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Variété I

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VARIATION SUR UNE “PENSÉE”

Le silence éternel


— Quels sons doux et puissants, demande Eustathe à Pythagore, et quelles harmonies d’une étrange pureté il me semble d’entendre dans la substance de la nuit qui nous entoure ? Mon âme, à l’extrême de l’ouïe, accueille avec surprise de lointaines modulations. Elle se tend, pareille à l’espérance, jusqu’aux limites de mon sens, pour saisir ces frémissements de cristal et ce mugissement d’une majestueuse lenteur qui m’émerveillent. Quel est donc le mystérieux instrument de ces délices ?

— Le ciel même, lui répondait Pythagore. Tu perçois ce qui charme les dieux. Il n’y a point de silence dans l’univers. Un concert de voix éternelles est inséparable du mouvement des corps célestes. Chacune des étoiles mobiles, faisant vibrer l’éther selon sa vitesse, communique à l’étendue le son qui est le propre de son nombre. Les plus éloignées, qui sont nécessairement les plus rapides, fournissent à l’ensemble les tons les plus aigus. Plus graves sont les plus lentes, qui sont les plus proches de nous ; et la terre immobile est muette. Comme les sphères obéissent à une loi, les sons qu’elles engendrent se composent dans cet accord suave et doucement variable, qui est celui des cieux avec les cieux. L’ordre du monde pur enchante tes oreilles. L’intelligence, la justice, l’amour, et les autres perfections qui règnent dans la partie sublime de l’univers, se font sensibles ; et ce ravissement que tu éprouves n’est que l’effet d’une divine et rigoureuse analogie…


Voilà ce que prêtait aux abîmes de la nuit le profond désir des anciens Grecs.


Quant aux Juifs, ils ne parlent des cieux qu’ils n’en célèbrent l’éloquence. Les nuits bibliques retentissent des louanges du Seigneur. Les étoiles, quelquefois, y paraissent confondues aux fils de Dieu, qui sont les anges, et cette innombrable tribu des esprits et des astres fait entendre à toute la terre une acclamation immense.

« Les cieux énoncent la gloire de Dieu, et l’ouvrage de ses mains est proclamé par le firmament. »

L’auteur des Psaumes ne trouve pas de termes assez énergiques pour exprimer toute la puissance de cette voix extraordinaire : « Le jour vomit au jour la parole divine, et la nuit enseigne la nuit. Ce ne sont point des babillages, ni de ces propos qui peuvent échapper à l’oreille, mais leur résonance se prolonge aux extrémités de la terre… Non sunt loquelæ neque sermones quorum non audiantur voces eorum. In omnem terram exivit sonus eorum et in fines orbis terræ verba eorum. »

Et Jéhovah lui-même dit à Job : « Les étoiles du matin éclataient en chants d’allégresse. »


Pascal ne reçoit des espaces infinis que le silence. Il se dit « effrayé ». Il se plaint amèrement d’être abandonné dans le monde. Il n’y découvre pas Celui qui déclarait par Jérémie : Cœlum et terram ego impleo. Et cet étrange chrétien ne se trouve pas son Père dans les cieux… Mais au contraire, « en regardant tout l’univers muet, il entre en effroi, dit-il, comme un homme qu’on aurait porté endormi dans une île déserte et effroyable… »

Effroi, effrayé, effroyable ; silence éternel ; univers muet, c’est ainsi que parle de ce qui l’entoure, l’une des plus fortes intelligences qui aient paru.

Elle se ressent, elle se peint, et se lamente, comme une bête traquée ; mais de plus, qui se traque elle-même, et qui excite les grandes ressources qui sont en elle, les puissances de sa logique, les vertus admirables de son langage, à corrompre tout ce qui est visible et qui n’est point désolant. Elle se veut fragile et entièrement menacée, et de toutes parts environnée de périls et de solitude, et de toutes les causes de terreur et de désespoir. Elle ne peut souffrir qu’elle soit tombée dans les filets du temps, du nombre et des dimensions, et qu’elle se soit prise au piège du système du monde. Il n’est pas de chose créée qui ne la rappelle à son affreuse condition, et les unes la blessent, les autres la trompent, toutes l’épouvantent, tellement que la contemplation ne manque jamais de la faire hurler à la mort. Elle me fait songer invinciblement à cet aboi insupportable qu’adressent les chiens à la lune ; mais ce désespéré, qui est capable de la théorie de la lune, pousserait son gémissement tout aussi bien contre ses calculs.

Ce n’est pas seulement ce qui arrive dans le ciel, mais toute chose ; et non seulement toute chose elle-même, mais jusqu’à l’innocente représentation des choses, qui l’irrite et se fait haïr : Quelle vanité que la peinture… Il invente, pour les images que poursuivent les arts, une sorte de dédain du second degré.


Je ne puis m’empêcher de penser qu’il y a du système et du travail dans cette attitude parfaitement triste et dans cet absolu de dégoût. Une phrase bien accordée exclut la renonciation totale.

Une détresse qui écrit bien n’est pas si achevée qu’elle n’ait sauvé du naufrage quelque liberté de l’esprit, quelque sentiment du nombre, quelque logique et quelque symbolique qui contredisent ce qu’ils disent. Il y a aussi je ne sais quoi de trouble, et je ne sais quoi de facile, dans la spécialité que l’on se fait des motifs tragiques et des objets impressionnants. Qu’est-ce que nous apprenons aux autres hommes en leur répétant qu’ils ne sont rien, que la vie est vaine, la nature ennemie, la connaissance illusoire ? A quoi sert d’assommer ce néant qu’ils sont, ou de leur redire ce qu’ils savent ?

Je ne suis pas à mon aise devant ce mélange de l’art avec la nature. Quand je vois l’écrivain reprendre et empirer la véritable sensation de l’homme, y ajouter des forces recherchées, et vouloir toutefois que l’on prenne son industrie pour son émotion, je trouve que cela est impur et ambigu. Cette confusion du vrai et du faux dans un ouvrage devient très choquante quand nous la soupçonnons de tendre à entraîner notre conviction ou à nous imprimer une tendance. Si tu veux me séduire ou me surprendre, prends garde que je ne voie ta main plus distinctement que ce qu’elle trace.

Je vois trop la main de Pascal.


D’ailleurs, quand même les intentions seraient pures, le seul souci d’écrire, et le soin que l’on y apporte ont le même effet naturel qu’une arrière-pensée. Il est inévitable de rendre extrême ce qui était modéré, et dense ce qui était rare, et plus entier ce qui était partagé, et pathétique ce qui n’était qu’animé… Les fausses fenêtres se dessinent d’elles-mêmes. L’artiste ne peut guère qu’il n’augmente l’intensité de son impression observée, et il rend symétriques les développements de son idée première, à peu près comme fait le système nerveux quand il généralise et étend à l’être tout entier quelque modification locale. Ce n’est pas là une objection contre l’artiste, mais un avertissement de ne jamais confondre le véritable homme qui a fait l’ouvrage, avec l’homme que l’ouvrage fait supposer.

Cette confusion est de règle pour Pascal. On a tant écrit sur lui, on l’a tant imaginé et si passionnément considéré qu’il en est devenu un personnage de tragédie, un acteur singulier et presque un « emploi » de la comédie de la connaissance. Certains jouent les Pascal. L’usage a fait de lui une manière d’Hamlet français et janséniste, qui soupèse son propre crâne, crâne de grand géomètre ; et qui frissonne et songe, sur une terrasse opposée à l’univers. Il est saisi par le vent très âpre de l’infini, il se parle sur la marge du néant où il paraît exactement comme sur le bord d’un théâtre, et il raisonne devant tout le monde avec le spectre de soi-même.


C’est pourtant un fait assez remarquable que la plupart des religions aient placé dans l’extrême altitude le siège de la Toute-Puissance, comme elles ont trouvé sa marque et les preuves de son existence dans cet ordre sidéral, qui d’autre part, a donné aux hommes l’idée, le modèle primitif, et les premières vérifications des lois naturelles.

C’est vers le Ciel que les mains se tendent ; en lui que les yeux se réfugient ou se perdent ; c’est lui que montre le doigt d’un prophète ou d’un consolateur ; c’est du haut de lui que certaines paroles sont tombées, et que certains appels de trompettes se feront entendre.

Et sans doute, ni la Cause Première, ni l’Acte Pur, ni l’Esprit n’ont point de site, non plus qu’ils n’ont de figure ni de parties ; mais un instinct qui tient peut-être à notre structure verticale, peut-être le sentiment que nos destins sont suspendus à des phénomènes très éloignés, et que toute vie terrestre en dépend, tourne inévitablement les hommes embarrassés, ou affligés, ou tourmentés dans leurs esprits par leurs questions abusives, vers le zénith du lieu, vers le haut.

Exhausser, exaucer, sont le même mot.

Kant lui-même, cédant à un secret mouvement de mysticisme naïf, a conjoint cette espèce d’inspiration qu’il eut d’une loi morale universelle, à la sensation que lui causait le spectacle du ciel étoilé.


J’ai essayé quelquefois d’observer en moi-même et de suivre jusqu’aux idées cet effet mystérieux que produisent généralement sur les hommes une nuit pure et la présence des astres.

Voici que nous ne percevons que des objets qui n’ont rien à faire avec notre corps. Nous sommes étrangement simplifiés. Tout ce qui est proche est invisible ; tout ce qui est sensible est intangible. Nous flottons loin de nous. Notre regard s’abandonne à la vision, dans un champ d’événements lumineux, qu’il ne peut s’empêcher d’unir entre eux par ses mouvements spontanés, comme s’ils étaient dans le même temps ; traçant des lignes, formant des figures qui lui appartiennent, qu’il nous impose, et qu’il introduit dans le spectacle réel.

Cependant la distribution de tous ces points nous échappe. Nous nous trouvons accablés, lapidés, englobés, négligés par ce nombreux étincellement.

Nous pouvons compter ces étoiles, nous qui ne pouvons croire que nous existions à leur regard. Il n’y a aucune réciprocité d’elles à nous.

Nous ressentons quelque chose qui nous demande une parole, et une autre chose qui la refuse.

Ce que nous voyons dans le ciel, et ce que nous trouvons au fond de nous-mêmes, étant également soustraits à notre action, et l’un scintillant au delà de nos entreprises, l’autre vivant en deçà de nos expressions, il se fait donc une sorte de relation entre l’attention que nous attachons au plus loin, et notre attention la plus intime. Elles sont comme des extrêmes de notre attente, qui se répondent, et qui se ressemblent par l’espérance de quelque nouveauté décisive, dans le ciel ou dans le cœur.

A ce nombre d’étoiles qui est prodigieux pour nos yeux, le fond de l’être oppose un sentiment éperdu d’être soi, d’être unique, — et cependant d’être seul. Je suis tout, et incomplet. Je suis tout et partie.

L’obscurité qui nous entoure nous fait une âme toute nue.

Cette obscurité est tout ensemencée de clartés inaccessibles. L’on peut difficilement se défendre de songer à des demeures où l’on veille. Nous peuplons vaguement l’ombre de vivants lumineux et inconnaissables.

Cette même ombre qui nous supprime les environs de notre corps, par conséquence rabaisse le son de notre voix et la réduit à une parole intérieure, car nous avons une tendance à ne parler véritablement qu’à des êtres peu éloignés.

Nous éprouvons un calme et un malaise singuliers. Entre le « moi » et le « non-moi », il n’y a plus de passage. Pendant la pleine lumière, il existait un enchaînement de nos pensées avec les choses, par nos actes. Nous échangions des sensations contre des pensées, et des pensées contre des sensations ; et nos actes servaient d’intermédiaires, notre temps servait de monnaie. Mais à présent il n’y a plus d’échanges, il n’y a plus cet homme agissant qui est mesure des choses. Il n’y a plus que deux présences distinctes et deux natures incommensurables. Il n’y a que deux adversaires qui se contemplent et qui ne se comprennent pas. L’immense agrandissement de nos perspectives, la réduction de notre pouvoir sont confrontés. Nous perdons pendant quelque temps l’illusion familière que les choses nous correspondent. Une mouche qui ne peut pas traverser une vitre est notre image.

Nous ne pouvons pas rester à ce point mort. La sensibilité ne connaît point d’équilibre. On pourrait même la définir comme une fonction dont le rôle est de rompre dans les vivants tout équilibre de leurs puissances. Il faut donc que notre esprit s’excite soi-même à se défaire de sa stupeur et à se reprendre de cette solennelle et immobile surprise que lui causent le sentiment d’être tout, et l’évidence de n’être rien.

On voit alors le solitaire par essence, l’esprit, se défendre par ses pensées. Notre corps se défend contre le monde, par ses réflexes et par ses diverses sécrétions ; et tantôt, il les produit comme au hasard, et comme pour faire hâtivement quelque chose ; et tantôt, ce sont des mouvements opportuns et des humeurs efficaces qu’il oppose exactement à ce qui l’opprime ou qui l’irrite. L’âme n’agit pas autrement contre l’inhumanité de la nuit. Elle s’en défend par ses créations qui, les unes, sont naïves et irrésistibles comme des réflexes ; les autres sont réfléchies, retardées, combinées, articulées, et adaptées à la connaissance qu’elle peut avoir de notre situation.

Nous trouverons donc en nous deux ordres de réponses à la sensation que j’ai décrite, et que nous donnent la vue du ciel et l’imagination de l’univers. Les unes seront spontanées, et les autres élaborées. Elles sont bien différentes, quoiqu’elles puissent se mêler et se combiner dans la même tête ; mais il faut les séparer pour les définir. On les distingue souvent en attribuant les unes au cœur, les autres à l’esprit. Ces termes sont assez commodes.

Le cœur finit presque toujours, dans sa lutte contre la figure effrayante du monde, par susciter, à force de désir, l’idée de quelque Etre assez puissant pour contenir, pour avoir construit, ou pour émettre, ce monstre d’étendue et de rayonnements qui nous produit, qui nous alimente, qui nous enferme, qui nous menace, qui nous fascine, qui nous intrigue et nous dévore. Et cet Etre, ce sera même une Personne, — c’est-à-dire qu’il y aura quelque ressemblance entre lui et nous, et je ne sais quel espoir d’une entente indéfinissable. Voilà ce que le cœur trouve. Il tend à se répondre par un dieu.

On sait bien, d’ailleurs, par l’expérience de l’amour, que l’unique a besoin de l’unique, et que le vivant veut le vivant.

Voyons maintenant quel autre genre de pensées peut nous venir, si nous différons notre sentiment, et si nous essayons d’opposer à l’énorme pression de toutes les choses, une patience infinie et un immense intérêt. L’esprit cherche.

L’esprit ne se hâtera pas d’imaginer ce qu’il lui faut pour soutenir la considération de l’univers. Il examinera ; sans égard au temps, ni à la durée d’une vie particulière. Il y a un contraste remarquable entre la promptitude, l’impatience, l’inquiétude du « cœur », et cette lenteur faite de critique et d’espoir. Ce retard, qui peut être illimité, a pour effet de transformer le problème. Le problème transformé pourra transformer le questionneur.

Nous observerons que nous ne pouvons penser à notre univers qu’en le concevant comme un objet nettement séparable de nous, et distinctement opposé à notre conscience. Nous pourrons alors le comparer aux petits systèmes que nous savons décrire, définir, mesurer, expérimenter. Nous traiterons le tout comme une partie. Nous serons conduits à lui ajuster une logique dont les opérations nous permettront de prédire ses changements, ou d’en limiter le domaine.

(Nous comparerons, par exemple, l’ensemble des étoiles à un nuage gazeux, nous essaierons sur un essaim sidéral les définitions et les lois trouvées en étudiant les gaz au laboratoire, nous nous ferons une idée « statistique » de l’univers, nous penserons à son « énergie interne », à sa « température », etc.).

Notre travail consistera, en somme, à rapprocher ce qui était si stupéfiant et si émouvant, de ce qui est familier à nos sens, accessible à notre action, et qui se conforme d’assez près à nos raisonnements.

Mais il résulte, — il doit nécessairement résulter à la longue, de ce travail illimité, une certaine variation (déjà sensible) de ce familier, de ce possible, de ce raisonnable, qui constituent à chaque instant les conditions de notre apaisement. Comme les hommes ont accepté les antipodes, ils s’apprivoiseront avec la « courbure d’univers », et avec bien d’autres étrangetés. Il n’est pas impossible, — il est même assez probable, — que cette accoutumance transforme peu à peu, non seulement nos idées, mais certaines de nos réactions immédiates.

Ce qu’on pourrait nommer « la réaction de Pascal » peut devenir une rareté et un objet de curiosité pour les psychologues.


Pascal avait « trouvé », mais sans doute parce qu’il ne cherchait plus. La cessation de la recherche, et la forme de cette cessation, peuvent donner le sentiment de la trouvaille.

Mais il n’a jamais eu de foi dans la recherche en tant qu’elle espère dans l’imprévu.

Il a tiré de soi-même le silence éternel que ni les hommes véritablement religieux, ni les hommes véritablement profonds n’ont jamais observé dans l’univers.

Il a exagéré affreusement, grossièrement, l’opposition de la connaissance et du salut, puisqu’on voyait, dans le même siècle, de savantes personnes qui ne faisaient pas moins bien leur salut, je pense, que lui le sien, mais qui n’en faisaient point souffrir les sciences. Il y avait Cavalieri, qui s’essayait aux indivisibles ; il y avait ce Saccheri, qui soupçonnait, sans se l’avouer, ce qu’il y a de convenu dans Euclide et entr’ouvrait une porte à bien des audaces futures de la géométrie. Ce n’étaient, il est vrai, que des Jésuites.

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