Variété I
AU SUJET D’EUREKA
A Lucien Fabre
J’avais vingt ans, et je croyais à la puissance de la pensée. Je souffrais étrangement d’être, et de ne pas être. Parfois, je me sentais des forces infinies. Elles tombaient devant les problèmes ; et la faiblesse de mes pouvoirs positifs me désespérait. J’étais sombre, léger, facile en apparence, dur dans le fond, extrême dans le mépris, absolu dans l’admiration, aisé à impressionner, impossible à convaincre. J’avais foi dans quelques idées qui m’étaient venues. Je prenais la conformité qu’elles avaient avec mon être qui les avait enfantées, pour une marque certaine de leur valeur universelle : ce qui paraissait si nettement à mon esprit lui paraissait invincible ; ce que le désir engendre est toujours ce qu’il y a de plus clair.
Je conservais ces ombres d’idées comme mes secrets d’État. J’avais honte de leur étrangeté ; j’avais peur qu’elles fussent absurdes ; je savais qu’elles l’étaient, et qu’elles ne l’étaient pas. Elles étaient vaines par elles-mêmes, puissantes par la force singulière que me donnait la confidence que je me gardais. La jalousie de ce mystère de faiblesse m’emplissait d’une sorte de vigueur.
J’avais cessé de faire des vers ; je ne lisais presque plus. Les romans et les poèmes ne me semblaient que des applications particulières, impures et à demi inconscientes, de quelques propriétés attachées à ces fameux secrets que je croyais trouver un jour, par cette seule assurance sans relâche qu’ils devaient nécessairement exister. Quant aux philosophes, que j’avais assez peu fréquentés, je m’irritais, sur ce peu, qu’ils ne répondissent jamais à aucune des difficultés qui me tourmentaient. Ils ne me donnaient que de l’ennui ; jamais le sentiment qu’ils communiquassent quelque puissance vérifiable. Et puis, il me paraissait inutile de spéculer sur des abstractions que l’on n’eût pas d’abord définies. Peut-on faire autrement ? Tout l’espoir pour une philosophie est de se rendre impersonnelle. Il faut attendre ce grand pas vers le temps de la fin du Monde.
J’avais mis le nez dans quelques mystiques. Il est impossible d’en dire du mal, car on n’y trouve que ce qu’on apporte.
J’en étais à ce point quand Eurêka me tomba sous les yeux.
Mes études, sous mes ternes et tristes maîtres, m’avaient fait croire que la science n’est pas amour, que ses fruits sont peut-être utiles, mais son feuillage très épineux, son écorce affreusement rude. Je réservais les mathématiques à un genre d’esprits ennuyeusement justes, incommensurables avec le mien.
Les lettres, de leur côté, m’avaient souvent scandalisé par ce qui leur manque de rigueur, et de suite, et de nécessité dans les idées. Leur objet est souvent minime. Notre poésie ignore, ou même redoute, tout l’épique et le pathétique de l’intellect. Que si quelquefois elle s’y est risquée, elle s’est faite morne et assommante. Lucrèce, ni Dante, ne sont Français. Nous n’avons point chez nous de poètes de la connaissance. Peut-être avons-nous un sentiment si marqué de la distinction des genres, c’est-à-dire de l’indépendance des divers mouvements de l’esprit, que nous ne souffrons point les ouvrages qui les combinent. Nous ne savons pas faire chanter ce qui peut se passer de chant. Mais notre poésie, depuis cent ans, a montré de si riches ressources, et une puissance si rare de renouvellement, que l’avenir lui donnera peut-être assez vite quelques-unes de ces œuvres de grand style et d’une noble sévérité, qui dominent le sensible et l’intelligible.
Eurêka m’apprit en quelques moments la loi de Newton, le nom de Laplace, l’hypothèse qu’il a proposée, l’existence même de recherches et de spéculations dont on ne parlait jamais aux adolescents, de peur, j’imagine, qu’ils ne s’y intéressassent, au lieu de mesurer par des rêves et des bâillements l’étonnante longueur de l’heure. Ce qui excite le plus l’appétit de l’intelligence, on le plaçait alors parmi les arcanes. C’était l’époque où de gros livres de physique ne soufflaient mot de la loi de la gravitation, ni de la conservation de l’énergie, ni du principe de Carnot ; ils aimaient les robinets à trois voies, les hémisphères de Magdebourg, et les laborieux et frêles raisonnements que leur inspirait le problème du siphon.
Serait-ce, toutefois, perdre le temps des études que de faire soupçonner à de jeunes têtes les origines, la haute destination et la vertu vivante de ces calculs et de ces propositions très arides, qu’on leur inflige sans aucun ordre, et même avec une incohérence assez remarquable ?
Ces sciences, si froidement enseignées, ont été fondées et accrues par des hommes qui y mettaient un intérêt passionné. Eurêka me fit sentir quelque chose de cette passion.
J’avoue que l’énormité des prétentions et des ambitions de l’auteur, le ton solennel de son préambule, l’étrange discours sur la méthode par lequel s’ouvre le livre, m’étonnèrent, et ne me séduisirent qu’à demi. Dans ces premières pages, se déclarait néanmoins une maîtresse pensée, quoique enveloppée d’un mystère qui suggérait à la fois une certaine impuissance, une volonté de réserve, une sorte de répugnance de l’âme enthousiaste à répandre ce qu’elle a trouvé de plus précieux… Et tout ceci n’était point pour me déplaire.
Pour atteindre ce qu’il appelle la vérité, Poe invoque ce qu’il appelle la Consistance (consistency). Il n’est pas très aisé de donner une définition nette de cette consistance. L’auteur ne l’a pas fait, qui avait en soi tout ce qu’il fallait pour le faire.
Selon lui, la vérité qu’il recherche ne peut être saisie que par une adhésion immédiate à une intuition telle, qu’elle rende présente, et comme sensible à l’esprit, la dépendance réciproque des parties et des propriétés du système qu’il considère. Cette dépendance réciproque s’étend aux états successifs du système ; la causalité y est symétrique. Une cause et son effet peuvent, à un regard qui embrasserait la totalité de l’univers, être pris l’un pour l’autre, et comme échanger leurs rôles.
Deux remarques ici. Je ne fais qu’indiquer la première qui nous mènerait loin, le lecteur et moi. Le finalisme tient une place capitale dans la construction de Poe. Cette doctrine n’est plus à la mode ; et je n’ai la force, ni l’envie, de la défendre. Mais il faut consentir que les notions de cause et d’adaptation y conduisent presque inévitablement (et je ne parle pas des immenses difficultés, et donc des tentations, que donnent certains faits, comme l’existence des instincts, etc.). Le plus simple est de licencier le problème. Nous ne possédons pour le résoudre que les moyens de l’imagination pure. Qu’elle s’exerce ailleurs.
Faisons l’autre remarque. Dans le système de Poe, la consistance est à la fois le moyen de la découverte, et la découverte elle-même. C’est là un admirable dessein ; exemple et mise en œuvre de la réciprocité d’appropriation. L’univers est construit sur un plan dont la symétrie profonde est, en quelque sorte, présente dans l’intime structure de notre esprit. L’instinct poétique doit nous conduire aveuglément à la vérité.
On trouve assez fréquemment chez les mathématiciens des idées analogues à celle-ci. Il leur arrive de considérer leurs découvertes, non comme des « créations » de leurs facultés combinatoires, mais plutôt comme des captures que ferait leur attention dans un trésor de formes préexistantes et naturelles, qui n’est accessible que par une rencontre assez rare de rigueur, de sensibilité et de désir.
Toutes les conséquences qui sont développées dans Eurêka ne sont pas toujours si exactement déduites, ni si clairement amenées qu’on le souhaiterait. Il y a des ombres et des lacunes. Il y a des interventions assez peu expliquées. Il y a un Dieu.
Rien de plus intéressant pour l’amateur de drame et de comédie intellectuels que l’ingéniosité, l’insistance, les escamotages, l’anxiété d’un inventeur aux prises avec sa propre invention dont il connaît admirablement les vices, dont il veut nécessairement faire voir toutes les beautés, exploiter tous les avantages, dissimuler les misères, et qu’il veut, à tout prix, rendre semblable à ce qu’il veut. Le marchand pare sa marchandise. La femme se modifie devant son miroir. Le prêtre, le philosophe, le politique, et, en général, tous ceux qui se sont voués à nous proposer des choses incertaines, sont toujours mêlés de sincérité et de silences (c’est le cas le plus favorable). Ils ne désirent pas que nous voyions ce qu’ils n’aiment pas de considérer…
L’idée fondamentale de Poe n’en est pas moins une profonde et souveraine idée.
Ce n’est pas en exagérer la portée que de reconnaître dans la théorie de la Consistance une tentative assez précise de définir l’univers par des propriétés intrinsèques. Au chapitre huitième d’Eurêka, se lit cette proposition : Chaque loi de la nature dépend en tous points de toutes les autres lois. N’est-ce point, sinon une formule, du moins l’expression d’une volonté de relativité généralisée ?
La parenté de cette tendance avec les conceptions récentes s’accuse, lorsque l’on découvre dans le poème dont je parle, l’affirmation de relations symétriques et réciproques entre la matière, le temps, l’espace, la gravitation et la lumière. J’ai souligné le mot symétrique : c’est en effet, une symétrie formelle, qui est le caractère essentiel de la représentation de l’univers selon Einstein. Elle en fait la beauté.
Mais Poe ne s’en tient pas aux constituants physiques des phénomènes. Il insère la vie et la conscience dans son dessein. Que de choses ici viennent à la pensée ! Le temps n’est plus où l’on distinguait aisément entre le matériel et le spirituel. Toute l’argumentation reposait sur une connaissance achevée de la « matière » que l’on croyait déposséder et en somme, sur l’apparence !
L’apparence de la matière est d’une substance morte, d’une puissance qui ne passerait à l’acte que par une intervention extérieure et tout étrangère à sa nature. De cette définition, l’on tirait autrefois des conséquences invincibles. Mais la matière a changé de visage. L’expérience a fait concevoir le contraire de ce que la pure observation faisait voir. Toute la physique moderne, qui a créé, en quelque sorte, des relais pour nos sens, nous a persuadés que notre antique définition n’avait aucune valeur absolue, ni spéculative. Elle nous montre que la matière est étrangement diverse et comme indéfiniment surprenante ; qu’elle est un assemblage de transformations qui se poursuivent et se perdent dans la petitesse, même, dans les abîmes de cette petitesse ; on nous dit que se réalise, peut-être, un mouvement perpétuel. Il y a une fièvre éternelle dans les corps.
A présent, nous ne savons plus ce que peut, ou ce que ne peut pas, contenir ou produire, dans l’instant ou dans la suite, un fragment d’un corps quelconque. L’idée même de matière se distingue aussi peu que l’on veut de celle d’énergie. Tout s’approfondit en agitations, en rotations, en échanges et en rayonnements. Nos yeux, nos mains, nos nerfs, en sont eux-mêmes faits ; et les apparences de mort ou de sommeil que nous offre d’abord la matière, sa passivité, son abandon aux actions extérieures, sont composés dans nos sens comme ces ténèbres qui sont obtenues d’une certaine superposition de lumières.
On peut résumer tout ceci en écrivant que les propriétés de la matière semblent dépendre seulement de l’ordre de grandeur où nous nous plaçons pour les observer. Mais alors, ses qualités classiques, son manque de spontanéité, sa différence essentielle avec le mouvement, la continuité ou l’homogénéité de sa texture, ne peuvent plus être opposées absolument aux concepts de vie, de sensibilité et de pensée, puisque ces caractères si simples sont purement superficiels. En deçà de l’ordre de grandeur des observations grossières, toutes les anciennes définitions sont en défaut. Nous savons que des propriétés et des puissances inconnues s’exercent dans l’infra-monde, puisque nous en avons décelé quelques-unes, que nos sens n’étaient pas faits pour percevoir. Mais nous ne savons ni énumérer ces propriétés, ni même assigner un nombre fini à la pluralité croissante des chapitres de la physique. Nous ne savons même pas si la généralité de nos concepts n’est pas illusoire quand nous les transportons dans ces domaines qui bornent et supportent le nôtre. Parler de fer ou d’hydrogène, c’est supposer des entités, — de l’existence et de la permanence desquelles rien ne nous assure qu’une expérience très restreinte et très peu prolongée. Davantage, il n’y a aucune raison de penser que notre espace, notre temps, notre causalité, gardent un sens quelconque là où notre corps est impossible. Et sans doute, l’homme qui essaye de se représenter l’intimité des choses, ne peut que lui adapter les catégories ordinaires de son esprit. Mais plus il s’avance dans ses recherches, et même, plus il augmente ses pouvoirs enregistreurs, plus il s’éloigne de ce qu’on pourrait nommer l’optimum de la connaissance. Le déterminisme se perd dans des systèmes inextricables à milliards de variables, où l’œil de l’esprit ne peut plus suivre les lois et s’arrêter sur quelque chose qui se conserve. Quand la discontinuité devient la règle, l’imagination qui jadis s’employait à achever la vérité que les perceptions avaient fait soupçonner, et les raisonnements tissue, se doit déclarer impuissante. Quand les objets de nos jugements sont des moyennes, c’est que nous renonçons à considérer les événements eux-mêmes. Notre savoir tend vers le pouvoir, et s’écarte d’une contemplation coordonnée des choses ; il faut des prodiges de subtilité mathématique pour lui redonner quelque unité. On ne parle plus de principes premiers ; les lois ne sont plus que des instruments toujours perfectibles. Elles ne gouvernent plus le monde, elles sont appareillées à l’infirmité de nos esprits ; on ne peut plus se reposer sur leur simplicité : il y a toujours, comme une pointe persistante, quelque décimale non satisfaite qui nous rappelle à l’inquiétude et au sentiment de l’inépuisable.
On voit, par ces remarques, que les intuitions de Poe quant à la constitution d’ensemble de l’univers physique, moral, et métaphysique, ne sont ni infirmées ni confirmées par les découvertes si nombreuses et si importantes qui ont été faites depuis 1847. Certaines d’entre ces vues peuvent même être rattachées, sans sollicitations excessives, à des conceptions assez récentes. Quand Edgar Poe mesure la durée de son Cosmos par le temps nécessaire pour que toutes les combinaisons possibles des éléments aient été effectuées, on pense aux idées de Boltzmann, et à ses calculs de probabilité appliqués à la théorie cinétique des gaz. Il y a dans Eurêka un pressentiment du principe de Carnot et de la représentation de ce principe par le mécanisme de la diffusion ; l’auteur semble avoir devancé les esprits hardis qui retirent l’univers de sa mort fatale, au moyen d’un passage infiniment bref par un état infiniment peu probable.
Une analyse complète d’Eurêka n’étant pas actuellement mon dessein, je ne parlerai presque point de l’usage fait par l’auteur, de l’hypothèse de Laplace. L’objet de Laplace était restreint. Il ne se proposait que de reconstituer le développement du système solaire. Il se donnait une masse gazeuse en voie de refroidissement, pourvue d’un noyau déjà fortement condensé, et animée d’une rotation autour d’un axe passant par son centre de gravité. Il supposait l’attraction, l’invariabilité des lois de la mécanique, et s’assignait pour seule tâche d’expliquer le sens de rotation des planètes et de leurs satellites, le peu d’excentricité des orbes, et la faiblesse des inclinaisons. Dans ces conditions, la matière, soumise au refroidissement et à la force centrifuge, s’écoule des pôles vers l’équateur de la masse, et se dispose sur une zone, qui est le lieu des points où la pesanteur et l’accélération centrifuge se font équilibre. Ainsi se forme un anneau nébuleux qui doit se rompre assez vite ; les fragments de cet anneau s’agglomèrent enfin en une planète…
Le lecteur d’Eurêka verra quelle extension Edgar Poe a donnée à la loi de gravitation, comme il a fait à l’hypothèse de Laplace. Il a bâti sur ces fondements mathématiques, un poème abstrait qui est un des rares exemplaires modernes d’une explication totale de la nature matérielle et spirituelle, une cosmogonie.
La Cosmogonie est un genre littéraire d’une remarquable persistance, et d’une étonnante variété, l’un des genres les plus antiques qui soient.
On dirait que le monde est à peine plus âgé que l’art de faire le monde. Avec un peu plus de connaissances et beaucoup plus d’esprit, nous pourrions, de chacune de ces Genèses, qu’elle soit prise de l’Inde ou de la Chine, ou de la Chaldée, qu’elle appartienne à la Grèce, à Moïse, ou à M. Svante Arrhénius, déduire une mesure de la simplicité des esprits dans chaque époque. On trouverait sans doute que la naïveté du dessein est invariable ; mais il faudrait confesser que l’art est très différent.
Comme la tragédie fait à l’histoire et à la psychologie, le genre cosmogonique touche aux religions, avec lesquelles il se confond par endroits, et à la science, dont il se distingue nécessairement par l’absence de vérifications. Il comprend des livres sacrés, des poèmes admirables, des récits excessivement bizarres, chargés de beautés et de ridicules, des recherches physico-mathématiques d’une profondeur qui est digne quelquefois d’un objet moins insignifiant que l’univers. Mais c’est la gloire de l’homme que de pouvoir se dépenser dans le vide ; et ce n’est pas seulement sa gloire. Les recherches insensées sont parentes des découvertes imprévues. Le rôle de l’inexistant existe ; la fonction de l’imaginaire est réelle ; et la logique pure nous enseigne que le faux implique le vrai. Il semble donc que l’histoire de l’esprit se puisse résumer en ces termes : il est absurde par ce qu’il cherche, il est grand par ce qu’il trouve.
Le problème de la totalité des choses, et celui de la provenance de ce tout procèdent de l’intention la plus naïve. Nous désirons de voir ce qui aurait précédé la lumière ; ou bien nous essayons si une certaine combinaison particulière de nos connaissances ne se placerait pas avant elles toutes, et ne pourrait engendrer le système qui est leur source, et qui est le monde, et leur auteur qui est nous-mêmes.
Soit donc que nous croyions d’entendre une Voix infiniment impérieuse rompre en quelque sorte l’éternité ; son cri premier propager l’étendue, comme une nouvelle toujours plus grosse de conséquences à mesure qu’elle s’emporte jusqu’aux limites de la volonté créatrice, et la Parole ouvrir la carrière aux essences, à la vie, à la liberté, à la dispute fatale des lois, des intelligences et du hasard ; — soit que (si nous répugnons à nous élancer du pur néant vers quelque état imaginable) nous trouvions un peu moins dur de considérer la toute première époque du monde dans l’idée obscure d’un mélange de matière et d’énergie, composant une sorte de boue substantielle, mais neutre et impuissante, qui attende indéfiniment l’acte d’un démiurge ; — soit enfin que mieux armés, plus profonds, mais non moins altérés de merveilles, nous nous efforcions de reconstituer au moyen de toutes les sciences, la plus ancienne figure possible du système qui est l’objet de la science, — toute pensée de l’origine des choses n’est jamais qu’une rêverie de leur disposition actuelle, une manière de dégénérescence du réel, une variation sur ce qui est.
Que nous faut-il, en effet, pour penser à cette origine ?
S’il nous faut l’idée d’un néant, l’idée d’un néant est néant ; ou plutôt, elle est déjà quelque chose : c’est une feinte de l’esprit qui se donne une comédie de silence et de ténèbres parfaites, dans lesquelles je sais bien que je suis caché, prêt à créer, par un simple relâchement de mon attention ; où je sens que je suis, et présent, et volontaire, et indispensable, afin que je conserve par un acte dont j’ai conscience, cette absence si fragile de toute image, et cette nullité apparente… Mais c’est une image et c’est un acte : je m’appelle Néant par une convention momentanée.
Que si je place à l’origine l’idée d’un désordre poussé à l’extrême, et jusque dans les plus petites parties de ce qui fut, je perçois aisément que ce chaos inconcevable est ordonné à mon dessein de concevoir. J’ai moi-même brouillé les cartes, afin de les pouvoir débrouiller. Ce serait, d’ailleurs, un chef-d’œuvre d’art et de logique que la définition d’un désordre assez délié pour qu’on ne puisse plus y découvrir la moindre trace d’ordre, et lui substituer un chaos plus intime et plus avancé. Une confusion véritablement initiale doit être une confusion infinie. Mais alors nous ne pouvons plus en tirer le monde, et la perfection même du mélange nous interdit à jamais de nous en servir.
Quant à l’idée d’un commencement, — j’entends d’un commencement absolu, — elle est nécessairement un mythe. Tout commencement est coïncidence : il nous faudrait concevoir ici je ne sais quel contact entre le tout et le rien. En essayant d’y penser, on trouve que tout commencement est conséquence, — tout commencement achève quelque chose.
Mais il nous faut principalement l’idée de ce Tout que nous appelons univers, et que nous désirons de voir commencer. Avant même que la question de son origine nous inquiète, voyons si cette notion qui semble s’imposer à notre pensée, qui lui semble si simple et si inévitable, ne va pas se décomposer sous notre regard.
Nous pensons obscurément que le Tout est quelque chose, et imaginant quelque chose, nous l’appelons le Tout. Nous croyons que ce Tout a commencé comme chaque chose commence, et que ce commencement de l’ensemble, qui dut être bien plus étrange et plus solennel que celui des parties, doit encore être infiniment plus important à connaître. Nous constituons une idole de la totalité, et une idole de son origine, et nous ne pouvons nous empêcher de conclure à la réalité d’un certain corps de la nature, dont l’unité réponde à la nôtre même, de laquelle nous nous sentons assurés.
Telle est la forme primitive, et comme enfantine, de notre idée de l’univers.
Il faut y regarder de plus près, et se demander si cette notion très naturelle, c’est-à-dire très impure, peut figurer dans un raisonnement non illusoire.
J’observerai en moi-même ce que je pense sous ce nom.
Une première forme d’univers m’est offerte par l’ensemble des choses que je vois. Mes yeux entraînent ma vision de place en place, et trouvent des affections de toute part. Ma vision excite la mobilité de mes yeux à l’agrandir, à l’élargir, à la creuser sans cesse. Il n’est pas de mouvement de ces yeux qui rencontre une région d’invisibilité ; il n’en est point qui n’engendre des effets colorés ; et par le groupe de ces mouvements qui s’enchaînent entre eux, qui se prolongent, qui s’absorbent ou se correspondent l’un l’autre, je suis comme enfermé dans ma propriété de percevoir. Toute la diversité de mes vues se compose dans l’unité de ma conscience motrice.
J’acquiers l’impression générale et constante d’une sphère de simultanéité qui est attachée à ma présence. Elle se transporte avec moi, son contenu est indéfiniment variable, mais elle conserve sa plénitude par toutes les substitutions qu’elle peut subir. Si je me déplace, ou si les corps qui m’environnent se modifient, l’unité de ma représentation totale, la propriété qu’elle possède de m’enclore, n’en est pas altérée. J’ai beau me fuir, m’agiter de toute manière, je suis toujours enveloppé de tous les mouvements-voyants de mon corps, qui se transforment les uns dans les autres et me reconduisent invinciblement à la même situation centrale.
Je vois donc un tout. Je dis que c’est un Tout, car il épuise en quelque sorte ma capacité de voir. Je ne puis rien voir que dans cette forme d’un seul tenant, et dans cette juxtaposition qui m’environne. Toutes mes autres sensations se réfèrent à quelque lieu de cette enceinte, dont le centre pense et se parle.
Voilà mon premier Univers. Je ne sais si l’aveugle-né pourrait avoir une notion aussi nette et immédiate d’une somme de toutes choses, tant les propriétés particulières de la connaissance par les yeux me paraissent essentielles à la formation d’un domaine entier et complet par moi-même. La vue assume en quelque sorte la fonction de la simultanéité, c’est-à-dire de l’unité telle quelle.
Mais cette unité que compose nécessairement ce que je puis voir dans un instant, cet ensemble de liaisons réciproques de figures ou de taches, où je déchiffre ensuite et assigne la profondeur, la matière, le mouvement et l’événement, où je regarde et découvre ce qui m’attire et ce qui m’inquiète, me communique la première idée, le modèle, et comme le germe de l’univers total que je crois exister autour de ma sensation, masqué et révélé par elle. J’imagine invinciblement qu’un immense système caché supporte, pénètre, alimente et résorbe chaque élément actuel et sensible de ma durée, le presse d’être et de se résoudre ; et que chaque moment est donc le nœud d’une infinité de racines qui plongent à une profondeur inconnue dans une étendue implicite, — dans le passé — dans la secrète structure de cette notre machine à sentir et à combiner, qui se remet incessamment au présent. Le présent, considéré comme une relation permanente entre tous les changements qui me touchent, me fait songer à un solide auquel ma vie sensitive serait attachée, comme une anémone de mer à son galet. Comment vais-je bâtir sur cette pierre un édifice hors duquel rien ne pourrait être ? Comment passer de l’univers restreint et instantané à l’univers complet et absolu ?
Il s’agirait maintenant de concevoir et de construire autour d’un germe réel une figure qui satisfasse à deux exigences essentielles : l’une, qui est de tout admettre, d’être capable du tout, et de nous représenter ce tout ; l’autre, qui est de pouvoir servir notre intelligence, se prêter à nos raisonnements, et nous rendre un peu mieux instruits de notre condition, un peu plus possesseurs de nous-mêmes.
Mais il suffit de préciser et de rapprocher l’une de l’autre ces deux nécessités de la connaissance, pour éveiller brusquement les difficultés insurmontables que porte en soi la moindre tentative de donner une définition utilisable de l’Univers.
Univers, donc, n’est qu’une expression mythologique. Les mouvements de notre pensée autour de ce nom sont parfaitement irréguliers, entièrement indépendants. A peine au sortir de l’instant, à peine nous essayons d’agrandir et d’étendre notre présence hors de soi-même, nous nous épuisons dans notre liberté. Tout le désordre de nos connaissances et de nos puissances nous entoure. Ce qui est souvenir, ce qui est possible, ce qui est imaginable, ce qui est calculable, toutes les combinaisons de notre esprit, à tous les degrés de la probabilité, à tous les états de la précision nous assiègent. Comment acquérir le concept de ce qui ne s’oppose à rien, qui ne rejette rien, qui ne ressemble à rien ? S’il ressemblait à quelque chose, il ne serait pas tout. S’il ne ressemble à rien… Et si cette totalité a même puissance que notre esprit, notre esprit n’a aucune prise sur elle. Toutes les objections qui s’élèvent contre l’infini en acte, toutes les difficultés que l’on trouve quand on veut ordonner une multiplicité se déclarent. Aucune proposition n’est capable de ce sujet d’une richesse si désordonnée que tous les attributs lui conviennent. Comme l’univers échappe à l’intuition, tout de même il est transcendant à la logique.
Et quant à son origine, — Au commencement était la Fable. Elle y sera toujours.