Variété I
AVANT-PROPOS[5]
[5] Cet avant-propos a paru en tête du recueil de poèmes de M. Lucien Fabre : La connaissance de la Déesse, en 1920.
Un doute a disparu de l’esprit depuis quelque quarante années. Une démonstration définitive a rejeté parmi les rêves l’antique ambition de la quadrature du cercle. Heureux les géomètres, qui résolvent de temps à autre, telle nébuleuse de leur système ; mais les poètes le sont moins ; ils ne sont pas encore assurés de l’impossibilité de quarrer toute pensée dans une forme poétique.
Comme les opérations qui conduisent le désir à se construire une figure de langage, harmonieuse et inoubliable, sont très secrètes et très composées, il est permis encore, — il le sera toujours, — de douter si la spéculation, l’histoire, la science, la politique, la morale, l’apologétique (et, en général, toutes les sujettes de la prose), ne peuvent prendre pour apparence, l’apparence musicale et personnelle d’un poème. Ce ne serait qu’une affaire de talent : nulle interdiction absolue. L’anecdote et sa moralité, la description et la généralisation, l’enseignement, la controverse, — je ne vois pas de matière intellectuelle qui n’ait été au cours des âges, contrainte au rythme, et soumise par l’art à d’étranges, — à de divines exigences.
Ni l’objet propre de la poésie, ni les méthodes pour le joindre n’étant élucidés, ceux qui les connaissent s’en taisant, ceux qui les ignorent en dissertant, toute netteté sur ces questions demeure individuelle, la plus grande contrariété dans les opinions est permise, et il y a, pour chacune d’elles, d’illustres exemples, et des expériences difficiles à contester.
A la faveur de cette incertitude, la production de poèmes appliqués aux sujets les plus divers s’est poursuivie jusqu’à nous ; même, les plus grandes œuvres versifiées, les plus admirables, peut-être, qui nous aient été transmises, appartiennent à l’ordre didactique ou historique. Le De natura Rerum, les Géorgiques, l’Énéide, la Divine Comédie, la Légende des siècles… empruntent une partie de leur substance et de leur intérêt à des notions que la prose la plus indifférente aurait pu recevoir. On peut les traduire sans les rendre tout insignifiants. Il était donc à pressentir qu’un temps viendrait où les vastes systèmes de cette espèce céderaient à la différenciation. Puisqu’on peut les lire de plusieurs façons indépendantes entre elles, ou les disjoindre en moments distincts de notre attention, cette pluralité de lectures devait conduire quelque jour à une sorte de division du travail (C’est ainsi que la considération d’un corps quelconque a exigé, dans la suite des temps, la diversité des sciences.)
On voit enfin, vers le milieu du XIXe siècle, se prononcer dans notre littérature, une volonté remarquable d’isoler définitivement la Poésie, de tout autre essence qu’elle-même. Une telle préparation de la poésie à l’état pur avait été prédite et recommandée avec la plus grande précision par Edgar Poe. Il n’est donc pas étonnant de voir commencer dans Baudelaire cet essai d’une perfection qui ne se préoccupe plus que d’elle-même.
Au même Baudelaire appartient une autre initiative. Le premier parmi nos poètes, il subit, il invoque, il interroge la Musique. Par Berlioz et par Wagner, la musique romantique avait recherché les effets de la littérature. Elle les a supérieurement obtenus ; ce qui est aisé à concevoir, car la violence, sinon la frénésie, l’exagération de profondeur, de détresse, d’éclat ou de pureté qui étaient dans le goût de ce temps-là, ne se traduisent guère dans le langage sans entraîner avec elles bien des niaiseries et des ridicules insolubles dans la durée ; ces éléments de ruine sont moins sensibles chez les musiciens que chez les poètes. C’est, peut-être, que la musique emporte avec elle une sorte de vie qu’elle nous impose par le physique, tandis que les monuments de la parole nous demandent, au contraire, de la leur prêter…
Quoi qu’il en soit, une époque vint pour la poésie, où elle se sentit pâlir et défaillir devant les énergies et les ressources de l’orchestre. Le plus riche, le plus retentissant poème de Hugo est très loin de communiquer à son auditeur ces illusions extrêmes, ces frissons, ces transports ; et dans l’ordre quasi-intellectuel, ces feintes lucidités, ces types de pensée, ces images d’une étrange mathématique réalisée, que libère, dessine ou fulmine la symphonie ; et qu’elle exténue jusqu’au silence, ou qu’elle anéantit d’un seul coup, laissant après elle dans l’âme l’extraordinaire impression de la toute-puissance et du mensonge… Jamais, peut-être, la confiance que les poètes placent dans leur génie particulier, les promesses d’éternité qu’ils ont reçues dès la jeunesse du monde et du langage, leur possession immémoriale de la lyre, et ce premier rang qu’ils se flattent d’occuper dans la hiérarchie des serviteurs de l’univers, n’ont paru si précisément menacés. Ils sortaient accablés des concerts. Accablés, — éblouis ; comme si, dans le septième ciel transportés par une cruelle faveur, on ne les eût ravis jusqu’à cette altitude que pour qu’ils connussent une lumineuse contemplation de possibilités interdites et de merveilles inimitables. Plus aiguës et plus incontestables sentaient-ils ces délices impérieuses, plus la souffrance de leur orgueil était présente et désespérée.
L’orgueil les conseilla. Il est, chez les hommes de l’esprit, une nécessité vitale.
A chacun selon sa nature, il souffla donc l’âme de la lutte, — étrange lutte intellectuelle ; tous les moyens de l’art des vers, tous les artifices de rhétorique et de prosodie connus furent rappelés ; maintes nouveautés sommées de se produire à la conscience surexcitée.
Ce qui fut baptisé : le Symbolisme, se résume très simplement dans l’intention commune à plusieurs familles de poètes (d’ailleurs ennemies entre elles) de « reprendre à la Musique, leur bien ». Le secret de ce mouvement n’est pas autre. L’obscurité, les étrangetés qui lui furent tant reprochées ; l’apparence de relations trop intimes avec les littératures anglaise, slave ou germanique ; les désordres syntaxiques, les rythmes irréguliers, les curiosités du vocabulaire, les figures continuelles,… tout se déduit facilement sitôt que le principe est reconnu. C’est en vain que les observateurs de ces expériences, et que ceux mêmes qui les pratiquaient, s’en prenaient à ce pauvre mot de Symbole. Il ne contient que ce que l’on veut ; si quelqu’un lui attribue sa propre espérance, il l’y retrouve ! — Mais nous étions nourris de musique, et nos têtes littéraires ne rêvaient que de tirer du langage presque les mêmes effets que les causes purement sonores produisaient sur nos êtres nerveux. Les uns, Wagner ; les autres chérissaient Schumann. Je pourrais écrire qu’ils les haïssaient. A la température de l’intérêt passionné, ces deux états sont indiscernables.
Un exposé des tentatives de cette époque demanderait un travail systématique. Rarement plus de ferveur, plus de hardiesse, plus de recherches théoriques, plus de savoir, plus de pieuse attention, plus de disputes ont été, en si peu d’années, consacrés au problème de la beauté pure. L’on peut dire qu’il fut abordé de toutes parts. Le langage est chose complexe ; sa multiple nature permettait aux chercheurs la diversité des essais. Certains, qui conservaient des formes traditionnelles du Vers français, s’étudiaient à éliminer les descriptions, les sentences, les moralités, les précisions arbitraires ; ils purgeaient leur poésie de presque tous ces éléments intellectuels que la musique ne peut exprimer. D’autres donnaient à tous les objets des significations infinies qui supposaient une métaphysique cachée. Ils usaient d’un délicieux matériel ambigu. Ils peuplaient leurs parcs enchantés et leurs sylves évanescentes d’une faune tout idéale. Chaque chose était allusion ; rien ne se bornait à être ; tout pensait, dans ces royaumes ornés de miroirs ; ou, du moins, tout semblait penser… Ailleurs, quelques magiciens plus volontaires et plus raisonneurs, s’attaquaient à l’antique prosodie. Il y en avait pour qui l’audition colorée et l’art combinatoire des allitérations paraissaient ne plus avoir de secrets ; ils transposaient délibérément les timbres de l’orchestre dans leurs vers : ils ne s’abusaient pas toujours. D’autres retrouvaient savamment la naïveté et les grâces spontanées de l’ancienne poésie populaire. La philologie, la phonétique étaient citées aux débats éternels de ces rigoureux amants de la Muse.
Ce fut un temps de théories, de curiosités, de gloses et d’explications passionnées. Une jeunesse assez sévère repoussait le dogme scientifique qui commençait de n’être plus à la mode, et elle n’adoptait pas le dogme religieux qui n’y était pas encore ; elle croyait trouver dans le culte profond et minutieux de l’ensemble des arts une discipline, et peut-être une vérité, sans équivoque. Il s’en est fallu de très peu qu’une espèce de religion fût établie… Mais les œuvres mêmes de ce temps-là ne trahissent pas positivement ces préoccupations. Tout au contraire, il faut observer avec soin ce qu’elles interdisent, et ce qui cessa de paraître dans les poèmes, pendant cette période dont je parle. Il semble que la pensée abstraite, jadis admise dans le Vers même, étant devenue presque impossible à combiner avec les émotions immédiates que l’on souhaitait de provoquer à chaque instant ; exilée d’une poésie qui se voulait réduire à son essence propre ; effarouchée par les effets multipliés de surprise et de musique que le goût moderne exigeait, se soit transportée dans la phase de préparation et dans la théorie du poème. La philosophie, et même la morale, tendirent à fuir les œuvres pour se placer dans les réflexions qui les précèdent. C’était là un très véritable progrès. La philosophie, si l’on en déduit les choses vagues et les choses réfutées, se ramène maintenant à cinq ou six problèmes, précis en apparence, indéterminés dans le fond, niables à volonté, toujours réductibles à des querelles linguistiques, et dont la solution dépend de la manière de les écrire. Mais l’intérêt de ces curieux travaux n’est pas si amoindri qu’on pourrait le penser : il réside dans cette fragilité et dans ces querelles mêmes, c’est-à-dire dans la délicatesse de l’appareil logique et psychologique de plus en plus subtil qu’elles demandent qu’on emploie ; il ne réside plus dans les conclusions. Ce n’est donc plus faire de la philosophie que d’émettre des considérations même admirables sur la nature et sur son auteur, sur la vie, sur la mort, sur la durée, sur la justice… Notre philosophie est définie par son appareil, et non par son objet. Elle ne peut se séparer de ses difficultés propres, qui constituent sa forme ; et elle ne prendrait la forme du vers sans perdre son être, ou sans corrompre le vers. Parler aujourd’hui de poésie philosophique (fût-ce en invoquant Alfred de Vigny, Leconte de Lisle, et quelques autres), c’est naïvement confondre des conditions et des applications de l’esprit incompatibles entre elles. N’est-ce pas oublier que le but de celui qui spécule est de fixer ou de créer une notion, — c’est-à-dire un pouvoir et un instrument de pouvoir, cependant que le poète moderne essaye de produire en nous un état, et de porter cet état exceptionnel au point d’une jouissance parfaite ?…
Tel, à un quart de siècle de distance, et séparé de ce jour par un abîme d’événements, m’apparaît dans l’ensemble le grand dessein des symbolistes. Je ne sais ce que l’avenir retiendra de leurs multiformes efforts, lui qui n’est pas un juge nécessairement lucide et équitable. Pareilles tentatives ne vont point sans audaces, sans risques, sans cruautés exagérées, sans enfantillages… La tradition, l’intelligibilité, l’équilibre psychique, qui sont les victimes ordinaires des mouvements de l’esprit vers son objet, ont quelquefois souffert de notre dévotion à la plus pure beauté. Nous fûmes ténébreux quelquefois ; et quelquefois puérils. Notre langage ne fut pas toujours aussi digne de louanges et de durée que notre ambition le souhaitait ; et nos innombrables thèses peuplent mélancoliquement les doux enfers de notre souvenir… Passe encore pour les œuvres, passe pour les opinions et les préférences techniques ! Mais notre Idée elle-même, notre Souverain Bien, ne sont-ils plus maintenant que de pâles éléments de l’oubli ? Faut-il périr à ce point ? Comment périr, ô camarades ? — Qu’est-ce donc qui a si secrètement altéré nos certitudes, atténué notre vérité, dispersé nos courages ? A-t-on fait cette découverte que la lumière puisse vieillir ? Et comment se peut-il (c’est ici le mystère), que ceux qui vinrent après nous, et qui s’en iront tout de même, rendus vains et désabusés par un changement tout semblable, aient eu d’autres désirs que les nôtres, et d’autres dieux ? Il nous apparaissait si clairement qu’il n’y avait pas de défaut dans notre idéal ! N’était-il pas déduit de toute l’expérience des littératures antérieures ? N’était-ce pas la fleur suprême et merveilleusement retardée, de toute la profondeur de la culture ?
Deux explications de cette espèce de ruine se proposent. On peut penser, d’abord, que nous étions les simples victimes d’une illusion spirituelle. Elle dissipée, il ne nous resterait plus que la mémoire d’actes absurdes et d’une passion inexplicable… Mais un désir ne peut pas être illusoire. Rien n’est plus spécifiquement réel qu’un désir, en tant que désir : pareil au Dieu de saint Anselme, son idée, sa réalité sont indissolubles. Il faut donc chercher autre chose, et trouver pour notre ruine un argument plus ingénieux. Il faut supposer, au contraire, que notre voie était bien l’unique ; que nous touchions par notre désir à l’essence même de notre art, et que nous avions véritablement déchiffré la signification d’ensemble des labeurs de nos ancêtres, relevé ce qui paraît dans leurs œuvres de plus délicieux, composé notre chemin de ces vestiges, suivi à l’infini cette piste précieuse, favorisée de palmes et de puits d’eau douce ; à l’horizon, toujours, la poésie pure… Là, le péril ; là, précisément notre perte ; et là même, le but.
Car c’est une limite du monde qu’une vérité de cette espèce ; il n’est pas permis de s’y établir. Rien de si pur ne peut coexister avec les conditions de la vie. Nous traversons seulement l’idée de la perfection comme la main impunément tranche la flamme ; mais la flamme est inhabitable, et les demeures de la plus haute sérénité sont nécessairement désertes. Je veux dire que notre tendance vers l’extrême rigueur de l’art, — vers une conclusion des prémisses que nous proposaient les réussites antérieures, — vers une beauté toujours plus consciente de sa genèse, toujours plus indépendante de tous sujets, et des attraits sentimentaux vulgaires comme des grossiers effets de l’éloquence, — tout ce zèle trop éclairé, peut-être conduisait-il à quelque état presque inhumain. C’est là un fait général : la métaphysique, la morale, et même les sciences, l’ont éprouvé.
La poésie absolue ne peut procéder que par merveilles exceptionnelles ; les œuvres qu’elle compose entièrement constituent dans les trésors impondérables d’une littérature ce qui s’y remarque de plus rare et de plus improbable. Mais, comme le vide parfait, et de même que le plus bas degré de la température, qui ne peuvent pas être atteints, ne se laissent même approcher qu’au prix d’une progression épuisante d’efforts, ainsi la pureté dernière de notre art demande à ceux qui la conçoivent, de si longues et de si rudes contraintes qu’elles absorbent toute la joie naturelle d’être poète, pour ne laisser enfin que l’orgueil de n’être jamais satisfait. Cette sévérité est insupportable à la plupart des jeunes hommes doués de l’instinct poétique. Nos successeurs n’ont pas envié notre tourment ; ils n’ont pas adopté nos délicatesses ; ils ont pris quelquefois pour des libertés ce que nous avions essayé comme difficultés nouvelles ; et parfois ils ont déchiré ce que nous n’entendions que disséquer. Ils ont rouvert aussi sur les accidents de l’être les yeux que nous avions fermés pour nous faire plus semblables à sa substance… Tout ceci était à prévoir. Mais la suite, non plus, n’était pas impossible à conjecturer. Ne devait-on pas essayer quelque jour de lier notre passé antérieur et ce passé qui vint après lui, en empruntant de l’un et de l’autre ceux de leurs enseignements qui sont compatibles ? Je vois çà et là ce travail naturel se faire dans quelques esprits. La vie ne procède pas autrement ; et ce même procès qui s’observe dans la suite des êtres, et dans lequel la continuité et l’atavisme se combinent, la vie littéraire le reproduit dans ses enchaînements…
Voilà ce que je disais à M. Fabre, un jour qu’il était venu me parler de ses recherches et de ses vers. Je ne sais quel esprit d’imprudence et d’erreur avait inspiré à son âme sage et claire le désir d’en interroger une autre qui ne l’est pas trop. Nous cherchions à nous expliquer sur la poésie, et quoique ce genre de conversation passe et repasse très aisément par l’infini, nous arrivions à ne pas nous perdre. C’est que nos pensées différentes, chacune se mouvant et se transformant dans son infranchissable domaine, parvenaient à se conserver une remarquable correspondance. Un vocabulaire commun, — le plus précis qui existe, — nous permettait à chaque instant de ne pas nous mésentendre. L’algèbre et la géométrie, sur le modèle desquelles je m’assure que l’avenir saura construire un langage pour l’intellect, nous permettaient, de temps à autre, d’échanger des signaux précis. Je trouvai dans mon visiteur un de ces esprits pour lesquels le mien se sent un faible. J’aime ces amants de la poésie qui vénèrent trop lucidement la déesse pour lui dédier la mollesse de leur pensée et le relâchement de leur raison. Ils savent bien qu’elle n’exige pas le sacrifizio dell’ Intelletto. Minerve ni Pallas, Apollon chargé de lumière, n’approuvent pas ces abominables mutilations que certains de leurs dévots égarés infligent à l’organisme de la pensée ; ils les repoussent avec horreur, porteurs d’une logique toute sanglante que l’on vient de s’arracher, et que l’on veut consumer sur leurs autels. Les véritables divinités n’ont pas de goût pour les victimes incomplètes. Sans doute demandent-elles des hosties ; c’est l’exigence commune à toutes les puissances suprêmes, car il faut bien qu’elles vivent ; mais elles les veulent tout entières.
M. Lucien Fabre le sait bien. Ce n’est pas en vain qu’il s’est donné une culture singulièrement dense et complète. L’art de l’ingénieur, auquel il consacre non la meilleure, mais peut-être la plus grande part de son temps, demande déjà de longues études et conduit celui qui s’y distingue à une complexe activité : Il faut manœuvrer l’homme, exercer la matière, trouver à des problèmes imprévus où la technique, l’économie, les lois civiles et les lois naturelles introduisent des exigences contradictoires, les solutions satisfaisantes. Ce genre de raisonnement sur des systèmes complexes ne se prête guère à prendre forme générale. Il n’y a pas de formules pour des cas si particuliers, pas d’équations entre des données si hétérogènes ; rien ne se fait à coup sûr, et les tâtonnements eux-mêmes ne sont ici que des temps perdus si un sens très subtil ne les oriente. Aux yeux d’un observateur qui sache négliger les apparences, cette activité, ces hésitations réfléchies, cette attente dans la contrainte, ces trouvailles se comparent assez bien aux moments intérieurs d’un poète. Mais il y a peu d’ingénieurs, je le crains, qui se doutent d’être aussi proches que je le suggère des inventeurs de figures et des ajusteurs de paroles… Il n’y en a pas beaucoup plus qui aient pratiqué, comme l’a fait M. Fabre, de profondes percées dans la métaphysique de l’être. Il a fréquenté les philosophies. La théologie elle-même ne lui est pas étrangère. Il n’a pas cru que le monde intellectuel fût aussi jeune et aussi restreint que le vulgaire actuel l’imagine. Peut-être son esprit positif a-t-il simplement estimé la petitesse d’une probabilité ? Comment croire, sans être étrangement crédule, que les meilleurs cerveaux pendant une dizaine de siècles, se soient épuisés, sans aucun fruit, en spéculations vaines et sévères ? Je pense quelquefois (mais honteusement et dans le secret de mon cœur), qu’un avenir plus ou moins éloigné regardera les immenses travaux qui se sont faits de nos jours sur le continu, le transfini, et quelques autres concepts cantoriens, avec cet air de pitié que nous offrons aux bibliothèques Scholastiques… Mais la théologie a pour matière certains textes, M. Fabre n’a pas reculé devant l’hébreu !…
Cette culture générale, mais ces habitudes de rigueur ; ce sens pratique et décisif, mais ces connaissances glorieusement inutiles, témoignent ensemble d’une volonté qui les compose et les ordonne. Il arrive qu’elle les ordonne à la poésie. Le cas est très remarquable : il faut s’attendre à voir un esprit de cette préparation et de cette netteté reprendre selon sa nature les problèmes éternels dont j’ai dit quelques mots, il y a quelques pages. S’il se réduisait à une intelligence purement technique, on le verrait sans doute innover brutalement, et porter dans un art antique, une énergie aux inventions naïves. Les exemples ne sont pas introuvables : le papier souffre tout ; le désir d’étonner est le plus naturel, le plus facile à concevoir des désirs ; il permet au moindre lecteur de déchiffrer sans effort le très simple secret de bien des œuvres surprenantes. Mais à un degré un peu plus élevé de conscience et de connaissance, on voit bien que le langage n’est pas si aisément perfectible ; que la prosodie n’est pas sans avoir été sollicitée de bien des façons au cours des siècles ; on comprend que toute l’attention et tout le travail que nous pouvons dépenser à contredire les résultats de tant d’expériences acquises, doivent nécessairement nous manquer sur d’autres points. Il faut payer d’un prix inconnu le plaisir de ne pas utiliser le connu. Un architecte peut dédaigner la statique, ou essayer de se faire infidèle aux formules de la résistance des matériaux. C’est là se moquer des probabilités ; la sanction, cent mille fois contre une, ne se fera pas attendre. La sanction, en littérature, est moins effrayante ; elle est aussi beaucoup moins prompte ; mais le temps, toutefois, se charge assez vite de répondre par l’oubli d’une œuvre, à l’oubli des règles les plus simples de la psychologie appliquée. Nous sommes donc intéressés à calculer nos hardiesses et nos prudences aussi correctement que nous le pouvons.
M. Fabre, bon calculateur, n’a pas ignoré le poète Lucien Fabre. Ce dernier s’étant proposé de faire ce qu’il y a de plus difficile et de plus enviable dans notre art, — je veux dire un système de poèmes formant drame spirituel, et drame achevé qui se joue entre les puissances mêmes de notre être, — les précisions et les exigences du premier trouvaient un emploi naturel dans cette construction. Le lecteur jugera cet effort curieusement audacieux de donner à des entités directement mises en œuvre, la vie et le mouvement le plus passionné. Éros, le très bel et le très violent Éros, mais un Éros secrètement asservi à quelque Raison qui en déchaîne, comme elle sait les contraindre, les fureurs, est le véritable coryphée de ces poèmes. Je ne dis pas que cette raison, parfois, ne transparaisse un peu trop nettement dans le langage. J’ai cru devoir contester à M. Fabre quelques mots dont il a usé, et qui me semblent difficilement absorbés par la langue poétique. C’est un reproche assez instable que je lui faisais là, cette langue change comme l’autre ; et les termes géométriques qui provoquaient çà et là mes résistances, peut-être se fondront à la longue, comme tant d’autres mots techniques l’ont fait, dans le métal abstrait et homogène du langage des dieux.
Mais tout jugement que l’on veut porter sur une œuvre doit faire état, avant toute chose, des difficultés que son auteur s’est données. On peut dire que le relevé de ces gênes volontaires, quand on arrive à le reconstituer, révèle sur-le-champ le degré intellectuel du poète, la qualité de son orgueil, la délicatesse et le despotisme de sa nature. M. Fabre s’est assigné de nobles et rigoureuses conditions ; il a voulu que ses émotions pour intenses qu’elles apparussent dans ses vers, soient étroitement coordonnées entre elles, et soumises à l’invisible domination de la connaissance. Peut-être, par endroits, cette reine ténébreuse et voyante souffre-t-elle quelques sursauts et quelques diminutions de son empire, — car, ainsi que l’auteur le dit magnifiquement :
Mais quel poète pourrait s’en plaindre ?