Vie de Benjamin Franklin, écrite par lui-même - Tome 1: Suivie de ses œuvres morales, politiques et littéraires
The Project Gutenberg eBook of Vie de Benjamin Franklin, écrite par lui-même - Tome 1
Title: Vie de Benjamin Franklin, écrite par lui-même - Tome 1
Author: Benjamin Franklin
Translator: Jean-Henri Castéra
Release date: May 26, 2006 [eBook #18455]
Language: French
Credits: Produced by Carlo Traverso, Laurent Vogel and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
file was produced from images generously made available
by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)
VIE
DE B. FRANKLIN,
SUIVIE
DE SES ŒUVRES POSTHUMES.
T. I.
Décret concernant les Contrefacteurs, rendu le 19 Juillet 1793, l'An 2 de la République.
La Convention nationale, après avoir entendu le rapport de son Comité d'instruction publique, décrète ce qui suit:
Art. 1. Les Auteurs d'écrits en tout genre, les Compositeurs de Musique, les Peintres et Dessinateurs qui feront graver des Tableaux ou Dessins, jouiront durant leur vie entière du droit exclusif de vendre, faire vendre, distribuer leurs Ouvrages dans le territoire de la République, et d'en céder la propriété en tout ou en partie.
Art. 2. Leurs héritiers ou Cessionnaires jouiront du même droit durant l'espace de dix ans après la mort des auteurs.
Art. 3. Les officiers de paix, Juges de Paix ou Commissaires de Police seront tenus de faire confisquer, à la réquisition et au profit des Auteurs, Compositeurs, Peintres ou Dessinateurs et autres, leurs Héritiers ou Cessionnaires, tous les Exemplaires des Éditions imprimées ou gravées sans la permission formelle et par écrit des Auteurs.
Art. 4. Tout Contrefacteur sera tenu de payer au véritable Propriétaire une somme équivalente au prix de trois mille exemplaires de l'Édition originale.
Art. 5. Tout Débitant d'Édition contrefaite, s'il n'est pas reconnu Contrefacteur, sera tenu de payer au véritable Propriétaire une somme équivalente au prix de cinq cents exemplaires de l'Édition originale.
Art. 6. Tout Citoyen qui mettra au jour un Ouvrage, soit de Littérature ou de Gravure dans quelque genre que ce soit, sera obligé d'en déposer deux exemplaires à la Bibliothèque nationale ou au Cabinet des Estampes de la République, dont il recevra un reçu signé par le Bibliothécaire; faute de quoi il ne pourra être admis en justice pour la poursuite des Contrefacteurs.
Art. 7. Les héritiers de l'Auteur d'un Ouvrage de Littérature ou de Gravure, ou de toute autre production de l'esprit ou du génie qui appartiennent aux beaux-arts, en auront la propriété exclusive pendant dix années.
Je place la présente Édition sous la sauve-garde des Loix et de la probité des citoyens. Je déclare que je poursuivrai devant les Tribunaux tout Contrefacteur, Distributeur ou Débitant d'Édition contrefaite. J'assure même au Citoyen qui me fera connoître le Contrefacteur, Distributeur ou Débitant, la moitié du dédommagement que la Loi accorde. Paris, ce 5 Prairial, l'an 6e de la République Française.
Buisson.
[Illustration: Benjamin Franklin.]
VIE
DE
BENJAMIN FRANKLIN,
ÉCRITE PAR LUI-MÊME,
SUIVIE
DE SES ŒUVRES
MORALES, POLITIQUES
ET LITTÉRAIRES,Dont la plus grande partie n'avoit pas encore été publiée.
Traduit de l'Anglais, avec des Notes,
PAR J. CASTÉRA.
Eripuit coelo fulmen sceptrumque tyrannis.
TOME PREMIER.
À PARIS,
Chez F. BUISSON, Imp.-Lib. rue Hautefeuille, No. 20.an VI de la République.
PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
Pendant les dernières années que Benjamin Franklin passa en France, on parloit beaucoup, dans les Sociétés où il vivoit, des Confessions de Jean-Jacques Rousseau, dont la première partie venoit de paroître. Cet Ouvrage, dont on peut dire et tant de bien et tant de mal, et qui est quelquefois si attrayant par les charmes et la sublimité du style, quelquefois si rebutant par l'inconvenance des faits, engagea quelques amis de Franklin à lui conseiller d'écrire aussi les Mémoires de sa Vie: il y consentit.
Ces amis pensoient, avec raison, qu'il seroit curieux de comparer à l'Histoire d'un Écrivain, qui semble ne s'être servi de sa brillante imagination que pour se rendre malheureux, celle d'un Philosophe qui a sans cesse employé toutes les ressources de son esprit à assurer son bonheur, en contribuant à celui de l'humanité entière. Eh! en effet, combien il est intéressant de considérer les chemins différens qu'ont suivis ces deux hommes également nés dans le simple état d'Artisan, livrés à eux-mêmes au sortir de l'enfance et n'ayant presque point eu de maîtres. Chacun d'eux fit sa propre éducation et parvint à la plus grande célébrité. Mais l'un passa indolemment plusieurs années dans la servitude obscure, où le retenoit une femme sensuelle1; et l'autre ne comptant que sur lui, travailla constamment de ses mains, vécut avec la plus grande tempérance, la plus sévère économie, et en même-temps, fournit généreusement aux besoins, même aux fantaisies de ses amis.
Cette comparaison, tout entière à l'avantage de Franklin, ne doit pas faire supposer que je cherche à déprécier Jean-Jacques. Personne n'admire et n'aime plus que moi le rare talent de cet éloquent Écrivain: mais j'ai cru devoir indiquer combien sa conduite, rapprochée de celle de Franklin, peut être une utile et grande leçon pour la Jeunesse.
Il y a des préceptes d'une saine morale, non-seulement dans la Vie de Franklin, mais dans la plupart des morceaux qui composent le Recueil de ses Œuvres. Le reste est historique ou ingénieux.
Une partie de la Vie de Franklin avoit été déjà traduite en français, et même d'une manière soignée. Malgré cela, j'ai osé entreprendre de la traduire de nouveau.
L'Éditeur anglais a joint à ce qu'il a pu se procurer du manuscrit de Franklin, la suite de sa Vie, composée à Philadelphie. J'ai été assez heureux pour pouvoir ajouter à ce que m'a fourni cet Éditeur, divers morceaux qu'il n'a point connus, et un second Fragment des Mémoires originaux2: mais j'ai encore à regretter de n'avoir pas eu tous ces Mémoires, qui vont, dit-on, jusqu'en 1757.—On ne sait pourquoi M. Benjamin Franklin Bache3, qui les a en sa possession et vit maintenant à Londres, en prive si long-temps le Public. Les Ouvrages d'un grand Homme appartiennent moins à ses Héritiers qu'au Genre-humain.
Note 3: (retour) Franklin eut un fils et une fille. Dans la Révolution d'Amérique, le fils suivit le parti des Anglais, et fut quelque temps gouverneur de la province de New-Jersey. Pris par les Américains, il auroit, dit-on, été fusillé sans la considération qu'on avoit pour son père. On le fit évader et il passa à Londres. La fille épousa M. Bache, de Philadelphie, et c'est d'elle qu'est né M. Benjamin Franklin Bache, possesseur des Manuscrits de son grand-père.
Peut-être ne sera-t-on pas fâché de lire une lettre que le célèbre Docteur Price a adressée à un de ses amis, au sujet des Mémoires de Franklin. La voici:
À Hackney, le 19 juin 1790.
«Il m'est difficile, Monsieur, de vous exprimer combien je suis touché du soin que vous voulez bien prendre de m'écrire.—Je suis, sur-tout, infiniment reconnoissant de la dernière lettre, dans laquelle vous me donnez des détails sur la mort de notre excellent ami, le Docteur Franklin.
»Ce qu'il a écrit de sa Vie, montrera, d'une manière frappante, comment un homme peut, par ses talens, son travail, sa probité, s'élever du sein de l'obscurité jusqu'au plus haut degré de la fortune et de la considération. Mais il n'a porté ses Mémoires que jusqu'à l'année 1757; et je sais que depuis qu'il a envoyé en Angleterre le manuscrit que j'ai lu, il lui a été impossible d'y rien ajouter.
»Ce n'est pas sans un vif regret que je songe à la mort de cet ami. Mais l'ordre irrévocable de la nature nous condamne tous à mourir; et quand on y réfléchit, il est consolant, sans doute, de pouvoir penser qu'on n'a pas vécu en vain, et que tous les hommes utiles et vertueux se retrouveront encore au-delà du tombeau.
»Dans la dernière lettre que m'a écrite le Docteur Franklin, il me parle de son âge et de ses infirmités; il observe que le Créateur a été assez indulgent pour vouloir qu'à mesure que nous approchons du terme de la vie, nous ayons plus de raisons de nous en détacher; et parmi ces raisons, il regarde comme une des plus grandes, la perte de nos amis.
»J'ai lu, avec beaucoup de satisfaction, le détail que vous me donnez des honneurs qui ont été rendus à la mémoire de Franklin, par les Habitans de Philadelphie et par le Congrès américain.—J'eus aussi hier le plaisir d'apprendre que l'Assemblée nationale de France avoit résolu de porter le deuil de ce Sage.—Quel spectacle glorieux la liberté prépare dans ce pays!—Les Annales du monde n'en offrent point de pareil; et l'un des plus grands honneurs de Franklin est d'y avoir beaucoup contribué.»
Agréez mon respect,
Richard Price.
Je dois observer que, quoique la Science du Bonhomme Richard ait déjà été publiée, je l'ai traduite de nouveau et mise à la fin du second Volume, car sans ce petit Ouvrage, les Œuvres Morales de Franklin auroient paru trop incomplètes.
VIE
DE
BENJAMIN FRANKLIN.
Mon cher Fils,
Je me suis amusé à recueillir quelques petites anecdotes concernant ma famille. Vous pouvez vous rappeler que, quand vous étiez avec moi en Angleterre, je fis des recherches parmi ceux de mes parens qui vivoient encore, et j'entrepris même un voyage à ce sujet. J'aime à penser que vous aurez, ainsi que moi, du plaisir à connoître les circonstances de mon origine et de ma vie, circonstances qui, en grande partie, sont encore ignorées de vous. Je vais donc les écrire: ce sera l'agréable emploi d'une semaine de loisir non-interrompu, dont je me propose de jouir pendant ma retraite actuelle à la campagne.
Il est aussi d'autres motifs qui m'engagent à écrire mes mémoires. Du sein de la pauvreté et de l'obscurité, dans lesquelles je naquis et je passai mes premières années, je me suis élevé à un état d'opulence et ai acquis quelque célébrité dans le monde. Un bonheur constant a été mon partage jusqu'à l'âge avancé où je suis parvenu; mes descendans seront peut-être curieux de connoître les moyens qui, grace au secours de la providence, m'ont toujours si bien réussi; et si par hasard ils se trouvent dans les mêmes circonstances que moi, ils pourront retirer quelqu'avantage de mes récits.
Je réfléchis souvent au bonheur dont j'ai joui, et je me dis quelquefois que, si l'offre m'en étoit faite, je m'engagerois volontiers à parcourir la même carrière, depuis le commencement jusqu'à la fin. Je demanderois, de plus, le privilège qu'ont les auteurs, de corriger, dans une seconde édition, les erreurs de la première. Je voudrois aussi pouvoir changer quelques incidens futiles, quelques petits évènemens pour d'autres plus favorables: mais quand bien même cela me seroit refusé, je ne consentirois pas moins à recommencer ma vie.
Toutefois, comme une répétition de la vie ne peut avoir lieu, ce qui, suivant moi, y ressemble le plus, c'est de s'en rappeler toutes les circonstances; et pour en rendre le souvenir plus durable, il faut les écrire. En m'occupant ainsi, je satisferai cette inclination qu'ont toujours les vieillards, à parler d'eux-mêmes et à conter ce qu'ils ont fait; et je suivrai librement mon penchant sans fatiguer ceux qui, par respect pour mon âge, se croiroient obligés de m'écouter. Ils pourront, au moins, ne pas me lire, si cela ne les amuse pas. Enfin, il faut bien que je l'avoue, puisque personne ne voudroit me croire si je le niois, peut-être satisferai-je ma vanité.
Toutes les fois que j'ai entendu prononcer ou que j'ai lu cette phrase préparatoire:—«Je puis dire sans vanité», j'ai vu qu'elle étoit aussitôt suivie de quelque trait d'une vanité transcendante. En général, quelque vanité qu'aient les hommes, ils la haïssent dans les autres. Pour moi, je la respecte par-tout où je la rencontre, parce que je suis persuadé qu'elle est utile et à l'individu qu'elle domine et à ceux qui sont soumis à son influence. Il ne seroit donc pas tout-à-fait absurde que dans beaucoup de circonstances, un homme comptât sa vanité parmi les autres douceurs de la vie, et en rendît grace à la providence.
Mais laissez-moi reconnoître ici, en toute humilité, que c'est à cette divine providence que je dois toute ma félicité. C'est sa main puissante qui m'a fourni les moyens que j'ai employés et les a couronnés du succès. Ma foi, à cet égard, me donne, non la certitude, mais l'espérance que la bonté divine se signalera encore envers moi, soit en étendant la durée de mon bonheur jusqu'à la fin de ma carrière, soit en me donnant la force de supporter les funestes revers que je puis éprouver comme tant d'autres. Ma fortune à venir n'est connue que de celui qui tient dans ses mains notre destinée, et qui peut faire servir nos afflictions mêmes à notre avantage.
Un de mes oncles, qui avoit désiré comme moi, de rassembler des anecdotes de notre famille, me donna quelques notes dont j'ai tiré plusieurs particularités, touchant nos ancêtres. C'est par-là que j'ai su que pendant trois cens ans au moins, ils ont vécu dans le village d'Eaton, en Northampton-Shire, sur un domaine d'environ trente acres. Mon oncle n'avoit pu découvrir combien de temps ils y avoient été établis avant ce terme. Probablement ils y étoient depuis l'époque où chaque famille prit un surnom, et où la nôtre choisit celui de Franklin, qui avoit été auparavant la dénomination d'un certain ordre de personnes4.
Note 4: (retour) On trouve dans l'ouvrage de Fortescue, écrit vers l'an 1412, et intitulé: De laudibus legum Angliæ, une preuve que le mot Franklin désignoit un ordre ou un rang en Angleterre. Voici la traduction du passage qui dit qu'on pouvoit aisément former de bons jurys dans toutes les parties de ce royaume.
—«En outre, le pays est tellement rempli de propriétaires, qu'il n'y a pas un village, quelque petit qu'il soit, où l'on ne trouve un chevalier, un écuyer, ou un de ces chefs de famille, appelés Franklins, qui tous ont de riches possessions. Il y a aussi d'autres francs-tenanciers, et beaucoup de métayers, qui ont assez de bien pour jouir du droit de composer un jury, dans la forme ci-dessus mentionnée».
Le poëte Chaucer appelle aussi son campagnard un Franklin; et ayant décrit la manière honorable dont il tenoit sa maison, il dit à-peu-près:
Ce bon Franklin, l'honneur de son pays,
Simple en ses mœurs, simple dans sa parure,
Modestement portoit à sa ceinture,
Bourse de soie aussi blanche qu'un lys.
Preux chevalier, juge très-équitable,
Franc, généreux, compatissant, humain,
Tendant au pauvre une main secourable,
Par ses conseils éclairant l'incertain,
Il eut le don de plaire: il fut enfin,
Toujours aimé, comme toujours aimable.
Le petit domaine qui appartenoit à nos ancêtres, n'eût pas suffi pour leur subsistance, sans le métier de forgeron qui se perpétua parmi eux et fut constamment exercé par l'aîné de la famille, jusques au temps de mon oncle; coutume que lui et mon père suivirent aussi à l'égard de leurs fils.
Dans les recherches que je fis à Eaton, je ne trouvai aucun détail sur la naissance, les mariages et la mort de nos parens, que depuis l'année 1555, parce que le registre de la paroisse ne remontoit pas plus haut. J'appris, par ce registre, que j'étois le plus jeune fils du plus jeune des Franklin, en remontant à cinq générations. Mon grand-père Thomas, né en 1598, vécut à Eaton jusqu'à ce qu'il fût trop âgé pour continuer son métier. Alors il se retira à Banbury, dans l'Oxford-Shire, où résidoit son fils John, qui exerçoit le métier de teinturier, et chez qui mon père étoit en apprentissage. Mon grand-père mourut là et y fut enterré. Nous visitâmes sa tombe en 1758. Son fils aîné, Thomas, demeuroit à Eaton, dans la maison paternelle, qu'il légua avec la terre qui en dépendoit, à sa fille unique. Cette fille, de concert avec son mari, M. Fisher de Wellingborough vendit depuis son héritage à M. Ested, qui en est encore propriétaire.
Mon grand-père eut quatre fils qui lui survécurent; savoir: Thomas, John, Benjamin et Josias. Je ne vous en dirai que ce que me fournira ma mémoire; car je n'ai point ici mes papiers, dans lesquels vous trouverez un plus long détail, s'ils ne se sont pas égarés en mon absence.
Thomas avoit appris, sous son père, le métier de forgeron. Mais possédant beaucoup d'esprit naturel, il le perfectionna par l'étude, à la sollicitation de M. Palmer, qui étoit alors le principal habitant de la paroisse d'Eaton, et encouragea de même tous mes oncles à s'instruire. Thomas se mit donc en état de remplir l'office de procureur. Il devint bientôt un personnage essentiel pour les affaires du village, et fut un des principaux moteurs de toutes les entreprises publiques, tant pour ce qui avoit rapport au comté qu'à la ville de Northampton. On nous en raconta plusieurs traits remarquables, lorsque nous allâmes à Eaton. Il jouit de l'estime et de la protection particulière de lord Halifax, et mourut le 6 janvier 1702, précisément quatre ans avant ma naissance. Je me rappelle que le récit que nous firent de sa vie et de son caractère, quelques personnes âgées, dans le village, vous frappa extraordinairement par l'analogie que vous trouvâtes entre ces détails et ce que vous connoissiez de moi.
—«S'il étoit mort quatre ans plus tard, dites-vous, on pourroit croire à la transmigration des ames.»
John fut, à ce que je crois, élevé dans la profession de teinturier en laine.
Benjamin fut mis en apprentissage à Londres, chez un teinturier en soie. Il étoit industrieux. Je me souviens très-bien de lui; car lorsque j'étois encore enfant, il vint joindre mon père à Boston et vécut quelques années dans notre maison. Il fut toujours lié d'une tendre amitié avec mon père, qui me le donna pour parrain. Il parvint à un âge très-avancé. Il laissa deux volumes in-quarto de poésies manuscrites, consistant en petites pièces fugitives, adressées à ses amis. Il avoit inventé une tachygraphie, qu'il m'enseigna; mais n'en ayant jamais fait usage je l'ai oubliée. C'étoit un homme rempli de piété, et très-soigneux d'aller entendre les meilleurs prédicateurs, dont il se fesoit un plaisir de transcrire les sermons d'après sa méthode abrégée. Il en avoit ainsi recueilli plusieurs volumes. Il aimoit aussi beaucoup les matières politiques, peut-être même trop pour sa situation.
Je trouvai dernièrement à Londres une collection qu'il avoit faite, de tous les principaux pamphlets relatifs aux affaires publiques, depuis l'année 1641 jusqu'en 1717. Il en manque plusieurs volumes, comme on le voit par la série des numéros: mais il en reste encore huit in-folio et vingt-quatre in-quarto et in-octavo. Ce recueil étoit tombé entre les mains d'un bouquiniste qui, me connoissant pour m'avoir vendu quelques livres, me l'apporta. Il paroît que mon oncle le laissa en Angleterre, quand il partit pour l'Amérique, il y a environ cinquante ans. J'y trouvai un grand nombre de notes marginales, écrites de sa main. Son petit-fils, Samuel Franklin, vit maintenant à Boston.
Notre humble famille avoit embrassé de bonne heure la réformation: elle y resta fidélement attachée durant le règne de Marie, et fut même en danger d'être persécutée à cause de son zèle contre le papisme. Elle avoit une Bible anglaise; et pour la cacher d'une manière plus sûre, elle s'avisa de l'attacher toute ouverte, avec des cordons qui traversoient les feuillets, en dedans du couvercle d'une chaise percée. Quand mon grand-père vouloit la lire à ses enfans, il renversoit sur ses genoux le couvercle de la chaise percée, et fesoit passer les feuillets d'un cordon sous l'autre. Un des enfans fesoit sentinelle à la porte, afin d'avertir s'il voyoit l'appariteur, c'est-à-dire, l'huissier de la cour ecclésiastique. Dans ce cas, on remettoit le couvercle à sa place, et la Bible demeuroit cachée comme auparavant. C'est mon oncle Benjamin qui m'a raconté cette anecdote.
Toute la famille demeura attachée à l'église anglicane jusque vers la fin du règne de Charles second. Alors quelques ministres qui avoient été destitués comme non-conformistes, tinrent des conventicules en Northampton-Shire. Benjamin et Josias se joignirent à eux et ne se séparèrent plus de leur croyance. Le reste de la famille resta dans l'église épiscopale.
Josias, mon père, s'étoit marié jeune. Vers l'an 1682, il conduisit à la Nouvelle-Angleterre, sa femme et trois enfans. Il y avoit été engagé par quelques personnes considérables, de sa connoissance, qui, voyant les conventicules défendus par la loi et souvent inquiétés, s'étoient déterminées à passer en Amérique, dans l'espoir de jouir du libre exercice de leur religion.
Mon père eut encore de sa première femme, quatre enfans nés en Amérique. Il eut ensuite, d'une seconde femme, dix autres enfans, ce qui fait en tout, dix-sept. Je me souviens d'en avoir vu, assis à sa table, treize, qui tous grandirent et se marièrent. J'étois le dernier des fils, et le plus jeune de la famille, excepté deux filles. Je naquis à Boston, dans la Nouvelle-Angleterre. Ma mère, cette seconde femme dont je viens de parler, étoit Abiah Folger, fille d'un des premiers colons, nommé Pierre Folger, que Cotton Mather, dans son histoire ecclésiastique de la province, cite honorablement comme un pieux et savant anglais, autant que je puis me rappeler ses expressions.
J'ai ouï dire que le père de ma mère avoit composé diverses petites pièces: mais l'on n'en a imprimé qu'une, que j'ai vue il y a plusieurs années. Elle porte la date de 1675, et est en vers familiers, suivant le goût du temps et du pays où elle fut écrite. L'auteur s'adressant à ceux qui gouvernoient alors, parle pour la liberté de conscience, et en faveur des anabaptistes, des quakers et des autres sectaires qui avoient été exposés à la persécution. C'est à cette persécution qu'il attribue les guerres avec les sauvages, et les autres calamités qui affligeoient le pays, les regardant comme un effet des jugemens de Dieu, en punition d'une offense aussi odieuse; et il exhorte le gouvernement à abolir des lois aussi contraires à la charité. Cette pièce est écrite avec une liberté mâle et une agréable simplicité. Je m'en rappelle les six derniers vers, quoique j'aie oublié l'arrangement des mots des deux premiers, dont le sens est que les censures de l'auteur sont dictées par la bienveillance, et que conséquemment il désire d'être connu. Je hais de tout mon cœur, ajoute-t-il, la dissimulation:
Comme cette pièce est écrite
Dans une bonne intention,
Je dis qu'à Shelburne5 j'habite,
Et je signe ici mon vrai nom6.
Pierre Folger.
Mes frères furent tous placés pour apprendre différens métiers. Pour moi, on m'envoya dans un collège à l'âge de huit ans; mon père me destinoit à l'église et me regardoit déjà comme le chapelain de la famille. Il avoit conçu ce dessein, à cause de la promptitude avec laquelle j'avois appris à lire dans mon enfance, car je ne me souviens pas d'avoir jamais été sans savoir lire, et il y étoit, en outre, excité par les encouragemens de ses amis, qui l'assuroient que je deviendrois certainement un homme de lettres. Mon oncle Benjamin l'approuvoit aussi, et promettoit de me donner tous ses volumes de sermons, si je voulois me donner la peine d'apprendre la méthode abrégée, selon laquelle il les avoit écrits.
Cependant, je demeurai à peine un an au collège, quoique dans ce court intervalle, je fusse du milieu de ma classe monté à la tête, et ensuite dans la classe immédiatement au-dessus, d'où je devois passer, à la fin de l'année, dans une classe supérieure. Mais mon père, chargé d'une nombreuse famille, se trouva hors d'état de fournir, sans se gêner beaucoup, à la dépense d'une éducation de collège. Considérant, en outre, comme il le disoit quelquefois devant moi à ses amis, le peu de ressources que cette carrière promettoit aux enfans, il renonça à ses premières intentions, me retira du collège, et m'envoya dans une école d'écriture et d'arithmétique, tenue par M. Georges Brownel, maître habile, qui réussissoit très-bien dans sa profession, en n'employant que des moyens doux et propres à encourager ses élèves. J'acquis bientôt sous lui une belle écriture: mais je ne fus pas aussi heureux en arithmétique, car je n'y fis aucun progrès.
Je n'avois encore que dix ans, lorsque mon père me rappela auprès de lui pour l'aider dans sa nouvelle profession. C'étoit celle de fabricant de chandelles et de savon. Quoiqu'il n'en eût point fait l'apprentissage, il s'y étoit livré à son arrivée à la Nouvelle-Angleterre, parce qu'il avoit jugé que son métier de teinturier ne lui donneroit pas le moyen d'entretenir sa famille. Je fus donc employé à couper des mèches, à remplir des moules de chandelle, à prendre soin de la boutique et à faire des messages.
Cette occupation me déplaisoit, et je me sentois une forte inclination pour celle de marin: mais mon père ne voulut pas me la laisser embrasser. Cependant, le voisinage de la mer me donnoit fréquemment occasion de m'y hasarder et dedans et dessus. J'appris bientôt à nager et à conduire un canot. Quand je m'embarquois avec d'autres enfans, le gouvernail m'étoit ordinairement confié, sur-tout dans les occasions difficiles. Dans nos projets, j'étois presque toujours celui qui conduisoit la troupe, et je l'engageois quelquefois dans des embarras. Je vais vous citer un fait qui, quoiqu'il ne soit pas fondé sur la justice, prouve que j'ai eu de bonne heure des dispositions pour les entreprises publiques.
Le réservoir d'un moulin étoit terminé d'un côté, par un marais sur les bords duquel mes camarades et moi avions coutume de nous tenir, à la haute marée, pour pêcher de petits poissons. À force d'y piétiner, nous en avions fait un vrai bourbier. Ma proposition fut d'y construire une chaussée sur laquelle nous puissions marcher de pied ferme. Je montrai en même-temps à mes compagnons un grand tas de pierres, destinées à bâtir une maison près du marais, et très-propres à remplir notre objet. En conséquence, le soir, dès que les ouvriers furent retirés, je rassemblai un certain nombre d'enfans de mon âge, et en travaillant avec la diligence d'un essaim de fourmis, et nous mettant quelquefois quatre pour porter une seule pierre, nous les chariâmes toutes, et construisîmes un petit quai. Le lendemain matin, les ouvriers furent très-surpris de ne plus retrouver leurs pierres. Ils virent bientôt qu'elles avoient été conduites à notre chaussée. On fit les recherches sur les auteurs de ce méfait. Nous fûmes découverts. On porta des plaintes. Plusieurs d'entre nous essuyèrent des corrections de la part de leurs parens; et quoique je défendisse courageusement l'utilité de l'ouvrage, mon père me convainquit enfin que ce qui n'étoit pas strictement honnête, ne pouvoit être regardé comme utile.
Peut-être sera-t-il intéressant pour vous d'apprendre quelle sorte d'homme étoit mon père. Il avoit une excellente constitution. Il étoit d'une taille moyenne, mais bien fait, fort, et mettant beaucoup d'activité dans tout ce qu'il entreprenoit. Il dessinoit avec propreté, et savoit un peu de musique. Sa voix étoit sonore et agréable, quand il chantoit un pseaume ou une hymne, en s'accompagnant avec son violon, ce qu'il fesoit souvent le soir après son travail; il y avoit vraiment un grand plaisir à l'entendre. Il étoit aussi versé dans la mécanique, et savoit se servir des outils de divers métiers. Mais son plus grand mérite étoit d'avoir un entendement sain, un jugement solide et une grande prudence, soit dans sa vie privée, soit dans ce qui avoit rapport aux affaires publiques. À la vérité il ne s'engagea point dans les dernières, parce que sa nombreuse famille et la médiocrité de sa fortune fesoient qu'il s'occupoit constamment des devoirs de sa profession. Mais je me souviens très-bien que les hommes qui dirigeoient les affaires, venoient souvent lui demander son opinion sur ce qui intéressoit la ville, ou l'église à laquelle il étoit attaché, et qu'ils avoient beaucoup de déférence pour ses avis. On le consultoit aussi sur des affaires particulières; et il étoit souvent pris pour arbitre entre les personnes qui avoient quelque différend.
Il aimoit à réunir à sa table, aussi souvent qu'il le pouvoit, quelques amis ou quelques voisins, en état de raisonner avec lui, et il avoit toujours soin de faire tomber la conversation sur quelque sujet utile, ingénieux et propre à former l'esprit de ses enfans. Par ce moyen, il tournoit de bonne heure notre attention vers ce qui étoit juste, prudent, utile dans la conduite de la vie. Il ne parloit jamais des mets qui paroissoient sur la table. Il n'observoit point s'ils étoient bien ou mal cuits, de bon ou de mauvais goût, trop ou trop peu assaisonnés, préférables ou inférieurs à tel autre plat du même genre. Ainsi, accoutumé dès mon enfance à ne pas faire la moindre attention à ces objets, j'ai toujours été parfaitement indifférent à l'espèce d'alimens qu'on m'a servis; et je m'occupe encore si peu de ces choses-là, que quelques heures après mon dîner il me seroit difficile de me ressouvenir de quoi il a été composé. C'est, sur-tout, en voyageant que j'ai senti l'avantage de cette habitude; car il m'est souvent arrivé de me trouver avec des personnes, qui ayant un goût plus délicat que le mien, parce qu'il étoit plus exercé, souffroient dans bien des occasions où je n'avois rien à désirer.
Ma mère avoit aussi une excellente constitution. Elle nourrit elle-même tous ses dix enfans; et je n'ai jamais vu ni à elle, ni à mon père, d'autre maladie que celle dont ils sont morts. Mon père mourut à l'âge de quatre-vingt-sept ans, et ma mère à celui de quatre-vingt-cinq. Ils sont enterrés à Boston, dans le même tombeau; et il y a quelques années que j'y plaçai un marbre avec cette inscription.
«Ci-gissent
»Josias Franklin et Abiah,
»sa femme.
»Ils vécurent ensemble avec une affection réciproque pendant cinquante-neuf ans; et sans biens-fonds, sans emploi lucratif, par un travail assidu et une honnête industrie, ils entretinrent décemment une famille nombreuse, et élevèrent avec succès treize enfans et sept petits-enfans.—Que cet exemple, lecteur, t'encourage à remplir diligemment les devoirs de ta vocation, et à compter sur les secours de la providence!
»Il fut pieux et prudent;
»Elle, discrète et vertueuse.
»Leur plus jeune fils, par un sentiment de piété filiale, consacre cette pierre à leur mémoire.»
Mes digressions multipliées me font appercevoir que je deviens vieux. Mais nous ne devons pas nous parer pour une société particulière, comme pour un bal de cérémonie. Ma manière ne mérite peut-être que le nom de négligence.
Revenons. Je continuai à être employé au métier de mon père pendant deux années, c'est-à-dire, jusqu'à ce que j'eus atteint l'âge de douze ans. Alors, mon frère John, qui avoit fait son apprentissage à Londres, quitta mon père, se maria et s'établit à Rhode-Island. Je fus, suivant toute apparence, destiné à remplir sa place, et à rester toute ma vie fabricant de chandelles. Mais mon dégoût pour cet état ne diminuoit pas; et mon père appréhenda que s'il ne m'en offroit un plus agréable, je ne fisse le vagabond et ne prisse le parti de la mer, comme avoit fait, à son grand mécontentement, mon frère Josias. En conséquence, il me menoit quelquefois voir travailler des maçons, des tonneliers, des chaudronniers, des menuisiers et d'autres artisans, afin de découvrir mon penchant, et de pouvoir le fixer sur quelque profession qui me retînt à terre. Ces visites ont été cause que depuis j'ai toujours beaucoup de plaisir à voir de bons ouvriers manier leurs outils; et elles m'ont été très-utiles, puisqu'elles m'ont mis en état de faire de petits ouvrages pour moi, quand je n'ai pas eu d'ouvrier à ma portée, et de construire de petites machines pour mes expériences, à l'instant où l'idée que j'avois conçue étoit encore fraîche et fortement imprimée dans mon imagination.
Enfin, mon père résolut de me faire apprendre le métier de coutelier; et il me mit pour quelques jours en essai chez Samuel Franklin, fils de mon oncle Benjamin. Samuel avoit appris son état à Londres et s'étoit établi à Boston. Le payement qu'il demandoit pour mon apprentissage ayant déplu à mon père, je fus rappelé à la maison.
J'étois, dès mes plus jeunes ans, passionné pour la lecture, et je dépensois en livres tout le peu d'argent que je pouvois me procurer. J'aimois, sur-tout, les relations de voyages. Ma première acquisition fut le Recueil de Bunyan, en petits volumes séparés. Je vendis ensuite ce recueil pour acheter la Collection historique de R. Burton, laquelle consistoit en quarante ou cinquante petits volumes peu coûteux.
La petite bibliothèque de mon père étoit presqu'entièrement composée de livres de théologie-pratique et de controverse. J'en lus la plus grande partie. Depuis, j'ai souvent regretté, que dans un temps où j'avois une si grande soif d'apprendre, il ne fut pas tombé entre mes mains des livres plus convenables, puisqu'il étoit alors décidé que je ne serois point élevé dans l'état ecclésiastique. Il y avoit aussi parmi les livres de mon père, les Vies de Plutarque, que je parcourois continuellement; et je regarde encore comme avantageusement employé le temps que je consacrai à cette lecture. Je trouvai, en outre, chez mon père, un ouvrage de Defoe, intitulé: Essai sur les Projets; et peut-être est-ce dans ce livre que j'ai pris des impressions, qui ont influé sur quelques-uns des principaux évènemens de ma vie.
Mon goût pour les livres, détermina enfin mon père à faire de moi un imprimeur, bien qu'il eût déjà un fils dans cette profession. Mon frère étoit retourné d'Angleterre, en 1717, avec une presse et des caractères, afin d'établir une imprimerie à Boston. Cet état me plaisoit beaucoup plus que celui que je fesois: mais j'avois pourtant encore une prédilection pour la mer. Pour prévenir les effets qui pouvoient résulter de ce penchant, mon père étoit impatient de me voir engagé avec mon frère. Je m'y refusai quelque temps; mais, enfin, je me laissai persuader, et je signai mon contrat d'apprentissage, n'étant encore âgé que de douze ans. Il fut convenu que je servirois comme apprenti jusqu'à l'âge de vingt-un ans, et que je ne recevrois les gages d'ouvrier que pendant la dernière année.
En peu de temps, je fis de grands progrès dans ce métier, et je devins très-utile à mon frère. J'eus alors occasion de me procurer de meilleurs livres. La connoissance que je fis nécessairement des apprentis des libraires, me mit à même d'emprunter de temps en temps quelques volumes, que je rendois très-exactement, sans les avoir gâtés. Combien de fois m'est-il arrivé de passer la plus grande partie de la nuit à lire à côté de mon lit, quand un livre m'avoit été prêté le soir, et qu'il falloit le rendre le lendemain matin, de peur qu'on ne s'apperçût qu'il manquoit ou qu'on n'en eût besoin!
Par la suite, M. Mathieu Adams, négociant très-éclairé, qui avoit une belle collection de livres, et qui fréquentoit notre imprimerie, fit attention à moi. Il m'invita à aller voir sa bibliothèque, et il eut la complaisance de me prêter tous les livres que j'eus envie de lire. Je pris alors un goût singulier pour la poésie, et je composai diverses petites pièces de vers.
Mon frère s'imaginant que mon talent pourroit lui être avantageux, m'encouragea et m'engagea à faire deux ballades. L'une, intitulée la Tragédie de Phare, contenoit le récit du naufrage du capitaine Worthilake et de ses deux filles; l'autre étoit une chanson de matelot sur la prise d'un fameux pirate, nommé Teach, ou Barbe-Noire. Ces ballades n'étoient que des chansons d'aveugle, des vers misérables. Quand elles furent imprimées, mon frère me chargea d'aller les vendre par la ville. La première eut un débit prodigieux, parce que l'évènement étoit récent, et avoit fait grand bruit.
Ma vanité fut flattée de ce succès: mais mon père diminua beaucoup ma joie en tournant mes productions en ridicule, et en me disant que les faiseurs de vers étoient toujours pauvres. Ainsi j'échappai au malheur d'être probablement un très-mauvais poëte. Mais comme la faculté d'écrire en prose m'a été d'une grande utilité dans le cours de ma vie, et a principalement contribué à mon avancement, je vais rapporter comment, dans la situation où j'étois, j'acquis le peu de talent que je possède en ce genre.
Il y avoit dans la ville un autre grand amateur de livres. C'étoit un jeune garçon, nommé Collins, avec lequel j'étois intimement lié. Nous disputions souvent ensemble, et nous aimions tellement à argumenter que rien n'étoit si agréable pour nous qu'une guerre de mots. Ce goût contentieux est, pour l'observer en passant, très-propre à devenir une mauvaise habitude, et rend souvent insupportable la société d'un homme, parce qu'il le porte à contredire à tous propos; et indépendamment du trouble et de l'aigreur qu'il met dans la conversation, il fait naître souvent le dédain et même la haine entre des personnes qui auroient besoin de s'aimer. J'avois pris ce goût, chez mon père, en lisant les livres de controverse. J'ai depuis remarqué qu'un tel défaut est rarement le partage des gens sensés, excepté les avocats, les membres des universités, et les hommes de tout autre état, élevés à Edimbourg.
Un jour, il s'éleva entre Collins et moi une dispute sur l'éducation des femmes. Il s'agissoit de décider s'il convenoit de les instruire dans les sciences, et si elles étoient propres à l'étude. Collins soutenoit la négative, et affirmoit qu'une telle éducation n'étoit pas à leur portée. Je défendis le contraire, peut-être un peu pour le plaisir de disputer. Il étoit naturellement plus éloquent que moi. Les paroles couloient en abondance de ses lèvres. Je me croyois souvent vaincu, plutôt par sa volubilité que par la force de ses raisons. Nous nous séparâmes sans nous accorder sur le point en question; et comme nous ne devions pas nous revoir de quelque temps, j'écrivis mes raisons, je les mis bien au net, et je les lui envoyai. Il répondit; je répliquai. Trois ou quatre lettres avoient déjà été écrites de part et d'autre, lorsque mon père examina par hasard mes papiers, et lut ces lettres. Sans entrer en discussion sur le fond de la dispute, il en prit occasion de me parler de ma manière d'écrire. Il observa que bien que je connusse mieux que mon adversaire l'ortographe et la ponctuation, je lui étois très-inférieur pour l'élégance des expressions, l'ordre et la clarté; et il m'en donna plusieurs exemples. Je sentis la justesse de ses remarques: je devins plus attentif à la pureté du langage; et je résolus de faire tous mes efforts pour perfectionner mon style.
Sur ces entrefaites, il tomba entre mes mains un volume dépareillé du Spectateur. Je ne connoissois point encore cet ouvrage. J'achetai le volume et le lus plusieurs fois. J'en fus enchanté; le style m'en parut excellent, et je désirai de pouvoir l'imiter. Dans ce dessein, j'en choisis quelques discours, je fis de courts sommaires du sens de chaque période, et je les mis de côté pendant quelques jours. Au bout de ce temps-là, j'essayai, sans regarder le livre, de rendre aux discours leur première forme, et d'exprimer chaque pensée comme elle étoit dans l'ouvrage même, employant les mots les plus convenables, qui s'offroient à mon esprit. Je comparai ensuite mon Spectateur avec l'original. J'aperçus quelques fautes, que je corrigeai: mais je trouvai qu'il me manquoit un fonds de mots, si je peux m'exprimer ainsi, et cette facilité à me les rappeler et à les employer, qu'il me sembloit que j'aurois déjà acquise, si j'avois continué à faire des vers. Le besoin continuel d'expressions, qui eussent la même signification, mais dont la longueur et le son fussent différens à cause de la mesure et de la rime, m'auroit forcé à chercher les divers synonymes et me les eût rendus familiers. Plein de cette idée, je mis en vers quelques-uns des contes, qu'on trouve dans le Spectateur; et après les avoir suffisamment oubliés, je les remis en prose.
Quelquefois je mêlois tous mes sommaires; et au bout de quelques semaines, je tâchois de les ranger dans le meilleur ordre, avant de commencer à former les périodes et à compléter les discours. Je fesois cela pour acquérir de la méthode dans l'arrangement de mes pensées. En comparant ensuite mon ouvrage avec l'original, je découvrois beaucoup de fautes, et je les corrigeois: mais j'avois par fois le plaisir de m'imaginer que dans certains passages de peu de conséquence, j'avois été assez heureux pour mettre plus d'ordre dans les idées et employer des expressions plus élégantes; et cela me faisoit espérer que, par la suite, je parviendrois à bien écrire la langue anglaise, ce qui étoit un des grands objets de mon ambition.
Le temps que je consacrois à ces exercices et à la lecture, étoit le soir après le travail de la journée, le matin avant qu'il commençât, et le dimanche quand je pouvois m'empêcher d'assister au service divin. Tant que mon père m'avoit eu dans sa maison, il avoit exigé que j'allasse régulièrement à l'église. Je le regardois même encore comme un devoir, mais un devoir que je ne croyois pas avoir le temps de pratiquer.
J'avois environ seize ans, lorsque je lus par hasard un ouvrage de Tryon, dans lequel il recommande le régime végétal. Je résolus de l'observer. Mon frère étant célibataire n'avoit point d'ordinaire chez lui. Il s'étoit mis en pension avec ses apprentis chez des personnes de son voisinage. Le parti que j'avois pris de m'abstenir de viande devint gênant pour ces personnes, et j'étois souvent grondé pour ma singularité. Je me mis au fait de la manière dont Tryon préparoit quelques-uns de ses mets, sur-tout de faire bouillir des pommes de terre et du riz, et de faire des poudings à la hâte. Après quoi je dis à mon frère que s'il vouloit me donner, chaque semaine, la moitié de ce qu'il payoit pour ma pension, j'entreprendrois de me nourrir moi-même. Il y consentit à l'instant; et je trouvai bientôt le moyen d'économiser la moitié de ce qu'il m'allouoit.
Ces épargnes furent un nouveau fonds pour l'achat de livres; et mon plan me procura encore d'autres avantages. Quand mon frère et ses ouvriers quittoient l'imprimerie pour aller dîner, j'y demeurois; et après avoir fait mon frugal repas, qui n'étoit souvent composé que d'un biscuit, ou d'un morceau de pain, avec une grappe de raisin, ou, enfin, d'un gâteau pris chez le pâtissier et d'un verre d'eau, j'employois à étudier le temps qui me restoit jusqu'à leur retour. Mes progrès étoient proportionnés à cette clarté d'idées, à cette promptitude de conception, qui sont le fruit de la tempérance dans le boire et le manger.
Ce fut à cette époque qu'ayant eu un jour à rougir de mon ignorance dans l'art du calcul, que j'avois deux fois manqué d'apprendre à l'école, je pris le Traité d'Arithmétique de Cocker, et je l'appris seul avec la plus grande facilité. Je lus aussi un livre sur la navigation, par Seller et Sturmy, et je me mis au fait du peu de géométrie qu'il contient: mais je n'ai jamais été loin dans cette science. À-peu-près dans le même temps, je lus l'Essai sur l'Entendement humain de Locke, et l'Art de Penser, de MM. de Port-Royal.
Tandis que je travaillois à former et à perfectionner mon style, je rencontrai une grammaire anglaise, qui est, je crois, celle de Greenwood, à la fin de laquelle il y a deux petits essais sur la rhétorique et sur la logique. Je trouvai dans le dernier un modèle de dispute selon la méthode de Socrate. Peu de temps après je me procurai l'ouvrage de Xenophon, intitulé: les Choses Mémorables de Socrate, ouvrage dans lequel l'historien grec donne plusieurs exemples de la même méthode. Charmé jusqu'à l'enthousiasme de cette manière de disputer, je l'adoptai; et renonçant à la dure contradiction, à l'argumentation directe et positive, je pris le rôle d'humble questionneur.
La lecture de Shaftsbury et de Collins m'avoient rendu sceptique; et comme je l'étois déjà sur beaucoup de points des doctrines chrétiennes, je trouvai que la méthode de Socrate étoit à la fois la plus sûre pour moi, et la plus embarrassante pour ceux contre lesquels je l'employois. Elle me procura bientôt un singulier plaisir. Je m'en servois sans cesse, et je devins très-adroit à obtenir, même des personnes d'un esprit supérieur, des concessions, dont elles ne prévoyoient pas les conséquences. Ainsi, je les embarrassois dans des difficultés y dont elles ne pouvoient pas se dégager, et je remportois des victoires, que ne méritoient ni ma cause, ni mes raisons.
Je continuai pendant quelques années à me servir de cette méthode. Mais ensuite je l'abandonnai peu-à-peu, conservant seulement l'habitude de m'exprimer avec une modeste défiance, et de n'employer jamais, pour une proposition qui pouvoit être contestée, les mots certainement, indubitablement, ou tout autre qui pût me donner l'air d'être obstinément attaché à mon opinion. Je disois plutôt: j'imagine, je suppose, il me semble que telle chose est comme cela par telle et telle raison; ou bien: cela est ainsi, si je ne me trompe.
Cette habitude m'a été, je crois, très-avantageuse, quand j'ai eu besoin d'inculquer mon opinion dans l'esprit des autres, et de leur persuader de suivre les mesures que j'avois proposées. Puisque les principaux objets de la conversation sont de s'instruire ou d'instruire les autres, de plaire ou de persuader, je désirerois que les hommes intelligens et bien intentionnés ne diminuassent pas le pouvoir qu'ils ont d'être utiles, en affectant de s'exprimer d'une manière positive et présomptueuse, qui ne manque guère de déplaire à ceux qui écoutent, et n'est propre qu'à exciter des oppositions, et à prévenir les effets pour lesquels le don de la parole a été accordé à l'homme.
Si vous voulez instruire, un ton dogmatique et affirmatif en avançant votre opinion, est toujours cause qu'on cherche à vous contredire, et qu'on ne vous écoute pas avec attention. D'un autre côté, si en désirant d'être instruit et de profiter des connoissances des autres, vous vous exprimez comme étant fortement attaché à votre façon de penser, les hommes modestes et sensibles, qui n'aiment point la dispute, vous laisseront tranquillement en possession de vos erreurs. En suivant une méthode orgueilleuse, vous pouvez rarement espérer de plaire à vos auditeurs, de vous concilier leur bienveillance, et de convaincre ceux que vous cherchez à faire entrer dans vos vues. Pope dit judicieusement7:
En donnant des leçons n'affectez point d'instruire.
Plutôt au goût d'autrui soigneux de vous plier,
Feignez de rappeler ce qu'on put oublier.
Ensuite il ajoute:
Quoique certain, parlez d'un air de défiance.
À ces vers, il auroit pu en joindre un autre, qu'il a placé ailleurs moins convenablement à mon avis. Le voici:
Car c'est manquer de sens que manquer de décence.
Si vous demandez pourquoi je dis moins convenablement, je vous citerai les deux vers ensemble:
Un immodeste mot n'admet point de défense;
Car c'est manquer de sens que manquer de décence.
Le défaut de sens, quand un homme a le malheur d'être dans ce cas, n'est-il pas une sorte d'excuse pour le défaut de modestie? Et ces vers ne seroient-ils pas plus exacts, s'ils étoient construits ainsi?
Un immodeste mot n'admet qu'une défense;
C'est qu'on manque de sens en manquant de décence.
Mais je m'en rapporte pour cela à de meilleurs juges que moi.
En 1720, ou 1721, mon frère commença à imprimer une nouvelle gazette. C'étoit la seconde qui paroissoit en Amérique. Elle avoit pour titre: le Courier de la Nouvelle-Angleterre8. La seule qu'il y eût auparavant à Boston, étoit intitulée: Lettres-Nouvelles de Boston9.
Je me rappelle que quelques-uns des amis de mon frère voulurent le détourner de cette entreprise, comme d'une chose qui ne pouvoit pas réussir, parce que selon eux un seul papier-nouvelle suffisoit pour toute l'Amérique. Cependant, à présent, en 1771, il n'y en pas moins de vingt-cinq. Mon frère exécuta son projet. Et moi après avoir aidé à composer et à imprimer sa gazette, j'étois employé à en distribuer les exemplaires à ses abonnés.
Parmi ses amis étoient plusieurs hommes lettrés, qui se faisoient un plaisir d'écrire de petites pièces pour sa feuille; ce qui lui donna de la réputation et en augmenta le débit. Ces auteurs venoient nous voir fréquemment. J'entendois leur conversation, et ce qu'ils disoient de la manière favorable, dont le public accueilloit leurs écrits. Je fus tenté de m'essayer parmi eux. Mais comme j'étois encore un enfant, je craignis que mon frère ne voulût pas insérer, dans sa feuille, un morceau dont il me connoîtroit pour l'auteur. En conséquence, je songeai à déguiser mon écriture, et ayant composé une pièce anonyme, je la plaçai le soir sous la porte de l'imprimerie. Elle y fut trouvée le lendemain matin. Mon frère profitant du moment où ses amis vinrent le voir suivant leur coutume, leur communiqua cet écrit. Je le leur entendis lire et commenter. J'eus l'extrême plaisir de voir qu'il obtenoit leur approbation, et que dans leurs diverses conjectures sur l'auteur, ils n'en nommoient pas un, qui ne jouît, dans le pays, d'une grande réputation d'esprit et de talent.
Je suppose à présent que je fus heureux en juges, et je commence à croire qu'ils n'étoient pas aussi excellens écrivains que je l'imaginois alors. Quoi qu'il en soit, encouragé par cette petite aventure, j'écrivis et j'envoyai, de la même manière, à l'imprimerie, plusieurs autres pièces, qui furent également approuvées. Je gardai le secret jusqu'à ce que mon petit fonds de connoissances pour de pareils écrits fût presqu'entièrement épuisé. Alors je me nommai.
Après cette découverte, mon frère commença à avoir un peu plus de considération pour moi. Mais il se regardoit toujours comme mon maître, et me traitoit en apprenti. Il croyoit devoir tirer de moi les mêmes services que de tout autre. Moi, au contraire, je pensois qu'il étoit trop exigeant dans bien des cas, et que j'avois droit à plus d'indulgence de la part d'un frère. Nos disputes étoient souvent portées devant mon père; et soit qu'en général mon frère eût tort, soit que je plaidasse mieux que lui, le jugement étoit presque toujours en ma faveur. Mais mon frère étoit violent, et souvent il s'emportoit jusqu'à me donner des coups; ce que je prenois en très-mauvaise part. Ce traitement sévère et tyrannique contribua, sans doute, à imprimer dans mon ame l'aversion, que j'ai conservée toute ma vie pour le pouvoir arbitraire. Mon apprentissage me devint si insupportable que je soupirois sans cesse après l'occasion de l'abréger. Elle s'offrit enfin à moi d'une manière inattendue.
Un article inséré dans notre feuille, sur quelqu'objet politique, dont je ne me souviens point, offensa l'assemblée générale de la province. Mon frère fut arrêté, censuré et emprisonné pendant un mois, parce qu'il ne voulut pas, je crois, découvrir l'auteur de l'article. Je fus aussi arrêté et examiné devant le conseil: mais quoique je ne donnasse aux juges aucune satisfaction, ils se contentèrent de me faire une réprimande, et ils me renvoyèrent, me regardant, peut-être, comme obligé, en qualité d'apprenti, de garder les secrets de mon maître.
Malgré mes querelles particulières avec mon frère, sa détention me causa beaucoup de ressentiment. Tandis qu'il étoit en prison, j'étois chargé de la rédaction de sa feuille, et j'eus assez de courage pour y insérer quelques sarcasmes contre nos gouvernans. Cela fit grand plaisir à mon frère: mais d'autres personnes commencèrent à me regarder sous un point de vue défavorable, et comme un jeune bel esprit enclin à l'épigramme et à la satyre.
L'élargissement de mon frère fut suivi d'un ordre arbitraire de l'assemblée, portant: «Que James Franklin n'imprimeroit plus la feuille intitulée: Le Courier de la Nouvelle-Angleterre».—Dans cette conjoncture nous convoquâmes nos amis dans notre imprimerie, afin de les consulter sur ce qu'il convenoit de faire. Quelques-uns proposèrent d'éluder l'ordre, en changeant le titre de la gazette. Mais mon frère craignant qu'il n'en résultât quelques inconvéniens, pensa qu'il valoit mieux désormais imprimer cette feuille avec le nom de Benjamin Franklin; et pour éviter la censure de l'assemblée qui pouvoit l'accuser d'en être encore lui-même l'imprimeur sous le nom de son apprenti, il fut résolu que mon ancien contrat d'apprentissage me seroit rendu avec une pleine et entière décharge, écrite au verso, afin de le produire dans l'occasion. Mais pour assurer mon service à mon frère, on décida, en même-temps, que je signerois un nouveau contrat, qui seroit tenu secret durant le reste du terme. C'étoit un très-pauvre arrangement. Cependant il fut aussitôt mis à exécution; et la feuille continua, pendant quelques mois, à paroître sous mon nom. Enfin, un nouveau différend s'étant élevé entre mon frère et moi, je me hasardai à profiter de ma liberté, présumant qu'il n'oseroit pas montrer le second contrat.
Certes, il étoit honteux pour moi de me servir de cet avantage, et je compte cette action comme une des premières erreurs de ma vie. Mais j'étois peu capable de la juger pour ce qu'elle étoit. Le souvenir d'avoir été battu par mon frère m'avoit excessivement aigri. Quoiqu'il se mît souvent en colère contre moi, mon frère n'avoit point un mauvais caractère; et peut-être que ma manière de me conduire avec lui, étoit trop impertinente pour ne pas lui donner de justes raisons de s'irriter.
Quand il sut que j'avois résolu de quitter sa maison, il voulut m'empêcher de trouver de l'emploi ailleurs. Il alla dans les diverses imprimeries de la ville, et prévint les maîtres contre moi. En conséquence, ils refusèrent tous de me faire travailler. L'idée me vint alors de me rendre à New-York, la ville la plus voisine, où il y eût une imprimerie. D'autres réflexions me confirmèrent dans le dessein de quitter Boston, où je m'étois déjà rendu suspect au parti gouvernant. D'après les procédés arbitraires de l'assemblée dans l'affaire de mon frère, il étoit probable que si j'étois resté, je me serois bientôt trouvé exposé à des difficultés. J'avois même d'autant plus lieu de le craindre, que mes imprudentes disputes sur la religion commençoient à me faire regarder, par les gens pieux, avec l'horreur qu'inspire un apostat ou un athée.
Je pris donc décidément mon parti. Mais comme mon père étoit alors d'accord avec mon frère, je pensai que si j'essayois de m'en aller ouvertement, on prendroit des mesures pour m'arrêter. Mon ami Collins se chargea de favoriser ma fuite. Il fit marché pour mon passage avec le capitaine d'une corvette de New-York. En même-temps, il me représenta à ce marin comme un jeune homme de sa connoissance, lequel avoit eu affaire avec une fille débauchée, dont les parens vouloient le forcer à l'épouser, et il dit qu'en conséquence je ne pouvois ni me montrer ni partir publiquement. Je vendis une partie de mes livres pour me procurer une petite somme d'argent, et je me rendis secrètement à bord de la corvette. Favorisé par un bon vent je me trouvai, en trois jours, à New-York, à près de trois cents milles de chez moi. Je n'étois âgé que dix-sept ans, je ne connoissois personne dans le pays où je venois d'arriver, et je n'avois que fort peu d'argent dans ma poche.
L'inclination que je m'étois sentie pour le métier de marin, étoit entièrement passée, sans quoi j'aurois été alors bien à même de la satisfaire. Mais ayant un autre état, et me croyant moi-même assez bon ouvrier, je ne balançai pas à offrir mes services au vieux William Bradford qui, après avoir été le premier imprimeur en Pensylvanie, avoit quitté cette province, parce qu'il avoit eu une querelle avec le gouverneur, William Keith.
William Bradford ayant peu d'ouvrage et autant d'ouvriers qu'il lui en falloit, ne put pas m'employer. Mais il me dit que son fils, imprimeur à Philadelphie, avoit depuis peu vu mourir Aquila Rose, son principal compositeur, et que si je voulois aller le joindre, il s'arrangeroit probablement avec moi. Philadelphie n'étoit qu'à cent milles plus loin. Je n'hésitai pas à m'embarquer dans un bateau, pour me rendre à Amboy, par le plus court trajet de mer; et je laissai ma malle et mes autres effets, afin qu'ils me parvinssent par la voie ordinaire. En traversant la baie, nous essuyâmes un coup de vent qui mit en pièces nos voiles déjà pourries, nous empêcha d'entrer dans le Kill et nous jeta sur les côtes de Long-Island10.
Pendant le mauvais temps, un Hollandais, ivre, qui, comme moi, étoit passager à bord du bateau, tomba dans la mer. À l'instant où il s'enfonçoit, je le saisis par le toupet, le tirai à bord et le sauvai. Cette immersion le désenivra un peu, et il s'endormit tranquillement après avoir tiré de sa poche un volume qu'il me pria de faire sècher. Je vis bientôt que ce volume étoit la traduction hollandaise des Voyages de Bunyan, mon ancien livre favori. Il étoit parfaitement bien imprimé, sur de très-beau papier et orné de gravures en taille-douce; parure sous laquelle je ne l'avois jamais vu dans sa langue originale. J'ai su depuis qu'il a été traduit dans la plupart des langues de l'Europe; et je suis persuadé qu'après la Bible, c'est un des livres qui ont été le plus répandus.
L'honnête John est, à ma connoissance, le premier qui a mêlé la narration et le dialogue, manière d'écrire attrayante pour le lecteur, qui dans les endroits les plus intéressans, se trouve admis dans la société des personnages dont parle l'auteur, et présent à leur conversation. Defoe a suivi avec succès cette méthode, dans son Robinson Crusoé, dans sa Molly Flanders, et dans d'autres ouvrages; et Richardson en a fait de même dans sa Pamela et ailleurs.
En approchant de l'île, nous nous apperçûmes que nous étions dans un endroit, où nous ne pouvions point aborder, à cause des forts brisans qu'occasionnoient les rochers qui hérissoient la côte. Nous jetâmes l'ancre et filâmes le cable vers le rivage. Quelques hommes, qui étoient sur le bord de l'eau, nous hélèrent, tandis que nous les hélions aussi; mais le vent étoit si fort et la vague si bruyante, que nous ne pouvions distinguer ce que nous disions ni les uns ni les autres. Il y avoit des canots sur la plage. Nous leur criâmes et leur fîmes des signes pour les engager à venir nous chercher: mais soit qu'ils ne nous comprissent pas, soit qu'ils jugeassent que ce que nous demandions étoit impraticable, ils se retirèrent. La nuit approchoit, et le seul parti qui nous resta, étoit d'attendre patiemment que le vent s'appaisât. Pendant ce temps-là, nous résolûmes, le pilote et moi, d'essayer de nous endormir. Nous nous mîmes en conséquence, sous l'écoutille, où étoit le Hollandais, encore tout mouillé. Mais nous fûmes bientôt presqu'aussi trempés que lui; car la lame qui passoit par-dessus le pont, nous atteignit dans notre retraite.
Durant toute la nuit, nous n'eûmes que très-peu de repos. Le lendemain, le calme nous permit de gagner Amboy avant la fin du jour. Nous avions passé trente heures, sans avoir de quoi manger et sans autre boisson qu'une bouteille de mauvais rhum, l'eau sur laquelle nous fîmes route, étant salée. Le soir, je me couchai avec une fièvre violente. J'avois lu quelque part, que dans ces cas, l'eau fraîche, bue en abondance, étoit un bon remède. Je suivis ce précepte; je suai beaucoup la plus grande partie de la nuit, et la fièvre me quitta.
Le jour suivant, je passai le bac et continuai mon voyage à pied. J'avois cinquante milles à faire pour arriver à Burlington, où l'on m'avoit dit que je trouverois des bateaux de passage qui me porteroient à Philadelphie. La pluie tomba avec force toute la journée; de sorte que je fus mouillé jusqu'à la peau. Vers midi, me trouvant fatigué, je m'arrêtai dans un mauvais cabaret, où je passai le reste du jour et toute la nuit. Je commençai à me repentir d'avoir abandonné la maison de mon frère. D'ailleurs, je fesois une si triste figure, qu'on me soupçonna d'être un domestique fugitif. Je m'en apperçus aux questions qu'on me fesoit, et je sentis que je courois risque d'être à tout moment arrêté comme tel. Cependant, le matin, je me remis en route, et le soir j'arrivai à huit ou dix milles de Burlington, dans une auberge dont le maître se nommoit le docteur Brown.
Tandis que je prenois quelques rafraîchissemens, cet homme entra en conversation avec moi, et s'appercevant que j'avois un peu de lecture, il me témoigna beaucoup d'intérêt et d'amitié. Nos liaisons ont duré tout le reste de sa vie. Je crois qu'il avoit été ce qu'on appelle un docteur ambulant; car il n'y avoit point de ville en Angleterre, même dans toute l'Europe, qu'il ne connût d'une manière particulière. Il ne manquoit ni d'esprit, ni de littérature; mais c'étoit un vrai mécréant. Quelques années après que je l'eus connu, il entreprit malignement de travestir la Bible en vers burlesques, comme Cotton a travesti Virgile. Par ce moyen, il présentoit plusieurs faits sous un point de vue très-ridicule; ce qui auroit pu donner de l'ombrage aux esprits foibles, si l'ouvrage eût été publié; mais il ne le fut point.
Je passai la nuit dans la maison de ce docteur. Le lendemain je me rendis à Burlington. En arrivant au port, j'eus le désagrément d'apprendre que les bateaux de passage venoient de mettre à la voile. C'étoit un samedi, et il ne devoit partir aucun autre bateau avant le mardi suivant. Je retournai en ville, chez une vieille femme qui m'avoit vendu du pain d'épice pour manger dans la traversée. Je lui demandai conseil. Elle m'invita à demeurer chez elle, jusqu'à ce que je trouvasse une occasion de m'embarquer. Fatigué comme je l'étois d'avoir fait tant de chemin à pied, j'acceptai sa proposition. Quand elle sut que j'étois imprimeur, elle voulut me persuader de rester à Burlington pour y exercer mon état. Mais elle ne se doutoit pas des capitaux qu'il m'auroit fallu pour tenter une pareille entreprise. Je fus traité par cette bonne femme avec une véritable hospitalité. Elle me donna un dîner composé de grillades de bœuf11, et ne voulut accepter en retour qu'une pinte d'aile12.
Je m'imaginois que je demeurois là jusqu'au mardi suivant. Mais le soir, me promenant sur le bord de la rivière, je vis approcher un bateau, dans lequel il y avoit un grand nombre de personnes. Il alloit à Philadelphie; et l'on consentit à m'y donner passage. Comme il ne fesoit point de vent, nous nous servîmes de nos avirons. Vers minuit, ne voyant point la ville, quelques personnes de la compagnie crurent que nous l'avions dépassée, et ne voulurent pas ramer davantage. Les autres ne savoient pas où nous étions. Enfin, l'on décida qu'il falloit s'arrêter. Nous nous approchâmes du rivage, entrâmes dans une crique, et débarquâmes près de quelques vieilles palissades, qui nous servirent à faire du feu, car nous étions dans une des froides nuits d'octobre.
Nous restâmes là jusqu'au point du jour. Alors une des personnes de la compagnie reconnut la crique où nous étions pour celle de Cooper, située un peu au-dessus de Philadelphie; et dès que nous eûmes regagné le large, nous apperçûmes la ville. Nous y arrivâmes le dimanche vers les huit ou neuf heures du matin, et descendîmes sur le quai de Market-Street13.
Je vous ai raconté tous les détails de mon voyage; et je décrirai de la même manière ma première entrée à Philadelphie, afin que vous puissiez comparer des commencemens si peu favorables, avec la figure que j'y ai faite depuis.
À mon arrivée à Philadelphie, j'étois dans mon costume d'ouvrier, mes meilleurs habits devant venir par mer. J'étois tout crotté. Mes poches étoient remplies de chemises et de bas. Je ne connoissois personne dans la ville, et ne savois pas même où je devois aller loger. Fatigué d'avoir marché, ramé et passé la nuit sans dormir, j'avois grand'faim, et ne possédois pour tout argent qu'une risdale hollandaise14 et la valeur d'un schelling en monnoie de cuivre. Je donnai cette monnoie aux bateliers pour mon passage. Comme je les avois aidés à ramer, ils refusèrent d'abord de la prendre: mais j'insistai et la leur fis accepter. Un homme est quelquefois plus généreux quand il a peu d'argent que lorsqu'il en a beaucoup; et probablement c'est parce que, dans le premier cas, il cherche à cacher son indigence.
Je m'avançai vers le haut de la rue, en regardant attentivement de tous côtés, et quand je fus dans Market-Street, je rencontrai un enfant qui portoit un pain. J'avois souvent fait mon dîner avec du pain sec. Je priai l'enfant de me dire où il avoit acheté le sien, et je fus droit au boulanger qu'il m'indiqua. Je voulois avoir des biscuits, parce que je croyois qu'il y en avoit de pareils à ceux de Boston; mais on n'en fesoit point à Philadelphie. Je demandai alors un pain de trois sols. On n'en tenoit point à ce prix. Voyant que j'ignorois la différence des prix et les sortes de pain du pays, je priai le boulanger de me donner pour trois sols de pain de quelqu'espèce qu'il fût. Il me donna alors trois grosses miches. Je fus surpris d'en avoir tant. Cependant je les pris; et je me mis à marcher avec un pain sous chaque bras, et mangeant le troisième.
Je suivis de cette manière Market-Street, jusqu'à Fourth-Street15, et je passai devant la maison de M. Read, père de la personne qui, depuis, devint ma femme. Elle étoit sur sa porte, m'observa et trouva, avec raison, que je fesois une très-singulière et très-grotesque figure.
Je tournai au coin de la rue, et tout en mangeant mon pain, je parcourus Chesnut-Street16. Après avoir fait ce tour, je me retrouvai sur le quai de Market-Street, près du bateau qui m'avoit porté. J'y entrai pour boire de l'eau de la rivière; et comme j'étois rassasié d'avoir mangé un pain, je donnai les deux autres à une femme et à son enfant, qui avoient descendu la rivière dans le même bateau que nous, et attendoient l'instant de continuer leur route.
Ainsi rafraîchi, je regagnai la rue. Elle étoit alors remplie de gens proprement vêtus, qui alloient tous du même côté. Je me joignis à eux, et je fus conduit dans la grande maison d'assemblée des quakers, près de la place du marché. Je m'assis avec les autres; et après avoir regardé quelque temps autour de moi, n'entendant rien dire, et ayant besoin de dormir à cause du travail de la nuit précédente, je tombai dans un profond sommeil. Je restai ainsi jusqu'à ce que l'assemblée se dispersa. Alors un des quakers eut la complaisance de me réveiller. Leur maison fut donc la première dans laquelle je dormis à Philadelphie.
Je me remis à marcher dans la rue, pour gagner le côté de la rivière. Je regardois attentivement tous ceux que je rencontrois. À la fin, j'apperçus un jeune quaker, dont la physionomie me plut. Je l'acostai, et le priai de me dire où un étranger pouvoit trouver un logement. Nous étions près de l'enseigne des Trois matelots.—«On reçoit-là les étrangers, dit-il; mais ce n'est pas une maison honnête. Si tu veux venir avec moi, je t'en montrerai une meilleure». Il me conduisit à la Bûche crochue, dans Water-Street.
Là je me fis donner à dîner. Pendant que je mangeois on me fit plusieurs questions. Ma jeunesse et ma mine fesoient soupçonner que j'étois un fugitif. Après dîner je me sentis encore assoupi; et m'étant jeté sur un lit sans me déshabiller, je dormis jusqu'à six heures du soir, qu'on m'appela pour souper. Je me mis ensuite au lit de très-bonne heure, et ne me réveillai que le lendemain matin.
Aussitôt que je fus levé, je m'arrangeai le plus décemment qu'il me fût possible, et je me rendis chez l'imprimeur André Bradford. Je trouvai, dans sa boutique, son père, que j'avois vu à New-York, et qui ayant voyagé à cheval, étoit arrivé à Philadelphie avant moi. Il me présenta à son fils, qui me reçut avec beaucoup de civilité et me donna à déjeûner: mais il me dit qu'il n'avoit pas besoin d'ouvrier, parce qu'il s'en étoit déjà procuré un. Il ajouta qu'il y avoit dans la ville un autre imprimeur nommé Keimer, qui pourroit peut-être m'employer; et qu'en cas de refus, il m'invitoit à venir loger dans sa maison, où il me donneroit de temps en temps un peu d'ouvrage, jusqu'à ce qu'il se présentât quelque chose de mieux.
Le vieillard offrit de me conduire chez Keimer. Quand nous y fûmes:—«Voisin, lui dit-il, je vous amène un jeune imprimeur: peut-être avez-vous besoin de ses services.»
Keimer me fit quelques questions, me mit un composteur dans la main, pour voir comment je travaillois; et me dit ensuite qu'il n'avoit point d'ouvrage à me donner pour le moment, mais qu'il m'emploieroit bientôt. Prenant en même-temps le vieux Bradford pour un habitant de la ville, bien disposé en sa faveur, il lui fit part de ses projets et de ses espérances. Bradford eut soin de ne pas se faire connoître pour le père de l'autre imprimeur. Sur ce que Keimer disoit qu'il comptoit bientôt avoir l'imprimerie la plus occupée de Philadelphie, il sut, en lui fesant des questions adroites et en lui présentant des difficultés, l'amener à lui découvrir toutes ses vues, tous ses moyens, et de quelle manière il vouloit s'y prendre pour les faire réussir. J'étois présent et j'entendois tout. Je vis à l'instant que l'un étoit un vieux renard très-rusé, et l'autre un parfait novice. Bradford me laissa chez Keimer, qui fut étrangement surpris quand je lui dis le nom du vieillard.
Je trouvai que l'imprimerie de Keimer consistoit en une vieille presse endommagée et une petite fonte de caractères anglais usés, dont il se servoit alors lui-même, pour une élégie sur la mort d'Aquila Rose, dont j'ai parlé plus haut. Aquila Rose étoit un jeune homme plein d'esprit et d'un excellent caractère, très-estimé dans la ville, secrétaire de l'assemblée et poëte assez agréable. Keimer se mêloit aussi de faire des vers, mais ils étoient mauvais. On ne pouvoit pas même dire qu'il écrivît en vers; car sa méthode étoit de les composer avec ses caractères d'imprimerie, à mesure qu'ils couloient de sa verve. Or, comme il travailloit sans copie, qu'il n'avoit qu'une casse, et que l'élégie devoit probablement employer tous ses caractères, il étoit impossible de l'aider. J'essayai de mettre en ordre sa presse, dont il ne s'étoit point servi, et à laquelle il n'entendoit rien; et après lui avoir promis de venir tirer son élégie aussitôt qu'elle seroit prête, je retournai chez Bradford. Celui-ci m'occupa, pour le moment, à faire quelque bagatelle, et me donna la table et le logement.
Peu de jours après, Keimer m'envoya chercher pour tirer son élégie. Il s'étoit alors procuré d'autres caractères, et il avoit à réimprimer un pamphlet sur lequel il me mit à l'ouvrage.
Les deux imprimeurs de Philadelphie me parurent dénués de toutes les qualités nécessaires dans leur profession. Bradford n'avoit point appris son état, et étoit absolument illétré. Keimer, quoique moins ignorant, n'étoit qu'un simple compositeur, et n'entendoit rien au travail de la presse. Il avoit été un des convulsionnaires français, et savoit fort bien imiter leurs agitations surnaturelles. Au moment de notre connoissance, il ne suivoit aucune religion particulière, mais il professoit un peu de toutes, suivant les circonstances. Il ne connoissoit absolument point le monde; et il avoit l'ame d'un fripon, ainsi que j'ai eu, depuis, occasion de l'éprouver.
Keimer voyoit avec beaucoup de peine que, travaillant avec lui, je fusse logé chez Bradford. Il avoit bien une maison; mais elle n'étoit pas meublée, et conséquemment il ne pouvoit pas m'y recevoir.
Il me procura un logement chez le propriétaire de sa maison, ce M. Read, dont j'ai déjà parlé. Ma malle et mes effets étant alors arrivés, je songeai à paroître aux yeux de miss Read, avec un air de plus de conséquence, que lorsque le hasard m'avoit offert à sa vue mangeant mon pain et errant dans la ville.
Dès ce moment je commençai à faire la connoissance des jeunes gens qui aimoient la lecture, et je passois agréablement mes soirées avec eux, tandis que je gagnois de l'argent par mon industrie, et vivois très-content, grace à ma frugalité. Ainsi, j'oubliois Boston autant qu'il m'étoit possible, désirant que le lieu de ma résidence n'y fût connu de personne, excepté de mon ami Collins, à qui j'écrivois, et qui gardoit mon secret.
Cependant un incident me fit retourner dans ma ville natale beaucoup plutôt que je n'y comptois. J'avois un beau-frère, nommé Robert Holmes, qui commandoit une corvette et fesoit le commerce entre Boston et la Delaware. Se trouvant à Newcastle, à quarante milles au-dessous de Philadelphie, il entendit parler de moi. Aussitôt il m'écrivit pour m'informer du chagrin que mon prompt départ de Boston avoit occasionné à mes parens, et de l'affection qu'ils conservoient encore pour moi. Il m'assura que si je voulois m'en retourner, tout s'arrangeroit à ma satisfaction; et il m'y exhorta d'une manière très-pressante. Je lui répondis, le remerciai de son avis, et lui expliquai avec tant de force et de clarté les raisons qui m'avoient déterminé à m'éloigner de Boston, qu'il resta convaincu que j'étois bien moins répréhensible qu'il ne l'avoit imaginé.
Sir William Keith, gouverneur de Pensylvanie, étoit alors à Newcastle. Au moment où le capitaine Holmes reçut ma lettre il se trouvoit par hasard auprès de lui; et il profita de l'occasion pour la lui montrer et lui parler de moi. Le gouverneur lut la lettre, et parut étonné quand on lui apprit l'âge que j'avois. Il dit qu'il me regardoit comme un jeune homme dont les talens promettoient beaucoup, et qu'à ce titre je méritois d'être encouragé; que les imprimeurs de Philadelphie n'étoient que des ignorans; que si je m'y établissois il ne doutoit pas de mes succès; que pour sa part, il me feroit imprimer tout ce qui avoit rapport au gouvernement, et qu'il me rendroit tous les services qui dépendroient de lui.
Je ne sus alors rien de tout cela: mais mon beau-frère me le raconta dans la suite à Boston. Un jour que nous travaillions ensemble, Keimer et moi, auprès d'une fenêtre, nous apperçûmes le gouverneur avec le colonel Finch de Newcastle, tous deux très-bien parés, traversant la rue et venant droit à notre maison. Nous les entendîmes à la porte. Keimer croyant que c'étoit une visite pour lui, descendit à l'instant. Mais le gouverneur me demanda, monta; et avec une politesse et une affabilité, auxquelles je n'étois nullement accoutumé, il me fit beaucoup de complimens, et me témoigna le désir de faire connoissance avec moi. Il me reprocha obligeamment de ne m'être pas présenté chez lui à mon arrivée dans la ville; et m'invita à l'accompagner à la taverne, où il alloit avec le colonel Finch boire d'excellent vin de Madère.
Je fus, je le confesse, un peu surpris, et Keimer parut abasourdi. J'allai, cependant, avec le gouverneur et le colonel dans une taverne, au coin de Third-Street; et là, tout en buvant le Madère, sir William Keith me proposa d'établir une imprimerie. Il me présenta les probabilités du succès; et lui et le colonel Finch m'assurèrent que je pouvois compter sur leur protection et leur crédit, pour me procurer l'impression des papiers que publieroient les deux gouvernemens. Comme je paroissois craindre que mon père ne voulût pas m'aider à m'établir, sir William me dit qu'il lui écriroit pour moi une lettre dans laquelle il lui représenteroit les avantages de cette entreprise, sous un jour qui, sans doute, l'y détermineroit. Il fut donc décidé que je m'embarquerois dans le premier vaisseau qui partiroit pour Boston, et que j'emporterois une lettre de recommandation du gouverneur, pour mon père. En attendant, mon projet devoit être tenu secret, et je continuai à travailler chez Keimer, comme auparavant.
Le gouverneur m'envoyoit inviter de temps en temps, à dîner avec lui. Je regardois cela comme un très-grand honneur; et j'y étois d'autant plus sensible, qu'il s'entretenoit avec moi de la manière la plus affable, la plus familière et la plus amicale qu'il soit possible d'imaginer.
Vers la fin du mois d'avril 1724, un petit navire étant prêt à faire voile pour Boston, je pris congé de Keimer, sous prétexte d'aller voir mes parens. Le gouverneur me donna une longue lettre, dans laquelle il disoit à mon père beaucoup de choses flatteuses pour moi, et lui recommandoit fortement le projet de mon établissement à Philadelphie, comme une chose qui ne pouvoit manquer d'assurer ma fortune.
En descendant la Delaware, nous touchâmes sur un écueil et nous eûmes une voie d'eau. Le temps étoit très-orageux. Il fallut pomper continuellement. J'y travaillai comme les autres. Cependant, après une navigation de quinze jours, nous arrivâmes sains et saufs à Boston.
J'avois été absent sept mois entiers, pendant lesquels mes parens n'avoient reçu aucune nouvelle de moi; car le capitaine Holmes, mon beau-frère, n'étoit point encore de retour, et n'avoit rien dit de moi dans ses lettres. Mon aspect inattendu surprit mes parens. Ils furent charmés de me revoir, et tous, à l'exception de mon frère, m'accueillirent très-bien. J'allai voir ce frère dans son imprimerie. J'étois mieux vêtu que du temps que je travaillois chez lui. J'avois un habit complet, neuf et très-propre, une montre dans mon gousset, et ma bourse garnie de près de cinq livres sterlings en argent. Mon frère ne me fit aucune politesse, et m'ayant considéré de la tête aux pieds, il se remit à son ouvrage.
Ses ouvriers me demandèrent avec empressement, où j'avois été, comment étoit le pays, et si je l'aimois. Je fis alors un grand éloge de Philadelphie, et de la vie agréable qu'on y menoit; et je dis que mon intention étoit d'y retourner. L'un d'entr'eux me demanda quelle sorte de monnoie on y avoit: je tirai aussitôt de ma poche une poignée de pièces d'argent, que j'étalai devant eux. C'étoit une chose curieuse et rare pour eux; car le papier étoit la monnoie courante de Boston. Je ne manquai pas ensuite de leur faire voir ma montre. Mais enfin, comme mon frère étoit toujours sombre et de mauvaise humeur, je donnai aux ouvriers un schelling pour boire, et me retirai.
Cette visite piqua singulièrement mon frère; car peu temps après, ma mère lui ayant parlé du désir qu'elle avoit de nous voir réconcilier et bien vivre ensemble, il lui répondit que je l'avois tellement insulté devant ses ouvriers, que jamais il ne l'oublieroit ni ne le pardonneroit: cependant, il se trompoit en cela.
La lettre du gouverneur parut causer quelqu'étonnement à mon père: mais il n'en dit pas grand'chose. Quelques jours après, voyant le capitaine Holmes de retour, il la lui montra, et lui demanda s'il connoissoit Keith, et quelle espèce d'homme c'étoit, ajoutant que selon lui, il falloit qu'il eût bien peu de discernement pour songer à mettre à la tête d'une entreprise un enfant qui avoit encore trois ans à courir pour être rangé dans la classe des hommes. Holmes dit tout ce qu'il put en faveur du projet: mais mon père soutint constamment qu'il étoit absurde, et refusa d'y concourir. Cependant, il écrivit une lettre polie à sir William. Il le remercia de la protection qu'il m'avoit si obligeamment offerte, et lui dit qu'il ne pouvoit, en ce moment, m'aider à établir une imprimerie, parce qu'il me croyoit trop jeune pour être chargé d'une entreprise si importante, et qui exigeoit des avances si considérables.
Mon ancien camarade, Collins, étoit alors commis à la poste. Charmé de la description que je lui fis du pays que j'habitois, il désira d'y aller; et tandis que j'attendois la résolution de mon père, il prit, par terre, la route de Rhode-Island, laissant ses livres, qui formoient une asses belle collection d'ouvrages de physique et de mathématiques, pour être envoyés avec les miens à New-York, où il se proposoit de m'attendre.
Quoique mon père n'approuvât pas les proposition de sir William, il étoit très-satisfait que j'eusse obtenu une recommandation aussi avantageuse, que celle d'un homme de ce rang; et que mon industrie et mon économie m'eussent mis à même, en très-peu de temps, de m'équiper aussi bien que je l'étois. Voyant qu'il n'y avoit pas d'apparence de pouvoir me racommoder avec mon frère, il consentit à mon retour à Philadelphie. En même-temps il me conseilla d'être poli envers tout le monde, de m'efforcer d'obtenir l'estime générale, et d'éviter la satire et le sarcasme, auxquels il me croyoit trop enclin. Il ajouta qu'avec de la persévérance et une prudente économie, je pouvois amasser de quoi m'établir lorsque je serois majeur17, et que si alors il me manquoit une petite somme, il se chargeroit de me la fournir.
Ce fut là tout ce que j'en obtins, excepté quelques petits présens qu'il me donna en signe d'amitié de sa part et de celle de ma mère. Muni alors de leur approbation et de leur bénédiction, je m'embarquai encore une fois pour New-York. La corvette, où j'étois, ayant relâché à Newport, en Rhode-Island, j'allai voir mon frère John qui, depuis quelques années, s'y étoit établi et marié. Il avoit toujours eu de l'attachement pour moi, et il m'accueillit avec beaucoup d'affection. Un de ses amis, nommé Vernon, auquel il étoit dû, en Pensylvanie, environ trente-six livres sterlings, me pria de les recevoir et de les garder jusqu'à ce que j'eusse de ses nouvelles. En conséquence, il me donna un ordre. Cette affaire m'occasionna, par la suite, beaucoup d'inquiétude.
Nous prîmes, à Newport, un assez grand nombre de passagers, parmi lesquels étoient deux jeunes femmes, et une dame quakeresse, grave et sensée, accompagnée de ses domestiques. J'avois montré assez d'empressement à rendre quelques légers services à cette dame; ce qui l'engagea probablement à prendre quelqu'intérêt à moi. Ayant remarqué qu'il s'étoit formé entre les deux jeunes femmes et moi, une familiarité, chaque jour croissante, elle me tira à part et me dit:—«Jeune homme, je suis en peine pour toi. Tu n'as point de parent qui veille sur ta conduite. Tu parois ne pas connoître le monde, et les piéges auxquels la jeunesse est exposée. Compte sur ce que je te dis. Ce sont-là deux femmes de mauvaise vie. Je le vois à toutes leurs actions. Si tu ne prends pas garde à toi, elles t'entraîneront dans quelque danger. Elles te sont étrangères. Je te conseille, par l'intérêt amical que je prends à ta conservation, de ne former aucune liaison avec elles.»
Comme je ne parus pas d'abord penser aussi mal qu'elle sur leur compte, elle me rapporta beaucoup de choses, qu'elle avoit vues et entendues, et auxquelles je n'avois point fait attention, mais qui me convainquirent qu'elle avoit pleinement raison. Je la remerciai de son généreux avis, et lui promis de le suivre.
Quand nous arrivâmes à New-York, les deux jeunes femmes m'apprirent où elles logeoient, et m'invitèrent à aller les voir. Cependant je n'y allai point; et je fis très-bien; car le lendemain de notre arrivée, le capitaine s'appercevant qu'il lui manquoit une cuiller d'argent et quelques autres objets, qu'on avoit pris dans la chambre du navire, et sachant que ces femmes étoient des prostituées, obtint un ordre pour faire des recherches dans leur logement, y trouva ce qu'on lui avoit volé, et les fit punir. Ainsi après avoir été sauvé d'un rocher caché sous l'eau sur lequel notre vaisseau toucha dans la traversée, j'échappai à un autre écueil d'un genre bien plus dangereux.
Je trouvai mon ami Collins à New-York, où il étoit arrivé quelque temps avant moi. Nous étions intimement liés depuis notre enfance. Nous avions lu ensemble les mêmes livres: mais il pouvoit donner plus de temps que moi à la lecture et à l'étude, et il avoit une aptitude étonnante aux mathématiques, dans lesquelles il me laissa bien loin derrière lui.
Quand j'étois à Boston, j'avois coutume de passer avec lui presque tous mes momens de loisir. C'étoit alors un garçon très-rangé et très-industrieux. Ses connoissances lui avoient acquis l'estime générale, et il sembloit promettre de figurer un jour avec avantage dans le monde. Mais pendant mon absence, il s'étoit malheureusement adonné à l'usage de l'eau-de-vie; et j'appris, par lui-même, et par d'autres personnes, que depuis son arrivée à New-York, il avoit été tous les jours ivre, et s'étoit conduit d'une manière extravagante. Il avoit aussi joué et perdu tout son argent. Ainsi je fus obligé de payer sa dépense à l'auberge, et de le défrayer durant le reste du voyage; ce qui devint une charge très-incommode pour moi.
Burnet, gouverneur de New-York, ayant entendu dire au capitaine de notre navire, qu'un jeune passager, qui étoit à son bord, avoit beaucoup de livres, le pria de me mener chez lui. J'y allai; mais je n'y conduisis pas Collins, parce qu'il étoit ivre. Le gouverneur me traita avec beaucoup de civilité; me montra sa bibliothèque, qui étoit très-considérable, et s'entretint quelque temps avec moi, sur les livres et sur les auteurs. C'étoit le second gouverneur qui m'eût honoré de son attention; et pour un pauvre garçon, comme je l'étois alors, ces petites aventures ne laissoient pas que d'être assez agréables.
Nous arrivâmes à Philadelphie. J'avois recouvré en route l'argent de Vernon, sans quoi nous aurions été hors d'état d'achever notre voyage.
Collins désiroit d'être placé dans le comptoir de quelque négociant. Mais son haleine ou sa mine trahissoient, sans doute, sa mauvaise habitude; car bien qu'il eût des lettres de recommandation, il ne put pas trouver de l'emploi, et il continua à loger et à manger avec moi, et à mes dépens. Sachant que j'avois l'argent de Vernon, il m'engageoit sans cesse à lui en prêter, me promettant de me le rendre aussitôt qu'il auroit de l'emploi. Enfin, il me tira une si grande partie de cet argent, que je fus vivement inquiet sur ce que je deviendrois s'il manquoit de le remplacer. Son goût pour les liqueurs fortes, ne diminuoit pas, et devint une source de querelles entre nous; parce que quand il avoit trop bu, il étoit extrêmement contrariant.
Nous trouvant un jour dans un canot sur la Delaware, avec quelques autres jeunes gens, il refusa de prendre l'aviron à son tour.—«Vous ramerez pour moi, nous dit-il, jusqu'à ce que nous soyons à terre».—«Non, lui répondis-je, nous ne ramerons point pour vous».—«Vous le ferez, répliqua-t-il, ou vous resterez toute la nuit sur l'eau».—«Comme il vous plaira, dis-je».—«Ramons, s'écrièrent les autres. Qu'importe qu'il nous aide ou non»?—Mais j'étois déjà irrité de sa conduite à d'autres égards; et j'insistai pour qu'on ne ramât point.
Alors il jura qu'il me feroit ramer, ou qu'il me jeteroit hors du canot; et il se leva, en effet, pour venir vers moi. Aussitôt qu'il fut à ma portée, je le pris au collet, et le poussant violemment, je le jetai la tête la première dans la rivière. Je savois qu'il nageoit très-bien, et par conséquent je ne craignois point pour sa vie. Avant qu'il pût se retourner, nous eûmes le temps de donner quelques coups d'aviron, et de nous éloigner un peu de lui. Toutes les fois qu'il se rapprochoit du canot et le touchoit, nous lui demandions s'il vouloit ramer, et nous lui donnions, en même-temps, quelques coups d'aviron sur les mains, afin de lui faire lâcher prise. Prêt à suffoquer de colère, il refusoit obstinément de promettre qu'il rameroit. Cependant, nous étant apperçus qu'il commençoit à perdre ses forces, nous le mîmes dans le canot, et le soir nous le conduisîmes encore tout trempé jusqu'à la maison.
Après cette aventure, nous vécûmes, lui et moi, dans la plus grande froideur. Enfin, un capitaine qui naviguoit aux Antilles, et s'étoit chargé de procurer un instituteur aux enfans d'un planteur de la Barbade, fit la connoissance de Collins, et lui proposa cette place. Collins l'accepta, et prit congé de moi, en me promettant de me faire payer ce qu'il me devoit, avec le premier argent qu'il pourroit toucher: mais je n'ai plus entendu parler de lui.
La violation du dépôt, que m'avoit confié Vernon, fut une des premières grandes erreurs de ma vie. Elle prouve que mon père ne s'étoit point trompé, quand il m'avoit cru trop jeune pour être chargé de conduire des affaires importantes. Cependant sir William, en lisant sa lettre, jugea qu'il étoit trop prudent. Il dit qu'il y avoit de la différence entre les individus; que la maturité de l'âge n'étoit pas toujours accompagnée de prudence; et que la jeunesse n'en restoit pas non plus toujours dépourvue.—«Puisque votre père, ajouta-t-il, refuse de vous établir, je veux le faire moi-même. Faites la liste des articles qu'il faut tirer d'Angleterre, et je les ferai venir. Vous me les paierez quand vous pourrez. J'ai résolu d'avoir ici un bon imprimeur, et je suis sûr que vous le serez.»
Le gouverneur me dit cela avec un si grand air de cordialité, que je ne doutai pas un instant de la sincérité de son offre. J'avois jusque-là gardé le secret, à Philadelphie, sur l'établissement dont sir William m'avoit inspiré le projet; et je continuai à n'en rien dire. Si l'on eût su que je comptois sur le gouverneur, peut-être quelqu'ami, connoissant mieux que moi son caractère, m'auroit averti de ne pas m'y fier; car j'appris depuis qu'il passoit généralement pour un homme libéral en promesses, qu'il n'avoit point intention de tenir. Mais, ne lui ayant jamais rien demandé, pouvois-je soupçonner que ses offres étoient trompeuses? Je le croyois, au contraire, le plus franc, le meilleur de tous les hommes.
Je lui remis l'état de ce qu'il falloit pour une petite imprimerie, dont le prix se montoit, suivant mon calcul, à environ cent livres sterlings. Il l'approuva: mais il me demanda s'il ne seroit pas avantageux que j'allasse en Angleterre, pour choisir moi-même les caractères, et m'assurer que tous les articles fussent de la meilleure espèce.—«Vous pourriez aussi, me dit-il, y faire quelques connoissances, et vous procurer des correspondans parmi les libraires et les marchands de papier.»
J'avouai que cela étoit à désirer.—«Eh bien, reprit-il, tenez-vous prêt à partir dans l'Annis».—C'étoit le seul navire, qui fît alors annuellement le voyage de Londres à Philadelphie, et de Philadelphie à Londres: mais il ne devoit mettre à la voile qu'au bout de quelques mois. Je continuai donc à travailler chez Keimer, où j'étois dévoré d'inquiétude à cause des sommes que Collins avoit tirées de moi, et frémissois à la seule idée de Vernon, qui, heureusement, ne me redemanda son argent que quelques années après.
Dans le récit de mon premier voyage de Boston à Philadelphie, j'ai omis, je crois, une petite circonstance, qui, peut-être, ne sera point déplacée ici. Pendant un calme, qui nous arrêta au-delà de Block-Island, l'équipage de notre corvette, se mit à pêcher de la morue, et en prit une assez grande quantité. J'avois été jusqu'alors constant dans ma résolution de ne manger rien de ce qui avoit eu vie; et conformément aux maximes de mon maître Tryon, je regardai, dans cette occasion, la capture de chaque poisson, comme un meurtre injustement commis, puisqu'aucun d'eux n'avoit pu faire le moindre mal, qui méritât qu'on leur donnât la mort. Cette manière de raisonner étoit, selon moi, sans réplique.
Cependant j'avois autrefois beaucoup aimé le poisson; et quand je vis une morue frite, sortir de la poële, l'odeur m'en parut délicieuse. J'hésitai quelque temps entre mes principes et mon inclination. Mais me rappelant, enfin, que quand on avoit ouvert la morue, on avoit tiré de son estomac plusieurs petits poissons, je dis aussitôt en moi-même:—Si vous vous mangez les uns les autres, je ne vois pas pourquoi nous ne vous mangerions point. En conséquence, je dînai de morue avec grand plaisir, et je continuai depuis, à manger comme les autres, retournant seulement par occasion au régime végétal. Ô qu'il est commode d'être un animal raisonnable, qui connoît ou invente un prétexte plausible pour tout ce qu'il a envie de faire!
Je continuai à bien vivre avec Keimer, qui ne se doutoit pas de mon projet d'établissement. Il conservoit en partie son premier enthousiasme. Il aimoit à argumenter, et nous disputions fréquemment ensemble. J'étois si accoutumé à me servir, avec lui, de ma méthode socratique, et je l'embarrassois si souvent par mes questions, qui paroissoient d'abord très-étrangères aux points que nous discutions, mais qui néanmoins l'y ramenoient par degrés, et le fesoient tomber dans des difficultés et des contradictions dont il ne pouvoit plus se tirer, qu'il en devint d'une circonspection ridicule. Il n'osoit plus répondre aux interrogations les plus simples, les plus familières, sans me dire auparavant:—«Que prétendez-vous inférer de là»?—Toutefois, il prit une si haute idée de mes talens, qu'il me proposa sérieusement de devenir son collègue dans l'établissement d'une nouvelle secte. Il devoit propager sa doctrine en prêchant, et moi je devois réfuter tous les opposans.
Quand il s'expliqua avec moi sur ses dogmes, j'y trouvai beaucoup d'absurdités, que je refusai d'admettre, à moins qu'il ne voulût à son tour adopter quelques-unes de mes opinions. Keimer portoit une longue barbe, parce que Moïse a dit quelque part:—«Tu ne gâteras pas les coins de ta barbe».—Il observoit aussi le jour du sabbat; et ces deux points lui paroissoient très-essentiels.
Ils me déplaisoient l'un et l'autre. Mais je consentis à y adhérer, si Keimer vouloit s'abstenir de manger d'aucune espèce d'animal.—«Je crains, dit-il, que ma constitution ne puisse pas y résister».—Je l'assurai qu'au contraire, il s'en trouveroit beaucoup mieux. Il étoit naturellement gourmand, et je voulois m'amuser à l'affamer. Il se décida à faire l'essai de ce régime, pourvu que je voulusse m'y astreindre avec lui; et, en effet, nous l'observâmes pendant trois mois. Une femme du voisinage préparoit nos alimens et nous les apportoit. Je lui donnai une liste de quarante plats, dans la composition desquels il n'entroit ni viande ni poisson. Cette fantaisie me devenoit d'autant plus agréable, qu'elle étoit à fort bon compte; car notre nourriture ne nous coûtoit pas à chacun, plus de dix-huit pences18 par semaine.
Depuis cette époque, j'ai observé très-rigoureusement plusieurs carêmes, et je suis revenu tout d'un coup à mon régime ordinaire, sans en éprouver la moindre incommodité; ce qui me fait regarder comme inutile, l'avis qu'on donne communément, de s'accoutumer par degrés à ces changemens de nourriture.
Je continuois gaiement à vivre de végétaux: mais le pauvre Keimer souffroit terriblement. Ennuyé de notre régime, il soupiroit après les pots de viande d'Égypte. Enfin, il commanda qu'on lui fît rôtir un cochon de lait, et m'invita à dîner avec deux femmes de notre connoissance. Mais voyant que le cochon de lait étoit prêt un peu avant notre arrivée, il ne put résister à la tentation, et il le mangea tout entier.
Dans le temps dont je viens de parler, je rendois des soins à miss Read. J'avois pour elle beaucoup d'estime et d'affection, et tout me donnoit lieu de croire qu'elle répondoit à ces sentimens. Nous étions jeunes l'un et l'autre, n'ayant guère plus de dix-huit ans; et comme j'étois sur le point d'entreprendre un long voyage, sa mère jugea qu'il étoit prudent de ne pas nous engager trop avant pour le moment. Elle pensoit que si notre mariage devoit avoir lieu, il valoit mieux que ce fût à mon retour, lorsque je serois établi, comme j'y comptois: peut-être croyoit-elle aussi que mes espérances à cet égard n'étoient pas aussi bien fondées que je l'imaginois.
Mes amis les plus intimes étoient alors Charles Osborne, Joseph Watson et James Ralph, qui tous aimoient beaucoup la lecture. Les deux premiers étoient clercs de M. Brockden, l'un des principaux procureurs de Philadelphie; l'autre étoit commis chez un négociant. Watson étoit un jeune homme honnête, sensé et très-pieux. Les autres étoient plus libres dans leurs principes religieux, sur-tout Ralph, dont j'avois moi-même contribué à ébranler la foi, ainsi que celle de Collins. L'un et l'autre m'en ont justement puni. Osborne avoit de l'esprit, et étoit sincère et ardent en amitié; mais il aimoit trop la critique en matière de littérature. Ralph étoit ingénieux, subtil, plein d'adresse, et extrêmement éloquent. Je ne crois pas avoir jamais vu un plus agréable parleur. Ils cultivoient les muses, ainsi qu'Osborne; et ils s'étoient déjà essayés tous deux, par quelques petites poésies.
Le dimanche, j'avois coutume de faire d'agréables promenades avec ces amis, dans les bois qui bordent le Skuylkil. Nous y lisions ensemble, et ensuite nous dissertions sur ce que nous avions lu. Ralph étoit disposé à se livrer tout entier à la poésie. Il se flattoit de devenir supérieur dans cet art, et de lui devoir un jour sa fortune. Il prétendoit que les plus grands poëtes, en commençant à écrire, avoient fait non moins de fautes que lui. Osborne cherchoit à le dissuader, il l'assuroit qu'il n'avoit point un génie poétique, et lui conseilloit de s'attacher à la profession dans laquelle il avoit été élevé.
«Dans la carrière du commerce, lui dit-il, vous parviendrez, quoique vous n'ayiez point de capitaux, à vous procurer de l'emploi comme facteur, et vous pourrez, avec le temps, acquérir les moyens de vous établir pour votre compte».—J'approuvois l'opinion d'Osborne: mais je prétendois aussi qu'il nous étoit permis de nous amuser quelquefois à faire des vers, afin de perfectionner notre style. En conséquence, il fut décidé qu'à notre prochaine entrevue, chacun de nous apporteroit une petite pièce de poésie de sa composition. Notre objet, dans ce concours, étoit de nous perfectionner mutuellement par nos remarques, nos critiques et nos corrections; et comme nous n'avions en vue que le style et l'expression, nous interdîmes toute invention, en convenant que nous prendrions pour tâche une version du dix-huitième pseaume, dans lequel est décrite la descente de la divinité.
Le terme de notre rendez-vous approchoit, lorsque Ralph vint me voir, et me dit que sa pièce étoit prête. Je lui avouai que j'avois été paresseux, et que me sentant fort peu de goût pour ce travail, je n'avois rien fait. Il me montra sa pièce et me demanda ce que j'en pensois. J'en fis un très-grand éloge, parce qu'elle me parut réellement le mériter. Alors il me dit:—«Osborne n'avouera qu'aucun de mes ouvrages soit de quelque prix. L'envie seule lui dicte mille critiques. Il n'est point jaloux de vous. Ainsi, je vous prie de prendre ces vers, et de les présenter comme si vous les aviez faits. Je déclarerai que je n'ai eu le temps de rien composer. Nous verrons alors ce qu'il dira de cette pièce».—Je consentis à ce que désiroit Ralph, et je me mis aussitôt à copier ses vers, afin d'éviter tout soupçon.
Nous nous rassemblâmes. L'ouvrage de Watson fut lu le premier. Il renfermoit quelques beautés et de nombreux défauts. Nous lûmes ensuite la pièce d'Osborne, et nous la trouvâmes bien supérieure. Ralph lui rendit justice. Il y remarqua quelques fautes, et applaudit les endroits qui étoient excellens. Il n'avoit lui-même rien à montrer. C'étoit mon tour. Je fis d'abord quelques difficultés, je feignis de désirer qu'on m'excusât; je prétendis que je n'avois pas eu le temps de faire des corrections. Mais aucune excuse ne fut admise; il fallut produire la pièce. Elle fut lue et relue. Waston et Osborne lui cédèrent aussitôt la palme, et se réunirent pour l'applaudir. Ralph seul fit quelques critiques et proposa quelques changemens: mais je défendis la pièce. Osborne se joignit à moi, et dit que Ralph ne s'entendoit pas plus à critiquer des vers qu'à en faire.
Quand Osborne fut seul avec moi, il s'exprima d'une manière encore plus énergique en faveur de ce qu'il croyoit mon ouvrage. Il m'assura qu'il s'étoit d'abord un peu contraint, de peur que je ne prisse ses éloges pour de la flatterie.—«Mais, qui auroit pu croire, ajouta-t-il, que Franklin eût été capable de composer de pareils vers? Quel pinceau! quelle énergie! quel feu! Il a surpassé l'original. Dans la conversation ordinaire il semble n'avoir point un choix de mots. Il hésite, il est embarrassé; et, cependant, bon dieu! comme il écrit!»
À l'entrevue, qui suivit celle-ci, Ralph découvrit le tour que nous avions joué à Osborne; et ce dernier fut raillé sans pitié.
Cette aventure confirma Ralph dans la résolution où il étoit de devenir poëte. Je n'épargnai rien pour l'en détourner: mais il y persévéra, jusqu'à ce qu'enfin la lecture de Pope19 le guérit. Il écrivoit, cependant, assez bien en prose. Par la suite, je m'entretiendrai encore de lui: mais comme il est vraisemblable que je n'aurai plus occasion de parler des deux autres, je dois observer ici que, peu d'années après, Watson mourut dans mes bras. Il fut extrêmement regretté; car c'étoit le meilleur d'entre nous. Osborne passa aux Antilles, où il se fit une grande réputation comme avocat, et gagna beaucoup d'argent: mais il mourut jeune. Nous nous étions sérieusement promis, Osborne et moi, que celui qui mourroit le premier de nous deux, reviendroit, s'il étoit possible, faire une visite amicale à l'autre, pour lui dire ce qui se passe dans l'autre monde: mais il n'a jamais tenu sa promesse.
Il sembloit que ma société plût beaucoup au gouverneur: aussi m'invitoit-il souvent chez lui. Il parloit toujours de l'intention de m'établir, comme d'une chose décidée. Il devoit me donner non-seulement des lettres de recommandation pour un grand nombre de ses amis, mais encore une lettre de crédit pour me procurer l'argent nécessaire à l'achat d'une presse, des caractères et du papier. Il me donna plusieurs rendez-vous pour aller prendre ces lettres, qui, disoit-il, chaque fois, devoient certainement être prêtes: mais quand j'arrivois, il me remettoit sans cesse à un autre jour.
Ces délais successifs se prolongèrent jusqu'à ce que le navire, dont le départ avoit été plusieurs fois différé, fût enfin prêt à mettre à la voile. Alors je me présentai de nouveau chez sir William, pour recevoir les lettres promises et prendre congé de lui. Je ne pus voir que le docteur Bard, son secrétaire, qui me dit que le gouverneur étoit extrêmement occupé à écrire; mais qu'il se rendroit à Newcastle avant le navire, et qu'il m'y donneroit ses lettres.
Quoique Ralph fût marié et eût un enfant, il se décida à m'accompagner dans mon voyage. Son but supposé étoit de se procurer des correspondans en Angleterre, afin d'avoir des marchandises à vendre par commission. Mais j'appris ensuite que mécontent des parens de sa femme, il se proposoit de la laisser chez eux, et de ne jamais retourner en Amérique.
Après que j'eus pris congé de mes amis, et que miss Read et moi nous fûmes mutuellement promis de rester fidèles, je quittai Philadelphie. Le navire mouilla à Newcastle. Le gouverneur y étoit déjà arrivé. Je me rendis à son logement. Son secrétaire m'accueillit avec beaucoup de politesse, et me dit que sir William ne pouvoit me voir pour le moment, parce qu'il avoit des affaires de la plus grande importance, mais qu'il m'enverroit ses lettres à bord, et qu'il me souhaitoit de tout son cœur, un bon voyage et un prompt retour. Un peu surpris de ce discours, mais n'ayant cependant encore aucun soupçon, j'allai rejoindre l'Annis.
M. Hamilton, célèbre avocat de Philadelphie, passoit dans ce navire avec son fils; et conjointement avec un quaker nommé M. Denham, et MM. Oniam et Russel, propriétaires d'une forge dans le Maryland, il avoit arrêté la chambre; en sorte que nous fûmes obligés, Ralph et moi, de nous loger avec l'équipage. Inconnus l'un et l'autre à toutes les personnes du vaisseau, nous étions regardés comme des gens du commun. Mais M. Hamilton et son fils, qui fut depuis le gouverneur James Hamilton, nous quittèrent à Newcastle; le père étant rappelé, à très-grands frais, à Philadelphie, pour plaider une cause concernant un vaisseau qui avoit été saisi.
Précisément au moment, où nous allions lever l'ancre, le colonel Finch vint à bord et me fit beaucoup d'honnêtetés. Dès-lors, les passagers eurent un peu plus d'attention pour moi. Ils m'invitèrent à occuper dans la chambre, avec mon ami Ralph, la place que MM. Hamilton venoient de laisser vacante; ce que nous acceptâmes avec joie.
Ayant appris que les dépêches du gouverneur avoient été portées à bord par le colonel Finch, je demandai au capitaine celles dont je devois être chargé. Il répondit qu'elles avoient été toutes mises dans le sac, et qu'il ne pouvoit l'ouvrir pour le moment; mais qu'avant d'aborder les côtes d'Angleterre, il me donneroit l'occasion de les retirer. Je fus content de cette réponse, et nous poursuivîmes notre voyage.
Les personnes logées dans la chambre étoient toutes très-sociables; et nous fûmes parfaitement bien pour les provisions; parce que nous profitâmes de toutes celles de M. Hamilton, qui en avoit embarqué une grande quantité. Durant la traversée, M. Denham se lia avec moi d'une amitié qui n'a fini qu'avec sa vie. À tout autre égard, le voyage ne fut pas fort agréable, car nous eûmes beaucoup de mauvais temps.
Quand nous entrâmes dans la Tamise, le capitaine fut exact à me tenir sa parole. Il me permit de chercher dans le sac, les lettres du gouverneur. Je n'en trouvai pas une seule sur laquelle mon nom fût écrit, comme devant être confiée à mes soins: mais j'en choisis six ou sept, que je jugeai, par les adresses, être celles qui m'étoient destinées. Il y en avoit entr'autres une pour M. Basket, imprimeur du roi, et une autre pour un marchand de papier, qui fut la première personne chez qui j'allai.
Je lui remis la lettre comme venant du gouverneur Keith.—«Je ne le connois pas, me dit-il».—Puis, ouvrant la lettre, il s'écria:—«Oh! elle est de Riddlesden! J'ai découvert depuis peu que c'est un coquin fieffé; et je n'ai envie ni d'avoir affaire avec lui, ni de recevoir de ses missives».—En même-temps, il mit la lettre dans mes mains, tourna les talons, et se mit à servir quelques chalands.
Je fus très-surpris de voir que ces lettres n'étoient point du gouverneur; Réfléchissant alors sur ses délais, et m'en rappelant toutes les circonstances, je commençai à douter de sa sincérité. J'allai trouver mon ami Denham et lui racontai toute l'affaire. Il me mit tout de suite au fait du caractère de Keith, me dit qu'il n'étoit nullement probable qu'il eût écrit une seule lettre en ma faveur; et que tous ceux qui le connoissoient, n'avoient aucune confiance en lui. Le bon quaker ne put s'empêcher de rire de ce que j'avois été assez crédule pour croire que le gouverneur me procureroit du crédit, lorsqu'il n'avoit aucun crédit pour lui-même. Comme je lui montrai quelqu'inquiétude sur le parti que j'avois à prendre, il me conseilla de chercher à travailler chez un imprimeur.—«Là, me dit-il, vous pourrez vous perfectionner dans votre profession, et vous vous mettrez à même de vous établir plus avantageusement quand vous retournerez en Amérique.»
Nous savions déjà, aussi bien que le marchand de papier, que le procureur Riddlesden étoit un coquin. Il avoit presque ruiné le père de miss Read, en l'engageant à être sa caution. Nous apprîmes par sa lettre, que, de concert avec le gouverneur, il tramoit secrètement une intrigue pour nuire à M. Hamilton, sur le voyage duquel il avoit compté. Denham, qui étoit ami d'Hamilton, pensa qu'il falloit l'instruire de cette perfidie. Aussi, dès qu'il arriva en Angleterre, ce qui ne tarda pas, je me rendis chez lui, et autant par intérêt pour lui que par ressentiment contre le gouverneur, je lui donnai la lettre de Riddlesden. L'information qu'elle contenoit étoit très-importante pour lui; il m'en remercia beaucoup; et dès ce moment, il m'accorda son amitié qui, depuis, m'a été souvent très-utile.
Mais que faut-il penser d'un gouverneur, qui joue de si misérables tours, et trompe si grossièrement un pauvre jeune homme sans expérience? C'étoit sa coutume. Voulant plaire à tout le monde, et ayant peu à donner, il prodiguoit les promesses. D'ailleurs, sensible, judicieux, écrivant assez bien, il étoit bon gouverneur pour la colonie, mais non pour ses commettans, dont il dédaignoit fréquemment les instructions. Plusieurs de nos meilleures loix ont été établies sous son administration, et sont son ouvrage.
Nous étions, Ralph et moi, toujours inséparables. Nous prîmes ensemble un logement qui nous coûtoit trois schellings et demi par semaine; car nous ne pouvions pas y mettre davantage. Ralph trouva quelques parens à Londres: mais ils étoient pauvres et hors d'état de l'assister. Il me dit alors, pour la première fois, que son intention étoit de rester en Angleterre, et qu'il n'avoit jamais pensé à retourner à Philadelphie. Il étoit absolument sans argent; le peu qu'il avoit pu s'en procurer, ayant à peine suffi à payer son passage. Quant à moi, j'avois encore quinze pistoles. Ralph avoit de temps en temps recours à ma bourse, pendant qu'il cherchoit de l'emploi.
Se croyant d'abord beaucoup de talent pour l'état de comédien, il songea à monter sur le théâtre: mais Wilkes, à qui il s'adressa, lui conseilla franchement de renoncer à cette idée, parce qu'il lui étoit impossible de réussir. Il proposa ensuite à Roberts, libraire dans Pater-Noster-Row, d'écrire pour lui une feuille hebdomadaire dans le genre du Spectateur: mais les conditions qu'il y mit, ne convinrent point à Roberts. Enfin, il essaya de se procurer du travail comme copiste. Il parla aux gens de loi et aux marchands de papier des environs du Temple: ce fut en vain; il ne trouva point de place vacante.
Pour moi, je fus tout de suite employé chez Palmer, qui étoit alors un fameux imprimeur dans l'enclos de Saint-Barthélémy, et chez lequel je restai près d'un an. Je m'appliquois assidument à mon ouvrage: mais je dépensois avec Ralph, presque tout ce que je gagnois. Quand les spectacles et les autres lieux d'amusement, que nous fréquentions ensemble, eurent mis fin à mes pistoles, nous fûmes réduits à vivre uniquement du travail de mes mains. Ralph sembloit avoir entièrement perdu de vue sa femme et son enfant. J'oubliai aussi, par degrés, mes engagemens avec miss Read, à laquelle je n'écrivis jamais qu'une lettre; encore étoit-ce pour lui apprendre que vraisemblablement je ne retournerois pas de sitôt à Philadelphie. Ce fut là une autre grande erreur de ma vie; et je désirerois de pouvoir la corriger, si j'étois à recommencer.
Je travaillois chez Palmer, à l'impression de la seconde édition de la Religion naturelle, de Woolaston. Quelques-uns des raisonnemens de cet ouvrage ne me parurent pas bien fondés; j'écrivis un petit traité de métaphysique pour les combattre. Mon pamphlet étoit intitulé: Dissertation sur la Liberté et la Nécessité, le Plaisir et la Peine. Je le dédiai à mon ami Ralph, l'imprimai et en tirai un petit nombre d'exemplaires. Dès-lors, Palmer me traita avec plus de considération, et me regarda comme un jeune homme de talent; mais il me fit des reproches sérieux sur les principes de mon pamphlet, qu'il regardoit comme abominables. La publication de ce petit ouvrage fut une autre erreur de ma vie.
Pendant que je logeois dans Little-Britain, je fis connoissance avec le libraire Wilcox, dont la boutique touchoit à ma porte. Les magasins de lecture n'étoient point encore en usage. Wilcox avoit une immense collection de livres de toute espèce. Nous convînmes que, moyennant un prix raisonnable, dont je ne me souviens plus, je pourrois prendre chez lui les livres qui me plairoient, et que je les lui rendrois après les avoir lus. Je regardai ce marché comme très-avantageux pour moi, et j'en profitai autant qu'il me fut possible.
Mon pamphlet tomba entre les mains d'un chirurgien, nommé Lyons, auteur d'un livre intitulé: l'Infaillibilité du Jugement humain; et ce fut l'occasion d'une liaison intime entre nous. Lyons me témoignoit beaucoup d'estime, et venoit souvent me voir, pour s'entretenir avec moi sur des sujets de métaphysique. Il me fit connoître le docteur Mandeville, auteur de la Fable des Abeilles, lequel avoit formé dans la taverne de Cheapside, un club dont il étoit l'ame. Ce docteur étoit un homme facétieux et très-amusant. Lyons me présenta aussi, dans le café Batson, au docteur Pemberton, qui me promit de me procurer l'occasion de voir sir Isaac Newton. Je le désirois beaucoup: mais le docteur Pemberton ne me tint point parole.
J'avois apporté d'Amérique quelques curiosités, dont la principale étoit une bourse, faite d'asbeste20, qui n'éprouve aucune altération dans le feu. Sir Hans-Sloane en ayant entendu parler, vint me voir, et m'invita à aller chez lui, dans Bloomsbury-Square. Après m'avoir montré tout ce que son cabinet renfermoit de curieux, il m'engagea à y joindre ma bourse d'asbeste, qu'il me paya honorablement.
Il logeoit dans notre maison une jeune marchande de modes, qui tenoit une boutique du côté de la Bourse. Vive, sensible, et ayant reçu une éducation au-dessus de son état, elle avoit une conversation très-agréable. Le soir, Ralph lui lisoit des comédies. Ils devinrent intimes. Elle changea de logement, et il la suivit. Ils vécurent quelque temps ensemble. Mais Ralph étoit sans emploi. Elle avoit un enfant; et les profits de sa boutique ne suffisoient pas pour les faire vivre tous les trois. Ralph résolut alors de quitter Londres et d'essayer de tenir une école de campagne. Il se croyoit très-propre à y réussir; car il avoit une belle écriture, et connoissoit très-bien l'arithmétique et la partie des comptes. Mais regardant cet emploi comme au-dessous de lui, et comptant qu'il feroit un jour une toute autre figure dans le monde, et qu'il auroit à rougir si l'on savoit qu'il eût exercé une profession si peu honorable, il changea de nom et me fit l'honneur de prendre le mien. Bientôt après, il m'écrivit pour m'apprendre qu'il s'étoit établi dans un petit village du Berkshire. Il recommanda à mes soins mistriss T... la marchande de modes, et il me pria de lui répondre à l'adresse de M. Franklin, maître d'école à N....
Il continua de m'écrire fréquemment, m'envoyant de longs fragmens d'un poëme épique, qu'il composoit, et qu'il m'invitoit à critiquer et à corriger. Je fesois ce qu'il désiroit; mais non sans chercher à lui persuader de renoncer à ce travail. Young venoit précisément de publier une de ses satyres. J'en copiai une grande partie et l'envoyai à Ralph, parce que c'étoit un endroit, où l'auteur démontroit la folie de cultiver les muses, dans l'espoir de s'élever dans le monde par leur moyen. Tout cela fut en vain. Les feuilles du poëme continuèrent à m'arriver par chaque courrier.
Pendant ce temps-là, mistriss T... ayant perdu, à cause de Ralph, et ses amis et son commerce, étoit souvent dans le besoin. Elle avoit alors recours à moi; et pour la tirer d'embarras, je lui prêtois tout l'argent qui ne m'étoit pas nécessaire pour vivre. Je me sentis un peu trop de penchant pour elle. N'étant retenu, dans ce temps-là, par aucun frein religieux, et abusant de l'avantage que sembloit me donner sa situation, j'osai, et ce fut une autre erreur de ma vie, j'osai essayer de prendre avec elle des libertés, qu'elle repoussa avec une juste indignation. Elle informa Ralph de ma conduite; et cette affaire occasionna une rupture entre lui et moi.
Quand il revint à Londres, il me donna à entendre qu'il regardoit toutes les obligations qu'il m'avoit, comme anéanties par ce procédé; d'où je conclus que je ne devois jamais espérer le remboursement de l'argent que j'avois avancé pour lui, ou prêté à lui-même. J'en fus d'autant moins affligé qu'il étoit entièrement hors d'état de me payer, et qu'en perdant son amitié, je me trouvois en même-temps délivré d'un très-pesant fardeau.
Je songeai alors à mettre quelqu'argent en réserve. L'imprimerie de Watts, près de Lincoln's-Inn-Fields, étant plus considérable que celle où je travaillois, je crus qu'il me seroit plus avantageux d'y entrer. Je m'y présentai; on m'y reçut; et ce fut-là que je demeurai pendant tout le reste de mon séjour à Londres.
À mon entrée dans cette imprimerie, je commençai à travailler à la presse, parce que je crus avoir besoin de l'exercice corporel, auquel j'avois été accoutumé en Amérique, où les ouvriers travaillent alternativement comme compositeurs et comme pressiers.
Je ne buvois que de l'eau. Les autres ouvriers, au nombre d'environ cinquante, étoient grands buveurs de bière. Je portois souvent, en montant et en descendant les escaliers, une grande forme de caractères dans chaque main, tandis que les autres avoient besoin des deux mains pour porter une seule forme. Aussi étoient-ils étonnés de voir, et par cet exemple et par beaucoup d'autres, que l'Américain aquatique, comme ils m'appeloient, étoit plus fort que ceux qui buvoient du porter21. Le garçon du marchand de bière avoit assez d'occupation toute la journée à servir cette seule maison. Mon camarade de presse buvoit tous les matins, avant le déjeûner, une pinte de bière, une pinte en déjeûnant avec du pain et du fromage, une entre le déjeûner et le dîner, une à dîner, une vers les six heures du soir, et encore une lorsqu'il avoit fini son ouvrage. Cette habitude me sembloit très-mauvaise: mais mon camarade disoit que sans cette quantité de bière, il n'auroit pas assez de force pour travailler.
J'essayai de le convaincre que la force corporelle, que donnoit la bière, ne pouvoit être qu'en proportion de la quantité solide de l'orge, dissoute dans l'eau, dont la bière étoit composée. Je lui dis qu'il y avoit plus de farine dans un pain d'un sol, et que conséquemment s'il mangeoit ce pain et buvoit une pinte d'eau, il en retireroit plus de force que d'une pinte de bière. Cependant, ce raisonnement ne l'empêcha pas de boire sa quantité de bière accoutumée, et de payer chaque samedi au soir, quatre ou cinq schellings d'écot pour cette maudite boisson; dépense, dont j'étois entièrement exempt. C'est ainsi que ces pauvres diables restent volontairement toute leur vie dans la pénurie et dans le malheur.
Au bout de quelques semaines, Watts ayant besoin de m'employer à la composition, je quittai la presse. Les compositeurs me demandèrent la bienvenue. Mais je considérai cela comme une injustice, attendu que je l'avois déjà payée en bas. Le maître fut de mon avis, et m'engagea à ne rien donner. Je restai donc deux ou trois semaines, sans fraterniser avec personne. On me regardoit comme un excommunié; et quand je m'absentois, il n'y avoit point de tour qu'on ne me jouât. Je trouvois à mon retour, mes caractères mêlés, mes pages transposées, mes matières rompues, etc.; et tout cela étoit attribué au lutin qui fréquentoit la chapelle22, et tourmentoit, me disoit-on, ceux qui n'étoient pas régulièrement admis. Enfin, malgré la protection du maître, je fus obligé de payer de nouveau, convaincu qu'il y avoit de la folie à ne pas être en bonne intelligence avec ceux, au milieu desquels j'étois destiné à vivre.
Après cela je fus parfaitement d'accord avec mes compagnons de travail, et j'acquis bientôt, parmi eux, une grande influence. Je leur proposai quelques changemens dans les loix de la chapelle, et ils les acceptèrent sans difficulté. Mon exemple détermina plusieurs de mes camarades à quitter la détestable habitude de déjeûner avec du pain, du fromage et de la bière. Ils firent, ainsi que moi, venir d'une maison voisine, un bon plat de gruau chaud, dans lequel il y avoit un petit morceau de beurre, avec du pain grillé et de la muscade. C'étoit un bien meilleur déjeûner, qui coûtoit tout au plus la valeur d'une pinte de bière, c'est-à-dire, trois demi-sols; et qui, en même-temps, fesoit qu'on avoit des idées bien plus claires.
Ceux qui continuoient à se gorger de bière, perdoient souvent leur crédit chez le cabaretier, faute de payer leur compte. Ils s'adressoient alors à moi, pour que je leur servisse de caution; leur lumière, disoient-ils, étoit éteinte. Je me tenois chaque samedi au soir, auprès de la table, où l'on payoit l'ouvrage de la semaine, et je prenois les petites sommes dont j'avois répondu. Elles s'élevoient quelquefois à près de trente schellings.
Cet avantage, joint à la réputation d'être assez goguenard, me donnoit de l'importance dans la chapelle. J'avois, en outre, acquis l'estime du maître, en m'appliquant beaucoup à l'ouvrage, et n'observant jamais le Saint-Lundi. La célérité extraordinaire avec laquelle je composois, fesoit qu'on me donnoit toujours les ouvrages les plus pressés, qui sont ordinairement les mieux payés. Ainsi Je passois mon temps d'une manière très-agréable.
Le logement que j'occupois dans Little-Britain, étant trop éloigné de l'imprimerie, je le quittai pour en prendre un autre dans Duke-Street, vis-à-vis de l'église catholique. Il étoit sur le derrière d'un magasin italien. La maison étoit tenue par une veuve, qui avoit une fille, une servante et un garçon de boutique: mais ce dernier ne couchoit point dans la maison.
Après avoir fait prendre des informations sur mon compte dans Little-Britain, la veuve voulut bien me recevoir au même prix que mes premiers hôtes, c'est-à-dire, à trois schellings et demi par semaine. Elle se contentoit de si peu, disoit-elle, parce qu'il n'y avoit que des femmes dans sa maison, et qu'elles seroient plus en sûreté lorsqu'un homme y logeroit.
Cette femme, déjà avancée en âge, étoit née d'un ministre protestant, qui l'avoit élevée dans sa religion. Mais son mari, dont elle respectoit singulièrement la mémoire, l'avoit convertie à la foi catholique. Elle avoit vécu dans la société intime de diverses personnes de distinction, et en savoit un grand nombre d'anecdotes, qui remontoient jusqu'au règne de Charles second. Étant sujette à des attaques de goutte, qui l'obligeoient de garder souvent la chambre, elle aimoit à recevoir quelquefois compagnie. La sienne étoit si amusante pour moi, que j'étois charmé de passer ma soirée auprès d'elle toutes les fois qu'elle le désiroit. Notre souper n'étoit composé que d'une moitié d'anchois pour chacun, sur un morceau de pain avec du beurre, avec une pinte d'aile pour nous tous. Mais la conversation de la veuve assaisonnoit délicieusement ce repas.
Comme je rentrois de bonne heure, et que je n'occasionnois presque aucun embarras dans la maison, la veuve avoit de la répugnance à notre séparation; et quand je parlai d'un autre logement que j'avois trouvé plus près de l'imprimerie et à deux schellings par semaine, ce qui s'accordoit avec l'intention où j'étois de faire des épargnes, elle m'engagea à y renoncer, et me fit en même-temps une diminution de deux schellings. Ainsi je continuai à loger chez elle à un schelling et demi par semaine, pendant le reste du temps que je fus à Londres.
Dans un grenier de la maison vivoit de la manière la plus retirée une demoiselle âgée de soixante-dix ans. Voici ce que mon hôtesse m'en apprit. Elle étoit catholique romaine. Dans sa jeunesse, elle avoit été envoyée dans le continent, et étoit entrée dans un couvent pour se faire religieuse. Mais le climat ne convenant point à sa santé, elle fut obligée de repasser en Angleterre, où, quoiqu'il n'y eût pas de couvens, elle fit vœu de mener une vie monastique, de la manière la plus rigide que les circonstances le lui permettroient. En conséquence, elle disposa de tous ses biens pour être employés en œuvres de charité, ne se réservant qu'une rente annuelle d'onze livres sterlings, dont elle donnoit encore une partie aux pauvres. Elle ne mangeoit que du gruau bouilli dans de l'eau, et ne fesoit jamais de feu que pour faire cuire cette nourriture. Il y avoit déjà plusieurs années qu'elle vivoit dans ce grenier, où les principaux locataires catholiques, qui avoient successivement tenu la maison, l'avoient toujours logée gratuitement, regardant son séjour chez eux comme une faveur céleste. Un prêtre venoit la confesser tous les jours.—«Je lui ai demandé, me dit mon hôtesse, comment elle peut, vivant comme elle le fait, trouver tant d'occupation pour un confesseur; et elle m'a répondu qu'il est impossible d'éviter les mauvaises pensées.»
J'obtins une fois la permission de lui rendre visite. Je la trouvai polie, gaie et d'une conversation agréable. Son appartement étoit propre: mais tous les meubles consistoient en un matelas, une table sur laquelle il y avoit un crucifix et un livre, et une chaise qu'elle me donna pour m'asseoir. Sur la cheminée étoit un tableau de sainte Véronique, déployant son mouchoir, où l'on voyoit l'empreinte miraculeuse de la figure du Christ; ce qu'elle m'expliqua avec beaucoup de gravité. Son visage étoit pâle; mais elle n'avoit jamais été malade; et je puis la citer comme une autre preuve du peu qu'il faut pour maintenir la vie et la santé.
À l'imprimerie, je me liai d'amitié avec un jeune homme d'esprit, nommé Wygate, qui, étant né de parens riches, avoit reçu une meilleure éducation que la plupart des autres imprimeurs. Il étoit assez bon latiniste, parloit facilement français, et aimoit beaucoup la lecture. Je lui appris à nager, ainsi qu'à un de ses amis, en me baignant seulement deux fois avec eux. Ils n'eurent plus ensuite besoin de leçons. Un jour nous fîmes la partie d'aller par eau à Chelsea, pour voir le collége et les curiosités de don Saltero. Au retour, cédant aux sollicitations du reste de la compagnie, dont Wygate avoit excité la curiosité, je me déshabillai et m'élançai dans la Tamise. Je nageai depuis Chelsea jusqu'au pont des Blackfriards23, et je fis dans ce trajet plusieurs tours d'adresse et d'agilité, soit à la surface de l'eau, soit en plongeant. Cela causa beaucoup d'étonnement et de plaisir à ceux qui le voyoient pour la première fois. Dès mes plus jeunes ans j'avois beaucoup aimé cet exercice. Je connoissois et pouvois exécuter toutes les évolutions et les positions de Thevenot; et j'en avois inventé quelques autres, dans lesquelles je m'efforçois de réunir la grace et l'utilité. Je ne négligeai pas de les montrer toutes dans cette occasion, et je fus extrêmement flatté de l'admiration qu'elles excitèrent.
Indépendamment du désir qu'avoit Wygate de se perfectionner dans l'art de la natation, il m'étoit très-attaché, parce qu'il y avoit une grande conformité dans nos goûts et dans nos études. Il me proposa de faire avec lui le tour de l'Europe, en nous défrayant, en même-temps, par le travail dans notre profession. J'étois sur le point d'y consentir; et j'en fis part au quaker Denham, mon ami, avec lequel je me fesois un plaisir de passer une heure, lorsque j'en avois le loisir. M. Denham m'engagea à renoncer à ce projet, et me conseilla de songer à retourner à Philadelphie, ce qu'il se proposoit de faire bientôt lui-même. Il faut que je rapporte ici un trait du caractère de ce digne homme.
Il avoit fait autrefois le commerce à Bristol. Obligé de manquer, il composa avec ses créanciers et partit pour l'Amérique, où à force de travail et d'application, il acquit bientôt une fortune considérable. Il repassa alors en Angleterre, dans le vaisseau où j'étois embarqué, ainsi que je l'ai rapporté plus haut. Là, il invita tous ses créanciers à une fête. Quand ils furent rassemblés, il les remercia de la facilité avec laquelle ils avoient consenti à un accommodement favorable pour lui; et tandis qu'ils ne s'attendoient à rien de plus qu'à un simple repas, chacun trouva sous son assiette, au moment où il la retourna, un mandat sur un banquier, pour le reste de sa créance et des intérêts.
M. Denham me dit que son dessein étoit d'emporter à Philadelphie une grande quantité de marchandises, afin d'y ouvrir un magasin; et il m'offrit de me prendre avec lui, en qualité de commis, pour avoir soin de son magasin, copier ses lettres, et tenir ses livres, ce qu'il se chargeroit de m'apprendre. Il ajouta qu'aussitôt que je serois au fait du commerce, il m'avanceroit, en m'envoyant, avec une cargaison de bled et de farine, aux îles de l'Amérique, et en me procurant d'autres commissions lucratives; de sorte qu'avec de la conduite et de l'économie, je pourrois, avec le temps, entreprendre des affaires avantageuses pour mon compte.
Ces propositions me plurent. Londres commençoit à m'ennuyer. Les momens agréables que j'avois passés à Philadelphie, se retracèrent à ma mémoire, et je désirai de les voir renaître. En conséquence je m'engageai avec M. Denham à raison de cinquante livres sterlings par an. C'étoit à la vérité, moins que je ne gagnois comme compositeur d'imprimerie: mais aussi j'avois une plus belle perspective. Je quittai donc l'état d'imprimeur, et je crus que c'étoit pour toujours. Je me livrai entièrement à mes nouvelles occupations. Je passois mon temps, soit à accompagner M. Denham de magasin en magasin, pour acheter des marchandises, soit à les faire emballer et à presser les ouvriers. Cependant, lorsque tout fut à bord, j'eus quelques jours de loisir.
Durant cet intervalle, on vint me demander de la part d'un homme que je ne connoissois que de nom. C'étoit sir William Wyndham. Je me rendis chez lui. Il avoit entendu parler de la manière dont j'avois nagé entre Chelsea et Blackfriards; et on lui avoit dit que j'avois enseigné, en quelques heures, l'art de la natation, à Wygate et à un autre jeune homme. Ses deux fils étoient sur le point de voyager en Europe. Il désiroit qu'ils sussent nager avant leur départ; et il m'offrit une récompense assez considérable, si je voulois le leur apprendre.
Ils n'étoient pas encore à Londres, et le séjour que j'y devois faire moi-même étoit incertain; c'est pourquoi je ne pus accepter sa proposition. Mais je supposai, d'après cet incident, que si j'eusse voulu rester dans la capitale de l'Angleterre, et y ouvrir une école de natation, j'aurois pu gagner beaucoup d'argent. Cette idée me frappa même tellement, que si l'offre de sir William Wyndham m'eût été faite plutôt, j'aurois renoncé, pour quelque temps, au dessein de retourner en Amérique.
Quelques années après, nous avons eu, vous et moi, des affaires plus importantes à traiter, avec l'un des fils de sir William Wyndham, devenu comte d'Egremont. Mais n'anticipons pas sur les évènemens.
J'avois passé dix-huit mois à Londres, travaillant presque sans relâche de mon métier, et ne fesant d'autre dépense extraordinaire pour moi, que d'aller quelquefois à la comédie, et d'acheter quelques livres. Mais mon ami Ralph m'avoit tenu dans la pauvreté. Il me devoit environ vingt-sept livres sterlings, qui étoient autant de perdu, et qui, prises sur mes petites épargnes, me paroissoient une somme considérable. Malgré cela, j'avois de l'affection pour lui, parce qu'il possédoit beaucoup de qualités aimables. Enfin, quoique je n'eusse rien fait pour ma fortune, j'avois augmenté la somme de mes connoissances, soit par le grand nombre d'excellens livres que j'avois lus, soit par la conversation des savans et des gens de lettres, avec lesquels je m'étois lié.
Nous fîmes voile de Gravesende le 23 juillet 1726. Je ne vous dirai rien ici des incidens de mon voyage. Vous les trouverez dans mon journal, où toutes les circonstances en sont particulièrement détaillées. Nous arrivâmes à Philadelphie le 11 octobre suivant.
Keith avoit perdu son emploi de gouverneur de Pensylvanie, et étoit employé par le major Gordon. Je le trouvai dans la rue, où il se promenoit en simple particulier. Il fut un peu honteux de me voir, et passa sans me rien dire.
J'aurois été moi-même aussi honteux en voyant miss Read, si sa famille, désespérant avec raison de mon retour, d'après la lecture de ma lettre, ne lui eût conseillé de renoncer à moi et d'épouser un potier nommé Rogers, à quoi elle consentit. Mais ce Rogers ne la rendit point heureuse, et bientôt elle se sépara de lui, renonçant même à porter son nom, parce qu'on prétendoit qu'il avoit une autre femme. Son habileté dans sa profession avoit séduit les parens de miss Read: mais il étoit aussi mauvais sujet qu'excellent ouvrier. Il contracta beaucoup de dettes, et en 1727 ou 1728, il s'enfuit aux Antilles, où il mourut.
Pendant mon absence, Keimer avoit pris une maison plus considérable, où il tenoit un magasin bien fourni de papier et de divers autres articles. Il s'étoit procuré quelques caractères neufs et un certain nombre d'ouvriers, qui, tous, étoient pourtant très-médiocres. Il paroissoit ne pas manquer d'ouvrage.
M. Denham loua un magasin dans Water-Street24, où nous étalâmes nos marchandises. Je m'appliquai au travail; j'étudiai la partie des comptes, et en peu de temps, je devins habile commerçant. Je logeois et mangeois chez M. Denham. Il m'étoit sincèrement attaché, et me traitoit comme s'il eût été mon père. De mon côté, je le respectois et l'aimois. Ma situation étoit heureuse: mais ce bonheur ne fut pas de longue durée.
Au commencement du mois de février 1727, époque où j'entrois dans ma vingt-deuxième année, nous tombâmes malades, M. Denham et moi. Je fus attaqué d'une pleurésie, qui faillit à m'emporter. Je souffrois beaucoup; je crus que c'en étoit fait de moi, et lorsqu'ensuite je commençai à me rétablir, j'éprouvai une autre sorte de peine; j'étois fâché d'avoir encore à éprouver, tôt ou tard, une scène aussi désagréable.
J'avois oublié la maladie de M. Denham. Elle dura long-temps, et enfin il y succomba. Il me laissa, par son testament, un petit legs, comme un témoignage de son amitié; et je me trouvai encore une fois abandonné à moi-même dans ce vaste monde, car l'exécuteur testamentaire s'étant mis à la tête du magasin, je fus congédié.
Mon beau-frère Holmes, qui se trouvoit alors à Philadelphie, me conseilla de reprendre mon premier état. Keimer m'offrit des appointemens considérables, si je voulois me charger de conduire son imprimerie, parce qu'il vouloit lui-même ne s'occuper que de son magasin. Sa femme et les parens, qu'il avoit à Londres, m'avoient donné une mauvaise idée de son caractère, et je répugnois à me lier d'affaires avec lui. Je cherchai à me placer chez quelque marchand, en qualité de commis; mais ne pouvant y réussir tout de suite, j'accédai aux propositions de Keimer.
Voici quels étoient alors ceux qui travailloient dans son imprimerie:
Hugh Meredith, pensylvanien, âgé d'environ trente-cinq ans. Il avoit passé sa jeunesse à cultiver la terre. Il étoit honnête, sensé, avoit quelqu'expérience et aimoit beaucoup la lecture: mais il s'adonnoit trop à la boisson.
Stephen Potts, jeune campagnard sortant de l'école, étant aussi accoutumé aux travaux de l'agriculture, mais doué de qualités qui n'étoient pas communes, et de beaucoup d'intelligence et de gaîté. Il étoit pourtant un peu paresseux. Keimer avoit arrêté ces deux ouvriers à très-bas prix: mais il avoit promis de les augmenter tous les trois mois, d'un schelling par semaine, pourvu qu'ils le méritassent par leurs progrès dans l'art typographique. Cette augmentation de gages étoit l'appât dont il s'étoit servi pour les séduire.
John Savage, irlandois, qui n'avoit appris aucune espèce de métier, et dont Keimer s'étoit procuré le service pour quatre ans, en l'achetant d'un capitaine de navire. Il devoit être pressier.
Un étudiant d'Oxford, nommé George Webb, que Keimer avoit aussi acheté pour quatre ans, et qu'il destinoit à être compositeur. Je ne tarderai pas à parler encore de lui.
Enfin, David Harry, jeune homme de la campagne, entré chez Keimer comme apprenti.
Je m'apperçus bientôt que Keimer ne m'avoit engagé à un prix fort au-dessus de celui qu'il avoit coutume de donner, que pour que je formasse tous ces ouvriers ignorans, qui ne lui coûtant presque rien, et étant tous liés avec lui par des contrats, pourroient, aussitôt qu'ils seroient suffisamment instruits, le mettre en état de se passer de moi. Malgré cela, je fus fidèle à notre accord. L'imprimerie étoit dans la plus grande confusion: je la mis en ordre; et j'amenai insensiblement les ouvriers à être attentifs à leur travail et à l'exécuter d'une assez bonne manière.
Il étoit assez singulier de voir un étudiant d'Oxford, vendu pour le paiement de son passage. Il n'avoit pas plus de dix-huit ans, et voici les particularités qu'il me raconta. Né à Glocester, il avoit été élevé dans une pension, et s'étoit distingué parmi ses camarades, par la manière supérieure dont il jouoit, lorsqu'on leur fesoit représenter des pièces de théâtre. Il étoit membre d'un club littéraire, et plusieurs pièces de vers, et plusieurs morceaux de prose de sa composition, avoient été insérés dans les journaux de Glocester. De là, il fut envoyé à Oxford, où il demeura environ un an. Mais il n'y étoit pas content. Ce qu'il désiroit le plus, c'étoit de voir Londres, et de devenir comédien. Enfin, ayant reçu quinze guinées pour payer le quartier de sa pension, il quitta le collège, cacha sa robe d'écolier dans une haie et se rendit dans la capitale. Là, n'ayant point d'ami qui pût le diriger, il fit de mauvaises connoissances, dépensa bientôt ses quinze guinées, ne trouva aucun moyen de se faire présenter aux comédiens, devint méprisable, mit ses hardes en gage et manqua de pain.
Un jour qu'il marchoit dans la rue, ayant faim et ne sachant que faire, on lui mit dans la main un billet d'enrôleur, par lequel on offroit un repas soudain et une prime à ceux qui voudroient aller servir en Amérique. Aussitôt il se rendit au lieu indiqué dans le billet, s'engagea, fut mis à bord d'un vaisseau, et conduit à Philadelphie, sans avoir jamais écrit une ligne à ses parens, pour les informer de ce qu'il étoit devenu. La vivacité de son esprit et son bon naturel, en fesoient un excellent compagnon: mais il étoit indolent, étourdi et excessivement imprudent.
L'irlandais John déserta bientôt. Je commençai à vivre très-agréablement avec les autres. Ils me respectoient d'autant plus qu'ils voyoient que Keimer étoit incapable de les instruire, et qu'avec moi ils apprenoient tous les jours quelque chose. Nous ne travaillions jamais le samedi, parce que c'étoit le sabbat de Keimer: ainsi nous avions chaque semaine deux jours à consacrer à la lecture.
Je fis de nouvelles connoissances dans la ville parmi les personnes qui avoient de l'instruction. Keimer me traitoit avec beaucoup de politesse et avec une apparente estime; et rien ne me causoit de l'inquiétude, sinon la créance de Vernon, que j'étois encore hors d'état de payer, mes épargnes ayant été jusqu'alors très-peu de chose.
Notre imprimerie manquoit souvent de caractères, et il n'y avoit point en Amérique d'ouvrier qui sût en fondre. J'avois vu pratiquer cet art dans la maison de James à Londres, sans y faire beaucoup d'attention. Cependant, je trouvai le moyen de fabriquer un moule. Les lettres que nous avions me servirent de poinçons; je jetai mes nouveaux caractères en plomb dans des matrices d'argile, et je pourvus ainsi assez passablement à nos besoins les plus pressans.
Je gravois aussi, dans l'occasion, divers ornemens; je fesois de l'encre; je donnois un coup-d'œil au magasin; en un mot, j'étois le factotum de la maison. Mais quelqu'utile que je me rendisse, je m'appercevois chaque jour qu'à mesure que les autres ouvriers se perfectionnoient, mes services devenoient moins importans. Lorsque Keimer me paya le second quartier de mes gages, il me donna à entendre qu'il les trouvoit trop considérables, et qu'il croyoit que je devois lui faire une diminution. Il devint, par degrés, moins poli et affecta davantage le ton de maître. Il trouvoit souvent à reprendre; il étoit difficile à contenter; et il sembloit toujours sur le point d'en venir à une querelle pour se brouiller avec moi.
Malgré cela, je continuai à le supporter patiemment. J'imaginois que sa mauvaise humeur étoit en partie causée par le dérangement et l'embarras de ses affaires. Enfin, un léger incident occasionna notre rupture. Entendant du bruit dans le voisinage, je mis la tête à la fenêtre pour voir ce que c'étoit. Keimer étoit dans la rue; il me vit, et d'un ton haut et courroucé, il me cria de faire attention à mon ouvrage. Il ajouta quelques mots de reproche, qui me piquèrent d'autant plus qu'ils étoient prononcés dans la rue, et que les voisins, que le même bruit avoit attirés à leurs fenêtres, étoient témoins de la manière dont on me traitoit.
Keimer monta sur-le-champ à l'imprimerie, et continua à déclamer contre moi. La querelle s'échauffa bientôt des deux côtés; et Keimer me signifia qu'il falloit que je le quittasse dans trois mois, comme nous l'avions stipulé, regrettant d'être obligé de me garder encore si long-temps. Je lui dis que ses regrets étoient superflus, parce que je consentois à le quitter sur-le-champ. Je pris, en effet, mon chapeau, et je sortis de sa maison, priant Meredith de prendre soin de quelques objets que je laissois, et de les apporter chez moi.
Meredith vint le soir. Nous parlâmes quelque temps du mauvais procédé que je venois d'essuyer. Il avoit conçu une grande estime pour moi, et il étoit affligé de me voir quitter la maison tandis qu'il y restoit. Il m'engagea à renoncer au projet que je formois, de retourner dans ma patrie. Il me rappela que Keimer devoit plus qu'il ne possédoit; que ses créanciers commençoient à être inquiets; qu'il tenoit son magasin d'une manière pitoyable, vendant souvent les marchandises au prix d'achat pour avoir de l'argent comptant, et fesant continuellement crédit sans tenir aucun livre de comptes; que conséquemment il feroit bientôt faillite; et que cela occasionneroit un vide dont je pourrois profiter.
J'objectai mon manque d'argent. Sur quoi il me dit que son père avoit une très-haute opinion de moi, et que d'après une conversation, qui avoit eu lieu entr'eux, il étoit sûr qu'il nous avanceroit tout ce qui seroit nécessaire pour nous établir, si je consentois à entrer en société avec lui.—«Le temps, que je dois rester chez Keimer, ajouta-t-il, expirera au printems prochain. En attendant, nous pouvons faire venir de Londres une presse et des caractères. Je sais que je ne suis pas ouvrier: mais si vous acceptez ma proposition, votre habileté dans le métier sera balancée par les fonds que je fournirai, et nous partagerons également les profits.»
Ce qu'il désiroit étoit raisonnable, et nous fûmes bientôt d'accord. Son père, qui se trouvoit en ville, approuva notre arrangement. Il n'ignoroit pas que j'avois de l'ascendant sur son fils, puisque j'avois réussi à lui persuader de s'abstenir, pendant long-temps, de boire de l'eau-de-vie, et il espéroit que quand je serois plus étroitement lié avec lui, je parviendrois à le faire renoncer entièrement à cette malheureuse habitude.
Je fournis une liste des objets qu'il étoit nécessaire de faire venir de Londres. Il la remit à un négociant, et l'ordre fut aussitôt donné. Nous convînmes que nous garderions le secret jusqu'à l'arrivée de nos caractères et de notre presse, et qu'en attendant, je ferois en sorte de travailler dans une autre imprimerie. Mais il n'y avoit point de place vacante, et je restai oisif.
Au bout de quelques jours Keimer eut l'espoir d'obtenir l'impression de quelque papier-monnoie, pour la province de New-Jersey, impression qui exigeoit des caractères et des gravures que je pouvois seul fournir. Craignant alors que Bradford ne m'engageât et ne lui enlevât cette entreprise, il m'envoya un message très-poli, par lequel il disoit que d'anciens amis ne devoient point rester brouillés pour quelques paroles, qui n'étoient que l'effet d'un moment de colère, et qu'il m'engageoit à retourner chez lui. Meredith me conseilla de me rendre à cette invitation, parce qu'alors il pourroit profiter de mes instructions et se perfectionner dans son état. Je me laissai persuader; et nous vécûmes avec Keimer en meilleure intelligence qu'avant notre séparation.
Keimer eut l'ouvrage de New-Jersey. Pour l'exécuter, je construisis une presse en taille-douce, la première de ce genre qu'on eût vue dans le pays. Je gravai divers ornemens et vignettes. Nous nous rendîmes ensuite à Burlington, où j'imprimai les billets à la satisfaction générale. Keimer reçut, pour cet ouvrage, une somme d'argent, qui le mit en état de tenir long-temps la tête au-dessus de l'eau.
À Burlington, je fis connoissance avec les principaux personnages de la province. Plusieurs d'entr'eux étoient chargés, par l'assemblée, de veiller sur la presse, et d'empêcher qu'on n'imprimât plus de billets que la loi ne l'ordonnoit. En conséquence, ils devoient se tenir tour-à-tour auprès de nous; et celui qui étoit en fonction, amenoit un ou deux de ses amis pour lui tenir compagnie.
J'avois l'esprit plus cultivé par la lecture que Keimer. Aussi nos inspecteurs fesoient-ils plus de cas de ma conversation que de la sienne. Ils m'invitoient à aller chez eux, me présentoient à leurs amis, et me traitoient avec la plus grande honnêteté, tandis qu'ils négligeoient un peu mon maître Keimer. C'étoit, dans le fait, un assez étrange animal, ignorant les usages du monde, prompt à combattre grossièrement les opinions reçues, enthousiaste sur certains points de religion, d'une mal-propreté rebutante, et de plus, un peu fripon.
Nous restâmes près de trois mois dans le New-Jersey; et à compter de cette époque, je pus mettre sur la liste de mes amis, le juge Allen, Samuel Bustil, secrétaire de la province; Isaac Pearson, Joseph Cooper, plusieurs des Smith, tous membres de l'assemblée, et Isaac Deacon, inspecteur-général. Ce dernier étoit un vieillard spirituel et rusé. Il me raconta que dans son enfance il avoit commencé par charier de l'argile pour les briquetiers; qu'il étoit déjà assez âgé lorsqu'il avoit appris à lire et à écrire; qu'ensuite il fut employé à porter la chaîne pour un arpenteur, qui lui apprit son état, et qu'à force d'industrie, il avoit enfin acquis une fortune honnête.
«Je prévois, dit-il, un jour, en me parlant de Keimer, que vous ne tarderez pas à vous mettre à la place de cet homme, et que vous ferez fortune à Philadelphie».—Il ignoroit, cependant alors, si mon intention étoit de m'établir là ou ailleurs.—Les amis, que je viens de nommer, me furent très-utiles par la suite; et je rendis moi-même des services à quelques-uns. Nul d'entr'eux n'a cessé d'avoir de l'estime pour moi.
Avant de raconter les circonstances de mon établissement, peut-être est-il nécessaire de vous dire quels étoient alors mes principes de morale, afin que vous puissiez voir le degré d'influence qu'ils ont eu depuis sur les évènemens de ma vie.
Mes parens m'avoient donné de bonne heure des impressions religieuses; et je reçus, dès mon enfance, une éducation pieuse, dans les principes du calvinisme. Mais à peine fus-je parvenu à l'âge de quinze ans, qu'après avoir eu des doutes tantôt sur un point du dogme, tantôt sur l'autre, suivant que je les trouvois combattus dans les livres que je lisois, je commençai à douter de la révélation même.
Quelques livres contre le déïsme me tombèrent entre les mains. Ils contenoient, disoit-on, la substance des sermons prêchés dans le cabinet où Boyle fesoit ses expériences de physique. Il arriva qu'ils produisirent sur moi un effet précisément contraire à celui qu'on s'étoit proposé en les écrivant; car les argumens du déïsme, qu'on y citoit pour les combattre, me parurent beaucoup plus forts que leur réfutation. En un mot, je devins un vrai déïste.
Ma doctrine pervertit quelques jeunes gens, particulièrement Collins et Ralph. Mais quand je vins, dans la suite, à me rappeler qu'ils avoient, l'un et l'autre, très-mal agi envers moi, sans en avoir le moindre remords; quand je considérai le procédé de Keith, autre esprit fort, et ma propre conduite à l'égard de Vernon et de miss Read, qui me donnoit de temps en temps, beaucoup d'inquiétude, j'entrevis que quelque vraie qu'elle pût être, cette doctrine n'étoit pas très-utile. Je commençai à avoir une idée moins favorable du pamphlet que j'avois composé à Londres, et auquel j'avois mis pour épigraphe ce passage du poëte Dryden: