisons, sur les temples. Les Barbares se poussaient, criaient. Ils dansaient en délire autour de la grande chute d'eau, et, dans l'extravagance de leur joie, venaient s'y mouiller la tête.

On aperçut au sommet de l'aqueduc un homme avec une tunique brune, déchirée. Il se tenait penché tout au bord les deux mains sur les hanches; et il regarda en bas, sous lui, comme étonné de son œuvre.

Puis, il se redressa. Il parcourut l'horizon d'un air superbe qui semblait dire: «Tout cela maintenant est à moi!» Les applaudissements des Barbares éclatèrent; les Carthaginois, comprenant enfin leur désastre, hurlaient de désespoir. Alors il se mit à courir sur la plate-forme d'un bout à l'autre,—et comme un conducteur de char triomphant aux jeux Olympiques, Spendius, éperdu d'orgueil, levait les bras.


XIII

MOLOCH

Les Barbares n'avaient pas besoin d'une circonvallation du côté de l'Afrique; elle leur appartenait. Pour rendre plus facile l'approche des murailles, on abattit le retranchement qui bordait le fossé. Ensuite, Mâtho divisa l'armée par grands demi-cercles, de façon à envelopper mieux Carthage. Les hoplites des Mercenaires furent placés au premier rang, derrière eux les frondeurs et les cavaliers; tout au fond, les bagages, les chariots, les chevaux; en deçà de cette multitude, à trois cents pas des tours, se hérissaient les machines.

Sous la variété infinie de leurs appellations (qui changèrent plusieurs fois dans le cours des siècles), elles pouvaient se réduire à deux systèmes: les unes agissant comme des frondes, les autres comme des arcs.

Les premières, les catapultes, se composaient d'un châssis carré, avec deux montants verticaux et une barre horizontale. A sa partie antérieure un cylindre, muni de câbles, retenait un gros timon portant une cuillère pour recevoir les projectiles; la base en était prise dans un écheveau de fils tordu; quand on lâchait les cordes, il se relevait et venait frapper contre la barre, ce qui, l'arrêtant par une secousse, multipliait sa vigueur.

Les secondes offraient un mécanisme plus compliqué: sur une petite colonne, une traverse était fixée par son milieu où aboutissait à angle droit une espèce de canal; aux extrémités de la traverse s'élevaient deux chapiteaux qui contenaient un entortillage de crins; deux poutrelles s'y trouvaient prises pour maintenir les bouts d'une corde que l'on amenait jusqu'au bas du canal, sur une tablette de bronze. Par un ressort, cette plaque de métal se détachait, et, glissant sur des rainures, poussait les flèches.

Les catapultes s'appelaient également des onagres, comme les ânes sauvages qui lancent des cailloux avec leurs pieds, et les balistes des scorpions, à cause d'un crochet dressé sur la tablette, et qui, s'abaissant d'un coup de poing, faisait partir le ressort.

Leur construction exigeait de savants calculs; leurs bois devaient être choisis dans les essences les plus dures, leurs engrenages tous d'airain; elles se bandaient avec des leviers, des moufles, des cabestans ou des tympans; de forts pivots variaient la direction de leur tir, des cylindres les faisaient s'avancer, et les plus considérables, que l'on apportait pièce à pièce, étaient remontées en face de l'ennemi.

Spendius disposa les trois grandes catapultes vers les trois angles principaux; devant chaque porte il plaça un bélier, devant chaque tour une baliste, et des carrobalistes circuleraient par derrière. Mais il fallait les garantir contre les feux des assiégés, et combler d'abord le fossé qui les séparait des murailles.

On avança des galeries en claies de joncs verts, et des cintres en chêne, pareils à d'énormes boucliers glissant sur trois roues; de petites cabanes couvertes de peaux fraîches et rembourrées de varech abritaient les travailleurs; les catapultes et les balistes furent défendues par des rideaux de cordages que l'on avait trempés dans du vinaigre pour les rendre incombustibles. Les femmes et les enfants allaient prendre des cailloux sur la grève, ramassaient de la terre avec leurs mains et l'apportaient aux soldats.

Les Carthaginois se préparaient aussi.

Hamilcar les avait bien vite rassurés en déclarant qu'il restait de l'eau dans les citernes pour cent vingt-trois jours. Cette affirmation, sa présence au milieu d'eux, et celle du zaïmph surtout, leur donnèrent bon espoir. Carthage se releva de son accablement; ceux qui n'étaient pas d'origine chananéenne furent emportés dans la passion des autres.

On arma les esclaves, on vida les arsenaux; les citoyens eurent chacun leur poste et leur emploi. Douze cents hommes survivaient des transfuges, le suffète les fit tous capitaines; et les charpentiers, les armuriers, les forgerons et les orfèvres furent préposés aux machines. Les Carthaginois en avaient gardé quelques-unes, malgré les conditions de la paix romaine. On les répara. Ils s'entendaient à ces ouvrages.

Les deux côtés septentrional et oriental, défendus par la mer et par le golfe, restaient inaccessibles. Sur la muraille faisant face aux Barbares, on monta des troncs d'arbre, des meules de moulin, des vases pleins de soufre, des cuves pleines d'huile, et l'on bâtit des fourneaux. On entassa des pierres sur la plate-forme des tours, et les maisons qui touchaient immédiatement au rempart furent bourrées avec du sable pour l'affermir et augmenter son épaisseur.

Devant ces dispositions les Barbares s'irritèrent. Ils voulurent combattre tout de suite. Les poids qu'ils mirent dans les catapultes étaient d'une pesanteur si exorbitante que les timons se rompirent; l'attaque fut retardée.

Enfin le treizième jour du mois de schabar,—au soleil levant,—on entendit contre la porte de Khamon un grand coup.

Soixante-quinze soldats tiraient des cordes, disposées à la base d'une poutre gigantesque, horizontalement suspendue par des chaînes descendant d'une potence; une tête de bélier, toute en airain, la terminait. On l'avait emmaillotée de peaux de bœuf; des bracelets en fer la cerclaient de place en place; elle était trois fois grosse comme le corps d'un homme, longue de cent vingt coudées, et, sous la foule des bras nus la poussant et la ramenant, elle avançait et reculait avec une oscillation régulière.

Les autres béliers devant les autres portes commencèrent à se mouvoir. Dans les roues creuses des tympans, on aperçut des hommes qui montaient d'échelon en échelon. Les poulies, les chapiteaux grincèrent, les rideaux de cordages s'abattirent, et des volées de pierres et des volées de flèches s'élancèrent à la fois; tous les frondeurs éparpillés couraient. Quelques-uns s'approchaient du rempart, en cachant sous leurs boucliers des pots de résine; puis, ils les lançaient à tour de bras. Cette grêle de balles, de dards et de feux passait par-dessus les premiers rangs et faisait une courbe qui retombait derrière les murs. Mais, à leur sommet, de longues grues à mâter les vaisseaux se dressèrent; et il en descendit de ces pinces énormes qui se terminaient par deux demi-cercles dentelés à l'intérieur. Elles mordirent les béliers. Les soldats, se cramponnant à la poutre, tiraient en arrière; les Carthaginois halaient pour la faire monter; et l'engagement se prolongea jusqu'au soir.

Quand les Mercenaires, le lendemain, reprirent leur besogne, le haut des murailles se trouvait entièrement tapissé par des balles de coton, des toiles, des coussins; les créneaux étaient bouchés avec des nattes; et, sur le rempart, entre les grues, on distinguait un alignement de fourches et de tranchoirs emmanchés à des bâtons. Une résistance furieuse commença.

Des troncs d'arbres, tenus par des câbles, tombaient et remontaient alternativement en battant les béliers; des crampons, lancés par des balistes, arrachaient le toit des cabanes; et, de la plate-forme des tours, des ruisseaux de silex et de galets se déversaient.

Les béliers rompirent la porte de Khamon et la porte de Tagaste. Mais les Carthaginois avaient entassé à l'intérieur une telle abondance de matériaux que leurs battants ne s'ouvrirent pas. Ils restèrent debout.

Alors on poussa contre les murailles des tarières, qui, s'appliquant aux joints des blocs, les descelleraient. Les machines furent mieux gouvernées, leurs servants répartis par escouades; du matin au soir elles fonctionnaient, sans s'interrompre, avec la monotone précision d'un métier de tisserand.

Spendius ne se fatiguait pas de les conduire. C'était lui-même qui bandait les écheveaux des balistes. Pour qu'il y eût, dans leurs tensions jumelles, une parité complète, on serrait leurs cordes en frappant tour à tour de droite et de gauche, jusqu'au moment où les deux côtés rendaient un son égal. Spendius montait sur leur membrure. Avec le bout de son pied, il les battait tout doucement,—et il tendait l'oreille, comme un musicien qui accorde une lyre. Puis, quand le timon de la catapulte se relevait, quand la colonne de la baliste tremblait à la secousse du ressort, que les pierres s'élançaient en rayons et que les dards couraient en ruisseau, il se penchait le corps tout entier et jetait ses bras dans l'air, comme pour les suivre.

Les soldats, admirant son adresse, exécutaient ses ordres. Dans la gaieté de leur travail, ils débitaient des plaisanteries sur les noms des machines. Ainsi les tenailles à prendre les béliers s'appelant des loups, et les galeries couvertes des treilles, on était des agneaux, on allait faire la vendange; et, en armant leurs pièces, ils disaient aux onagres: «—Allons, rue bien!» et aux scorpions: «—Traverse-les jusqu'au cœur!» Ces facéties, toujours les mêmes, soutenaient leur courage.

Cependant les machines ne démolissaient point le rempart. Il était formé par deux murailles et tout rempli de terre; elles abattaient leurs parties supérieures. Les assiégés, chaque fois, les relevaient. Mâtho ordonna de construire des tours en bois qui devaient être aussi hautes que les tours en pierre. On jeta, dans le fossé, du gazon, des pieux, des galets et des chariots avec leurs roues, afin de l'emplir plus vite; avant qu'il fût comblé, l'immense foule des Barbares ondula sur la plaine d'un seul mouvement,—et vint battre le pied des murs, comme une mer débordée.

On avança les échelles de cordes, les échelles droites et les sambuques, c'est-à-dire deux mâts d'où s'abaissaient, par des palans, une série de bambous que terminait un pont mobile. Elles formaient de nombreuses lignes droites appuyées contre le mur; et les Mercenaires, à la file les uns des autres, montaient en tenant leurs armes à la main. Pas un Carthaginois ne se montrait; déjà ils touchaient aux deux tiers du rempart. Les créneaux s'ouvrirent, en vomissant, comme des gueules de dragon, des feux et de la fumée; le sable s'éparpillait, entrait par le joint des armures; le pétrole s'attachait aux vêtements; le plomb liquide sautillait sur les casques, faisait des trous dans les chairs; une pluie d'étincelles s'éclaboussait contre les visages,—et des orbites sans yeux semblaient pleurer des larmes, grosses comme des amandes. Des hommes, tout jaunes d'huile, brûlaient par la chevelure. Ils se mettaient à courir, enflammaient les autres. On les étouffait en leur jetant, de loin, sur la face, des manteaux trempés de sang. Quelques-uns qui n'avaient pas de blessure restaient immobiles, plus raides que des pieux, la bouche ouverte et les deux bras écartés.

L'assaut, pendant plusieurs jours de suite, recommença,—les Mercenaires espérant triompher par un excès de force et d'audace.

Quelquefois un homme sur les épaules d'un autre enfonçait une fiche entre les pierres, puis s'en servait comme d'un échelon pour atteindre au delà, en plaçait une seconde, une troisième; et, protégés par le bord des créneaux dépassant la muraille, peu à peu, ils s'élevaient ainsi; mais, toujours à une certaine hauteur, ils retombaient. Le grand fossé trop plein débordait; sous les pas des vivants, les blessés pêle-mêle s'entassaient avec les cadavres et les moribonds. Au milieu des entrailles ouvertes, des cervelles épandues et des flaques de sang, les troncs calcinés faisaient des taches noires; et des bras et des jambes à moitié sortis d'un monceau se tenaient tout debout, comme des échalas dans un vignoble incendié.

Les échelles se trouvant insuffisantes, on employa les tollénones,—instruments composés d'une longue poutre établie transversalement sur une autre, et portant à son extrémité une corbeille quadrangulaire où trente fantassins pouvaient se tenir avec leurs armes.

Mâtho voulut monter dans la première qui fut prête. Spendius l'arrêta.

Des hommes se courbèrent sur un moulinet; la grande poutre se leva, devint horizontale, se dressa presque verticalement, et, trop chargée par le bout, elle pliait comme un immense roseau. Les soldats, cachés jusqu'au menton, se tassaient; on n'apercevait que les plumes des casques. Enfin, quand elle fut à cinquante coudées dans l'air, elle tourna de droite et de gauche plusieurs fois, puis s'abaissa; et, comme un bras de géant qui tiendrait sur sa main une cohorte de pygmées, elle déposa au bord du mur la corbeille pleine d'hommes. Ils sautèrent dans la foule, et jamais ils ne revinrent.

Tous les autres tollénones furent bien vite disposés; il en aurait fallu cent fois davantage pour prendre la ville. On les utilisa d'une façon meurtrière: des archers éthiopiens se plaçaient dans les corbeilles; puis, les câbles étant assujettis, ils restaient suspendus et tiraient des flèches empoisonnées. Les cinquante tollénones, dominant les créneaux, entouraient ainsi Carthage comme de monstrueux vautours;—et les Nègres riaient de voir les gardes sur le rempart mourir dans des convulsions atroces.

Hamilcar y envoya des hoplites; il leur faisait boire chaque matin le jus de certaines herbes qui les gardait du poison.

Un soir, par un temps obscur, il embarqua les meilleurs de ses soldats sur des gabares, des planches, et, tournant à la droite du port, il vint débarquer à la Tænia. Ils s'avancèrent jusqu'aux premières lignes des Barbares, et, les prenant par le flanc, en firent un grand carnage. Des hommes suspendus à des cordes descendaient la nuit du haut des murs avec des torches à la main, brûlaient les ouvrages des Mercenaires et remontaient.

Mâtho était acharné; chaque obstacle renforçait sa colère; il en arrivait à des choses terribles et extravagantes. Il convoqua Salammbô, mentalement, à un rendez-vous; puis il l'attendit. Elle ne vint pas: cela lui parut une trahison nouvelle; désormais, il l'exécra. S'il avait vu son cadavre, il s'en serait peut-être allé. Il doubla les avant-postes, il planta des fourches au bas du rempart, il enfouit des chausse-trapes dans la terre; et il commanda aux Libyens de lui apporter toute une forêt pour y mettre le feu, et brûler Carthage, comme une tanière de renards.

Spendius s'obstinait au siège. Il cherchait à inventer des machines épouvantables.

Les autres Barbares, campés au loin sur l'isthme, s'ébahissaient de ces lenteurs; ils murmuraient; on les lâcha.

Alors ils se précipitèrent avec leurs coutelas et leurs javelots, dont ils battaient les portes. La nudité de leurs corps facilitant les blessures, les Carthaginois les massacraient abondamment; et les Mercenaires s'en réjouirent, sans doute par jalousie du pillage. Il en résulta des querelles, des combats entre eux. La campagne étant ravagée, bientôt on s'arracha les vivres. Ils se décourageaient. Des hordes nombreuses s'en allèrent. La foule était si grande qu'il n'y parut pas.

Les meilleurs tentèrent de creuser des mines; le terrain mal soutenu s'éboula. Ils les recommencèrent en d'autres places; Hamilcar devinait toujours leur direction en appliquant son oreille contre un bouclier de bronze. Il perça des contre-mines sous le chemin que devaient parcourir les tours de bois; quand on voulut les pousser, elles s'enfoncèrent dans des trous.

Enfin, tous reconnurent que la ville était imprenable, tant que l'on n'aurait pas élevé jusqu'à la hauteur des murailles une longue terrasse qui permettrait de combattre sur le même niveau; on en paverait le sommet pour faire rouler dessus les machines. Alors il serait bien impossible à Carthage de résister.

Elle commençait à souffrir de la soif. L'eau, qui valait au début du siège deux késitah le bât, se vendait maintenant un shekel d'argent; les provisions de viande et de blé s'épuisaient aussi; on avait peur de la faim; quelques-uns même parlaient des bouches inutiles, ce qui effrayait tout le monde.

Depuis la place du Khamon jusqu'au temple de Melkarth des cadavres encombraient les rues; et, comme on était à la fin de l'été, de grosses mouches noires harcelaient les combattants. Des vieillards transportaient les blessés, et les gens dévots continuaient les funérailles fictives de leurs proches et de leurs amis défunts au loin pendant la guerre. Des statues de cire avec des cheveux et des vêtements s'étalaient en travers des portes. Elles se fondaient à la chaleur des cierges brûlant près d'elles; la peinture coulait sur leurs épaules, et des pleurs ruisselaient sur la face des vivants, qui psalmodiaient, à côté, des chansons lugubres. La foule, pendant ce temps-là, courait; les capitaines criaient des ordres, et l'on entendait toujours le heurt des béliers.

La température devint si lourde que les corps, se gonflant, ne pouvaient plus entrer dans les cercueils. On les brûlait au milieu des cours. Les feux, trop à l'étroit, incendiaient les murailles voisines, et de longues flammes s'échappaient des maisons comme du sang qui jaillit d'une artère. Ainsi Moloch possédait Carthage; il étreignait les remparts, il se roulait dans les rues, il dévorait jusqu'aux cadavres.

Des hommes, qui portaient, en signe de désespoir, des manteaux faits de haillons ramassés, s'établirent au coin des carrefours. Ils déclamaient contre les anciens, contre Hamilcar, prédisaient au peuple une ruine entière et l'engageaient à tout détruire et à tout se permettre. Les plus dangereux étaient les buveurs de jusquiame; dans leurs crises ils se croyaient des bêtes féroces et sautaient sur les passants, qu'ils déchiraient. Des attroupements se faisaient autour d'eux; on en oubliait la défense de Carthage. Le suffète imagina d'en payer d'autres, pour soutenir sa politique.

Afin de retenir dans la ville le génie des Dieux, on avait couvert de chaînes leurs simulacres. On posa des voiles noirs sur les Patæques et des cilices autour des autels; on tâchait d'exciter l'orgueil et la jalousie des Baals en leur chantant à l'oreille: «—Tu vas te laisser vaincre! les autres sont plus forts, peut-être? Montre-toi! aide-nous! afin que les peuples ne disent pas: Où sont maintenant leurs Dieux?»

Une anxiété permanente agitait les collèges des pontifes. Ceux de la Rabbetna surtout avaient peur,—le rétablissement du zaïmph n'ayant pas servi. Ils se tenaient enfermés dans la troisième enceinte, inexpugnable comme une forteresse. Un seul d'entre eux se hasardait à sortir, le grand prêtre Schahabarim.

Il venait chez Salammbô. Mais il restait silencieux, la contemplant les prunelles fixes, ou bien il prodiguait les paroles; et les reproches qu'il lui faisait étaient plus durs que jamais.

Par une contradiction inconcevable, il ne pardonnait pas à la jeune fille d'avoir suivi ses ordres;—Schahabarim avait tout deviné,—et l'obsession de cette idée avivait les jalousies de son impuissance. Il l'accusait d'être la cause de la guerre. Mâtho, à l'en croire, assiégeait Carthage pour reprendre le zaïmph; et il déversait des imprécations et des ironies sur ce Barbare qui prétendait posséder des choses saintes. Ce n'était pas cela, pourtant, que le prêtre voulait dire.

Salammbô n'éprouvait pour lui aucune terreur; les angoisses dont elle souffrait autrefois l'avaient abandonnée. Une tranquillité singulière l'occupait. Ses regards, moins errants, brillaient d'une flamme limpide.

Le python était redevenu malade; et, comme Salammbô paraissait au contraire se guérir, la vieille Taanach s'en réjouissait, convaincue qu'il prenait par ce dépérissement la langueur de sa maîtresse.

Un matin, elle le trouva derrière le lit de peaux de bœuf, enroulé sur lui-même, plus froid qu'un marbre, et la tête disparaissant sous un amas de vers. A ses cris, Salammbô survint. Elle le retourna quelque temps avec le bout de sa sandale, et l'esclave fut ébahie de son insensibilité.

La fille d'Hamilcar ne prolongeait plus ses jeûnes avec tant de ferveur. Elle passait des journées au haut de sa terrasse, les deux coudes contre la balustrade s'amusant à regarder devant elle. Le sommet des murailles au bout de la ville découpait sur le ciel des zigzags inégaux, et les lances des sentinelles y faisaient tout du long comme une bordure d'épis. Elle apercevait au delà, entre les tours, les manœuvres des Barbares; les jours que le siège était interrompu, elle pouvait même distinguer leurs occupations. Ils raccommodaient leurs armes, se graissaient la chevelure, ou lavaient dans la mer leurs bras sanglants; les tentes étaient closes; les bêtes de somme mangeaient; et au loin, les faux des chars, tous rangés en demi-cercle, semblaient un cimeterre d'argent étendu à la base des monts. Les discours de Schahabarim revenaient à sa mémoire. Elle attendait son fiancé Narr'Havas. Elle aurait voulu, malgré sa haine, revoir Mâtho. De tous les Carthaginois, elle était la seule personne, peut-être, qui lui eût parlé sans peur.

Souvent son père arrivait dans sa chambre. Il s'asseyait sur les coussins et il la considérait d'un air presque attendri, comme s'il eût trouvé dans ce spectacle un délassement à ses fatigues. Il l'interrogeait quelquefois sur son voyage au camp des Mercenaires. Il lui demanda si personne, par hasard, ne l'y avait poussée; d'un signe de tête, elle répondit que non, tant Salammbô était fière d'avoir sauvé le zaïmph.

Mais le suffète revenait toujours à Mâtho, sous prétexte de renseignements militaires. Il ne comprenait rien à l'emploi des heures qu'elle avait passées dans la tente. En effet, Salammbô ne parlait pas de Giscon; car, les mots ayant par eux-mêmes un pouvoir effectif, les malédictions que l'on rapportait à quelqu'un pouvaient se tourner contre lui;—et elle taisait son envie d'assassinat, de peur d'être blâmée de n'y avoir point cédé. Elle disait que le schalischim paraissait furieux, qu'il avait crié beaucoup, puis qu'il s'était endormi. Salammbô n'en racontait pas davantage, par honte peut-être, ou par un excès de candeur faisant qu'elle n'attachait guère d'importance aux baisers du soldat. Tout cela, du reste, flottait dans sa tête mélancolique et brumeux comme le souvenir d'un rêve accablant; elle n'aurait su de quelle manière, par quels discours l'exprimer.

Un soir qu'ils se trouvaient ainsi l'un en face de l'autre, Taanach effarée survint. Un vieillard avec un enfant était là, dans les cours, et voulait voir le suffète.

Hamilcar pâlit, puis répliqua vivement:

«—Qu'il monte!»

Iddibal entra sans se prosterner. Il tenait par la main un jeune garçon couvert d'un manteau en poil de bouc; et aussitôt relevant le capuchon qui abritait sa figure:

«—Le voilà, maître! Prends-le!»

Le suffète et l'esclave s'enfoncèrent dans un coin de la chambre.

L'enfant était resté au milieu; d'un regard plus attentif qu'étonné, il parcourait le plafond, les meubles, les colliers de perles traînant sur les draperies de pourpre, et cette majestueuse jeune femme inclinée vers lui.

Il avait dix ans peut-être et n'était pas plus haut qu'un glaive romain. Ses cheveux crépus ombrageaient son front bombé. On aurait dit que ses prunelles cherchaient des espaces. Les narines de son nez mince palpitaient largement; sur toute sa personne s'étalait l'indéfinissable splendeur de ceux qui sont destinés aux grandes entreprises. Quand il eut rejeté son manteau trop lourd, il resta vêtu d'une peau de lynx attachée autour de sa taille; et il appuyait résolument sur les dalles ses petits pieds nus tout blancs de poussière. Sans doute il devina que l'on agitait des choses importantes, car il se tenait immobile, une main derrière le dos et le menton baissé, avec un doigt dans la bouche.

Hamilcar, d'un signe, attira Salammbô et il lui dit à voix basse:

«—Tu le garderas chez toi, entends-tu! Il faut que personne, même de la maison, ne connaisse son existence!»

Puis, derrière la porte, il demanda encore une fois à Iddibal s'il était bien sûr qu'on ne les eût pas remarqués.

«—Non! dit l'esclave, les rues étaient vides.»

La guerre emplissant toutes les provinces, il avait eu peur pour le fils de son maître. Ne sachant où le cacher, il était venu le long des côtes, sur une chaloupe; et, depuis trois jours, Iddibal louvoyait dans le golfe, en observant les remparts; ce soir-là, comme les alentours de Khamon semblaient déserts, il avait franchi la passe lestement et débarqué près de l'arsenal, l'entrée du port étant libre.

Mais bientôt les Barbares établirent, en face, un immense radeau pour empêcher les Carthaginois d'en sortir. Ils relevaient les tours de bois, et en même temps la terrasse montait.

Les communications avec le dehors étant interceptées, une famine intolérable commença.

On tua tous les chiens, tous les mulets, tous les ânes, puis les quinze éléphants que le suffète avait ramenés. Les lions du temple de Moloch étaient devenus furieux; les hiérodoules n'osaient plus s'en approcher. On les nourrit d'abord avec les blessés des Barbares; ensuite on leur jeta des cadavres encore tièdes; ils les refusèrent et moururent. Au crépuscule, des gens erraient le long des vieilles enceintes et cueillaient entre les pierres des herbes et des fleurs qu'ils faisaient bouillir dans du vin;—le vin coûtait moins cher que l'eau. D'autres se glissaient jusqu'aux avant-postes de l'ennemi et venaient sous les tentes voler de la nourriture; les Barbares, pris de stupéfaction, quelquefois les laissaient s'en retourner. Un jour arriva où les anciens résolurent d'égorger, entre eux, les chevaux d'Eschmoûn. C'étaient des bêtes saintes, dont les pontifes tressaient les crinières avec des rubans d'or, et qui signifiaient par leur existence le mouvement du soleil, l'idée du feu sous la forme la plus haute. Leurs chairs, coupées en portions égales, furent enfouies derrière l'autel. Puis, tous les soirs, alléguant quelque dévotion, les anciens montaient vers le temple, se régalaient en cachette; et ils remportaient sous leur tunique un morceau pour leurs enfants. Dans les quartiers déserts, loin des murs, les habitants moins misérables, par peur des autres, s'étaient barricadés.

Les pierres des catapultes et les démolitions ordonnées pour la défense avaient accumulé des tas de ruines au milieu des rues. Aux heures les plus tranquilles, tout à coup des masses de peuple se précipitaient en criant; et, du haut de l'Acropole, les incendies faisaient comme des haillons de pourpre dispersés sur les terrasses, et que le vent tordait.

Les trois grandes catapultes ne s'arrêtaient pas. Leurs ravages étaient extraordinaires; ainsi, la tête d'un homme alla rebondir sur le fronton des Syssites; dans la rue de Kinisdo, une femme qui accouchait fut écrasée par un bloc de marbre, et son enfant avec le lit emporté jusqu'au carrefour de Cinasyn, où l'on retrouva la couverture.

Ce qu'il y avait de plus irritant, c'était les balles des frondeurs. Elles tombaient sur les toits, dans les jardins et au milieu des cours, tandis que l'on mangeait attablé devant un maigre repas et le cœur gros de soupirs. Ces atroces projectiles portaient des lettres gravées qui s'imprimaient dans les chairs;—et, sur les cadavres, on lisait des injures, telles que pourceau, chacal, vermine, et parfois des plaisanteries: attrape! ou: je l'ai bien mérité.

La partie du rempart qui s'étendait depuis l'angle des ports jusqu'à la hauteur des citernes fut enfoncée. Alors les gens de Malqua se trouvèrent pris entre la vieille enceinte de Byrsa par derrière et les Barbares par devant. Mais on avait assez que d'épaissir la muraille et de la rendre le plus haut possible sans s'occuper d'eux; on les abandonna; tous périrent; et bien qu'ils fussent haïs généralement, on en conçut pour Hamilcar une grande horreur.

Le lendemain, il ouvrit les fosses où il gardait du blé; ses intendants le donnèrent au peuple. Pendant trois jours on se gorgea.

La soif n'en devint que plus intolérable; et toujours ils voyaient devant eux la longue cascade que faisait, en tombant, l'eau claire de l'aqueduc.

Hamilcar ne faiblissait pas. Il comptait sur un événement, sur quelque chose de décisif, d'extraordinaire.

Ses propres esclaves arrachèrent les lames d'argent du temple de Melkarth; on tira du port quatre longs bateaux; avec des cabestans on les amena jusqu'au bas des Mappales, le mur qui donnait sur le rivage fut troué; et ils partirent pour les Gaules afin d'y acheter, n'importe à quel prix, des Mercenaires.

Cependant Hamilcar se désolait de ne pouvoir communiquer avec le roi des Numides, car il le savait derrière les Barbares et prêt à tomber sur eux. Mais Narr'Havas, trop faible, n'allait pas se risquer seul; le suffète fit rehausser le rempart de douze palmes, entasser dans l'Acropole tout le matériel des arsenaux, et encore une fois réparer les machines.

On se servait, pour les entortillages des catapultes, de tendons pris au cou des taureaux ou bien aux jarrets des cerfs. Il n'existait dans Carthage ni cerfs ni taureaux. Hamilcar demanda aux anciens les cheveux de leurs femmes; toutes les sacrifièrent; la quantité ne fut pas suffisante. On avait, dans les bâtiments des Syssites, douze cents esclaves nubiles, de celles que l'on destinait aux prostitutions de la Grèce et de l'Italie et leurs cheveux, rendus élastiques par l'usage des onguents, se trouvaient merveilleux pour les machines de guerre. La perte plus tard serait trop considérable. Donc il fut décidé que l'on choisirait, parmi les épouses des plébéiens, les plus belles chevelures. Sans aucun souci des besoins de la patrie, elles crièrent en désespérées quand les serviteurs des Cent vinrent, avec des ciseaux, mettre la main sur elles.

Un redoublement de fureur animait les Barbares. On les voyait au loin prendre la graisse des morts pour huiler leurs machines; d'autres en arrachaient les ongles qu'ils cousaient bout à bout afin de se faire des cuirasses. Ils imaginèrent de mettre dans les catapultes des vases pleins de serpents apportés par les Nègres; les pots d'argile se cassaient sur les dalles, les serpents couraient, semblaient pulluler, et, tant ils étaient nombreux, sortir des murs naturellement. Les Barbares, mécontents de leur invention, la perfectionnèrent; ils lançaient toutes sortes d'immondices, des excréments humains, des morceaux de charogne, des cadavres. La peste reparut. Les dents des Carthaginois leur tombaient de la bouche,—et ils avaient les gencives décolorées comme celles des chameaux après un voyage trop long.

Les machines furent dressées sur la terrasse, bien qu'elle n'atteignît pas encore la hauteur du rempart. Devant les vingt-trois tours des fortifications se dressaient vingt-trois autres tours de bois. Tous les tollénones étaient remontés; et au milieu, plus en arrière, apparaissait la formidable hélépole de Démétrius Poliorcète, que Spendius, enfin, avait reconstruite. Pyramidale comme le phare d'Alexandrie, elle était haute de cent trente coudées et large de vingt-trois, avec neuf étages allant tous en diminuant vers le sommet et qui étaient défendus par des écailles d'airain, percés de portes nombreuses, remplis de soldats; sur la plate-forme supérieure se dressait une catapulte flanquée de deux balistes.

Alors Hamilcar fit planter des croix pour ceux qui parleraient de se rendre; les femmes mêmes furent embrigadées. Ils couchaient dans les rues, et l'on attendait plein d'angoisses.

Puis un matin, un peu avant le lever du soleil (c'était le septième jour du mois de nyssan), ils entendirent un grand cri poussé par les Barbares; les trompettes à tube de plomb ronflaient, les grandes cornes paphlagoniennes mugissaient comme des taureaux. Tous se levèrent et coururent au rempart.

Une forêt de lances, de piques et d'épées se hérissait à sa base. Elle sauta contre les murailles, les échelles s'y accrochèrent; et, dans la baie des créneaux, des têtes de Barbares parurent.

Des poutres soutenues par de longues files d'hommes battaient les portes; aux endroits où la terrasse manquait, les Mercenaires, pour démolir le mur, arrivaient en cohortes serrées, la première ligne se tenant accroupie, la seconde pliant le jarret, et les autres successivement se dressaient jusqu'aux derniers qui restaient tout droits; tandis qu'ailleurs, pour monter dessus, les plus hauts s'avançaient en tête, les plus bas à la queue; et tous, du bras gauche, appuyaient sur leurs casques leurs boucliers en les réunissant par le bord si étroitement, qu'on aurait dit un assemblage de grandes tortues. Les projectiles glissaient sur ces masses obliques.

Les Carthaginois jetaient des meules de moulin, des pilons, des cuves, des tonneaux, des lits, tout ce qui pouvait faire un poids et assommer. Quelques-uns guettaient dans les embrasures avec un filet de pêcheur; quand arrivait le Barbare, il se trouvait pris sous les mailles et se débattait comme un poisson. Ils démolissaient eux-mêmes leurs créneaux; des pans de mur s'écroulaient en soulevant une grande poussière; les catapultes du rempart et les catapultes de la terrasse tirant les unes contre les autres, leurs pierres se heurtaient et éclataient en mille morceaux qui faisaient sur les combattants une large pluie.

Bientôt les deux foules ne formèrent plus qu'une grosse chaîne de corps humains; elle débordait dans les intervalles de la terrasse, et, un peu plus lâche aux deux bouts, se roulait sans avancer perpétuellement. Ils s'étreignaient couchés à plat ventre comme des lutteurs; les femmes penchées sur les créneaux hurlaient. On les tirait par leurs voiles, et la blancheur de leurs flancs, tout à coup découverts, brillait entre les bras des Nègres y enfonçant des poignards. Des cadavres, trop pressés dans la foule, ne tombaient pas; soutenus par les épaules de leurs compagnons, ils allaient quelques minutes tout debout et les yeux fixes. Quelques-uns, les deux tempes traversées par une javeline, balançaient leur tête comme des ours. Des bouches ouvertes pour crier restaient béantes; des mains s'envolaient coupées. Il y eut là de grands coups,—et dont parlèrent pendant longtemps ceux qui survécurent.

Des flèches jaillissaient du sommet des tours de bois et des tours de pierre. Les tollénones faisaient aller rapidement leurs longues antennes; et comme les Barbares avaient saccagé sous les catacombes le vieux cimetière des autochtones, ils lançaient sur les Carthaginois des dalles de tombeaux. Sous le poids des corbeilles trop lourdes, quelquefois les câbles se rompaient; et des masses d'hommes, levant les bras, tombaient du haut des airs.

Jusqu'au milieu du jour, les vétérans des hoplites s'étaient acharnés contre la Tænia pour pénétrer dans le port et détruire la flotte. Hamilcar fit allumer sur la toiture de Khamon un feu de paille humide; la fumée les aveuglant, ils se rabattirent à gauche et vinrent augmenter l'horrible cohue qui se poussait dans Malqua. Des syntagmes, composés d'hommes robustes, choisis tout exprès, avaient enfoncé trois portes; de hauts barrages, faits avec des planches garnies de clous, les arrêtèrent; une quatrième céda facilement; ils s'élancèrent par-dessus en courant, et roulèrent dans une fosse où l'on avait caché des pièges. A l'angle sud-est, Autharite et ses hommes abattirent le rempart, dont la fissure était bouchée avec des briques. Le terrain par derrière montait; ils le gravirent lestement. Mais ils trouvèrent en haut une seconde muraille, composée de pierres et de longues poutres étendues à plat et qui alternaient comme les pièces d'un échiquier. C'était une mode gauloise, adaptée par le suffète au besoin de la situation; les Gaulois se crurent devant une ville de leur pays. Ils attaquèrent avec mollesse et furent repoussés.

Depuis la rue de Khamon jusqu'au Marché aux herbes, tout le chemin de ronde appartenait maintenant aux Barbares, et les Samnites achevaient à coups d'épieux les moribonds; ou bien, un pied sur le mur, ils contemplaient en bas, sous eux, les ruines fumantes;—et au loin la bataille qui recommençait.

Les frondeurs, distribués par derrière, tiraient toujours. Mais, à force d'avoir servi, le ressort des frondes acarnaniennes était brisé, et plusieurs, comme des pâtres, envoyaient des cailloux avec la main; les autres lançaient des boules de plomb avec le manche d'un fouet. Zarxas, les épaules couvertes de ses longs cheveux noirs, se portait partout en bondissant et entraînait les Baléares. Deux pannetières étaient suspendues à ses hanches; il y plongeait continuellement la main gauche, et son bras droit tournoyait comme la roue d'un char.

Mâtho s'était d'abord retenu de combattre, pour mieux commander tous les Barbares à la fois. On l'avait vu le long du golfe avec les Mercenaires, près de la lagune avec les Numides, sur les bords du lac entre les Nègres; et du fond de la plaine il poussait les masses de soldats qui arrivaient incessamment contre la ligne des fortifications. Peu à peu il s'était rapproché; l'odeur du sang, le spectacle du carnage et le vacarme des clairons avaient fini par lui faire bondir le cœur. Il était rentré dans sa tente, et, jetant sa cuirasse, avait pris sa peau de lion, plus commode pour la bataille; le mufle s'adaptait sur la tête en bordant le visage d'un cercle de crocs; les deux pattes antérieures se croisaient sur la poitrine, et celles de derrière avançaient leurs ongles jusqu'au bas de ses genoux.

Il avait gardé son fort ceinturon, où luisait une hache à double tranchant, et avec sa grande épée dans les mains il s'était précipité par la brèche, impétueusement. Comme un émondeur qui coupe des branches de saule, et qui tâche d'en abattre le plus possible afin de gagner plus d'argent, il marchait, en fauchant autour de lui les Carthaginois. Ceux qui tentaient de le saisir par les flancs, il les renversait à coups de pommeau; quand ils l'attaquaient en face, il les perçait; s'ils s'enfuyaient, il les fendait. Deux hommes à la fois sautèrent sur son dos; il recula d'un bond contre une porte et les écrasa. Son épée s'abaissait, se relevait. Elle éclata sur l'angle d'un mur. Alors il prit sa lourde hache; et par devant, par derrière, il éventrait les Carthaginois comme un troupeau de brebis. Ils s'écartaient de plus en plus, et il arriva devant la seconde enceinte, au bas de l'Acropole. Les matériaux lancés du sommet encombraient les marches et débordaient par-dessus la muraille. Mâtho, au milieu des ruines, se retourna pour appeler ses compagnons.

Il aperçut leurs aigrettes disséminées sur la multitude; elles s'enfonçaient, ils allaient périr; il s'élança vers eux; la vaste couronne de plumes rouges se resserrant, bientôt ils le rejoignirent et l'entourèrent. Des rues latérales une foule énorme se dégorgeait. Il fut pris aux hanches, soulevé, et entraîné jusqu'en dehors du rempart, dans un endroit où la terrasse était haute.

Mâtho cria un commandement, tous les boucliers se rabattirent sur les casques; il sauta dessus, pour s'accrocher quelque part afin de rentrer dans Carthage; et, tout en brandissant la terrible hache, il courait sur les boucliers pareils à des vagues de bronze, comme un dieu marin sur les flots.

Cependant un homme en robe blanche se promenait au bord du rempart, impassible et indifférent à la mort qui l'entourait. Parfois il étendait sa main droite contre ses yeux pour découvrir quelqu'un. Mâtho vint à passer sous lui. Tout à coup ses prunelles flamboyèrent, sa face livide se crispa; et en levant ses deux bras maigres il lui criait des injures.

Mâtho ne les entendit pas; mais il sentit entrer dans son cœur un regard si cruel et furieux qu'il en poussa un rugissement. Il lança vers lui la longue hache; des gens se jetèrent sur Schahabarim; Mâtho, ne le voyant plus, tomba à la renverse, épuisé.

Un craquement épouvantable se rapprochait, mêlé au rythme de voix rauques qui chantaient en cadence.

C'était la grande hélépole, entourée par une foule de soldats. Ils la tiraient à deux mains, halaient avec des cordes et poussaient de l'épaule,—car le talus, montant de la plaine sur la terrasse, bien qu'il fût extrêmement doux, se trouvait impraticable pour des machines d'un poids si prodigieux. Elle avait cependant huit roues cerclées de fer, et depuis le matin elle avançait ainsi, lentement, pareille à une montagne qui se fût élevée sur une autre. Puis il sortit de sa base un immense bélier; ses portes s'abattirent, et dans l'intérieur apparurent, comme des colonnes de fer, des soldats cuirassés. On en voyait qui grimpaient et descendaient les deux escaliers traversant ses étages. Quelques-uns attendaient pour s'élancer que les crampons des portes touchassent le mur; au milieu de la plate-forme supérieure, les écheveaux des balistes tournaient, et le grand timon de la catapulte s'abaissait.

Hamilcar était, à ce moment-là, debout sur le toit de Melkarth. Il avait jugé qu'elle devait venir directement vers lui, contre l'endroit de la muraille le plus invulnérable, et à cause de cela même, dégarni de sentinelles. Depuis longtemps déjà ses esclaves apportaient des outres sur le chemin de ronde, où ils avaient élevé, avec de l'argile, deux cloisons transversales formant une sorte de bassin. L'eau coulait sur la terrasse; Hamilcar, chose extraordinaire, ne semblait point s'en inquiéter.

Quand l'hélépole fut à trente pas environ, il commanda d'établir des planches par-dessus les rues, entre les maisons, depuis les citernes jusqu'au rempart; et des gens à la file se passaient, de main en main, des casques et des amphores qu'ils vidaient continuellement. Les Carthaginois s'indignaient de cette eau perdue. Le bélier démolissait la muraille; tout à coup, une fontaine s'échappa des pierres disjointes. Alors la haute masse d'airain, à neuf étages et qui contenait et occupait plus de trois mille soldats, commença doucement à osciller comme un navire. En effet, l'eau pénétrant la terrasse avait effondré le chemin; ses roues s'embourbèrent; et au premier étage, entre des rideaux de cuir, la tête de Spendius apparut, soufflant à pleines joues dans un cornet d'ivoire. La grande machine, comme soulevée convulsivement, avança de dix pas peut-être; mais le terrain de plus en plus s'amollissait, la fange gagnait les essieux, et l'hélépole s'arrêta, en penchant effroyablement d'un seul côté. La catapulte roula jusqu'au bord de la plate-forme; et, emportée par la charge de son timon, elle tomba, fracassant sous elle les étages inférieurs. Les soldats, debout sur les portes, glissèrent dans l'abîme, ou bien ils se retenaient à l'extrémité des longues poutres, et augmentaient, par leur poids, l'inclinaison de l'hélépole—qui se démembrait, en craquant dans toutes ses jointures.

Les autres Barbares s'élancèrent pour les secourir. Ils se tassaient en foule compacte. Les Carthaginois descendirent le rempart, et, les assaillant par derrière, ils les tuèrent tout à leur aise. Mais les chars garnis de faux accoururent. Ils galopaient sur le contour de cette multitude; elle remonta la muraille; la nuit survint; peu à peu les Barbares se retirèrent.

On ne voyait plus, sur la plaine, qu'une sorte de fourmillement tout noir, depuis le golfe bleuâtre jusqu'à la lagune toute blanche; et le lac, où du sang avait coulé, s'étalait, plus loin, comme une grande mare de pourpre.

La terrasse était maintenant si chargée de cadavres qu'on l'aurait crue construite avec des corps humains. Au milieu se dressait l'hélépole couverte d'armures; et, de temps à autre, des fragments énormes s'en détachaient comme les pierres d'une pyramide qui s'écroule. On distinguait sur les murailles de larges traînées faites par les ruisseaux de plomb; une tour de bois abattue, çà et là, brûlait; et les maisons apparaissaient vaguement, comme les gradins d'un amphithéâtre en ruines. De lourdes fumées montaient, en roulant des étincelles qui se perdaient dans le ciel noir.

Cependant, les Carthaginois, que la soif dévorait, s'étaient précipités vers les citernes. Ils en rompirent les portes. Une flaque bourbeuse s'étalait au fond.

Que devenir à présent? Les Barbares étaient innombrables, et, leur fatigue passée, ils recommenceraient.

Le peuple, toute la nuit, délibéra par sections, au coin des rues. Les uns disaient qu'il fallait renvoyer les femmes, les malades et les vieillards; d'autres proposèrent d'abandonner la ville pour s'établir au loin dans une colonie. Mais les vaisseaux manquaient, et le soleil parut qu'on n'avait rien décidé.

On ne se battit point ce jour-là, tous étant trop accablés. Les gens qui dormaient avaient l'air de cadavres.

Les Carthaginois, en réfléchissant sur la cause de leurs désastres, se rappelèrent qu'ils n'avaient point expédié en Phénicie l'offrande annuelle due à Melkarth-Tyrien; et une immense terreur les prit. Les Dieux, indignés contre la République, allaient poursuivre leur vengeance.

On les considérait comme des maîtres cruels, que l'on apaisait avec des supplications et qui se laissaient corrompre à force de présents. Tous étaient faibles près de Moloch le dévorateur. L'existence, la chair même des hommes lui appartenait; aussi, pour la sauver, les Carthaginois avaient coutume de lui en offrir une portion qui calmait ses fureurs. On brûlait les enfants au front ou à la nuque avec des mèches de laine; et cette façon de satisfaire le Baal rapportant aux prêtres beaucoup d'argent, ils ne manquaient pas de la recommander comme plus facile et plus douce.

Mais cette fois il s'agissait de la République elle-même. Or, tout profit devant être acheté par une perte quelconque, toute transaction se réglant d'après le besoin du plus faible et l'exigence du plus fort, il n'y avait pas de douleur trop considérable pour le dieu, puisqu'il se délectait dans les plus horribles et que l'on était maintenant à sa discrétion; il fallait donc l'assouvir. Les exemples prouvaient que ce moyen-là contraignait le fléau à disparaître. D'ailleurs, ils croyaient qu'une immolation par le feu purifierait Carthage. La férocité du peuple en était d'avance alléchée. Puis, le choix devait exclusivement tomber sur les grandes familles.

Les anciens s'assemblèrent.

La séance fut longue. Hannon y était venu. Comme il ne pouvait plus s'asseoir, il resta couché près de la porte à demi perdu dans les franges de la haute tapisserie; et quand le pontife de Moloch leur demanda s'ils consentiraient à livrer leurs enfants, sa voix, tout à coup, éclata dans l'ombre, comme le rugissement d'un Génie au fond d'une caverne. Il regrettait, disait-il, de n'avoir pas à en donner de son propre sang; et il contemplait Hamilcar, en face de lui à l'autre bout de la salle. Le suffète fut tellement troublé par ce regard qu'il en baissa les yeux. Tous approuvèrent en opinant de la tête, successivement; et, d'après les rites, il dut répondre au grand prêtre:—«Oui, que cela soit!» Alors les anciens décrétèrent le sacrifice par une périphrase traditionnelle,—parce qu'il y a des choses plus gênantes à dire qu'à exécuter.

La décision fut connue dans Carthage. Des lamentations retentirent. Partout on entendait les femmes crier; leurs époux les consolaient, ou les invectivaient en leur faisant des remontrances.

Trois heures après, une nouvelle plus extraordinaire se répandit: le suffète avait trouvé des sources au bas de la falaise. On y courut. Des trous creusés dans le sable laissaient voir l'eau; et déjà quelques-uns étendus à plat ventre y buvaient.

Hamilcar ne savait pas lui-même si c'était par un conseil des Dieux ou le vague souvenir d'une révélation que son père autrefois lui aurait faite; mais en quittant les anciens, il était descendu sur la plage, et avec ses esclaves, il s'était mis à fouir le gravier.

Il donna des vêtements, des chaussures et du vin. Il donna tout le reste du blé qu'il gardait chez lui. Il fit même entrer la foule dans son palais, et il ouvrit les cuisines, les magasins et toutes les chambres,—celle de Salammbô exceptée. Il annonça que six mille Mercenaires gaulois allaient venir, et que le roi de Macédoine envoyait des soldats.

Mais, dès le second jour, les sources diminuèrent; le soir du troisième, elles étaient complètement taries. Alors le décret des anciens circula de nouveau sur toutes les lèvres, et les prêtres de Moloch commencèrent leur besogne.

Des hommes en robes noires se présentèrent dans les maisons. Beaucoup d'avance les désertaient sous le prétexte d'une affaire ou d'une friandise qu'ils allaient acheter; les serviteurs de Moloch survenaient et prenaient les enfants. D'autres les livraient eux-mêmes, stupidement. Puis on les emmenait dans le temple de Tanit, où les prêtresses étaient chargées jusqu'au jour solennel de les amuser et de les nourrir.

Ils arrivèrent chez Hamilcar tout à coup, et le trouvant dans ses jardins:

«—Barca! nous venons pour la chose que tu sais... ton fils!» Ils ajoutèrent que des gens l'avaient rencontré un soir de l'autre lune, au milieu de Mappales, conduit par un vieillard.

Il fut, d'abord, comme suffoqué. Mais bien vite comprenant que toute dénégation serait vaine, Hamilcar s'inclina; et il les introduisit dans la maison de commerce. Des esclaves accourus d'un signe en surveillaient les alentours.

Il entra dans la chambre de Salammbô tout éperdu. Il saisit d'une main Hannibal, arracha de l'autre la ganse d'un vêtement qui traînait, attacha ses pieds, ses mains, en passa l'extrémité dans sa bouche pour lui faire un bâillon et il le cacha sous le lit de peaux de bœuf, en laissant retomber jusqu'à terre une large draperie.

Ensuite il se promena de droite et de gauche; il levait les bras, il tournait sur lui-même, il se mordait les lèvres. Puis il resta les prunelles fixes, et haletant comme s'il allait mourir.

Mais il frappa trois fois dans ses mains. Giddenem parut.

«—Écoute! dit-il, tu vas prendre parmi les esclaves un enfant mâle de huit à neuf ans avec les cheveux noirs et le front bombé! Amène-le! hâte-toi!»

Bientôt Giddenem rentra, en présentant un jeune garçon.

C'était un pauvre enfant, à la fois maigre et bouffi; sa peau semblait grisâtre comme l'infect haillon suspendu à ses flancs; il baissait la tête dans ses épaules, et du revers de sa main frottait ses yeux, tout remplis de mouches.

Comment pourrait-on jamais le confondre avec Hannibal! et le temps manquait pour en choisir un autre! Hamilcar regardait Giddenem; il avait envie de l'étrangler.

«—Va-t-en! cria-t-il; le maître des esclaves s'enfuit.

Donc le malheur qu'il redoutait depuis si longtemps était venu, et il cherchait avec des efforts démesurés s'il n'y avait pas une manière, un moyen d'y échapper.

Abdalonim, tout à coup, parla derrière la porte. On demandait le suffète. Les serviteurs de Moloch s'impatientaient.

Hamilcar retint un cri, comme à la brûlure d'un fer rouge; et il recommença de nouveau à parcourir la chambre, tel qu'un insensé. Puis il s'affaissa au bord de la balustrade; et, les coudes sur les genoux, il serrait son front dans ses deux poings fermés.

La vasque de porphyre contenait encore un peu d'eau claire pour les ablutions de Salammbô. Malgré sa répugnance et son orgueil, le suffète y plongea l'enfant, et, comme un marchand d'esclaves, il se mit à le laver et à le frotter avec les strigiles et la terre rouge. Il prit ensuite dans les casiers autour de la muraille deux carrés de pourpre, lui en posa un sur la poitrine, l'autre sur le dos, et il les réunit contre ses clavicules par deux agrafes de diamants. Il versa un parfum sur sa tête; il passa autour de son cou un collier d'électrum, et il le chaussa de sandales à talons de perles,—les propres sandales de sa fille! Mais il trépignait de honte et d'irritation; Salammbô, qui s'empressait à le servir, était aussi pâle que lui. L'enfant souriait, ébloui par ces splendeurs, et même, s'enhardissant, il commençait à battre des mains et à sauter quand Hamilcar l'entraîna.

Il le tenait par le bras, fortement, comme s'il avait eu peur de le perdre; l'enfant, auquel il faisait mal, pleurait un peu, tout en courant près de lui.

A la hauteur de l'ergastule, sous un palmier, une voix s'éleva, une voix lamentable et suppliante. Elle murmurait: «—Maître! oh! maître!»

Hamilcar se retourna, et il aperçut à ses côtés un homme d'apparence abjecte, un de ces misérables vivant au hasard dans la maison.

«—Que veux-tu?» dit le suffète.

L'esclave, qui tremblait horriblement, balbutia:

«—Je suis son père!»

Hamilcar marchait toujours; l'autre le suivait, les reins courbés, les jarrets fléchis, la tête en avant. Son visage était convulsé par une angoisse indicible, et les sanglots qu'il retenait l'étouffaient, tant il avait envie tout à la fois de le questionner et de lui crier:—«Grâce!»

Enfin il osa le toucher d'un doigt, sur le coude, légèrement.

«—Est-ce que tu vas le...?» Il n'eut pas la force d'achever, et Hamilcar s'arrêta, ébahi de cette douleur.

Il n'avait jamais pensé—tant l'abîme les séparant l'un de l'autre se trouvait immense—qu'il pût y avoir entre eux rien de commun. Cela lui parut même une sorte d'outrage et comme un empiétement sur ses privilèges. Il répondit par un regard plus froid et plus lourd que la hache d'un bourreau; l'esclave s'évanouissant tomba dans la poussière, à ses pieds. Hamilcar enjamba par-dessus.

Les trois hommes en robes noires l'attendaient dans la grande salle, debout contre le disque de pierre. Tout de suite, il déchira ses vêtements et il se roulait sur les dalles en poussant des cris aigus:

«—Ah! pauvre petit Hannibal! oh! mon fils! ma consolation! mon espoir! ma vie! Tuez-moi aussi! emportez-moi! Malheur! malheur!» Il se labourait la face avec ses ongles, s'arrachait les cheveux et hurlait comme les pleureuses des funérailles. «Emmenez-le donc! je souffre trop! allez-vous-en! tuez-moi comme lui!» Les serviteurs de Moloch s'étonnaient que le grand Hamilcar eût le cœur si faible. Ils en étaient presque attendris.

On entendit un bruit de pieds nus avec un râle saccadé, pareil à la respiration d'une bête féroce qui accourt; et sur le seuil de la troisième galerie, entre les montants d'ivoire, un homme apparut, blême, terrible, les bras écartés; il s'écria:

«—Mon enfant!»

Hamilcar, d'un bond, s'était jeté sur l'esclave; et en lui couvrant la bouche de sa main, il criait encore plus haut:

«—C'est le vieillard qui l'a élevé! il l'appelle mon enfant! il en deviendra fou! assez! assez!» Et, chassant par les épaules les trois prêtres et leur victime, il sortit avec eux, et d'un grand coup de pied referma la porte derrière lui.

Hamilcar tendit l'oreille pendant quelques minutes, craignant toujours de les voir revenir. Il songea ensuite à se défaire de l'esclave, pour être bien sûr qu'il ne parlerait pas; mais le péril n'était point complètement disparu, et cette mort, si les Dieux s'en irritaient, pouvait se retourner contre son fils. Alors, changeant d'idée, il lui envoya par Taanach les meilleures choses des cuisines: un quartier de bouc, des fèves et des conserves de grenades. L'esclave, qui n'avait pas mangé depuis longtemps, se rua dessus; ses larmes tombaient dans les plats.

Hamilcar, revenu enfin près de Salammbô, dénoua les cordes d'Hannibal. L'enfant, exaspéré, le mordit à la main jusqu'au sang. Il le repoussa d'une caresse.

Pour le faire se tenir paisible, Salammbô voulait l'effrayer avec Lamia, une ogresse de Cyrène.

«—Où donc est-elle?» demanda-t-il.

On lui conta que des brigands allaient venir pour le mettre en prison. Il le reprit: «—Qu'ils viennent, et je les tue!»

Hamilcar lui dit l'épouvantable vérité. Mais il s'emporta contre son père, prétendant qu'il pouvait bien anéantir tout le peuple, puisqu'il était le maître de Carthage.

Enfin, épuisé d'efforts et de colère, il s'endormit d'un sommeil farouche. Il parlait en rêvant, le dos appuyé contre un coussin d'écarlate; sa tête retombait un peu en arrière, et son petit bras, écarté de son corps, restait tout droit, dans une attitude impérative.

Quand la nuit fut noire, Hamilcar l'enleva doucement et descendit sans flambeau l'escalier des galères. En passant par la maison de commerce, il prit une couffe de raisins avec une buire d'eau pure; l'enfant se réveilla devant la statue d'Alètes, dans le caveau des pierreries; et il souriait,—comme l'autre,—sur le bras de son père, à la lueur des clartés qui l'environnaient.

Hamilcar était bien sûr qu'on ne pouvait lui prendre son fils. C'était un endroit impénétrable, communiquant avec le rivage par un souterrain que lui seul connaissait, et, en jetant les yeux à l'entour, il aspira une large bouffée d'air. Puis il le déposa sur un escabeau, près des boucliers d'or.

Personne, à présent, ne le voyait; il n'avait plus rien à observer; alors il se soulagea. Comme une mère qui retrouve son premier-né perdu, il se jeta sur son

fils; il l'étreignait contre sa poitrine, il riait et pleurait à la fois, l'appelait des noms les plus doux, le couvrait de baisers; le petit Hannibal, effrayé par cette tendresse terrible, se taisait maintenant.

Hamilcar s'en revint à pas muets, en tâtant les murs autour de lui; et il arriva dans la grande salle, où la lumière de la lune entrait par une des fentes du dôme; au milieu, l'esclave, repu, dormait, couché tout de son long sur les pavés de marbre. Il le regarda, et une sorte de pitié l'émut. Du bout de son cothurne, il lui avança un tapis sous la tête. Puis il releva les yeux et considéra Tanit, dont le mince croissant brillait dans ciel, et il se sentit plus fort que les Baals et plein de mépris pour eux.

Les dispositions du sacrifice étaient déjà commencées.

On abattit dans le temple de Moloch un pan de mur pour en tirer le dieu d'airain, sans toucher aux cendres de l'autel. Puis, dès que le soleil se montra, les hiérodoules le poussèrent vers la place de Khamon.

Il allait à reculons, en glissant sur des cylindres; ses épaules dépassaient la hauteur des murailles; du plus loin qu'ils l'apercevaient, les Carthaginois s'enfuyaient bien vite, car on ne pouvait contempler impunément le Baal que dans l'exercice de sa colère.

Une senteur d'aromates se répandit par les rues. Tous les temples à la fois venaient de s'ouvrir; il en sortit des tabernacles montés sur des chariots ou sur des litières, que des pontifes portaient. De gros panaches de plumes se balançaient à leurs angles; et des rayons s'échappaient de leurs faîtes aigus, terminés par des boules de cristal, d'or, d'argent ou de cuivre.

C'étaient les Baalim chananéens, dédoublements du Baal suprême, qui retournaient vers leur principe, pour s'humilier devant sa force et s'anéantir dans sa splendeur.

Le pavillon de Melkarth, en pourpre fine, abritait une flamme de pétrole; sur celui de Khamon, couleur d'hyacinthe, se dressait un phallus d'ivoire, bordé d'un cercle de pierreries; entre les rideaux d'Eschmoûn, bleus comme l'éther, un python endormi faisait un cercle avec sa queue;—et les Dieux Patæques, tenus dans les bras de leurs prêtres, semblaient de grands enfants emmaillotés, dont les talons frôlaient la terre.

Ensuite venaient toutes les formes inférieures de la divinité: Baal-Samin, dieu des espaces célestes; Baal-Peor, dieu des monts sacrés; Baal-Zeboub, dieu de la corruption, et ceux des pays voisins et des races congénères: l'Iarbal de la Libye, l'Adrammelech de la Chaldée, le Kijun des Syriens; Derceto, à figure de vierge, rampait sur ses nageoires; et le cadavre de Tammouz était traîné au milieu d'un catafalque, entre des flambeaux et des chevelures. Pour asservir les rois du firmament au Soleil et empêcher que leurs influences particulières ne gênassent la sienne, on brandissait au bout de longues perches des étoiles en métal diversement coloriées; tous s'y trouvaient, depuis le noir Nebo, génie de Mercure, jusqu'au hideux Rahab, qui est la constellation du Crocodile. Les Abaddirs, pierres tombées de la lune, tournaient dans des frondes en fils d'argent; de petits pains, reproduisant le sexe d'une femme, étaient portés sur des corbeilles par les prêtres de Cérès; d'autres amenaient leurs fétiches, leurs amulettes; des idoles oubliées reparurent; et même on avait pris aux vaisseaux leurs symboles mystiques, comme si Carthage eût voulu se recueillir tout entière dans une pensée de mort et de désolation.

Devant chacun des tabernacles, un homme tenait en équilibre, sur sa tête, un large vase où fumait de l'encens. Des nuages çà et là planaient; et l'on distinguait, dans ces grosses vapeurs, les tentures, les pendeloques et les broderies des pavillons sacrés. Ils avançaient lentement, à cause de leur poids énorme. L'essieu des chars quelquefois s'accrochait dans les rues; alors les dévots profitaient de l'occasion pour toucher les Baalim avec leurs vêtements, qu'ils gardaient ensuite comme des choses saintes.

La statue d'airain continuait à s'avancer vers la place de Khamon. Les riches, portant des sceptres à pomme d'émeraude, partirent du fond de Mégara; les anciens, coiffés de diadèmes, s'étaient assemblés dans Kinisdo; et les maîtres des finances, les gouverneurs des provinces, les marchands, les soldats, les matelots et la horde nombreuse employée aux funérailles, tous, avec les insignes de leur magistrature ou les instruments de leur métier, se dirigèrent vers les tabernacles qui descendaient de l'Acropole, entre les collèges des pontifes.

Par déférence pour Moloch, ils s'étaient ornés de leurs joyaux les plus splendides. Des diamants étincelaient sur les vêtements noirs; mais les anneaux trop larges tombaient des mains amaigries,—et rien n'était lugubre comme cette foule silencieuse où les pendants d'oreilles battaient contre des faces pâles, où les tiares d'or serraient des fronts crispés par un désespoir atroce.

Enfin, le Baal arriva juste au milieu de la place. Ses pontifes, avec des treillages, disposèrent une enceinte pour écarter la multitude, et ils restèrent à ses pieds, autour de lui.

Les prêtres de Khamon, en robes de laine fauve, s'alignèrent devant leur temple, sous les colonnes du portique; ceux d'Eschmoûn, en manteau de lin, avec des colliers à tête de coucoupha et des tiares pointues, s'établirent sur les marches de l'Acropole; les prêtres de Melkarth, en tuniques violettes, prirent pour eux le côté de l'occident; les prêtres des Abaddirs, serrés dans des bandes d'étoffes phrygiennes, se placèrent à l'orient; et l'on rangea sur le côté du midi, avec les nécromanciens tout couverts de tatouages, les hurleurs en manteaux rapiécés, les desservants des Patæques et les Yidonim qui, pour connaître l'avenir, se mettaient dans la bouche un os de mort. Les prêtres de Cérès, habillés de robes bleues, s'étaient arrêtés, prudemment, dans la rue de Satheb, et psalmodiaient à voix basse un thesmophorion en dialecte mégarien.

De temps en temps, il arrivait des files d'hommes complètement nus, les bras écartés et tous se tenant par les épaules. Ils tiraient, des profondeurs de leur poitrine, une intonation rauque et caverneuse; leurs prunelles, tendues vers le colosse, brillaient dans la poussière, et ils se balançaient le corps à intervalles égaux, tous à la fois, comme ébranlés par un seul mouvement. Ils étaient si furieux que, pour établir l'ordre, les hiérodoules, à coups de bâton, les firent se coucher sur le ventre, la face posée contre les treillages d'airain.

Ce fut alors que, du fond de la Place, un homme en robe blanche s'avança. Il perça lentement la foule, et l'on reconnut un prêtre de Tanit,—le grand prêtre Schahabarim. Des huées s'élevèrent, car la tyrannie du principe mâle prévalait ce jour-là dans toutes les consciences, et la Déesse était même tellement oubliée, que l'on n'avait pas remarqué l'absence de ses pontifes. Mais l'ébahissement redoubla quand on l'aperçut ouvrant dans les treillages une des portes destinées à ceux qui entreraient pour offrir les victimes. C'était, croyaient les prêtres de Moloch, un outrage qu'il venait faire à leur dieu; avec de grands gestes, ils essayaient de le repousser. Nourris par les viandes des holocaustes, vêtus de pourpre comme des rois et portant des bonnets à triple étage, ils conspuaient ce pâle eunuque exténué de macérations; et des rires de colère secouaient sur leur poitrine leur barbe noire, étalée en soleil.

Schahabarim, sans répondre, continuait à marcher; et, traversant pas à pas toute l'enceinte, il arriva sous les jambes du colosse, puis il le toucha des deux côtés en écartant les bras, ce qui était une formule solennelle d'adoration. Depuis trop longtemps la Rabbet le torturait; par désespoir, ou peut-être à défaut d'un dieu satisfaisant complètement sa pensée, il se déterminait enfin pour celui-là.

La foule, épouvantée par cette apostasie, poussa un long murmure. On sentait se rompre le dernier lien qui attachait les âmes à une divinité clémente.

Mais Schahabarim, à cause de sa mutilation, ne pouvait participer au culte du Baal. Les hommes en manteaux rouges l'exclurent de l'enceinte; puis, quand il fut dehors, il tourna autour de tous les collèges, successivement; et le prêtre, désormais sans dieu, disparut dans la foule. Elle s'écartait à son approche.

Cependant un feu d'aloès, de cèdre et de laurier brûlait entre les jambes du colosse. Ses longues ailes enfonçaient leur pointe dans la flamme; les onguents dont il était frotté coulaient comme de la sueur sur ses membres d'airain. Autour de la dalle ronde où il appuyait ses pieds, les enfants, enveloppés de voiles noirs, formaient un cercle immobile; et ses bras, démesurément longs, abaissaient leurs paumes jusqu'à eux, comme pour saisir cette couronne et l'emporter dans le ciel.

Les riches, les anciens, les femmes, toute la multitude se tassait derrière les prêtres et sur les terrasses des maisons. Les grandes étoiles peintes ne tournaient plus; les tabernacles étaient posés par terre; et les fumées des encensoirs montaient perpendiculairement, telles que des arbres gigantesques étalant au milieu de l'azur leurs rameaux bleuâtres.

Plusieurs s'évanouirent; d'autres devenaient inertes et pétrifiés dans leur extase. Une angoisse infinie pesait sur les poitrines. Les dernières clameurs une à une s'éteignaient,—et le peuple de Carthage haletait, absorbé dans le désir de sa terreur.

Enfin le grand-prêtre de Moloch passa la main gauche sous les voiles des enfants, et il leur arracha du front une mèche de cheveux qu'il jeta sur les flammes. Alors les hommes en manteaux rouges entonnèrent l'hymne sacré:

«—Hommage à toi, Soleil! roi des deux zones, créateur qui s'engendre, Père et Mère, Père et Fils, Dieu et Déesse, Déesse et Dieu!» Et leur voix se perdit dans l'explosion des instruments sonnant tous à la fois, pour étouffer les cris des victimes. Les scheminith à huit cordes, les kinnor, qui en avaient dix, et les nebal, qui en avaient douze, grinçaient, sifflaient, tonnaient. Des outres énormes hérissées de tuyaux faisaient un clapotement aigu; les tambourins, battus à tours de bras, retentissaient de coups sourds et rapides; et, malgré la fureur des clairons, les salsalim claquaient, comme des ailes de sauterelle.

Les hiérodoules, avec un long crochet, ouvrirent les sept compartiments étagés sur le corps du Baal. Dans le plus haut, on introduisit de la farine; dans le second, deux tourterelles; dans le troisième, un singe; dans le quatrième, un bélier; dans le cinquième, une brebis; comme on n'avait pas de bœuf pour le sixième, on y jeta une peau tannée prise au sanctuaire. La septième case restait béante.

Avant de rien entreprendre, il était bon d'essayer les bras du dieu. De minces chaînettes partant de ses doigts gagnaient ses épaules et redescendaient par derrière, où des hommes, tirant dessus, faisaient monter, jusqu'à la hauteur de ses coudes, ses deux mains ouvertes qui, en se rapprochant, arrivaient contre son ventre; elles remuèrent plusieurs fois de suite, à petits coups saccadés. Puis les instruments se turent. Le feu ronflait.

Les pontifes de Moloch se promenaient sur la grande dalle, en examinant la multitude.

Il fallait un sacrifice individuel, une oblation volontaire et qui était considérée comme entraînant les autres. Personne, jusqu'à présent, ne se montrait; et les sept allées conduisant des barrières au colosse étaient complètement vides. Pour encourager le peuple, les prêtres tirèrent de leurs ceintures des poinçons, et ils se balafraient le visage. On fit entrer dans l'enceinte les Dévoués, étendus sur terre, en dehors. On leur jeta un paquet d'horribles ferrailles, et chacun choisit sa torture. Ils se passaient des broches entre les seins; ils se fendaient les joues; ils se mirent des couronnes d'épines sur la tête; puis ils s'enlacèrent par les bras; et, entourant les enfants, ils formaient un autre grand cercle, qui se contractait et s'élargissait. Ils arrivaient contre la balustrade, se rejetaient en arrière et recommençaient toujours, attirant à eux la foule par le vertige de ce mouvement, tout plein de sang et de cris.

Peu à peu, des gens entrèrent jusqu'au fond des allées; ils lançaient dans la flamme des perles, des vases d'or, des coupes, des flambeaux, toutes leurs richesses; les offrandes, de plus en plus, devenaient splendides et multipliées. Enfin un homme qui chancelait, un homme pâle et hideux de terreur, poussa un enfant; puis on aperçut entre les mains du colosse une petite masse noire; elle s'enfonça dans l'ouverture ténébreuse. Les prêtres se penchèrent au bord de la grande dalle;—et un chant nouveau éclata, célébrant les joies de la mort et les renaissances de l'éternité.

Ils montaient lentement, et, comme la fumée en s'envolant faisait de hauts tourbillons, ils semblaient de loin disparaître dans un nuage. Pas un ne bougeait. Ils étaient liés aux poignets et aux chevilles; et la sombre draperie les empêchait de rien voir et d'être reconnus.

Hamilcar, en manteau rouge comme les prêtres de Moloch, se tenait auprès du Baal, debout devant l'orteil de son pied droit. Quand on amena le quatorzième enfant, tout le monde put s'apercevoir qu'il eut un grand geste d'horreur. Mais bientôt, reprenant son attitude, il croisa ses bras; et il regardait par terre. De l'autre côté de la statue, le grand-pontife restait immobile comme lui; baissant sa tête chargée d'une mitre assyrienne, il observait sur sa poitrine la plaque d'or couverte de pierres fatidiques, et où la flamme se mirant faisait des lueurs irisées; il pâlissait, éperdu. Hamilcar inclinait son front; et ils étaient tous les deux si près du bûcher que le bas de leurs manteaux, se soulevant, de temps à autre l'effleurait.

Les bras d'airain allaient plus vite. Ils ne s'arrêtaient plus. Chaque fois que l'on y posait un enfant, les prêtres de Moloch étendaient la main sur lui, pour le charger des crimes du peuple, en vociférant: «—Ce ne sont pas des hommes, mais des bœufs!» et la multitude à l'entour répétait: «—Des bœufs! des bœufs!» Les dévots criaient: «—Seigneur! mange!» et les prêtres de Proserpine, se conformant par la terreur au besoin de Carthage, marmottaient la formule éleusiaque: «—Verse la pluie, enfante!»

Les victimes à peine au bord de l'ouverture disparaissaient comme une goutte d'eau sur une plaque rougie; et une fumée blanche montait dans la grande couleur écarlate.

Cependant l'appétit du dieu ne s'apaisait pas. Il en voulait toujours. Afin de lui en fournir davantage, on les empila sur ses mains avec une grosse chaîne par-dessus, qui les retenait. Des dévots au commencement avaient voulu les compter, pour voir si leur nombre correspondait aux jours de l'année solaire; mais on en mit d'autres; et il était impossible de les distinguer dans le mouvement vertigineux des horribles bras. Cela dura longtemps, indéfiniment, jusqu'au soir. Puis les parois intérieures prirent un éclat plus sombre. Alors on aperçut des chairs qui brûlaient. Quelques-uns même croyaient reconnaître des cheveux, des membres, des corps entiers.

Le jour tomba; des nuages s'amoncelèrent au-dessus du Baal. Le bûcher, sans flammes à présent, faisait une pyramide de charbon jusqu'à ses genoux; complètement rouge comme un géant tout couvert de sang, il semblait, avec sa tête qui se renversait, chanceler sous le poids de son ivresse.

A mesure que les prêtres se hâtaient, la frénésie du peuple augmentait; le nombre des victimes diminuant, les uns criaient de les épargner, les autres qu'il en fallait encore. On aurait dit que les murs chargés de monde s'écroulaient sous les hurlements d'épouvante et de volupté mystique. Des fidèles arrivèrent dans les allées, traînant leurs enfants qui s'accrochaient à eux; et ils les battaient pour leur faire lâcher prise et les remettre aux hommes rouges. Les joueurs d'instruments quelquefois s'arrêtaient épuisés; alors on entendait les cris des mères et le grésillement de la graisse qui tombait sur les charbons. Les buveurs de jusquiame, marchant à quatre pattes, tournaient autour du colosse et rugissaient comme des tigres; les Yidonim vaticinaient, les Dévoués chantaient avec leurs lèvres fendues; on avait rompu les grillages, tous voulaient leur part du sacrifice;—et les pères dont les enfants étaient morts autrefois jetaient dans le feu leurs effigies, leurs jouets, leurs ossements conservés. Quelques-uns qui avaient des couteaux se précipitèrent sur les autres. On s'entr'égorgea. Avec des vans de bronze, les hiérodoules prirent au bord de la dalle des cendres tombées; et ils les lançaient dans l'air, afin que le sacrifice s'éparpillât sur la ville et jusqu'à la région des étoiles. Ce grand bruit et cette grande lumière avaient attiré les Barbares au pied des murs; se cramponnant pour mieux voir sur les débris de l'hélépole, ils regardaient béants d'horreur.


XIV

LE DÉFILÉ DE LA HACHE

Les Carthaginois n'étaient pas rentrés dans leurs maisons que des nuages s'amoncelèrent; ceux qui levaient la tête vers le colosse sentirent sur leur front de grosses gouttes, et la pluie tomba.

Elle tomba toute la nuit, abondamment, à flots; le tonnerre grondait; c'était la voie de Moloch; il avait vaincu Tanit;—et, maintenant fécondée, elle ouvrait du haut du ciel son vaste sein. Parfois on l'apercevait dans une éclaircie lumineuse étendue sur des coussins de nuages; puis les ténèbres se refermaient comme si, trop lasse encore, elle se voulait rendormir; les Carthaginois—croyant tous que l'eau est enfantée par la lune—criaient pour faciliter son travail.

La pluie battait les terrasses et débordait par-dessus, formait des lacs dans les cours, des cascades sur les escaliers, des tourbillons au coin des rues. Elle se versait en lourdes masses tièdes et en rayons pressés; des angles de tous les édifices de gros jets écumeux sautaient; contre les murs il y avait comme des nappes blanchâtres vaguement suspendues, et les toits des temples, lavés, brillaient en noir à la lueur des éclairs. Par mille chemins des torrents descendaient de l'Acropole; des maisons s'écroulaient tout à coup, et des poutrelles, des plâtras, des meubles passaient dans les ruisseaux, qui couraient sur les dalles impétueusement.

On avait exposé des amphores, des buires, des toiles; mais les torches s'éteignaient; on prit des brandons au bûcher du Baal, et les Carthaginois, pour boire, se tenaient le cou renversé, la bouche ouverte. D'autres, au bord des flaques bourbeuses, y plongeaient leurs bras jusqu'à l'aisselle, et se gorgeaient d'eau si abondamment qu'ils la vomissaient comme des buffles. La fraîcheur peu à peu se répandait; ils aspiraient l'air humide en faisant jouer leurs membres, et dans le bonheur de cette ivresse bientôt un immense espoir surgit. Toutes les misères furent oubliées. La patrie encore une fois renaissait.

Ils éprouvaient comme le besoin de rejeter sur d'autres l'excès de la fureur qu'ils n'avaient pu employer contre eux-mêmes. Un tel sacrifice ne devait pas être inutile;—bien qu'ils n'eussent aucun remords, ils se trouvaient emportés par cette frénésie que donne la complicité des crimes irréparables.

Les Barbares avaient reçu l'orage dans leurs tentes mal closes; tout transis encore le lendemain, ils pataugeaient au milieu de la boue, en cherchant leurs munitions et leurs armes, gâtées, perdues.

Hamilcar, de lui-même, alla trouver Hannon; et, suivant ses pleins pouvoirs, il lui confia le commandement. Le vieux suffète hésita quelques minutes entre sa rancune et son appétit de l'autorité. Il accepta cependant.

Ensuite Hamilcar fit sortir une galère, armée d'une catapulte à chaque bout. Il la plaça dans le golfe en face du radeau; puis il embarqua sur les vaisseaux disponibles ses troupes les plus robustes. Il s'enfuyait donc; et, cinglant vers le nord, il disparut dans la brume.

Mais trois jours après (on allait recommencer l'attaque), des gens de la côte libyque arrivèrent tumultueusement; Barca était entré chez eux. Il avait partout levé des vivres et il s'étendait dans le pays.

Les Barbares furent indignés comme s'il les trahissait. Ceux qui s'ennuyaient le plus du siège, les Gaulois surtout, n'hésitèrent pas à quitter les murs pour tâcher de le rejoindre. Spendius voulait reconstruire l'hélépole; Mâtho s'était tracé une ligne idéale depuis sa tente jusqu'à Mégara, il s'était juré de la suivre; et aucun de leurs hommes ne bougea. Mais les autres, commandés par Autharite, s'en allèrent, abandonnant la portion occidentale du rempart. L'incurie était si profonde que l'on ne songea pas à les remplacer.

Narr'Havas les épiait de loin dans les montagnes. Il fit, pendant la nuit, passer tout son monde sur le côté extérieur de la lagune, par le bord de la mer, et il entra dans Carthage.

Il s'y présenta comme un sauveur, avec six mille hommes, tous portant de la farine sous leurs manteaux, et quarante éléphants chargés de fourrages et de viandes sèches. On s'empressa vite autour d'eux; on leur donna des noms. L'arrivée d'un pareil secours réjouissait moins les Carthaginois que le spectacle même de ces forts animaux consacrés au Baal; c'était un gage de sa tendresse, une preuve qu'il allait enfin, pour les défendre, se mêler de la guerre.

Narr'Havas reçut les compliments des anciens. Puis il monta vers le palais de Salammbô.

Il ne l'avait pas revue depuis cette fois où dans la tente d'Hamilcar, entre les cinq armées, il avait senti sa petite main froide et douce attachée contre la sienne; après les fiançailles elle était partie pour Carthage. Son amour, détourné par d'autres ambitions, lui était revenu; et maintenant il comptait jouir de ses droits, l'épouser, la prendre.

Salammbô ne comprenait pas comment ce jeune homme pourrait jamais devenir son maître! Bien qu'elle demandât, tous les jours, à Tanit la mort de Mâtho, son horreur pour le Libyen diminuait. Elle sentait confusément que la haine dont il l'avait persécutée était une chose presque religieuse;—et elle aurait voulu voir dans la personne de Narr'Havas comme un reflet de cette violence, qui la tenait encore éblouie. Elle souhaitait le connaître davantage, et cependant sa présence l'eût embarrassée. Elle lui fit répondre qu'elle ne devait pas le recevoir.

D'ailleurs, Hamilcar avait défendu à ses gens d'admettre chez elle le roi des Numides; en reculant jusqu'à la fin de la guerre cette récompense, il espérait entretenir son dévouement;—et Narr'Havas, par crainte du suffète, se retira.

Mais il se montra hautain envers les Cent. Il changea leurs dispositions. Il exigea des prérogatives pour ses hommes et les établit dans des postes importants; aussi les Barbares ouvrirent tous de grands yeux en apercevant des Numides sur les tours.

La surprise des Carthaginois fut encore plus forte lorsqu'arrivèrent, sur une vieille trirème punique, quatre cents des leurs, faits prisonniers pendant la guerre de Sicile. En effet, Hamilcar avait secrètement renvoyé aux Quirites les équipages des vaisseaux latins pris avant la défection des villes tyriennes; et Rome, par un échange de bons procédés, lui rendait maintenant ses captifs. Elle dédaigna les ouvertures des Mercenaires dans la Sardaigne et ne voulut point reconnaître comme sujets les habitants d'Utique.

Hiéron, qui gouvernait à Syracuse, fut entraîné par cet exemple. Il lui fallait, pour conserver ses États, un équilibre entre les deux peuples; il avait donc intérêt au salut des Chananéens, et il se déclara leur ami, en leur envoyant douze cents bœufs avec cinquante-trois mille nebel de pur froment.

Une raison plus profonde faisait secourir Carthage; on sentait bien que si les Mercenaires triomphaient, depuis le soldat jusqu'au laveur d'écuelles, tout s'insurgerait, et qu'aucun gouvernement, aucune maison ne pourrait y résister.

Hamilcar, pendant ce temps-là, battait les campagnes orientales. Il refoula les Gaulois; et les Barbares se trouvèrent comme assiégés.

Alors il se mit à les harceler. Il arrivait, s'éloignait, et renouvelant toujours cette manœuvre, peu à peu il les détacha de leurs campements. Spendius fut obligé de les suivre; Mâtho, à la fin, céda comme lui.

Il ne dépassa point Tunis. Il s'enferma dans ses murs. Cette obstination était pleine de sagesse, car bientôt on aperçut Narr'Havas qui sortait par la porte de Khamon avec ses éléphants et ses soldats; Hamilcar le rappelait. Mais déjà les autres Barbares erraient dans les provinces à la poursuite du suffète.

Il avait reçu à Clypea trois mille Gaulois. Il fit venir des chevaux de la Cyrénaïque, des armures du Brutium, et il recommença la guerre.

Jamais son génie ne fut aussi impétueux et fertile. Pendant cinq lunes il les traîna derrière lui,—ayant un but où il voulait les conduire.

Les Barbares avaient tenté d'abord de l'envelopper par de petits détachements; il leur échappait toujours. Ils ne se quittèrent plus. Leur armée était de quarante mille hommes environ, et plusieurs fois ils eurent la jouissance de voir les Carthaginois reculer.

Ce qui les tourmentait, c'étaient les cavaliers de Narr'Havas! Souvent, aux heures les plus lourdes, quand on avançait par les plaines en sommeillant sous le poids des armes, tout à coup une grosse ligne de poussière montait à l'horizon; des galops accouraient, et du sein d'un nuage plein de prunelles flamboyantes, une pluie de dards se précipitait. Les Numides, couverts de manteaux blancs, poussaient de grands cris, levaient les bras en serrant des genoux leurs étalons cabrés, les faisaient tourner brusquement, puis disparaissaient. Ils avaient à quelque distance, sur des dromadaires, des provisions de javelots, et ils revenaient plus terribles, hurlaient comme des loups, s'enfuyaient comme des vautours. Ceux des Barbares placés au bord des files tombaient un à un;—et l'on continuait ainsi jusqu'au soir, où l'on tâchait d'entrer dans les montagnes.

Bien qu'elles fussent périlleuses pour les éléphants, Hamilcar s'y engagea. Il suivit la longue chaîne qui s'étend depuis le promontoire Hermæum jusqu'au sommet du Zagouan. C'était, croyaient-ils, un moyen de cacher l'insuffisance de ses troupes. Mais l'incertitude continuelle où il les maintenait finissait par les exaspérer plus qu'aucune défaite. Ils ne se décourageaient pas et marchaient derrière lui.

Enfin, un soir, entre la montagne d'Argent et la montagne de Plomb, au milieu de grosses roches, à l'entrée d'un défilé, ils surprirent un corps de vélites; l'armée entière était certainement devant ceux-là, car on entendait un bruit de pas avec des clairons; aussitôt les Carthaginois s'enfuirent par la gorge. Elle dévalait dans une plaine ayant la forme d'un fer de hache et environnée de hautes falaises. Pour atteindre les vélites, les Barbares s'y élancèrent; tout au fond, parmi les bœufs qui galopaient, d'autres Carthaginois couraient tumultueusement. On aperçut un homme en manteau rouge, c'était le suffète; un redoublement de fureur et de joie les emporta. Plusieurs, soit paresse ou prudence, étaient restés au seuil du défilé. Mais la cavalerie, débouchant d'un bois, à coups de piques et de sabres, les rabattit sur les autres; et bientôt tous les Barbares furent en bas, dans la plaine.

Puis, cette grande masse d'hommes ayant oscillé quelque temps, s'arrêta; ils ne découvraient aucune issue.

Ceux qui étaient le plus près du défilé revinrent; le passage avait entièrement disparu. On héla ceux de l'avant pour les faire continuer; ils s'écrasaient contre la montagne, et de loin ils invectivèrent leurs compagnons qui ne savaient pas retrouver la route.

En effet, à peine les Barbares étaient-ils descendus, que des hommes, tapis derrière les roches, en les soulevant avec des poutres, les avaient renversées; et comme la pente était rapide, ces blocs énormes, roulant pêle-mêle, avaient bouché l'étroit orifice complètement.

A l'autre extrémité de la plaine s'étendait un long couloir, çà et là fendu par des crevasses, et qui conduisait à un ravin montant vers le plateau supérieur où se tenait l'armée punique. Dans ce couloir, contre la paroi de la falaise, on avait d'avance disposé des échelles; et, protégés par les détours des crevasses, les vélites, avant d'être rejoints, purent les saisir et remonter. Plusieurs même s'engagèrent jusqu'au bas de la ravine; on les tira avec des câbles, car le terrain en cet endroit était un sable mouvant et d'une telle inclinaison que, même sur les genoux, il eût été impossible de le gravir. Les Barbares, presque immédiatement, y arrivèrent. Mais une herse, haute de quarante coudées, et faite à la mesure exacte de l'intervalle, s'abaissa devant eux tout à coup, comme un rempart qui serait tombé du ciel.

Donc les combinaisons du suffète avaient réussi. Aucun des Mercenaires ne connaissait la montagne, et, marchant à la tête des colonnes, ils avaient entraîné les autres. Les roches, un peu étroites par la base, s'étaient facilement abattues; et tandis que tous couraient, son armée, dans l'horizon, avait crié comme en détresse. Hamilcar, il est vrai, pouvait perdre ses vélites, la moitié seulement y resta. Il en eût sacrifié vingt fois davantage pour le succès d'une pareille entreprise.

Jusqu'au matin, les Barbares se poussèrent en files compactes d'un bout à l'autre de la plaine. Ils tâtaient la montagne avec leurs mains, cherchant à découvrir un passage.

Enfin le jour se leva; ils aperçurent partout autour d'eux une grande muraille blanche, taillée à pic. Et pas un moyen de salut, pas un espoir! Les deux sorties naturelles de cette impasse étaient fermées par la herse et par l'amoncellement des roches.

Tous se regardèrent sans parler. Ils s'affaissèrent sur eux-mêmes, en se sentant un froid de glace dans les reins, et aux paupières une pesanteur accablante.

Ils se relevèrent et bondirent contre les roches. Mais les plus basses, pressées par le poids des autres, étaient inébranlables. Ils tâchèrent de s'y cramponner pour atteindre au sommet; la forme ventrue de ces grosses masses repoussait toute prise. Ils voulurent fendre le terrain des deux côtés de la gorge; leurs instruments se brisèrent. Avec les mâts des tentes, ils firent un grand feu; le feu ne pouvait pas brûler la montagne.

Ils revinrent sur la herse; elle était garnie de longs clous, épais comme des pieux, aigus comme les dards d'un porc-épic et plus serrés que les crins d'une brosse. Mais tant de rage les animait qu'ils se précipitèrent contre elle. Les premiers y entrèrent jusqu'à l'échine, les seconds refluèrent par-dessus; et tout retomba, en laissant à ces horribles branches des lambeaux humains et des chevelures ensanglantées.

Quand le découragement se fut un peu calmé, on examina ce qu'il y avait de vivres. Les Mercenaires, dont les bagages étaient perdus, en possédaient à peine pour deux jours; et tous les autres s'en trouvaient dénués,—car ils attendaient un convoi promis par les villages du sud.

Cependant des taureaux vagabondaient, ceux que les Carthaginois avaient lâchés dans la gorge afin d'attirer les Barbares. Ils les tuèrent à coups de lances; on les mangea, et les estomacs étant remplis, les pensées furent moins lugubres.

Le lendemain, ils égorgèrent tous les mulets, une quarantaine environ; puis on racla leurs peaux, on fit bouillir leurs entrailles, on pila les ossements, et ils ne désespéraient pas encore; l'armée de Tunis, prévenue sans doute, allait venir.

Mais le soir du cinquième jour, la faim redoubla; ils rongèrent les baudriers des glaives et les petites éponges bordant le fond des casques.

Ces quarante mille hommes étaient tassés dans l'espèce d'hippodrome que formait autour d'eux la montagne. Quelques-uns restaient devant la herse ou à la base des roches; les autres couvraient la plaine confusément. Les forts s'évitaient, et les timides recherchaient les braves, qui ne pouvaient pourtant les sauver.

On avait, à cause de leur infection, enterré vivement les cadavres des vélites; la place des fosses ne s'apercevait plus.

Tous les Barbares languissaient, couchés par terre. Entre deux lignes, çà et là, un vétéran passait; et ils hurlaient des malédictions contre les Carthaginois, contre Hamilcar—et contre Mâtho, bien qu'il fût innocent de leur désastre; mais il leur semblait que leurs douleurs eussent été moindres s'ils les avaient partagées. Puis ils gémissaient; quelques-uns pleuraient tout bas, comme de petits enfants.

Ils venaient vers les capitaines et ils les suppliaient de leur accorder quelque chose qui apaisât leurs souffrances. Les autres ne répondaient rien,—ou, saisis de fureur, ils ramassaient une pierre et la leur jetaient au visage.

Plusieurs conservaient soigneusement, dans un trou en terre, une réserve de nourriture, quelques poignées de dattes, un peu de farine; et on mangeait cela pendant la nuit, en baissant la tête sous son manteau. Ceux qui avaient des épées les gardaient nues dans leurs mains; les plus défiants se tenaient debout, adossés contre la montagne.

Ils accusaient leurs chefs et les menaçaient. Autharite ne craignait pas de se montrer. Avec cette obstination de Barbare que rien ne rebute, vingt fois par jour il s'avançait jusqu'au fond, vers les roches, espérant chaque fois les trouver peut-être déplacées; et balançant ses lourdes épaules couvertes de fourrures, il rappelait à ses compagnons un ours qui sort de sa caverne, au printemps, pour voir si les neiges sont fondues.

Spendius, entouré de Grecs, se cachait dans une des crevasses; comme il avait peur, il fit répandre le bruit de sa mort.

Ils étaient maintenant d'une maigreur hideuse; leur peau se plaquait de marbrures bleuâtres. Le soir du neuvième jour, trois Ibériens moururent.

Leurs compagnons, effrayés, quittèrent la place. On les dépouilla; et ces corps nus et blancs restèrent sur le sable, au soleil.

Alors des Garamantes se mirent lentement à rôder tout autour. C'étaient des hommes accoutumés à l'existence des solitudes et qui ne respectaient aucun dieu. Enfin le plus vieux de la troupe fit un signe, et se baissant vers les cadavres, avec leurs couteaux ils en prirent des lanières; puis, accroupis sur les talons, ils mangeaient. Les autres regardaient de loin; on poussa des cris d'horreur;—beaucoup cependant, au fond de l'âme, jalousaient leur courage.

Au milieu de la nuit, quelques-uns de ceux-là se rapprochèrent, et, dissimulant leur désir, ils en demandaient une mince bouchée, seulement pour essayer, disaient-ils. De plus hardis survinrent; leur nombre augmenta; ce fut bientôt une foule. Mais presque tous, en sentant cette chair au bord des lèvres, laissaient leur main retomber; d'autres, au contraire, la dévoraient avec délices.

Afin d'être entraînés par l'exemple, ils s'excitaient mutuellement. Tel qui avait d'abord refusé allait voir les Garamantes et ne revenait plus. Ils faisaient cuire les morceaux sur des charbons à la pointe d'une épée; on les salait avec de la poussière et l'on se disputait les meilleurs. Quand il ne resta plus rien des trois cadavres, les yeux se portèrent sur toute la plaine pour en trouver d'autres.

Mais ne possédait-on pas des Carthaginois, vingt captifs faits dans la dernière rencontre et que personne, jusqu'à présent, n'avait remarqués? Ils disparurent; c'était une vengeance, d'ailleurs.—Puis, comme il fallait vivre, comme le goût de cette nourriture s'était développé, comme on se mourait, on égorgea les porteurs d'eau, les palefreniers, tous les valets des Mercenaires. Chaque jour on en tuait. Quelques-uns mangeaient beaucoup, reprenaient des forces et n'étaient plus tristes.

Bientôt cette ressource vint à manquer. Alors l'envie se tourna sur les blessés et les malades. Puisqu'ils ne pouvaient se guérir, autant les délivrer de leurs tortures; et, sitôt qu'un homme chancelait, tous s'écriaient qu'il était maintenant perdu et devait servir aux autres. Pour accélérer leur mort, on employait des ruses; on leur volait le dernier reste de leur immonde portion; comme par mégarde, on marchait sur eux; les agonisants, pour faire croire à leur vigueur, tâchaient d'étendre les bras, de se relever, de rire. Des gens évanouis se réveillaient au contact d'une lame ébréchée qui leur sciait un membre; et ils tuaient encore, par férocité, sans besoin, pour assouvir leur fureur.

Un brouillard lourd et tiède, comme il en arrive dans ces régions à la fin de l'hiver, le quatorzième jour s'abattit sur l'armée. Ce changement de la température amena des morts nombreuses, et la corruption se développait effroyablement vite dans la chaude humidité retenue par les parois de la montagne. La bruine qui tombait sur les cadavres, en les amollissant, fit bientôt de toute la plaine une large pourriture. Des vapeurs blanchâtres flottaient au-dessus; elles piquaient les narines, pénétraient la peau, troublaient les yeux; et les Barbares croyaient entrevoir les souffles exhalés, les âmes de leurs compagnons. Un dégoût immense les accabla. Ils n'en voulaient plus, ils aimaient mieux mourir.

Deux jours après, le temps redevint pur et la faim les reprit. Il leur semblait parfois qu'on leur arrachait l'estomac avec des tenailles. Alors, ils se roulaient saisis de convulsions, jetaient dans leur bouche des poignées de terre, se mordaient les bras et éclataient en rires frénétiques.

La soif les tourmentait encore plus, car ils n'avaient pas une goutte d'eau, les outres, depuis le neuvième jour, étant complètement taries. Pour tromper le besoin, ils s'appliquaient sur la langue les écailles métalliques des ceinturons, les pommeaux en ivoire, les fers des glaives. D'anciens conducteurs de caravanes se comprimaient le ventre avec des cordes. D'autres suçaient un caillou. On buvait de l'urine, refroidie dans les casques d'airain.

Et ils attendaient toujours l'armée de Tunis! La longueur du temps qu'elle mettait à venir, d'après leurs conjectures, certifiait son arrivée prochaine. D'ailleurs Mâtho, qui était un brave, ne les abandonnerait pas. «Ce sera pour demain!» se disaient-ils; et demain se passait.

Au commencement, ils avaient fait des prières, des vœux, pratiqué toutes sortes d'incantations. A présent ils ne sentaient pour leurs Divinités que de la haine, et, par vengeance, tâchaient de ne plus y croire.

Les hommes de caractère violent périrent les premiers; les Africains résistèrent mieux que les Gaulois. Zarxas, entre les Baléares, restait étendu tout de son long, les cheveux par-dessus le bras, inerte. Spendius trouva une plante à larges feuilles emplies d'un suc abondant, et, l'ayant déclarée vénéneuse afin d'en écarter les autres, il s'en nourrissait.

On était trop faible pour abattre, d'un coup de pierre, les corbeaux qui volaient. Quelquefois, lorsqu'un gypaëte, posé sur un cadavre, le déchiquetait depuis longtemps déjà, un homme se mettait à ramper vers lui avec un javelot entre les dents. Il s'appuyait d'une main, et, après avoir bien visé, il lançait son arme. La bête aux plumes blanches, troublée par le bruit, s'interrompait, regardait à l'entour d'un air tranquille, comme un cormoran sur un écueil, puis elle replongeait son hideux bec jaune; et l'homme désespéré retombait à plat ventre dans la poussière. Quelques-uns parvenaient à découvrir des caméléons, des serpents. Mais ce qui les faisait vivre, c'était l'amour de la vie. Ils tendaient leur âme sur cette idée exclusivement—et se rattachaient à l'existence par un effort de volonté qui la prolongeait.

Les plus stoïques se tenaient les uns près des autres, assis en rond, au milieu de la plaine, çà et là, entre les morts; et, enveloppés dans leurs manteaux, ils s'abandonnaient silencieusement à leur tristesse.

Ceux qui étaient nés dans les villes se rappelaient des rues toutes retentissantes, des tavernes, des théâtres, des bains, et les boutiques des barbiers où l'on écoute des histoires. D'autres revoyaient des campagnes au coucher du soleil, quand les blés jaunes ondulent et que les grands bœufs remontent les collines avec le soc des charrues sur le cou. Les voyageurs rêvaient à des citernes, les chasseurs à leurs forêts, les vétérans à des batailles;—et, dans la somnolence qui les engourdissait, leurs pensées se heurtaient avec l'emportement et la netteté des songes. Des hallucinations les envahissaient tout à coup; ils cherchaient dans la montagne une porte pour s'enfuir et voulaient passer au travers. D'autres, croyant naviguer par une tempête, commandaient la manœuvre d'un navire, ou bien ils se reculaient épouvantés, apercevant, dans les nuages, des bataillons puniques. Il y en avait qui se figuraient être à un festin, et ils chantaient.

Beaucoup, par une étrange manie, répétaient le même mot ou faisaient continuellement le même geste. Puis, quand ils venaient à relever la tête et à se regarder, des sanglots les étouffaient en découvrant l'horrible ravage de leurs figures. Quelques-uns ne souffraient plus, et pour employer les heures, ils se racontaient les périls auxquels ils avaient échappé.

Leur mort à tous était certaine, imminente. Combien de fois n'avaient-ils pas tenté de s'ouvrir un passage! Quant à implorer les conditions du vainqueur, par quel moyen? ils ne savaient même pas où se trouvait Hamilcar.

Le vent soufflait du côté de la ravine. Il faisait couler le sable par-dessus la herse en cascades, perpétuellement; et les manteaux et les chevelures des Barbares s'en recouvraient comme si la terre, montant sur eux, avait voulu les ensevelir. Rien ne bougeait; l'éternelle montagne, chaque matin, leur semblait encore plus haute.

Quelquefois des bandes d'oiseaux passaient à tire-d'aile, en plein ciel bleu, dans la liberté de l'air. Ils fermaient les yeux pour ne pas les voir.

On sentait d'abord un bourdonnement dans les oreilles, les ongles noircissaient, le froid gagnait la poitrine; on se couchait sur le côté et l'on s'éteignait dans un cri.

Le dix-neuvième jour, deux mille Asiatiques étaient morts, quinze cents de l'Archipel, huit mille de la Libye, les plus jeunes des Mercenaires et des tribus complètes—en tout vingt mille soldats, la moitié de l'armée.

Autharite, qui n'avait plus que cinquante Gaulois, allait se faire tuer pour en finir, quand, au sommet de la montagne, en face de lui, il crut voir un homme.

Cet homme, à cause de l'élévation, ne paraissait pas plus grand qu'un nain. Cependant Autharite reconnut à son bras gauche un bouclier en forme de trèfle. Il s'écria: «—Un Carthaginois!» Et, dans la plaine, devant la herse et sous les roches, immédiatement tous se levèrent. Le soldat se promenait au bord du précipice; d'en bas les Barbares le regardaient.

Spendius ramassa une tête de bœuf; puis, avec deux ceintures ayant composé un diadème, il le planta sur les cornes au bout d'une perche, en témoignage d'intentions pacifiques. Le Carthaginois disparut. Ils attendirent.

Enfin le soir, comme une pierre se détachant de la falaise, tout à coup il tomba d'en haut un baudrier. Fait de cuir rouge et couvert de broderie avec trois étoiles de diamant, il portait empreinte à son milieu la marque du Grand-Conseil: un cheval sous un palmier. C'était la réponse d'Hamilcar, le sauf-conduit qu'il envoyait.

Ils n'avaient rien à craindre; tout changement de fortune amenait la fin de leurs maux. Une joie démesurée les agita; ils s'embrassaient, pleuraient. Spendius, Autharite et Zarxas, quatre Italiotes, un Nègre et deux Spartiates s'offrirent comme parlementaires. On les accepta. Ils ne savaient cependant par quel moyen s'en aller.

Mais un craquement retentit dans la direction des roches; et la plus élevée, ayant oscillé sur elle-même, rebondit jusqu'en bas. En effet, si du côté des Barbares elles étaient inébranlables, car il aurait fallu leur faire remonter un plan oblique (et, d'ailleurs, elles se trouvaient tassées par l'étroitesse de la gorge), de l'autre, au contraire, il suffisait de les heurter fortement pour qu'elles descendissent. Les Carthaginois les poussèrent, et, au jour levant, elles s'avançaient dans la plaine comme les gradins d'un immense escalier en ruines.

Les Barbares ne pouvaient encore les gravir. On leur tendit des échelles; tous s'y élancèrent. La décharge d'une catapulte les refoula; les Dix seulement furent emmenés.

Ils marchaient entre les Clinabares et appuyaient leur main sur la croupe des chevaux pour se soutenir.

Maintenant que leur première joie était passée, ils commençaient à concevoir des inquiétudes. Les exigences d'Hamilcar seraient cruelles. Mais Spendius les rassurait.

«—C'est moi qui parlerai!» Et il se vantait de connaître les choses bonnes à dire pour le salut de l'armée.

Derrière tous les buissons, ils rencontraient des sentinelles en embuscade. Elles se prosternaient devant le baudrier que Spendius avait mis sur son épaule.

Quand ils arrivèrent dans le camp punique, la foule s'empressa autour d'eux, et ils entendaient comme des chuchotements, des rires. La porte d'une tente s'ouvrit.

Hamilcar était au fond, assis sur un escabeau, près d'une table basse où brillait un glaive nu. Des capitaines, debout, l'entouraient.

En apercevant ces hommes, il fit un geste en arrière, puis il se pencha pour les examiner.

Ils avaient les pupilles extraordinairement dilatées, avec un grand cercle noir autour des yeux, qui se prolongeait jusqu'au bas de leurs oreilles; leurs nez bleuâtres saillissaient entre leurs joues creuses, fendillées par des rides profondes; la peau de leur corps, trop large pour leurs muscles, disparaissait sous une poussière de couleur ardoise; leurs lèvres se collaient contre leurs dents jaunes; ils exhalaient une infecte odeur; on aurait dit des tombeaux entr'ouverts, des sépulcres vivants.

Au milieu de la tente, il y avait sur une natte, où les capitaines allaient s'asseoir, un plat de courges qui fumait. Les Barbares y attachaient leurs yeux en grelottant de tous les membres, et des larmes venaient à leurs paupières. Ils se contenaient cependant.

Hamilcar se détourna pour parler à quelqu'un. Alors ils se ruèrent dessus, tous, à plat ventre. Leurs visages trempaient dans la graisse, et le bruit de leur déglutition se mêlait aux sanglots de joie qu'ils poussaient. Plutôt par étonnement que par pitié, sans doute, on les laissa finir la gamelle. Quand ils se furent relevés, Hamilcar commanda, d'un signe, à l'homme qui portait le baudrier de parler. Spendius avait peur; il balbutiait.

Hamilcar, en l'écoutant, faisait tourner autour de son doigt une grosse bague d'or, celle qui avait empreint sur le baudrier le sceau de Carthage. Il la laissa tomber par terre; Spendius tout de suite la ramassa; devant son maître, ses habitudes d'esclave le reprenaient. Les autres frémirent, indignés de cette bassesse.

Mais le Grec haussa la voix, et rapportant les crimes d'Hannon qu'il savait être l'ennemi de Barca, tâchant de l'apitoyer avec le détail de leurs misères et les souvenirs de leur dévouement, il parla pendant longtemps, d'une façon rapide, insidieuse, violente même; à la fin, il s'oubliait, entraîné par la chaleur de son esprit.

Hamilcar répliqua qu'il acceptait leurs excuses. Donc la paix allait se conclure, et maintenant elle serait définitive! Mais il exigeait qu'on lui livrât dix des Mercenaires, à son choix, sans armes et sans tunique.

Ils ne s'attendaient pas à cette clémence; Spendius s'écria:

«—Oh! vingt, si tu veux, maître!

«—Non! dix me suffisent», répondit doucement Hamilcar.

On les fit sortir de la tente afin qu'ils pussent délibérer. Dès qu'ils furent seuls, Autharite réclama pour les compagnons sacrifiés, et Zarxas dit à Spendius:

«—Pourquoi ne l'as-tu pas tué? son glaive était là près de toi!

«—Lui!» fit Spendius; et il répéta plusieurs fois: «Lui! lui!» comme si la chose eût été impossible et Hamilcar quelqu'un d'immortel.

Tant de lassitude les accablait qu'ils s'étendirent par terre, sur le dos, ne sachant à quoi se résoudre.

Spendius les engageait à céder. Ils y consentirent et ils rentrèrent.

Alors le suffète mit sa main dans les mains des dix Barbares tour à tour, en serrant leurs pouces; puis il la frotta sur son vêtement, car leur peau visqueuse causait au toucher une impression rude et molle, un fourmillement gras qui horripilait. Ensuite il leur dit:

«—Vous êtes bien, tous, les chefs des Barbares et vous avez juré pour eux?

«—Oui!» répondirent-ils.

«—Sans contrainte, du fond de l'âme, avec l'intention d'accomplir vos promesses?»

Ils assurèrent qu'ils s'en retournaient vers les autres pour les exécuter.

«—Eh bien! dit le suffète, d'après la convention passée entre moi, Barca et les ambassadeurs des Mercenaires, c'est vous que je choisis, et je vous garde!»

Spendius tomba évanoui sur la natte. Les Barbares, comme l'abandonnant, se resserrèrent les uns près des autres; et il n'y eut pas un mot, pas une plainte.

Leurs compagnons, qui les attendaient, ne les voyant pas revenir, se crurent trahis. Sans doute, les parlementaires s'étaient donnés au suffète?

Ils attendirent encore deux jours; puis le matin du troisième leur résolution fut prise. Avec des cordes, des pics et des flèches disposées comme des échelons entre des lambeaux de toile, ils parvinrent à escalader les roches; et laissant derrière eux les plus faibles, trois mille environ, ils se mirent en marche pour rejoindre l'armée de Tunis.

Au haut de la gorge s'étalait une prairie clairsemée d'arbustes; les Barbares en dévorèrent les bourgeons. Ensuite ils trouvèrent un champ de fèves; et tout disparut comme si un nuage de sauterelles eût passé par là. Trois heures après ils arrivèrent sur un second plateau, que bordait une ceinture de collines vertes.

Entre les ondulations de ces monticules, des gerbes couleur d'argent brillaient, espacées les unes des autres; les Barbares, éblouis par le soleil, apercevaient confusément, en dessous, de grosses masses noires. Elles se levèrent. C'étaient des lances dans des tours, sur des éléphants effroyablement armés.

Outre l'épieu de leur poitrail, les poinçons de leurs défenses, les plaques d'airain qui couvraient leurs flancs et les poignards tenus à leurs genouillères,—ils avaient au bout de leurs trompes un bracelet de cuir où était passé le manche d'un large coutelas; partis tous à la fois du fond de la plaine, ils s'avançaient de chaque côté parallèlement.

Une terreur sans nom glaça les Barbares. Ils ne tentèrent même pas de s'enfuir. Déjà ils se trouvaient enveloppés.

Les éléphants entrèrent dans cette masse d'hommes et les éperons de leur poitrail la divisaient, les lances de leurs défenses la retournaient comme des socs de charrues; ils coupaient, taillaient, hachaient avec les faux de leurs trompes; les tours, pleines de phalariques, semblaient des volcans en marche; on ne distinguait qu'un large amas où les chairs humaines faisaient des taches blanches, les morceaux d'airain des plaques grises, le sang des fusées rouges; les horribles animaux, passant au milieu de tout cela, creusaient des sillons noirs. Le plus furieux était conduit par un Numide couronné d'un diadème de plumes. Il lançait des javelots avec une vitesse effrayante, tout en jetant par intervalles un long sifflement aigu;—les grosses bêtes, dociles comme des chiens, pendant le carnage tournaient un œil de son côté.

Leur cercle peu à peu se rétrécissait; les Barbares, affaiblis, ne résistaient pas; bientôt les éléphants furent au centre de la plaine. L'espace leur manquait; ils se tassaient à demi cabrés, les ivoires s'entre-choquaient. Tout à coup Narr'Havas les apaisa, et, tournant la croupe, ils s'en revinrent au trot vers les collines.

Cependant deux syntagmes s'étaient réfugiés à droite dans un pli du terrain, avaient jeté leurs armes; et tous à genoux vers les tentes puniques, ils levaient leurs bras pour implorer grâce.

On leur attacha les jambes et les mains; puis, quand ils furent étendus par terre les uns près des autres, on ramena les éléphants.

Les poitrines craquaient comme des coffres que l'on brise; chacun de leurs pas en écrasait deux; leurs gros pieds enfonçaient dans les corps avec un mouvement des hanches qui les faisait paraître boiter. Ils continuaient et allèrent jusqu'au bout.

Le niveau de la plaine redevint immobile. La nuit tomba. Hamilcar se délectait devant le spectacle de sa vengeance; soudain il tressaillit.

Il voyait, et tous voyaient à six cents pas de là, sur la gauche, au sommet d'un mamelon, des Barbares encore! En effet, quatre cents des plus solides, des Mercenaires Étrusques, Libyens et Spartiates, dès le commencement avaient gagné les hauteurs, et jusque-là s'y étaient tenus incertains. Après ce massacre de leurs compagnons, ils résolurent de traverser les Carthaginois; déjà ils descendaient en colonnes serrées, d'une façon merveilleuse et formidable.

Un héraut leur fut immédiatement expédié. Le suffète avait besoin de soldats; il les recevait sans condition, tant il admirait leur bravoure. Ils pouvaient même, ajouta l'homme de Carthage, se rapprocher quelque peu, dans un endroit qu'il leur désigna, et où ils trouveraient des vivres.

Les Barbares y coururent et passèrent la nuit à manger. Alors les Carthaginois éclatèrent en rumeurs contre la partialité du suffète pour les Mercenaires.

Céda-t-il à ces expansions d'une haine irrassasiable, ou bien était-ce un raffinement de perfidie? Le lendemain il vint lui-même sans épée, tête nue, dans une escorte de Clinabares, et il leur déclara qu'ayant trop de monde à nourrir, son intention n'était pas de les conserver. Cependant, comme il lui fallait des hommes et qu'il ne savait par quel moyen choisir les bons, ils allaient se combattre à outrance; puis il admettrait les vainqueurs dans sa garde particulière. Cette mort-là en valait bien une autre;—et alors, écartant ses soldats (car les étendards puniques cachaient aux Mercenaires l'horizon), il leur montra les cent quatre-vingt-douze éléphants de Narr'Havas formant une seule ligne droite et dont les trompes brandissaient de larges fers, pareils à des bras de géant qui auraient tenu des haches sur leurs têtes.

Les Barbares s'entre-regardèrent silencieusement. Ce n'était pas la mort qui les faisait pâlir, mais l'horrible contrainte où ils se trouvaient réduits.

La communauté de leur existence avait établi entre ces hommes des amitiés profondes. Le camp, pour la plupart, remplaçait la patrie; vivant sans famille, ils reportaient sur un compagnon leur besoin de tendresse, et l'on s'endormait, côte à côte, sous le même manteau à la clarté des étoiles. Dans ce vagabondage perpétuel à travers toutes sortes de pays, de meurtres et d'aventures, il s'était formé d'étranges amours,—unions obscènes aussi sérieuses que des mariages, où le plus fort défendait le plus jeune au milieu des batailles, l'aidait à franchir les précipices, épongeait sur son front la sueur des fièvres, volait pour lui de la nourriture; et l'autre, enfant ramassé au bord d'une route, puis devenu Mercenaire, payait ce dévoûment par mille soins délicats et des complaisances d'épouse.

Ils échangèrent leurs colliers et leurs pendants d'oreilles, cadeaux qu'ils s'étaient faits autrefois, après un grand péril, dans des heures d'ivresse. Tous demandaient à mourir, et aucun ne voulait frapper. On en voyait un jeune, çà et là, qui disait à un autre dont la barbe était grise: «—Non! non, tu es le plus robuste! Tu nous vengeras, tue-moi!» et l'homme répondait: «—J'ai moins d'années à vivre, frappe au cœur, et n'y pense plus!» Les frères se contemplaient les deux mains serrées, et l'amant faisait à son amant des adieux éternels, debout, en pleurant sur son épaule.

Ils retirèrent leurs cuirasses, pour que la pointe des glaives s'enfonçât plus vite. Alors parurent les marques des grands coups qu'ils avaient reçus pour Carthage; on aurait dit des inscriptions sur des colonnes.

Ils se mirent sur quatre rangs égaux à la façon des gladiateurs, et ils commencèrent par des engagements timides. Quelques-uns s'étaient bandé les yeux, et leurs glaives ramaient dans l'air, doucement, comme des bâtons d'aveugle. Les Carthaginois poussèrent des huées en leur criant qu'ils étaient des lâches. Les Barbares s'animèrent, et bientôt le combat fut général, précipité, terrible.

Parfois deux hommes s'arrêtaient tout sanglants, tombaient dans les bras l'un de l'autre et mouraient en se donnant des baisers. Aucun ne reculait. Ils se ruaient contre les lames tendues. Leur délire était si furieux que les Carthaginois, de loin, avaient peur.

Enfin, ils s'arrêtèrent. Leurs poitrines faisaient un grand bruit rauque, et l'on apercevait leurs prunelles entre leurs longs cheveux qui pendaient comme s'ils fussent sortis d'un bain de pourpre. Plusieurs tournaient sur eux-mêmes, rapidement, tels que des panthères blessées au front. D'autres se tenaient immobiles en considérant un cadavre à leurs pieds; puis, tout à coup, ils s'arrachaient le visage avec les ongles, prenaient leur glaive à deux mains et se l'enfonçaient dans le ventre.

Il en restait soixante encore. Ils demandèrent à boire. On leur cria de jeter leurs glaives; et quand ils les eurent jetés, on leur apporta de l'eau.

Pendant qu'ils buvaient, la figure enfoncée dans les vases, soixante Carthaginois, sautant sur eux, les tuèrent avec des stylets, dans le dos.

Hamilcar avait fait cela pour complaire aux instincts de son armée, et, par cette trahison, l'attacher à sa personne.

Donc la guerre était finie; du moins il le croyait; Mâtho ne résisterait pas; dans son impatience, le suffète ordonna tout de suite le départ.

Ses éclaireurs vinrent lui dire que l'on avait distingué un convoi qui s'en allait vers la montagne de Plomb. Hamilcar ne s'en soucia. Une fois les Mercenaires anéantis, les Nomades ne l'embarrasseraient plus. L'important était de prendre Tunis. A grandes journées il marcha dessus.

Il avait envoyé Narr'Havas à Carthage porter la nouvelle de la victoire; et le roi des Numides, fier de ses succès, se présenta chez Salammbô.

Elle le reçut dans ses jardins, sous un large sycomore, entre des oreillers de cuir jaune, avec Taanach auprès d'elle. Son visage était couvert d'une écharpe blanche qui, lui passant sur la bouche et sur le front, ne laissait voir que les yeux; mais ses lèvres brillaient dans la transparence du tissu comme les pierreries de ses doigts,—car Salammbô tenait ses deux mains enveloppées, et tout le temps qu'ils parlèrent, elle ne fit pas un geste.

Narr'Havas lui annonça la défaite des Barbares. Elle le remercia, par une bénédiction, des services qu'il avait rendus à son père. Alors, il se mit à raconter toute la campagne.

Les colombes, sur les palmiers autour d'eux, roucoulaient doucement, et d'autres oiseaux voletaient parmi les herbes: des galéoles à collier, des cailles de Tartessus et des pintades puniques. Le jardin, depuis longtemps inculte, avait multiplié ses verdures; des coloquintes montaient dans le branchage des canéficiers, des asclépias parsemaient les champs de roses, toutes sortes de végétations formaient des entrelacements, des berceaux; et des rayons de soleil, qui descendaient obliquement, marquaient çà et là, comme dans les bois, l'ombre d'une feuille sur la terre. Les bêtes domestiques, redevenues sauvages, s'enfuyaient au moindre bruit. Parfois, on apercevait une gazelle traînant à ses petits sabots noirs des plumes de paon dispersées. Les clameurs de la ville, au loin, se perdaient dans le murmure des flots. Le ciel était tout bleu; pas une voile n'apparaissait sur la mer.

Narr'Havas ne parlait plus; Salammbô, sans lui répondre, le regardait. Il avait une robe de lin, où des fleurs étaient peintes, avec des franges d'or par le bas; deux flèches d'argent retenaient ses cheveux tressés au bord de ses oreilles; et il s'appuyait de la main droite contre le bois d'une pique, orné par des cercles d'électrum et des touffes de poil.

En le considérant, une foule de pensées vagues l'absorbait. Ce jeune homme à voix douce et à taille féminine captivait ses yeux par la grâce de sa personne et lui semblait être comme une sœur aînée que les Baals envoyaient pour la protéger. Le souvenir de Mâtho la saisit; elle ne résista pas au désir de savoir ce qu'il devenait.

Narr'Havas répondit que les Carthaginois s'avançaient vers Tunis, afin de le prendre. A mesure qu'il exposait leurs chances de réussite et la faiblesse de Mâtho, elle paraissait se réjouir dans un espoir extraordinaire. Ses lèvres tremblaient, sa poitrine haletait. Quand il promit enfin de le tuer lui-même, elle s'écria: «—Oui! tue-le! Il le faut!»

Le Numide répliqua qu'il souhaitait ardemment cette mort, puisque, la guerre terminée, il serait son époux.

Salammbô tressaillit, et elle baissa la tête.

Mais Narr'Havas, poursuivant, compara ses désirs à des fleurs qui languissent après la pluie, à des voyageurs perdus qui attendent le jour. Il lui dit encore qu'elle était plus belle que la lune, meilleure que le vent du matin et que le visage de l'hôte. Il ferait venir pour elle, du pays des Noirs, des choses comme il n'y en avait pas à Carthage, et les appartements de leur maison seraient sablés avec de la poudre d'or.

Le soir tombait, des senteurs de baume s'exhalaient. Pendant longtemps ils se regardèrent en silence;—et les yeux de Salammbô, au fond de ses longues draperies, avaient l'air de deux étoiles dans l'ouverture d'un nuage. Avant que le soleil se fût couché, il se retira.

Les anciens se sentirent soulagés d'une grande inquiétude quand il partit de Carthage. Le peuple l'avait reçu avec des acclamations encore plus enthousiastes que la première fois. Si Hamilcar et le roi des Numides triomphaient seuls des Mercenaires, il serait impossible de leur résister. Donc ils résolurent, pour affaiblir Barca, de faire participer à la délivrance de la République celui qu'ils aimaient, le vieil Hannon.

Il se porta immédiatement vers les provinces occidentales, afin de se venger dans les lieux mêmes qui avaient vu sa honte. Les habitants et les Barbares étaient morts, cachés ou enfuis. Sa colère se déchargea sur la campagne. Il brûla les ruines des ruines, il ne laissa pas un seul arbre, pas un brin d'herbe; les enfants et les infirmes que l'on rencontrait, on les suppliciait; il donnait à ses soldats les femmes à violer avant leur égorgement, les plus belles étaient jetées dans sa litière,—car son atroce maladie l'enflammait de désirs impétueux; il les assouvissait avec toute la fureur d'un homme désespéré.

Souvent, à la crête des collines, des tentes noires s'abattaient comme renversées par le vent, et de larges disques à bordures brillantes, que l'on reconnaissait pour des roues de chariot, en tournant avec un son plaintif, peu à peu s'enfonçaient dans les vallées. Les tribus, qui avaient abandonné le siège de Carthage, erraient ainsi par les provinces, attendant une occasion, quelque victoire des Mercenaires pour revenir. Mais, soit terreur ou famine, elles reprirent toutes le chemin de leurs contrées et disparurent.

Hamilcar ne fut point jaloux des succès d'Hannon. Cependant il avait hâte d'en finir; il lui ordonna de se rabattre sur Tunis; et Hannon, au jour fixé, se trouva sous les murs de la ville.

Elle avait pour se défendre sa population d'autochtones, douze mille Mercenaires, puis tous les Mangeurs de choses immondes, car ils étaient comme Mâtho rivés à l'horizon de Carthage; et la plèbe et le Schalischim contemplaient de loin ses hautes murailles, en rêvant par derrière des jouissances infinies. Dans cet accord de haines, la résistance fut lestement organisée. On prit des outres pour faire des casques, on coupa tous les palmiers dans les jardins pour avoir des lances, on creusa des citernes; et quant aux vivres, ils pêchaient au bord du lac de gros poissons blancs, nourris de cadavres et d'immondices. Leurs remparts, maintenus en ruines par la jalousie de Carthage, étaient si faibles, que l'on pouvait, d'un coup d'épaule, les abattre. Mâtho en boucha les trous avec les pierres des maisons. C'était la dernière lutte; il n'espérait rien; cependant il se disait que la fortune était changeante.

Les Carthaginois, en approchant, remarquèrent, sur les remparts, un homme qui dépassait les créneaux de toute la ceinture. Les flèches volant autour de lui n'avaient pas l'air de plus l'effrayer qu'un essaim d'hirondelles. Aucune, par extraordinaire, ne le toucha.

Hamilcar établit son camp sur le côté méridional; Narr'Havas, à sa droite, occupait la plaine de Rhadès; Hannon le bord du lac; et les trois généraux devaient garder leur position respective pour attaquer l'enceinte tous en même temps.

Hamilcar voulut d'abord montrer aux Mercenaires qu'il les châtierait comme des esclaves. Il fit crucifier les dix ambassadeurs, les uns après les autres, sur un monticule, en face de la ville.

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