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Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 01

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A l'obligeance de Mme Commanville, aujourd'hui Mme Franklin Grout, nièce de Gustave Flaubert, nous devons communication des Lettres à Gustave Flaubert.

CXXV


LETTRES

À SA MÈRE ET À SES AMIS.

Yvetot, ce 2 mai 1864.

Chère Maman,

On ne donnera les places que cet après-midi, et je commence ma lettre ce matin.

Je viens d'apprendre qu'on ne donnera les places que demain mardi, parce que M. le Supérieur est à Rouen aujourd'hui. Nous n'avons plus une seule rougeole. Je désespère pour mon Racine; je croyais que nous avions encore au moins cinq compositions en thème latin, et il n'y en a plus qu'une, et deux en grec. Je ne comprends rien à cette malheureuse langue. Donc, je n'espère rien de bien pour le grec. Quant à la composition en version, dont on donnera les places demain, je crois être bien. Nous ne composerons plus maintenant avant près de 3 semaines. Je ne t'écrirai plus avant la sortie. Ainsi donc, CXXVI entendons-nous pour cela, tu sais que nous ne rentrons qu'à 7 heures du soir. Si Germer est revenu, tu pourras venir avec ma tante, qui compte venir en voiture, et ainsi partir le plus tard possible sans être fixée par le train, ni obligée de coucher ici. Écris-moi pour me dire quelle est ta résolution. Que vas-tu faire?

Eh bien, voici de la pluie; il y a assez longtemps que nous la demandons. Je voudrais savoir quand commence l'été d'après le calendrier.

Comment va Henri? a-t-il toujours ses camarades? Sais-tu si Germer va bientôt revenir? va-t-il mieux? Il a eu des vacances assez longues, j'espère; il n'a pas à se plaindre.

Tu diras que j'en parle bien longtemps d'avance, mais si cela ne te faisait rien, au lieu du bal que tu m'as promis au commencement des grandes vacances, je te demanderai un petit dîner, ou bien seulement, toujours si cela ne te faisait rien, de me donner seulement la moitié de l'argent que t'aurait coûté le bal, parce que cela m'avancera toujours pour pouvoir acheter un bateau. Et c'est l'unique pensée que j'ai depuis la rentrée, non seulement depuis la rentrée de Pâques, mais aussi depuis la rentrée des grandes vacances. Je ne veux pas acheter des bateaux que l'on vend aux Parisiens, cela ne vaut rien, mais j'irai chez un douanier que je connais et il me vendra un bateau comme ceux qui sont dans l'église, c'est-à-dire un CXXVII bateau-pêcheur tout rond dessous. Si je n'ai pas de prix, j'espère au moins avoir un accessit.

Je n'ai plus le temps de continuer ma lettre aujourd'hui, chère maman; à demain.

Ce mardi.

Je suis 2e en version latine. Tu vois que me voici revenu entre les 1ers; j'ai manqué être premier: ma composition a été à 2 professeurs avec celle du 1er. Mais je suis 2e, cela fait 30 sous que tu me dois, et bonne maman 30. Cela me donne 3 francs. Mais il n'y a plus qu'une composition en latin, je ne pourrai pas gagner mon Racine, mais si j'ai un ou deux accessit (sic), voudras-tu me le donner?

Adieu, chère maman, je t'embrasse très fort. Embrasse bien Hervé pour moi.

Ton fils,

Guy de Maupassant.


À SA MÈRE.

1870

Je t'ai envoyé le conducteur de la voiture du Havre pour te donner de mes nouvelles, chère mère. Mais, dans la crainte qu'il n'y aille pas, je t'envoie un mot.

Je me suis sauvé avec notre armée en déroute; j'ai failli être pris. J'ai passé de l'avant-garde à l'arrière-garde pour porter un ordre de l'intendant CXXVIII au général. J'ai fait 15 lieues à pied. Après avoir marché et couru toute la nuit précédente pour des ordres, j'ai couché sur la pierre dans une cave glaciale; sans mes bonnes jambes, j'étais pris. Je vais très bien.

Adieu. Plus amples détails demain. Je t'embrasse de tout cœur, ainsi qu'Hervé. Compliments à tout le monde; bien des choses à Josèphe.

Ton fils,

Guy de Maupassant.


À SA MÈRE.

Paris, ce samedi [1870].

Je t'écrirai encore quelques mots aujourd'hui, chère mère, parce que d'ici à deux jours les communications seront interrompues entre Paris et le reste de la France. Les Prussiens arrivent sur nous à marche forcée. Quant à l'issue de la guerre, elle n'offre plus de doute, les Prussiens sont perdus, ils le sentent très bien du reste et leur seul espoir est d'enlever Paris d'un coup de main, mais nous sommes prêts ici à les recevoir.

Quant à moi, je ne couche pas encore à Vincennes et je ne me presse pas d'y avoir un lit, j'aime mieux être à Paris pour le siège que dans le vieux fort, où nous sommes logés là-bas, lequel vieux fort sera abattu à coups de canon par les Prussiens. Mon père est aux abois, il veut absolument CXXIX me faire entrer dans l'Intendance de Paris,—et il me fait les recommandations les plus drôles pour éviter les accidents.—Si je l'écoutais, je demanderais la place de gardien du grand égout collecteur pour ne pas recevoir de bombes. Robert va se trouver au premier feu à Saint-Maur. Les mobiles ont le chassepot, ils font bonne contenance. Médrinal m'a écrit pour que je lui prête mon Lefaucheux, je vais lui répondre que je l'ai promis à mon cousin Germer. Mme Denisane m'a offert hier une place à l'Opéra, j'ai été entendre la Muette, c'est très joli.

Faure-Dujarric, qui est très lié avec l'intendant général, s'est mis tout à ma disposition pour me caser le plus agréablement possible, il a été trouver l'intendant et il y retourne demain, car la vie de caserne est bien ennuyeuse, je serai bien mieux dans les bureaux ou au camp, mais on n'y verra plus personne, les communications avec l'armée étant devenues très difficiles.

Adieu, chère mère, je t'embrasse de tout cœur, ainsi qu'Hervé. Bien des choses à Josèphe. Mon père te serre la main.

Ton fils,

Guy de Maupassant.

Je m'embête abominablement! Quand je serai repris à l'Intendance il fera beau temps! Médrinal peut prendre l'autre fusil.


CXXX

À SA MÈRE.

24 septembre 1873.

Tu vois que je ne tarde pas à t'écrire, mais en vérité je ne puis attendre plus longtemps. Je me trouve si perdu, si isolé, et si démoralisé que je suis obligé de venir te demander quelques bonnes pages. J'ai peur de l'hiver qui vient, je me sens seul, et mes longues soirées de solitude sont quelquefois terribles. J'éprouve souvent, quand je me trouve seul devant ma table avec ma triste lampe qui brûle devant moi, des moments de détresse si complets que je ne sais plus à qui me jeter. Et je me disais souvent dans ces moments-là, l'hiver dernier, que tu devais avoir aussi d'affreuses tristesses pendant les longues et froides soirées de décembre et de janvier. J'ai repris ma vie monotone, en voici pour 3 mois. L. F. ne peut pas dîner avec moi ce soir; il dîne en ville, cela m'ennuie, nous aurions pu causer un peu ensemble... J'ai écrit tout à l'heure, pour me distraire un peu, quelque chose dans le genre des Contes du Lundi. Je te l'envoie, cela n'a naturellement aucune prétention, puisque je l'ai écrit en un quart d'heure. Je te prierai cependant de me le renvoyer, parce que je pourrai en faire quelque chose. Il y a plusieurs phrases peu correctes, mais je corrigerai cela quand je m'en servirai. Je voudrais bien me trouver reporté quinze jours CXXXI en arrière, c'est décidément bien court, on n'a pas le temps de se voir et de causer et une fois la vacance finie, on se dit: «Mais comment cela s'est-il fait? Je suis à peine arrivé, je n'ai encore causé avec personne.»

Adieu, ma chère mère, je t'embrasse mille et mille fois, ainsi qu'Hervé.

Ton fils,

Guy de Maupassant.


À SA MÈRE.

MINISTÈRE DE LA MARINE ET DES COLONIES.

Paris, ce 30 octobre 1874.

 

Essaie de me trouver des sujets de nouvelles. Dans le jour, au ministère, je pourrais y travailler un peu. Car mes pièces me prennent toutes mes soirées, et j'essaierai de les faire passer dans un journal quelconque.

 

Quelques détails sur notre famille, trouvés dans les vieux papiers que je lis en ce moment. Voici les titres de J.-Bte de Maupassant: Écuyer, Conseiller secrétaire du Roi, du Gd Collège, Maison, Couronne de France et de ses Finances, Noble du St Empire, Doyen de l'Ancien Conseil de feu Sa Majesté Imple en France, Doyen du CXXXII Conseil de feu S. A. Mgr le Prince de Condé et Conseil particulier de S. A. Sérénissime Mgr Louis de Bourbon, Comte de Clermont, prince du sang.

Sa femme, dont nous avons le portrait, était Marie-Anne de La Marche. Son fils Louis-Camille de Maupassant eut pour parrain Louis de Gand de Mérodes de Montmorency, et pour marraine, Marguerite Camille de Grimaldy de Monaco. Son mariage avec Mlle d'Avignon, belle-sœur du Marquis d'Aligre, se fit en présence et de l'agrément de très haut, très puissant et très excellent Prince Mgr Louis de Bourbon, Comte de Clermont, Prince de sang, et de très haut et très puissant Seigneur Mgr le Marquis d'Aligre, Président du Parlement. Alliés par mariage: les de Bar, Claude-Denis Dorat de Chameubles, commandeur de l'Ordre de Saint-Lazare, Texier de Montainville de Briqueville, et Jacques-Gabriel Bazin, marquis de Beszons, lt gl des armées du Roi, le Marquis de Courtavel, etc.

Ton fils,

Guy de Maupassant.


À SA MÈRE.

29 novembre 1874.

 

Je vais faire présenter mon Histoire du Vieux Temps à l'Odéon, par Raymond Deslandes, en CXXXIII suppliant qu'on ne me la garde pas trop longtemps, pour pouvoir la présenter au concours de la Gaîté.....


Paris, jeudi, 29 juillet 1875.

Ma chère Mère,

Voici enfin le beau temps revenu et j'espère que cela va te faire louer ta maison. Il fait aujourd'hui une chaleur terrible, et les derniers Parisiens vont très certainement se sauver. Quant à moi, je canote, je me baigne, je me baigne et je canote. Les rats et les grenouilles ont tellement l'habitude de me voir passer à toute heure de la nuit avec ma lanterne à l'avant de mon canot qu'ils viennent me souhaiter le bonsoir. Je manœuvre mon gros bateau comme un autre manœuvrerait une yole, et les canotiers de mes amis qui demeurent à Bougival (2 lieues 1/2 de Bezons) sont supercoquentieusement émerveillés quand je viens vers minuit leur demander un verre de rhum. Je travaille toujours à mes scènes de canotage dont je t'ai parlé, et je crois que je pourrai faire un petit livre assez amusant et vrai en choisissant les meilleures des histoires de canotiers que je connais, en les augmentant, brodant, etc.

Ton fils,

Guy de Maupassant.


CXXXIV

MINISTÈRE DE LA MARINE ET DES COLONIES.

Ce mercredi.

Ma chère Mère,

 

Je vais te raconter maintenant une aventure qui m'est arrivée l'autre jour. Comme je passais rue N.-D. de Lorette, j'ai aperçu un attroupement, je me suis approché. C'était à cause d'un homme du peuple qui frappait avec fureur un enfant d'une dizaine d'années. La colère m'a pris, j'ai empoigné l'homme au collet et je l'ai conduit au poste de la rue Bréda. Là, les sergents de ville, après s'être assurés que l'enfant était son fils, m'ont laissé entendre que je me mêlais de ce qui ne me regardait pas, qu'un père avait bien le droit de corriger son fils si l'enfant était indocile—et je suis parti avec ma veste—et sais-tu pourquoi cela? Parce que si on avait donné suite à l'affaire, il aurait fallu mettre dans le rapport que l'homme avait été arrêté par un bourgeois et que le commissaire aurait flanqué un suif aux agents de service dans la rue N.-D. de Lorette pour ne s'être pas trouvés là au moment de l'affaire.....

Ton fils,

Guy.


CXXXV

8 mars 1875.

Ma chère Mère,

 

Nous allons, quelques amis et moi, jouer dans l'atelier de Leloir une pièce absolument lubrique où assisteront Flaubert et Tourgueneff.

Inutile de dire que cette œuvre est de nous. En fait d'œuvre, voici une pièce de vers que j'ai faite dernièrement.

SOMMATION RESPECTUEUSE.
Je connaissais fort peu votre mari, madame;
Il était bête et laid, je n'en savais pas plus;
Mais on n'est pas fâché, quand on aime une femme,
Que le mari soit borgne, ou bancal, ou perclus.
Je sentais que cet être inoffensif et bête
Se trouvait trop petit pour être dangereux,
Qu'il pouvait demeurer debout entre nous deux,
Que nous nous aimerions au-dessus de sa tête.
Que m'importait, d'ailleurs. Mais un jour, contre moi,
Vous avez fait surgir ce grotesque bonhomme;
Vous parlez de mari, de devoirs, et de loi;
Quel époux avez-vous et quel devoir en somme?
Il est votre mari! De quel droit, s'il vous plaît?...
De par l'autorité. L'Église et votre mère.
Parents et loi, madame, et le prêtre et le maire
N'ont pas le droit d'unir la plus belle au plus laid.
Car Dieu donne à chacun celle qui lui ressemble,
Dieu protège et bénit les amours assortis,
Les hommes, de ses mains, par couples sont sortis;
Il les fait l'un pour l'autre et dit: «Vivez ensemble!»
CXXXVI
Dieu qui créa l'esprit pour aimer la Beauté,
Dieu qui ne comprend pas qu'on discute et calcule
Le plus ou moins d'argent par la dot apporté,
N'avait point fait pour vous ce magot ridicule.
Quoi, pourriez-vous avoir un instant de remords?
Est-ce qu'on peut tromper cet avorton bonasse,
Eunuque, je suppose, et d'esprit et de corps,
Que le ciel, par dégoût, jeta seul de sa race.
Oui, quand Dieu contempla ce burlesque portrait,
Il rit et, par dédain, il lui permit de naître,
Mais le voyant si laid sur terre, il eut regret
Et n'osa pas créer de femme pour cet être.
Vous n'êtes pas la sienne... infâme préjugé!
Vous n'êtes pas liée à cet homme factice
Que le ciel destina, dans sa grande justice,
Pour les noirs du sérail ou les noirs du clergé.
Soufflez, gonflez de vent ce gendarme en baudruche,
Puéril épouvantail que sur l'amour on juche
Comme on met sur un arbre un mannequin de bois
Dont les oiseaux n'ont peur que la première fois.
Entre mes bras bientôt je vous aurai saisie;
Nous allons l'un vers l'autre irrésistiblement;
Qu'il reste entre nous deux ce bonhomme vessie,
Nous le ferons crever dans un embrassement.

Adieu, ma chère mère. Je t'embrasse de tout cœur, ainsi qu'Hervé; bien des choses à tout le monde; compliments à Josèphe.

Ton fils,

Guy de Maupassant.


CXXXVII

À SA MÈRE.

Paris, ce 20 septembre 1875.

Ce lundi.

J'ai reçu ta lettre ce matin, ma chère mère, et, comme j'ai aujourd'hui quelques minutes de liberté, j'y réponds de suite.

Je vais d'abord te raconter ma journée d'hier, d'autant plus que j'ai fait une excursion des plus remarquables.

Je suis parti samedi soir par le chemin de fer de Limours, et j'ai pris mon billet pour Saint-Rémy, village situé à 8 lieues de Paris et près de Chevreuse. J'avais avec moi un seul camarade, M....., un peintre et marcheur intrépide. De Saint-Rémy nous gagnons Chevreuse où nous dînons, après quoi nous faisons un tour le long..... le long de l'Yvette, qui nous paraît fort jolie, et nous nous couchons. Hier, à 5 heures du matin, nous étions debout. Nous allons d'abord visiter les ruines du château de Chevreuse, qui sont pittoresques et bien placées sur une hauteur dominant la vallée; puis (pardon du détail) nous achetons du saucisson, du jambon, 2 livres de pain, du fromage et un verre, et nous nous mettons en route. La vallée est jolie, avec des points de vue ravissants et une puissance de végétation remarquable, mais cependant j'avouerai que j'attendais mieux. Nous nous dirigeons ensuite vers Cernay, dont on m'avait beaucoup vanté les CXXXVIII vaux remplis de cascatelles. J'ai vu en route une chose qui m'a fait croire que j'étais près du Paradou.

Un parc, ou plutôt un chaos de verdure immense où on ne distinguait pas une éclaircie, pas un point de vue ménagé: une infranchissable muraille de feuilles. Nous avons suivi le mur d'enceinte pendant 5 kilomètres et nous n'en apercevions pas le bout, et comme nous demandions à une vieille à qui appartenait cette merveilleuse propriété, elle nous a répondu d'un air rogue et indigné: «Tout le monde sait, Monsieur, que c'est la propriété du duc de Luynes.» Notre demande était pourtant naturelle; nous nous savions à 6 kilomètres du château de Dampierre, le parc a donc 6 kilomètres de large!!! et une longueur? Nous arrivons ensuite à Cernay et nous descendons dans la vallée; là j'ai été véritablement ébloui par la merveilleuse beauté du paysage: j'apercevais devant moi une adorable petite vallée dont tout le fond était un étang planté de roseaux. Nous descendons dans les bois et nous touchons aux cascatelles. Je doute que les fameux jardins de Frascati, dont tu m'as si souvent parlé, soient aussi beaux que cette vallée: figure-toi d'abord un bois avec des chênes d'une grosseur et d'une hauteur improbables, sur nos têtes une voûte de feuilles, autour de nous des roches rouges et grises, grosses comme des maisons, et une rivière sautant de rocher, courant à droite et à gauche; j'ai pensé à certaines descriptions CXXXIX de la Jérusalem Délivrée. Nous avons ensuite continué notre chemin le long des étangs que nous avons suivis pendant 3 lieues au milieu d'un paysage féerique, suivant le pied d'un coteau boisé où les arbres s'interrompaient tout à coup pour faire place à ces immenses rochers gris qui perçaient la terre de tous côtés. Une seule chose nous troublait, c'était la quantité prodigieuse de reptiles qui fuyaient devant nous. Pendant près de deux heures nous n'avons pas vu une maison, pas rencontré un habitant; nous allions à la découverte, et nous avons été obligés de boire de l'eau à la rivière en mangeant notre frugal déjeuner. On nous a dit ensuite que personne ne visitait cette vallée à cause de la difficulté d'accès: il faut être marcheur enragé pour aller jusqu'au bout. Le dernier étang, plus petit que les autres, est entouré d'un rideau de sapins: il est aussi sombre et désolé que les autres sont gais et riants. Nous arrivons ensuite à Fargis. De là, nous allons à Trappes par une affreuse grand'route, et nous allons voir l'étang de Saint-Quentin. Ça c'est autre chose. Figure-toi une immense plaine, une nappe d'eau dont nous n'avons pas vu les bouts, elle a 5 kilomètres de long, des roseaux sur les bords, au milieu des centaines de poules d'eau, et sur la berge des douzaines de chasseurs. Les poules d'eau regardent les chasseurs, les chasseurs regardent les poules d'eau, et on attend. De minute CXL en minute un coup de fusil, c'est pour quelque malheureuse poule qui s'est aventurée trop près des bords; immédiatement un gamin se met à l'eau et rapporte la victime.

Nous avons gagné Versailles, puis Port-Marly, enfin Chatou à 9 h. 1/2, et nous avons retrouvé là nos amis. Nous marchions depuis 5 heures du matin et nous avions fait 15 lieues, ou si tu aimes mieux 60 kilomètres, environ 70.000 pas!!! Nos pieds étaient en marmelade.

Pendant toute cette journée, j'étais poursuivi par une idée fixe, j'avais chaud, j'étais couvert de poussière et je me disais: comme un bain de mer me serait agréable. Pendant la seule partie laide de notre promenade, c'est-à-dire de Fargis à Trappes, nous avons été poursuivis par une pluie battante. Il avait fait beau jusque-là; nous avons eu ensuite beau temps jusqu'à 7 heures du soir et alors une nouvelle averse. Aujourd'hui le temps est à peu près remis et il fait très chaud. Je crois que l'été sera bientôt au mois de décembre et l'hiver au mois de juillet. On pourra probablement cette année prendre des bains de mer jusqu'à la fin d'octobre. Y a-t-il encore beaucoup de monde à Étretat? C'est moi qui n'apprécierais pas du tout un souper au clair de la lune sur le galet d'Antifer. Oh! non, mais non.....

Ton fils,

Guy de Maupassant.


CXLI

À SA MÈRE.

Paris, ce 6 octobre 1875.

Je m'imagine que tu dois te trouver bien isolée, ma chère mère, et l'hiver qu'on annonce devoir être très dur m'épouvante beaucoup pour toi.

Si seulement nous étions au mois de janvier, le cap terrible serait doublé; quand les jours s'allongent, pour moi, on est sauvé. C'est décembre qui me terrifie, le mois noir, le mois sinistre, le mois profond, le minuit de l'année. On nous a déjà donné des lampes au ministère, dans un mois nous ferons du feu. Je voudrais bien être au jour où on l'éteindra.

J'ai été l'autre jour pour voir si Flaubert était revenu, et j'ai appris qu'il n'habitait plus rue Murillo, mais faubourg Saint-Honoré, 240. Je me suis rendu à cette nouvelle adresse, et là on n'a pas pu me dire quand il viendrait. Comme je sais par L..... que Louis a été à Croisset l'autre jour et qu'Émile a répondu que M. Flaubert n'était pas à Croisset et qu'il ignorait où il se trouvait, je crains qu'il soit malade et que pour cette raison, il ait refusé de recevoir Louis et Leloir.

 

Maintenant, je te prie aussi d'aller à la mairie prier M. E..... de me faire savoir de suite les renseignements suivants demandés par le Ministère de la guerre. Comme j'étais parti avant le CXLII tirage au sort (classe 1870) le maire d'Étretat a évidemment tiré pour moi; par suite, dans quelle subdivision de région a eu lieu le tirage au sort? Quel était mon numéro du registre matricule? Il m'est arrivé hier soir un petit accident qui aurait pu avoir des suites, mais qui heureusement n'a rien été, en me penchant trop près d'une bougie j'ai mis le feu à ma barbe: j'ai arrêté de suite l'incendie avec ma main, mais tout un côté était flambé et il a fallu me raser ce qui m'ennuie beaucoup, car je vais avoir l'ennui de la laisser repousser et c'est bien incommode et bien laid pendant les trois premiers mois.

Je ne sais absolument de quelle façon arranger mon chapitre de la bonne et du singe dans Héraclius[27] et je suis très embarrassé. Je commence ma comédie Une répétition et aussitôt qu'elle sera finie je ferai en même temps que mes nouvelles de canotage une série de nouvelles intitulée: Grandes misères des petites gens. J'ai déjà 6 sujets que je crois très bons. Par exemple ce n'est pas gai. Adieu, ma chère mère, je t'embrasse de tout cœur. Bien des choses à tout le monde.

Ton fils,

Guy de Maupassant.


CXLIII

À ÉMILE ZOLA.

MINISTÈRE DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE ET DES BEAUX-ARTS.
Secrétariat.—1er bureau.

Cher Maître et Ami,

Je viens vous demander un service que vous m'avez, du reste, promis le premier: c'est de dire quelques mots de mon volume de vers dans votre feuilleton du Voltaire. J'ai eu un article au Globe, un au National, de Banville, deux citations fort élogieuses au Temps, un article excellent au Sémaphore de Marseille, un autre dans la Revue politique et littéraire, des citations aimables dans le Petit Journal, le XIXe Siècle, etc. et, hier soir, une conférence de Sarcey.

La vente va bien, du reste, et la première édition est presque épuisée, mais j'aurais besoin d'un bon coup d'épaule pour enlever les 200 exemplaires qui restent. La deuxième édition est prête.

Laffitte m'a demandé une nouvelle que je lui fais.—J'ai refusé de fixer le prix, voulant vous consulter à ce sujet. Je viens, en outre, d'entrer au Gaulois ainsi que Huysmans. Nous donnerons chacun un article par semaine et nous toucherons 500 francs par mois.

Je ne saurais vous dire combien je pense à Flaubert, il me hante et me poursuit. Sa pensée CXLIV me revient sans cesse, j'entends sa voix, je retrouve ses gestes, je le vois à tout moment debout devant moi avec sa grande robe brune, et ses bras levés en parlant. C'est comme une solitude qui s'est faite autour de moi, le commencement des horribles séparations qui se continueront maintenant d'année en année, emportant tous les gens qu'on aime, ou qui sont nos souvenirs, avec qui nous pouvions le mieux causer des choses intimes. Ces coups-là nous meurtrissent l'esprit et nous laissent une douleur permanente dans toutes nos pensées.

Adieu, mon cher maître et ami, croyez à mes sentiments bien affectueux et bien dévoués et présentez, je vous prie, à Mme Zola mes compliments empressés, respectueux.

Guy de Maupassant.


Étretat, ce mardi. [Janvier 1881.]

Ma bien chère Mère,

Je t'écris sur un coin de table dans notre petit salon. Les deux chiens fort maigres, mais gais et bien portants, sont couchés à mes pieds, Matho me dérange sans cesse en se frottant contre ma jambe. Daphné est tout à fait guérie.

Quant à moi je me mouche, j'éternue, envahi par un affreux rhume de cerveau, car j'ai voyagé CXLV toute la nuit par un froid de cinq degrés, et je ne peux pas m'échauffer dans notre maison glacée. Le vent froid souffle sous les portes, la lampe agonise, et le feu vif m'éclaire, un feu qui grille la figure et n'échauffe pas l'appartement. Tous les objets anciens sont autour de moi, mornes, navrants, aucun bruit ne vient du village mort sous l'hiver. On n'entend pas la mer.

J'ai froid plus encore de la solitude de la vie que de la solitude de la maison.

Je sens cet immense égarement de tous les êtres, le poids du vide. Et au milieu de cette débandade de tout, mon cerveau fonctionne lucide, exact, m'éblouissant avec le Rien éternel. Cela a l'air d'une phrase du père Hugo: mais il me faudrait beaucoup de temps pour rendre mon idée claire dans un langage précis. Ce qui me prouve une fois de plus que l'emphase romantique tient à l'absence de travail.

Il fait très froid tout de même et il fait lamentable.

 

Je ferme celle-ci bien vite, car la poste part à 6 heures, la terre étant couverte de neige.

Pourvu que je ne sois pas bloqué ici.

Adieu, ma bien chère mère, je t'embrasse bien tendrement et longtemps de tout mon cœur.

Ton fils,

Guy de Maupassant.

CXLVI

J'ai presque fini ma nouvelle sur les femmes de bordel à la première communion. Je crois que c'est au moins égal à Boule de Suif, sinon supérieur.


À SA MÈRE.

Saïda, vendredi. [Août 1881.]

Toujours un seul mot, ma bien chère mère, rien que pour te donner de mes nouvelles qui sont excellentes. Je viens de pousser une pointe jusqu'aux chotts sans avoir rencontré aucun Bou-Amama. Je pars dans une heure pour Alger où je vais enfin trouver des lettres et des journaux, car je n'ai rien reçu depuis mon départ de cette ville. Je supporte admirablement la chaleur. Et je t'assure qu'elle était raide sur les hauts plateaux. Nous avons voyagé un jour entier avec le siroco qui nous soufflait du feu dans la figure. On ne pouvait plus toucher aux canons de nos fusils qui nous brûlaient les mains. Sous toutes les pierres on trouvait des scorpions. Nous avons rencontré des chacals, et des chameaux morts que dépeçaient des vautours.

Un officier de zouaves dont nous avons rencontré le détachement en plein désert m'a dit que Zola avait fait un article sur moi dans le Figaro.


CXLVII

À MADAME LECOMTE DU NOUY[28].

Hôtel de Catane; Ragusa, 15 mai 1884.

Chère Madame et Amie,

Je veux chaque jour vous écrire pour vous demander des nouvelles et de vous et de votre famille; et puis le voyage prend toutes mes minutes. Je me lève à quatre ou cinq heures du matin, et puis je roule en voiture et je marche sur mes jambes. Je vois des monuments, des montagnes, des villes, des ruines, des temples grecs étonnants en des paysages bizarres, et puis des volcans, de petits volcans qui crachent de la boue, et de grands volcans qui crachent du feu. Je vais partir dans une heure pour faire l'ascension de l'Etna. Comment allez-vous? votre mari est-il près de vous en ce moment? comment vont votre fils? votre mère? votre frère? Votre père est-il revenu?

Je pense que je rentrerai à Paris dans quinze jours ou vingt jours. Et puis j'irai un peu à Étretat, et puis en Auvergne, à Châtel-Guyon, car mon estomac ne va guère et mes yeux ne vont pas du tout. Quant à mon cœur, il marche avec une régularité CXLVIII d'horloge et je grimpe les montagnes sans le sentir une seconde.

Écrivez-moi donc un mot à Rome, où je serai dans quelques jours chez le comte Primoli, Palazzo Primoli, via Torre di Nina.

Je vous baise les mains, chère Madame et amie, en me rappelant au bon souvenir de tous les vôtres.

Guy de Maupassant.


À MADAME LECOMTE DU NOUY.

Antibes, 2 mars 1886.

Madame et chère Amie,

Que vous dirai-je d'ici? Je navigue, et je travaille surtout. Je fais une histoire de passion très exaltée, très alerte, et très poétique. Ça me change—et m'embarrasse. Les chapitres de sentiments sont beaucoup plus raturés que les autres. Enfin ça vient tout de même; on se plie à tout avec de la patience; mais je ris souvent des idées sentimentales, très sentimentales et tendres, que je trouve, en cherchant bien! J'ai peur que ça me convertisse au genre amoureux, pas seulement dans les livres, mais aussi dans la vie; quand l'esprit prend un pli, il le garde, et vraiment il m'arrive quelquefois en me promenant sur le cap CXLIX d'Antibes, un cap solitaire comme une lande en Bretagne, en préparant un chapitre poétique au clair de lune, de m'imaginer que ces aventures-là ne sont pas si bêtes qu'on le croirait.

Je vais assez souvent à Cannes, qui est aujourd'hui une cour ou plutôt une basse-cour de Rois.—Rien que des Altesses et Tout ça règne dans les Salons de leurs nobles sujets. Moi je ne veux plus rencontrer un prince, plus un seul, parce que je n'aime pas rester debout des soirées entières, et ces rustres-là ne s'asseyant jamais, laissent non seulement les hommes, mais aussi toutes les femmes perchées sur leurs pattes de dindes de neuf heures à minuit, par respect de l'Altesse Royale.

Le prince X....., qui serait fort beau avec la blouse bleue du marchand de porcs normand, bien qu'il ressemble à l'animal plutôt qu'au vendeur, règne sur un peuple....., en face du comte....., un vrai serrurier, qui règne sur un peuple de nobles, faux ou vrais. Cependant les..... l'emportent de beaucoup en nombre et en fortune. Dans dix ans Cannes sera..... ou ne sera pas.

A côté de ces 2 monarques on voit au moins cent altesses, roi de Wurtemberg, grand-duc de Mecklembourg, duc de Bragance, etc., etc. La société cannoise en est devenue folle. Il est facile de constater que ce n'est pas par les Idées que périra la noblesse d'aujourd'hui comme son aînée de 89. Quels crétins!!!

CL

De temps en temps tous ces princes vont rendre visite à leur cousin de..... Alors la scène change dès la gare. Les Altesses qui daignaient à peine tendre un doigt, la veille, à leurs fidèles et très nobles serviteurs, inclinés jusqu'à leurs genoux, sont bousculés par les commissionnaires, coudoyés et poussés par des commis voyageurs, entassés dans des wagons avec les hommes les plus communs, les plus grossiers et les plus mal appris..... Et on s'aperçoit avec stupeur que, si on n'était prévenu, il serait impossible de reconnaître la distinction royale et la vulgarité bourgeoise; c'est là une comédie admirable, admirable..... admirable..... que j'aurais un plaisir infini—vous entendez infini—à raconter si je n'avais des amis, de très charmants amis, parmi les fidèles de ces grotesques. Et puis le duc....., lui-même, est si gentil à mon égard que vraiment je ne peux pas: mais ça me tente, ça me démange, ça me ronge..... En tous cas, cela m'a servi de formuler ce principe qui est plus vrai, soyez-en convaincue, que l'existence de Dieu.

Tout heureux qui veut garder l'intégrité de sa pensée, l'indépendance de son jugement, voir la vie, l'humanité et le monde en observateur libre, au-dessus de tout préjugé, de toute croyance préconçue et de toute religion, doit s'écarter absolument de ce qu'on appelle les relations mondaines, car la bêtise universelle est si contagieuse, CLI qu'il ne pourra fréquenter ses semblables, les voir et les écouter, sans être, malgré lui, entraîné par leurs convictions, leurs idées et leur morale d'imbéciles.

Enseignez cela à votre fils au lieu du catéchisme, et laissez-moi vous baiser les mains.

Maupassant.

Le roman auquel il est fait allusion dans cette lettre est Mont-Oriol.


À M. MAURICE VAUCAIRE[29].

Monsieur,

Établir les règles d'un art n'est pas chose aisée, d'autant plus que chaque tempérament d'écrivain a besoin de règles différentes. Je crois que pour produire il ne faut pas trop raisonner. Mais il faut regarder beaucoup et songer à ce qu'on a vu. Voir: tout est là, et voir juste. J'entends par voir juste, voir avec ses propres yeux et non avec ceux des maîtres. L'originalité d'un artiste s'indique d'abord dans les petites choses et non dans les grandes. Des chefs-d'œuvre ont été faits sur d'insignifiants détails, sur des objets vulgaires. Il faut trouver aux choses une signification qui n'a CLII pas encore été découverte et tâcher de l'exprimer d'une façon personnelle.

Celui qui m'étonnera en me parlant d'un caillou, d'un tronc d'arbre, d'un rat, d'une vieille chaise, sera, certes, sur la voie de l'art et apte, plus tard, aux grands sujets.

On a trop chanté les aurores, les soleils, les rosées et la lune, les jeunes filles et l'amour, pour que les derniers venus n'imitent pas toujours quelqu'un en touchant à ces sujets.

Et puis je crois qu'il faut éviter les inspirations vagues. L'art est mathématique, les grands effets sont obtenus par des moyens simples et bien combinés. Buffon a dit: «Le génie n'est qu'une longue patience.»

Je crois que le talent n'est qu'une longue réflexion, étant donné qu'on a l'intelligence.

Certes, vous avez des dons poétiques, un esprit qui reçoit bien les impressions, qui se laisse bien pénétrer par les objets et les idées. Il ne vous faudrait, à mon humble avis, qu'une tension de réflexion pour utiliser pleinement vos moyens en évitant surtout les pensées dites poétiques, et en cherchant la poésie dans les choses précises ou méprisées où peu d'artistes ont été la découvrir.

Mais surtout, surtout, n'imitez pas, ne vous rappelez rien de ce que vous avez lu; oubliez tout, et (je vais dire une monstruosité que je CLIII crois absolument vraie), pour devenir bien personnel, n'admirez personne.

Il est difficile, en cinquante lignes, de parler de ces choses sans avoir l'air pédant, et je m'aperçois que je n'ai pas évité l'écueil.—Je vous serre cordialement la main.

Guy de Maupassant.


Mon cher Confrère,

J'espérais vivement et vainement n'être point cité parmi ceux qui ont refusé la croix. Votre article me démontre que j'ai eu tort d'espérer cela. J'ai lu d'ailleurs des échos et reçu des lettres qui me prouvent qu'on a fait, à ce sujet, quelque bruit. Je n'y suis pour rien et j'ignore qui a répandu la nouvelle un peu erronée qui court.

On ne m'a point proposé la croix; on m'a interrogé seulement pour le cas où le ministre songerait à moi. J'ai répondu que je considérais comme une grossièreté de refuser une distinction très recherchée et très respectable—mais j'ai prié qu'on ne me l'offrît point et qu'on demandât au ministre de m'oublier.

J'ai toujours dit, tous mes amis en pourraient témoigner, que je désirais rester en dehors de tous les honneurs et de toutes les dignités. J'ai eu soin de le répéter souvent, et depuis fort longtemps, CLIV afin qu'on ne me suspectât point d'arrière-pensée à un moment donné.

Quant à mes raisons, elles sont trop nombreuses pour être écrites.

Une seule suffirait, d'ailleurs: je n'admets point de hiérarchie officielle dans les lettres. Nous sommes ce que nous sommes sans avoir besoin d'être classés.

Si la Légion d'honneur n'avait point de degrés je la comprendrais davantage, mais les grades constituent une échelle de mérite vraiment par trop fantaisiste.

Vous avez cité Edmond de Goncourt. Peut-on contester sa haute valeur et surtout son influence sur la littérature contemporaine? Personne, peut-être, n'en eut plus que lui.

Or, il demeure chevalier de la Légion d'honneur, tandis que les grades supérieurs sont réservés sans doute à ses élèves.

Quand on est décidé à ne jamais rien solliciter de personne, il vaut mieux vivre sans titres honorifiques, car si on en obtient un, par hasard, sans intrigue, on est presque certain d'en rester là, et....., quand on prend du ruban, on n'en saurait trop prendre.

Cette raison n'est peut-être pas la meilleure, mais quand on n'a point envie d'une chose, la moindre raison vous décide à ne la point demander, et à empêcher qu'on vous la donne. Je tenais CLV cependant à vous dire, après votre article, que j'ai, pour la Légion d'honneur, un grand respect, et je ne voudrais point qu'on crût le contraire.

Recevez, Monsieur et cher Confrère, l'assurance de mes sentiments dévoués.

Guy de Maupassant.

Nous avons trouvé cette lettre, surchargée de ratures, dans les papiers personnels de Guy de Maupassant.


Rome, 15 avril 1886.

Ma bien chère Mère,

Je viens de trouver ta lettre à la poste et je suis ravi de ce que tu me dis au sujet de Sardou.

J'ai quitté Venise sans regrets, bien que j'aie admiré passionnément les Véronèse et ce merveilleux, cet inimitable plafonnier qu'on nomme Tiepolo: un des plus grands artistes du monde et le plus gracieux de tous, sans aucun doute.

Je n'ai trouvé aucune Danaé. On voit bien au palais des Doges la copie de la Danaé de Véronèse, dont l'original est à Bruxelles. Voilà tout. Il y a eu ici, en effet, une Danaé attribuée au Titien, puis reconnue fausse, et qu'on promène en ce moment par le monde en cherchant à la vendre, le gouvernement italien n'ayant pas mis son veto.

Où était donc la tienne?

Je trouve Rome horrible. Le Jugement dernier CLVI de Michel-Ange a l'air d'une toile de foire, peinte pour une baraque de lutteurs par un charbonnier ignorant, c'est l'avis de G..... et celui des élèves de l'École de Rome, avec qui j'ai dîné hier. Ils ne comprennent pas la légende d'admiration qui entoure cette croûte.

Les Loges de Raphaël sont fort belles, mais peu émouvantes. Saint-Pierre est assurément le plus grand monument de mauvais goût qu'on ait jamais construit. Dans les musées, rien—qu'un admirable Vélasquez. Comme c'est loin de Venise et de Florence comme collection d'art!

Les thermes de Caracalla ont une grandeur vraiment imposante.

Je pars demain pour Naples, d'où je t'écrirai.

Je t'embrasse de tout mon cœur, ma bien chère mère, et je serre cordialement la main d'Hervé.

Ton fils,

Guy de Maupassant.


Châtel-Guyon, samedi. [Août 1886.]

Ma bien chère Mère,

Je viens de faire tant d'excursions que je n'ai pas trouvé une demi-heure pour t'écrire.

J'ai vu Châteauneuf, le plus joli coin d'Auvergne que je connaisse,—vallée profonde au milieu de superbes rochers,—puis Pontgibaud, CLVII autre vallée moins jolie, puis, au-dessus de Volvic, le cratère de la Nachère, d'où l'on a un horizon extraordinaire sur la Limagne et sur le haut plateau d'où surgissent les puys. Ils sortent de ce plateau comme des clous énormes à tête tronquée.

Je ne fais rien que préparer tout doucement mon roman. Ce sera une histoire assez courte et très simple dans ce grand paysage calme; cela ne ressemblera guère à Bel-Ami.

 

Il y a beaucoup de monde ici, car Potain a adopté cette station, mais on s'y ennuie d'une façon si formidable que la plupart des malades n'y reviendront pas, malgré le bien que leur font les eaux.

Quant à moi, je compte partir mardi soir pour arriver jeudi à Étretat. J'ai grand besoin de travailler. Il est probable que j'irai à Cannes, ou à Nice si tu es à Nice, de fort bonne heure, pour y écrire d'un trait le roman que je prépare ici afin de l'avoir fini pour l'été prochain et d'avoir libre tout cet été-là pour circuler.

 

Adieu, ma bien chère mère; je t'embrasse mille fois de tout mon cœur. Bonne poignée de main à Hervé.

Ton fils,

Guy de Maupassant.


CLVIII

À MADAME LECOMTE DU NOUY.

Yacht Bel-Ami, novembre 1886.

Ma chère Amie,

Moi aussi, je vis dans une solitude absolue. Je travaille et je navigue, voilà toute ma vie. Je ne vois personne, personne, ni le jour, ni le soir. Je suis dans un bain de repos, de silence, dans un bain d'adieu. Je ne sais pas du tout quand je reviendrai à Paris. Je voudrais bien travailler tout l'hiver pour être un peu libre tout l'été. Paris ne me dit rien d'ailleurs. Vous, ne viendrez-vous point à Villefranche? J'irais vous y voir avec mon yacht, sans vous proposer de promenade en mer, car je sais que cela ne vous plaît guère. Dites-moi jusqu'à quelle époque vous resterez à Paris pour que je fasse coïncider mon apparition dans cette ville avec le séjour que vous y ferez. Merci de vos gentilles lettres et de toutes les nouvelles que vous me donnez. Si vous avez une minute, écrivez-moi, et pardonnez-moi de vous répondre si peu, je n'y vois plus, tant j'ai fatigué mes yeux. Donnez vos mains. Je vous baise aussi les pieds.

Maupassant.

Et j'embrasse Pierre.


CLIX

À MADAME LECOMTE DU NOUY.

Chalet des Alpes, Antibes, 30 décembre 1886.

Ma chère Amie,

Merci mille fois. J'ai reçu la charmante épingle. Vous allez recevoir, à votre tour, un bracelet. Pardonnez-moi s'il n'est pas neuf; voici son histoire. Une femme qui fut belle, riche et heureuse, aujourd'hui vieille, ruinée et cruellement frappée de toutes façons, restée d'ailleurs fort honorable, m'a écrit pour me demander un entretien. Elle habite Nice et me priait de la protéger pour obtenir un petit emploi.

Comme je l'interrogeais avec beaucoup d'intérêt, elle se mit à parler avec confiance, me conta sa vie et sa profonde misère, son abominable misère.

Je lui offris de l'argent qu'elle refusa, mais elle me dit: «Avez-vous une amie assez intime pour lui offrir un bracelet que j'ai porté, en lui disant d'où il vient, sans me nommer, bien entendu, et en lui répétant surtout qu'il a appartenu à une honnête femme, à une très malheureuse et très honnête femme? Dans ce cas, je veux bien vous vendre ma gourmette en or.»

J'ai donc acheté cette gourmette, à laquelle elle a voulu ajouter un très vilain petit médaillon. J'ai acheté un écrin et je vous envoie le tout.

CLX

J'ai pensé que cela ne vous déplairait pas. Je vous baise les mains, en vous envoyant tous mes souhaits pour vous, pour Pierre, pour vos parents et pour «Filles du monde».

Guy de Maupassant.


Paris, novembre 1887.

Ma bien chère Mère,

Je vais peut-être me trouver forcé de rester à Paris plus longtemps que je n'avais pensé, et je demeure en tout cas fort embarrassé.

En présence des événements qui nous menacent au printemps, Ollendorff veut mettre en vente Pierre et Jean le 3 janvier et non le 20. De sorte que je vais me trouver peut-être dans la nécessité de rester jusque-là, et de ne pas faire un second voyage à Paris comme je le pensais, mes finances ne me permettant plus aucune dépense superflue. Une fois Pierre et Jean lancé, j'irai à Cannes pour le reste de l'hiver.

Pierre et Jean aura un succès littéraire, mais non pas un succès de vente. Je suis sûr que le livre est bon, je te l'ai toujours écrit; mais il est cruel, ce qui l'empêchera de se vendre. Il faut donc que j'avise à gagner ma vie sans trop compter sur la librairie et je vais essayer du théâtre que je considère comme un métier, afin d'écrire mes livres absolument à ma guise sans me préoccuper le CLXI moins du monde de ce qu'ils deviendront. Si je peux réussir au théâtre je dors tranquille, sans abuser d'ailleurs de ce trafic pseudo-littéraire.

Je vais très bien en ce moment, car mon logis est terriblement chauffé. Je compte aller à Étretat dans une dizaine de jours. Il faudra que j'y reste au moins quatre jours pour ne rien oublier. Je pense bien dès mon retour à Cannes que je louerai l'appartement Pierrugues, qui ne me déplaît pas et qui ne mangera pas trop de meubles.

On est très préoccupé des événements politiques et surtout des menaces du côté de l'Allemagne. Je crois qu'Ollendorff a raison de mettre en vente Pierre et Jean dès les premiers jours de janvier, car on peut espérer à ce moment 15 jours ou 3 semaines de tranquillité. Mais après? Mensonges, de Bourget, a un grand succès littéraire, mais la vente est contrariée par toutes ces inquiétudes qui oppressent le public. On dit que La Terre, en volume, a beaucoup de puissance et d'ampleur. Seuls les théâtres sont en pleine vogue et gagnent beaucoup, car il faut bien passer ses soirées quelque part. J'y vais en ce moment pour apprendre un peu ce que c'est, et je m'aperçois que c'est une éducation à faire entièrement. Je suis en train de dégager les fonds du monument Flaubert et ce n'est pas facile, Lapierre les ayant placés à la Banque de France; s'il mourait nous serions plongés en des difficultés innombrables.

CLXII

Adieu, ma chère mère, je t'embrasse de tout mon cœur. Mille choses au ménage Hervé.

Ton fils,

Guy.


Paris, mai 1888.

Ma bien chère Mère,

Depuis mon retour je fais des courses, des démarches et des visites, de sorte que je n'ai pu encore penser au travail. Je compte d'ailleurs aller à Étretat dans quelque temps pour voir si aucune bêtise n'a été faite. Mon procès[30] se trouve retardé indéfiniment et va me créer de nouveaux ennuis. L'avocat du Figaro, Lachaud, malade depuis quelque temps, vient d'être atteint de paralysie partielle et d'un commencement de ramollissement, dit-on, de sorte que Straus et moi sommes bien embarrassés. Nous allons cependant mettre en demeure le Figaro de faire plaider M. Lachaud, ce qui est difficile, ou de choisir un autre avocat. En dehors de cela, rien de neuf. Il fait tiède et il pleut de temps en temps, ce sont des alternatives de boue et de soleil. Je prépare tout doucement mon nouveau roman[31], et je le trouve très difficile, tant il doit avoir de nuances, CLXIII de choses suggérées et non dites. Il ne sera pas long, d'ailleurs, il faut qu'il passe devant les yeux comme une vision de la vie terrible, tendre et désespérée. Nous sommes en pleine crise de librairie. On n'achète plus de livres. Je crois que les réimpressions à bon marché, les innombrables collections à 40c jetées dans le public tuent le roman. Les libraires n'ont plus en montre et ne vendent plus que ces petits livres propres pour le prix.

Donne-moi des nouvelles le plus que tu pourras, ne fût-ce que par quatre lignes.

 

Si tu veux que je t'envoie quelques livres, dis-le moi, je choisirai les moins embêtants parmi ceux que je reçois. Je sais que tu ne lis que très peu, mais peut-être pourrais-tu en parcourir quelques pages. Cela m'inquiète tellement de te sentir si seule, si tourmentée et si malade, que je cherche sans cesse ce qui pourrait te distraire un peu. Hélas! ce n'est pas facile à trouver.

Adieu, ma bien chère mère, je t'embrasse bien tendrement.

Ton fils,

Guy.


Étretat, 1889.

Ma bien chère Mère,

 

Le pays que je viens de visiter est un des plus beaux qu'on puisse voir. Des vallées immenses enfermées en des montagnes portant de gigantesques CLXIV forêts de pins et de hêtres. Le long de toutes ces pentes, d'innombrables sources, torrents, ruisseaux. Au fond de toutes ces vallées, des lacs.

En somme, de l'eau, de l'eau, encore de l'eau qui court, qui tombe, qui glisse, qui rampe; des cascades, des rivières sous l'herbe, sous les mousses les plus belles que j'ai vues, de l'eau, partout de l'eau, une humidité froide, pénétrante, légère, car l'air est vif, le pays étant fort élevé.

J'ai eu des douleurs de rhumatisme, mais mon estomac allait bien mieux au bout de quatre jours.

Mes jambes étaient redevenues élastiques, bien que je souffrisse de crampes dans les mains et dans les épaules.

Aujourd'hui, à peine revenu à Étretat, je suis repris de migraine, de faiblesse et d'impatience nerveuses. Le travail m'est absolument impossible. Dès que j'ai écrit dix lignes je ne sais plus du tout ce que je fais, ma pensée fuit comme l'eau d'une écumoire. Le vent ici ne cesse pas et je ne laisse jamais éteindre mon feu. Je voudrais bien que le jardin public qu'on va faire contre moi me permît de vendre cette maison.

 

Adieu, ma bien chère mère, je t'embrasse de tout mon cœur.

Ton fils,

Guy.

Le pays décrit au début de cette lettre est Gérardmer.


CLXV

Paris, juillet 1890.

Ma bien chère Mère,

 

Je t'enverrai un tas d'articles sur Notre Cœur, dès que j'aurai pu remercier les journalistes. Tu me les renverras. La publication dans la Revue fait tout de même du tort à la vente. Les gros libraires de Paris me disent que parmi mes acheteurs fidèles 6 sur 10 l'ont lu dans la Revue et ne prennent pas le volume. Un autre inconvénient est celui-ci. Tout le bruit—et il a été énorme—se fait au moment de l'apparition dans la Revue des Deux-Mondes; et on a fini d'en parler quand le volume arrive. Malgré tout cela la vente marche, quoique ralentie, et elle passera, je crois, celle de Fort comme la Mort, qui est à trente-deux mille. Ça a été cependant une excellente chose, en principe, pour moi que Notre Cœur dans la Revue.

Le public spécial de ce périodique me connaît, et m'achètera plus tard. J'y ai gagné des lecteurs.

Je t'embrasse bien tendrement, ma très chère mère. J'embrasse Simone. Mille choses à Marie-Thérèse.

Ton fils,

Guy.

Je ne couche pas encore rue Boccador, où on porte, chaque jour, mes meubles. Ce sera joli et confortable. Je m'y installe samedi, mais j'y passe mes journées.


CLXVI

Constantine, octobre 1890.

Ma bien chère Mère,

Nous voici arrivés à Constantine après dix-huit heures de chemin de fer. Le voyage s'est bien passé, sans trop de fatigue. Nous partirons demain matin pour Biskra et nous y serons le même soir. C'est là que j'espère goûter le désert, car ce pays a vraiment pour moi une saveur unique. Il n'y manque que des logements confortables. Je commence à sentir vraiment l'influence bienfaisante de la chaleur après quelques troubles d'acclimatation bien plus légers d'ailleurs que ceux d'Aix. Mais c'est un long séjour qu'il me faudrait ici. Je t'ai envoyé par la poste des photographies de Biskra, et je suis bien certain qu'en les voyant, tu seras presque au regret de n'avoir pas loué là plutôt qu'à Nice.

Nous avons un nouveau compagnon de voyage, M. Pichot, directeur de la Revue britannique, grand ami de la princesse Mathilde. C'est un aimable homme, confortable et bien élevé.

Mme X..... qui a été un peu souffrante pendant quelques jours va mieux, et je crois que ce pays lui a donné vraiment une forte impression. Elle en redoute un peu le soleil, car celui d'ici est un ogre qui mange tout. L'Afrique est bien la terre préférée de cet astre devenu féroce de l'autre côté de la mer. Nous allons, d'hôtel en hôtel, en geignant sur les chambres et sur les nourritures. Le bruit du port d'Alger sous mes fenêtres m'a CLXVII rappelé l'avenue Victor-Hugo, mais une avenue Victor-Hugo formidable, avec des trains, des sirènes de transatlantiques, des grues à vapeur et des Arabes de somme chargeant et déchargeant des paquebots.

Nous avons dîné chez M. Tirman dont la cour et le palais m'ont fait songer à un roi d'Yvetot africain. Il ne manquait aux invités, députés, magistrats, etc., que de chanter, au dessert, des chansons arabes. Les dames du cru étaient deux. Aucun désir ne pouvait venir d'augmenter leur famille. J'avais pour voisine une baronne jaune, hystérique et maigre, décolletée dans le dos jusqu'aux jambes. La discrétion relative du devant indiquait plutôt de la prudence que de la pudeur.

Des envies de rire me faisaient mal comme des crises d'estomac. Le dîner, d'ailleurs, ne pouvait consoler des voisinages.

Adieu, ma bien chère mère, je t'embrasse de tout mon cœur, très tendrement.

J'embrasse la petite Simone et j'envoie à Marie-Thérèse mes plus affectueuses pensées.

Ton fils, Guy.


Paris, mars 1891.

Ma bien chère Mère,

La 1re de Musotte a lieu mercredi. Je crois que cela marchera bien, sans être une pièce remarquable. Les acteurs sont bons et jouent bien.

CLXVIII

Occupe-toi, n'est-ce pas, de me découvrir un petit logement pour moi pas trop près de la mer. Je partirais peut-être vers le 20 mars si tu trouvais.

Cet hiver du pôle a été affreux; tout mon jardin d'Étretat a été perdu, les lauriers étant tous morts.

Je veux essayer l'action du premier printemps dans le Midi, marcher et naviguer, finir mon roman pour mai. J'en ai fait très peu, mais il sera court, puis me reposer ensuite.

Je sais que vous avez en ce moment là-bas des temps magnifiques. Il fait beau à Paris, mais ça ne sent pas encore du tout le réveil de la terre.

Quand j'aurai fini l'Angelus[32], je ferai tout doucement ma pièce d'Yvette[33].

Adieu, ma bien chère mère, je t'embrasse de tout mon cœur. J'embrasse Simone. Bien des choses affectueuses à Marie-Thérèse.

Ton fils,

Guy.


Paris, mars 1891.

Ma bien chère Mère,

 

Il fait ici un temps affreux. La neige voltige CLXIX encore dans l'air, le thermomètre descend toutes les nuits à 2 ou 3 degrés au-dessous de zéro. C'est horrible. Mon influenza m'a fait assez de mal. Quelle horrible maladie!

Je suis à la fin tout à fait, mais j'ai eu une mauvaise période. Rien de nouveau.

Cet affreux hiver m'a tellement lassé et fatigué, que si je trouve quelque chose de chaud à Nice pour l'hiver prochain, je ne passerai pas de si longues périodes dans le Nord.

On me dit qu'il ne fait pas trop beau non plus en ce moment dans le Midi. Est-ce-vrai?

J'ai un besoin fou de soleil et d'air pur.

Je t'embrasserai dans bien peu de jours, ma bien chère mère, car j'espère toujours pouvoir partir dimanche. Je compte passer à Nice avril et mai. Juin à Paris, car c'est le plus joli mois de cette ville. Puis je reviendrai prendre mon bateau pour aller sur les côtes d'Espagne ou pour rôder sur celles de France. Il est certain maintenant que mon roman ne paraîtra qu'à l'automne, mais Musotte me permet d'attendre.

Je suis joyeux et content de te revoir, et je t'envoie tous mes baisers à pleins bras.

J'embrasse Simone et je dis mille choses affectueuses à Marie-Thérèse.

Ton fils,

Guy.


CLXX

Ma bien chère Mère,

Le docteur M....., membre de l'Académie, est celui qui vient d'écrire et va présenter à cette Académie un rapport violent et plein de faits dont les journaux ont déjà parlé sur la cocaïne.

 

Cet homme est charmant et me connaît comme s'il était mon proche parent. Intérêt de lecteur pour l'écrivain.

Il sait toute ma vie comme moi-même, ma vie de canotier, car il a une maison à Villennes et connaît beaucoup Zola.

Il a vu ma maison d'Étretat, sait mon existence à Paris et, possédant un pied-à-terre à Théoule, m'a vu dans le Midi souvent.

 

Or, avant-hier, comme je n'avais pu aller le voir, il arrive chez moi. C'est un vieux bien entendu.

Il me dit:—«Allons causons. Puisque j'ai la chance de vous rencontrer, ce que je désire depuis longtemps, je vais vous donner des conseils de sage, car vous avez mené une vie de travail qui aurait tué dix hommes ordinaires. Il y a longtemps que je le pense et que je voulais vous prévenir. Vous avez publié 27 volumes en dix ans, ce labeur fou a mangé votre corps. Le corps se venge aujourd'hui et vous immobilise dans CLXXI votre activité cérébrale. Il vous faut un très long repos et complet, monsieur. Je vous parle comme je ferais à mon fils. Ce que vous m'avez raconté de vos projets ne me dit rien de bon. Que comptez-vous faire? Il faut d'abord quitter Paris. Ne retournez pas à Nice, c'est une ville énervante comme aucune autre, en été, le port est un enfer, le mont Boron également.»

J'ai parlé de mon bateau. Il m'a dit:

«Je le connais. Je le trouve très joli. C'est un charmant joujou, pour un garçon bien portant qui se promène en promenant des amis, mais ce n'est pas une habitation de repos pour un homme fatigué de corps et d'esprit comme vous.

«Par les beaux jours, c'est l'immobilité sous le soleil éclatant sur un pont brûlant, à côté d'une voile éblouissante. Par les autres jours, c'est une inhabitable demeure sous la pluie, dans les petits ports.

«Il serait deux ou trois fois plus grand et confortable comme un logis, je vous dirais allez-y. Ou bien, vous seriez dans un pays presque sans maisons, au bord de la mer et boisé, et seul, je vous dirais: Servez-vous tous les jours de ce bateau, mais ne vivez pas dessus sans autre domicile. Je vous voudrais très isolé, dans un pays très sain, ne pensant à rien, ne faisant rien, et surtout ne prenant aucun médicament d'aucune sorte. Rien que de l'eau froide.»

CLXXII

Voilà!..... Quant à moi, j'hésite tout à fait. Je ne sais plus que faire. J'ai envie pourtant d'essayer de la mer. Si cela ne réussit pas, j'irai dans les Pyrénées qu'on me recommande beaucoup. Nous causerons de ça dans quelques jours. En tous cas je fais faire pour mon bateau une tente très épaisse couvrant tout le pont qui m'assurera dedans un asile, petit, mais frais, quel que soit le soleil dans les ports. En mer, si nous marchons par des jours trop chauds, je resterai dans l'intérieur comme dans un petit salon bleu où je pourrai sommeiller comme chez moi. Dans les petits ports qui me plairaient, je passerais huit jours, en me promenant surtout dans les ports d'Espagne, après un essai assez long sur la côte de Provence pour être tout à fait renseigné.

J'attendrai que le temps soit tout à fait beau pour partir. Je passerai quelques jours à Nice, puis je prendrai la mer, en excursionnant beaucoup à pied sur les côtes.

A bientôt, ma bien chère mère, je t'embrasse de tout mon cœur. J'embrasse Simone, mille amitiés à ma belle-sœur.

Ton fils,

Guy.


BOULE DE SUIF.

Pendant plusieurs jours de suite des lambeaux d'armée en déroute avaient traversé la ville. Ce n'était point de la troupe, mais des hordes débandées. Les hommes avaient la barbe longue et sale, des uniformes en guenilles, et ils avançaient d'une allure molle, sans drapeau, sans régiment. Tous semblaient accablés, éreintés, incapables d'une pensée ou d'une résolution, marchant seulement par habitude, et tombant de fatigue sitôt qu'ils s'arrêtaient. On voyait surtout des mobilisés, gens pacifiques, rentiers tranquilles, pliant sous le poids du fusil; des petits moblots alertes, faciles à l'épouvante et prompts à l'enthousiasme, prêts à l'attaque comme à la fuite; puis, au milieu d'eux, quelques culottes rouges, débris d'une division moulue dans une grande bataille; des artilleurs sombres alignés avec ces fantassins divers; et, parfois, le casque brillant d'un dragon au pied pesant qui suivait avec peine la marche plus légère des lignards.

Des légions de francs-tireurs aux appellations héroïques: «les Vengeurs de la Défaite—les Citoyens de la Tombe—les Partageurs de la Mort»—passaient à leur tour, avec des airs de bandits.

Leurs chefs, anciens commerçants en draps ou en graines, ex-marchands de suif ou de savon, guerriers de circonstance, nommés officiers pour leurs écus ou la longueur de leurs moustaches, couverts d'armes, de flanelle et de galons, parlaient d'une voix retentissante, discutaient plans de campagne, et prétendaient soutenir seuls la France agonisante sur leurs épaules de fanfarons; mais ils redoutaient parfois leurs propres soldats, gens de sac et de corde, souvent braves à outrance, pillards et débauchés.

Les Prussiens allaient entrer dans Rouen, disait-on.

La Garde nationale qui, depuis deux mois, faisait des reconnaissances très prudentes dans les bois voisins, fusillant parfois ses propres sentinelles, et se préparant au combat quand un petit lapin remuait sous des broussailles, était rentrée dans ses foyers. Ses armes, ses uniformes, tout son attirail meurtrier, dont elle épouvantait naguère les bornes des routes nationales à trois lieues à la ronde, avaient subitement disparu.

Les derniers soldats français venaient enfin de traverser la Seine pour gagner Pont-Audemer par Saint-Sever et Bourg-Achard; et, marchant après tous, le général, désespéré, ne pouvant rien tenter avec ces loques disparates, éperdu lui-même dans la grande débâcle d'un peuple habitué à vaincre et désastreusement battu malgré sa bravoure légendaire, s'en allait à pied, entre deux officiers d'ordonnance.

Puis un calme profond, une attente épouvantée et silencieuse avaient plané sur la cité. Beaucoup de bourgeois bedonnants, émasculés par le commerce, attendaient anxieusement les vainqueurs, tremblant qu'on ne considérât comme une arme, leurs broches à rôtir ou leurs grands couteaux de cuisine.

La vie semblait arrêtée; les boutiques étaient closes, la rue muette. Quelquefois un habitant, intimidé par ce silence, filait rapidement le long des murs.

L'angoisse de l'attente fait désirer la venue de l'ennemi.

Dans l'après-midi du jour qui suivit le départ des troupes françaises, quelques uhlans, sortis on ne sait d'où, traversèrent la ville avec célérité. Puis, un peu plus tard, une masse noire descendit de la côte Sainte-Catherine, tandis que deux autres flots envahisseurs apparaissaient par les routes de Darnetal et de Boisguillaume. Les avant-gardes des trois corps, juste au même moment, se joignirent sur la place de l'Hôtel-de-Ville; et, par toutes les rues voisines, l'armée allemande arrivait, déroulant ses bataillons qui faisaient sonner les pavés sous leur pas dur et rythmé.

Des commandements criés d'une voix inconnue et gutturale montaient le long des maisons qui semblaient mortes et désertes, tandis que, derrière les volets fermés, des yeux guettaient ces hommes victorieux, maîtres de la cité, des fortunes et des vies, de par le «droit de guerre». Les habitants, dans leurs chambres assombries, avaient l'affolement que donnent les cataclysmes, les grands bouleversements meurtriers de la terre, contre lesquels toute sagesse et toute force sont inutiles. Car la même sensation reparaît chaque fois que l'ordre établi des choses est renversé, que la sécurité n'existe plus, que tout ce que protégeaient les lois des hommes ou celles de la nature se trouve à la merci d'une brutalité inconsciente et féroce. Le tremblement de terre écrasant sous les maisons croulantes un peuple entier; le fleuve débordé qui roule les paysans noyés avec les cadavres des bœufs et les poutres arrachées aux toits, ou l'armée glorieuse massacrant ceux qui se défendent, emmenant les autres prisonniers, pillant au nom du Sabre et remerciant un Dieu au son du canon, sont autant de fléaux effrayants qui déconcertent toute croyance à la Justice Éternelle, toute la confiance qu'on nous enseigne en la protection du Ciel et en la raison de l'Homme.

Mais à chaque porte des petits détachements frappaient, puis disparaissaient dans les maisons. C'était l'occupation après l'invasion. Le devoir commençait pour les vaincus de se montrer gracieux envers les vainqueurs.

Au bout de quelque temps, une fois la première terreur disparue, un calme nouveau s'établit. Dans beaucoup de familles, l'officier prussien mangeait à table. Il était parfois bien élevé, et, par politesse, plaignait la France, disait sa répugnance en prenant part à cette guerre. On lui était reconnaissant de ce sentiment; puis on pouvait, un jour ou l'autre, avoir besoin de sa protection. En le ménageant on obtiendrait peut-être quelques hommes de moins à nourrir. Et pourquoi blesser quelqu'un dont on dépendait tout à fait? Agir ainsi serait moins de la bravoure que de la témérité.—Et la témérité n'est plus un défaut des bourgeois de Rouen, comme au temps des défenses héroïques où s'illustra leur cité.—On se disait enfin, raison suprême tirée de l'urbanité française, qu'il demeurait bien permis d'être poli dans son intérieur pourvu qu'on ne se montrât pas familier, en public, avec le soldat étranger. Au dehors on ne se connaissait plus, mais dans la maison on causait volontiers, et l'Allemand demeurait plus longtemps, chaque soir, à se chauffer au foyer commun.

La ville même reprenait peu à peu de son aspect ordinaire. Les Français ne sortaient guère encore, mais les soldats prussiens grouillaient dans les rues. Du reste, les officiers de hussards bleus, qui traînaient avec arrogance leurs grands outils de mort sur le pavé, ne semblaient pas avoir pour les simples citoyens énormément plus de mépris que les officiers de chasseurs, qui, l'année d'avant, buvaient aux mêmes cafés.

Il y avait cependant quelque chose dans l'air, quelque chose de subtil et d'inconnu, une atmosphère étrangère intolérable, comme une odeur répandue, l'odeur de l'invasion. Elle emplissait les demeures et les places publiques, changeait le goût des aliments, donnait l'impression d'être en voyage, très loin, chez des tribus barbares et dangereuses.

Les vainqueurs exigeaient de l'argent, beaucoup d'argent. Les habitants payaient toujours; ils étaient riches d'ailleurs. Mais plus un négociant normand devient opulent et plus il souffre de tout sacrifice, de toute parcelle de sa fortune qu'il voit passer aux mains d'un autre.

Cependant, à deux ou trois lieues sous la ville, en suivant le cours de la rivière, vers Croisset, Dieppedalle ou Biessart, les mariniers et les pêcheurs ramenaient souvent du fond de l'eau quelque cadavre d'Allemand gonflé dans son uniforme, tué d'un coup de couteau ou de savate, la tête écrasée par une pierre, ou jeté à l'eau d'une poussée du haut d'un pont. Les vases du fleuve ensevelissaient ces vengeances obscures, sauvages et légitimes, héroïsmes inconnus, attaques muettes, plus périlleuses que les batailles au grand jour et sans le retentissement de la gloire.

Car la haine de l'Étranger arme toujours quelques Intrépides prêts à mourir pour une Idée.

Enfin, comme les envahisseurs, bien qu'assujétissant la ville à leur inflexible discipline, n'avaient accompli aucune des horreurs que la renommée leur faisait commettre tout le long de leur marche triomphale, on s'enhardit, et le besoin du négoce travailla de nouveau le cœur des commerçants du pays. Quelques-uns avaient de gros intérêts engagés au Havre, que l'armée française occupait, et ils voulurent tenter de gagner ce port en allant par terre à Dieppe, où ils s'embarqueraient.

On employa l'influence des officiers allemands dont on avait fait la connaissance, et une autorisation de départ fut obtenue du général en chef.

Donc, une grande diligence à quatre chevaux ayant été retenue pour ce voyage, et dix personnes s'étant fait inscrire chez le voiturier, on résolut de partir un mardi matin, avant le jour, pour éviter tout rassemblement.

Depuis quelque temps déjà la gelée avait durci la terre, et le lundi, vers trois heures, de gros nuages noirs venant du nord apportèrent la neige qui tomba sans interruption pendant toute la soirée et toute la nuit.

A quatre heures et demie du matin, les voyageurs se réunirent dans la cour de l'Hôtel de Normandie, où l'on devait monter en voiture.

Ils étaient encore pleins de sommeil, et grelottaient de froid sous leurs couvertures. On se voyait mal dans l'obscurité; et l'entassement des lourds vêtements d'hiver faisait ressembler tous ces corps à des curés obèses avec leurs longues soutanes. Mais deux hommes se reconnurent, un troisième les aborda, ils causèrent:—«J'emmène ma femme,»—dit l'un.—«J'en fais autant.»—«Et moi aussi.»—Le premier ajouta:—«Nous ne reviendrons pas à Rouen, et si les Prussiens approchent du Havre nous gagnerons l'Angleterre.»—Tous avaient les mêmes projets, étant de complexion semblable.

Cependant on n'attelait pas la voiture. Une petite lanterne, que portait un valet d'écurie, sortait de temps à autre d'une porte obscure pour disparaître immédiatement dans une autre. Des pieds de chevaux frappaient la terre, amortis par le fumier des litières, et une voix d'homme parlant aux bêtes et jurant s'entendait au fond du bâtiment. Un léger murmure de grelots annonça qu'on maniait les harnais; ce murmure devint bientôt un frémissement clair et continu, rythmé par le mouvement de l'animal, s'arrêtant parfois, puis reprenant dans une brusque secousse qu'accompagnait le bruit mat d'un sabot ferré battant le sol.

La porte subitement se ferma. Tout bruit cessa. Les bourgeois gelés s'étaient tus; ils demeuraient immobiles et roidis.

Un rideau de flocons blancs ininterrompu miroitait sans cesse en descendant vers la terre; il effaçait les formes, poudrait les choses d'une mousse de glace; et l'on n'entendait plus, dans le grand silence de la ville calme et ensevelie sous l'hiver, que ce froissement vague, innommable et flottant, de la neige qui tombe, plutôt sensation que bruit, entremêlement d'atomes légers qui semblaient emplir l'espace, couvrir le monde.

L'homme reparut, avec sa lanterne, tirant au bout d'une corde un cheval triste qui ne venait pas volontiers. Il le plaça contre le timon, attacha les traits, tourna longtemps autour pour assurer les harnais, car il ne pouvait se servir que d'une main, l'autre portant sa lumière. Comme il allait chercher la seconde bête, il remarqua tous ces voyageurs immobiles, déjà blancs de neige, et leur dit:—«Pourquoi ne montez-vous pas dans la voiture, vous serez à l'abri, au moins.»

Ils n'y avaient pas songé, sans doute, et ils se précipitèrent. Les trois hommes installèrent leurs femmes dans le fond, montèrent ensuite; puis les autres formes indécises et voilées prirent à leur tour les dernières places sans échanger une parole.

Le plancher était couvert de paille où les pieds s'enfoncèrent. Les dames du fond, ayant apporté des petites chaufferettes en cuivre avec un charbon chimique, allumèrent ces appareils, et, pendant quelque temps, à voix basse, elles en énumérèrent les avantages, se répétant des choses qu'elles savaient déjà depuis longtemps.

Enfin, la diligence étant attelée, avec six chevaux au lieu de quatre à cause du tirage plus pénible, une voix du dehors demanda:—«Tout le monde est-il monté?»—Une voix du dedans répondit:—«Oui.»—On partit.

La voiture avançait lentement, lentement, à tout petits pas. Les roues s'enfonçaient dans la neige; le coffre entier geignait avec des craquements sourds; les bêtes glissaient, soufflaient, fumaient; et le fouet gigantesque du cocher claquait sans repos, voltigeait de tous les côtés, se nouant et se déroulant comme un serpent mince, et cinglant brusquement quelque croupe rebondie qui se tendait alors sous un effort plus violent.

Mais le jour imperceptiblement grandissait. Ces flocons légers qu'un voyageur, Rouennais pur sang, avait comparés à une pluie de coton, ne tombaient plus. Une lueur sale filtrait à travers de gros nuages obscurs et lourds qui rendaient plus éclatante la blancheur de la campagne où apparaissaient tantôt une ligne de grands arbres vêtus de givre, tantôt une chaumière avec un capuchon de neige.

Dans la voiture, on se regardait curieusement, à la triste clarté de cette aurore.

Tout au fond, aux meilleures places, sommeillaient, en face l'un de l'autre, M. et Mme Loiseau, des marchands de vins en gros de la rue Grand-Pont.

Ancien commis d'un patron ruiné dans les affaires, Loiseau avait acheté le fonds et fait fortune. Il vendait à très bon marché de très mauvais vins aux petits débitants des campagnes et passait parmi ses connaissances et ses amis pour un fripon madré, un vrai Normand plein de ruses et de jovialité.

Sa réputation de filou était si bien établie, qu'un soir, à la préfecture, M. Tournel, auteur de fables et de chansons, esprit mordant et fin, une gloire locale, ayant proposé aux dames qu'il voyait un peu somnolentes de faire une partie de «Loiseau vole», le mot lui-même vola à travers les salons du préfet, puis, gagnant ceux de la ville, avait fait rire pendant un mois toutes les mâchoires de la province.

Loiseau était en outre célèbre par ses farces de toute nature, ses plaisanteries bonnes ou mauvaises; et personne ne pouvait parler de lui sans ajouter immédiatement:—«Il est impayable, ce Loiseau.»

De taille exiguë, il présentait un ventre en ballon surmonté d'une face rougeaude entre deux favoris grisonnants.

Sa femme, grande, forte, résolue, avec la voix haute et la décision rapide, était l'ordre et l'arithmétique de la maison de commerce, qu'il animait par son activité joyeuse.

A côté d'eux se tenait, plus digne, appartenant à une caste supérieure, M. Carré-Lamadon, homme considérable, posé dans les cotons, propriétaire de trois filatures, officier de la Légion d'honneur et membre du Conseil général. Il était resté, tout le temps de l'Empire, chef de l'opposition bienveillante, uniquement pour se faire payer plus cher son ralliement à la cause qu'il combattait avec des armes courtoises, selon sa propre expression. Mme Carré-Lamadon, beaucoup plus jeune que son mari, demeurait la consolation des officiers de bonne famille envoyés à Rouen en garnison.

Elle faisait vis-à-vis à son époux, toute mignonne, toute jolie, pelotonnée dans ses fourrures, et regardait d'un air navré l'intérieur lamentable de la voiture.

Ses voisins, le comte et la comtesse Hubert de Bréville, portaient un des noms les plus anciens et les plus nobles de Normandie. Le comte, vieux gentilhomme de grande tournure, s'efforçait d'accentuer, par les artifices de sa toilette, sa ressemblance naturelle avec le roy Henri IV qui, suivant une légende glorieuse pour la famille, avait rendu grosse une dame de Bréville dont le mari, pour ce fait, était devenu comte et gouverneur de province.

Collègue de M. Carré-Lamadon au Conseil général, le comte Hubert représentait le parti orléaniste dans le département. L'histoire de son mariage avec la fille d'un petit armateur de Nantes était toujours demeurée mystérieuse. Mais comme la comtesse avait grand air, recevait mieux que personne, passait même pour avoir été aimée par un des fils de Louis-Philippe, toute la noblesse lui faisait fête, et son salon demeurait le premier du pays, le seul où se conservât la vieille galanterie, et dont l'entrée fût difficile.

La fortune des Bréville, toute en biens-fonds, atteignait, disait-on, cinq cent mille livres de revenu.

Ces six personnes formaient le fond de la voiture, le côté de la société rentée, sereine et forte, des honnêtes gens autorisés qui ont de la Religion et des Principes.

Par un hasard étrange, toutes les femmes se trouvaient sur le même banc; et la comtesse avait encore pour voisines deux bonnes sœurs qui égrenaient de longs chapelets en marmottant des Pater et des Ave. L'une était vieille avec une face défoncée par la petite vérole comme si elle eût reçu à bout portant une bordée de mitraille en pleine figure. L'autre, très chétive, avait une tête jolie et maladive sur une poitrine de phtisique rongée par cette foi dévorante qui fait les martyrs et les illuminés.

En face des deux religieuses, un homme et une femme attiraient les regards de tous.

L'homme, bien connu, était Cornudet le démoc, la terreur des gens respectables. Depuis vingt ans, il trempait sa grande barbe rousse dans les bocks de tous les cafés démocratiques. Il avait mangé avec les frères et amis une assez belle fortune qu'il tenait de son père, ancien confiseur, et il attendait impatiemment la République pour obtenir enfin la place méritée par tant de consommations révolutionnaires. Au quatre septembre, par suite d'une farce peut-être, il s'était cru nommé préfet, mais quand il voulut entrer en fonctions, les garçons de bureau, demeurés seuls maîtres de la place, refusèrent de le reconnaître, ce qui le contraignit à la retraite. Fort bon garçon, du reste, inoffensif et serviable, il s'était occupé avec une ardeur incomparable d'organiser la défense. Il avait fait creuser des trous dans les plaines, coucher tous les jeunes arbres des forêts voisines, semer des pièges sur toutes les routes, et, à l'approche de l'ennemi, satisfait de ses préparatifs, il s'était vivement replié vers la ville. Il pensait maintenant se rendre plus utile au Havre, où de nouveaux retranchements allaient être nécessaires.

La femme, une de celles appelées galantes, était célèbre par son embonpoint précoce qui lui avait valu le surnom de Boule de Suif. Petite, ronde de partout, grasse à lard, avec des doigts bouffis, étranglés aux phalanges, pareils à des chapelets de courtes saucisses; avec une peau luisante et tendue, une gorge énorme qui saillait sous sa robe, elle restait cependant appétissante et courue, tant sa fraîcheur faisait plaisir à voir. Sa figure était une pomme rouge, un bouton de pivoine prêt à fleurir; et là dedans s'ouvraient, en haut, deux yeux noirs magnifiques, ombragés de grands cils épais qui mettaient une ombre dedans; en bas, une bouche charmante, étroite, humide pour le baiser, meublée de quenottes luisantes et microscopiques.

Elle était de plus, disait-on, pleine de qualités inappréciables.

Aussitôt qu'elle fut reconnue, des chuchotements coururent parmi les femmes honnêtes, et les mots de «prostituée», de «honte publique» furent chuchotés si haut qu'elle leva la tête. Alors elle promena sur ses voisins un regard tellement provocant et hardi qu'un grand silence aussitôt régna, et tout le monde baissa les yeux à l'exception de Loiseau, qui la guettait d'un air émoustillé.

Mais bientôt la conversation reprit entre les trois dames, que la présence de cette fille avait rendues subitement amies, presque intimes. Elles devaient faire, leur semblait-il, comme un faisceau de leurs dignités d'épouses en face de cette vendue sans vergogne; car l'amour légal le prend toujours de haut avec son libre confrère.

Les trois hommes aussi, rapprochés par un instinct de conservateurs à l'aspect de Cornudet, parlaient argent d'un certain ton dédaigneux pour les pauvres. Le comte Hubert disait les dégâts que lui avaient fait subir les Prussiens, les pertes qui résulteraient du bétail volé et des récoltes perdues, avec une assurance de grand seigneur dix fois millionnaire que ces ravages gêneraient à peine une année. M. Carré-Lamadon, fort éprouvé dans l'industrie cotonnière, avait eu soin d'envoyer six cent mille francs en Angleterre, une poire pour la soif qu'il se ménageait à toute occasion. Quant à Loiseau, il s'était arrangé pour vendre à l'Intendance française tous les vins communs qui lui restaient en cave, de sorte que l'État lui devait une somme formidable qu'il comptait bien toucher au Havre.

Et tous les trois se jetaient des coups d'œil rapides et amicaux. Bien que de conditions différentes, ils se sentaient frères par l'argent, de la grande franc-maçonnerie de ceux qui possèdent, qui font sonner de l'or en mettant la main dans la poche de leur culotte.

La voiture allait si lentement qu'à dix heures du matin on n'avait pas fait quatre lieues. Les hommes descendirent trois fois pour monter des côtes à pied. On commençait à s'inquiéter, car on devait déjeuner à Tôtes et l'on désespérait maintenant d'y parvenir avant la nuit. Chacun guettait pour apercevoir un cabaret sur la route, quand la diligence sombra dans un amoncellement de neige et il fallut deux heures pour la dégager.

L'appétit grandissait, troublait les esprits; et aucune gargote, aucun marchand de vin ne se montraient, l'approche des Prussiens et le passage des troupes françaises affamées ayant effrayé toutes les industries.

Les messieurs coururent aux provisions dans les fermes au bord du chemin, mais ils n'y trouvèrent pas même du pain, car le paysan défiant cachait ses réserves dans la crainte d'être pillé par les soldats qui, n'ayant rien à se mettre sous la dent, prenaient par force ce qu'ils découvraient.

Vers une heure de l'après-midi, Loiseau annonça que décidément il se sentait un rude creux dans l'estomac. Tout le monde souffrait comme lui depuis longtemps; et le violent besoin de manger, augmentant toujours, avait tué les conversations.

De temps en temps, quelqu'un bâillait; un autre presque aussitôt l'imitait; et chacun, à tour de rôle, suivant son caractère, son savoir-vivre et sa position sociale, ouvrait la bouche avec fracas ou modestement en portant vite sa main devant le trou béant d'où sortait une vapeur.

Boule de Suif, à plusieurs reprises, se pencha comme si elle cherchait quelque chose sous ses jupons. Elle hésitait une seconde, regardait ses voisins, puis se redressait tranquillement. Les figures étaient pâles et crispées. Loiseau affirma qu'il payerait mille francs un jambonneau. Sa femme fit un geste comme pour protester; puis elle se calma. Elle souffrait toujours en entendant parler d'argent gaspillé, et ne comprenait même pas les plaisanteries sur ce sujet.—«Le fait est que je ne me sens pas bien, dit le comte, comment n'ai-je pas songé à apporter des provisions?»—Chacun se faisait le même reproche.

Cependant, Cornudet avait une gourde pleine de rhum; il en offrit; on refusa froidement. Loiseau seul en accepta deux gouttes, et, lorsqu'il rendit la gourde, il remercia:—«C'est bon tout de même, ça réchauffe, et ça trompe l'appétit.»—L'alcool le mit en belle humeur et il proposa de faire comme sur le petit navire de la chanson: de manger le plus gras des voyageurs. Cette allusion indirecte à Boule de Suif choqua les gens bien élevés. On ne répondit pas; Cornudet seul eut un sourire. Les deux bonnes sœurs avaient cessé de marmotter leur rosaire, et, les mains enfoncées dans leurs grandes manches, elles se tenaient immobiles, baissant obstinément les yeux, offrant sans doute au ciel la souffrance qu'il leur envoyait.

Enfin, à trois heures, comme on se trouvait au milieu d'une plaine interminable, sans un seul village en vue, Boule de Suif se baissant vivement, retira de sous la banquette un large panier couvert d'une serviette blanche.

Elle en sortit d'abord une petite assiette de faïence, une fine timbale en argent, puis une vaste terrine dans laquelle deux poulets entiers, tout découpés, avaient confit sous leur gelée; et l'on apercevait encore dans le panier d'autres bonnes choses enveloppées, des pâtés, des fruits, des friandises, les provisions préparées pour un voyage de trois jours, afin de ne point toucher à la cuisine des auberges. Quatre goulots de bouteilles passaient entre les paquets de nourriture. Elle prit une aile de poulet et, délicatement, se mit à la manger avec un de ces petits pains qu'on appelle «Régence» en Normandie.

Tous les regards étaient tendus vers elle. Puis l'odeur se répandit, élargissant les narines, faisant venir aux bouches une salive abondante avec une contraction douloureuse de la mâchoire sous les oreilles. Le mépris des dames pour cette fille devenait féroce, comme une envie de la tuer ou de la jeter en bas de la voiture, dans la neige, elle, sa timbale, son panier et ses provisions.

Mais Loiseau dévorait des yeux la terrine de poulet. Il dit:—«A la bonne heure, madame a eu plus de précaution que nous. Il y a des personnes qui savent toujours penser à tout.»—Elle leva la tête vers lui:—«Si vous en désirez, monsieur? C'est dur de jeûner depuis le matin.»—Il salua:—«Ma foi, franchement, je ne refuse pas, je n'en peux plus. A la guerre comme à la guerre, n'est-ce pas, madame?»—Et, jetant un regard circulaire, il ajouta:—«Dans des moments comme celui-ci, on est bien aise de trouver des gens qui vous obligent.»—Il avait un journal qu'il étendit pour ne point tacher son pantalon, et sur la pointe d'un couteau toujours logé dans sa poche, il enleva une cuisse toute vernie de gelée, la dépeça des dents, puis la mâcha avec une satisfaction si évidente qu'il y eut dans la voiture un grand soupir de détresse.

Mais Boule de Suif, d'une voix humble et douce, proposa aux bonnes sœurs de partager sa collation. Elles acceptèrent toutes les deux instantanément, et, sans lever les yeux, se mirent à manger très vite après avoir balbutié des remerciements. Cornudet ne refusa pas non plus les offres de sa voisine, et l'on forma avec les religieuses une sorte de table en développant des journaux sur les genoux.

Les bouches s'ouvraient et se fermaient sans cesse, avalaient, mastiquaient, engloutissaient férocement. Loiseau, dans son coin, travaillait dur, et, à voix basse, il engageait sa femme à l'imiter. Elle résista longtemps, puis, après une crispation qui lui parcourut les entrailles, elle céda. Alors son mari, arrondissant sa phrase, demanda à leur «charmante compagne» si elle lui permettait d'offrir un petit morceau à Mme Loiseau. Elle dit:—«Mais oui, certainement, monsieur», avec un sourire aimable, et tendit la terrine.

Un embarras se produisit lorsqu'on eut débouché la première bouteille de bordeaux: il n'y avait qu'une timbale. On se la passa après l'avoir essuyée. Cornudet seul, par galanterie sans doute, posa ses lèvres à la place humide encore des lèvres de sa voisine.

Alors, entourés de gens qui mangeaient, suffoqués par les émanations des nourritures, le comte et la comtesse de Bréville, ainsi que M. et Mme Carré-Lamadon souffrirent ce supplice odieux qui a gardé le nom de Tantale. Tout d'un coup la jeune femme du manufacturier poussa un soupir qui fit retourner les têtes; elle était aussi blanche que la neige du dehors; ses yeux se fermèrent, son front tomba: elle avait perdu connaissance. Son mari, affolé, implorait le secours de tout le monde. Chacun perdait l'esprit, quand la plus âgée des bonnes sœurs, soutenant la tête de la malade, glissa entre ses lèvres la timbale de Boule de Suif et lui fit avaler quelques gouttes de vin. La jolie dame remua, ouvrit les yeux, sourit et déclara d'une voix mourante qu'elle se sentait fort bien maintenant. Mais, afin que cela ne se renouvelât plus, la religieuse la contraignit à boire un plein verre de bordeaux, et elle ajouta:—«C'est la faim, pas autre chose.»

Alors Boule de Suif, rougissante et embarrassée, balbutia en regardant les quatre voyageurs restés à jeun:—«Mon Dieu, si j'osais offrir à ces messieurs et à ces dames...» Elle se tut, craignant un outrage. Loiseau prit la parole:—«Eh, parbleu, dans des cas pareils tout le monde est frère et doit s'aider. Allons, mesdames, pas de cérémonie, acceptez, que diable! Savons-nous si nous trouverons seulement une maison où passer la nuit? Du train dont nous allons nous ne serons pas à Tôtes avant demain midi.»—On hésitait, personne n'osant assumer la responsabilité du «oui».

Mais le comte trancha la question. Il se tourna vers la grosse fille intimidée, et, prenant son grand air de gentilhomme, il lui dit:—«Nous acceptons avec reconnaissance, madame.»

Le premier pas seul coûtait. Une fois le Rubicon passé, on s'en donna carrément. Le panier fut vidé. Il contenait encore un pâté de foie gras, un pâté de mauviettes, un morceau de langue fumée, des poires de Crassane, un pavé de Pont-l'Évêque, des petits-fours et une tasse pleine de cornichons et d'oignons au vinaigre, Boule de Suif, comme toutes les femmes, adorant les crudités.

On ne pouvait manger les provisions de cette fille sans lui parler. Donc on causa, avec réserve d'abord, puis, comme elle se tenait fort bien, on s'abandonna davantage. Mmes de Bréville et Carré-Lamadon, qui avaient un grand savoir-vivre, se firent gracieuses avec délicatesse. La comtesse surtout montra cette condescendance aimable des très nobles dames qu'aucun contact ne peut salir, et fut charmante. Mais la forte Mme Loiseau, qui avait une âme de gendarme, resta revêche, parlant peu et mangeant beaucoup.

On s'entretint de la guerre, naturellement. On raconta des faits horribles des Prussiens, des traits de bravoure des Français; et tous ces gens qui fuyaient rendirent hommage au courage des autres. Les histoires personnelles commencèrent bientôt, et Boule de Suif raconta, avec une émotion vraie, avec cette chaleur de parole qu'ont parfois les filles pour exprimer leurs emportements naturels, comment elle avait quitté Rouen:—«J'ai cru d'abord que je pourrais rester, disait-elle. J'avais ma maison pleine de provisions, et j'aimais mieux nourrir quelques soldats que m'expatrier je ne sais où. Mais quand je les ai vus, ces Prussiens, ce fut plus fort que moi! Ils m'ont tourné le sang de colère; et j'ai pleuré de honte toute la journée. Oh! si j'étais un homme, allez! Je les regardais de ma fenêtre, ces gros porcs avec leur casque à pointe, et ma bonne me tenait les mains pour m'empêcher de leur jeter mon mobilier sur le dos. Puis il en est venu pour loger chez moi; alors j'ai sauté à la gorge du premier. Ils ne sont pas plus difficiles à étrangler que d'autres! Et je l'aurais terminé, celui-là, si l'on ne m'avait pas tirée par les cheveux. Il a fallu me cacher après ça. Enfin, quand j'ai trouvé une occasion, je suis partie, et me voici.»

On la félicita beaucoup. Elle grandissait dans l'estime de ses compagnons qui ne s'étaient pas montrés si crânes; et Cornudet, en l'écoutant, gardait un sourire approbateur et bienveillant d'apôtre; de même un prêtre entend un dévot louer Dieu, car les démocrates à longue barbe ont le monopole du patriotisme comme les hommes en soutane ont celui de la religion. Il parla à son tour d'un ton doctrinaire, avec l'emphase apprise dans les proclamations qu'on collait chaque jour aux murs, et il finit par un morceau d'éloquence où il étrillait magistralement cette «crapule de Badinguet».

Mais Boule de Suif aussitôt se fâcha, car elle était bonapartiste. Elle devenait plus rouge qu'une guigne, et bégayant d'indignation:—«J'aurais bien voulu vous voir à sa place, vous autres. Ça aurait été du propre, ah oui! C'est vous qui l'avez trahi, cet homme! On n'aurait plus qu'à quitter la France si l'on était gouverné par des polissons comme vous!»—Cornudet, impassible, gardait un sourire dédaigneux et supérieur, mais on sentait que les gros mots allaient arriver quand le comte s'interposa et calma, non sans peine, la fille exaspérée, en proclamant avec autorité que toutes les opinions sincères étaient respectables. Cependant la comtesse et la manufacturière, qui avaient dans l'âme la haine irraisonnée des gens comme il faut pour la République, et cette instinctive tendresse que nourrissent toutes les femmes pour les gouvernements à panache et despotiques, se sentaient, malgré elles, attirées vers cette prostituée pleine de dignité, dont les sentiments ressemblaient si fort aux leurs.

Le panier était vide. A dix on l'avait tari sans peine, en regrettant qu'il ne fût pas plus grand. La conversation continua quelque temps, un peu refroidie néanmoins depuis qu'on avait fini de manger.

La nuit tombait, l'obscurité peu à peu devint profonde, et le froid, plus sensible pendant les digestions, faisait frissonner Boule de Suif, malgré sa graisse. Alors Mme de Bréville lui proposa sa chaufferette dont le charbon, depuis le matin, avait été plusieurs fois renouvelé, et l'autre accepta tout de suite, car elle se sentait les pieds gelés. Mmes Carré-Lamadon et Loiseau donnèrent les leurs aux religieuses.

Le cocher avait allumé ses lanternes. Elles éclairaient d'une lueur vive un nuage de buée au-dessus de la croupe en sueur des timoniers, et, des deux côtés de la route, la neige qui semblait se dérouler sous le reflet mobile des lumières.

On ne distinguait plus rien dans la voiture; mais tout à coup un mouvement se fit entre Boule de Suif et Cornudet; et Loiseau, dont l'œil fouillait l'ombre, crut voir l'homme à la grande barbe s'écarter vivement comme s'il eût reçu quelque bon coup lancé sans bruit.

Des petits points de feu parurent en avant sur la route. C'était Tôtes. On avait marché onze heures, ce qui, avec les deux heures de repos laissées en quatre fois aux chevaux pour manger l'avoine et souffler, faisait treize. On entra dans le bourg et devant l'Hôtel du Commerce on s'arrêta.

La portière s'ouvrit! un bruit bien connu fit tressaillir tous les voyageurs; c'étaient les heurts d'un fourreau de sabre sur le sol. Aussitôt la voix d'un Allemand cria quelque chose.

Bien que la diligence fût immobile, personne ne descendait, comme si on se fût attendu à être massacré à la sortie. Alors le conducteur apparut, tenant à la main une de ses lanternes qui éclaira subitement jusqu'au fond de la voiture les deux rangs de têtes effarées, dont les bouches étaient ouvertes et les yeux écarquillés de surprise et d'épouvante.

A côté du cocher se tenait, en pleine lumière, un officier allemand, un grand jeune homme excessivement mince et blond, serré dans son uniforme comme une fille en son corset, et portant sur le côté sa casquette plate et cirée qui le faisait ressembler au chasseur d'un hôtel anglais. Sa moustache démesurée, à longs poils droits, s'amincissant indéfiniment de chaque côté et terminée par un seul fil blond, si mince qu'on n'en apercevait pas la fin, semblait peser sur les coins de sa bouche, et, tirant la joue, imprimait aux lèvres un pli tombant.

Il invita en français d'Alsacien les voyageurs à sortir, disant d'un ton raide:—«Foulez-vous tescentre, messieurs et tames?»

Les deux bonnes sœurs obéirent les premières avec une docilité de saintes filles habituées à toutes les soumissions. Le comte et la comtesse parurent ensuite, suivis du manufacturier et de sa femme, puis de Loiseau poussant devant lui sa grande moitié. Celui-ci, en mettant pied à terre, dit à l'officier:—«Bonjour, monsieur», par un sentiment de prudence bien plus que de politesse. L'autre, insolent comme les gens tout-puissants, le regarda sans répondre.

Boule de Suif et Cornudet, bien que près de la portière, descendirent les derniers, graves et hautains devant l'ennemi. La grosse fille tâchait de se dominer et d'être calme: le démoc tourmentait d'une main tragique et un peu tremblante sa longue barbe roussâtre. Ils voulaient garder de la dignité, comprenant qu'en ces rencontres-là chacun représente un peu son pays; et pareillement révoltés par la souplesse de leurs compagnons, elle tâchait de se montrer plus fière que ses voisines, les femmes honnêtes, tandis que lui, sentant bien qu'il devait l'exemple, continuait en toute son attitude sa mission de résistance commencée au défoncement des routes.

On entra dans la vaste cuisine de l'auberge, et l'Allemand, s'étant fait présenter l'autorisation de départ signée par le général en chef et où étaient mentionnés les noms, le signalement et la profession de chaque voyageur, examina longuement tout ce monde, comparant les personnes aux renseignements écrits.

Puis il dit brusquement:—«C'est pien», et il disparut.

Alors on respira. On avait faim encore; le souper fut commandé. Une demi-heure était nécessaire pour l'apprêter; et, pendant que deux servantes avaient l'air de s'en occuper, on alla visiter les chambres. Elles se trouvaient toutes dans un long couloir que terminait une porte vitrée marquée d'un numéro parlant.

Enfin on allait se mettre à table, quand le patron de l'auberge parut lui-même. C'était un ancien marchand de chevaux, un gros homme asthmatique, qui avait toujours des sifflements, des enrouements, des chants de glaires dans le larynx. Son père lui avait transmis le nom de Follenvie.

Il demanda:

—«Mademoiselle Élisabeth Rousset?»

Boule de Suif tressaillit, se retourna:

—«C'est moi.

—Mademoiselle, l'officier prussien veut vous parler immédiatement.

—A moi?

—Oui, si vous êtes bien mademoiselle Élisabeth Rousset.»

Elle se troubla, réfléchit une seconde, puis déclara carrément:

—«C'est possible, mais je n'irai pas.»

Un mouvement se fit autour d'elle; chacun discutait, cherchait la cause de cet ordre. Le comte s'approcha:

—«Vous avez tort, madame, car votre refus peut amener des difficultés considérables, non seulement pour vous, mais même pour tous vos compagnons. Il ne faut jamais résister aux gens qui sont les plus forts. Cette démarche assurément ne peut présenter aucun danger; c'est sans doute pour quelque formalité oubliée.»

Tout le monde se joignit à lui, on la pria, on la pressa, on la sermonna, et l'on finit par la convaincre; car tous redoutaient les complications qui pourraient résulter d'un coup de tête. Elle dit enfin:

—«C'est pour vous que je le fais, bien sûr!»

La comtesse lui prit la main:

«Et nous vous en remercions.»

Elle sortit. On l'attendit pour se mettre à table.

Chacun se désolait de n'avoir pas été demandé à la place de cette fille violente et irascible, et préparait mentalement des platitudes pour le cas où on l'appellerait à son tour.

Mais, au bout de dix minutes, elle reparut, soufflant, rouge à suffoquer, exaspérée. Elle balbutiait:—«Oh la canaille! la canaille!»

Tous s'empressaient pour savoir, mais elle ne dit rien; et comme le comte insistait, elle répondit avec une grande dignité:—«Non, cela ne vous regarde pas, je ne peux pas parler.»

Alors on s'assit autour d'une haute soupière d'où sortait un parfum de choux. Malgré cette alerte, le souper fut gai. Le cidre était bon, le ménage Loiseau et les bonnes sœurs en prirent, par économie. Les autres demandèrent du vin; Cornudet réclama de la bière. Il avait une façon particulière de déboucher la bouteille, de faire mousser le liquide, de le considérer en penchant le verre, qu'il élevait ensuite entre la lampe et son œil pour bien apprécier la couleur. Quand il buvait, sa grande barbe, qui avait gardé la nuance de son breuvage aimé, semblait tressaillir de tendresse; ses yeux louchaient pour ne point perdre de vue sa chope, et il avait l'air de remplir l'unique fonction pour laquelle il était né. On eût dit qu'il établissait en son esprit un rapprochement et comme une affinité entre les deux grandes passions qui occupaient toute sa vie: le Pale Ale et la Révolution; et assurément il ne pouvait déguster l'un sans songer à l'autre.

M. et Mme Follenvie dînaient tout au bout de la table. L'homme, râlant comme une locomotive crevée, avait trop de tirage dans la poitrine pour pouvoir parler en mangeant; mais la femme ne se taisait jamais. Elle raconta toutes ses impressions à l'arrivée des Prussiens, ce qu'ils faisaient, ce qu'ils disaient, les exécrant, d'abord, parce qu'ils lui coûtaient de l'argent, et, ensuite, parce qu'elle avait deux fils à l'armée. Elle s'adressait surtout à la comtesse, flattée de causer avec une dame de qualité.

Puis elle baissait la voix pour dire des choses délicates, et son mari, de temps en temps, l'interrompait:—«Tu ferais mieux de te taire, madame Follenvie.»—Mais elle n'en tenait aucun compte, et continuait:

—«Oui, madame, ces gens-là, ça ne fait que manger des pommes de terre et du cochon, et puis du cochon et des pommes de terre. Et il ne faut pas croire qu'ils sont propres.—Oh non!—Ils ordurent partout, sauf le respect que je vous dois. Et si vous les voyiez faire l'exercice pendant des heures et des jours; ils sont là tous dans un champ:—et marche en avant, et marche en arrière, et tourne par-ci, et tourne par-là.—S'ils cultivaient la terre au moins, ou s'ils travaillaient aux routes dans leur pays!—Mais non, madame, ces militaires, ça n'est profitable à personne! Faut-il que le pauvre peuple les nourrisse pour n'apprendre rien qu'à massacrer!—Je ne suis qu'une vieille femme sans éducation, c'est vrai, mais en les voyant qui s'esquintent le tempérament à piétiner du matin au soir, je me dis:—Quand il y a des gens qui font tant de découvertes pour être utiles, faut-il que d'autres se donnent tant de mal pour être nuisibles! Vraiment, n'est-ce pas une abomination de tuer des gens, qu'ils soient Prussiens, ou bien Anglais, ou bien Polonais, ou bien Français?—Si l'on se revenge sur quelqu'un qui vous a fait tort, c'est mal, puisqu'on vous condamne; mais quand on extermine nos garçons comme du gibier, avec des fusils, c'est donc bien, puisqu'on donne des décorations à celui qui en détruit le plus?—Non, voyez-vous, je ne comprendrai jamais ça!»

Cornudet éleva la voix:

—«La guerre est une barbarie quand on attaque un voisin paisible; c'est un devoir sacré quand on défend la patrie.»

La vieille femme baissa la tête:

—«Oui, quand on se défend, c'est autre chose; mais si l'on ne devrait pas plutôt tuer tous les rois qui font ça pour leur plaisir?»

L'œil de Cornudet s'enflamma:

—«Bravo, citoyenne!» dit-il.

M. Carré-Lamadon réfléchissait profondément. Bien qu'il fût fanatique des illustres capitaines, le bon sens de cette paysanne le faisait songer à l'opulence qu'apporteraient dans un pays tant de bras inoccupés et par conséquent ruineux, tant de forces qu'on entretient improductives, si on les employait aux grands travaux industriels qu'il faudra des siècles pour achever.

Mais Loiseau, quittant sa place, alla causer tout bas avec l'aubergiste. Le gros homme riait, toussait, crachait; son énorme ventre sautillait de joie aux plaisanteries de son voisin, et il lui acheta six feuillettes de bordeaux pour le printemps, quand les Prussiens seraient partis.

Le souper à peine achevé, comme on était brisé de fatigue, on se coucha.

Cependant Loiseau, qui avait observé les choses, fit mettre au lit son épouse, puis colla tantôt son oreille et tantôt son œil au trou de la serrure, pour tâcher de découvrir ce qu'il appelait: «les mystères du corridor».

Au bout d'une heure environ, il entendit un frôlement, regarda bien vite, et aperçut Boule de Suif qui paraissait plus replète encore sous un peignoir de cachemire bleu, bordé de dentelles blanches. Elle tenait un bougeoir à la main et se dirigeait vers le gros numéro tout au fond du couloir. Mais une porte, à côté, s'entr'ouvrit, et, quand elle revint au bout de quelques minutes, Cornudet, en bretelles, la suivait. Ils parlaient bas, puis ils s'arrêtèrent. Boule de Suif semblait défendre l'entrée de sa chambre avec énergie. Loiseau, malheureusement, n'entendait pas les paroles, mais, à la fin, comme ils élevaient la voix, il put en saisir quelques-unes. Cornudet insistait avec vivacité. Il disait:

—«Voyons, vous êtes bête, qu'est-ce que ça vous fait?»

Elle avait l'air indigné et répondit:

—«Non, mon cher, il y a des moments où ces choses-là ne se font pas; et puis, ici, ce serait une honte.»

Il ne comprenait point, sans doute, et demanda pourquoi. Alors elle s'emporta, élevant encore le ton:

—«Pourquoi? Vous ne comprenez pas pourquoi? Quand il y a des Prussiens dans la maison, dans la chambre à côté, peut-être?»

Il se tut. Cette pudeur patriotique de catin qui ne se laissait point caresser près de l'ennemi dut réveiller en son cœur sa dignité défaillante, car, après l'avoir seulement embrassée, il regagna sa porte à pas de loup.

Loiseau, très allumé, quitta la serrure, battit un entrechat dans sa chambre, mit son madras, souleva le drap sous lequel gisait la dure carcasse de sa compagne qu'il réveilla d'un baiser en murmurant:—«M'aimes-tu chérie?»

Alors toute la maison devint silencieuse. Mais bientôt s'éleva quelque part, dans une direction indéterminée qui pouvait être la cave aussi bien que le grenier, un ronflement puissant, monotone, régulier, un bruit sourd et prolongé, avec des tremblements de chaudière sous pression. M. Follenvie dormait.

Comme on avait décidé qu'on partirait à huit heures le lendemain, tout le monde se trouva dans la cuisine; mais la voiture, dont la bâche avait un toit de neige, se dressait solitaire au milieu de la cour, sans chevaux et sans conducteur. On chercha en vain celui-ci dans les écuries, dans les fourrages, dans les remises. Alors tous les hommes se résolurent à battre le pays et ils sortirent. Ils se trouvèrent sur la place, avec l'église au fond et, des deux côtés, des maisons basses où l'on apercevait des soldats prussiens. Le premier qu'ils virent épluchait des pommes de terre. Le second, plus loin, lavait la boutique du coiffeur. Un autre, barbu jusqu'aux yeux, embrassait un mioche qui pleurait et le berçait sur ses genoux pour tâcher de l'apaiser; et les grosses paysannes dont les hommes étaient à «l'armée de la guerre» indiquaient par signes à leurs vainqueurs obéissants le travail qu'il fallait entreprendre: fendre du bois, tremper la soupe, moudre le café; un d'eux même lavait le linge de son hôtesse, une aïeule toute impotente.

Le comte, étonné, interrogea le bedeau qui sortait du presbytère. Le vieux rat d'église lui répondit:—«Oh! ceux-là ne sont pas méchants; c'est pas des Prussiens à ce qu'on dit. Ils sont de plus loin; je ne sais pas bien d'où; et ils ont tous laissé une femme et des enfants au pays; ça ne les amuse pas, la guerre, allez! Je suis sûr qu'on pleure bien aussi là-bas après les hommes; et ça fournira une fameuse misère chez eux comme chez nous. Ici, encore, on n'est pas trop malheureux pour le moment, parce qu'ils ne font pas de mal et qu'ils travaillent comme s'ils étaient dans leurs maisons. Voyez-vous, monsieur, entre pauvres gens, faut bien qu'on s'aide... C'est les grands qui font la guerre.»

Cornudet, indigné de l'entente cordiale établie entre les vainqueurs et les vaincus, se retira, préférant s'enfermer dans l'auberge. Loiseau eut un mot pour rire:—«Ils repeuplent.» M. Carré-Lamadon eut un mot grave:—«Ils réparent.» Mais on ne trouvait pas le cocher. A la fin on le découvrit dans le café du village, attablé fraternellement avec l'ordonnance de l'officier. Le comte l'interpella:

—«Ne vous avait-on pas donné l'ordre d'atteler pour huit heures?

—Ah bien oui, mais on m'en a donné un autre depuis.

—Lequel?

—De ne pas atteler du tout.

—Qui vous a donné cet ordre?

—Ma foi! le commandant prussien.

—Pourquoi?

—Je n'en sais rien. Allez lui demander. On me défend d'atteler, moi je n'attelle pas. Voilà.

—C'est lui-même qui vous a dit cela?

—Non, monsieur, c'est l'aubergiste qui m'a donné l'ordre de sa part.

—Quand ça?

—Hier soir, comme j'allais me coucher.»

Les trois hommes rentrèrent fort inquiets.

On demanda M. Follenvie, mais la servante répondit que monsieur, à cause de son asthme, ne se levait jamais avant dix heures. Il avait même formellement défendu de le réveiller plus tôt, excepté en cas d'incendie.

On voulut voir l'officier, mais cela était impossible absolument, bien qu'il logeât dans l'auberge, M. Follenvie seul était autorisé à lui parler pour les affaires civiles. Alors on attendit. Les femmes remontèrent dans leurs chambres, et des futilités les occupèrent.

Cornudet s'installa sous la haute cheminée de la cuisine où flambait un grand feu. Il se fit apporter là une des petites tables du café, une canette, et il tira sa pipe qui jouissait parmi les démocrates d'une considération presque égale à la sienne, comme si elle avait servi la patrie en servant à Cornudet. C'était une superbe pipe en écume admirablement culottée, aussi noire que les dents de son maître, mais parfumée, recourbée, luisante, familière à sa main, et complétant sa physionomie. Et il demeura immobile, les yeux tantôt fixés sur la flamme du foyer, tantôt sur la mousse qui couronnait sa chope; et chaque fois qu'il avait bu, il passait d'un air satisfait ses longs doigts maigres dans ses longs cheveux gras pendant qu'il humait sa moustache frangée d'écume.

Loiseau, sous prétexte de se dégourdir les jambes, alla placer du vin aux débitants du pays. Le comte et le manufacturier se mirent à causer politique. Ils prévoyaient l'avenir de la France. L'un croyait aux d'Orléans, l'autre à un sauveur inconnu, un héros qui se révélerait quand tout serait désespéré: un Du Guesclin, une Jeanne d'Arc peut-être? ou un autre Napoléon Ier? Ah! si le prince impérial n'était pas si jeune! Cornudet, les écoutant, souriait en homme qui sait le mot des destinées. Sa pipe embaumait la cuisine.

Comme dix heures sonnaient, M. Follenvie parut. On l'interrogea bien vite; mais il ne put que répéter deux ou trois fois, sans une variante, ces paroles:—L'officier m'a dit comme ça: «Monsieur Follenvie, vous défendrez qu'on attelle demain la voiture de ces voyageurs. Je ne veux pas qu'ils partent sans mon ordre. Vous entendez. Ça suffit.»

Alors on voulut voir l'officier. Le comte lui envoya sa carte où M. Carré-Lamadon ajouta son nom et tous ses titres. Le Prussien fit répondre qu'il admettrait ces deux hommes à lui parler quand il aurait déjeuné, c'est-à-dire vers une heure.

Les dames reparurent et l'on mangea quelque peu, malgré l'inquiétude. Boule de Suif semblait malade et prodigieusement troublée.

On achevait le café quand l'ordonnance vint chercher ces messieurs.

Loiseau se joignit aux deux premiers; mais comme on essayait d'entraîner Cornudet pour donner plus de solennité à leur démarche, il déclara fièrement qu'il entendait n'avoir jamais aucun rapport avec les Allemands; et il se remit dans sa cheminée, demandant une autre canette.

Les trois hommes montèrent et furent introduits dans la plus belle chambre de l'auberge où l'officier les reçut, étendu dans un fauteuil, les pieds sur la cheminée, fumant une longue pipe de porcelaine, et enveloppé par une robe de chambre flamboyante, dérobée sans doute dans la demeure abandonnée de quelque bourgeois de mauvais goût. Il ne se leva pas, ne les salua pas, ne les regarda pas. Il présentait un magnifique échantillon de la goujaterie naturelle au militaire victorieux.

Au bout de quelques instants il dit enfin:

—«Qu'est-ce que fous foulez?»

Le comte prit la parole:—Nous désirons partir, monsieur.

—Non.

—Oserai-je vous demander la cause de ce refus?

—Parce que che ne feux pas.

—Je vous ferai respectueusement observer, monsieur, que votre général en chef nous a délivré une permission de départ pour gagner Dieppe; et je ne pense pas que nous ayons rien fait pour mériter vos rigueurs.

—Che ne feux pas... foilà tout... Fous poufez tescentre.»

S'étant inclinés tous les trois, ils se retirèrent.

L'après-midi fut lamentable. On ne comprenait rien à ce caprice d'Allemand; et les idées les plus singulières troublaient les têtes. Tout le monde se tenait dans la cuisine et l'on discutait sans fin, imaginant des choses invraisemblables. On voulait peut-être les garder comme otages—mais dans quel but?—ou les emmener prisonniers? ou, plutôt, leur demander une rançon considérable? A cette pensée, une panique les affola. Les plus riches étaient les plus épouvantés, se voyant déjà contraints, pour racheter leur vie, de verser des sacs pleins d'or entre les mains de ce soldat insolent. Ils se creusaient la cervelle pour découvrir des mensonges acceptables, dissimuler leurs richesses, se faire passer pour pauvres, très pauvres. Loiseau enleva sa chaîne de montre et la cacha dans sa poche. La nuit qui tombait augmenta les appréhensions. La lampe fut allumée, et comme on avait encore deux heures avant le dîner, Mme Loiseau proposa une partie de trente et un. Ce serait une distraction. On accepta. Cornudet lui-même, ayant éteint sa pipe par politesse, y prit part.

Le comte battit les cartes—donna—Boule de Suif avait trente et un d'emblée; et bientôt l'intérêt de la partie apaisa la crainte qui hantait les esprits. Mais Cornudet s'aperçut que le ménage Loiseau s'entendait pour tricher.

Comme on allait se mettre à table, M. Follenvie reparut; et, de sa voix graillonnante, il prononça: «L'officier prussien fait demander à Mlle Élisabeth Rousset si elle n'a pas encore changé d'avis.»

Boule de Suif resta debout, toute pâle; puis, devenant subitement cramoisie, elle eut un tel étouffement de colère qu'elle ne pouvait plus parler. Enfin elle éclata:—«Vous lui direz à cette crapule, à ce saligaud, à cette charogne de Prussien, que jamais je ne voudrai; vous entendez bien, jamais, jamais, jamais.»

Le gros aubergiste sortit. Alors Boule de Suif fut entourée, interrogée, sollicitée par tout le monde de dévoiler le mystère de sa visite. Elle résista d'abord, mais l'exaspération l'emporta bientôt:—«Ce qu'il veut?... ce qu'il veut?... Il veut coucher avec moi!» cria-t-elle. Personne ne se choqua du mot, tant l'indignation fut vive. Cornudet brisa sa chope en la reposant violemment sur la table. C'était une clameur de réprobation contre ce soudard ignoble, un souffle de colère, une union de tous pour la résistance, comme si l'on eût demandé à chacun une partie du sacrifice exigé d'elle. Le comte déclara avec dégoût que ces gens-là se conduisaient à la façon des anciens barbares. Les femmes surtout témoignèrent à Boule de Suif une commisération énergique et caressante. Les bonnes sœurs, qui ne se montraient qu'aux repas, avaient baissé la tête et ne disaient rien.

On dîna néanmoins lorsque la première fureur fut apaisée; mais on parla peu: on songeait.

Les dames se retirèrent de bonne heure; et les hommes, tout en fumant, organisèrent un écarté auquel fut convié M. Follenvie qu'on avait l'intention d'interroger habilement sur les moyens à employer pour vaincre la résistance de l'officier. Mais il ne songeait qu'à ses cartes, sans rien écouter, sans rien répondre; et il répétait sans cesse:—«Au jeu, messieurs, au jeu.» Son attention était si tendue qu'il en oubliait de cracher, ce qui lui mettait parfois des points d'orgue dans la poitrine. Ses poumons sifflants donnaient toute la gamme de l'asthme, depuis les notes graves et profondes jusqu'aux enrouements aigus des jeunes coqs essayant de chanter.

Il refusa même de monter, quand sa femme, qui tombait de sommeil, vint le chercher. Alors elle partit toute seule, car elle était «du matin», toujours levée avec le soleil, tandis que son homme était «du soir», toujours prêt à passer la nuit avec des amis. Il lui cria:—«Tu placeras mon lait de poule devant le feu,» et se remit à sa partie. Quand on vit bien qu'on n'en pourrait rien tirer, on déclara qu'il était temps de s'en aller, et chacun gagna son lit.

On se leva encore d'assez bonne heure le lendemain avec un espoir indéterminé, un désir plus grand de s'en aller, une terreur du jour à passer dans cette horrible petite auberge.

Hélas! les chevaux restaient à l'écurie, le cocher demeurait invisible. On alla, par désœuvrement, tourner autour de la voiture.

Le déjeuner fut bien triste; et il s'était produit comme un refroidissement vis-à-vis de Boule de Suif, car la nuit, qui porte conseil, avait un peu modifié les jugements. On en voulait presque à cette fille, maintenant, de n'avoir pas été trouver secrètement le Prussien, afin de ménager, au réveil, une bonne surprise à ses compagnons. Quoi de plus simple? Qui l'eût su, d'ailleurs? Elle aurait pu sauver les apparences en faisant dire à l'officier qu'elle prenait en pitié leur détresse. Pour elle, ça avait si peu d'importance!

Mais personne n'avouait encore ces pensées.

Dans l'après-midi, comme on s'ennuyait à périr, le comte proposa de faire une promenade aux alentours du village. Chacun s'enveloppa avec soin et la petite société partit, à l'exception de Cornudet, qui préférait rester près du feu, et des bonnes sœurs, qui passaient leurs journées dans l'église ou chez le curé.

Le froid, plus intense de jour en jour, piquait cruellement le nez et les oreilles; les pieds devenaient si douloureux que chaque pas était une souffrance; et lorsque la campagne se découvrit, elle leur apparut si effroyablement lugubre sous cette blancheur illimitée que tout le monde aussitôt retourna, l'âme glacée et le cœur serré.

Les quatre femmes marchaient devant, les trois hommes suivaient, un peu derrière.

Loiseau, qui comprenait la situation, demanda tout à coup si cette «garce-là» allait les faire rester longtemps encore dans un pareil endroit. Le comte, toujours courtois, dit qu'on ne pouvait exiger d'une femme un sacrifice aussi pénible, et qu'il devait venir d'elle-même. M. Carré-Lamadon remarqua que si les Français faisaient, comme il en était question, un retour offensif par Dieppe, la rencontre ne pourrait avoir lieu qu'à Tôtes. Cette réflexion rendit les deux autres soucieux.—«Si l'on se sauvait à pied,»—dit Loiseau. Le comte haussa les épaules:—«Y songez-vous, dans cette neige? avec nos femmes? Et puis nous serions tout de suite poursuivis, rattrapés en dix minutes, et ramenés prisonniers à la merci des soldats.»—C'était vrai; on se tut.

Les dames parlaient toilette; mais une certaine contrainte semblait les désunir.

Tout à coup, au bout de la rue, l'officier parut. Sur la neige qui fermait l'horizon, il profilait sa grande taille de guêpe en uniforme, et marchait, les genoux écartés, de ce mouvement particulier aux militaires qui s'efforcent de ne point maculer leurs bottes soigneusement cirées.

Il s'inclina en passant près des dames, et regarda dédaigneusement les hommes qui eurent, du reste, la dignité de ne se point découvrir, bien que Loiseau ébauchât un geste pour retirer sa coiffure.

Boule de Suif était devenue rouge jusqu'aux oreilles; et les trois femmes mariées ressentaient une grande humiliation d'être ainsi rencontrées par ce soldat, dans la compagnie de cette fille qu'il avait si cavalièrement traitée.

Alors on parla de lui, de sa tournure, de son visage. Mme Carré-Lamadon, qui avait connu beaucoup d'officiers et qui les jugeait en connaisseur, trouvait celui-là pas mal du tout; elle regrettait même qu'il ne fût pas Français, parce qu'il ferait un fort joli hussard dont toutes les femmes assurément raffoleraient.

Une fois rentrés, on ne sut plus que faire. Des paroles aigres furent même échangées à propos de choses insignifiantes. Le dîner, silencieux, dura peu, et chacun monta se coucher, espérant dormir pour tuer le temps.

On descendit le lendemain avec des visages fatigués et des cœurs exaspérés. Les femmes parlaient à peine à Boule de Suif.

Une cloche tinta. C'était pour un baptême. La grosse fille avait un enfant élevé chez des paysans d'Yvetot. Elle ne le voyait pas une fois l'an, et n'y songeait jamais; mais la pensée de celui qu'on allait baptiser lui jeta au cœur une tendresse subite et violente pour le sien, et elle voulut absolument assister à la cérémonie.

Aussitôt qu'elle fut partie, tout le monde se regarda, puis on rapprocha les chaises, car on sentait bien qu'à la fin il fallait décider quelque chose. Loiseau eut une inspiration: il était d'avis de proposer à l'officier de garder Boule de Suif toute seule, et de laisser partir les autres.

M. Follenvie se chargea encore de la commission, mais il redescendit presque aussitôt. L'Allemand, qui connaissait la nature humaine, l'avait mis à la porte. Il prétendait retenir tout le monde tant que son désir ne serait pas satisfait.

Alors le tempérament populacier de Mme Loiseau éclata:—«Nous n'allons pourtant pas mourir de vieillesse ici. Puisque c'est son métier, à cette gueuse, de faire ça avec tous les hommes, je trouve qu'elle n'a pas le droit de refuser l'un plutôt que l'autre. Je vous demande un peu, ça a pris tout ce qu'elle a trouvé dans Rouen, même des cochers! oui, madame, le cocher de la préfecture! Je le sais bien, moi, il achète son vin à la maison. Et aujourd'hui qu'il s'agit de nous tirer d'embarras, elle fait la mijaurée, cette morveuse!... Moi, je trouve qu'il se conduit très bien, cet officier. Il est peut-être privé depuis longtemps; et nous étions là trois qu'il aurait sans doute préférées. Mais non, il se contente de celle à tout le monde. Il respecte les femmes mariées. Songez donc, il est le maître. Il n'avait qu'à dire: «Je veux», et il pouvait nous prendre de force avec ses soldats.»

Les deux femmes eurent un petit frisson. Les yeux de la jolie Mme Carré-Lamadon brillaient, et elle était un peu pâle, comme si elle se sentait déjà prise de force par l'officier.

Les hommes, qui discutaient à l'écart, se rapprochèrent. Loiseau, furibond, voulait livrer «cette misérable» pieds et poings liés à l'ennemi. Mais le comte, issu de trois générations d'ambassadeurs, et doué d'un physique de diplomate, était partisan de l'habileté:—«Il faudrait la décider»,—dit-il.

Alors on conspira.

Les femmes se serrèrent, le ton de la voix fut baissé, et la discussion devint générale, chacun donnant son avis. C'était fort convenable du reste. Ces dames surtout trouvaient des délicatesses de tournures, des subtilités d'expression charmantes, pour dire les choses les plus scabreuses. Un étranger n'aurait rien compris, tant les précautions du langage étaient observées. Mais la légère tranche de pudeur dont est bardée toute femme du monde ne recouvrant que la surface, elles s'épanouissaient dans cette aventure polissonne, s'amusaient follement au fond, se sentant dans leur élément, tripotant de l'amour avec la sensualité d'un cuisinier gourmand qui prépare le souper d'un autre.

La gaieté revenait d'elle-même, tant l'histoire leur semblait drôle à la fin. Le comte trouva des plaisanteries un peu risquées, mais si bien dites qu'elles faisaient sourire. A son tour Loiseau lâcha quelques grivoiseries plus raides dont on ne se blessa point; et la pensée brutalement exprimée par sa femme dominait tous les esprits: «Puisque c'est son métier, à cette fille, pourquoi refuserait-elle celui-là plus qu'un autre?» La gentille Mme Carré-Lamadon semblait même penser qu'à sa place elle refuserait celui-là moins qu'un autre.

On prépara longuement le blocus, comme pour une forteresse investie. Chacun convint du rôle qu'il jouerait, des arguments dont il s'appuierait, des manœuvres qu'il devrait exécuter. On régla le plan des attaques, les ruses à employer, et les surprises de l'assaut, pour forcer cette citadelle vivante à recevoir l'ennemi dans la place.

Cornudet cependant restait à l'écart, complètement étranger à cette affaire.

Une attention si profonde tendait les esprits, qu'on n'entendit point rentrer Boule de Suif. Mais le comte souffla un léger: «Chut» qui fit relever tous les yeux. Elle était là. On se tut brusquement et un certain embarras empêcha d'abord de lui parler. La comtesse, plus assouplie que les autres aux duplicités des salons, l'interrogea:—«Était-ce amusant, ce baptême?»

La grosse fille, encore émue, raconta tout, et les figures, et les attitudes, et l'aspect même de l'église. Elle ajouta:—«C'est si bon de prier quelquefois.»

Cependant, jusqu'au déjeuner, ces dames se contentèrent d'être aimables avec elle, pour augmenter sa confiance et sa docilité à leurs conseils.

Aussitôt à table, on commença les approches. Ce fut d'abord une conversation vague sur le dévouement. On cita des exemples anciens: Judith et Holopherne, puis, sans aucune raison, Lucrèce avec Sextus, Cléopâtre faisant passer par sa couche tous les généraux ennemis, et les y réduisant à des servilités d'esclave. Alors se déroula une histoire fantaisiste, éclose dans l'imagination de ces millionnaires ignorants, où les citoyennes de Rome allaient endormir à Capoue Annibal entre leurs bras, et, avec lui, ses lieutenants, et les phalanges des mercenaires. On cita toutes les femmes qui ont arrêté des conquérants, fait de leur corps un champ de bataille, un moyen de dominer, une arme, qui ont vaincu par leurs caresses héroïques des êtres hideux ou détestés, et sacrifié leur chasteté à la vengeance et au dévouement.

On parla même en termes voilés de cette Anglaise de grande famille qui s'était laissé inoculer une horrible et contagieuse maladie pour la transmettre à Bonaparte sauvé miraculeusement, par une faiblesse subite, à l'heure du rendez-vous fatal.

Et tout cela était raconté d'une façon convenable et modérée, où parfois éclatait un enthousiasme voulu propre à exciter l'émulation.

On aurait pu croire, à la fin, que le seul rôle de la femme, ici-bas, était un perpétuel sacrifice de sa personne, un abandon continu aux caprices des soldatesques.

Les deux bonnes sœurs ne semblaient point entendre, perdues en des pensées profondes. Boule de Suif ne disait rien.

Pendant toute l'après-midi, on la laissa réfléchir. Mais, au lieu de l'appeler «madame» comme on avait fait jusque-là, on lui disait simplement «mademoiselle», sans que personne sût bien pourquoi, comme si l'on avait voulu la faire descendre d'un degré dans l'estime qu'elle avait escaladée, lui faire sentir sa situation honteuse.

Au moment où l'on servit le potage, M. Follenvie reparut, répétant sa phrase de la veille:—«L'officier prussien fait demander à Mlle Élisabeth Rousset si elle n'a point encore changé d'avis.»

Boule de Suif répondit sèchement:—«Non, monsieur.»

Mais au dîner la coalition faiblit. Loiseau eut trois phrases malheureuses. Chacun se battait les flancs pour découvrir des exemples nouveaux et ne trouvait rien, quand la comtesse, sans préméditation peut-être, éprouvant un vague besoin de rendre hommage à la Religion, interrogea la plus âgée des bonnes sœurs sur les grands faits de la vie des saints. Or beaucoup avaient commis des actes qui seraient des crimes à nos yeux; mais l'Église absout sans peine ces forfaits quand ils sont accomplis pour la gloire de Dieu, ou pour le bien du prochain. C'était un argument puissant; la comtesse en profita. Alors, soit par une de ces ententes tacites, de ces complaisances voilées, où excelle quiconque porte un habit ecclésiastique, soit simplement par l'effet d'une inintelligence heureuse, d'une secourable bêtise, la vieille religieuse apporta à la conspiration un formidable appui. On la croyait timide, elle se montra hardie, verbeuse, violente. Celle-là n'était pas troublée par les tâtonnements de la casuistique; sa doctrine semblait une barre de fer; sa foi n'hésitait jamais; sa conscience n'avait point de scrupules. Elle trouvait tout simple le sacrifice d'Abraham, car elle aurait immédiatement tué père et mère sur un ordre venu d'en haut; et rien, à son avis, ne pouvait déplaire au Seigneur quand l'intention était louable. La comtesse, mettant à profit l'autorité sacrée de sa complice inattendue, lui fit faire comme une paraphrase édifiante de cet axiome de morale: «La fin justifie les moyens.»

Elle l'interrogeait.

—«Alors, ma sœur, vous pensez que Dieu accepte toutes les voies, et pardonne le fait quand le motif est pur?

—Qui pourrait en douter, madame? Une action blâmable en soi devient souvent méritoire par la pensée qui l'inspire.»

Et elles continuaient ainsi, démêlant les volontés de Dieu, prévoyant ses décisions, le faisant s'intéresser à des choses qui, vraiment, ne le regardaient guère.

Tout cela était enveloppé, habile, discret. Mais chaque parole de la sainte fille en cornette faisait brèche dans la résistance indignée de la courtisane. Puis, la conversation se détournant un peu, la femme aux chapelets pendants parla des maisons de son ordre, de sa supérieure, d'elle-même, et de sa mignonne voisine, la chère sœur Saint-Nicéphore. On les avait demandées au Havre pour soigner dans les hôpitaux des centaines de soldats atteints de la petite vérole. Elle les dépeignit, ces misérables, détailla leur maladie. Et tandis qu'elles étaient arrêtées en route par les caprices de ce Prussien, un grand nombre de Français pouvaient mourir qu'elles auraient sauvés peut-être! C'était sa spécialité, à elle, de soigner les militaires; elle avait été en Crimée, en Italie, en Autriche, et, racontant ses campagnes, elle se révéla tout à coup une de ces religieuses à tambours et à trompettes qui semblent faites pour suivre les camps, ramasser des blessés dans les remous des batailles, et, mieux qu'un chef, dompter d'un mot les grands soudards indisciplinés; une vraie bonne sœur Ran-tan-plan dont la figure ravagée, crevée de trous sans nombre, paraissait une image des dévastations de la guerre.

Personne ne dit rien après elle, tant l'effet semblait excellent.

Aussitôt le repas terminé, on remonta bien vite dans les chambres pour ne descendre, le lendemain, qu'assez tard dans la matinée.

Le déjeuner fut tranquille. On donnait à la graine semée la veille le temps de germer et de pousser ses fruits.

La comtesse proposa de faire une promenade dans l'après-midi; alors le comte, comme il était convenu, prit le bras de Boule de Suif, et demeura derrière les autres, avec elle.

Il lui parla de ce ton familier, paternel, un peu dédaigneux, que les hommes posés emploient avec les filles, l'appelant: «ma chère enfant», la traitant du haut de sa position sociale, de son honorabilité indiscutée. Il pénétra tout de suite au vif de la question:

—«Donc, vous préférez nous laisser ici, exposés comme vous-même à toutes les violences qui suivraient un échec des troupes prussiennes, plutôt que de consentir à une de ces complaisances que vous avez eues si souvent en votre vie?»

Boule de Suif ne répondit rien.

Il la prit par la douceur, par le raisonnement, par les sentiments. Il sut rester «monsieur le comte», tout en se montrant galant quand il le fallut, complimenteur, aimable enfin. Il exalta le service qu'elle leur rendrait, parla de leur reconnaissance; puis soudain, la tutoyant gaiement:—«Et tu sais, ma chère, il pourrait se vanter d'avoir goûté d'une jolie fille comme il n'en trouvera pas beaucoup dans son pays.»

Boule de Suif ne répondit pas et rejoignit la société.

Aussitôt rentrée, elle monta chez elle et ne reparut plus. L'inquiétude était extrême. Qu'allait-elle faire? Si elle résistait, quel embarras!

L'heure du dîner sonna; on l'attendit en vain. M. Follenvie, entrant alors, annonça que Mlle Rousset se sentait indisposée, et qu'on pouvait se mettre à table. Tout le monde dressa l'oreille. Le comte s'approcha de l'aubergiste, et, tout bas: «Ça y est?»—«Oui.»—Par convenance, il ne dit rien à ses compagnons, mais il leur fit seulement un léger signe de la tête. Aussitôt un grand soupir de soulagement sortit de toutes les poitrines, une allégresse parut sur les visages. Loiseau cria:—«Saperlipopette! je paye du Champagne si l'on en trouve dans l'établissement;»—et Mme Loiseau eut une angoisse lorsque le patron revint avec quatre bouteilles aux mains. Chacun était devenu subitement communicatif et bruyant; une joie égrillarde emplissait les cœurs. Le comte parut s'apercevoir que Mme Carré-Lamadon était charmante, le manufacturier fit des compliments à la comtesse. La conversation fut vive, enjouée, pleine de traits.

Tout à coup, Loiseau, la face anxieuse et levant les bras, hurla:—«Silence!»—Tout le monde se tut, surpris, presque effrayé déjà. Alors il tendit l'oreille en faisant «Chut!» des deux mains, leva les yeux vers le plafond, écouta de nouveau, et reprit, de sa voix naturelle:—«Rassurez-vous, tout va bien.»

On hésitait à comprendre, mais bientôt un sourire passa.

Au bout d'un quart d'heure il recommença la même farce, la renouvela souvent dans la soirée; et il faisait semblant d'interpeller quelqu'un à l'étage au-dessus, en lui donnant des conseils à double sens puisés dans son esprit de commis voyageur. Par moments il prenait un air triste pour soupirer:—«Pauvre fille;»—ou bien il murmurait entre ses dents d'un air rageur:—«Gueux de Prussien, va!»—Quelquefois, au moment où l'on n'y songeait plus, il poussait, d'une voix vibrante, plusieurs:—«Assez! assez!»—et ajoutait, comme se parlant à lui-même:—«Pourvu que nous la revoyions; qu'il ne l'en fasse pas mourir, le misérable!»

Bien que ces plaisanteries fussent d'un goût déplorable, elles amusaient et ne blessaient personne, car l'indignation dépend des milieux comme le reste, et l'atmosphère qui s'était peu à peu créée autour d'eux était chargée de pensées grivoises.

Au dessert, les femmes elles-mêmes firent des allusions spirituelles et discrètes. Les regards luisaient; on avait bu beaucoup. Le comte, qui conservait, même en ses écarts, sa grande apparence de gravité, trouva une comparaison fort goûtée sur la fin des hivernages au pôle et la joie des naufragés qui voient s'ouvrir une route vers le sud.

Loiseau, lancé, se leva, un verre de champagne à la main: «Je bois à notre délivrance!»—Tout le monde fut debout; on l'acclamait. Les deux bonnes sœurs, elles-mêmes, sollicitées par ces dames, consentirent à tremper leurs lèvres dans ce vin mousseux dont elles n'avaient jamais goûté. Elles déclarèrent que cela ressemblait à la limonade gazeuse, mais que c'était plus fin cependant.

Loiseau résuma la situation.

—«C'est malheureux de ne pas avoir de piano parce qu'on pourrait pincer un quadrille.»

Cornudet n'avait pas dit un mot, pas fait un geste; il paraissait même plongé dans des pensées très graves, et tirait parfois, d'un geste furieux, sa grande barbe qu'il semblait vouloir allonger encore. Enfin, vers minuit, comme on allait se séparer, Loiseau, qui titubait, lui tapa soudain sur le ventre et lui dit en bredouillant:—«Vous n'êtes pas farce, vous, ce soir; vous ne dites rien, citoyen?»—Mais Cornudet releva brusquement la tête, et, parcourant la société d'un regard luisant et terrible:—«Je vous dis à tous que vous venez de faire une infamie!»—Il se leva, gagna la porte, répéta encore une fois: «Une infamie!» et disparut.

Cela jeta un froid d'abord. Loiseau, interloqué, restait bête, mais il reprit son aplomb, puis, tout à coup, se tordit en répétant:—«Ils sont trop verts, mon vieux, ils sont trop verts.»—Comme on ne comprenait pas, il raconta les «mystères du corridor». Alors il y eut une reprise de gaieté formidable. Ces dames s'amusaient comme des folles. Le comte et M. Carré-Lamadon pleuraient à force de rire. Ils ne pouvaient croire.

—«Comment! vous êtes sûr? Il voulait...

—Je vous dis que je l'ai vu.

—Et, elle a refusé...

—Parce que le Prussien était dans la chambre à côté.

—Pas possible?

—Je vous le jure.»

Le comte étouffait. L'industriel se comprimait le ventre à deux mains. Loiseau continuait:

—«Et, vous comprenez, ce soir, il ne la trouve pas drôle, mais pas du tout.»

Et tous les trois repartaient, malades, essoufflés, toussant.

On se sépara là-dessus. Mais Mme Loiseau, qui était de la nature des orties, fit remarquer à son mari, au moment où ils se couchaient, que «cette chipie» de petite Carré-Lamadon avait ri jaune toute la soirée:—«Tu sais, les femmes, quand ça en tient pour l'uniforme, qu'il soit Français ou bien Prussien, ça leur est, ma foi, bien égal. Si ce n'est pas une pitié, Seigneur Dieu!»

Et toute la nuit, dans l'obscurité du corridor coururent comme des frémissements, des bruits légers, à peine sensibles, pareils à des souffles, des effleurements de pieds nus, d'imperceptibles craquements. Et l'on ne dormit que très tard, assurément, car des filets de lumière glissèrent longtemps sous les portes. Le champagne a de ces effets-là; il trouble, dit-on, le sommeil.

Le lendemain, un clair soleil d'hiver rendait la neige éblouissante. La diligence, attelée enfin, attendait devant la porte, tandis qu'une armée de pigeons blancs, rengorgés dans leurs plumes épaisses, avec un œil rose, taché, au milieu, d'un point noir, se promenaient gravement entre les jambes des six chevaux, et cherchaient leur vie dans le crottin fumant qu'ils éparpillaient.

Le cocher, enveloppé dans sa peau de mouton, grillait une pipe sur son siège, et tous les voyageurs, radieux, faisaient rapidement empaqueter des provisions pour le reste du voyage.

On n'attendait plus que Boule de Suif. Elle parut.

Elle semblait un peu troublée, honteuse; et elle s'avança timidement vers ses compagnons, qui, tous, d'un même mouvement, se détournèrent comme s'ils ne l'avaient pas aperçue. Le comte prit avec dignité le bras de sa femme et l'éloigna de ce contact impur.

La grosse fille s'arrêta, stupéfaite; alors ramassant tout son courage, elle aborda la femme du manufacturier d'un «bonjour, madame» humblement murmuré. L'autre fit de la tête seule un petit salut impertinent qu'elle accompagna d'un regard de vertu outragée. Tout le monde semblait affairé, et l'on se tenait loin d'elle comme si elle eût apporté une infection dans ses jupes. Puis on se précipita vers la voiture où elle arriva seule, la dernière, et reprit en silence la place qu'elle avait occupée pendant la première partie de la route.

On semblait ne pas la voir, ne pas la connaître; mais Mme Loiseau, la considérant de loin avec indignation, dit à mi-voix à son mari:—«Heureusement que je ne suis pas à côté d'elle.»

La lourde voiture s'ébranla, et le voyage recommença.

On ne parla point d'abord. Boule de Suif n'osait pas lever les yeux. Elle se sentait en même temps indignée contre tous ses voisins, et humiliée d'avoir cédé, souillée par les baisers de ce Prussien entre les bras duquel on l'avait hypocritement jetée.

Mais la comtesse, se tournant vers Mme Carré-Lamadon, rompit bientôt ce pénible silence.

—«Vous connaissez, je crois, Mme d'Étrelles?

—Oui, c'est une de mes amies.

—Quelle charmante femme!

—Ravissante! Une vraie nature d'élite, fort instruite d'ailleurs, et artiste jusqu'au bout des doigts; elle chante à ravir et dessine dans la perfection.»

Le manufacturier causait avec le comte, et au milieu du fracas des vitres un mot parfois jaillissait: «Coupon—échéance—prime—à terme.»

Loiseau, qui avait chipé le vieux jeu de cartes de l'auberge, engraissé par cinq ans de frottement sur les tables mal essuyées, attaqua un bésigue avec sa femme.

Les bonnes sœurs prirent à leur ceinture le long rosaire qui pendait, firent ensemble le signe de la croix, et tout à coup leurs lèvres se mirent à remuer vivement, se hâtant de plus en plus, précipitant leur vague murmure comme pour une course d'oremus; et de temps en temps elles baisaient une médaille, se signaient de nouveau, puis recommençaient leur marmottement rapide et continu.

Cornudet songeait, immobile.

Au bout de trois heures de route, Loiseau ramassa ses cartes:—«Il fait faim», dit-il.

Alors sa femme atteignit un paquet ficelé d'où elle fit sortir un morceau de veau froid. Elle le découpa proprement par tranches minces et fermes, et tous deux se mirent à manger.

—«Si nous en faisions autant»,—dit la comtesse. On y consentit et elle déballa les provisions préparées pour les deux ménages. C'était, dans un de ces vases allongés dont le couvercle porte un lièvre en faïence, pour indiquer qu'un lièvre en pâté gît au-dessous, une charcuterie succulente, où de blanches rivières de lard traversaient la chair brune du gibier, mêlée à d'autres viandes hachées fin. Un beau carré de gruyère, apporté dans un journal, gardait imprimé: «faits divers» sur sa pâte onctueuse.

Les deux bonnes sœurs développèrent un rond de saucisson qui sentait l'ail; et Cornudet, plongeant les deux mains en même temps dans les vastes poches de son paletot sac, tira de l'une quatre œufs durs et de l'autre le croûton d'un pain. Il détacha la coque, la jeta sous ses pieds dans la paille et se mit à mordre à même les œufs, faisant tomber sur sa vaste barbe des parcelles de jaune clair qui semblaient, là dedans, des étoiles.

Boule de Suif, dans la hâte et l'effarement de son lever, n'avait pu songer à rien; et elle regardait, exaspérée, suffoquant de rage, tous ces gens qui mangeaient placidement. Une colère tumultueuse la crispa d'abord, et elle ouvrit la bouche pour leur crier leur fait avec un flot d'injures qui lui montait aux lèvres; mais elle ne pouvait pas parler tant l'exaspération l'étranglait.

Personne ne la regardait, ne songeait à elle. Elle se sentait noyée dans le mépris de ces gredins honnêtes qui l'avaient sacrifiée d'abord, rejetée ensuite, comme une chose malpropre et inutile. Alors elle songea à son grand panier tout plein de bonnes choses qu'ils avaient goulûment dévorées, à ses deux poulets luisants de gelée, à ses pâtés, à ses poires, à ses quatre bouteilles de bordeaux; et sa fureur tombant soudain, comme une corde trop tendue qui casse, elle se sentit prête à pleurer. Elle fit des efforts terribles, se roidit, avala ses sanglots comme les enfants, mais les pleurs montaient, luisaient au bord de ses paupières, et bientôt deux grosses larmes, se détachant des yeux, roulèrent lentement sur ses joues. D'autres les suivirent plus rapides, coulant comme les gouttes d'eau qui filtrent d'une roche, et tombant régulièrement sur la courbe rebondie de sa poitrine. Elle restait droite, le regard fixe, la face rigide et pâle, espérant qu'on ne la verrait pas.

Mais la comtesse s'en aperçut et prévint son mari d'un signe. Il haussa les épaules comme pour dire: «Que voulez-vous, ce n'est pas ma faute.» Mme Loiseau eut un rire muet de triomphe et murmura:—«Elle pleure sa honte.»

Les deux bonnes sœurs s'étaient remises à prier, après avoir roulé dans un papier le reste de leur saucisson.

Alors Cornudet, qui digérait ses œufs, étendit ses longues jambes sous la banquette d'en face, se renversa, croisa ses bras, sourit comme un homme qui vient de trouver une bonne farce, et se mit à siffloter la Marseillaise.

Toutes les figures se rembrunirent. Le chant populaire, assurément, ne plaisait point à ses voisins. Ils devinrent nerveux, agacés, et avaient l'air prêts à hurler comme des chiens qui entendent un orgue de Barbarie. Il s'en aperçut, ne s'arrêta plus. Parfois même il fredonnait les paroles:

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