Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 22
PREMIÈRE VERSION INÉDITE
  DE LA SCÈNE FINALE
  DE FORT COMME LA MORT.
Et il s’en alla très vite, sans se retourner.
Quand elle fut seule, elle se laissa tomber sur un siège et sanglota.
Elle serait restée ainsi jusqu’à la nuit si Annette soudain n’était venue la chercher.
La comtesse, pour avoir le temps d’essuyer ses yeux rouges, lui répondit:
—J’ai un tout petit mot à écrire, mon enfant. Remonte et je te suis dans une seconde.
Puis, jusqu’au soir, elle dut s’occuper de la grande question du trousseau.
La duchesse et son neveu dînaient chez les Guilleroy, en famille, et il avait été décidé qu’on irait ensuite passer une heure à l’Hippodrome, où devaient avoir lieu des débuts intéressants.
On venait de se mettre à table et on parlait encore de la représentation de la veille quand la duchesse, qui n’était pourtant guère observatrice, demanda:
—Est-ce que votre ami Bertin est malade? Il avait hier soir la figure très fatiguée.
Le comte répondit:
—Mon Dieu, je crois qu’il vieillit tout simplement. Et puis je crois que les célibataires tombent tout d’un coup.
Se tournant vers sa femme, il ajouta:
—Avez-vous remarqué, vous Any, qu’il ait beaucoup changé?
—Oh oui, dit-elle.
Le marquis reprit:
—Il y avait un article bien désagréable pour lui dans le Figaro de ce matin.
Toute attaque, toute critique, toute allusion défavorable au talent de son ami jetaient toujours la comtesse hors d’elle.
—Oh! dit-elle, les hommes de la valeur de Bertin n’ont pas à s’occuper de pareilles grossièretés...
Un domestique entrait avec une lettre sur un plateau. Il la présenta au comte qui la prit, déchira l’enveloppe, la lut, poussa une exclamation de surprise, jeta sa serviette sur son assiette, puis regarda sa femme avec des yeux effarés.
—Mon Dieu! qu’y a-t-il? dit-elle.
Il balbutia, pouvant à peine parler tant son émotion était vive:
—Oh! un grand malheur... un grand malheur. Bertin est tombé sous une voiture!
La comtesse cria:
—Mort!
—Non, non, dit-il, tenez, lisez vous-même.
Et il tendait la lettre.
Elle n’osait point la prendre, devenue si tremblante que ses dents claquaient, et elle murmura:
—Non, lisez... lisez-la-moi.
Alors il lut:
—«Monsieur, un grand malheur vient d’arriver. Notre ami, l’éminent artiste, M. Olivier Bertin, a été renversé par un omnibus, dont la roue lui passa sur le corps. Je ne puis encore me prononcer sur les suites probables de cet accident, qui peut n’être pas grave comme il peut avoir un dénouement fatal immédiat. M. Bertin vous prie instamment et supplie Madame la comtesse de Guilleroy de venir le voir sur l’heure. J’espère, Monsieur, que Madame la comtesse et vous, vous voudrez bien vous rendre au désir de notre ami commun, qui peut avoir cessé de vivre avant le jour.
«Dr de Rivil.»
La comtesse regardait son mari avec des yeux larges, fixes, pleins d’épouvante. Puis soudain elle reçut, comme un choc électrique, une secousse de ce courage des femmes, qui les fait parfois, aux heures terribles, les plus vaillants des êtres, et appelant d’un signe le maître d’hôtel:
—Vite, un fiacre, qu’on m’apporte un manteau et un chapeau.
Elle se tourna vers la duchesse:
—Vous m’excuserez, n’est-ce pas; mais en des occasions pareilles...
La duchesse, un peu pâle elle-même, répondit:
—Mais comment donc, ma chère enfant, et si vous avez besoin de moi, je suis toute à votre disposition.
Quand on eut apporté ce qu’avait demandé Mme de Guilleroy, elle se couvrit la tête et les épaules avec une hâte maladroite et fébrile.
—Maman, veux-tu que j’aille avec toi, demandait Annette.
—Non, ma chérie.
Regardant alors son mari:
—Eh bien! Jacques, descendons.
—Mais le fiacre n’est pas arrivé.
—Nous l’attendrons en bas. Cela nous fera gagner quelques instants.
Il avait lui-même endossé son pardessus sur son habit. Il s’approcha de sa femme, avec l’air un peu cérémonieux qu’il ne quittait jamais, et lui offrit le bras, pour sortir. Elle le prit et, après de brefs saluts, ils s’en allèrent côte à côte vers celui qui les appelait.
Le trajet fut court et silencieux. La comtesse tremblait toujours.
En arrivant devant la porte du peintre, elle dit à son mari, d’une voix si faible qu’il eut peine à l’entendre:
—Descendez le premier et demandez comment il va. S’il était mort je ne pourrais plus me remuer.
Le comte sonna, entra, puis revint à la portière.
—Non, dit-il. Il va plutôt mieux.
Et il offrit de nouveau son bras pour aider sa femme à sortir de la voiture.
Sur le haut de l’escalier le médecin, le docteur De Rivil, un petit homme grisonnant, court, rond, très soigné, très poli, les attendait. Il fit à la comtesse un grand salut, puis tendit la main au comte.
Elle lui demanda, en haletant comme si la montée des marches eût épuisé tout le souffle de sa gorge:
—Eh bien! docteur?
—Eh bien! Madame, j’espère que ce sera moins grave que je n’avais cru au premier moment.
Elle s’élança vers lui, en balbutiant:
—Alors il ne va pas mourir?
—Je ne crois pas.
—Vous en répondez?
—Oh non. Je dis seulement que j’espère me trouver en présence d’une simple contusion abdominale, sans lésions internes.
—S’il y avait des lésions il mourrait?
—En ce cas-là il pourrait mourir.
—Quelles lésions redoutez-vous?
—Une déchirure du foie, par exemple.
—S’il y avait cette déchirure, il pourrait mourir très vite?
—Oui, en quelques minutes, presque en quelques secondes. Mais rassurez-vous, Madame, je suis convaincu, au contraire, qu’il sera guéri dans quinze jours. Entrons près de lui. Il vous attend avec une grande impatience. Je dirai tout à l’heure quelques mots en particulier à votre mari sur la situation.
Ce qu’elle vit d’abord, en pénétrant dans la chambre, ce fut une tête blême sur du linge blanc. Deux bougies et le feu du foyer l’éclairaient, dessinant les ombres et le profil; et deux yeux, dans cette face livide, regardaient venir la comtesse du bout de l’appartement.
Elle s’élança vers lui en criant:
—Oh! mon pauvre ami.
—Ce n’est rien, dit-il tout bas.
Maintenant elle restait contre le lit, l’examinant avec une anxiété affreuse.
Il était pâle, si pâle qu’il semblait ne plus avoir une goutte de sang dans la tête; ses joues creuses, agitées parfois d’une secousse nerveuse, et ses yeux caves avaient l’air aspirés à l’intérieur du visage.
Il voulut sourire en murmurant:
—Me voici dans un bel état.
Elle demanda, en le regardant toujours fixement:
—Que vous est-il arrivé, mon Dieu!
Il faisait, pour parler, de grands efforts.
—Je n’ai pas regardé... en traversant le boulevard... Je pensais à autre chose... oui... à tout autre chose qu’à l’omnibus Madeleine-Bastille que je ne vis pas venir. Il m’a renversé et la roue m’a passé sur le ventre... Heureusement... ou malheureusement... il était vide...
En l’écoutant, elle voyait l’accident; et elle dut s’asseoir pour ne point tomber.
—Est-ce que vous avez saigné? dit-elle, soulevée d’horreur.
—Non. Je dois avoir seulement l’intérieur un peu meurtri.
Le comte, debout au pied du lit, murmurait:
—Oh! mon pauvre Bertin! quel affreux malheur!
Et le malade répondit d’une voix faible dont l’accent pénétra jusque dans les os de la comtesse:
—Que voulez-vous! Après tout, il est temps que je m’en aille. J’aimerais mieux avoir été tué sur le coup.
Le comte se tourna vers le médecin:
—Qu’avez-vous constaté, en somme?
—Oh! pas grand’chose. On ne peut rien voir. Mais je suis bien convaincu que nous avons là une simple contusion abdominale sans déchirures internes.
—Souffrez-vous beaucoup? demanda la comtesse.
Bertin fit «oui» d’un signe de tête. Son visage livide l’exprimait d’ailleurs.
Le docteur De Rivil tira doucement le comte par la manche, et quand il l’eut éloigné du lit, il demanda tout bas:
—Voulez-vous passer dans l’atelier, j’ai quelques mots à vous dire.
Les deux hommes, s’éloignant sur la pointe des pieds, ouvrirent doucement une porte masquée sous un tapis d’Orient et disparurent.
Dès qu’elle se sentit seule avec Olivier, la comtesse se pencha vers lui et lui demanda, si près du visage qu’elle semblait lui souffler les mots sur la peau:
—C’est vous qui vous êtes jeté sous cette voiture?
Il répondit, en essayant toujours de sourire:
—Non. C’est elle qui s’est jetée sur moi.
—Ce n’est pas vrai, c’est vous.
—Non, je vous affirme que c’est elle.
Il eut une convulsion rapide de tous les traits, puis, quand elle fut passée, il dit avec précipitation:
—Any, ne perdons point de temps. Ouvrez vite le tiroir du bas de mon secrétaire, le grand. Il est plein de vos lettres. Elles y sont toutes. Prenez-les et jetez-les au feu. Vite... vite...
Elle obéit sans trop savoir ce qu’elle faisait. Quand le tiroir fut ouvert, elle aperçut la masse épaisse de papiers blancs et reconnut son écriture qui courait sur les enveloppes.
Olivier, dans son lit, se tournait un peu, pour la regarder.
Il répétait:
—Vite, vite, au feu.
Elle prit deux poignées, deux grosses poignées de lettres et les jeta dans la cheminée. Une grande flamme brilla, puis parut s’éteindre sous une pluie d’autres lettres, puis rejaillit plus éclatante.
La comtesse en jetait toujours, emplissant le foyer de toute la tendresse de sa vie qui flambait là devant elle; et quand le tiroir fut vide, elle demeura debout, devant la cheminée, regardant de ses yeux pleins de larmes se changer en cendres impalpables tous les mots d’amour qu’elle lui avait écrits.
Mais soudain, sur la couche de papiers à moitié consumés déjà qui se tordaient et devenaient noirs, elle vit couler des gouttes de sang. Elles semblaient sortir du cœur même des lettres et glissaient doucement vers la flamme en laissant une traînée rouge. Cela était tellement étrange, tellement affreux, que la comtesse poussa un faible cri, puis elle comprit tout à coup qu’elle avait vu simplement la cire des cachets qui fondait.
—Tout y est? demandait Olivier.
—Oui, tout.
—Approchez-vous de moi.
Quand elle fut tout près, il reprit:
—Adieu, adieu, Any. Je vous ai bien aimée. Tout le bonheur de ma vie je vous le dois. Les derniers jours seuls ont été durs. Ce n’est point votre faute... Ecoutez, j’ai encore quelque chose à vous demander. Si je ne suis pas mort demain, promettez-moi, jurez-moi que vous m’amènerez Annette.
Elle pleurait maintenant si fort qu’elle ne pouvait plus répondre.
Il reprit:
—Oh! promettez-moi de l’amener une fois, rien qu’une fois, pour que je la revoie encore... Songez... songez... que je ne vous verrai plus... moi... ni vous... ni elle... jamais.
La comtesse, à travers ses sanglots, balbutia:
—Oui, je vous jure de l’amener.
Un sourire, un pauvre sourire encore, rampa sur les lèvres d’Olivier.
—Merci, dit-il. Et maintenant embrassez-moi bien vite, pour la dernière fois peut-être, car ils vont revenir.
Elle s’affaissa sur cette figure crispée et la caressa de baisers avec une tendresse éperdue.
Il fit tout à coup un faible mouvement pour la repousser en murmurant:
—Les voici. Prenez garde.
Comme elle se redressait, elle le vit se tordre sous ses draps et elle aperçut dans ses yeux, au fond de ses yeux, un regard fou qu’elle ne connaissait point.
Il ouvrit la bouche comme pour parler encore, battit des paupières, fit une grimace, eut un frisson, poussa un petit soupir, puis demeura immobile, la figure soudain calmée par l’éternel Apaisement.
FIN.