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Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 01

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The Project Gutenberg eBook of Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 01

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Title: Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 01

Author: Guy de Maupassant

Release date: March 12, 2014 [eBook #45119]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
produced from images generously made available by The
Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ŒUVRES COMPLÈTES DE GUY DE MAUPASSANT - VOLUME 01 ***

Au lecteur

ŒUVRES COMPLÈTES
DE
GUY DE MAUPASSANT

LA PRÉSENTE ÉDITION

DES

ŒUVRES COMPLÈTES DE GUY DE MAUPASSANT

A ÉTÉ TIRÉE

PAR L'IMPRIMERIE NATIONALE

EN VERTU D'UNE AUTORISATION

DE M. LE GARDE DES SCEAUX

EN DATE DU 30 JANVIER 1902.


IL A ÉTÉ TIRÉ DE CETTE ÉDITION

100 EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE LUXE

SAVOIR:

60 exemplaires (1 à 60) sur japon ancien.
20 exemplaires (61 à 80) sur japon impérial.
20 exemplaires (81 à 100) sur chine.


Le texte de Boule de Suif
est conforme à celui de l'édition originale: Les Soirées de Médan
Paris, Charpentier, 1880.


ŒUVRES COMPLÈTES

DE

GUY  DE  MAUPASSANT


BOULE DE SUIF

CORRESPONDANCE


ÉTUDE DE POL NEVEUX

PARIS

LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR

17, BOULEVARD DE LA MADELEINE, 17


MDCCCCVIII

Tous droits réservés.


V

TABLE DES MATIÈRES


AVIS DE L'ÉDITEUR.

En publiant sous cet aspect les œuvres complètes de Guy de Maupassant, nous nous sommes imposé un principe: nous rapprocher davantage de celui du grand écrivain. C'est pourquoi notre édition n'est pas illustrée et ne contient aucun détail intime.

Le commentaire de l'illustration ne pourrait que diminuer la netteté et la vigueur des portraits que Maupassant a marqués de son empreinte si personnelle; l'image ne rendra jamais le coloris harmonieux et vrai des scènes si brèves et si grandes qu'il a décrites dans un style sonore et simple: il est des textes qu'on n'illustre que par la beauté typographique quand le burin ne peut atteindre la richesse du verbe.

Mais, soucieux du respect que nous devons à sa vie privée, l'œuvre de Maupassant, sa vie littéraire appartiennent cependant au public, et M. Pol Neveux en développe l'analyse et en trace l'histoire VI dans les pages remarquables qui ouvrent ce premier volume. De plus, à l'aide de documents autographes qui nous ont été confiés par la famille et par les plus intimes amis de l'écrivain, nous donnons par des notes toute l'intimité de son œuvre. Parmi une correspondance volumineuse, nous avons trouvé quelques lettres qui nous paraissent être à un tel point la peinture de son caractère et l'explication de sa pensée, que nous les publions, après en avoir supprimé les passages relatifs à sa vie intime. Nous n'avons pas cru devoir mêler à cette correspondance les quelques lettres que Guy de Maupassant adressa à Marie Bashkirtseff; elles ont un caractère de badinage qui, en se rapprochant de la mystification, les éloigne trop sensiblement de l'œuvre littéraire que nous présentons.

Les lettres de Mme Laure de Maupassant à Gustave Flaubert précéderont les vers de son fils. Elles intéressent trop les débuts du jeune Guy, qui commençait alors à versifier, il y est trop question de Louis Bouilbet, elles sont dictées par un esprit trop élevé, et par un cœur de mère trop inquiet, pour les séparer du premier volume que publia l'écrivain Des Vers.

C'est ainsi que les nombreux admirateurs de Guy de Maupassant le connaîtront dès l'enfance, le verront grandir avec ses aspirations, apprendront VII sa pensée, sa manière, son opinion personnelle sur tel ou tel de ses romans et nouvelles, et seront initiés à son procédé de travail.

Toute la partie inédite comprise dans la présente édition a donné lieu à un examen aussi attentif que consciencieux: nous avons joint à une œuvre d'une tenue incomparable dans notre littérature, des nouvelles inédites d'une valeur telle, que certainement l'auteur les aurait publiées si la mort ne l'avait soudainement frappé.

Après les avoir lus et relus, nous avons abandonné les nombreux articles que Guy de Maupassant a écrits au jour le jour dans certains journaux sur des sujets d'actualité, les préfaces de livres et biographies diverses; notre édition est l'œuvre du grand romancier et non celle du journaliste; nous lui avons gardé le caractère d'homogénéité et de force qu'il lui avait donné. C'est aussi pour ne pas troubler cette harmonie que nous avons hésité à publier les écrits, vers et prose, de sa toute jeunesse, qui n'offrent d'intérêt qu'en faveur d'une étude critique.

Autant qu'il nous a été possible de nous procurer les manuscrits, nous avons indiqué les divergences de texte existant entre eux et les éditions originales. Nous avons cru bon aussi d'initier les lecteurs de notre édition à l'accueil que réservait la VIII presse d'alors aux livres de Maupassant et aux jugements dont ils étaient l'objet; dans ce but, nous publions, à la fin de chaque volume, quelques citations d'articles de journaux et revues de l'époque.

Grâce au concours dévoué de la famille de Guy de Maupassant, représentée aujourd'hui par ses neveu et nièce, M. et Mme Jean Ossola, ainsi que de tous ses amis et amies d'autrefois, nous avons eu à notre disposition la plus autorisée des documentations. Ayant fait de notre mieux, nous tenons, ici même, à remercier de tout cœur ces personnes qui ont apporté avec tant d'empressement leur part de collaboration en faveur de la publication d'une œuvre qui honore si grandement les lettres françaises.

L. C.

IX


GUY DE MAUPASSANT.


BIOGRAPHIE.

Henri-René-Albert-Guy de Maupassant naquit le 5 août 1850 au château de Miromesnil, à huit kilomètres de Dieppe. Il était lorrain par son père et normand par sa mère, mais la famille de Maupassant était établie depuis le milieu du XVIIIe siècle en Normandie. C'est là que Guy de Maupassant fut élevé, c'est là qu'il vécut toute son enfance et sa première jeunesse, d'abord à Étretat et à Fécamp, sur la côte, puis à l'intérieur du pays, au séminaire d'Yvetot et au lycée de Rouen d'où il sort bachelier. Le vagabondage heureux de ces premières années lui valut une santé robuste, le goût de l'espace et du grand air, une parfaite connaissance des hommes et des choses qu'il devait peindre de préférence.

Il avait vingt ans lorsque la guerre éclata. Il s'engagea et fit campagne. Là encore il fut mêlé de très près aux événements qu'il mit plus tard en scène. Puis il part pour Paris et entre comme X employé au Ministère de la marine d'où il passera plus tard au Ministère de l'instruction publique. De ce monde de fonctionnaires on trouve également dans son œuvre des souvenirs nombreux.

Cette période de dix ans (1870-1880) est la période de préparation de l'écrivain. Il partage ses loisirs entre le canotage sur la Seine et ses premiers essais littéraires: théâtre, vers, nouvelles. Mais ce travail opiniâtre reste secret. Pendant ces dix ans, Maupassant n'a guère publié que deux ou trois courts récits et quelques pièces de vers. Flaubert presque seul est dans la confidence. Il assiste avec orgueil à l'éclosion de ce jeune talent, l'aidant de ses conseils et de ses encouragements avec une patience inlassable. Flaubert avait été étroitement lié dans sa jeunesse avec Alfred Le Poittevin, frère de Mme de Maupassant. Il reporta sur le neveu un peu de la tendresse qu'il avait eue pour l'oncle. Son influence fut décisive. Maupassant, avec ses qualités propres, demeure dans l'histoire littéraire le descendant direct de Flaubert.

Son premier volume Des Vers, publié sous le patronage de Flaubert, et surtout Boule de Suif qui parut la même année (1880) dans Les Soirées de Médan, marquent la fin de l'apprentissage. Maupassant est maître désormais de son art. Le succès extrêmement vif de Boule de Suif lui permit de s'y consacrer tout entier, en lui ouvrant la XI porte de différents journaux, le Gaulois d'abord, bientôt le Gil-Blas, où durant plusieurs années, presque chaque semaine, Maupassant sera représenté par une chronique ou une nouvelle.

Ces nouvelles, réunies en volumes, se succèdent avec une surprenante rapidité. En voici la liste: 1881, La Maison Tellier; 1882, Mademoiselle Fifi; 1883, Contes de la Bécasse; 1884, Clair de Lune, Miss Harriet, Les Sœurs Rondoli; 1885, Toine, Yvette, Contes du Jour et de la Nuit; 1886, Monsieur Parent, La Petite Roque; 1887, Le Horla; 1888, Le Rosier de Mme Husson; 1889, La Main gauche; 1890, L'Inutile Beauté.

En 1883, Maupassant publie son premier roman, Une Vie. Il fut suivi de cinq autres: Bel-Ami qui parut en 1885, Mont-Oriol en 1887, Pierre et Jean en 1888, Fort comme la Mort en 1889 et enfin Notre Cœur en 1890.

On peut dire que la vie de Maupassant se confond avec l'histoire de son œuvre. Il vit tantôt à Paris, tantôt à Étretat où il s'était fait construire une maison, la Guillette. Mais de bonne heure déjà il avait eu la passion des voyages. Libre de s'abandonner à ses goûts, il s'égare en de longues croisières à bord de son yacht Bel-Ami. Il pousse à plusieurs reprises jusqu'en Algérie; on le trouve tour à tour en Corse et en Sicile; il aime à faire de longues escales dans les différents ports de la Côte d'Azur. C'est à ces voyages que nous devons: XII Au soleil (1884), Sur l'eau (1888) et La Vie errante (1890).

Cependant la santé de Maupassant, de bonne heure ébranlée, déclinait rapidement. Les soins des médecins, les cures de bains et de repos restent inutiles. Il semble s'acharner à produire en prévoyance de sa fin prochaine. Et il meurt de paralysie générale en pleine célébrité, le 6 juillet 1893, dans la maison du Dr Blanche à Passy, ayant publié en dix ans: 1 volume de vers, 16 volumes de nouvelles, 6 volumes de romans, 3 volumes de voyage, 1 volume de théâtre, au total 27 volumes, sans compter de très nombreuses chroniques dans divers journaux, et 3 volumes de nouvelles posthumes: Les Dimanches d'un Bourgeois de Paris, Le Père Milon et Le Colporteur.

Il ne s'était pas marié. Il avait eu un frère, Hervé, de six ans plus jeune que lui, mort en 1889. Hervé laissa une fille, aujourd'hui Mme Jean Ossola, seule héritière de l'écrivain.


XIII

GUY DE MAUPASSANT.


ÉTUDE

XV

GUY DE MAUPASSANT.

«Je suis entré dans la vie littéraire comme un météore et j'en sortirai comme un coup de foudre.» Ces paroles de Maupassant à José-Maria de Heredia, lors d'une suprême rencontre, résument, non sans exactitude en dépit de leur solennité morbide, la brève carrière, où pendant dix années, l'écrivain tour à tour intrépide et douloureux, produit avec une magistrale fertilité, vers, nouvelles, romans et voyages, pour s'abîmer prématurément dans la folie et la mort. Les étapes brèves et le rayonnement triomphal de cette vie hâtive, j'en veux tenter l'étude. Comment une génération, la sienne, envisagea et comprit Maupassant, comment elle expliqua sa maîtrise et pourquoi elle l'admira, c'est ce que j'essaierai de dire, avec la modestie d'un obscur assistant. Au manque d'originalité inévitable dans l'entreprise où je me hasarde, après tant de critiques, et non des moindres, j'essaierai de suppléer par des citations XVI puisées dans des documents et des lettres inédites, trop heureux si, aidé par le grand écrivain lui-même, je puis apporter à mon tour un jugement équitable et probe.

Au mois d'avril 1880, paraissait dans le Gaulois un article[1] annonçant la publication des Soirées de Médan. Il était signé d'un nom encore inconnu: Guy de Maupassant. Après un juvénile anathème lancé sur le romantisme et une agression passionnée contre la littérature langoureuse, l'auteur exaltait l'étude de la vie, disait la genèse de l'œuvre nouvelle. Elle était pittoresque et séduisante: dans la paix nocturne d'une île de la Seine, sous les peupliers remplaçant les cyprès napolitains chers aux amis de Boccace, dans la rumeur continue de la vallée, et non plus à la voix du gave pyrénéen accompagnant en sourdine les récits des gentilshommes de Marguerite, le patron et les disciples s'étaient tour à tour narré quelque saisissant ou pitoyable épisode de la guerre. Et la publication en commun de ces récits, dans un volume où le maître coudoyait ses élèves, prenait les allures d'un manifeste, le ton d'un défi ou d'un acte de foi.

En réalité, les choses s'étaient passées plus simplement et l'on s'était borné, sous les arbres de XVII Médan, à décider du titre commun; Zola avait donné le manuscrit de l'Attaque du Moulin et c'est chez Maupassant, rue Clauzel, que les cinq jeunes gens se communiquèrent leurs œuvres. Chacun lut sa nouvelle, Maupassant le dernier. Quand il eut terminé Boule de Suif, d'un élan spontané, avec une émotion dont ils gardèrent la mémoire, enthousiasmés par cette révélation, tous se levèrent et, sans phrases, ils saluèrent un maître.

Il se chargea d'écrire l'article du Gaulois et d'accord avec ses amis, il le rédigea dans les termes que l'on sait, brodant et enjolivant, cédant sans violence à un goût naturel pour une mystification qu'innocentait sa jeunesse. L'essentiel, disait-il, est de faire «démarrer» la critique.

Elle démarra. Le lendemain Wolff au Figaro polémiquait, entraînait ses confrères. Le succès du volume fut éclatant grâce à Boule de Suif. En dépit de la nouveauté, de la probité de l'effort de tous, on se tut sur les autres nouvelles. Reléguées au second plan, elles passèrent indifférentes. Dès sa première bataille, Maupassant dominait la littérature.

Du coup, toute la presse s'empara de lui et l'on dit ce qui convenait sur une célébrité naissante. Biographes et reporters s'enquirent de sa vie. Comme elle était fort simple, toute droite, ils inventèrent. Et c'est ainsi qu'aujourd'hui Maupassant XVIII nous apparaît comme ces héros antiques dont les origines et la mort s'obscurcissent de légendes.

J'insisterai peu sur la jeunesse de Guy de Maupassant. Ses proches, ses vieux amis, lui-même çà et là dans son œuvre, nous ont fourni sur les années qui précèdent ses débuts dans les lettres assez de révélations précieuses et d'émouvants souvenirs. En colligeant avec intelligence tous les textes, les condensant, les rapprochant, son pieux biographe, M. Édouard Maynial, a su écrire sur cette époque lointaine des pages définitives.

Je rappellerai simplement qu'il est né le 5 août 1850, près de Dieppe, au château de Miromesnil qu'il décrira dans Une Vie. C'était une lourde et majestueuse demeure de la Régence, avec une corniche parée de pots à feu et de balustres; de ses hautes et minces fenêtres, par delà une prairie qu'attiédissait une double allée d'arbres, on voyait moutonner au loin la mer septentrionale.

Normand, Maupassant l'était, comme Flaubert, par sa mère et par le lieu de sa naissance. Il appartenait à cette race curieuse et aventurière, dont il se plaisait à évoquer les courses héroïques, les longues erreurs sur les nefs vagabondes. Et de même que l'auteur de l'Éducation sentimentale semble avoir hérité, par la lignée paternelle, du réalisme narquois de la Champagne, de même XIX Maupassant paraît tenir de ses ancêtres lorrains l'indestructible discipline et la froide lucidité.

Ce fut à Étretat que s'écoula son enfance, sa belle enfance, que s'éveilla son instinct dans l'éclosion de son âme de préhistorique. Des années passèrent d'une félicité physique extasiée: enivrement des galopades furieuses à travers les champs d'ajoncs, attrait des voyages de découverte par les cavées et les valleuses, expansion des jeux sous les sombres hêtraies, passion de suivre en mer les pêcheurs et, par les nuits sans lune, de rêver sur leurs barques à de chimériques navigations.

Mme de Maupassant, qui avait guidé les premières lectures de son fils, et contemplé avec lui les grands spectacles de la nature, retarda le plus possible l'heure de la séparation. Il fallut bien, un jour pourtant, conduire l'enfant au petit séminaire d'Yvetot. Plus tard, élève du lycée de Rouen, il eut pour «correspondant» Louis Bouilhet. C'est chez lui, durant ces dimanches d'hiver où la pluie normande noyait les clochers et cinglait les vitres, que l'écolier apprit à rimer.

Les vacances ramenaient le rhétoricien en pays cauchois. Et c'étaient des chasses à la Saint-Julien-l'Hospitalier, à travers les plaines, sur les marais et dans les bois. Dès lors se concluait son pacte avec la terre et poussaient en lui ces «profondes et délicates racines» qui l'attachaient au sol natal. C'est à la Normandie, large, fraîche et forte, qu'il XX demandera bientôt son inspiration, fervente et drue comme un amour d'adolescent; c'est près d'elle qu'il se réfugiera quand, traqué par la vie, il implorera une trève ou quand, simplement, il voudra travailler et se revivifier dans l'allégresse ancienne. Alors aussi naissait en lui cet amour voluptueux pour la mer, qui plus tard saura seule l'isoler du monde, l'insensibiliser, le consoler.

En 1870, il fait campagne, puis il arrive à Paris et pour vivre, car la fortune des siens s'émiette, il doit prendre un emploi. Durant des années, il est attaché au Ministère de la marine où il remue de mornes paperasses, dans l'insipide compagnie des ronds-de-cuir de l'Héritage.

Puis il émigre à l'Instruction publique: la servilité bureaucratique y est moins amère. Certes, les besognes quotidiennes n'y sont guère plus palpitantes, mais il a comme chefs ou collègues Xavier Charmes et Léon Dierx, Henry Roujon et René Billotte, mais son bureau prend jour sur un beau jardin triste, aux platanes géants, autour desquels l'hiver met de noires guirlandes de corneilles.

De ses heures préservées, Maupassant avait fait deux parts, l'une pour le canotage, l'autre pour la littérature. Tous les soirs de belle saison, tous les jours de loisir, il courait vers le fleuve dont l'eau mystérieuse, voilée de brouillards ou étincelante de soleil, l'appelait et l'ensorcelait. Dans ces îles de la Seine qui s'étirent entre Chatou et Port-Marly, XXI sur les rives de Sartrouville et de Triel, longtemps, parmi le peuple disparu des canotiers, il fut célèbre pour ses biceps inlassables, pour sa gaieté cynique de franc-luron, ses farces aux effets certains, ses gauloiseries robustes. Tantôt, dans une vitesse éperdue, il tirait de l'aviron, libéré et joyeux, à travers les flammes qui dansent sur les courants. Tantôt, il rôdait le long des berges, interrogeant les mariniers, bavardant avec les ravageurs, ou, étendu parmi les iris et les tanaisies, il épiait durant de longues heures les existences légères qui se jouent à la surface, les araignées d'eau ou les papillons blancs, les demoiselles qui se poursuivent entre les saulaies mouvantes ou les grenouilles qui sommeillent sur les feuilles de nénuphars.

Le travail prenait le reste de sa vie. Sans jamais se rebuter, silencieux et obstiné, il accumula les manuscrits, poésie, critique, pièces de théâtre, romans et nouvelles. Chaque semaine il soumettait docilement son labeur au grand Flaubert, l'ami d'enfance de sa mère, de son oncle Alfred Le Poittevin. Le maître avait consenti à guider le jeune homme, à lui révéler les secrets qui font les chefs-d'œuvre immortels. C'est lui qui l'astreint à la documentation copieuse et à l'observation directe, qui lui inculque l'horreur du vulgaire et le mépris de la facilité.

Maupassant nous a raconté lui-même ces fortes XXII initiations de la rue Murillo ou du pavillon de Croisset: il a évoqué l'implacable didactique du vieux patron, ses tendres brutalités, les paternels conseils de son cœur généreux et candide. Durant sept années Flaubert dépeça, pulvérisa les gauches essais de l'élève, dont les progrès restaient incertains.

Soudain, dans un essor de perfection spontanée, il écrivit Boule de Suif. La joie du maître fut grande et suprême: il devait mourir deux mois après.

Jusqu'au bout Maupassant demeurera éclairé du reflet laissé par le bon géant disparu, de ce touchant reflet dont les morts aiment à parer les âmes qu'ils ont profondément remuées. Le culte de Flaubert fut la religion dont rien ne sut le distraire, ni le travail, ni la gloire, ni les vagues lentes, ni les nuits embaumées. A la phrase douloureuse et grave qui clôt la préface des Dernières chansons, il obéira pieusement: la mémoire de l'ancêtre sera son réconfort, cet «oratoire domestique où murmurer ses chagrins et détendre son cœur».

A la fin de sa brève existence, dans une heure lucide encore, il écrira à un ami: «Je songe toujours à mon pauvre Flaubert et je me dis que je voudrais être mort si j'étais sûr que quelqu'un penserait à moi de cette façon[2]».

XXIII

Au cours de ces longues années de noviciat, Maupassant avait pénétré les milieux littéraires. Il y demeurait muet, préoccupé, et à qui s'étonnait de ce silence, l'interrogeait sur ses projets, il répondait simplement: «J'apprends mon métier.» Pourtant, sous le pseudonyme de Guy de Valmont, il donnait déjà quelques articles aux journaux et plus tard, avec l'assentiment et sur la recommandation de Flaubert, il publiait dans la République des Lettres des poèmes signés de son nom. Il devait les réunir en volume quelques semaines après l'impression des Soirées de Médan.

Ces vers débordants de sensualisme, où l'hymne à la terre se pâme dans des transports de possession physique, où l'impatience d'amour clame mélancolique et forte comme ces appels d'animaux dans les nuits printanières, sont surtout attachants pour ce qu'ils nous révèlent l'être d'instinct, le faune échappé des forêts natales que fut en sa jeunesse Maupassant. Mais ils n'ajoutent rien à sa gloire: «vers de prosateur», a pu dire Jules Lemaître. Assouplir l'expression de la pensée selon des lois plus strictes et l'«étrécir» en quelque sorte, tel fut le but. A l'exemple de l'un de ses camarades de Médan, s'entraînant avec bonheur à la précision du style et à l'équilibre de la phrase, par l'impérieuse norme de la ballade, du pantoum ou du chant royal, Maupassant, lui aussi, voulut se soumettre au régime du rythme. Jamais d'ailleurs XXIV il n'aima ce recueil qu'il se repentait souvent d'avoir publié: ses démêlés avec la prosodie lui avaient laissé la monotone lassitude que le cavalier et l'escrimeur gardent des reprises de manège et des séances de plastron.

Telle est, à très grands traits résumée, l'histoire de la vocation de Maupassant.

Au lendemain de Boule de Suif, rapidement, sa réputation grandit. La qualité de son conte était hors de pair, mais aussi, il faut bien le dire, certains avaient le polémique besoin d'opposer une jeune renommée à la triomphante brutalité de Zola.

Dès lors, Maupassant, sollicité par toute la presse, se met à la besogne et donne nouvelles sur nouvelles. Son talent dégagé de tout système, sa personnalité libre de toutes influences, ne sont pas discutés un instant. Bientôt il est intronisé comme le successeur de Flaubert; d'un pas pressé, exact et désinvolte, il s'avance dans la gloire, une gloire dont il n'a pas lui-même conscience, mais qui est si universelle que, vivant, aucun auteur contemporain n'en connut de pareille. Le «météore» irradie et, d'article en article, de volume en volume, son rayonnement se prolonge et s'illimite.....

Le voilà célèbre et riche. Tous le lisent: bourgeois et militaires, commerçants et mondains, hommes de loi et de finance, chacun espère qu'un XXV jour ou l'autre il dira, dans quelque livre joyeux ou triste, le foyer ou la caserne, le magasin ou le salon, le prétoire ou la coulisse. On l'aime d'autant plus qu'on le croit heureux et fort. Mais ce que tous ignorent, c'est que ce gars au visage halé, au large col et aux muscles saillants, qu'on compare invariablement à un jeune taureau en liberté et dont on chuchote à l'oreille les héroïques exploits d'amour, est malade et bien malade. Dans le moment même où le succès est venu vers lui, il a rencontré aussi la Maladie, laquelle ne le quitte plus, est assise immobile à ses côtés et, de sa figure de ténèbres, le regarde. Il souffre de terribles migraines, suivies de longues insomnies. Des phénomènes nerveux l'agitent: il les apaise par les stupéfiants et abuse des anesthésiques. Espacés d'abord, des troubles de la vue se sont déclarés et un oculiste célèbre a parlé d'anomalie, d'asymétrie pupillaire. Le glorieux jeune homme tremble en secret et les phobies le hantent, multiformes.

Le lecteur est ravi par la santé de cet art renouvelé et pourtant, çà et là, il est surpris en découvrant, parmi ces tableaux de nature pleins de sève, d'inquiétantes échappées vers le surnaturel, de troublantes évocations, voilées d'abord, du plus banal, du plus vertigineux des frissons, de la Peur aussi vieille que le monde et éternelle comme l'inconnu. Mais loin de s'alarmer, il pense seulement XXVI que l'auteur est doué d'une intuition infaillible pour suivre ainsi les tares de ses personnages jusqu'en leurs plus inquiétants dédales. Il ignore, le lecteur, que ces hallucinations si copieusement détaillées, Maupassant les éprouve; il ignore que la Peur est en lui, la Peur angoissante «qui ne se produit ni devant le danger, ni devant la mort inévitable, mais dans certaines circonstances anormales, sous certaines influences mystérieuses, en face de risques vagues», la «peur de la peur, la peur de cette horrible sensation de la terreur incompréhensible».

Comment expliquer ces misères physiques et cette détresse morbide que pendant longtemps, seuls, connurent les intimes? Hélas! l'explication n'est que trop simple: toute sa vie, conscient ou inconscient, Maupassant lutta contre le mal, obscur encore, mais qui est déjà son hôte.

XXVII

Qui voyait Maupassant pour la première fois à l'époque des Contes de la Bécasse et de Bel-Ami était quelque peu dérouté. C'était un solide garçon, de taille un peu courte mais bien prise, avec un front plein sous des cheveux châtains, un nez droit sur une moustache militaire, un menton large, une encolure puissante. L'aspect était résolu et fort, un peu rude et sans ces nuances qui déterminent la qualité d'esprit et la condition sociale. Les mains pourtant étaient fines et déliées et les yeux cernés de belles ombres.

Il accueillait le visiteur avec les souples façons d'un chef de bureau courtois qui, sachant son devoir, entend les solliciteurs et s'est résigné aux requêtes prolixes. Beaucoup de politesse, mais aucune expansion. Avec un sourire effacé, il vous laissait parler et son calme vous déroutait. Le regard semblait peu soucieux de dévisager ou de scruter et pourtant on se sentait surveillé.

Çà et là, il laissait tomber une phrase simple, comme choisie parmi les moins significatives et les plus vagues. Et, quel que fût son effort pour la dissimuler, sa placide indifférence s'étalait. Ce qu'on lui avait dit, ce qu'il avait répondu, il s'en moquait XXVIII évidemment, comme de son interlocuteur, comme de lui-même. Il était resté sur le qui-vive et cela lui suffisait. Jamais il n'attaquait; décidé à rompre, il ne livrait pas de fer, gardait la pointe basse, mais eût détaché sans doute, au besoin, quelque coup d'arrêt bien amené.

Comme il était réfrigérant, ce premier contact, pour les jeunes enthousiastes qui avaient écouté Zola développant en formules lyriques d'audacieux systèmes ou qui s'étaient enivrés de la parole caressante de Daudet, semant avec prodigalité les images vibrantes, les traits pittoresques et les raccourcis lumineux! Les propos de Maupassant, aussi bien en tête-à-tête que dans une conversation générale, c'étaient à l'ordinaire des banalités courantes et des lieux communs fort usés. Convaincu de la superfluité des paroles, les confondait-il toutes dans un même néant, prisant la pensée noblement exprimée à l'égal de la boutade grossière? On pouvait le croire à le voir opposer un pareil détachement aux caquets des plus authentiques médiocrités comme aux discours des plus fiers esprits d'alors. Pas un aveu, pas une confidence qui éclairât sa vie ou son labeur; parcimonieux de ce qu'il observait, jamais il ne contait une anecdote typique ou ne livrait une remarque avisée. L'éloge même le laissait froid et s'il s'animait par hasard, c'était pour raconter des farces solides, des blagues d'atelier, comme s'il se fût XXIX abandonné au plaisir fallacieux de surprendre et de mystifier.

D'ailleurs il semblait considérer l'art comme un passe-temps, la littérature comme une occupation au moins inutile, il réduisait volontiers l'amour au jeu d'une fonction et suspectait les mobiles des actes les plus méritoires.

Tout ceci, a-t-on dit, était le fond naturel de sa propre psychologie. Je n'en crois rien. Qu'il ait tenu l'humanité en médiocre estime, qu'il se soit méfié de son désintéressement, qu'il ait contesté la qualité de sa vertu, cela est possible, certain même. Mais qu'il n'ait pas personnellement surpassé ses héros, je me refuse à l'admettre. Et si je vois dans cette attitude comme dans ce langage une manifestation du pessimisme invétéré de Maupassant, j'y vois aussi et surtout une défense de ses pensées secrètes contre la curiosité du vulgaire.

Peut-être a-t-il dépassé le but. A force de l'entendre nier la morale, l'art et la littérature, à force de le voir préoccupé de canotage, à force d'écouter de sa bouche le récit de bonnes fortunes qu'il n'a pas toujours cherchées dans une classe très élevée, beaucoup ont fini par voir en lui un de ces terribles Normands qui, au long de ses romans ou de ses nouvelles, ripaillent et forniquent avec une si magistrale aisance et une si tranquille amoralité.

XXX

Normand, il l'était sans doute et divers traits de son caractère, au dire des gens qui l'ont connu, montrent que l'atavisme n'est pas toujours un vain mot. D'instinct il était patient, méfiant, fermé et craignait d'être dupe. Il ne paraît pas avoir méprisé l'argent et telles de ses lettres publiées après sa mort, non sans indiscrétion, le montrent soucieux de ses intérêts, voire quelque peu processif. Alors que son maître travaillait pour l'Art et suivant l'expression populaire, pour la Gloire, dans un parfait mépris de tout profit matériel, Maupassant, sans rien abandonner d'ailleurs de son indépendance, considère que son métier doit lui rapporter. Il produit beaucoup et il encaisse. Il n'a pas de fortune et, au début surtout, comme ses Cauchois, il a peur de «manquer». Plus tard, rassuré sur l'avenir, devenu élégant et mondain, il aimera encore l'argent pour les agréments qu'il procure et il le dépensera avec facilité. Il le recherchera enfin pour des raisons plus hautes: il aime les siens et, pour faire à sa mère une vieillesse exempte de soucis, pour assurer l'avenir de son frère, puis de sa nièce, il saura, avec une pieuse délicatesse, consentir tous les sacrifices.

Identifier Maupassant avec ses personnages, l'erreur est grossière, mais elle a des précédents. Nous avons toujours eu ce besoin de trouver l'auteur dans le héros du roman et de rechercher XXXI l'acteur sous le masque. Sans doute, ainsi que l'a dit Taine, «les œuvres d'esprit n'ont pas l'esprit seul pour père et l'homme entier contribue à les produire». Mais dans l'homme entier il y a sa propre vie, il y a ses souvenirs, il y a ses observations. Au temps de sa jeunesse Maupassant a vécu avec les paysans normands, il a suivi leurs travaux, noté leurs gestes et parlé leur patois. Et c'est précisément pour cela que le père Amable et maît' Hauchecorne sont si vivants. C'est pour cela et c'est encore pour une autre raison que l'écrivain va nous dire lui-même: «Non, je n'ai pas une âme de décadent, s'écrie-t-il, je ne peux pas regarder en moi et l'effort que je fais pour pénétrer les âmes inconnues est pour moi incessant, involontaire, dominateur. Ce n'est pas un effort; je subis une sorte d'envahissement, de pénétration de ce qui m'entoure. Je m'en imprègne, je m'y soumets, je me noie dans les influences environnantes[3]».

C'est là, à vrai dire, le propre des grands romanciers. Cette pénétration, cet envahissement, qui les a subis plus que Balzac? «Il est hanté de ses personnages, dit Taine, il en est obsédé, il en a la vision, ils agissent et souffrent en lui, si présents, si puissants que désormais ils se développent d'eux-mêmes avec l'indépendance XXXII et la nécessité des êtres réels.» C'est l'«imperiosus vates» des anciens qui reparaît. Sous sa domination toute-puissante, Balzac a vraiment, quand il écrit la Cousine Bette, les séniles ardeurs du baron Hulot; il a les terribles appétits de Philippe Bridau quand il compose Un ménage de garçon, et Flaubert éprouve de réels symptômes d'empoisonnement en retraçant le suicide d'Emma Bovary. Tel à son tour Maupassant. Il est, la plume à la main, son propre personnage, il en a les passions, les haines, les vices et les vertus; il s'incarne tellement en lui que l'auteur disparaît et que vainement nous nous demandons ce qu'il pense lui-même de ce qu'il vient de nous raconter. Ce qu'il pense? Rien peut-être? ou s'il pense quelque chose, il ne nous le dit pas.

Cela s'accorde d'ailleurs merveilleusement avec la théorie de l'impassibilité en littérature, si en faveur lors des débuts de Maupassant. Mais en dépit de cette théorie il est, à le bien prendre, autre chose qu'

Un être sans pitié qui contemplât souffrir.

Sa commisération est profonde pour les faibles, pour les victimes du mensonge social, pour les sacrifiés obscurs. Si l'arriviste Lesable, si le beau Maze sont l'objet de son ironie voilée, il garde ou ressent une tendresse attristée, un peu dédaigneuse XXXIII toutefois, pour ce pauvre père Savon, le vieil expéditionnaire du Ministère de la marine qui est le souffre-douleur du bureau et dont les collègues se rient parce que sa femme l'a trompé, sans espoir d'«héritage».

XXXIV

Pourquoi Maupassant du premier coup conquiert-il l'universelle faveur? C'est qu'il a le génie direct, la claire vision d'un «primitif». Son bagage était tout juste celui d'un bachelier qui, sorti du collège, a satisfait quelques curiosités. Empoignant l'outil ingénieux et naïf, mais vaillant et solide qu'il s'est forgé lui-même, il s'engagea dans la forêt romantique; au lieu de subir l'ensorcellement de son mystère, sans une halte, il la traversa d'un pas allègre. Longtemps il marcha, et revenant en deçà des plaines lumineuses des siècles classiques, il suivit les bords intimes de la rivière où se sont vivifiés nos vieux conteurs. Il en reconnut le cours qui s'égare si souvent, en retrouva, par hasard, la source abondante et délaissée...

Il fut un jongleur. Neveu d'une race et non héritier d'une formule, il raconta à ses contemporains, déroutés par les déformations lyriques du romantisme, des histoires humaines, simples, logiques, comme celles qui jadis avaient enchanté nos pères.

Le lecteur français, qui veut être amusé, se retrouva tout de suite chez lui et de plain-pied. Il XXXV se délecta aux Contes de la Bécasse comme les manants du XIIe siècle s'étaient gaudis aux Perdrix, au Vilain Mire et aux Trois Bossus ménestrels. L'âme survivait en Maupassant de ces clercs errants qui, révélateurs de l'esprit naissant du Tiers, chantaient aux foires, aux fêtes et aux veillées leurs fabliaux irrespectueux. Du premier coup, le jeune Normand se plaça plus près d'eux que Brantôme et des Periers, Voltaire et Grécourt. Plus spontané encore que les premiers trouvères, il bannit de son œuvre les types abstraits et généraux, «enromancia» la vie elle-même et non les mythes, les légendes éternelles, errant par les routes du monde.

Étudiez de près ces jongleurs dans les récents travaux, lisez le beau livre de M. Joseph Bédier[4] et vous verrez comme renaissent dans la prose de Maupassant des ancêtres que sans doute il ne connut jamais.

C'est une conception réaliste, une observation directe des petites gens qui s'oppose dans leurs récits à l'esprit idéaliste des lais d'amour, des romans de la Table Ronde, que prisent les chevaliers et les dames. Les auteurs des fabliaux sont du peuple, ils se gaussent avec une ironie railleuse et clignent de l'œil sur le passage du noble XXXVI et du prêtre. Ils s'effacent derrière leur sujet et n'ont même pas l'idée que le conteur puisse révéler sa propre individualité. Chez eux, le rire est franc et hostile, le goût sans cesse affûté pour la caricature; ils peignent leurs personnages grotesques ou vils, tels qu'ils les voient:

Vous n'en épargnez point et chacun a son tour.

Ce n'est pas d'ailleurs que le jongleur éprouve colère ou sympathie; il n'a cure d'épiloguer ou de moraliser. Au surplus, il ignore la véritable satire, car le moyen âge satisfait ne conçoit pas la possibilité d'un monde différent. Bref, rapide, dédaigneux des intentions et des systèmes, il n'a d'autre but que de récréer ses auditeurs. Amusé et narquois, il ne poursuit que «risée et gabet».

D'ailleurs, chez le jongleur comme chez notre nouvelliste, les sujets demeurent à peu près identiques. Les mêmes passions, les mêmes vices immortels s'y rencontrent. Dans le plus célèbre des fabliaux, l'histoire de la courtisane Richeut, nous pressentons L'Armoire, Un divorce, de même que Bel-Ami est en puissance dans le drille Sansonnet, cynique et beau parleur, si prompt à exploiter marchandes et ribaudes. Partout la sensualité et la brutalité, partout la haine des femmes, créatures inférieures, menteuses et redoutables. Partout la rancune contre qui exerce l'oppression et détient XXXVII l'autorité, partout la défaite finale du plus faible et du plus pauvre.

Mais les contes de Maupassant diffèrent singulièrement par le caractère. Au XIXe siècle l'esprit gaulois a depuis longtemps sombré dans la bassesse et la crapule. Au fond de nos provinces, l'antique bonhomie défaille; on bavarde encore sur des riens, mais sans malice, ni belle humeur; c'est fini de niaiser comme on dit en Champagne. La nauséabonde pâture du journal, la basse intrigue politicienne ont flétri l'âme française. Âme délicate et fine dont les nuances dernières se meurent dans les récits alsaciens d'Erckmann-Chatrian, dans les contes provençaux d'Alphonse Daudet, dans les nouvelles quercynoises d'Émile Pouvillon. Maupassant n'est pas des leurs. La bonhomie, il l'ignore, car il ne l'a plus rencontrée dans la vie.

Le dépôt des jongleurs est échu à un cœur chagrin et sceptique. Pas plus qu'eux, Maupassant n'a d'arrière-pensées et ne se soucie d'instruction ou de morale; comme eux il est réfractaire à la satire, car sa misanthropie est aussi rebelle que leur optimisme à imaginer une humanité meilleure.

Et son ambition n'est plus de faire rire; il conte pour la joie de retracer avec indifférence une vérité qu'il trouve sinistre et médiocre. Incapables de généraliser, les «goliards» se contentaient XXXVIII de railler leurs personnages. De par son pessimisme, Maupassant méprise la race, la société, la civilisation et le monde.

Sans doute, le jongleur du XIXe siècle écrira Ce Cochon de Morin et La Bête à Maît' Belhomme, La Rouille et La Confidence, Le Pain maudit et Le Cas de Madame Luneau, nombre de fabliaux encore, sans autre but que de rire; mais par combien de lugubres histoires se croira-t-il obligé de racheter ces échappées joyeuses vers la sensualité robuste, vers le comique énorme et le rire goguenard? Cependant la reconnaissance des lettrés fut telle pour la matière retrouvée des vieux contes qu'ils acceptèrent cet «assombrissement». Et puis, il faut bien le dire, si parmi les lecteurs, certains étaient encore de cette vieille souche plaisante et gaillarde, qui adorait «les contes, les petits contes polissons et aussi les histoires vraies arrivées dans l'entourage», les autres, et la plupart, angoissés et crispés sous l'abjection de leur temps, allaient à des nouvelles en harmonie avec leur sensibilité souffrante. Grâce à ce que son esprit avait de hautement traditionnel, Maupassant les rallia tous dans une admiration commune.

C'est que l'ordonnance de ses récits, précise et nette de contours, porte en elle une force singulière, bien faite pour conquérir les cerveaux latins. Rien ne vient interrompre la promptitude de sa vision; pas d'intermédiaire entre le conteur et XXXIX la nature. L'observation a tracé la route; jamais l'imagination n'en détournera l'écrivain, jamais elle ne l'entraînera, fussent-ils fleuris, dans les sentiers nonchalants de la fantaisie. Confiant dans son instinct, il n'interroge pas de guides: il renonce à l'expérience de ses devanciers et se refuse à leur contrôle.

Flaubert, avant d'écrire une ligne, sait tout ou du moins s'est efforcé de tout apprendre. Si Maupassant se réclame de quelqu'un, c'est de Schopenhauer et d'Herbert Spencer dont il parle souvent, sans qu'on sache bien toutefois s'ils les a pénétrés très profondément. Dans tous ses livres, en dehors bien entendu des vers des grands mélancoliques, on ne relève qu'une seule référence avouée: un extrait de l'ouvrage de Sir John Lubbock sur les fourmis, intercalé dans Yvette.

Nul moins que lui ne fut livresque. C'est un dessinateur, et un des plus prodigieux de la littérature.

Ses héros, petites gens, artisans ou ruraux, bureaucrates ou boutiquiers, filles ou rôdeurs, il les installe dans des décors faiblement colorés, mais rigoureusement plantés. Et tout de suite le paysage simplifié donne le ton du récit.

L'action est-elle prompte, où s'agiteront des âmes élémentaires, il se contentera de fixer ses plans, d'établir solidement son terrain, d'indiquer un effet sommaire en larges touches.

XL

Pourtant, parfois, quand des âmes un peu plus complexes hésitent ou s'attardent, lui aussi s'arrêtera pour regarder un coin de nature, dans le détail méticuleux d'un buisson ou d'une touffe de fleurs, d'un fossé ou d'un remous. L'horizon s'amplifiera si, d'aventure, les personnages sont enclins à la rêverie; le paysage se teintera de mélancolie s'il faut mettre en valeur quelque silhouette pensive et alors le décor reparaîtra à chaque tournant, bouleversé au gré des passions qu'il encadre.

Dans ses descriptions, Maupassant résiste à l'attrait d'affirmer la subtilité de sa vision personnelle. Il se refuse la permission de montrer de ses paysages plus que ses héros n'en aperçoivent eux-mêmes. Aussi prend-il soin d'en bannir les notations et les termes raffinés, de n'y introduire aucun élément supérieur à l'indigente sensibilité de ses acteurs.

Jamais il ne fait intervenir directement dans les tribulations humaines la nature insensible: elle se moque de nos joies et de nos deuils. Les arbres ne sont ni des conseillers, ni des amis et ils ne sauraient jouer sur la scène où nous nous agitons le rôle du chœur antique. Une fois, une seule dans l'œuvre du maître, ils uniront leur plainte à la lamentation universelle: les grands hêtres tristes pleureront à l'automne sur l'âme, la petite âme de la petite Roque.

XLI

Cependant Maupassant l'adore, cette nature qui, seule, l'attendrit, et l'on sent dans ses évocations un lyrisme contenu. Mais en dépit de cette passion exclusive, il se possède: l'artiste a conscience du préjudice qu'il causerait à son récit s'il y tolérait les transports de l'amant.

Un inconnu paraît..... Nous le voyons longer une haie, frapper à une porte et tout de suite nous savons d'où il vient et ce qu'il demande. Une parole tombée de ses lèvres, la façon dont il traîne la jambe, un tic, la place d'un bouton de veste ont suffi à le camper dans notre esprit. Nous devinons ses instincts, son caractère, ses habitudes. Peu de mots, très simples, groupés naturellement, comme au hasard, ont réalisé ce prodige. Avec un flair natif, Maupassant tombe du premier coup sur le détail péremptoire, la particularité essentielle qui définit un être et le résume. Aussi détient-il dans la présentation de ses personnages une autorité qu'aucun écrivain, pas même le grand Balzac, n'égala jamais.

Ses héros, c'est sans effort réfléchi qu'il les pénètre et les explique. Il les regarde, tout simplement. Il saisit et il note tous ces gestes dont il devine l'origine, l'enchaînement et la portée, et qui, pour lui, sont plus explicites et révélateurs que des confidences et des aveux. D'un seul coup il a scruté les physionomies, soupçonné tristesses XLII et sourires, surpris les paroles des mains. Rien n'échappe à son œil impitoyable. Cet œil velouté, pourtant si malade, est un instrument de précision rigoureux et sensible qui le dispense des interprétations logiques et supplée à toutes les déductions, qui lui fait lire à son gré,

Tous ces vagues secrets qu'un cœur peut renfermer.

Maupassant a hérité du docteur Larivière de Madame Bovary ce regard «plus tranchant que les bistouris, qui vous descendait droit dans l'âme et désarticulait tout mensonge à travers les allégations et les pudeurs». On lit dans les Cahiers de Sainte-Beuve cette note saisissante: «Homère dit νοεω, je vois, je conçois. Voir et concevoir, c'est la même chose, ce n'est plus la sensation, c'est déjà la pensée, la perception.» Pour Maupassant aussi, voir et concevoir, c'est la même chose.

Et ce qu'il a vu, il l'indique en traits rapides. Son œuvre est un vaste recueil d'esquisses puissantes, de croquis synthétiques. Comme tous les grands artistes, c'est un simplificateur; il sait «sacrifier» comme les Égyptiens et les Grecs.

Aucune poésie voulue, aucune naïveté affectée dans son dessin, mais une sûreté et une agilité de lignes, un sens parfait du mouvement, l'aisance rythmique et l'afflux même de la vie. L'exécution de ses portraits est toujours scrupuleuse; mais jamais Maupassant ne la réchauffe de tendresse ou XLIII ne l'estompe de bonhomie; à peine, épandu sur ses figures, ce tiède reflet d'humanité qu'y jetaient les maîtres hollandais.

Par moment, cependant, la main appuie davantage et le caricaturiste surgit. C'est Callot ou Hogarth, Goya ou Monnier, Daumier surtout. Comme celui-ci il se plaît à étaler les formes déjetées, les anatomies honteuses des sédentaires et des vieillards. Le corps féminin qui «tant fut tendre» il nous l'exhibe, avec un ricanement discret, bafoué par l'âge, stigmatisé par les rides et les vergetures, dans l'horreur des atrophies ou des ballonnements. La terrible série des Bains Publics était certes moins sinistre que le charnier vivant où parfois Maupassant nous promène. Et, comme Daumier aussi, il excelle à animaliser les visages sous la poussée des appétits brutaux, de la vulgarité furieuse, des rêves stupides et de l'incurable Bêtise. Et c'est peut-être dans ces moments qu'il ressent au plus haut degré ce que notre vieil Institut appelait «la joie de peindre!»

D'ailleurs, il semble qu'avec coquetterie il bannisse de ses contes toute psychologie. Il n'en met pas davantage dans Une Vie et Bel-Ami, ces deux romans inséparables de son œuvre de nouvelliste. La psychologie, Maupassant la conteste et veut la méconnaître. Dans l'humanité qu'il étudie, les personnages, soumis au plus étroit déterminisme s'ignorent eux-mêmes et ne pétrarquisent XLIV pas. Leurs passions ont-elles des mobiles? Peu leur en chaut, et d'ailleurs ils seraient incapables de les analyser. Ils ont la moralité de leur condition et les sentiments que leurs moyens leur permettent. Ils se démènent en impulsifs, «en vrais français», ajoute Maupassant, «d'un mouvement qui agit plus vite qu'ils ne pensent». Dès lors, pourquoi leur prêter d'hypothétiques ressorts et d'incertaines spéculations? C'est dans une synthèse des gestes et des manifestations que le maître installe ses héros. Puis, il les lance au milieu des événements, la bataille s'engage et, plein de sérénité, il assiste avec nous à ses péripéties. Lui-même nous le fait savoir: «J'arrive à cette certitude que, pour bien écrire, en artiste, en coloriste, en sensitif et en imagier, il faut décrire et non pas analyser. Toutes les ressources séduisantes de la langue, les reliefs de sa précision, l'imprévu de ses évocations s'atténuent quand elle exprime les transitions des sentiments plutôt que les apparences de ces sentiments. Au fond, notre art consiste à montrer l'intimité des âmes de façon à la rendre visible, émouvante et surtout esthétique. Pour moi, la psychologie dans le roman ou la nouvelle se résume à ceci: mettre en scène l'homme secret par sa vie[5]

Tel est le système auquel il s'est astreint et dont XLV il a tiré tant d'effets aussi prompts qu'irrésistibles. Système suffisant quand il s'applique à cette horde sauvage où, selon le conteur, se résume l'humanité, quand il s'agit de montrer ces anthropopithèques et ces quaternaires qui sursautent et bondissent derrière des barreaux de fer, excités par l'éclair d'une pièce d'or ou l'aiguillon de l'instinct génésique. Mais cette méthode sera-t-elle encore de mise le jour où Maupassant romancier tentera de l'exercer sur des mentalités moins rudimentaires, plus conscientes, sinon moralement supérieures?

Grâce à ces moyens rapides, le maître «cinématographie», si j'ose dire, des histoires intarissables. Parmi elles chacun trouve son compte, l'artiste et le commis, le penseur et le sous-officier. Avec une agilité déconcertante, il passe d'Eschyle à Pigault-Lebrun et de Shakespeare à Chavette. Mais dans ces voltes brusques, son récit, qu'il soit héroïque ou bouffon, hautain ou canaille, ne déviera point. La marche de la comédie ou du drame importe seule au conteur qui ne s'attarde pas à rechercher des raisons obscures ou à dégager une moralité inutile.

L'exposition ne saurait languir, car les situations sont toujours prises à l'extrême. Et, en cours de route, aucune de ces haltes fraîches où se complaisent les âmes de demi-teintes; l'esprit délicat, le songe ingénu, l'intimité souriante sont résolument XLVI sacrifiés. Ce n'est pas que Maupassant méconnaisse le charme des sentiments nuancés: dans certaines rêveries, dans des souvenirs de voyage, il a su les exprimer avec un captivant lyrisme. Mais dans ses contes, il se refuse à flâner.

En dehors de son pessimisme, qui est très court, aucune théorie. Lorsqu'il a une intention philosophique, il la cache si jalousement qu'il faut avoir pénétré l'homme et médité l'œuvre dans son ensemble pour la sentir. D'émotion, aucune: l'écrivain implacable met son point d'honneur à n'y pas céder, et cette supériorité dédaigneuse ne va pas sans grandeur.

Maupassant est toujours impatient de «réaliser» ses observations. L'oubli pourrait venir, et surtout la fleur de la sensation, perdre son parfum. Dans Une Vie, il se hâte d'enclore ses souvenirs d'enfance. Et il confesse à des amis qu'il obéit non à un de ces retours mélancoliques fréquents à son âge, mais à une véritable nécessité de délimiter la plaine natale telle qu'elle charma ses jeunes années. Quant à Bel-Ami, il l'écrit au jour le jour tandis qu'il hante les bureaux de rédaction.

D'ordinaire les sujets qu'il traite, dans leur choix et leur décor, se déroulent parallèlement à sa propre vie. Ce qu'il a vu, ce qu'on lui a raconté, il se met aussitôt à l'écrire et après un préambule presque toujours banal, auquel il n'attache d'ailleurs aucune importance, il constate, XLVII met au point, et opère. Au lecteur d'apprécier et de conclure.

Ses récits s'édifient en des architectures solides, un peu froides mais de grande allure, dans des ordres clairs et selon des plans exacts. Nous sommes dans une belle hêtraie normande, aux nefs symétriques, aux piliers sveltes et puissants. Car il possède la science des agencements, l'art d'équilibrer les masses et de répartir les décorations.

Dans sa composition, s'il suit les règles traditionnelles les plus simples, il pratique inconsciemment tous les artifices compliqués des rhétoriques. Normand avisé, il tend avec adresse les pièges littéraires; il utilise avec une souple dextérité les habiletés de la mise en scène et du discours, et nul mieux que lui ne sait renouveler les moyens classiques pour en tirer les effets les plus sûrs. Il est rompu à l'escrime du récit: son jeu personnel possède les subtilités qui égarent et les audaces qui déconcertent. Tour à tour, il intervertit les temps, et reprend force dans les répétitions; il vous ébranle et vous bouscule par des raccourcis imprévus, en acier pur, jusqu'au moment où vous ayant touché d'une finale rapide et connue de lui seul, il vous abandonne énervé, avec l'obsédant souvenir d'une lutte si chaudement conduite. C'est un rude jouteur. Est-il besoin de rappeler par quels captieux stratagèmes il nous cache si longtemps, XLVIII en nous les laissant d'ailleurs pressentir,—ce qui flatte notre sagacité—la paternité du beau Maze dans l'Héritage, ou la culpabilité de Renardet dans la Petite Roque?

Quant à son style, il est limpide, exact, franc d'allures et fortement trempé, d'une anatomie bien portante et possédant la souplesse des organismes vivants.

Très appliqué et très soigneux à l'origine, Maupassant bientôt, dans sa fièvre de production, se surveille moins. De bonne heure, il prend l'habitude de rédiger en sa tête: «La copie m'amuse, avoue-t-il, quand je la pense et non quand je l'écris[6].» L'histoire qu'il vous avait contée, on était frappé de la retrouver, dans l'œuvre réalisée, avec les mêmes phrases et les mêmes expressions, défilant dans le même ordre, strictement. Une fois ses nouvelles ou ses romans pensés, sans plus de fatigue, il les transcrivait d'une main d'expéditionnaire, quasi machinale. Dans ses manuscrits, de longues pages se suivent sans une rature.

Sa langue est naturelle, facile et au premier examen semble spontanée. Mais cette aisance, au prix de quels efforts fut-elle acquise! Et au cours de son œuvre, c'est une joie de constater la relation étroite entre la pensée et la forme qui se pénètrent et se soutiennent réciproquement.

XLIX

Précipitée ou reposée, sa phrase coule avec un «gros bruit doux», une chanson d'écluse, et cette rumeur continue; c'est par sa plénitude et sa monotonie même qu'elle nous absorbe et nous captive.

En réalité, chez l'écrivain, la vue et l'odorat se sont perfectionnés au détriment de l'oreille qui est peu musicale. Les répétitions, les assonances, ne choquent pas toujours Maupassant, parfois insensible aux quantités comme aux harmonies. Il n'«orchestre» pas; il n'a pas hérité du «gueuloir» de Flaubert; il prise médiocrement la période et le couplet, soupçonnés de nuire à l'équilibre général ou d'encombrer comme un obstacle la route rêvée toute droite. Aussi interrogez ses plus fervents admirateurs: aucun ne pourra vous réciter fidèlement une seule phrase de lui.

Dans son vocabulaire point de recherche: le besoin du mot rare ne lui vient même pas. Du néologisme, il n'a souci, pas plus que de l'écriture artiste, et il faudrait l'applaudir d'avoir méprisé la terminologie pharmaceutique, en honneur voici quinze ans, si lui-même avait montré plus de curiosité dans le choix de ses épithètes. Le conteur n'endurait point ces «affres» qui ont tué son maître, et librement continuait sa course.

D'aucuns y virent quelque sans-gêne. Ceux que ravissent les grandes orgues de Flaubert, ceux qu'enchantent les fresques de Théophile Gautier L ne se tinrent pas pour satisfaits et Maupassant fut, non sans rigueur, accusé de ne pas «écrire» au sens parnassien du mot. Le reproche est injuste, car il n'y a pas qu'un style.

Mais d'autre part, il est difficile d'admettre avec un éminent académicien que Maupassant soit un grand écrivain, un classique pour tout dire, uniquement parce qu'il «n'a pas eu de style», condition de la perfection «dans les genres littéraires où il est bon que la personnalité de l'auteur n'apparaisse pas, dans le roman, dans la nouvelle, dans le théâtre».

A ce compte, Bérénice, Candide et Madame Bovary cesseraient d'être des chefs-d'œuvre, car voici une tragédie, un conte, un roman qui, sauf erreur, s'embellissent du génie personnel de leurs auteurs. Un classique, Maupassant l'est sans doute, comme le dit d'ailleurs le critique auquel je fais allusion, «par la simple propriété des termes et le dédain de l'ornement frivole». Et son style, car il en possède un, il le tire de la façon qui lui est propre d'ordonner ses récits, de distribuer ses développements, de réduire ce qu'il raconte à la mesure de son esprit limpide et clair. Et il demeure un grand écrivain parce que, comme Molière, comme La Bruyère et La Fontaine, il est toujours proche de la nature, dédaigneux de toute rhétorique apprise et de toute verbalisation littéraire.

LI

Souvent, quand il fléchit et que l'incorrection semble proche, une phrase vivante, une phrase sortie des êtres et des choses, jaillit avec un tel accent que les lois de l'encrier en sont rétablies. L'ensemble de ses pages dénuées d'«écriture» demeure un chef-d'œuvre.

LII

Mais déjà il ne s'agit plus du verbe. Sous les mots vulgaires ou précieux, décolorés ou rutilants, il y a une conception de l'humanité et du monde: Maupassant est peut-être le pessimiste le plus déterminé de la littérature française. Cette vision froide qui, au lendemain de nos désastres, est celle de tous les adolescents témoins de l'invasion, il la possède et elle dominera son œuvre. D'ailleurs, il est disciple de l'Éducation sentimentale et il croit comme à un dogme à l'«éternelle Misère de tout».

Le jeune écrivain ne se berce pas comme Chateaubriand à la musique de sa propre douleur; la mélopée altière de Vigny ne l'emporte pas dans son vol superbe, et la résignation hiératique de Leconte de Lisle ne le retient pas en sa tour orgueilleuse. Par contre il subit l'ascendant souverain de Schopenhauer. Ce n'est pas le métaphysicien qui le persuade chez le philosophe de Francfort, c'est le moraliste, le peintre de la vie et des hommes. Qu'importent à Maupassant la volonté objectivée ou le monde phénoménal, ce sont les irrésistibles ironies et les immortels sarcasmes du «grand saccageur de rêves» qui le transportent. LIII Schopenhauer semble lui avoir dicté la formule: «Voir c'est comprendre et comprendre c'est mépriser.» On le devine: le pessimisme du conteur est médiocrement philosophique. Mais il demeure intéressant par l'âpre façon dont Maupassant en renouvelle l'expression.

Le ciel a fait l'aveu de son mensonge ancien

a dit Sully-Prudhomme. Et le nouvelliste est athée comme Stendhal et Mérimée. Seulement, loin de partager leur sérénité, à tous moments il vitupère ce créateur qu'il nie, ce «Dieu des bonnes gens inventé par la peur de la Mort».

La Nature, la grande mère aveugle, est dédaigneuse, féroce et perfide. Engendrer pour détruire, telle est sa loi.

De nos jours, comme aux âges antiques, l'inexorable fatalité opprime le troupeau des vivants. L'homme n'a pas changé depuis le temps où il habitait les demeures des Nymphes et poursuivait à coups de pierre les bêtes sauvages. La civilisation, la vie apprise et inventée, est bien intervenue, mais elle a accumulé vainement les conventions et les lois: masque illusoire de la barbarie, elle craque à tout instant sous la poussée brutale de l'instinct. Vainement elle a tenté d'enchaîner le fauve qui, au fond de sa geôle, gronde et s'insurge: dans l'homme d'aujourd'hui, paysan ou citadin, noble ou bourgeois, Maupassant retrouve LIV l'homme éternel qui dans la ferme, le bureau ou le salon se souvient toujours de la caverne et des bois. Du désaccord entre ses appétits demeurés carnassiers et la morale artificielle qu'ont essayé de lui imposer les gouvernants, les policiers et les juges, sont nées de permanentes hypocrisies qui le rendent plus odieux et redoutable encore.

La sauvagerie a beau se dissimuler sous des apparences sociales et même mondaines, partout on la rencontre dans l'œuvre du conteur. Armés les uns contre les autres et privés de toute liberté morale, les individus brûlent, pillent et violent; ils assassinent pour les mobiles les plus vains, ils tuent, comme la nature, par besoin physique ou par plaisir. Parfois, il est vrai, la prudence déconseille le crime; mais alors, quelles subtiles préméditations pour ravir la proie sans se heurter aux codes! Toute l'intelligence acquise par les hommes se résume dans leur adresse à tourner ces lois qu'eux-mêmes édictèrent.

Pourtant ces hommes rêvent à l'amour. Erreur, répond Maupassant, car ce que vous appelez l'amour n'est que le piège à nous tendu par la nature pour perpétuer l'espèce. Et dans ce piège, la femme se chargera de nous faire tomber sans cesse, la femme «prostituée éternelle, inconsciente et sereine, qui livre son corps sans dégoût parce qu'il est marchandise d'amour». Ses yeux impurs, LV allumés par le désir de plaire, nous fascinent, «elle nous prend d'une façon cruelle, tenace, douloureuse».

Et l'humanité demeurera identique, toujours. Rien ne l'améliorera, ni les religions, ni les «principes soi-disant immortels», ni les utopies généreuses. Le Progrès est un leurre puéril et la Science elle-même ment. N'a-t-elle pas proclamé, impérieusement, l'omnipotence de l'hérédité? Or, abandonnez au lendemain de leur naissance les rejetons des vieilles familles vertueuses et polies, lancez dans la mêlée anonyme le fruit du penseur ou du juste: la primitive sauvagerie fera litière des noblesses intermédiaires et des délicatesses transmises. De cette graine triée et supérieure, elle fera germer un fantoche, une brute, un alcoolique, une prostituée, un parricide. Émouvante constatation que traverse le frisson grec. A de longs intervalles, dans six nouvelles, le conteur y revient, pour l'opposer aux thèses des psychologues contemporains et des maîtres du roman expérimental.

Le malheur est venu au monde avec la vie. Maupassant fait défiler devant nous la lugubre procession des humains, ceux que torturent en leur chair la misère et la maladie, ceux que domestiquent leurs passions ou leurs appétits. Et le visage de chacun d'eux traduit les souffrances héroïques et ridicules d'une existence qu'il est LVI incapable de modifier et à laquelle, d'ailleurs, il ne comprend rien. Tous pourtant, hommes et femmes, jeunes et vieux, ont rivé au cœur l'espérance insensée. Dans son cabinet de travail, Maupassant avait toujours devant lui ce chef-d'œuvre de Rodin, cette Chimère au nez court, au front méchant, aux yeux rapprochés, fendant les nues de ses seins roides et traînant derrière elle un malheureux qui se tord au-dessus de sa croupe nerveuse. Chaque fois que j'ai rouvert les livres du maître, le visage de l'ogresse m'est apparu et j'ai vu s'étirer ses flancs de succube. C'est elle qui vous emportait dans sa course furieuse vers l'idéal menteur, au pays fabuleux de l'impossible rêve, vous, vos frères et vos sœurs, pauvres âmes absurdes et pitoyables, Tante Lison et Miss Harriet, Clochette et Julie Romain, vous Mademoiselle Perle et toi petite Chali!

Dans cette vie où nous tourbillonnons sur nous-mêmes «comme des mouches dans une carafe», seul le pire arrive; rien ne mérite qu'on s'attache ou qu'on s'excite. Nous ne devons attendre aucune joie de nos semblables, mauvais ou infirmes, et nous sommes impuissants à les épurer, comme à les secourir. Tout labeur est pénible et décevant, toute exaltation de la pensée, vaniteuse et mesquine. Le stupide orgueil des hommes fait naître en eux des ambitions lamentables et organise leurs sociétés selon de grotesques hiérarchies...

LVII

Ce nihilisme farouche n'est pas chez Maupassant une attitude. Toutes ses paroles, tous ses actes, il les plie strictement à ses idées. Dans son appétit de néant, il raille son propre effort et conteste son œuvre. Quant aux applaudissements et à la gloire, il n'en a cure et l'on connaît assez son superbe dédain pour les croix et les Académies.

Écoutons ses confessions:

«Tout m'est à peu près égal dans la vie, hommes, femmes, événements. Voilà ma vraie profession de foi et j'ajoute, ce que vous ne croirez pas, que je ne tiens pas plus à moi qu'aux autres. Tout se divise en ennui, farce et misère. Je prends tout avec indifférence. Je passe les deux tiers de mon temps à m'ennuyer profondément. J'occupe le troisième tiers à écrire des lignes que je vends le plus cher possible, en me désolant de faire ce métier abominable[7]

Et dans une lettre postérieure:

«Je n'ai pas un goût que je ne puisse à mon gré arracher de moi, pas un désir dont je ne me moque, pas une espérance qui ne me fasse sourire ou rire. Je me demande pourquoi je remue, pourquoi je vais ici ou là, pourquoi je me donne la peine odieuse de gagner de l'argent, puisque ça ne m'amuse pas d'en dépenser[8]

LVIII

Plus tard encore, il ajoute:

«Moi, je suis incapable d'aimer vraiment mon art. Je le juge trop, je l'analyse trop. Je sens trop combien est relative la valeur des idées, des mots et de l'intelligence la plus puissante. Je ne puis m'empêcher de mépriser la pensée, tant elle est faible, et la forme, tant elle est incomplète. J'ai vraiment, d'une façon aiguë, inguérissable, la notion de l'impuissance humaine et de l'effort qui n'aboutit qu'à de pauvres à-peu-près[9]

Notre seule joie spirituelle consiste à nous renforcer chaque jour dans notre négation, à nous divertir de nos blasphèmes et à ricaner de l'omniprésence de la niaiserie et du néant comique de notre destinée.

Il existe cependant un asile, un réconfort sublime, pour le philosophe et l'artiste qui dominent la multitude. Il réside dans l'admiration de cette Nature, qu'il faut chérir sans rien espérer de sa cruelle indifférence.

La Nature, Maupassant éprouve pour elle une ardeur frémissante. Il l'appelle de ses désirs et toujours elle lui apparaît comme une femme qui s'éveille ou s'endort; toujours il la poursuit, avide de la surprendre dans la clairière, au bord de l'étang, et d'entrevoir, à travers les vapeurs et les branches, son sein et jusqu'à ses charmes les plus LIX secrets. Il est Actéon et aussi le chèvre-pied du Corrège en arrêt devant les hanches de Vénus endormie. Et il est jaloux comme un amant: il souhaite être le seul qui fasse tomber ses voiles et dénoue sa ceinture. Ses senteurs le surexcitent, ses câlineries l'enjôlent et son étreinte l'anéantit. Les couleurs éclatantes le grisent et les grands arbres, formidables et paisibles, le transportent. Le jeune faune est lâché dans l'herbe et s'y ébat satisfait; il se glisse dans les eaux, ravi de se sentir pressé de partout, et le bain lui procure «la plus savoureuse des joies physiques honnêtes»[10]. Son être tressaille quand sa maîtresse lui rafraîchit le front de la brise légère du large. Elle seule sait le bercer et l'engourdir avec le flot.

Jamais rassasié, il la lui faut sous toutes ses parures. Aussi, voyage-t-il sans cesse, espérant trouver un coin du monde où il la possédera plus étroitement. C'est d'abord la province natale, la prairie et la mer normandes, puis les rives de la Seine, qu'il longe penché sur l'aviron. C'est ensuite la Bretagne avec ses grèves, où déferlent les hautes lames sous le ciel bas et mélancolique, puis l'Auvergne et ses burons épars dans l'herbe acide, sous les basaltes noirs. Il descend enfin vers les pays incendiés de soleil, visite la Corse, l'Italie, la Sicile, insoucieux des enthousiasmes artistiques, LX pour ne goûter que l'extase des grandes lignes pures. L'Afrique, la patrie de Salammbô, le désert, l'appellent enfin et il y respire ces odeurs lointaines que charrient les brises indolentes; la lumière inonde son corps de clartés, «lave les coins «sombres» de son âme. Et il gardera un souvenir troublé de ces soirées des pays chauds où l'air semble remplacé par des parfums de plantes et d'arbres.

Jamais pourtant, et quels que soient les spectacles offerts, le maître ne mêle de lyrisme littéraire à sa passion physique pour la nature; la pensée n'y vient point troubler l'ivresse sensuelle. Il éprouve simplement un «désir frénétique de l'absorber en lui ou de disparaître en elle». L'éternelle charmeuse, il l'a dans le sang, et par elle il goûte sans réserves la sensation voluptueuse de l'oubli.

Aussi lui obéit-il aveuglément et conseille-t-il aux sages, comme seuls désirables, les actes recommandés par elle. Mais qu'ils n'essaient pas de les compliquer ou de les moraliser et qu'ils s'en tiennent au sensualisme d'Epicure. C'est ainsi qu'il ne faut pas demander à la femme autre chose que le plaisir où nous incite l'instinct sexuel. Refusons notre cœur et notre intelligence à l'exécrable Féminin, que nous ne connaîtrons jamais et qu'une «infranchissable barrière» sépare de nous. Mais il faut nous pâmer sous tous les baisers LXI et les assortir, pour en comparer les parfums et les adresses. Dédaignons Hélène et poursuivons les Bacchantes.

Nec Veneris fructu caret, is qui vitat amorem,

a dit Lucrèce.

Ainsi, en dehors des satisfactions physiques et des licences éternelles, courir, chasser,

..... manger et boire,
Tout n'est qu'ombre et fumée.....
Et le néant de vivre emplit la tombe noire.

La philosophie de Maupassant est aussi peu complexe que sa vision de l'humanité. Son pessimisme dépasse en simplicité et en profondeur celui de tous les autres écrivains naturalistes. Seul, parmi ses contemporains, le nouvelliste a jugé l'humanité et l'a condamnée sans appel: les personnages d'Huysmans, Monsieur Folantin et des Esseintes, l'un dans sa poursuite de cuisines intègres, l'autre dans sa recherche de pâtures spirituelles, croient, somme toute, à un mieux possible.

Pourtant on relève en lui des contradictions et non des moindres: la plus déconcertante est à coup sûr son invincible terreur de la mort. La Mort, il la voit partout et toujours elle le hante. Il l'aperçoit à l'horizon des paysages et il la croise LXII sur les routes désertes; quand elle ne plane pas au-dessus de sa tête, elle tourne autour de lui comme autour du pâle éphèbe de Gustave Moreau. Il tressaille au contact de sa main décharnée et il frissonne longuement. Pourquoi cette horreur de l'hôtesse consolatrice chez ce farouche mépriseur de l'univers? Pourquoi craint-il le dénouement désirable, lui qui proclame l'anéantissement définitif de l'être, l'inanité des Élysées et des Érèbes? Peut-il sérieusement redouter, ce matérialiste déterminé, la stupeur du sommeil éternel ou l'éparpillement de l'unité passagère?

Si le pupille de Schopenhauer témoigne peu d'allégresse pour l'euthanasie, c'est qu'en dépit des certitudes du raisonnement persistent l'inexpliqué et la peur du mystère. Et il fuit devant le trépas, comme les hommes des premiers âges, dans la déroute obscure d'un indestructible instinct. Il a tracé de ses cauchemars et de ses paniques des tableaux tels qu'on n'en avait jamais montré d'aussi affolants; au prix d'eux, les pages pourtant suraiguës de la Joie de vivre apparurent comme sereines. Ces images conquirent néanmoins à Maupassant des sympathies nouvelles. Le lecteur terrorisé admire en secret l'écrivain assez courageux pour confesser les faiblesses communes et inavouées. Et qui de nous, dans le nocturne silence, ne fût-ce qu'une minute dont il se souviendra toujours, n'a pas senti fondre sur son cœur la LXIII noire énigme, perler son front et en ondes douloureuses le frisson courir ses membres?

Avec une amère volupté Maupassant écoute la fuite des minutes qui nous blessent et entrevoit les déchéances prochaines, irrémédiables. Sans qu'il s'en doute, les regrets l'envahissent et il reprend avec une superbe maîtrise, mais en l'assombrissant encore, le vieux thème ronsardien. Lui qui a l'effroi de l'avenir «parce que l'avenir c'est la mort», le passé l'attire et il s'exalte pour les belles d'autrefois et pour les tendresses défuntes. Il est hanté par les yeux qui un jour croisèrent les siens et par les baisers qu'il n'a pas goûtés. Toujours il préfère le souvenir à la présence, et il a d'infinies délicatesses de touche pour indiquer la tristesse des cœurs qui se manquent, se rencontrent trop tard, et vieillis et sans forces, s'épuisent à vouloir refaire une vie avec les lambeaux des années révolues. Ce que Flaubert appelait l'amertume des sympathies interrompues, il en a un sens pénétrant et supérieur qui, malgré lui, s'élève jusqu'à l'attendrissement.

Autre contradiction. Celui que le contact de la foule «supplicie dans ses nerfs», et qui professe pour les hommes tant de mésestime, celui-là considère la solitude comme un des plus amers tourments de l'existence. Et il se lamente de ne pouvoir se livrer tout entier, de «garder au fond de lui ce lieu secret du Moi, où personne ne pénètre».

LXIV

Hélas! a dit son maître: «Nous sommes tous dans un désert.» Personne ne comprend personne et «quoi que nous tentions, quels que soient l'élan de nos cœurs et l'appel de nos lèvres, nous serons toujours seuls!»

Dans cette géhenne de la mort, dans ces nostalgies du passé, dans ces transes de l'éternel isolement, faut-il voir quelque abandon de son système? Non certes, puisque ces contradictions renforcent encore le mal de vivre et deviennent une source nouvelle de souffrances.

En tous cas, le pessimisme de Maupassant redevient logique en aboutissant comme celui de Schopenhauer, à la pitié. Ici je sais que je heurte certains des admirateurs de l'écrivain. La pitié, on n'a pas voulu la trouver dans son œuvre: il est entendu qu'il est impitoyable. Mais, examinez de plus près ses récits et vous la verrez s'y révélant à chaque page, pourvu que vous pénétriez dans les entrailles mêmes du sujet. C'est là qu'elle vit naturellement, presque contre le gré du conteur qui ne la provoque ni ne l'enseigne.

Et puis, si elle est demeurée cachée pour tant de lecteurs, c'est qu'elle n'a rien à faire, cette pitié, avec la pitié humanitaire, débitée par les rhéteurs. Elle demeure philosophique et hautaine, dégagée de tout caractère «anthropocentrique». C'est la souffrance universelle qu'elle embrasse. Et même, pour dire vrai, c'est l'homme, c'est le bipède hypocrite LXV et sournois qui y participe le moins; Maupassant est secourable à tous ceux de ses semblables que tenaillent les fatalités physiques, les cruautés sociales et les criminels hasards de la vie, mais il les plaint sans les estimer et sa bonté observe des distances. Par contre, le pessimiste a pour les animaux, que dédaignèrent les Évangiles, toutes les tendresses boudhistes. Quand il plaint les bêtes qui valent mieux que nous, leurs bourreaux, quand il plaint les créatures élémentaires, les plantes et les arbres, ces êtres exquis, il s'abandonne et il épand son cœur. Plus la victime est humble et plus généreusement il épouse sa douleur. Sa compassion est infinie pour tout ce qui vit misérablement, se débat sans comprendre, «souffre et meurt sans parler». Et s'il a pleuré Miss Harriet avec ce lyrisme inusité, c'est que, comme lui, la pauvre déshéritée chérissait d'un même amour «toutes les choses, tous les êtres vivants».

Tel m'est apparu, tour à tour conteur, écrivain, philosophe, le Maupassant nouvelliste. J'ajouterai un trait: il est dénué de tout esprit critique. Quand il essaie d'échafauder une théorie, on demeure stupéfait de trouver chez ce grand lucide une pareille imprécision de pensée et une argumentation si débile. Sur Flaubert, sur le vieux patron mort qui lui avait «pris le cœur d'une façon inexprimable», il a écrit l'étude la moins LXVI éloquente, la plus diffuse. Et plus tard, même faiblesse à exposer comme à prouver, dans son essai sur l'Évolution du roman, dans l'introduction de Pierre et Jean, dans ses Salons enfin qu'il ne faut pas relire. Veut-il édicter un principe, il en cherche le fondement dans son œuvre propre, spécule, systématise et conclut d'après elle. Ainsi il élabore sans méthode, au hasard, des doctrines qu'il s'évertue ensuite à réduire en axiomes...

En revanche, il possède entre tous un pouvoir de créer, obscur et intime, qui s'exerce sans qu'il en ait expressément conscience. Vivant, spontané et pourtant impassible, il est le glorieux agent d'une fonction mystérieuse. Par elle il domine la littérature et il la dominera jusqu'au jour où il désirera être littéraire.

Il est grand comme un arbre. L'auteur des Contemporains a écrit que Maupassant produisait ses nouvelles comme un pommier des pommes. Jamais jugement ne fut moins contestable. Maupassant lui-même, dans des lettres qu'ignora le critique, y souscrit.

A maintes reprises, il s'applaudit de la fertilité que développent en lui «les terres puissantes où une furie vous monte au cerveau par l'odorat et par les yeux[11]». Il subit même l'influence des saisons et il écrit de Provence: «Je suis en sève, LXVII c'est vrai. Le printemps que je trouve ici à son premier éveil remue toute ma nature de plante et me fait produire ces fruits littéraires qui éclosent en moi, je ne sais comment[12]

Le «météore» rayonne à l'apogée de sa course. Tous l'admirent et le glorifient. C'est l'époque où Alexandre Dumas fils par trois fois lui écrit: «Vous êtes le seul auteur dont j'attende une œuvre avec impatience.»

Il a du génie.

LXVIII

Un jour vint pourtant où cette impassibilité maîtresse perdit sa raideur, où le marbre s'amollit au contact de la vie et de la souffrance. Et l'œuvre de romancier, inaugurée par le nouvelliste, va s'attiédir d'une tendresse qui point pour la première fois dans Mont Oriol. Aux dernières pages de ce livre, Maupassant se désintéresse brusquement de son sujet qui est la création, le «lancement» d'une ville d'eaux, pour se consacrer tout entier au malheur d'un personnage épisodique, au malheur de Mme Andermat abandonnée par Paul Brétigny. La comédie pittoresque où évoluaient baigneurs et charlatans, paysans et spéculateurs, s'achève en drame d'amour. Le maître prête à sa jeune mondaine délaissée une attention insolite et il éprouve pour son infortune, cruelle sans doute mais banale, une pitié singulière et profonde. L'amant de Marocca, de La Patronne, se penche sur cette âme fragile, y découvre des noblesses qu'il ignorait, des résignations qui le touchent. Gauche encore, mais avec des délicatesses charmantes, il s'évertue à panser la blessure, à endormir le chagrin de son héroïne.

—Bah!—lui dit un camarade au lendemain LXIX de la publication du volume, en empruntant le ton sceptique de l'auteur lui-même—bah! Mme Andermat fera comme les autres: elle reprendra Paul Brétigny marié.

Or voici que Maupassant s'indigne et sérieusement se fâche:

—Non, elle n'est pas comme les autres celle-là, je vous en réponds!... Allons, je vois que vous ne l'avez pas regardée!

Mais cet élan sentimental qui a étonné ses admirateurs s'est vite amorti, car l'année suivante paraît ce sobre Pierre et Jean, cet admirable chef-d'œuvre de vérité typique, construit avec de la «pâte d'humanité», sans nul mélange d'assaisonnements littéraires ou de combinaisons romanesques. Le lecteur a retrouvé dans sa splendide intégrité le maître d'autrefois.

Il est touché cependant. Dans les livres qui vont suivre, comme un édifice longuement miné, l'impassibilité s'écroule. Avec une émotion toujours grandissante, il racontera, en les transposant à peine, toutes ses détresses physiques, toutes les affres de son esprit et de son cœur.

Quel est le secret de cette évolution? La lecture de ses œuvres nous le dévoile suffisamment.

Le jongleur a été accueilli dans les châteaux; il a été admis «aux chambres des dames». Il a renoncé à composer ces fabliaux rapides qui firent sa gloire, pour s'ingénier aux beaux romans d'amour LXX et de mort. Tristan a succédé à la Vieille Truande. Le conteur a laissé les manants et les vilains, les compagnons des Repues franches pour les seigneurs et les riches; celui qui naguère fréquentait chez Mme Tellier exalte à présent Michèle de Burne: Yseult a remplacé Macette. Dans l'«Ostel de courtoisie», Maupassant cultive les abstractions coutumières de la moderne Table Ronde: Distinction et Mesure, Ferveur et Délicatesse. Le voici qui rédige les requêtes d'amour et devient le servant de la passion chevaleresque. L'apologiste des satisfactions immédiates s'est voué «au culte de la Dame».

Maupassant désormais vit dans les salons et les raconte, exclusivement. Depuis longtemps, il avait résolu d'élargir son cycle; un écrivain, affirmait-il, doit «tenir tous les articles et décrire les marches des trônes comme celles, moins glissantes, des cuisines[13]».

Soutenu par les conseils, encouragé par les succès d'un camarade de lettres, il voulut à son tour scruter d'un œil, qu'il croyait encore implacable, la société mondaine de son époque. L'observateur qui était en lui se flattait d'y récolter une moisson copieuse, l'homme espérait peut-être y échapper dans l'agitation bourdonnante à ses pressentiments, à ses cauchemars.

Partout, il fut recherché, choyé, fêté. Mais le LXXI monde ne put se flatter d'avoir circonvenu l'écrivain. Jamais Maupassant ne s'abusa sur le clinquant de son prestige et la puérilité de son ensorcellement. Il méprisa aussi foncièrement les fantoches qui s'agitaient autour de lui que jadis ses plumitifs et ses petits bourgeois: «Ah! j'en vois, s'écrie-t-il, des têtes, des types, des cœurs et des âmes! Quelle clinique pour un faiseur de livres! Le dégoût que m'inspire cette humanité me fait regretter plus encore de n'avoir pu devenir ce que j'aurais voulu être avant tout: un satirique destructeur, un ironique féroce et comique, un Aristophane ou un Rabelais[14].» Et il ajoute peu après: «Le monde fait des ratés de tous les savants, de tous les artistes, de toutes les intelligences qu'il accapare. Il fait avorter tout sentiment sincère par sa façon d'éparpiller le goût, la curiosité, le désir, le peu de flamme qui brûle en nous[15]

Mais les salons, s'ils n'entamèrent point la personnalité du romancier, pas plus qu'ils n'oblitérèrent sa clairvoyance, laissèrent-ils intacte son imperturbable sérénité? Je ne le crois pas. Maupassant, en vertu de sa plasticité, a subi l'«envahissement» des mondains comme naguère celui des ruraux. Certes, il n'a pas été asservi, mais il a été enrôlé.

LXXII

En dépit de leur banalité, les louanges persistantes finirent par émouvoir sa rude fierté. Ce ne fut pas l'applaudissement de l'unanimité qu'il rechercha, mais le suffrage discret d'une élite.

Maupassant dut se plier aux conditions de sa vie nouvelle. Comme il était bien élevé, il lui fallut respecter, au moins en apparence, les lois de l'artificiel et du convenu, s'incliner devant les idoles de la caverne où il avait pénétré. Il connut la terminologie des clubs, le charme des conversations douces et grises, l'attrait énervant des flirts. Il argumenta sur l'amour, avec la casuistique enchevêtrée que le sujet comporte. C'était trop peu d'avoir acquis des mélancolies de bon ton et des sentiments bien portés, il lui fallut subir encore la tyrannie des élégances matérielles.

Le monde—pour lequel il n'était pas fait—le retint dans ses lacs puérils, aux mailles fines et solides, où se prennent parfois les plus rétifs. Et puis, car tout arrive, n'a-t-il pas rencontré dans ce caravansérail frivole des cœurs sincères et des mains fraternelles?

En résumé, si Maupassant ne fut jamais l'esclave des dogmes mondains, l'être d'instinct qui persistait en lui contracta dans les salons des goûts de raffiné, des disciplines d'extrême civilisé.

Le romancier habite depuis quelque temps cette cité enchantée et factice quand soudain la maladie LXXIII qui veillait s'exacerbe. Les névralgies le torturent, des douleurs fulgurantes encore inconnues, mystérieuses, le secouent et c'est dans une demi-cécité qu'il évolue, à tâtons. Les maux endurés sont si féroces qu'il éprouve le besoin de les crier. Mais, le phénomène clinique a été souvent décrit, du même coup son cœur misérable se convulse et s'attendrit. Il est en proie à une émotivité singulière, ses facultés anciennes s'exaltent et s'affinent et dans la surexcitation de la souffrance son esprit s'élargit, s'ouvre à des compréhensions nouvelles.

Cette personnalité ennoblie, Maupassant la doit à ces douleurs chères aux grandes âmes dont a parlé Daudet. Lisez cet aveu inattendu:

«Si jamais je pouvais parler, je laisserais sortir tout ce que je sens au fond de moi de pensées inexplorées, refoulées, désolées. Je les sens qui me gonflent et m'empoisonnent comme la bile chez les bilieux. Mais si je pouvais un jour les expectorer, alors elles s'évaporeraient peut-être et je ne trouverais plus en moi qu'un cœur léger, joyeux qui sait? Penser devient un tourment abominable quand la cervelle n'est qu'une plaie. J'ai tant de meurtrissures dans la tête que mes idées ne peuvent remuer sans me donner envie de crier. Pourquoi? Pourquoi? Dumas dirait que j'ai un mauvais estomac. Je crois plutôt que j'ai un pauvre cœur orgueilleux et honteux, un cœur humain, ce vieux cœur humain dont on LXXIV rit, mais qui s'émeut et fait mal et dans la tête aussi, j'ai l'âme des latins qui est très usée. Et puis il y a des jours où je ne pense pas comme ça, mais où je souffre tout de même, car je suis de la famille des écorchés. Mais cela, je ne le dis pas, je ne le montre pas, je le dissimule même très bien, je crois. On me pense sans aucun doute un des hommes les plus indifférents du monde. Je suis sceptique, ce qui n'est pas la même chose, sceptique parce que j'ai les yeux clairs. Et mes yeux disent à mon cœur: Cache-toi, vieux, tu es grotesque, et il se cache[16]

Page admirable où s'affirme, en dépit des réticences, le combat entre deux âmes opposées, celle d'hier, celle d'aujourd'hui. Mais c'est en vain que Maupassant crispé essaie de cacher cette sensibilité imprévue: désormais elle se manifestera à tous les clairvoyants.

Le temps est passé pour le maître des beaux élans de la jeunesse à la conquête de la vérité, de cette vérité que tout le monde ignore «ou feint d'ignorer sur la terre». Il sent flotter autour de lui les tristesses qu'il porte. «Elles s'élargissent comme la nuit et m'oppressent du haut du ciel[17]

LXXV

Les regrets le visitent et les présages le poursuivent. A cette heure il subit l'irrésistible nécessité de s'hypnotiser devant l'inconnu et de fouiller l'inexplicable. Il a la conscience précise qu'en lui quelque chose se détruit; à maintes reprises, il est hanté par l'idée du dédoublement de son individu: deux êtres qui vivent côte à côte et s'observent. La folie, il la devine qui le suit de loin, le guette et le toise, prête à bondir. Dans un vertige déambulatoire, il essaie de fuir, mais à la montagne comme à la mer, la nature, hier son refuge, l'épouvante; il croit entendre sa voix «triste et superbe» lui confirmer des arrêts impitoyables.

Alors son cœur s'épanche; tous les sentiments, naguère diffamés, il veut les éprouver. Il célèbre maintenant dans ses livres l'amour-passion, l'amour-sacrifice, l'amour-tourment; il vante l'abnégation, le dévouement, l'irrésistible joie de se donner toujours plus. L'heure est tardive, la nuit prochaine: quitte à souffrir davantage encore, il implore en hâte de la tendresse et des souvenirs.

Par instants, le Maupassant de naguère proteste contre les servitudes que lui impose l'homme nouveau. Il se plaint de n'avoir plus complète comme autrefois la sensation d'être sans contact avec rien au monde, sensation si douce et si forte et qui rend fort. «Comme j'avais raison, écrit-il, de me murer dans l'indifférence! Si on pouvait LXXVI ne pas sentir et seulement comprendre sans laisser des lambeaux de soi-même à d'autres êtres!.... Il est singulier de souffrir du vide, du néant de cette vie, étant résigné comme je le suis à ce néant. Mais voilà, je ne peux vivre sans souvenirs et les souvenirs me grignotent. Je ne peux avoir aucune espérance, je le sais, mais je sens obscurément et sans cesse le mal de cette constatation et le regret de cet avortement. Et les attaches que j'ai dans la vie travaillent ma sensibilité qui est trop humaine, pas assez littéraire[18]

Interrogez ceux qui connurent alors Maupassant, ils vous diront que sa vie était rehaussée de ces fiertés, de ces délicatesses, de ces pudeurs de sentiment qui sont le lot des cœurs exceptionnels.

Sa pitié enfin, tout en gardant l'horreur des sensibleries, a pris une pathétique envergure. Il ne songe plus à mépriser, avant de leur tendre la main, ces malheureux, comme lui harcelés, sur le chemin sans espoir. Toutes les larmes qu'il voit couler le ravagent et il saigne de toutes les plaies qu'il découvre. Sa tendresse ne s'enquiert ni de l'origine des misères ni de leur qualité. Et il plaint toutes les douleurs, douleurs physiques et douleurs morales, la blessure des trahisons, les LXXVII crépuscules amers des existences manquées. Il peut répéter avec Sully-Prudhomme:

Je suis le captif des mille êtres que j'aime.
Au moindre ébranlement qu'un souffle cause en eux,
Je sens un peu de moi s'arracher de moi-même.

Son intelligence, elle aussi, s'est enfiévrée. Maupassant est possédé de toutes les curiosités d'esprit, il veut goûter à l'arbre de science. Un jour, il compulse les mystiques arabes, se repaît des légendes orientales, et il étudie le lendemain la faune marine, le mystère des continents madréporiques. Il lit et il compare; il pense et il prend plaisir à penser: jamais il n'a été aussi clairvoyant. Son cerveau se maintient dans une ébullition continue; après le travail, après l'observation, le romancier savoure ces longues et lointaines rêveries que dédaignait naguère «le faune lascif», s'abandonnant aux forces naturelles du monde. «C'est singulier, confesse-t-il, comme je deviens mentalement un homme différent de ce que j'étais autrefois. Je le reconnais en me regardant penser, découvrir, développer des fables, sonder et analyser les êtres imaginaires qui surgissent dans mes visions. Je goûte à certains songes, à certaines exaltations, le même plaisir que je goûtais autrefois à ramer comme un fou sous le soleil[19]

LXXVIII

Pour la première fois sa sécurité d'écrivain est ébranlée. Ainsi que l'attestent ses derniers volumes, il est préoccupé de se transformer, de se renouveler. L'appétit lui vient d'approfondir les cœurs obscurs et précieux, de visiter les races inconnues. Il a perdu sa magnifique sérénité.

Mais à quoi bon pousser ce portrait du romancier? Celui qui fut naguère l'impersonnel Maupassant ne se raconte-t-il pas dans Fort comme la Mort, dans Notre Cœur avec une complaisance persistante, qui d'ailleurs nous le rend plus cher?

A l'inverse de ce qu'il a toujours fait, c'est lui maintenant qui régente et domine ses héros. C'est lui qui par leurs bouches flirte, épilogue, s'exalte, implore ou maudit. Sa sensibilité malade, sa mentalité troublée, ses transports récents, habitent maints de ses personnages: tous, ou presque tous, professent son pessimisme, épousent ses mélancolies et se cabrent devant la mort.

Au lieu d'expliquer ces élégants et ces raffinés, ces artistes et ces écrivains, de leur infuser une âme et de les différencier, de transposer en un mot comme Balzac, le romancier s'incarne en chacun d'eux. Sous les noms d'Olivier Bertin, d'André Mariolle, de Gaston de Lamarche, c'est toujours Guy de Maupassant que l'on retrouve. LXXIX Il peut multiplier les pseudonymes, son incognito ne saurait nous leurrer. Quant aux personnages auxquels il lui est impossible de se substituer—cette mondaine ou cette «intellectuelle» dont il rêve de fixer à jamais le type—Maupassant prétend les définir purement et simplement par leurs actes, tout comme jadis il montrait ses primaires et ses instinctifs en mettant «en scène l'homme secret, par sa vie». Mais décrire ne suffit plus là où il faudrait peser et critiquer. Et pourtant l'écrivain s'obstine avec plus d'orgueil que de logique à repousser le secours de la psychologie; il s'épuise à assouplir ses méthodes anciennes, espérant encore et quand même en leur toute-puissance. Victorieuses quand elles s'exerçaient sur des simples comme Monsieur Parent ou le père Roland, triomphantes avec les êtres rudimentaires en proie au délire du gain ou aux impatiences sexuelles, elles demeurent insuffisantes pour mettre à nu les rouages des âmes complexes et repliées.

Avec les héros de Fort comme la Mort, avec «cet impulsif amour greffé sur une femme et repoussant sur une autre»[20], Maupassant s'en tire encore aisément. A Mme de Guilleroy, il prête son obsession de vieillir, sa terreur devant la fuite des jours. «En ce moment, écrit-il, j'ai ses LXXX angoisses, je regarde avec désolation mes cheveux blancs, mes rides, la peau défraîchie des joues, toute l'usure de l'être apparue partout. Puis, quand j'arrive à souffrir affreusement de mon chagrin de vieillir, quand je trouve tout à coup une émotion bien vraie, un détail bien caractéristique, je tressaille de joie[21]

Mais si, à la rigueur, dans ce roman, les difficultés étaient évitables, si le lecteur, emporté dans le mouvement magistral du drame, pouvait ne pas exiger trop impérieusement les explorations de conscience qu'il était en droit d'attendre, il n'en fut pas de même dans Notre Cœur. Maupassant dut s'apercevoir qu'appliqué à une Michèle de Burne, son procédé habituel restait court. Cette âme fuyante et loyale comportait d'autres commentaires que Coralie Cachelin ou les sœurs Rondoli. En vain le romancier s'ingénia et se tortura. Il fut bien obligé, en dernier ressort, pour étayer son héroïne, d'emprunter la méthode des analystes: l'instrument nouveau pour lui et rebelle à sa main le servit mal.

De Fort comme la Mort et de Notre Cœur se détache un seul caractère dessiné et fouillé avec un art supérieur: celui de Guy de Maupassant.

Au surplus, dans ces deux livres, on ne le sent pas à l'aise. Il donne l'impression d'un terrien de LXXXI France, peinant sous des cieux inconnus, loin du guéret natal. Ses fréquentations récentes, ses nouvelles directions d'esprit semblent atténuer la sûreté de l'ancienne ordonnance qui dessinait ses œuvres comme de vieux jardins. En abandonnant ses petites gens qui lui avaient donné la gloire, Maupassant, peu à peu et sans qu'il s'en doute, s'éloigne de la tradition française. Dans les salons il a rencontré l'âme étrangère; il a écouté les muses septentrionales, et leurs chants voilés, en mineur, par leur mystérieux symbolisme, ont séduit sa curiosité, en troublant sa vision. D'autre part, il a commis la faute de perdre le contact avec ses confrères. Or le monde peut promulguer ses arrêts et dispenser ses lauriers; seul un homme de lettres ou un artiste est capable de conseiller utilement un artiste ou un homme de lettres.

Dans Fort comme la Mort et Notre Cœur, en dépit de qualités maîtresses, on sent par moments la composition faiblir et se rompre l'équilibre. Les haltes abondent, comme si l'auteur avait besoin de reprendre haleine. C'est en vain: les exercices mondains les plus obligés, le vernissage et la promenade aux Acacias, l'excèdent. Les intérieurs eux-mêmes n'intéressent plus son œil. De ses séances dans les salons, un autre eût rapporté des tableautins attentifs et soyeux, à la Stevens. On était alors dans l'âge de la peluche, des encombrements hétéroclites. Dans le clair-obscur LXXXII que recherchaient les beautés à la mode, Maupassant n'a pas fait se jouer les reflets des lourdes tentures; il ne nous a pas montré les cheminées drapées, les divans capitonnés, les coussins brodés et multicolores, les figurines de Saxe minaudant sur les étagères dorées, les petites tables chargées de bibelots puérils et charmants, tout ce luxe composite, fini, disparu et qui s'attriste maintenant dans nos souvenirs de jeunesse.

S'il n'a pas vu les intérieurs, il n'a guère écouté les conversations que pour en être accablé. Aussi les mondains de Maupassant ne font-ils pas oublier en leurs discours les chasseurs, les gratte-papiers de naguère. Et qui ne troquerait les longs bavardages du début de Notre Cœur pour les propos brefs et définitifs qu'échangent dans la diligence de Tôtes les compagnons de Boule de Suif?

Est-ce à dire, cependant, que les deux romans ne renferment pas nombre de pages supérieurement exécutées et prodigieusement séduisantes? Non, elles abondent et souvent elles sont d'une si incontestable grandeur qu'elles nous voilent les défaillances de l'œuvre. Dans Fort comme la Mort et Notre Cœur, la pensée du romancier s'élève et plane. Il ne nous raconte plus, semble-t-il, tel accident fortuit, tel drame isolé, telle misère individuelle: c'est l'impossible amour, la torture du désir stérile, la vanité des consolations que dit sa parole grave. Et jamais Maupassant ne fut aussi LXXXIII éloquent qu'à cette époque; jamais il ne sut nous ébranler ainsi de ses périodes haletantes, et nous tarauder l'âme sous la vrille de ses mots clairs et abstraits. Un fluide pathétique attaque nos nerfs qui vibrent longuement et douloureusement.

A de certaines heures troubles, c'est vers Fort comme la Mort et vers Notre Cœur que s'en vont, malgré nous, nos préférences secrètes, encore que l'écrivain n'ait pas suivi l'homme dans son épuration. En perdant son impassibilité, il a perdu son génie: il ne lui reste plus qu'une virtuosité entraînante et de grande allure.

Pourquoi faut-il que cette époque de son talent, qui correspond à la période la plus intelligente, la plus délicate, la plus noble de sa vie intime, demeure, au point de vue littéraire, la moins attachante?

LXXXIV

Cette fois, ce n'est plus Olivier Bertin, ce n'est plus André Mariolle qui parlent. Il faut que Maupassant cède à cette impérieuse nécessité d'exhaler ses rancœurs, ses souffrances; il prend la parole en son nom, sans artifices et sans détours et, dans un soliloque admirable, il nous donne un chef-d'œuvre.

Depuis que le mal en lui se précise et s'exaspère, que la nuit obscurcit ses yeux et descend sur son âme, c'est aux pays de la lumière, c'est à la Côte d'Azur qu'il va demander l'illusion dernière. Il ne fait plus à Paris que de brefs séjours; il consulte ses médecins, voit ses éditeurs, et repart aussitôt. Là-bas, dans le vieux port d'Antibes, derrière la digue de Cannes, le yacht qu'il chérit comme un frère, son Bel-Ami, se balance et l'attend. Il l'emportera vers les cités blanches du golfe de Gênes, vers les palmiers d'Hyères ou les rouges calanques d'Anthéor.

C'est dans une de ces croisières indolentes, au large d'Agay et de Saint-Raphaël, qu'il a écrit Sur l'Eau. C'est sur la mer auguste des vieux philosophes et des vieux poètes, sur la mer dont la voix a bercé la pensée du monde, qu'il a jeté dans LXXXV l'ombre cette longue plainte si déchirante et sublime que la postérité en frémira longtemps. Les strophes amères de ce lamento semblent cadencées par la Méditerranée elle-même et rythmées comme sa mélopée; tantôt elles brasillent, avec leurs incidentes uniformes, pareilles aux vagues courtes et pressées; tantôt elles se replient et s'apaisent avec un clapotis berceur, monocorde, dans la fadeur des calmes plats.

Sur l'Eau, c'est le testament, c'est la confession générale de Maupassant; à ceux qui viendront, il lègue ses suprêmes pensées, puis il dit adieu à tout ce qu'il a aimé, aux rêves, aux nuits étoilées et à l'haleine des roses.

Sur l'Eau, c'est le livre du désenchantement moderne, le miroir fidèle du dernier pessimisme. Le journal de bord, décousu et hâtif, mais si noble en son tumulte, a pris place pour jamais à côté de Werther et de René, de Manfred et d'Obermann.

LXXXVI

L'homme est guary, qui se lamente.

Il a menti le vers de Ronsard: le glorieux écrivain est entré dans les sombres défilés de la folie et de la mort.

Longtemps, douloureusement, il s'est vu défaillir sous les attaques d'un mal obscur qui lui laissait, avec son irrésistible talent, assez de conscience pour sentir la diminution de son être et son entrée dans la nuit. Les symptômes de la paralysie générale sont venus, irrécusables enfin, se confondre avec les désordres de la névrose. Maupassant est méconnaissable; ceux qui, comme moi, le rencontrèrent, maigri et grelottant en ce pluvieux dimanche de novembre où l'on inaugurait à Rouen le monument de Flaubert, eurent peine à le reconnaître. Toute ma vie, je reverrai son visage diminué par la souffrance, ses grands yeux aux abois où la protestation contre l'inique fatalité faisait passer des lueurs mourantes.

A dater de ce lugubre hiver, la sinistre maladie évolue sur le terrain le plus propice, avec une aveugle rigueur. Sans doute, il n'est pas seul à LXXXVII subir un sort infligé à tant de pitoyables victimes, mais son supplice, à lui, connaît d'exceptionnels raffinements. A travers les crises de persécution et de mégalomanie, dans les alternatives d'excitation et d'affaissement, il garde, durant de longs mois, une lucidité suraiguë qui le convie sans merci au spectacle de sa lente destruction. Il semble que, par cette torture opiniâtre, la Nature le veuille punir d'avoir lu si clair en son cœur de marâtre.

Maupassant s'est réfugié à Cannes, non loin de sa mère. Il lit des traités de médecine et, en dépit des verdicts qu'ils énoncent, il persiste à attribuer ses souffrances à un «rhumatisme localisé au cerveau», contracté naguère parmi les brouillards de la Seine. Et, par instants, le précaire espoir d'une rémission palpite en lui. Il écrit au printemps:

«Il fait si chaud en ce moment sous le soleil qui emplit mes fenêtres! Pourquoi ne suis-je pas tout entier au bonheur de ce bien-être? Certains chiens qui hurlent expriment très bien cet état. C'est une plainte lamentable qui ne s'adresse à rien, qui ne va nulle part, qui ne dit rien et qui jette dans les nuits le cri d'angoisse enchaînée que je voudrais pouvoir pousser. Si je pouvais gémir comme eux, je m'en irais quelquefois, souvent, dans une grande plaine ou au fond d'un bois, et je hurlerais ainsi durant des heures entières, LXXXVIII dans les ténèbres. Il me semble que cela me soulagerait[22]

Vainement il essaie de travailler, il sombre, et l'idée de suicide s'impose davantage: «Mon esprit suit des vallons noirs qui me conduisent je ne sais où. Ils se succèdent et s'emmêlent, profonds et longs, infranchissables. Je sors de l'un pour entrer dans un autre et je ne prévois pas ce qu'il y aura au bout du dernier. J'ai peur que la lassitude ne me décide plus tard à ne pas continuer cette route inutile[23]

Les mois s'écoulent cependant et, en juin, il peut aller faire une cure à Divonne. Après un accès d'optimisme très caractéristique, il se rend brusquement à Champel et il y stupéfie son entourage par ses effroyables divagations. Un soir pourtant qu'il se trouve mieux, il veut lire au poète Dorchain le début de son roman l'Angelus, qui sera, il l'affirme, son chef-d'œuvre. Quand il eut fini, il pleura. «Et nous aussi, nous pleurâmes, rapporte éloquemment Dorchain, voyant tout ce qui restait encore de génie, de tendresse et de pitié dans cette âme qui jamais plus n'achèverait de s'exprimer pour se répandre sur les autres âmes..... Dans son accent, dans ses paroles, dans ses larmes, Maupassant avait je ne sais quoi LXXXIX de religieux qui dépassait l'horreur de la vie et la sombre terreur du néant[24]

A la fin de septembre, le revoici à Cannes. Mais l'heure de l'échéance prédite par les médecins a sonné. Comme une bête traquée, il erre, à l'automne, sur la Croisette, devant ces deux îles où si souvent il s'est étendu à l'ombre des pins embaumés, devant ces horizons nacrés vers lesquels, jamais plus, ne cinglera le Bel-Ami. Puis, au crépuscule, il gravit la Californie et, de son œil morne, regarde là-bas l'Estérel, qui change de couleur et d'expression sous le ciel verdissant, l'Estérel dont il a tant couru les sentiers, les forêts et les ravins où éclosent les fleurs tropicales, l'Estérel qu'il a si fervemment décrit et qui fut son dernier amour... Du moins la dolente montagne gardera-t-elle associé à son nom léger le nom du Maître: elle lui appartient pour toujours, comme la baie de Saint-Malo à Chateaubriand, et le lac du Bourget à Lamartine.

Maupassant annonce sa fin prochaine, et dans ses lettres dernières, pauvres billets semés de fautes, troués de lacunes et criblés de surcharges, ce ne sont que des cris épouvantés, des appels de noyé venus du large: «Il y a des jours entiers où je me sens perdu, fini, aveugle, le cerveau usé et vivant encore.....

XC

«..... Je n'ai pas une idée qui se suit, j'oublie les mots, les noms de tout et mes hallucinations et mes douleurs me déchirent.....

«..... Je ne peux pas écrire, je n'y vois plus; c'est le désastre de ma vie[25]

Après des semaines tragiques, où d'instinct il lutta en désespéré, le 1er janvier 1892, il se sent irrémédiablement vaincu et, dans une minute de clarté suprême, comme naguère Gérard de Nerval, il voulut se tuer. Moins favorisé que l'auteur de Sylvie, il se manqua. Mais son esprit, désormais «indifférent à toute misère», était entré dans les ténèbres éternelles.

On le ramena à Paris pour l'interner chez le docteur Meuriot. Après dix-huit mois d'une existence machinale, tout doucement le «météore» s'éteignit.....

Les moralistes d'autrefois, plus préoccupés d'humanité que de pathologie, auraient commenté cette fin en répétant la belle phrase de Cureau de la Chambre: «Il ne faut pas s'estonner si la Mort suit souvent les grands succès, parce qu'ils font perdre l'Espérance, qui est l'Ancre véritable qui arreste l'âme, la vie et les années.»

Septembre 1907.

POL NEVEUX.


XCI

CORRESPONDANCE.

XCIII

Nous croyons intéressant de publier au seuil de cette édition les notes de collège de «l'élève Guy de Maupassant» suivies de la lettre de Mme Caroline Flaubert. Le lecteur verra naître les aptitudes et se développer le caractère du grand écrivain.

PARIS.—LYCÉE IMPÉRIAL NAPOLÉON.

Année 1859-1860.


OBSERVATIONS.

Excellent élève dont la volonté et les efforts méritent d'être loués vivement et encouragés. Il prendra peu à peu l'habitude de notre travail et nous comptons sur des progrès certains.


INSTITUTION ECCLÉSIASTIQUE D'YVETOT.

Année 1863-1864.


OBSERVATIONS.

Conduite... Régulière.
Travail... Assidu.
Caractère... Bon, docile et agréable, s'est fait aimer de tout le monde.

XCIV


INSTITUTION ECCLÉSIASTIQUE D'YVETOT.

Année 1866-1867.


OBSERVATIONS.

A donné satisfaction pendant le temps qu'il a passé dans la maison.


INSTITUTION ECCLÉSIASTIQUE D'YVETOT.

Année 1866-1867.


OBSERVATIONS.

Toujours bon et agréable.


MADAME CAROLINE FLAUBERT

À MADAME LAURE DE MAUPASSANT.

Croisset, 3 octobre 1867.

Chère Madame,

Je ne puis trop vous dire tout le plaisir que m'a fait la visite de votre fils. C'est un charmant garçon dont vous devez être fière; il vous ressemble un peu et aussi à notre pauvre Alfred. Sa figure gaie et spirituelle est extrêmement sympathique, et son camarade m'a dit qu'il était rempli de moyens sous tous les rapports. Votre vieil ami Gustave en est enchanté et me charge de vous féliciter d'avoir un semblable enfant. Mais pourquoi ne l'avez-vous pas accompagné? Vous nous eussiez fait tant de plaisir...

Caroline Flaubert.

XCV


LETTRES

À GUSTAVE FLAUBERT.

Paris, ce mardi soir.

Cher Monsieur et Ami,

..... Je n'ai que le temps de fermer cette lettre et de la porter au chemin de fer pour qu'elle parte ce soir. Je vous écrirai d'ici à quelques jours pour causer un peu avec vous comme je le faisais ici chaque dimanche. Nos causeries de chaque semaine étaient devenues pour moi une habitude et un besoin, et je ne puis résister au désir de bavarder encore un peu par lettre. Je ne vous demande pas de me répondre, bien entendu, je sais que vous avez autre chose à faire. Pardonnez-moi cette liberté, mais en causant avec vous, il me semblait souvent entendre mon oncle que je n'ai XCVI pas connu, mais dont vous et ma mère m'avez si souvent parlé et que j'aime comme si j'avais été son camarade ou son fils, puis le pauvre Bouilhet, que j'ai connu celui-là et que j'aimais bien aussi.

Il me semble voir vos réunions de Rouen. Et je regrette de n'avoir pas été avec tous ceux-là au lieu d'être avec les amis de mon âge qui n'ont pas une idée de ce qui existe.

Pardon pour ce griffonnage, veuillez croire à mon affection la plus dévouée et la plus vive.

Guy de Maupassant.


Ce lundi.

Cher Monsieur et Ami,

J'ai recopié hier soir mon Histoire du vieux temps, j'ai fait tous les changements que vous m'aviez indiqués, et j'ai enlevé cinq pages au commencement.

Je l'ai lue hier à F..... qui trouvait même que j'en avais trop supprimé, disant que c'était un proverbe plutôt qu'une pièce faite suivant les règles ordinaires, que j'avais enlevé des choses qui auraient peut-être été applaudies et que, dans ce genre, l'action était généralement presque nulle, etc. Enfin, moi, je crois que les changements et suppressions que j'ai faits sont bons, qu'en pensez-vous? elle va beaucoup plus vite ainsi.

XCVII

Pourvu (si elle est acceptée?) qu'on ne m'embête pas pour le récit du comte, je ne crois pas qu'on puisse en supprimer sans le gâter tout à fait. J'y ai réfléchi et j'aurais à recommencer que je ne le ferais pas plus court.

Je vous rapporte en même temps La Demande, puisque vous avez été assez bon pour vous charger de les présenter ensemble. J'ai pensé qu'il était inutile de la faire recopier, puisque le manuscrit est très lisible malgré les quelques ratures que j'ai faites.

Je vous remercie mille fois pour le très grand service que vous me rendez.

Je vous serre bien affectueusement la main.

Guy de Maupassant.


Paris, le 17 novembre 1876.

Je voulais attendre, pour vous écrire, mon cher maître, que j'eusse quelque chose d'à peu près certain du côté de la Nation, car j'ai d'abord été plein d'espérance, puis de désespoir, et depuis ce matin je recommence à espérer.

Voici les faits:

Aussitôt en possession de votre lettre, j'ai été me présenter chez M. Raoul Duval qui m'a reçu avec une bienveillance extrême et m'a dit ceci: «Nous n'avons point encore de chroniqueur littéraire, faites-moi tout de suite un article d'actualité XCVIII sur un livre nouveau, je le ferai passer; vous m'en donnerez un second quinze jours après environ, je le ferai insérer également; puis je demanderai au Conseil d'administration de compléter la rédaction du journal en vous prenant comme critique littéraire. Vous pouvez être certain que je ferai pour cela tout ce que je pourrai, parce que vous m'êtes chaleureusement recommandé par mes meilleurs amis: G. Flaubert et les Lapierre.»

Là-dessus, je m'en vais enchanté, j'achète la correspondance de Balzac et je prépare mon article, puisqu'il ne fallait qu'une actualité.

Mais j'apprends au bout de quelques jours, que la Nation publie des feuilletons littéraires signés par M. Filon, l'ex-précepteur du prince impérial. Et un de ses amis m'affirme qu'il doit garder la critique des livres.

Je termine néanmoins mon article et je l'ai porté hier chez M. Raoul Duval que j'ai été voir ce matin. Il a été toujours aussi aimable, m'a fait beaucoup de compliments sur mon étude qui va passer immédiatement. Mais j'ai compris que je ne serais pas titulaire de la critique littéraire, la place a été prise probablement par M. Filon; je crois que je vais remplacer un chroniqueur léger, qu'on trouve trop bête, et qu'on me laisserait toute latitude sur le choix de mes articles. Dans tous les cas M. Raoul Duval paraît bien décidé à m'attacher à la rédaction de son journal. Je l'en ai vivement XCIX remercié, mais c'est à vous surtout, mon bien cher maître, que doivent aller tous mes remerciements.

Je vous enverrai le numéro où mon article sur les lettres de Balzac paraîtra et je vous tiendrai au courant des événements qui surviendront.

Je fais en ce moment, malgré les idées de Zola sur le Théâtre naturaliste, un drame historique, corsé!!!!![26]

Mon cœur va bien. Ma foi, vivent les homéopathes. Love fait de mon cœur ce qu'il veut, l'accélère ou le ralentit quand il lui plaît.

A bientôt, mon cher maître, je vous embrasse en vous serrant les mains. Renouvelez à madame Commanville l'assurance de mes sentiments bien dévoués et respectueux et rappelez-moi au bon souvenir de son mari.

Tout à vous.

Guy de Maupassant.

Revenez vite, car vous me manquez beaucoup. C'est aussi ce que me disait Zola jeudi dernier.


MINISTÈRE DE LA MARINE ET DES COLONIES.

Paris, ce 8 janvier 1877.

Je suis assez embarrassé pour la Nation, mon cher maître, et comme il se peut faire que vous C ayez vu R. Duval à Rouen pendant les vacances du jour de l'an, je viens vous expliquer les choses et vous demander conseil.

Lorsque M. R. Duval m'a demandé quelques articles littéraires, il s'est refusé à prendre des études longues et sérieuses comme celle que je lui proposais, et il m'a recommandé de faire amusant. Pour lui plaire, je lui ai donné mon article sur Balzac, qui est de la critique à l'usage des dames et des messieurs du monde, mais où il n'est pas question de littérature. Il l'a trouvé charmant et il en a parlé avec enthousiasme à Mme Lapierre, qui me l'a répété. Là-dessus, je fais un article très littéraire et très sérieux sur une question fort grosse et fort grave, l'invasion de la Bizarrerie, procédé des médiocres pour remplacer l'originalité qu'ils ne trouvent pas. Le livre qui me servait de prétexte pour cette étude était Les morts bizarres, de Jean Richepin. R. Duval m'a objecté que cela n'était point intéressant pour ses lecteurs, que M. Richepin n'était point digne de la réclame qui résultait toujours d'un article même ennemi (comme s'il s'agissait de Richepin!!!), etc., etc. Là-dessus, je prends la réédition du 1er livre de Ste-Beuve sur la poésie française au XVIe siècle et je fais un troisième article. Raoul Duval a paru l'apprécier, m'a demandé la permission de couper en deux quelques phrases, parce que dans le journalisme il faut faire la phrase courte: et m'a annoncé qu'il paraîtrait CI prochainement. J'attends encore!!! Comme le M. Noël qui fait la chronique dramatique dans la Nation est au-dessous de Mallarmé comme galimatias, et que le journal ne peut réellement pas le conserver, M. R. Duval m'a prié de lui faire quelques critiques de pièces. J'ai pris d'abord L'ami Fritz, qui est certes ce qu'on a donné de meilleur cette année. C'est l'avis de Daudet, de Zola, de Tourgueneff, ce qui me suffisait, c'est le mien. J'apprends aujourd'hui que M. R. Duval a trouvé cette pièce imbécile, atroce, et dit à tout le monde de n'y pas aller. Est-ce son opinion ou celle du monde bonapartiste? Je l'ignore, toujours est-il que mon article n'a pas dû lui plaire, quoique j'aie fait un éloge bien modéré de cette œuvre.

Or je vois par mes yeux, je juge par ma raison et je ne dirai point que ce qui est blanc est noir, parce que c'est l'avis d'un autre. Je compte faire encore un article d'épreuve pour la Nation, après quoi je me tiendrai tranquille. Non seulement j'ai dépensé 25 francs en livres et places de théâtres à analyser, dépense dont je me serais certes abstenu, mais j'ai perdu grandement un mois de travail, ce qui est beaucoup plus important. Cette indécision continue me tracasse, ces articles divers, irréguliers me troublent, je ne sais encore rien, et avec l'indécision de M. Raoul Duval et la crainte qu'il a de sa rédaction évidemment hostile à un nouveau venu, il peut me faire passer ainsi tout le CII printemps en me demandant des articles d'épreuve qui ne me mèneront à rien et ne sont point payés. J'ai pensé que vous vous étiez peut-être rencontrés chez Mme Lapierre et qu'il avait pu vous parler de moi. Je voudrais, en ce cas, savoir si j'ai quelque chance de remplacer M. Noël, sans quoi il est inutile que je continue à dépenser de l'argent et du temps pour rien. Je ne sais même quelle pièce choisir pour faire un second article, et cette critique après coup ne peut avoir aucune espèce d'originalité. Il est inutile dans tous les cas d'écrire pour moi à M. R. Duval; je vous parlerai beaucoup plus longuement de tout cela quand vous serez ici. Croyez-moi bien, cher maître, aucun journal ne me laissera faire des articles vraiment littéraires et dire ce que je pense. Je lis tous les jours la Nation; cette feuille est radicalement imbécile, c'est le royaume des préjugés et du convenu, toute chose nouvelle les effarouchera comme idée et comme forme. M. Noël dit bien que la chanteuse, Mlle Ritter, est la «personnification de la gracieuse figure de jeune fille que le compositeur (Victor Massé) a choisie pour l'encadrer de ses perles les plus mélodieuses!.....». Je vous envoie, en outre, le feuilleton d'aujourd'hui, il est impossible d'être plus mauvais. Je vous adresse, en même temps, un article de Zola qui trouve que le Drame scientifique est une heureuse innovation qui mène au drame naturaliste. Cette CIII fois, c'est trop fort!!! Quand donc reviendrez-vous? Je suis désolé de vous voir rester si longtemps là-bas.....

..... M. Tourgueneff m'a dit hier que vous ne seriez peut-être pas ici avant la fin de février, et cela m'a rempli de tristesse. J'ai un besoin énorme de causer avec vous, j'ai le cerveau plein de choses à vous dire: je suis malade d'une trop longue continence d'esprit, comme on l'est d'une chasteté prolongée.

Il y a sur Paris, en ce moment, une atmosphère de lubricité qui m'est douce. On ne parle que des histoires de Mme Ch. H., du prince de Hohenlohe, et d'une autre dame qu'on ne nomme pas. Demandez à Mme Lapierre de vous raconter tout cela. Je travaille trop en ce moment..... Mais l'impudicité du bon public me réjouit.

Revenez vite, cher maître, je vous embrasse en attendant avec une affection toute filiale.

Votre

Guy de Maupassant.


MINISTÈRE DE LA MARINE ET DES COLONIES.

Paris, ce 10 décembre 1877.

Il y a longtemps que je veux vous écrire, mon bien-aimé maître, mais la Politique!!... m'a empêché de le faire. La politique m'empêche de travailler, de sortir, de penser, d'écrire. Je suis CIV comme les indifférents qui deviennent les plus passionnés, et comme les pacifiques qui deviennent féroces. Paris vit dans une fièvre atroce et j'ai de cette fièvre: tout est arrêté, suspendu comme avant un écroulement. J'ai fini de rire et suis en colère pour de bon. L'irritation que causent les manœuvres scélérates de ces gueux est tellement intense, continuelle, pénétrante, qu'elle vous obsède à toute heure, vous harcèle comme des piqûres de moustiques, vous poursuit...

... J'ai l'air de faire des phrases—tant pis.—Je demande la suppression des classes dirigeantes: de ce ramassis de beaux messieurs stupides qui batifolent dans les jupes de cette traînée dévote et bête qu'on appelle la bonne société.

Eh bien, je trouve maintenant que 93 a été doux, que les septembriseurs ont été cléments, que Marat est un agneau, Danton un lapin blanc et Robespierre un tourtereau. Puisque les vieilles classes dirigeantes sont aussi inintelligentes aujourd'hui qu'alors, aussi incapables de gouverner aujourd'hui qu'alors, aussi viles, trompeuses et gênantes aujourd'hui qu'alors, il faut supprimer les classes dirigeantes aujourd'hui comme alors, et noyer les beaux messieurs crétins avec les belles dames catins. O radicaux, quoique vous ayez bien souvent du petit bleu à la place de cervelle, délivrez-nous des sauveurs et des militaires qui n'ont dans la tête qu'une ritournelle et de l'eau bénite.

CV

Voilà huit jours que je ne puis plus travailler, tant je suis exaspéré par le bourdonnement que me font aux oreilles les machinations de ces odieux cuistres.

Pourtant, j'aurai achevé de refaire mon drame (tout à fait remanié) vers le 15 janvier. Enfin je vous le soumettrai peu de temps après votre retour. J'ai fait aussi le plan d'un roman que je commencerai aussitôt mon drame terminé.

Et (par-dessus tout) Hugo—notre poète,—qui donne à dîner à tous les JOURNALISTES de Paris,—et qui demande à avoir auprès de lui Sarcey et Vitu, lesquels ne daignent pas venir.—On remarque leur absence et on les regrette.—Il y avait là Albert Delpit! Cochinat! et cent inconnus que Hugo a traités de grands artistes.—Lisez son discours, du reste.

Je ne vais pas mal, malgré tout, et vous embrasse en espérant causer bientôt avec vous.

Guy de Maupassant.

Ma lettre n'a peut-être pas le sens commun. Elle vous prouvera toujours que je pense souvent à vous.

Compliments au bon Laporte. Je pense, d'après votre dernière lettre, que Mme Commanville est à Paris et je tâcherai de la voir demain.


CVI

MINISTÈRE DE LA MARINE ET DES COLONIES.

Paris, ce 5 juillet 1878.

Vous me demandez des nouvelles, mon cher maître: elles sont toutes mauvaises, hélas! D'abord ma mère ne va pas bien du tout.....

... Ajoutez à cela que mon ministère m'énerve, que je ne puis travailler, que j'ai l'esprit stérile et fatigué par des additions que je fais du matin au soir, et qu'il me vient par moment des perceptions si nettes de l'inutilité de tout, de la méchanceté inconsciente de la création, du vide de l'avenir (quel qu'il soit), que je me sens venir une indifférence triste pour toutes choses et que je voudrais seulement rester tranquille, tranquille dans un coin, sans espoirs et sans embêtements.

Je vis tout à fait seul parce que les autres m'ennuient, et je m'ennuie moi-même parce que je ne puis travailler. Je trouve mes pensées médiocres et monotones, et je suis si courbaturé d'esprit que je ne puis même les exprimer. Je fais moins d'erreurs dans mes additions, ce qui prouve que je suis bien bête.

De temps en temps, je vais passer une heure ou deux chez notre bonne amie Mme Brainne, qui est la meilleure femme de la terre et que j'aime de tout mon cœur. Je lui raconte beaucoup d'histoires qui lui semblent, je crois, par moments un peu crues. Elle me trouve bien peu sentimental. CVII Elle me raconte ses rêves et je lui narre des réalités.

J'enseigne, tout bas, à d'autres belles dames que je rencontre chez elle, les arcanes de la lubricité, et je me déconsidère dans leurs cœurs parce qu'elles ne me trouvent pas assez «à genoux».

J'ai rencontré des Indiens qui m'excitent.

Zola, propriétaire à Médan (Seine-et-Oise), s'est aperçu qu'un plancher de sa maison pliait; il en a fait lever un bout et a reconnu que les poutres étaient pourries. Alors, sans architecte, avec le conseil du maçon du pays, il les a remplacées par des poutrelles en fer. De sorte que je m'attends à voir quelque jour la maison tout entière s'écrouler. O réalistes!

Il n'a pas l'air trop triste de la disparition du Bien Public.

Moi, je dis chaque soir, comme saint Antoine: «Encore un jour, un jour de passé.»—Ils me semblent longs, longs et tristes; entre un collègue imbécile et un chef qui m'eng..... Je ne dis plus rien au premier; je ne réponds plus au second. Tous deux me méprisent un peu et me trouvent inintelligent, ce qui me console.

Les figures des étrangers font grimacer les rues. On sent le nègre sur le boulevard; et, de place en place, un encombrement de provinciaux vous arrête. Les chevaux de fiacre me font pitié, tant ils sont maigres. Ils ne meurent plus, ils disparaissent, CVIII ils se dissipent. Il flotte dans Paris tant de bêtises venues de tous les coins du monde, qu'on en éprouve comme un accablement.

Adieu, mon cher maître, je vous embrasse en vous serrant les mains.

Guy de Maupassant.

Rien de nouveau pour M. Bardoux.


MINISTÈRE DE LA MARINE ET DES COLONIES.

Paris, ce 3 août 1878.

Mon cher Maître,

Je viens de voir notre amie Suzanne Lagier qui m'a supplié de vous écrire tout de suite pour obtenir de vous un fort coup d'épaule auprès de Zola. Elle a été à l'Ambigu, on lui a parlé du rôle de Gervaise dans L'Assommoir et elle meurt d'envie de le jouer. Elle affirme, elle jure qu'elle en fera sa plus belle création, qu'elle étonnera Paris (ce qui est possible), et que personne ne jouerait ce rôle comme elle (ce que je crois).

Elle m'a montré qu'elle était énormément maigrie de partout (c'est vrai), et m'a affirmé qu'à la scène elle aurait vingt ans. Elle est tellement emballée qu'il est possible qu'elle réussisse fort bien. Dans tous les cas, à mon avis, elle vaudrait infiniment mieux que la chanteuse Judic.

CIX

Qu'en pensez-vous?

Je suis en ce moment en grande correspondance avec Mme Brainne, qui prend les eaux de Plombières. Elle m'envoie des encouragements, des exhortations à la patience et à la gaieté. Malheureusement, je n'en profite guère. Je ne comprends plus qu'un mot de la langue française, parce qu'il exprime le changement, la transformation éternelle des meilleures choses et la désillusion avec énergie.....

L'amour des femmes est monotone comme l'esprit des hommes. Je trouve que les événements ne sont pas variés, que les vices sont bien mesquins, et qu'il n'y a pas assez de tournures de phrases.

Je vous serre les mains et je vous embrasse, mon cher maître.

Donnez-moi des nouvelles de Bouvard et Pécuchet.

Guy de Maupassant.


Paris, ce 21 août 1878.

Je ne vous écrivais point, mon cher maître, parce que je suis complètement démoli moralement. Depuis trois semaines j'essaye de travailler tous les soirs sans avoir pu écrire une page propre. Rien, rien. Alors je descends peu à peu dans des noirs de tristesse et de découragement dont j'aurai CX bien du mal à sortir. Mon ministère me détruit peu à peu. Après mes sept heures de travaux administratifs, je ne puis plus me tendre assez pour rejeter toutes les lourdeurs qui m'accablent l'esprit. J'ai même essayé d'écrire quelques chroniques pour le Gaulois afin de me procurer quelques sous. Je n'ai pas pu. Je ne trouve pas une ligne et j'ai envie de pleurer sur mon papier. Ajoutez à cela que tout va mal autour de moi. Ma mère, qui est retournée à Étretat depuis deux mois environ, ne va nullement mieux. Son cœur surtout la fait beaucoup souffrir, et elle a eu des syncopes fort inquiétantes. Elle est tellement affaiblie qu'elle ne m'écrit même plus, et c'est à peine si, tous les quinze jours, je reçois un mot qu'elle dicte à son jardinier.

Elle compte toujours sur la visite de M. et Mme Commanville au commencement d'octobre et elle espère aussi que vous voudrez bien venir passer quelques jours près d'elle; cela la distrairait et lui ferait beaucoup de bien. J'attends pour demander mes quinze jours de congé que vous m'ayez répondu si vous pourrez, ainsi que Mme Commanville, être libre à cette époque.

Notre amie Mme Brainne ne s'amuse guère à Plombières. Elle m'écrit de temps en temps et je lui envoie beaucoup d'histoires qui ne sont pas toujours très convenables, mais qui, du moins, peuvent l'égayer.

CXI

Suzanne Lagier vient quelquefois me voir à mon ministère; elle met tout Paris en mouvement pour jouer Gervaise. Elle est bien farce, mais monotone, et sa personnalité de cabotine tient dans son esprit une place démesurée.

Comment se fait-il que Zola n'ait point été décoré après la promesse de M. Bardoux? La chose a fait du bruit, du reste, car tous les journaux avaient annoncé sa décoration. Je dois bientôt aller passer un dimanche chez lui, j'ai envie de voir ce qu'il me dira. Je suis sûr qu'il est très embêté. Qu'avait-il besoin de cela?

J'ai rencontré Tourgueneff quelques jours avant son départ pour la Russie et je l'ai trouvé triste et inquiet. Quelques accidents qu'il avait eus au cœur l'avaient décidé à consulter, et le médecin avait constaté une maladie du ventricule gauche. Tout le monde a donc le cœur détérioré?

Je vous embrasse de grand cœur, mon cher maître, et vous prie de m'écrire quelques mots entre deux phrases de Bouvard et Pécuchet.

Je vous serre encore les mains.

Guy de Maupassant.


Paris, ce mercredi.

Mon cher Maître,

..... Mon chef, pour l'unique raison de m'être désagréable, sans doute, vient de me donner le CXII plus horrible service de bureau, service que remplissait fort bien un vieil employé abruti: c'est la préparation du budget et les comptes de liquidation des ports: des chiffres, rien que des chiffres; de plus je me trouve auprès de lui, ce qui me met dans l'impossibilité de travailler pour moi, même quand j'ai une heure de répit; c'est là, je pense, le but qu'il veut atteindre.

J'ai des tristesses de tous les côtés. Ma mère va fort mal et ne se trouve même pas en état de quitter Étretat.

Je vous embrasse bien fort, mon cher maître, et vous demande pardon des embêtements que je vous donne.

Guy de Maupassant.


Ce 2 décembre 1878.

Zola nous a lu deux nouveaux chapitres de Nana; j'aime peu le second, le troisième me paraît mieux. La division du livre ne me plaît pas. Au lieu de conduire son action directement du commencement à la fin, il la divise, comme le Nabab, en chapitres qui forment de véritables actes se passant au même lieu, ne renfermant qu'un fait et, par conséquent, il évite ainsi toute espèce de transition, ce qui est plus facile.—Ainsi: 1er chapitre: Une représentation aux Variétés.—2e chapitre: CXIII L'appartement de Nana.—3e chapitre: Une soirée chez le comte Nupha.—4e chapitre: Un souper chez Nana, etc.

Ma mère ne va pas mieux, mais les médecins sont plus rassurants sur la maladie quoiqu'ils ne s'entendent pas sur le traitement à suivre.

Adieu, mon cher maître, je vous embrasse fort et vous serre les mains. Rappelez-moi au bon souvenir de Mme Commanville.

Guy de Maupassant.


Ce 13 janvier.

Mon cher Maître,

J'ai vu Zola hier soir et il m'a dit que vous ne viendriez pas cet hiver!

Cette nouvelle m'a tellement étonné et désolé que je vous prie de me dire tout de suite si elle est vraie. Passer l'hiver sans vous voir ne me paraît pas possible; c'est mon plus grand plaisir de l'année d'aller causer avec vous chaque dimanche pendant trois ou quatre mois et il me semble que l'été ne peut pas revenir sans que je vous aie vu.—Mme Commanville doit être à Paris, mais comme je ne puis quitter mon bureau avant 6 heures et demie du soir, il m'est impossible d'aller chez elle. Je ne sais trop ce que nous allons devenir. Je crois le ministère fini et j'ai peur CXIV d'être oublié dans la débâcle. Je suis titularisé à 1,800 francs, mais si on ne me laisse que cela, c'est peu; d'autant plus que je ne sais vraiment pas pourquoi notre ministre ne m'a point pris plus tôt. Rien ne l'en empêchait.

Zola n'est pas décoré—à cause de l'article qu'il a écrit dans le Figaro!!!!.. Le chef du cabinet m'a dit que le ministère ne pouvait vraiment pas lui donner la croix en ce moment!!!... on rêve..... En quoi un article de critique détruit-il le talent de Zola?

Du reste je vois des choses ineffables. Plus on est haut, plus on est (ou devient) imbécile. Et j'ai devant certains spectacles qui me sont donnés ici, des envies subites de crier comme si j'étais pris d'une rage de dents. Oh le beau roman sur les ministères!!... M. Bardoux qui n'est pas bête, bien loin de là, s'est entouré d'une façon étonnante et ils ont tous, comme pour la croix de Zola, des subtilités de raisonnements politiques et malins d'hommes qui ..... dans leurs chausses à faire la joie du garçon.

La première de l'Assommoir aura lieu jeudi ou samedi. Zola est navré que vous ne veniez pas; il dit qu'on ne se retrouve que chez vous et qu'il va passer un hiver solitaire.

On répète ma petite pièce au 3e théâtre Français, mais je n'ai pas encore eu le temps d'aller voir une seule répétition. J'arrive ici à 9 heures et CXV je pars à 6 h. 1/2. Vous comprenez qu'il me reste peu de loisirs. Je me sépare de plus en plus de mon pauvre roman: j'ai peur que le cordon ombilical soit coupé. Et cependant je voudrais que le ministre restât, car je tâcherais de me faire une petite place ici. Je crois la chose fort possible. Après cela je pourrais enfin travailler un peu tranquille.

Notre pauvre amie Mme Brainne n'a pas de chance. Elle a en même temps une inflammation d'un œil qui l'empêche de lire et d'écrire, et une entorse!—Dites-moi vite si vous viendrez.

Je vous embrasse, mon cher maître, et vous supplie de quitter Croisset, ne serait-ce que 15 jours afin que nous puissions un peu causer. Ce monde est un désert où on ne parle même pas, faute de gens à qui on puisse rien dire.

Tout à vous,

Guy de Maupassant.


CABINET DU MINISTRE DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE, DES CULTES ET DES BEAUX-ARTS.

Ce 28 janvier 1879.

Mon bien cher Maître,

Le Figaro annonce que vous vous êtes cassé la jambe. Je suis plein d'angoisse et d'inquiétudes. J'écris à Pouchet qui devait être à Croisset dimanche; CXVI mais si l'immobilité à laquelle on doit vous condamner ne vous empêche pas d'écrire, envoyez-moi un mot, je vous prie.

Je m'efforcerai de me faire libre un dimanche (car je viens ici tous les jours maintenant) et d'aller vous voir, causer avec vous, vous apporter des nouvelles, l'air de Paris, un peu de distraction dans vos tristesses. Vraiment cela est trop. Le ciel a donc comme les gouvernements la haine de la littérature? Que vous devez être malheureux dans votre lit, sans travailler. Je ne pense qu'à vous depuis ce matin. Quand la lourde fatalité tombe sur quelqu'un, il faut qu'elle l'écrase de toutes les façons.

Ce malheur ne fait pas que me désoler, il me révolte, parce qu'il m'a l'air d'une lâcheté de la Destinée qui, ne pouvant vous atteindre complètement en votre esprit, vous frappe en votre corps. Ne serait-il pas possible de vous faire apporter ici, où, au moins, on irait vous voir, on vous entourerait!

Je vous embrasse bien fort, mon bien cher maître, et vous demande en grâce de m'écrire ou de me faire écrire un mot.

Votre

Guy de Maupassant.

Il m'a été impossible jusqu'ici d'aller voir Mme Commanville; j'en suis honteux et désolé, CXVII mais j'arrive à mon bureau à 9 heures: j'en pars au plus tôt à 6 heures et demie, ce qui ne me laisse pas une minute. Naturellement je n'ai pu voir non plus Tourgueneff.


Paris, ce mercredi.

Mon cher Maître,

..... Ma pièce va passer dans dix jours chez Ballande. Pouvez-vous, mon cher maître, m'envoyer une lettre d'introduction pour Théodore de Banville que je voudrais prier d'y venir. Je tâche d'avoir autant de critiques que je pourrai et je tiens à celui-là, parce que la pièce est en vers.

J'ai vu Banville chez vous mais il ne me reconnaît pas quand je le rencontre.

Je sais par Mme Commanville que vous allez mieux. Quand vous verra-t-on? Vous ne vous imaginez pas combien j'ai envie et besoin de vous voir.

Je vous embrasse, mon bien cher maître, en vous serrant les mains.

Bien des choses à Laporte.

Votre

Guy de Maupassant.


CXVIII

CABINET DU MINISTRE DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE, DES CULTES ET DES BEAUX-ARTS.

Paris, le 18 février 1879.

Je ne vous écris qu'un mot en courant, mon cher maître, parce que je suis surchargé de besogne. Puis ma pièce sera jouée demain soir et j'ai un travail considérable de distribution de places. J'espère que ce ne sera pas mal. J'ai écrit à Daudet pour lui demander s'il pourrait venir. Il ne m'a pas plus répondu que pour la feuille de Rose. Je lui envoie tout de même deux fauteuils sous enveloppe.

Banville a été charmant. Il viendra. J'ai aussi Lapommeraye et le Gaulois. (Peut-être!!! le Figaro.)

..... Je vais essayer d'aller vous voir; mais je ne réponds pas de réussir......

Enfin je verrai l'état de mes finances à la fin du mois et j'espère que je pourrai aller passer un jour avec vous. J'en ai grande envie et grand besoin. Je désire aussi vous parler de vous, et vous donner, sur l'histoire Gambetta, une appréciation que je crois plus juste que les autres.

Je vous écrirai aussitôt que ma pièce aura été jouée, en attendant, je vous embrasse.

Guy de Maupassant.


CXIX

26 février 1879.

 

Ma pièce a bien réussi: mieux même que je n'aurais espéré. Lapommeraye, Banville, Claretie, ont été charmants; le Petit Journal très bon, le Gaulois aimable, Daudet perfide: il a dit: «M. de M. a remis à la scène, sans s'en douter, les roses jaunes d'Alphonse Karr. Personne sans doute n'a oublié le sujet, le voici». Puis il fait l'analyse des roses jaunes (que je ne connaissais nullement) de façon à ce que cela ait une ressemblance absolue avec ma pièce, tandis que, d'après les renseignements que j'ai pris, les différences entre les deux sujets sont très sensibles; il termine par quelques mots d'éloge.—Zola n'a rien dit, j'espère que c'est pour lundi. Du reste sa bande me lâche, ne me trouvant pas assez naturaliste; aucun d'eux n'est venu me serrer la main après le succès. Zola et sa femme ont applaudi beaucoup et m'ont vivement félicité plus tard.—D'autres journaux en ont parlé avec éloge, je n'ai pu encore me les procurer.—Mme Pasca va la jouer dans le monde.

Adieu, mon cher maître, je vous embrasse bien fort et j'ai grande envie de vous voir.

Votre

G. de M.


CXX

Paris, 24 avril 1879.

Je serai toujours, mon cher maître, une victime des ministères. Voici huit jours que je veux vous écrire, et je n'ai pas pu trouver une demi-heure pour le faire. J'ai ici des rapports très agréables avec Charmes, mon chef; nous sommes presque sur un pied d'égalité, il m'a fait donner un très beau bureau, mais je lui appartiens, il se décharge sur moi de la moitié de sa besogne, il marche et j'écris du matin au soir; je suis une chose obéissant à la sonnette électrique et, en résumé, je n'aurai pas plus de liberté qu'à la Marine. Les relations sont douces, c'est là le seul avantage; et le service est beaucoup moins ennuyeux. Et le soir de ma petite pièce Charmes me disait: «Décidément il faut que nous vous laissions du temps pour travailler et, soyez tranquille, nous vous en laisserons!!!!!» Ah bien oui!! je lui suis utile et il en abuse; c'est toujours ainsi du reste, j'ai voulu me faire bien voir de lui et j'ai trop réussi.

 

Que dites-vous de Zola? moi je le trouve absolument fou. Avez-vous lu son article sur Hugo!! son article sur les poètes contemporains et sa brochure «la République et la littérature»?—«La république sera naturaliste ou elle ne sera pas»,—«JE NE SUIS QU'UN SAVANT»—!!!!—CXXI (rien que cela!—quelle modestie),—«l'enquête sociale»,—le document humain,—la série des formules,—on verra maintenant sur le dos des livres «grand roman selon la formule naturaliste».—Je ne suis qu'un savant!!!!! cela est pyramidal!!! et on ne rit pas.....

Vous n'avez pas reçu le nouveau livre d'Hennique, parce qu'il ne l'a envoyé à personne. C'est un roman qu'il a écrit à 18 ans pour le journal l'Ordre et que Dentu lui avait acheté, il ne le montre pas.—Mme Pasca (ceci entre nous) a failli mourir de chagrin de sa rupture avec Ricard et vous pouvez être assuré qu'elle ne jouera pas ma pièce chez la princesse Mathilde: elle n'a pas autre chose en la tête que son désespoir d'amour. Nom de Dieu, que les femmes sont bêtes!—Zola m'a chargé de vous dire qu'il vous attendait avec impatience pour donner le dîner qu'il a promis pour la 50e édition de l'Assommoir; il espère que vous serez ici dans les tout premiers jours de mai, parce qu'il compte partir immédiatement après; il a retardé son départ pour cela.—Les Charpentier descendent dans des profondeurs de stupidité prodigieuses, la femme est encore plus étonnante que l'homme.

Je vous attends avec impatience, je m'embête, je suis un peu souffrant, le sang circule mal, et les MÉDECINS ne peuvent que répéter leur éternelle phrase: «de l'exercice, faites de l'exercice». Je CXXII n'ai pas le temps de travailler, ce qui me rend fort grincheux. Adieu, mon cher maître, je vous embrasse filialement.

A vous,

G. de M.


CABINET DU MINISTRE DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE, DES CULTES ET DES BEAUX-ARTS.

Ce 26 décembre.

J'ai été fort bousculé ces jours-ci, mon bien cher maître, et je n'ai pu encore vous écrire. Enfin je suis installé dans un beau bureau sur des jardins, mais je trouve que ça sent le provisoire.....

Par exemple, pour du temps je n'en ai pas. J'arrive à 9 heures du matin et je pars à 6 h. 1/2 du soir. Je sors deux heures dans le jour pour déjeuner. Mais cela n'est qu'un moment à passer et je serai fort libre quand je rentrerai dans l'administration.

Je jouis d'une haute considération. Les directeurs me traitent avec déférence et les chefs de bureau m'adorent. Le reste me regarde de loin. Mes collègues posent. Ils me croient, je crois, trop simple.

Je vois des choses farces, farces, farces, et d'autres qui sont tristes, tristes, tristes; en somme, tout le monde est bête, bête, bête, ici comme ailleurs.

Une chose me gêne, j'ai déplu au lampiste, qui CXXIII n'a pas voulu me donner de lampe. Si cela continue, j'en rendrai compte au chef du cabinet.

J'ai été de nouveau à la Librairie nouvelle. M. Achille n'a pu se procurer nulle part le Bien et le mal des femmes. C'est tout à fait épuisé.

Et Zola!..... Cet article-là quinze jours avant l'Assommoir! La jolie presse qu'il aura!! Ballande va jouer en matinée (quand? je l'ignore) mon Histoire du vieux temps.—C'est toujours ça; malheureusement ça ne rapporte rien les matinées.

Détail embêtant. Au cabinet du ministre on vient tous les dimanches jusqu'à midi. Je crois que j'aurai cependant du temps pour travailler, la besogne de la maison ira vite quand j'y serai accoutumé, elle n'est pas difficile.

Je vous embrasse tendrement, mon cher maître, en vous remerciant, et je vous prie de présenter à Mme Commanville mes compliments respectueux et dévoués.

Guy de Maupassant.


CABINET DU MINISTRE DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE, DES CULTES ET DES BEAUX-ARTS.

Ce lundi.

Mon cher Maître,

..... C'est aujourd'hui que le ministère doit tomber. Je n'ai pas de chance.

L'Assommoir est un succès!

CXXIV

Par exemple c'est interminable et pas très mordant. Mais les décors sont superbes et il y a des scènes bien venues. Le delirium tremens fait évanouir les femmes. On ira voir. La première a été fort bonne. Quelques murmures ébauchés ont été arrêtés par trois salves d'applaudissements. Je crois que la pièce tiendra longtemps.

Je vous embrasse, mon cher maître, et vous prie de venir le plus tôt possible.

Guy de Maupassant.

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