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Vie de Benjamin Franklin, écrite par lui-même - Tome 1: Suivie de ses œuvres morales, politiques et littéraires

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Oui, tout est bien, malgré nos préjugés divers.

L'homme voit qu'une chaîne embrasse l'univers:

Mais de l'anneau qu'il touche, en vain son œil s'élance;

Il ne peut remonter jusques à la balance,

Où tout, avec sagesse, est pesé dans les cieux25.

Note 25: (retour) Voici les vers anglais:

Whatever is, is right; though purblind man

Sees but a part o' the chain, the nearest link,

His eyes not carrying to the equal beam

That poises all above.

L'objet de ce pamphlet étoit de prouver que, d'après les attributs de Dieu, sa bonté, sa sagesse, sa puissance, rien ne pouvoit être mal dans le monde; que le vice et la vertu n'existoient pas réellement, et n'étoient que de vaines distinctions. Je ne regardai plus cet écrit comme aussi irréprochable que je l'avois d'abord cru; et je soupçonnai qu'il s'étoit glissé, dans mes argumens, quelqu'erreur qui s'étendoit à toutes les conséquences que j'en avois tirées, comme cela arrive souvent dans les raisonnemens métaphysiques. En un mot, je finis par être convaincu que la vérité, la probité, la sincérité, dans les relations sociales, étoient de la plus grande importance pour le bonheur de la vie. Je résolus, dès ce moment, de les pratiquer aussi long-temps que je vivrois, et je consignai cette résolution dans mon journal.

La religion révélée n'avoit, à la vérité, comme telle, aucune influence sur mon esprit. Mais je pensois que, quoique certaines actions pussent n'être pas mauvaises, par la seule raison qu'elle les défendoit, ou bonnes, parce qu'elle les prescrivoit, il étoit pourtant probable que tout bien considéré, ces actions étoient défendues, parce qu'elles étoient dangereuses pour nous, ou commandées parce qu'elles étoient avantageuses par leur nature. Grace à cette persuasion au secours de la divine providence, ou de quelqu'ange protecteur, et peut-être à un concours de circonstances favorables, je fus préservé de toute immoralité et de toute grande et volontaire injustice, dont mon manque de religion m'exposoit à me rendre coupable, dans ce temps dangereux de la jeunesse, et dans les situations hasardeuses où je me trouvai quelquefois, parmi les étrangers et loin des regards et des leçons de mon père.

Peu de temps après mon retour de Burlington, ce que nous avions demandé pour établir notre imprimerie, arriva de Londres. Je réglai mes comptes avec Keimer, et le quittai de son consentement, avant qu'il eût connoissance de mon projet. Nous trouvâmes, Meredith et moi, une maison à louer près du marché. Nous la prîmes. Cette maison, qui depuis a été louée soixante-dix livres sterlings par an, ne nous en coûtoit que vingt-quatre. Pour rendre ce loyer encore moins lourd pour nous, nous cédâmes une partie de la maison à Thomas Godfrey, vitrier, qui vint y demeurer avec sa famille, et chez qui nous nous mîmes en pension.

Nous avions à peine déballé nos caractères et mis notre presse en ordre, que George House, l'une de mes connoissances, m'amena un homme de la campagne, qu'il avoit rencontré dans la rue, cherchant un imprimeur. Nous avions déjà dépensé presque tout notre argent, parce que nous avions été obligés de nous procurer une grande quantité de choses. Le campagnard nous paya cinq schellings, et ce premier fruit de notre entreprise, venant si à propos, me fit plus de plaisir qu'aucune des sommes que je gagnai depuis; et le souvenir de la reconnoissance que George House m'inspira en cette occasion, m'a souvent plus disposé, que je ne l'aurois peut-être été, sans cela, à favoriser les jeunes commençans.

Il y a dans tous les pays, des esprits chagrins, qui aiment à prophétiser le malheur. Un être de cette trempe vivoit alors à Philadelphie. C'étoit un homme riche, déjà avancé en âge, ayant un air de sagesse et une manière de parler sentencieuse. Il se nommoit Samuel Mickle. Je ne le connoissois point: mais il s'arrêta un jour à ma porte, et me demanda si j'étois le jeune homme qui avoit, depuis peu, ouvert une imprimerie. Sur ma réponse affirmative, il me dit qu'il en étoit fâché pour moi; que c'étoit une entreprise dispendieuse, et que l'argent que j'y avois employé seroit perdu, parce que Philadelphie tomboit en décadence, et que tous ses habitans, ou du moins presque tous, avoient déjà été obligés de demander des termes à leurs créanciers. Il ajouta qu'il savoit, d'une manière certaine, que les choses qui pouvoient nous faire supposer le contraire, comme les nouvelles bâtisses, le haussement des loyers, n'étoient que des apparences trompeuses, qui, dans le fait contribuoient à hâter la ruine générale. Il me fit enfin, un si long détail des infortunes qui existoient déjà, et de celles qui devoient bientôt avoir lieu, qu'il me jeta dans une sorte de découragement.

Si j'avois connu cet homme avant de me mettre dans le commerce, je n'aurois sans doute jamais osé m'y hasarder. Cependant il continua à vivre dans cette ville en décadence, et à déclamer de la même manière, refusant pendant plusieurs années, d'acheter une maison, parce que, selon lui, tout alloit chaque jour plus mal; et à la fin, j'eus la satisfaction de lui en voir payer une cinq fois aussi cher qu'elle lui eût coûté, s'il l'avoit achetée quand il commença ses lamentations.

J'aurois dû rapporter que, pendant l'automne de l'année précédente, j'avois réuni la plupart des hommes instruits, que je connoissois, pour former un club, auquel nous donnâmes le nom de Junto, et dont l'objet étoit de perfectionner notre esprit. Nous nous assemblions les vendredis au soir. Les règlemens que je traçai, obligeoient chaque membre de proposer, à son tour, une ou plusieurs questions de morale, de politique ou de philosophie, pour être discutées par la société; et de lire, en outre, une fois tous les trois mois, un essai de sa composition sur un sujet à son choix.

Nos débats devoient avoir lieu sous la direction d'un président, et être dictés par l'amour de la vérité, sans que le plaisir de disputer, et la vanité de triompher, pussent y entrer pour rien. Afin de prévenir toute chaleur déplacée, nous établîmes que, toutes les fois qu'on se permettroit des expressions qui annonceroient trop d'entêtement pour une opinion, ou qu'on se livreroit à des contradictions directes, on payeroit une légère amende.

Les premiers membres de notre club furent:—Joseph Breintnal, notaire. C'étoit un homme dans la maturité de l'âge, doué d'un naturel heureux, très-attaché à ses amis, chérissant la poésie, lisant tout ce qui tomboit sous sa main, écrivant passablement, ingénieux dans beaucoup de petites choses, et d'une conversation agréable.

Thomas Godfrey, habile mathématicien, qui s'étoit formé sans maître, et qui fut ensuite l'inventeur de ce qu'on appelle le Quart de Cercle d'Hadley. Presque tout ce qu'il savoit se bornoit à la connoissance des mathématiques. Il étoit insupportable en société, parce qu'il exigeoit, ainsi que la plupart des géomètres que j'ai rencontrés, une précision inusitée dans tout ce qu'on disoit, et qu'il contrarioit sans cesse ou fesoit des distinctions futiles; vrai moyen de faire manquer le but de toutes les conversations. Il nous quitta bientôt.

Nicolas Scull, arpenteur, qui devint par la suite arpenteur-général de la province. Il aimoit beaucoup les livres et fesoit des vers.

William Parsons, à qui on avoit fait apprendre le métier de cordonnier, mais qui, ayant du goût pour la lecture, acquit de profondes connoissances dans les mathématiques. Il les étudia d'abord dans l'intention d'apprendre l'astrologie, dont il étoit ensuite le premier à rire. Il devint aussi arpenteur-général.

William Mawgridge, menuisier, très-excellent mécanicien, et à tous égards, homme d'un esprit très-solide.

Hugh Meredith, Stephen Potts et George Webb, dont j'ai déjà parlé.

Robert Grace, jeune homme riche, généreux, vif et plein d'esprit. Il aimoit beaucoup l'épigramme, mais encore plus ses amis.

Enfin, William Coleman, commis chez un négociant, et à-peu-près du même âge que moi. Il avoit la tête la plus froide, l'esprit le plus clair, le meilleur cœur, et la morale la plus pure que j'aie presque jamais rencontrés dans aucun homme. Il devint par la suite négociant très-considéré, et l'un de nos juges provinciaux. Notre amitié dura, sans interruption, pendant plus de quarante ans, et ne finit qu'avec la vie de cet homme estimable. Le club continua d'exister presqu'aussi long-temps.

C'étoit la meilleure école de politique et de philosophie, qu'il y eût alors dans toute la province; car, comme nos questions étoient lues dans la semaine qui précédoit celle de leur discussion, nous avions soin de parcourir attentivement les livres qui y avoient quelque rapport, afin de nous mettre en état de parler plus pertinemment. Nous acquîmes aussi l'habitude d'une conversation plus agréable, chaque objet étant discuté conformément à nos règlemens, et de manière à prévenir tout ennui. C'est à cela qu'on doit attribuer la longue existence de notre club, dont j'aurai désormais de fréquentes occasions de parler.

J'en ai fait mention ici, parce que c'étoit un des moyens sur lesquels je pouvois compter pour le succès de mon commerce; chacun des membres fesant ses efforts pour nous procurer de l'ouvrage. Breintnal entr'autres, engagea les quakers à nous donner l'impression de quarante feuilles de leur histoire, dont le reste devoit être fait par Keimer. Nous n'exécutâmes pas cet ouvrage d'une manière supérieure, attendu qu'il étoit à très-bas prix. C'étoit un in-folio, sur du papier pro-patria, en caractère de cicéro, avec de longues notes du plus petit caractère. J'en composois une feuille par jour, et Meredith la mettoit sous presse.

Il étoit souvent onze heures du soir, quelquefois plus tard, avant que j'eusse achevé ma distribution pour le travail du lendemain; car les petits ouvrages, que nous envoyoient de temps en temps nos amis, ne laissoient pas que de nous détourner. J'avois cependant si bien résolu de composer chaque jour une feuille de l'histoire des quakers, qu'un soir, lorsque ma forme étoit imposée et que je croyois avoir achevé mon travail de la journée, un accident ayant rompu cette forme et dérangé deux pages entières, je les distribuai immédiatement, et les composai de nouveau, avant de me mettre au lit.

Cette infatigable assiduité, dont s'appercevoient nos voisins, commença à nous donner de la réputation et du crédit. J'appris, entr'autres choses, que notre imprimerie étant devenue le sujet de la conversation, dans un club de marchands, qui s'assembloient tous les soirs, et l'opinion générale ayant été qu'elle tomberoit, parce qu'il y avoit déjà en ville deux imprimeurs, Keimer et Bradford, cette opinion avoit été combattue par le docteur Bard, que nous avons eu vous et moi, occasion de voir plusieurs années après, dans son pays natal, à St.-André en Écosse.—«L'activité de ce Franklin, dit-il, est supérieure à tout ce que j'ai vu en ce genre. Le soir, en me retirant du club, je le vois encore à l'ouvrage, et le matin il s'y est remis avant que ses voisins soient levés.»

Ce discours frappa le reste de l'assemblée; et bientôt après un de ses membres vint nous trouver, et nous offrit de nous fournir des articles de papeterie. Mais nous ne voulions pas encore nous charger de tenir une boutique.

Ce n'est point pour m'attirer des louanges que j'entre si librement dans les détails sur mon assiduité au travail; c'est pour que ceux de mes descendans, qui liront ces mémoires, connoissent le prix de cette vertu, en voyant dans le récit des évènemens de ma vie, de quel avantage elle m'a été.

George Webb ayant trouvé un ami, qui lui prêta l'argent nécessaire pour racheter son temps, de Keimer, vint un jour s'offrir à nous pour ouvrier. Nous ne pouvions pas l'occuper tout de suite: mais je lui dis imprudemment, en lui recommandant le secret, que je me proposois de publier avant peu une nouvelle feuille périodique, et qu'alors nous lui donnerions de l'ouvrage. Je lui fis part de mes espérances de succès. Elles étoient fondées sur ce que le seul papier que nous avions en ce temps-là à Philadelphie, et qui s'imprimoit chez Bradford, étoit pitoyable, mal dirigé, nullement amusant, et cependant donnoit du profit à son propriétaire. J'imaginois donc qu'un bon ouvrage de ce genre ne pourroit manquer de réussir. Webb dévoila mon secret à Keimer, qui, pour me prévenir, publia sur-le-champ le prospectus d'une feuille, qu'il se proposoit d'imprimer, et à laquelle il devoit employer Webb.

Je fus indigné de ce procédé, et comme je voulois contrecarrer Keimer et Webb, et que je ne pouvois pas encore commencer ma feuille périodique, j'écrivis dans celle de Bradford, quelques pièces amusantes sous le titre du Tracassier, (Busy-Body)26 que Breintnal continua pendant quelques mois. Par ce moyen, j'attirai l'attention du public sur la feuille de Bradford; et le prospectus de Keimer, que nous tournâmes en ridicule, fut regardé avec mépris. Malgré cela, sa feuille fut commencée: mais l'ayant continuée neuf mois de suite, sans avoir plus de quatre-vingt-dix souscripteurs, il me proposa de me la céder pour une bagatelle. J'étois prêt, depuis quelque temps, à entreprendre une pareille affaire; j'acceptai, sans balancer, l'offre de Keimer; et en peu d'années la feuille imprimée pour mon compte, me donna beaucoup de profit.

Note 26: (retour) Une note manuscrite qui se trouve dans la collection du Mercure Américain, conservée dans la bibliothèque de Philadelphie, dit que Franklin écrivit les cinq premiers numéros de ce journal et une partie du huitième.

Je m'apperçois que je suis porté à parler au singulier, quoique ma société avec Meredith continuât. C'est, peut-être, parce que, dans le fait, toute l'entreprise rouloit sur moi. Meredith n'étoit point compositeur, mais pressier médiocre, et rarement il s'abstenoit de trop boire. Mes amis étoient affligés de me voir lié avec lui: mais je fesois en sorte d'en tirer le meilleur parti possible.

Notre premier numéro ne produisit pas plus d'effet que les autres feuilles périodiques de la province, soit pour les caractères, soit pour l'impression: mais certaines remarques, écrites à ma manière, sur la querelle qui s'étoit élevée entre le gouverneur Burnet et l'assemblée de Massachusett, paroissant saillantes à quelques personnes, les firent parler de la feuille et de ceux qui la publioient, et, en peu de semaines, les engagèrent à devenir nos souscripteurs. Beaucoup d'autres suivirent leur exemple; et le nombre de nos abonnés continua à s'accroître.

Ce fut un des premiers bons effets des peines que j'avois prises pour apprendre à former mon style. J'en retirai un autre avantage; c'est qu'en lisant ma feuille, les principaux habitans de Philadelphie, virent dans l'auteur de ce papier un homme si bien en état de se servir de sa plume, et jugèrent qu'il convenoit de le soutenir et de l'encourager.

Les loix, les opinions des membres de l'assemblée et les autres pièces publiques s'imprimoient alors chez Bradford. Une adresse de la chambre au gouverneur de la province, sortit de ses presses, grossièrement exécutée et avec beaucoup d'incorrection. Nous la réimprimâmes d'une manière exacte et élégante, et nous en envoyâmes une copie à chaque membre. Ils apperçurent aussitôt la différence; et cela augmenta tellement l'influence de nos amis dans l'assemblée, que nous fûmes nommés ses imprimeurs pour l'année suivante.

Parmi ces amis, je ne dois pas oublier d'en nommer un, M. Hamilton, dont j'ai déjà parlé dans ces mémoires, et qui étoit revenu d'Angleterre. Il s'intéressa vivement pour moi dans cette occasion, ainsi que dans beaucoup d'autres qui suivirent; et il me conserva sa bienveillance jusqu'à sa mort.

À-peu-près dans le temps dont je viens de faire mention, M. Vernon me rappela ma dette envers lui, mais sans me presser pour le paiement. Je lui écrivis une lettre remplie de témoignages de reconnoissance, en le priant de m'accorder encore un petit délai, à quoi il consentit. Aussitôt que je le pus, je lui payai le capital et les intérêts, et lui renouvelai tous mes remerciemens; de sorte que cette première erreur de ma vie fut presque corrigée.

Mais il me survint alors un autre embarras, auquel je ne croyois pas devoir m'attendre. Le père de Meredith qui, suivant nos conventions, s'étoit chargé de payer en entier le fonds de notre imprimerie, n'avoit payé que cent livres sterlings. Il en étoit encore dû autant; et le marchand impatienté d'attendre, nous fit assigner. Nous fournîmes caution, mais avec la triste perspective que si l'argent n'étoit pas prêt au temps fixé, l'affaire seroit jugée; le jugement mis à exécution, nos belles espérances s'évanouiroient, et nous resterions entièrement ruinés, parce que notre presse et nos caractères seroient vendus, peut-être à moitié prix, pour payer la dette.

Dans cette détresse, deux vrais amis, dont le procédé généreux sera présent à ma mémoire, aussi long-temps que j'aurai la faculté de me souvenir de quelque chose, vinrent me trouver séparément, à l'insçu l'un de l'autre, et sans que j'eusse eu recours à eux. Chacun d'eux m'offrit de m'avancer tout l'argent qu'il me faudroit pour me charger seul de l'imprimerie, si cela étoit praticable; attendu qu'ils ne voyoient pas avec plaisir que je restasse en société avec Meredith, qu'on rencontroit, disoient-ils, souvent ivre dans les rues, et jouant dans les cabarets à bière, ce qui nuisoit beaucoup à notre crédit.

Ces amis étoient William Coleman et Robert Grace. Je leur répondis que tant qu'il resteroit la moindre probabilité que les Meredith rempliroient leurs engagemens, je ne consentirois pas à leur proposer de me séparer d'eux, attendu que je croyois leur avoir de grandes obligations, pour ce qu'ils avoient fait déjà, et pour ce qu'ils étoient encore disposés à faire, s'ils en avoient le pouvoir; mais que s'ils ne pouvoient pas enfin tenir leur promesse, et que notre société fût dissoute, je me croirois alors libre de profiter de la bienveillance de mes amis.

Les choses restèrent quelque temps en cet état. Un jour je dis à mon associé:—«Votre père est peut-être mécontent de ce que vous n'avez qu'une part dans l'imprimerie, et il répugne à faire pour deux ce qu'il feroit pour vous seul. Dites-moi franchement si cela est ainsi. Je vous céderai toute l'entreprise, et je chercherai, de mon côté, à faire comme je pourrai».—«Non, répondit-il, mon père a réellement été trompé dans ses espérances. Il est hors d'état de payer, et je ne veux pas le mettre davantage dans l'embarras. Je sens que je ne suis nullement propre au métier d'imprimeur. J'ai été élevé au travail des champs; et ce fut une folie à moi de venir à la ville, et de me mettre, à l'âge de trente ans, en apprentissage d'un nouveau métier. Plusieurs de mes compatriotes vont s'établir dans la Caroline septentrionale, où le sol est excellent: je suis tenté d'aller avec eux, et de reprendre mon premier état. Vous trouverez, sans doute, des amis qui vous aideront. Si vous voulez vous charger des dettes de la société, rendre à mon père les cent livres sterlings qu'il a avancées, payer mes petites dettes particulières, et me donner trente livres sterlings et une selle neuve, je renoncerai à notre société et laisserai tout ce qui en dépend, entre vos mains.»

Je n'hésitai point à accepter cette proposition. Elle fut écrite, signée et scellée sans délai. Je donnai à Meredith ce qu'il demandoit, et bientôt après il partit pour la Caroline, d'où il m'écrivit l'année suivante deux longues lettres, contenant les meilleurs détails qui eussent été donnés sur cette province, relativement au climat, au sol et à l'agriculture; car il ne manquoit pas de connoissances à cet égard. Je publiai ses lettres dans ma feuille, et elles furent très-bien accueillies du public.

Aussitôt que Meredith fut parti, j'eus recours à mes deux amis; et ne voulant donner à aucun d'eux une préférence désobligeante pour l'autre, j'acceptai de chacun la moitié de ce qu'il m'avoit offert, et qui m'étoit en effet nécessaire. Je payai les dettes de la société, et continuai le commerce pour mon propre compte. J'eus soin, en même-temps d'avertir le public que la société étoit dissoute. Ce fut, je crois, en l'année 1729, ou à-peu-près.

Vers cette époque, le peuple demanda une nouvelle émission de papier-monnoie. Tout celui qui avoit été créé jusqu'alors en Pensylvanie, ne s'élevoit qu'à quinze mille livres sterlings, et il devoit être bientôt éteint. Les habitant riches, prévenus contre tout papier de ce genre, parce qu'ils craignoient sa dépréciation, comme on en avoit eu l'exemple dans la province de la Nouvelle-Angleterre, au préjudice de tous les créanciers, s'opposoient fortement à ce qu'on en créât davantage.

Nous avions discuté cette affaire dans notre club, où je m'étois prononcé en faveur de la nouvelle émission. J'étois convaincu que la première petite somme, fabriquée en 1723, avoit fait beaucoup de bien dans la province, en favorisant le commerce, l'industrie et la population; car depuis, toutes les maisons étoient habitées, et plusieurs autres s'élevoient; tandis que je me souvenois que la première fois que j'avois rodé dans les rues de Philadelphie, en mangeant mon pain, la plupart des maisons de Walnut-Street, Second-Street, Fourth-Street et même plusieurs de celles de Chesnut-Street et ailleurs, portoient des écriteaux qui annonçoient qu'elles étoient à louer; ce qui m'avoit fait penser que les habitans de cette ville l'abandonnoient l'un après l'autre.

Nos débats me mirent si bien au fait de ce sujet, que j'écrivis et publiai un pamphlet anonyme intitulé: Recherches sur la nature et la nécessité d'un papier-monnoie.—Il fut accueilli par les gens de la classe inférieure: mais il déplut aux riches, parce qu'il augmenta les clameurs en faveur de la nouvelle émission. Cependant, comme il n'y avoit dans leur parti aucun écrivain capable de répondre à mon pamphlet, leur opposition devint moins forte; et la majorité de l'assemblée étant pour le projet, il passa.

Les amis que j'avois acquis dans cette assemblée, persuadés qu'en cette occasion j'avois rendu un service essentiel au pays, crurent devoir me récompenser en me donnant l'impression des nouveaux billets. L'ouvrage étoit lucratif, et il vint très à propos pour moi. Ce fut un autre avantage que je dus à mon talent pour écrire.

Le temps et l'expérience démontrèrent si pleinement l'utilité du papier-monnoie, que par la suite, il n'éprouva jamais une grande contradiction; de sorte qu'il monta bientôt jusqu'à cinquante-cinq mille livres sterlings, et en l'année 1739, à quatre-vingt mille livres sterlings. Il s'est élevé, durant la dernière guerre, à trois cents cinquante mille livres sterlings, et pendant ce temps-là, le commerce, le nombre des maisons, la population se sont continuellement accrus. Mais je suis maintenant convaincu qu'il est des bornes au-delà desquelles le papier-monnoie peut être préjudiciable.

Bientôt j'obtins, à la recommandation de mon ami Hamilton, l'impression du papier-monnoie de Newcastle, autre ouvrage avantageux, d'après la manière dont je voyois alors; car de petites choses paroissent importantes aux personnes d'une médiocre fortune; et en effet, elles furent importantes pour moi, parce qu'elles devinrent de grands motifs d'encouragement. M. Hamilton me procura aussi l'impression des loix et des opinions du gouvernement de Newcastle; et je conservai ce travail tant que j'exerçai la profession d'imprimeur.

Sur ces entrefaites, j'ouvris une petite boutique de marchand de papier. J'y tenois des obligations en blanc et des accords de toute espèce, les plus corrects qui eussent encore paru en Amérique. Mon ami Breintnal m'avoit aidé à les dresser. Je vendois aussi du papier, du parchemin, du carton, des livres, et divers autres articles. Un excellent compositeur d'imprimerie nommé Whitemash, que j'avois connu à Londres, vint m'offrir ses services. Je l'engageai, et il travailla diligemment et constamment avec moi. Je pris aussi un apprenti, qui étoit le fils d'Aquila Rose.

Je commençai à payer peu-à-peu la dette que j'avois contractée; et afin d'établir mon crédit et ma réputation, comme commerçant, j'eus soin, non-seulement d'être laborieux et frugal, mais d'éviter toute apparence du contraire. J'étois vêtu simplement, et l'on ne me voyoit jamais dans aucun lieu d'amusement public. Je n'allois ni à la pêche ni à la chasse. Un livre, il est vrai, me détournoit par fois, de mon ouvrage; mais c'étoit rarement, à la dérobée et sans scandale. Pour montrer que je ne me regardois pas comme au-dessus de ma profession, je traînois quelquefois moi-même la brouette, où étoit le papier que j'avois acheté dans les magasins.

Ainsi, je parvins à me faire connoître pour un jeune homme laborieux et très-exact dans ses paiemens. Les marchands qui fesoient venir les articles de papeterie, sollicitoient ma pratique; d'autres m'offroient de me fournir des livres; et mon petit commerce prospéroit.

Pendant ce temps-là, le crédit et les affaires de Keimer diminuoient chaque jour. Il fut enfin forcé de vendre tout ce qu'il avoit pour satisfaire ses créanciers; et il passa à la Barbade, où il vécut quelque temps dans la misère.

David Harry, qui avoit été apprenti chez Keimer, pendant que j'y travaillois, et que j'avois instruit, acheta le fonds de l'imprimerie et succéda à son maître. Je craignis d'abord, d'avoir en lui un puissant concurrent, car il tenoit à une famille opulente et respectée. En conséquence, je lui proposai une association, qu'heureusement pour moi il rejeta avec dédain. Il étoit extrêmement vain, se croyoit un homme très-élégant, fesoit de la dépense, aimoit les plaisirs et se tenoit rarement chez lui. Bientôt, ne trouvant plus rien à faire dans le pays, il prit, comme Keimer, le chemin de la Barbade, où il emporta ses matériaux d'imprimerie; et là, l'apprenti employa, comme ouvrier, son ancien maître. Ils se querelloient continuellement. Harry s'endetta de nouveau, et fut obligé de vendre sa presse et ses caractères, et de retourner en Pensylvanie, pour reprendre son premier état d'agriculteur. Celui qui acheta son imprimerie, chargea Keimer de la diriger: mais ce dernier mourut peu d'années après.

Il ne me restoit, à Philadelphie, d'autre concurrent que Bradford, qui, étant riche, n'entreprenoit d'imprimer des livres que de temps en temps et lorsqu'il rencontroit des ouvriers. Il ne se soucioit nullement d'étendre son commerce. Cependant, il avoit un avantage sur moi: il tenoit le bureau de la poste; et on s'imaginoit d'après cela, qu'il étoit mieux à même de se procurer des nouvelles. Sa gazette passoit pour être plus propre que la mienne, à avertir les acheteurs, et en conséquence, on y inséroit plus d'annonces. Cette source, d'un grand profit pour lui, étoit véritablement à mon détriment. En vain je me procurois les autres papiers-nouvelles, et j'envoyois le mien par la poste; le public étoit persuadé de mon insuffisance à cet égard; et je ne pouvois, en effet, y remédier qu'en gagnant les courriers, qui étoient obligés de me servir à la dérobée, parce que Bradford avoit la malhonnêteté de le leur défendre. Cette conduite excita mon ressentiment; j'en eus même tant d'horreur que, lorsqu'ensuite je succédai à Bradford, dans la place de directeur de la poste, je me gardai bien d'imiter son exemple.

J'avois jusqu'alors continué à manger avec Godfrey, qui occupoit, avec sa femme et ses enfans, une partie de ma maison. Il tenoit, en outre, la moitié de la boutique, pour son métier de vitrier: mais il travailloit peu, parce qu'il étoit continuellement absorbé dans les mathématiques.

Mistriss Godfrey forma le projet de me marier avec la fille d'un de ses parens. Elle ménagea diverses occasions de nous faire trouver ensemble; et elle vit bientôt que j'étois épris, ce qui ne fut point difficile, la jeune personne étant douée de beaucoup de mérite.

Les parens favorisèrent mon inclination, en m'invitant continuellement à souper, et me laissant seul avec leur fille, jusqu'à ce qu'il fût, enfin, temps d'en venir à une explication.

Mistriss Godfrey se chargea de négocier notre petit traité. Je lui fis entendre que je m'attendois à recevoir, avec la jeune personne, une dot, qui me mît au moins en état d'acquitter le restant de la dette contractée pour mon imprimerie. Ce restant ne s'élevoit plus, je crois, qu'à cent livres sterlings. Elle m'apporta pour réponse, que les parens n'avoient pas une pareille somme à leur disposition. J'observai qu'ils pouvoient aisément se la procurer en donnant une hypothèque sur leur maison. Au bout de quelques jours, ils me firent dire qu'ils n'approuvoient pas le mariage; qu'ayant consulté Bradford, ils avoient appris que le métier d'imprimeur n'étoit pas lucratif; que mes caractères seroient bientôt usés, et qu'il faudroit en acheter de neufs; que Keimer et Harry avoient manqué, et que vraisemblablement je ferois comme eux. En conséquence, on m'interdit la maison, et on défendit à la jeune personne de sortir.

J'ignore s'ils avoient réellement changé d'intention, ou bien s'ils usoient d'artifice, dans l'idée que leur fille et moi, nous étant engagés trop avant pour nous désister, nous trouverions le moyen de nous marier clandestinement; ce qui leur laisseroit la liberté de ne nous donner que ce qu'il leur plairoit. Mais soupçonnant ce motif, je ne remis plus le pied chez eux.

Quelque temps après, mistriss Godfrey me dit qu'ils étoient très-favorablement disposés à mon égard, et qu'ils désiroient de renouer avec moi. Mais je déclarai que j'étois fermement résolu à ne plus avoir aucun rapport avec cette famille. Les Godfrey en furent piqués, et comme nous ne pouvions plus être d'accord, ils quittèrent la maison et allèrent demeurer ailleurs. Je résolus, dès-lors, de ne plus prendre de locataires.

Cette affaire ayant tourné mes pensées vers le mariage, je regardai autour de moi, et cherchai en quelques endroits à former une alliance. Mais je m'apperçus bientôt que la profession d'imprimeur étant généralement regardée comme un pauvre métier, je ne devois pas m'attendre à trouver de l'argent avec une femme, à moins que je ne désirasse en elle aucun autre charme. Cependant, cette passion de jeunesse, si difficile à gouverner, m'avoit souvent entraîné dans des intrigues avec des femmes méprisables, qui m'occasionnoient de la dépense et des embarras, et qui m'exposoient sans cesse à gagner une maladie que je craignois plus que toute autre chose: mais je fus assez heureux pour échapper à ce danger.

En qualité de voisin et d'ancienne connoissance, j'avois entretenu une liaison d'amitié avec les parens de miss Read. Ils avoient conservé de l'affection pour moi, depuis le temps que j'avois logé dans leur maison. J'étois souvent invité à aller les voir. Ils me consultoient sur leurs affaires, et je leur rendois quelques services. Je me sentois touché de la triste situation de leur fille, qui étoit presque toujours mélancolique et ne cherchoit que la solitude. Je regardois mon inconstance et mon oubli, pendant mon séjour à Londres, comme la principale cause de son malheur, quoique sa mère eût la bonne foi de s'en attribuer uniquement la faute, parce qu'après avoir empêché notre mariage avant mon départ, elle l'avoit engagée à en épouser un autre en mon absence.

Notre tendresse mutuelle se ralluma. Mais il y avoit de grands obstacles à notre union. Quoique le mariage de miss Read passât pour n'être point valide, son mari ayant, disoit-on, une première femme vivante en Angleterre, il étoit difficile d'en obtenir la preuve à une si grande distance; et quoiqu'on eût déjà rapporté que cet homme étoit mort, nous n'en avions pas la certitude; d'ailleurs, en supposant que cela fût vrai, il avoit laissé beaucoup de dettes, pour le paiement desquelles il étoit à craindre que son successeur ne fût inquiété. Cependant, nous passâmes par-dessus toutes ces difficultés; et j'épousai miss Read, le premier septembre 1730.

Nous n'éprouvâmes aucun des inconvéniens que nous avions craint. Elle fut pour moi une bonne et fidèle compagne, et contribua essentiellement au succès de mon magasin. Nous prospérâmes ensemble; et notre étude continuelle fut de nous rendre mutuellement heureux. Ainsi, je corrigeai, autant que je le pus, le tort que j'avois eu envers miss Read, lequel étoit, comme je l'ai dit, une des grandes erreurs de ma jeunesse.

Notre club n'étoit point alors établi dans une taverne. Nous tenions nos assemblées chez Robert Grace, qui avoit fait arranger une chambre exprès. L'un des membres observa un jour que, puisque nos livres étoient fréquemment cités dans le cours de nos discussions, il seroit convenable de les avoir tous dans le lieu de nos assemblées, afin de les consulter au besoin. Il ajouta qu'en formant ainsi de nos différentes bibliothèques, une bibliothèque commune, chacun de nous auroit l'avantage de se servir des livres de tous les autres, ce qui seroit presque la même chose que si chacun possédoit tout. Cette idée fut approuvée; et en conséquence, chacun de nous prit chez soi tous les livres qu'il crut devoir fournir, et nous les plaçâmes dans le fond de la salle du club. Cette collection ne fut pas aussi nombreuse que nous nous y attendions; et quoique nous eussions occasion de les feuilleter souvent, nous nous apperçûmes, au bout d'environ un an, que le défaut de soin leur avoit un peu nui. Nous convînmes alors de séparer la collection, et chacun remporta ses livres chez soi.

Ce fut à cette époque que j'eus la première idée d'établir, par souscription, une bibliothèque publique. J'en fis le Prospectus. Les conditions furent rédigées suivant les formes d'usage, par le procureur Brockden; et mon projet réussit, comme on le verra par la suite...


Ici s'arrête ce qu'on a pu se procurer de ce que Franklin a écrit de sa vie. On prétend que le manuscrit qu'il a laissé s'étend un peu plus loin; et nous espérons qu'il sera tôt ou tard publié. Il y a lieu de croire que les lecteurs seront satisfaits de la simplicité, de la raison, de la philosophie, qui caractérisent ce qui précède; c'est pourquoi nous croyons devoir y joindre la continuation qu'en a faite le docteur Stuber27 de Philadelphie, l'un des intimes amis de Franklin.

Note 27: (retour) Le docteur Stuber naquit à Philadelphie, d'une famille allemande qui s'y étoit établie. Il fut envoyé jeune au collége, où son esprit, son goût pour l'étude, et la douceur de son caractère lui acquirent l'affection de ses instituteurs. Après avoir passé par les différentes classes du collége, en beaucoup moins de temps qu'on a coutume de le faire, il en sortit, n'étant encore âgé que de seize ans.—Peu de temps après, il commença à étudier la médecine; l'ardeur avec laquelle il s'y livra, les progrès qu'il y fit, donnoient à ses amis, raison d'espérer qu'il se rendroit un jour utile et célèbre dans cette carrière. Cependant, comme sa fortune étoit très-bornée, il cessa bientôt de croire que l'état de médecin pût lui convenir; et après avoir pris un grade et s'être rendu capable de cultiver avec succès l'art de guérir, il y renonça pour se livrer à l'étude de la jurisprudence. Mais la mort vint interrompre le cours de ses travaux, avant qu'il eût le temps de cueillir le fruit des talens dont il étoit doué, et des soins qu'il avoit pris, en consacrant sa jeunesse aux sciences et à la littérature.


La culture des lettres avoit été long-temps négligée en Pensylvanie. Les habitans étoient, pour la plupart, trop attachés à des affaires d'intérêt, pour songer à s'occuper des sciences; et le petit nombre de ceux que leur inclination portoit à l'étude, ne pouvoit s'y livrer que difficilement, parce que les collections de livres étoient trop bornées.

Dans ces circonstances, l'établissement d'une bibliothèque publique fut un important évènement. Franklin fut le premier qui le proposa, vers l'année 1731. Cinquante personnes s'empressèrent de souscrire pour quarante schellings chacune, et s'obligèrent en outre, de payer annuellement dix schellings. Peu-à-peu, le nombre des souscripteurs augmenta; et en 1742, ils formèrent une société, qui prit le titre de Compagnie de la Bibliothèque de Philadelphie.

À l'exemple de cette société, il s'en forma plusieurs autres dans la même ville: mais toutes finirent par se réunir à la première qui, par ce moyen, acquit un surcroît considérable de livres et de revenu. À présent, elle contient environ huit mille volumes sur divers sujets, un assez grand nombre de machines et d'instrumens de physique, et une petite collection d'objets d'histoire naturelle et de productions des arts, indépendamment d'une riche propriété territoriale. La société a fait récemment bâtir dans Fifth-Street, une maison élégante sur le frontispice de laquelle doit être placée la statue, en marbre, de son fondateur, Benjamin Franklin.

Cette société fut extrêmement encouragée par les amis des lettres et de la littérature en Amérique et dans la Grande-Bretagne. La famille du célèbre Penn, se distingua par les dons qu'elle lui fit. On ne doit pas oublier de citer aussi parmi les premiers zélateurs de cette institution, le docteur Peter Collinson, ami et correspondant de Franklin. Non-seulement il fit lui-même à la société des présens considérables, et lui en procura de la part d'autres personnes, mais il se chargea des affaires qu'elle pouvoit avoir à Londres, lui indiquant les bons livres, les achetant et les lui expédiant. Ses connoissances étendues, et son zèle pour les progrès des sciences, le rendoient capable de justifier de la manière la plus avantageuse la confiance que la société avoit en lui. Il la servit pendant plus de trente années consécutives, et il refusa constamment toute espèce de récompense. Durant ce temps-là, les directeurs étoient exactement instruits par lui, de tous les perfectionnemens et les inventions qui avoient lieu dans les arts, en agriculture et en philosophie.

Les avantages de cette institution furent bientôt évidens. Ils n'étoient point le partage des seuls riches. Le peu qu'il en coûtoit pour devenir membre de la société, la rendit aisément accessible. Les citoyens des classes mitoyennes et même des dernières classes, y furent admis comme les autres. De là s'étendit parmi tous les habitans de Philadelphie, un certain degré d'instruction, qu'on trouve rarement dans les autres villes.

L'exemple fut bientôt suivi. Il s'établit des bibliothèques en différens endroits; et elles sont maintenant très-multipliées dans les États-Unis, particulièrement en Pensylvanie. On doit même espérer que le nombre en augmentera encore, et que les lumières s'étendront de toutes parts. Ce sera le meilleur garant de notre liberté. Une nation d'hommes éclairés, qui ont appris de bonne heure à connoître et à estimer les droits, que Dieu leur a donnés, ne peut être réduite à l'esclavage. La tyrannie est toujours la compagne de l'ignorance; mais elle fuit devant le flambeau de l'instruction. Que les Américains encouragent donc les institutions propres à répandre les connoissances parmi le peuple; et qu'ils n'oublient pas que parmi ces institutions, les bibliothèques publiques ne sont pas les moins importantes.

En 1732, Franklin commença à publier l'Almanach du Bon-homme Richard, ouvrage remarquable par le grand nombre de maximes simples et précieuses, qu'il contient, et qui tendent toutes à faire sentir les avantages de l'industrie et de la frugalité. Cet almanach parut plusieurs années de suite; et dans le dernier volume toutes les maximes furent rassemblées dans un discours intitulé: Le Chemin de la Fortune, ou la Science du Bon-homme Richard. Ce morceau a été traduit dans plusieurs langues, et inséré dans divers ouvrages28. Il a été aussi imprimé sur une grande feuille de papier, et on le voit encadré dans plusieurs maisons de Philadelphie. Il contient peut-être le meilleur systême d'économie-pratique, qui ait jamais paru. Il est écrit d'une manière intelligible pour tout le monde; et il ne peut manquer de convaincre ceux qui le lisent, de la justesse et de l'utilité des observations et des avis qu'il renferme.

Note 28: (retour) Il est si intéressant, que nous avons cru devoir le joindre à ce recueil.

L'almanach de Franklin eut un tel succès, qu'on en vendit dix mille dans l'année, nombre qui doit paroître très-considérable, si l'on réfléchit qu'à cette époque l'Amérique n'étoit pas encore très-peuplée. On ne peut pas douter que les salutaires leçons, contenues dans cet almanach, n'aient fait une impression favorable sur plusieurs de ses lecteurs.

Peu de temps après, Franklin entra dans sa carrière politique. En 1736, il fut nommé secrétaire de l'assemblée générale de Pensylvanie; et réélu tous les ans pour la même place, jusqu'à ce qu'on l'éleva à celle de représentant de la ville de Philadelphie.

Bradford, étant chargé de la direction de la poste, avoit, comme l'a observé Franklin lui-même, l'avantage de répandre sa gazette plus facilement que les autres, et par conséquent de la rendre plus propre à faire circuler les annonces des marchands. Franklin obtint, à son tour, cet avantage. Il fut nommé en 1737, directeur des postes de Philadelphie. Tandis que Bradford avoit occupé cette place, il en avoit agi indignement envers Franklin, en s'opposant, de tout son pouvoir, à la circulation de son papier-nouvelle: mais lorsque Franklin eut la facilité de prendre sa revanche, la noblesse de son ame ne lui permit point d'imiter son lâche concurrent.

La police de Philadelphie avoit établi dès long-temps des gardes de nuit29, qui sont, à-la-fois, chargés de prévenir les vols et de donner l'alarme en cas de feu. Cet emploi est peut-être l'un des plus importans qu'on puisse confier à une classe d'hommes quelconque. Mais les règlemens à cet égard n'étoient pas stricts. Franklin entrevit le danger qui pouvoit en résulter; et il proposa des arrangemens, pour obliger les gardes à veiller avec plus de soin, sur la vie et la propriété des citoyens. L'avantage de ces changemens fut aisément reconnu, et on ne balança pas à les adopter.

Note 29: (retour) Ils ont, comme en Angleterre, le nom de Watchmen, et crient exactement l'heure qui sonne.

Rien n'est plus dangereux que les incendies pour des villes qui s'agrandissent. Les autres causes, qui peuvent leur nuire, agissent lentement et presqu'imperceptiblement: mais celle-ci détruit en un moment les travaux des siècles. On devroit donc multiplier, dans toutes les cités, les moyens d'empêcher le feu de s'étendre. Franklin en sentit bientôt la nécessité; et vers l'année 1738, il forma, à Philadelphie, la première compagnie pour éteindre les incendies. Son exemple ne tarda pas à être suivi; et on compte maintenant, dans cette ville, plusieurs compagnies du même genre. C'est à ces institutions qu'on doit, en grande partie, attribuer la promptitude avec laquelle les incendies sont éteints à Philadelphie, et le peu de dommage que cette ville a éprouvé de ces sortes d'accidens.

Peu de temps après, Franklin suggéra le plan d'une association pour assurer les maisons contre le feu. Cette association eut lieu. Elle subsiste encore; et l'expérience a montré combien elle est utile.

Il paroît que, dès l'instant où les Européens se sont établis en Pensylvanie, un esprit de dispute a régné parmi les habitans de cette province. Pendant la vie de William Penn, la constitution de la colonie fut changée trois fois. Depuis cette époque, l'histoire de ce pays n'offre guère qu'un tableau des querelles, qui ont eu lieu entre les propriétaires, ou les gouverneurs et l'assemblée. Les propriétaires prétendoient que leurs terres devoient être exemptes d'impôts. L'assemblée soutenoit le contraire. L'objet de cette dispute se renouveloit à chaque instant, et s'opposoit à l'établissement des loix les plus salutaires. Par ce moyen, le peuple se trouvoit souvent dans de très-grands embarras.

Lorsqu'en l'année 1744, l'Angleterre étoit en guerre avec la France, quelques Français et quelques Indiens firent des incursions sur les frontières de la province. Les habitans de ces frontières n'étoient pas en état de leur résister. Il devint nécessaire que les citoyens s'armassent pour leur défense. Le gouverneur Thomas demanda alors à l'assemblée une loi pour une levée de milice. L'assemblée ne voulut consentir à l'accorder qu'à condition qu'il donneroit lui-même sa sanction à certaines loix favorables aux intérêts du peuple. Mais le gouverneur, qui croyoit ces loix nuisibles aux propriétaires, refusa de les approuver; et l'assemblée se sépara sans avoir rien statué relativement aux milices.

La province étoit alors dans une situation très-alarmante. Exposée à des invasions continuelles de la part de l'ennemi, elle restoit sans aucun moyen de défense. Dans cette crise, Franklin ne resta point oisif. Il proposa, dans une assemblée des citoyens de Philadelphie, une association volontaire pour la défense du pays. Son plan fut si bien approuvé que douze cents personnes le signèrent sur-le-champ. On en fit circuler des copies dans toute la province; et, en peu de temps, le nombre des signataires s'éleva jusqu'à dix mille. Franklin fut choisi pour colonel du régiment de Philadelphie: mais il ne jugea pas à propos d'accepter cet honneur.

Des objets d'un genre bien différent attiroient la plus grande partie de son attention, et l'occupèrent même pendant quelques années. Il suivoit avec un cours d'expériences électriques tout le désir, que les philosophes de ce temps-là avoient de s'illustrer par des découvertes.

De toutes les branches de la physique expérimentale, l'électricité avoit été jusqu'alors la moins connue. Théophraste et Pline ont fait mention du pouvoir attractif de l'ambre, et après eux, tous les autres naturalistes en ont parlé. En l'année 1600, Gilbert, physicien anglais, augmenta considérablement le catalogue des substances qui ont la propriété d'attirer les corps légers. Boyle, Otto Guericke, bourguemestre de Magdebourg, célèbre par l'invention de la machine pneumatique, le docteur Wal et l'illustre Isaac Newton ont ajouté quelques faits à ceux de Gilbert. Guericke observa le premier le pouvoir répulsif de l'électricité, et la lumière et le bruit qu'elle produit. En 1709, Hawkesbec publia des expériences et des observations importantes sur le même sujet.

L'électricité fut ensuite assez long-temps négligée. Mais en 1728, M. Grey s'en occupa avec beaucoup d'ardeur. Ce savant et son ami Wheeler firent un grand nombre d'expériences, dans lesquelles ils démontrèrent que l'électricité pouvoit être communiquée d'un corps à l'autre, même sans qu'il y eût un contact immédiat, et que de cette manière, on pouvoit la conduire à une grande distance. M. Grey découvrit encore qu'en suspendant une baguette de fer avec des cordons de soie ou de cheveux, et mettant au-dessous d'elle un tube agité, on pouvoit retirer des étincelles des extrémités de cette baguette, et y appercevoir de la lumière dans l'obscurité.

M. Dufay, intendant du Jardin des Plantes, à Paris, fit aussi plusieurs expériences, très-utiles aux progrès de l'électricité. Il en découvrit deux sortes, qu'il distingua sous les noms de vitreuse et de résineuse; la première, produite par le frottement du verre, et la seconde excitée par le soufre, la cire à cacheter et quelques autres substances: mais il l'abandonna ensuite comme erronée.

Depuis 1739 jusqu'en 1742, Desaguliers s'occupa beaucoup de l'électricité. Mais ses travaux furent de peu d'importance. Il se servit pourtant le premier, des termes de conducteurs et d'électrique, par soi-même.

En 1742, plusieurs savans allemands firent des expériences d'électricité. Les principaux d'entr'eux étoient le professeur Boze de Wittemberg, le professeur Winkler de Leipsic, Gordon, bénédictin écossais et professeur de philosophie à Erfurt, et le docteur Ludolf de Berlin. Le résultat de leurs recherches étonna l'Europe. Ils se servoient de grandes machines, et par ce moyen ils pouvoient recueillir une quantité considérable d'électricité, et produire des phénomènes qui n'avoient point été jusqu'alors observés. Ils tuèrent de petits oiseaux, et mirent le feu à de l'esprit-de-vin.

Leurs expériences excitèrent la curiosité des autres philosophes. Vers l'année 1745, Collinson envoya à la compagnie de la bibliothèque de Philadelphie, un détail de ces expériences, avec une machine électrique et des instructions sur la manière de s'en servir. Franklin et quelques-uns de ses amis, entreprirent aussitôt un cours d'expériences, dont le résultat est bien connu.

Franklin devint bientôt en état de faire plusieurs découvertes importantes, et de donner l'explication théorique de divers phénomènes. Ses idées à cet égard ont été universellement adoptées, et immortaliseront son nom. Il fit part de toutes ses observations à son ami Collinson, à qui il écrivit, en conséquence, une série de lettres, dont la première est datée du 28 mars 1747. C'est là qu'il fit connoître la propriété qu'ont toutes les pointes, d'attirer et d'écarter la matière électrique, propriété qui avoit jusqu'alors échappé à la sagacité des physiciens. Il reconnut aussi le premier, un plus et moins, ou un état positif et négatif d'électricité. Nous n'hésitons point à lui faire honneur de cette découverte, quoique les Anglais l'aient attribuée à leur compatriote Watson. L'écrit, où Watson en fait mention, est daté du 21 janvier 1748; et celui de Franklin est du 11 juillet 1747, c'est-à-dire, de plus de six mois antérieur à l'autre.

Enfin, d'après sa théorie, Franklin expliqua d'une manière satisfaisante, les phénomènes de la bouteille de Leyde, phénomènes qui, d'abord observés par M. Cuneus, ou par le professeur Muschenbroeck de Leyde, ont long-temps embarrassé les physiciens. Il démontra clairement que quand on chargeoit la bouteille, elle ne contenoit pas plus d'électricité qu'auparavant, parce que plus elle en recevoit d'un côté, plus elle en rejetoit de l'autre; et qu'il suffisoit d'établir entre les deux côtés une communication, pour opérer le retour de l'équilibre, de manière qu'il ne restoit plus aucun signe d'électricité.

Il prouva ensuite, par expérience, que l'électricité ne résidoit pas dans la garniture de la bouteille, mais dans les pores du verre même. Après qu'une bouteille fut électrisée, il en changea la garniture, et trouva, qu'en y en appliquant une nouvelle, il en partoit encore un choc électrique.

En 1749, il songea à expliquer les phénomènes de la foudre et des aurores boréales, d'après les principes de l'électricité. Il avança qu'il y avoit plusieurs traits d'analogie entre les effets de l'électricité et ceux de la foudre; et il présenta à l'appui de cette assertion, un grand nombre de faits, et de raisonnemens tirés de ces faits. La même année, il conçut l'audacieuse et admirable idée de démontrer la vérité de son systême, en attirant la foudre, par le moyen d'une barre de fer terminée en pointe, et élevée dans la région des nuages. Même dans cette expérience incertaine, le désir d'être utile au genre-humain se montre d'une manière frappante.

Admettant l'identité de la foudre et de la matière électrique, et connoissant la double propriété qu'ont les pointes d'écarter les corps chargés d'électricité, et d'attirer ce fluide doucement et imperceptiblement, il suggéra l'idée de préserver les maisons et les vaisseaux du danger de la foudre, en y plaçant des barres de fer pointues, qui en surmonteroient de quelques pieds la partie la plus élevée, et descendroient aussi de quelques pieds, soit dans la terre, soit dans l'eau. Il conclut que l'effet de ces barres seroit d'écarter le nuage à une distance où l'éclat de la foudre ne pourroit pas se faire sentir; d'en détacher la matière électrique, ou du moins, de la conduire jusque dans la terre, sans qu'elle pût être dangereuse pour le bâtiment.

Ce ne fut que dans l'été de 1752, qu'il put démontrer efficacement sa grande découverte. La méthode qu'il avoit d'abord proposée, étoit de placer sur une haute tour ou sur quelqu'autre édifice élevé une guérite, au-dessus de laquelle seroit une pointe de fer isolée, c'est-à-dire, plantée dans un gâteau de résine. Il pensoit que les nuages électriques, qui passeroient au-dessus de cette pointe, lui communiqueroient une partie de leur électricité, ce qui deviendroit sensible par les étincelles, qui en partiroient toutes les fois qu'on en approcheroit une clef, la jointure du doigt ou quelqu'autre conducteur.

Philadelphie n'offroit alors aucun moyen de faire une pareille expérience. Tandis que Franklin attendoit impatiemment qu'on y élevât une pyramide, il lui vint dans l'idée qu'il pourroit avoir un accès bien plus prompt dans la région des nuages, par le moyen d'un cerf-volant ordinaire, que par une pyramide. Il en fit un en étendant sur deux bâtons croisés un mouchoir de soie, qui pouvoit mieux résister à la pluie que du papier. Il garnit d'une pointe de fer le bâton qui étoit verticalement posé. La corde étoit de chanvre comme à l'ordinaire; et Franklin en noua le bout à un cordon de soie, qu'il tenoit dans sa main. Il y avoit une petite clef attachée à l'endroit où la corde de chanvre se terminoit.

Aux premières approches d'un orage, Franklin se rendit dans les prairies qui sont aux environs de Philadelphie. Il étoit avec son fils, à qui seul il avoit fait part de son projet, parce qu'il craignoit le ridicule, qui trop communément, pour l'intérêt des sciences, accompagne les expériences qui ne réussissent pas. Il se mit sous un hangard pour être à l'abri de la pluie. Son cerf-volant étoit en l'air. Un nuage orageux passa au-dessus: mais aucun signe d'électricité ne se manifestoit encore. Franklin commençoit à désespérer du succès de sa tentative, quand tout-à-coup il observa que quelques brins de la corde de chanvre s'écartoient l'un de l'autre et se roidissoient. Il présenta aussitôt son doigt fermé à la clef, et il en tira une forte étincelle. Quel dut être alors le plaisir qu'il ressentit! De cette expérience dépendoit le sort de sa théorie. Il savoit que s'il réussissoit, son nom seroit placé parmi les noms de ceux qui avoient agrandi le domaine des sciences; mais que s'il échouoit, il seroit inévitablement exposé au ridicule, ou, ce qui est encore pire, à la pitié, qu'on a pour un homme qui, quoique bien intentionné, n'est qu'un faible et inepte fabricateur de projets.

On peut donc aisément concevoir avec quelle anxiété il attendoit le résultat de sa tentative. Le doute, le désespoir avoient commencé à s'emparer de lui, quand le fait lui fut si bien démontré, que les plus incrédules n'auroient pu résister à l'évidence. Plusieurs étincelles suivirent la première. La bouteille de Leyde fut chargée, le choc reçu; et toutes les expériences qu'on a coutume de faire avec l'électricité furent renouvelées.

Environ un mois avant l'époque, où Franklin fit son expérience du cerf-volant, quelques savans français avoient completté sa découverte, d'après la manière qu'il avoit d'abord indiquée lui-même. On refusa, dit-on, d'insérer, parmi les Mémoires de la Société royale de Londres, les lettres qu'il adressa au docteur Collinson. Mais ce dernier les réunit en un volume, et les publia sous le titre de Nouvelles Expériences et Observations sur l'Électricité, faites à Philadelphie, en Amérique.

Ces lettres furent lues avec avidité, et on les traduisit bientôt en différentes langues. La première traduction française en étoit très-incorrecte; cependant, le célèbre Buffon fut extrêmement satisfait des idées qu'elle contenoit, et il répéta, avec succès, les expériences de Franklin. Il engagea en même-temps son ami Dalibard à donner à ses compatriotes une traduction plus correcte de l'ouvrage du physicien de Philadelphie; ce qui contribua beaucoup à répandre en France la connoissance des principes de Franklin. Louis XV entendant parler de l'électricité, témoigna le désir d'en voir des expériences; et pour le satisfaire, le physicien Delor en fit un cours dans la maison du duc d'Ayen, à Saint-Germain.

Les applaudissement qu'on prodigua alors aux découvertes de Franklin, excitèrent en Buffon, Dalibard et Delor, un vif désir de constater la vérité de son systême, sur les moyens d'écarter la foudre. Buffon plaça une barre de fer pointue et isolée, sur la tour de Montbar; Dalibard en mit une à Marly-la-Ville, et Delor une sur sa maison de l'Estrapade, l'un des quartiers les plus élevés de Paris. La première de ces machines, qui parut électrisée, fut celle de Dalibard. Le 10 mai 1752, un nuage électrique passa au-dessus d'elle. Dalibard étoit absent: mais Coiffier, menuisier, auquel il avoit laissé des instructions, et Raulet, prieur de Marly-la-Ville, tirèrent beaucoup d'étincelles de la barre électrisée30. On rendit compte de cette expérience à l'Académie des Sciences, dans un mémoire composé par Dalibard, et daté du 13 mai 1752.

Note 30: (retour) Elle avoit quarante pieds de longueur.

Le 18 du même mois, la barre que Delor avoit élevée sur sa maison, produisit les mêmes effets que celle de Dalibard. Ce succès excita bientôt les autres physiciens de l'Europe, à répéter l'expérience. Mais nul d'entr'eux ne se signala plus qu'un moine de Turin, le père Beccaria, aux observations duquel les sciences doivent beaucoup.

Jusque dans les froides contrées de la Russie, on sentit l'ardeur de participer à ces brillantes découvertes. Le professeur Richman donnoit droit d'espérer qu'il ajouteroit aux connoissances déjà acquises, lorsqu'un coup, parti de la barre qui servoit à ses expériences, mit un terme à sa vie. Les amis des sciences regretteront long-temps cette victime de l'électricité.

D'après toutes ces expériences, la théorie de Franklin fut établie de la manière la plus solide. Cependant, quand on ne put plus douter de la vérité de cette théorie, l'envie essaya d'en rabaisser le mérite. Il étoit des hommes qui regardoient comme trop humiliant pour eux, qu'un Américain, un habitant d'une ville encore peu célèbre, un homme dont le nom étoit à peine connu, fût en état de faire des découvertes, et de présenter des théories qui avoient échappé aux recherches des philosophes les plus éclairés de l'Europe. On prétendit que cet homme devoit à quelqu'autre l'idée de son systême, et qu'il étoit impossible qu'il eût fait lui-même les découvertes qu'il s'attribuoit. On dit que dès l'année 1748, l'abbé Nollet avoit indiqué dans ses Leçons de Physique, l'analogie entre l'électricité et la matière de la foudre.

Il est certain que l'abbé Nollet en fait mention: mais il n'en parle que comme d'une simple conjecture, et il ne propose aucune manière d'en démontrer la vérité. Il reconnoît ensuite lui-même que Franklin a, le premier, eu la courageuse idée de faire descendre la foudre, par le moyen des barres métalliques, pointues et isolées. L'analogie entre les effets de la foudre et l'étincelle électrique est si frappante, qu'il n'est point surprenant qu'on l'ait remarquée, aussitôt que les phénomènes de l'électricité ont été généralement observés. Le docteur Wall et M. Grey en ont eu l'idée, lorsque la science étoit encore dans son enfance. Mais l'honneur d'une théorie régulière des causes de la foudre, la méthode de démontrer la vérité de cette théorie, et le courage de la mettre en pratique et de l'établir sur les solides bases de l'expérience, sont incontestablement dus à Franklin. Dalibard qui, le premier, fit des expériences en France, avoue qu'il n'a fait que suivre les procédés que Franklin avoit indiqués.

On a avancé dernièrement que la gloire de completter l'expérience du cerf-volant électrique, n'appartenoit point à Franklin. Quelques paragraphes des papiers anglais l'attribuent à un français, qu'ils ne nomment pas, mais qui est, vraisemblablement ce M. Deromas, assesseur du présidial de Nerac, auquel l'abbé Bertholon prétend qu'elle est due.

Il est aisé de se convaincre de l'injustice de cette assertion. L'expérience de Franklin fut faite au mois de juin 1752, et la lettre, dans laquelle il en rend compte, est datée du 19 octobre de la même année.—Deromas fit la première tentative le 14 mai 1753: mais il ne réussit que le 7 juin suivant; c'est-à-dire, un an après que Franklin eut fait son expérience, et lorsqu'elle étoit déjà connue de tous les physiciens de l'Europe.

Indépendamment des grandes découvertes, dont nous venons de rendre compte, on trouve dans les lettres que Franklin a écrites sur l'électricité, beaucoup de faits et d'apperçus, qui ont singulièrement contribué à faire de cette partie des connoissances humaines une science particulière. M. Kinnersley, ami de Franklin, lui apprit qu'il avoit découvert différentes espèces d'électricité, produites par le frottement du verre et du soufre. Nous avons déjà observé que la même découverte avoit été faite par M. Dufay, mais qu'ensuite on l'avoit négligée pendant plusieurs années. Les physiciens pensoient que ce phénomène ne provenoit que d'une différence dans la quantité d'électricité recueillie, et Dufay lui-même parut, à la fin, avoir adopté cette opinion.

Franklin eut d'abord la même idée: mais dans le cours de ses expériences, il reconnut que M. Kinnersley avoit raison, et que l'électricité vitreuse et l'électricité résineuse de Dufay n'étoient autre chose que l'état positif et l'état négatif, qu'il avoit d'abord observés; c'est-à-dire, que le globe de verre chargeoit positivement le principal conducteur, ou lui communiquoit une plus grande quantité d'électricité, tandis que le pain de résine diminuoit sa quantité naturelle, ou le chargeoit négativement.

Ces expériences et ces observations ouvrirent aux recherches un nouveau champ, dans lequel les physiciens entrèrent avec ardeur; et leurs travaux ajoutèrent beaucoup à la somme de nos connoissances.

Au mois de septembre 1752, Franklin commença un cours d'expériences, pour déterminer l'état de l'électricité dans les nuages; et après un grand nombre d'observations, il reconnut que les nuages orageux étoient très-communément dans un état négatif d'électricité, mais quelquefois aussi dans un état positif. De là il inféra nécessairement que le plus souvent les coups de tonnerre étoient l'effet de l'électricité de la terre, qui frappoit les nuages, et non de celle des nuages, qui frappoit la terre.

La lettre, qui contient ces observations, est datée du mois de septembre 1753. Cependant la découverte de l'ascension du tonnerre passe pour être assez récente, et est attribuée à l'abbé Bertholon, qui publia un mémoire sur ce sujet en 1776.

Les lettres de Franklin ont été traduites non-seulement dans la plupart des langues de l'Europe, mais en latin. À mesure qu'elles se sont répandues, les principes qu'elles contiennent ont été suivis. Cependant la théorie de Franklin ne manqua pas d'abord d'adversaires. L'abbé Nollet fut un de ceux qui la combattirent: mais les premiers physiciens de l'Europe en devinrent les défenseurs; et parmi ces derniers on doit distinguer Dalibard et Beccaria. Insensiblement les ennemis disparurent; et maintenant par-tout où l'on cultive la science de l'électricité, on a adopté le systême de Franklin.

Nous avons déjà fait mention de l'important usage que Franklin fit de ses découvertes, pour préserver les maisons des redoutables effets de la foudre. Les conducteurs sont devenus très-communs en Amérique: mais malgré les preuves certaines de leur utilité, le préjugé les empêche encore d'être généralement adoptés en Europe. Les hommes se déterminent difficilement à renoncer à leurs coutumes pour en prendre de nouvelles; et, peut-être, devons-nous plutôt nous étonner de voir qu'un usage utile, qui n'a été proposé que depuis environ quarante ans, soit déjà établi en beaucoup d'endroits, que de ce qu'il n'est pas encore universellement suivi. Ce n'est que par degrés que les choses les plus salutaires peuvent être mises en pratique. Il y a près de quatre-vingts ans que l'inoculation a été introduite en Europe et en Amérique. Cependant, elle n'est pas d'un usage général; et il faut, peut-être, encore un ou deux siècles avant qu'elle le devienne.

En 1745, Franklin publia un mémoire sur les cheminées, qu'il avoit nouvellement inventées en Pensylvanie. Il fit connoître, d'une manière très-détaillée, les avantages et les désavantages des différentes cheminées, et il s'efforça de démontrer que les siennes méritoient d'être préférées à toutes les autres. Les poêles ouverts devinrent dès-lors d'un usage général: mais ils ne sont pas tout-à-fait construits conformément à ses principes, puisqu'ils n'ont point par derrière une boîte, par le moyen de laquelle l'air chaud soit rejeté dans l'appartement. Ces poêles ont, à la vérité, l'avantage de faire continuellement circuler la chaleur; de sorte qu'on a besoin de moins de chauffage pour entretenir la température dans un état convenable, sur-tout lorsque la chambre est assez close pour empêcher l'air extérieur d'entrer: mais ils peuvent aussi occasionner des rhumes, des maux de dents, et d'autres incommodités de ce genre.

Quoique pendant plusieurs années la physique fût le principal objet des études de Franklin, il ne s'y borna pas entièrement. En 1747, il fut élu, par la ville de Philadelphie, membre de l'assemblée générale de la province. Il y avoit alors beaucoup de dispute entre l'assemblée et les propriétaires31. Chaque parti défendoit ce qu'il croyoit être ses droits. Franklin, dès son enfance, ardent ami des droits de l'homme, se montra bientôt l'un des plus fermes opposans aux injustes projets des propriétaires. Il fut même regardé comme le chef de l'opposition; et ce fut à lui qu'on attribua la plupart des courageuses réponses que l'assemblée fit aux messages des gouverneurs.

Note 31: (retour) Les héritiers de William Penn.

Il acquit beaucoup d'influence dans l'assemblée: mais il ne dut point cette influence à une éloquence extraordinaire. Il ne parloit que rarement; et il ne fit jamais ce qu'on appelle un discours soigné. Il énonçoit communément une seule maxime, ou bien il racontoit un fait, un trait historique, dont la conséquence ne manquoit pas d'être saisie. Son extérieur étoit doux et prévenant. Sa méthode, en parlant comme en écrivant, étoit simple, sans art et singulièrement concise. Mais avec cette manière naturelle, sa sagacité et son jugement solide, il savoit confondre les plus éloquens et les plus subtils de ses adversaires, soutenir les opinions de ses amis, et entraîner les hommes impartiaux qui avoient été d'abord d'un avis différent du sien. Souvent une simple observation lui suffisoit pour détruire tout l'effet d'un long et élégant discours, et déterminer le sort d'une question importante.

Mais il ne se contentoit point de défendre ainsi les droits du peuple. Il vouloit les lui assurer d'une manière permanente. Pour cela, il savoit qu'il falloit en faire sentir tout le prix, et que le seul moyen d'y réussir étoit d'étendre l'instruction dans toutes les classes de la société.

L'on a déjà vu qu'il fut le fondateur d'une bibliothèque publique, qui contribua beaucoup à augmenter les connoissances des habitans de Philadelphie. Mais cette bibliothèque ne suffisoit pas. Les écoles étoient alors en général de très-peu d'utilité. Ceux qui les tenoient, n'avoient pas les qualités nécessaires pour remplir l'important devoir dont ils s'étoient chargés; et tout ce qu'on pouvoit attendre d'eux étoit de donner les principes d'une commune éducation anglaise. Franklin traça pour la ville de Philadelphie le plan d'un collége, tel qu'il devoit être dans un pays nouveau. Mais dans ce plan, comme dans tous ceux qu'il a faits, ses vues ne se bornoient pas à l'intérêt du moment. Il regardoit dans l'avenir l'époque où il faudroit étendre les bases de ses institutions. Il considéroit le collége de Philadelphie, comme une établissement qui deviendroit, avec le temps, un séminaire de savoir, plus étendu et plus analogue aux circonstances.

D'après son plan, les statuts du collége furent dressés et signés le 13 novembre 1749; et on y nomma, en qualité de curateurs, vingt-quatre des plus respectables citoyens de Philadelphie. Les principales personnes que Franklin consulta, et sur son plan, et sur le choix des curateurs, furent Thomas Hopkinson, Richard Peters, alors secrétaire de l'assemblée provinciale, Tench Francis, procureur-général, et le docteur Phineas Bond.

Nous allons citer un article des statuts, pour montrer que l'esprit de bienfaisance, qui l'a dicté, est digne d'imitation; et, pour l'honneur de Philadelphie, nous espérons qu'il continuera à être long-temps en vigueur.

«En cas que le recteur, ou quelque professeur devienne incapable de remplir sa place, soit par maladie, ou par quelqu'autre infirmité naturelle, qui peut le réduire à un état d'indigence, les curateurs auront le pouvoir de lui donner des secours proportionnés à ses besoins, à son mérite, ainsi qu'aux fonds qu'ils auront entre les mains.»

La dernière clause est exprimée d'une manière si tendre, si paternelle, qu'elle doit faire un honneur éternel à l'esprit et au cœur des fondateurs.

«On doit espérer que les curateurs se feront un plaisir, et même un devoir de visiter souvent le collége, soit pour encourager et soutenir la jeunesse, soit pour exciter et aider les maîtres, et par tous les moyens en leur pouvoir, faire en sorte que cette institution remplisse son but. On doit croire aussi qu'ils regarderont jusqu'à un certain point, les élèves comme leurs propres enfans; qu'ils les traiteront avec familiarité et avec affection; et que quand ils se seront bien conduits, qu'ils auront achevé leurs études, et qu'ils entreront dans le monde, les curateurs feront à l'envi tout ce qui dépendra d'eux pour les avancer et les établir, soit dans le commerce ou dans les emplois, soit par des mariages ou de toute autre manière qui pourra leur être avantageuse; et cela préférablement à toute autre personne, même d'un mérite égal.»

Ces statuts étant signés et rendus publics, avec les noms des personnes qui se proposoient pour fondateurs et curateurs, le dessein en fut si bien approuvé par les généreux citoyens de Philadelphie, qu'au bout de peu de semaines, il y eut une souscription de huit cents livres sterlings par an, pour l'espace de cinq années. Au commencement du mois de janvier suivant32, on ouvrit les écoles de latin, de grec, d'anglais et de mathématiques.

D'après un article du premier plan, on établit encore une école pour élever gratis soixante garçons et trente filles. Cette école a été, depuis, appelée l'École de Charité; et malgré l'obstacle que les curateurs ont eu quelquefois à vaincre pour se procurer assez de fonds, cette école subsiste depuis quarante ans. Or, en comptant que chacun des enfans, qui y ont été admis, y a demeuré trois ans, ainsi qu'il est d'usage, on trouvera qu'on y a donné la principale partie de leur éducation à plus de douze cents enfans, qui, sans cela, seroient restés, pour la plupart, privés de toute espèce d'instruction. En outre, plusieurs de ceux qui ont été élevés dans cette école, sont maintenant comptés parmi les citoyens les plus utiles et les plus estimés de l'état.

L'institution, si heureusement commencée, continua à prospérer à la grande satisfaction de Franklin. Malgré ses études, et les occupations multipliées, qu'il avoit alors, il fut extrêmement assidu aux visites et aux examens qui se fesoient chaque mois dans les écoles. Il eut également soin de profiter des correspondances qu'il entretenoit dans plusieurs pays, pour étendre la réputation du collége de Philadelphie, et y attirer des élèves des différentes parties du continent de l'Amérique et des Antilles.

Par l'entremise du docteur Collinson, ce généreux et savant ami de Franklin, les curateurs du collége virent se réunir à eux33, les deux héritiers du fondateur de la Pensylvanie, Thomas Penn et Richard Penn, qui, en même-temps, firent au collége un présent de cinq cents livres sterlings. Franklin commença dès-lors à se flatter de voir bientôt accomplir son principal dessein. Il espéra que Philadelphie alloit avoir une institution semblable aux colléges et aux universités d'Europe; institution à laquelle, suivant lui, son premier collége devoit seulement servir de base.

Note 33: (retour) L'acte d'incorporation est du 13 juillet 1753.

L'éclaircissement de ce fait est très-important pour la mémoire de Franklin, comme philosophe et comme ami et bienfaiteur des sciences. Il dit expressément, dans le préambule des statuts du collége: «Que ce collége étoit fondé pour qu'on y enseignât le latin et le grec, avec toutes les autres parties utiles des arts et des sciences; qu'il étoit en outre tel qu'il convenoit à un pays encore peu avancé, et qu'il devoit servir de base à la postérité, pour établir un séminaire de savoir, plus étendu et analogue aux circonstances qui auroient lieu dans le temps».—Malgré cela, on s'est étayé naguère de l'autorité du docteur Franklin, pour prétendre que le latin, le grec et les autres langues mortes, étoient un embarras dans le plan d'une éducation utile; et que le soin qu'on avoit pris de fonder un collége plus étendu que le sien, avoit été contraire à son intention et lui avoit occasionné du mécontentement.

Si ce que nous venons de citer plus haut, ne suffit pas pour prouver la fausseté de cette assertion, les lettres, que nous allons transcrire, achèveront de la démontrer. Un homme, qui venoit de publier des idées sur un collége propre à un pays encore peu avancé, c'est-à-dire, à New-York, envoya son pamphlet à Franklin, et lui demanda quelle étoit son opinion à ce sujet. Franklin lui répondit. Leur correspondance, qui dura environ un an, fut suivie de l'établissement du grand collége, sur les principes du premier. L'auteur du projet fut, en même-temps, mis à la tête de l'un et de l'autre; et depuis trente-six ans, il les dirige d'une manière très-distinguée.

On verra aussi par ces lettres, quel étoit alors l'état du collége.

À M. W. Smith, à Long-Island.

Philadelphie, le 19 avril 1753.

«J'ai reçu, Monsieur, votre lettre du 11 courant, ainsi que votre nouvel écrit34 sur l'éducation. Je vais le lire attentivement, et par le prochain courrier, je vous en dirai ma façon de penser, ainsi que vous le désirez.

Note 34: (retour) Intitulé: Idée générale du collége de Mirania.

»Je pense que vos jeunes élèves pourroient faire ici, d'une manière satisfaisante, un cours de mathématiques et de physique. M. Alison35, qui a été élevé à Glascow, a long-temps professé la dernière de ces sciences, et M. Grew36 la première; et leurs écoliers font des progrès très-rapides. M. Alison est à la tête de l'école de latin et du grec: mais comme il a maintenant trois bons aides37, il peut fort bien consacrer, chaque jour, quelques heures à l'instruction de ceux qui étudient les hautes sciences.

Note 35: (retour) Le savant docteur Francis Alison, qui est devenu vice-recteur du collége de Philadelphie.

Note 36: (retour) M. Théophile Grew, professeur de mathématiques dans le même collége.

Note 37: (retour) Ces aides étoient alors M. Charles Thompson, dernier secrétaire du congrès; M. Paul Jackson et M. Jacob Duche.

»Notre école de mathématiques est assez bien pourvue d'instrumens. Notre bibliothèque de livres anglais est très-bien composée, et nous y avons un assortiment de machines pour les expériences de physique, assortiment qui n'est pas considérable, mais que nous espérons incessamment completter. La bibliothèque loganienne, l'une des plus belles collections qu'il y ait en Amérique, sera bientôt ouverte; de sorte que les livres, ni les instrumens ne nous manqueront pas. En outre comme nous sommes toujours déterminés à allouer de bons honoraires aux professeurs, nous avons lieu de croire que nous pourrons en choisir d'habiles; et certes, c'est de ce choix que dépend le succès de l'institution.

»Si avant de retourner en Europe, il vous est possible de venir à Philadelphie, je serai bien charmé de pouvoir converser avec vous. J'aurai aussi un vrai plaisir à vous écrire et à recevoir de vos lettres, après que vous serez fixé en Angleterre; car la correspondance des hommes qui ont du savoir, de la vertu et l'amour du bien public, est une de mes plus grandes jouissances.

»J'ignore si vous avez vu le premier plan que j'ai fait pour l'établissement de notre collége. Je vous l'envoie ci-joint. Quoiqu'imparfait, il a eu le succès que je désirois, puisqu'il a été suivi d'une souscription de quatre mille livres sterlings, qui nous ont servi à le mettre à exécution. Comme nous aimons beaucoup à recevoir des conseils, et que chaque jour nous donne plus d'expérience, j'espère qu'en peu d'années, notre institution sera parfaite.

»Je suis, etc.»

B. Franklin.

 

Au même.

Philadelphie, le 3 mai 1753.

«M. Peters, Monsieur, étoit, il n'y a qu'un instant, avec moi; et nous avons comparé nos notes sur votre nouvel écrit. Ce plan d'éducation est vraiment excellent: nous n'y avons apperçu rien qui ne soit très-praticable. La principale difficulté est de trouver l'aratus38, et les autres personnes propres à le mettre à exécution; mais on peut pourtant y réussir, en offrant à ces personnes les encouragemens nécessaires.

Note 38: (retour) C'est le nom qui étoit donné au chef du collége, dans le plan dont il est ici mention, et qui depuis plusieurs années, a été exécuté en très-grande partie, dans le collége de Philadelphie, et dans divers autres colléges des États-Unis.

»Nous avons eu, M. Peters et moi, un grand plaisir à examiner votre plan. Quant à moi, je ne me souviens pas que la lecture d'aucun autre écrit m'ait jamais fait plus d'impression; tant il y a de noblesse et de justesse dans les idées, et de chaleur et d'élégance dans le style! Toutefois, comme les critiques de vos amis peuvent vous être plus utiles et plus agréables que leurs éloges, je dois vous observer que je désirerois que vous eussiez omis, non-seulement la citation du Review39, mais les expressions40, que le ressentiment vous a dictées contre vos adversaires. En pareil cas, la plus noble victoire est celle qu'on obtient en brillant davantage, et en dédaignant l'envie.

Note 39: (retour) Cette citation du Monthly Review de Londres, année 1749, attaquoi"t d'une manière trop sévère, l'administration et la discipline des universités d'Oxford et de Cambridge, et fut ôtée des nouvelles éditions de l'écrit de M. W. Smith.

Note 40: (retour) Pages 65 et 79 du pamphlet.

»M. Allen est depuis dix jours absent de Philadelphie. Avant son départ, il me chargea de lui procurer six exemplaires de votre plan. M. Peters en a pris dix. Il se proposoit d'abord de vous écrire, mais il ne le fait point, parce qu'il espère vous voir bientôt ici. Il me prie de vous présenter ses complimens, et de vous assurer qu'il vous accueillera avec grand plaisir. J'ajouterai que vous pouvez compter que, de mon côté, je ferai tout ce qui dépendra de moi pour vous rendre agréable le séjour de Philadelphie.

»Je suis, etc.»

B. Franklin.

 

Au même.

Philadelphie, le 27 novembre 1753.

«Comme je vous ai écrit, mon cher Monsieur, une très-longue lettre, par la voie de Bristol, je n'ai maintenant que peu de choses à vous dire. Ce qui concerne notre collége, est toujours dans le même état.

»Les curateurs seroient charmés d'y placer un recteur: mais ils craignent de prendre de nouveaux engagemens jusqu'à ce qu'ils se soient libérés des dettes qu'ils ont contractées; et je n'ai pas encore pu leur persuader entièrement qu'un bon professeur dans les hautes sciences, attireroit assez d'écoliers pour payer en grande partie, sinon tout-à-fait, ses honoraires. Ainsi, à moins que les propriétaires41 de la province ne veuillent soutenir notre institution, je crains que nous ne soyons obligés d'attendre encore quelques années avant de la voir dans l'état de perfection, dont je la crois déjà susceptible; et l'espérance que j'avois de vous voir établi parmi nous, s'évanouira.

Note 41: (retour) La famille des Penn.

»Le bon M. Collinson m'écrit qu'il n'épargnera pas ses soins à cet égard. Il espère qu'avec l'aide de l'archevêque, il décidera nos propriétaires42; et je prie Dieu qu'il le fasse réussir.

Note 42: (retour) À la sollicitation de Franklin, de M. Allen et de M. Peters, l'archevêque Herring et M. Collinson, engagèrent MM. Thomas Penn et Richard Penn à souscrire pour une somme annuelle, et à donner ensuite 5000 livres sterlings au collége de Philadelphie.

»Mon fils vous présente sa respectueuse affection.

»Je suis, etc.

B. Franklin.

P. S. Je n'ai pas reçu un seul mot de vous, depuis votre arrivée en Angleterre.»

 

Au même.

Philadelphie, le 18 avril 1754.

«Depuis que vous êtes de retour en Angleterre, Monsieur, je n'ai reçu qu'une petite lettre de vous, par la voie de Boston, et en date du 18 octobre dernier. Vous me mandez que vous m'avez écrit très au long par le capitaine Davis.—Davis a fait naufrage, et conséquemment votre lettre est perdue; ce qui me fait beaucoup de peine.

»Mesnard et Gibbon sont arrivés ici, et ne m'ont rien apporté de votre part. Ma consolation est que vous ne m'écrivez point, parce que vous venez, et que vous vous proposez de me dire de vive voix ce qui m'intéresse. Étant donc incertain que cette lettre vous trouve en Angleterre, et espérant de vous voir arriver, ou au moins de recevoir de vos nouvelles, par le navire la Myrtilla, capitaine Budden, que nous attendons à tout instant, je me borne à vous renouveler les assurances de mon estime et de mon affection.»

B. Franklin.

Environ un mois après que cette lettre fût écrite, M. Smith arriva à Philadelphie, et fut aussitôt placé à la tête du collége. Par ce moyen, Franklin et les autres curateurs, purent exécuter le dessein de perfectionner leur collége, et de lui donner le degré d'étendue et d'utilité, dans lequel il s'est soutenu jusqu'à présent. Ils obtinrent pour cela une charte additionelle, datée du 27 mai 1755.

Nous avons cru nécessaire de montrer de quelle importance les soins de Franklin furent pour cette institution. Peu de temps après, il s'embarqua pour l'Angleterre, où l'appeloit le service de son pays; et comme depuis le même service l'a presque toujours occupé au dehors, ainsi qu'on le verra dans la suite de ces mémoires, il n'eut plus que peu d'occasions de prendre une part directe aux affaires du collége.

Lorsqu'en l'année 1785, il retourna à Philadelphie, il trouva les chartes du collége violées, et ses anciens collègues, qui en étoient, comme lui, les premiers fondateurs, privés de leurs droits d'administration, par un acte de la législature. Quoique son nom eût été inséré dans la liste des nouveaux curateurs, il refusa de prendre place parmi eux, et de se mêler de l'administration jusqu'à ce qu'une loi eût rétabli les choses dans leur premier état.

Cette loi fut rendue. Alors Franklin convoqua ses anciens collègues dans sa maison. Ils le choisirent pour leur président; et, à sa sollicitation, ils continuèrent long-temps à s'assembler chez lui. Cependant, quelques mois avant sa mort, craignant que l'attention qu'il donnoit aux affaires du collége, ne le fatiguât trop, ils lui proposèrent de tenir leurs assemblées dans le collége même, et il y consentit, quoiqu'avec quelque répugnance.

Non-seulement Franklin fut l'auteur de plusieurs institutions utiles, mais il favorisa celles dont d'autres hommes avoient conçu l'idée. Vers l'année 1752, le docteur Bond, célèbre médecin de Philadelphie, touché de l'état déplorable des pauvres, qu'il visitoit dans leurs maladies, forma le projet d'établir un hôpital. Quels que fussent ses efforts, il ne put déterminer que peu de personnes à concourir à l'exécution d'un plan aussi utile. Mais ne voulant pas y renoncer, il eut recours à Franklin, qui travailla avec ardeur à le faire réussir, soit en employant son crédit auprès de ses amis, soit en démontrant, dans sa gazette, les avantages du projet.

Ses soins ne furent point inutiles. Les souscriptions s'élevèrent bientôt à une somme considérable. Cependant cette somme étoit encore au-dessous de ce qu'il falloit pour les premiers frais de l'établissement. Franklin fit une nouvelle tentative. Il s'adressa à l'assemblée; et après quelqu'opposition, il obtint la permission de présenter un bill, qui disoit qu'aussitôt que les souscriptions pour l'établissement de l'hôpital, s'élèveroient à deux mille livres sterling, le trésor public fourniroit une pareille somme. Comme cette somme étoit promise à des conditions, qu'on espéroit ne voir jamais remplir, les opposans gardèrent le silence et le bill passa. Mais les soutiens du projet redoublèrent d'efforts, pour obtenir les souscriptions nécessaires, et ils ne tardèrent pas à y réussir. Ce fut-là l'origine de l'hôpital de Philadelphie; institution qui, avec le Mont-de-Piété et la maison où l'on distribue des remèdes, est une preuve de l'humanité des habitans de cette ville.

Franklin avoit rempli avec tant d'intelligence l'emploi de directeur des postes de Philadelphie, et il connoissoit si bien ce département, qu'on jugea nécessaire de l'élever à une place plus distinguée. En 1753, il fut nommé sous-directeur-général des postes des colonies britanniques. Les profits de la poste aux lettres n'étoient pas une petite partie des revenus que le gouvernement anglais retiroit de ses colonies. On prétend que tandis que Franklin en fut chargé, les postes de l'Amérique septentrionale produisirent annuellement trois fois autant que celles d'Irlande.

Les frontières des colonies d'Amérique étoient très-exposées aux incursions des Indiens, sur-tout lorsque la guerre avoit lieu entre la France et l'Angleterre. Ces colonies étoient individuellement trop foibles, pour que chacune pût prendre des mesures efficaces pour sa propre défense, ou elles avoient trop peu de bonne volonté pour se charger, en particulier, de construire des forts, d'entretenir des garnisons, tandis que celle qui auroit fait ces entreprises, auroit vu ses voisins partager le fruit de ses peines, sans avoir contribué à les faire naître. Quelquefois aussi les querelles, qui subsistoient entre les gouverneurs et les assemblées, empêchoient qu'on adoptât des moyens de défense, comme nous avons déjà rapporté que cela avoit eu lieu en Pensylvanie, en 1745.

Cependant il étoit à désirer que les colonies formassent un plan d'union, et pour leur défense commune, et pour leurs autres intérêts. Elles en sentirent la nécessité; et en conséquence, des commissaires des provinces de New-Hampshire, de Massachusett, de Rhode-Island, de New-Jersey, de Pensylvanie et de Maryland, se réunirent, en 1754, à Albany. Franklin s'y rendit, en qualité de commissaire de la Pensylvanie, et il y présenta un plan, qui, d'après le lieu où se tenoit l'assemblée, a été communément appelé le Plan d'Union d'Albany.

Il proposoit dans ce plan, de demander au parlement d'Angleterre, un acte d'après lequel on établiroit un gouvernement-général, composé d'un président, nommé par le roi, d'un grand-conseil, dont les membres seroient élus par les représentans des différentes colonies. Il vouloit, en même-temps, que le nombre de ces représentans fût proportionné aux sommes que chaque colonie verseroit dans le trésor public, avec cette restriction, qu'aucune ne pourroit en avoir ni plus de sept, ni moins de deux.

Toute l'autorité exécutive devoit être déléguée au président-général, et l'autorité législative devoit résider dans le grand-conseil et le président réunis; le consentement de ce dernier étant nécessaire pour qu'un bill fût converti en loi. Le président et le conseil devoient avoir le pouvoir de faire la guerre et la paix, de conclure des traités avec les nations indiennes, de régler le commerce avec elles, et d'en acheter des terres, soit au nom de la couronne d'Angleterre, soit au nom de l'union coloniale; d'établir de nouvelles colonies, de faire des loix, pour les gouverner, jusqu'à ce qu'elles fussent érigées en gouvernemens séparés; de lever des troupes, de construire des forteresses, d'équiper des vaisseaux, et d'employer tous les autres moyens propres à la défense générale. En conséquence, ils auroient pu aussi établir les impôts, ou mettre les taxes qu'il auroient cru nécessaires, et les moins onéreuses au peuple.

Toutes ces loix devoient être envoyées en Angleterre, pour obtenir la sanction du roi; et à moins qu'elles ne fussent improuvées avant trois ans, elles devoient demeurer en vigueur. La nomination de tous les officiers de terre et de mer devoit être faite par le président-général, et approuvée par le conseil. Les officiers civils, au contraire, devoient être nommés par le conseil, et approuvés par le président.

Telle est l'esquisse du plan que Franklin proposa au congrès d'Albany. Après une discussion, qui dura quelques jours, ce plan fut agréé par tous les commissaires; et l'on en envoya une copie à l'assemblée de chaque province, ainsi qu'au conseil du roi. Sa destinée fut singulière. Les ministres anglais le désapprouvèrent, parce qu'il accordoit trop d'autorité aux représentans du peuple; et les assemblées coloniales n'en voulurent point, parce qu'il donnoit au président-général, qui représentoit le roi, une plus grande influence qu'elles ne le jugeoient convenable dans un plan de gouvernement destiné à des hommes libres.

Peut-être ce double motif de rejet est ce qui prouve le mieux combien le plan de Franklin étoit convenable dans la situation relative où se trouvoient alors l'Amérique et la Grande-Bretagne. En homme intelligent et sage, il avoit exactement ménagé leurs intérêts divers.

L'adoption de ce plan auroit fort bien pu empêcher que les colonies anglaises ne se séparassent de leur métropole: mais c'est une question, qu'il n'est nullement aisé de décider. On peut dire qu'en mettant les colonies en état de se défendre elles-mêmes, on auroit écarté le prétexte, qui a servi à faire passer au parlement d'Angleterre l'acte du timbre, l'acte du thé et quelques autres, qui ont excité en Amérique un esprit de mécontentement, et occasionné par la suite la séparation des deux peuples. Mais d'un autre côté, on doit considérer que quand ces actes ne seroient point émanés du parlement, les Américains n'auroient pas tardé à briser les entraves que l'Angleterre mettoit à leur commerce, en les forçant de ne vendre leurs productions qu'aux Anglais, et de leur acheter les marchandises que le peu d'encouragement qu'il y avoit dans leurs manufactures leur rendoit nécessaires, et que ces Anglais leur fesoient payer beaucoup plus cher que ne l'auroient fait les autres nations.

En outre, le président-général devant être nommé par le roi d'Angleterre, il n'eût pas manqué de lui être exclusivement dévoué, et conséquemment il auroit refusé son consentement aux loix les plus salutaires, lorsque ces loix auroient eu la moindre apparence de blesser les intérêts de son maître. De plus, le consentement même du président n'eût pas suffi. Il auroit fallu que les loix eussent encore l'approbation du roi, qui, dans toutes les circonstances, auroit, sans doute, préféré l'avantage de ses états d'Europe à celui de ses colonies. Cette préférence eût fait naître des discordes perpétuelles entre le conseil et le président-général, et par conséquent entre le peuple d'Amérique et le gouvernement d'Angleterre.—Tandis que les colonies seroient restées faibles, elles auroient été obligées de se soumettre: mais aussitôt qu'elles auraient acquis de la force, elles seroient devenues plus pressantes dans leurs demandes; et secouant enfin le joug, elles se seroient déclarées indépendantes.

Lorsque les Français étoient en possession du Canada, ils fesoient un grand commerce avec les Sauvages; ils alloient même traiter jusqu'auprès des frontières des colonies britanniques; et quelquefois ils formoient de petits établissemens sur le territoire que les Anglais prétendoient leur appartenir. Indépendamment du tort considérable que cela fesoit aux Anglais relativement au commerce des pelleteries, leurs colonies étoient sans cesse exposées à se voir dévastées par les Indiens qu'on excitoit contr'elles.

En 1753, il y eut quelques ravages commis sur les frontières de la Virginie. Les remontrances, qui furent faites à cet égard, restèrent sans effet. En 1754, on envoya sur les lieux un corps de troupes dont le commandement fut donné à Washington; car, quoique très-jeune encore, cet officier s'étoit conduit, l'année précédente, de manière à prouver qu'il méritoit cette confiance.

Tandis qu'il marchoit pour aller prendre possession du poste situé dans l'endroit où se réunissent l'Allegany et le Monongahela, il apprit que les Français y avoient déjà construit un fort. Un détachement de leurs troupes s'avança aussitôt contre lui. Il se fortifia autant que les circonstances le lui permirent; mais la supériorité du nombre l'obligea bientôt à rendre le fort de la Nécessité. Il obtint une capitulation honorable, et il retourna en Virginie.

Le gouvernement britannique crut ne pas devoir rester spectateur tranquille de cette querelle. En 1755, il donna ordre au général Braddock de marcher avec un corps de troupes régulières et quelques milices américaines, pour chasser les Français du poste dont ils s'étoient emparés. Lorsque les troupes furent rassemblées, il s'éleva une difficulté, qui fut sur le point d'empêcher l'expédition. C'étoit le manque de chariots. Franklin s'empressa d'en faire fournir; et, avec l'aide de son fils, il en procura, en peu de temps, cent cinquante.

Braddock donna dans une embuscade, et y périt avec une grande partie de son armée. Washington, qui étoit au nombre des aides-de-camp de ce général, et l'avoit en vain averti de son danger, déploya alors de grands talens militaires, en rassemblant les débris de l'armée, et effectuant une jonction avec l'arrière-garde, que conduisoit le colonel Dunbar, devenu commandant en chef par la mort de Braddock. Ce ne fut pas sans peine qu'on parvint à conduire dans un endroit sûr les foibles restes de ces troupes. On crut devoir, en même-temps, détruire les chariots et le bagage pour empêcher qu'ils ne tombassent au pouvoir de l'ennemi.

Franklin avoit fait des obligations, en son nom, pour les chariots qui avoient été fournis à l'armée. Les propriétaires de ces chariots déclarèrent que leur intention étoit de le forcer à leur en tenir compte. S'ils avoient exécuté cette menace, il est certain que Franklin auroit été ruiné. Mais le gouverneur Shirley voyant qu'il n'avoit répondu des chariots que pour servir le gouvernement, se chargea de les faire payer, et retira Franklin d'une situation très-désagréable.

La nouvelle de la défaite et de la mort du général Braddock, répandit l'alarme dans les colonies anglaises. Toutes s'occupèrent de préparatifs de guerre. Mais en Pensylvanie, le crédit des quakers empêcha qu'on adoptât aucun systême de défense, qui pourroit forcer les citoyens à prendre les armes. Franklin voulant faire organiser une milice, présenta à l'assemblée, un bill, d'après lequel tout homme avoit la liberté de prendre les armes, ou non. Les quakers restant ainsi maîtres de ne pas s'armer, laissèrent passer le bill; car bien que leurs principes ne leur permissent pas de combattre, ils ne les obligeoient pas à empêcher leurs voisins de combattre pour eux.

D'après ce bill, les milices de Pensylvanie devinrent une troupe respectable. L'idée d'un danger imminent enflamma d'une ardeur belliqueuse tous ceux à qui leurs principes religieux ne l'interdisoient pas. Franklin fut nommé colonel du régiment de Philadelphie, composé de douze cents hommes.

L'ennemi ayant fait une invasion sur la frontière nord-ouest de la province, on fut obligé de s'occuper à y porter des secours. Le gouverneur chargea Franklin de prendre, à cet égard, toutes les mesures nécessaires. Il reçut le pouvoir de lever des troupes, et de nommer leurs officiers. Aussitôt il forma un régiment, avec lequel il se rendit dans l'endroit qui exigeoit sa présence. Il y bâtit un fort, et y mit une garnison en état de s'opposer aux incursions qui avoient, jusqu'alors, inquiété les habitans. Il y séjourna même quelque temps, afin de s'acquitter mieux des soins qui lui avoient été confiés. Ensuite, l'intérêt du peuple demandant qu'il reparût dans l'assemblée, il retourna à Philadelphie.

La défense des colonies de l'Amérique septentrionale étoit très-dispendieuse pour l'Angleterre. Le meilleur moyen de diminuer cette dépense, étoit de mettre des armes dans les mains des habitans, et de leur enseigner le moyen de s'en servir. Mais l'Angleterre ne se soucioit point que les Américains apprissent à connoître leurs propres forces. Elle craignoit que dès qu'ils en seroient venus là, ils ne voulussent plus se soumettre au monopole qu'elle exerçoit sur leur commerce, et qui ne leur étoit pas moins onéreux qu'avantageux à elle-même. L'entretien des flottes et des armées qu'elle avoit en Amérique, n'étoit rien, en comparaison des profits du commerce qu'elle y fesoit.

Ce qu'elle crut pouvoir faire de mieux, pour retenir ses colonies dans une soumission paisible, fut de leur rendre sa protection nécessaire. Elle voulut écarter tout ce qui tendoit à montrer un esprit militaire; et quoiqu'on fût alors dans le fort de la guerre entre l'Angleterre et la France, le ministère anglais improuva l'acte par lequel l'assemblée de Pensylvanie avoit permis l'organisation des milices. Les régimens qui avoient été formés, furent licenciés; et on fit marcher des troupes régulières pour défendre la province.

La guerre qui désoloit les frontières, n'empêchoit pas que les propriétaires43 et le peuple de la Pensylvanie, ne fussent toujours en mésintelligence. L'appréhension même d'un danger commun ne suffisoit pas pour les réconcilier un moment. L'assemblée prétendoit jouir du juste droit de mettre des impôts sur les terres des propriétaires: mais les gouverneurs refusoient opiniâtrement de donner à cette mesure, un consentement sans lequel aucun bill ne pouvoit être converti en loi.

Note 43: (retour) Les héritiers Penn.

Indignée d'une résistance qu'elle regardoit comme une iniquité, l'assemblée résolut enfin, de demander à la mère-patrie qu'elle y mît un terme. Elle adressa au roi et à son conseil, une pétition, dans laquelle elle montroit tout le tort que fesoient au peuple, et l'attachement exclusif des propriétaires à leur intérêt particulier, et leur indifférence pour le bien général de la colonie; et elle en demandoit justice.

Franklin fut chargé d'aller présenter cette adresse, et nommé, en conséquence, agent de la province de Pensylvanie. Il partit d'Amérique au mois de juin 1757. Conformément aux instructions qu'il avoit reçues de l'assemblée, il eut une conférence avec les héritiers Penn, qui résidoient alors à Londres, et il essaya de les déterminer à abandonner des prétentions dès long-temps contestées. Mais voyant qu'ils refusoient toute espèce d'accommodement, il présenta au conseil-d'état, la pétition de l'assemblée.

Pendant ce temps-là, le gouverneur Denny donna son assentiment à une loi qui établissoit un impôt, sans faire aucune distinction en faveur des biens de la famille Penn. Alarmée de cette nouvelle et des démarches de Franklin, cette famille employa tout son crédit pour empêcher que la sanction royale ne fût donnée à la nouvelle loi. Ils la représentèrent comme une loi excessivement injuste, qui leur feroit bientôt supporter tous les frais du gouvernement, et auroit les conséquences les plus funestes pour eux et pour leur postérité.

Cette cause fut amplement discutée devant le conseil privé. Les héritiers Penn y trouvèrent plusieurs zélés défenseurs; mais il y eut aussi des membres du conseil, qui soutinrent, avec chaleur, la cause du peuple. Après d'assez longs débats, on proposa que Franklin promît solemnellement que la répartition de l'impôt seroit telle que les biens des Penn ne paieroient pas au-delà de ce qu'ils devroient proportionnément aux autres. Franklin n'hésita point à le promettre. La famille Penn cessa de s'opposer à la sanction de la loi; et la tranquillité fut rendue à la Pensylvanie.

La manière dont se termina ce différend, montre clairement la haute opinion qu'avoient de l'honneur et de l'intégrité de Franklin, ceux mêmes qui le considéroient comme opposé à leurs vues. Certes, cette opinion n'étoit point mal fondée. La répartition de l'impôt fut faite d'après les principes de la plus austère équité; et les terres des Penn ne contribuèrent aux dépenses du gouvernement que proportionnément à leur valeur.

Après la conclusion de cette importante affaire, Franklin demeura à la cour de Londres, en qualité d'agent de la province de Pensylvanie. La profonde connoissance qu'il avoit de la situation des colonies, et son zèle constant pour leurs intérêts, le firent nommer aussi agent des provinces de Massachusett, de Maryland et de Georgie. Sa conduite dans cette place, le rendit encore plus cher à ses compatriotes.

Il eut alors occasion de cultiver la société des amis, que son mérite lui avoit procuré pendant qu'il étoit encore éloigné d'eux. L'estime, qu'ils avoient conçue pour lui, s'accrut, quand ils le connurent personnellement. Ceux, qui avoient combattu les avantages de ses découvertes en physique, se turent insensiblement, et les récompenses littéraires lui furent prodiguées.

La Société royale de Londres, qui s'étoit d'abord refusée à insérer dans ses transactions, les écrits de l'électricien de Philadelphie, pensa bientôt qu'elle se feroit un honneur de l'admettre au nombre de ses membres. D'autres compagnies savantes désirèrent également d'inscrire son nom parmi ceux qui les illustroient. L'université de Saint-André, en Écosse, lui conféra le titre de docteur ès loix; et cet exemple fut suivi par les universités d'Edimbourg et d'Oxford. Les premiers philosophes de l'Europe ambitionnèrent d'entrer en correspondance avec lui. Les lettres qu'il leur écrivit, contiennent des idées savantes et profondes, exprimées de la manière la plus simple et la plus naturelle.

Les Français possédoient alors le Canada, où ils avoient, les premiers, fait des établissemens. Le commerce que cette colonie les mettoit à même de faire avec les Sauvages, étoit extrêmement lucratif. Ils avoient trouvé là, un débouché considérable pour les produits de leurs manufactures, et ils recevoient en échange une grande quantité de belles fourrures, qu'ils vendoient chèrement en Europe. Mais si la possession du Canada étoit très-avantageuse à la France, les habitans des colonies anglaises souffroient beaucoup de ce qu'il lui appartenoit. Les Sauvages étoient en général jaloux de cultiver l'amitié des Français, qui leur fournissoient abondamment des armes et des munitions. Quand la guerre avoit lieu entre l'Angleterre et la France, les Sauvages s'empressoient de ravager les frontières des colonies anglaises. Bien plus: ils commettoient de pareils excès, lors même que la France et l'Angleterre étoient en paix.

D'après ces considérations, il n'étoit pas douteux que l'Angleterre ne fût intéressée à acquérir le Canada. Mais l'importance de cette acquisition n'étoit pas très-bien sentie à Londres. Franklin publia alors un pamphlet, dans lequel il démontra, avec la plus grande force, les avantages qui résulteroient de la conquête du Canada.

On traça aussitôt le plan d'une expédition, à la tête de laquelle fut mis le général Wolfe. Le succès en est connu. Par le traité de paix signé en 1762, la France abandonna le Canada à la Grande-Bretagne; et par la cession, qu'elle fit peu après, de la Louisiane, elle perdit toutes ses possessions dans le continent d'Amérique.

Quoique Franklin fût alors très-occupé de politique, il trouvoit le moyen de cultiver les sciences. Il étendit ses recherches sur l'électricité, et fit un très-grand nombre de nouvelles expériences, particulièrement sur le tourmalin. Il n'y avoit encore que très-peu de temps qu'on avoit découvert la singulière propriété qu'a cette pierre de s'électriser positivement, d'un côté, et négativement de l'autre, sans friction, et par la seule action de la chaleur.

Le professeur Simpson de Glascow, communiqua à Franklin quelques expériences que le docteur Cullen avoit faites sur le froid, produit par l'évaporation. Franklin les répéta, et il trouva que lorsqu'on pompoit l'air dans le récipient de la machine pneumatique, le froid y augmentoit à un tel degré, même en été, que l'eau y étoit convertie en glace. Il se servit de cette découverte pour expliquer un nombre de phénomènes, et particulièrement un fait, dont les physiciens avoient jusqu'alors cherché vainement la cause; c'est que la chaleur du corps humain, dans un état de santé, n'excède jamais le quatre-vingt seizième degré du thermomètre de Fareinheit, quoique l'atmosphère qui l'environne puisse s'élever à un bien plus haut degré. Franklin attribua cela à l'augmentation de transpiration, et par conséquent à l'évaporation produite par la chaleur.

Dans une lettre écrite à M. Small, à Londres, et datée du mois de mai 1760, Franklin lui fit part d'un grand nombre d'observations, qui servent à prouver que dans l'Amérique septentrionale, les tempêtes du nord-est commencent dans le sud-ouest. Il paroît, d'après une observation nouvelle, qu'une tempête du nord-est, qui s'étendit à une distance considérable, commença à Philadelphie quatre heures avant de se faire sentir à Boston.

Franklin essaya d'expliquer le fait, dont il rendoit compte, en supposant que la chaleur occasionnoit une raréfaction de l'air dans les environs du golfe du Mexique; qu'alors l'air plus froid qui étoit immédiatement au nord, se portoit vers ce côté, et étoit remplacé par un air plus froid, que suivoit un plus froid encore: ce qui formoit un courant d'air continuel.

Le son produit par le frottement du bord d'un verre à boire avec un doigt mouillé, étoit généralement connu. Un irlandois, nommé Puckeridge, essaya de former un instrument harmonieux, en plaçant sur une table un certain nombre de verres de diverse grandeur et à moitié remplis d'eau. Une mort prématurée l'empêcha de perfectionner cette invention. Mais d'autres profitèrent de sa découverte. La douceur des sons, que rendoient ces verres, engagea Franklin à s'en occuper, et il produisit, enfin, cet élégant instrument, auquel on a donné le nom d'harmonica.

Dans l'été de 1762, Franklin retourna en Amérique. Dans la traversée, il remarqua le singulier effet, produit par le mouvement d'un vase qui contenoit de l'huile flottant sur l'eau. La surface de l'huile restoit unie et calme, tandis que l'eau étoit très-violemment agitée. Nous ne croyons pas que ce phénomène ait été encore expliqué d'une manière satisfaisante.

Franklin reçut les remerciemens de l'assemblée de Pensylvanie, et pour la fidélité avec laquelle il avoit rempli son devoir envers cette province, et pour les nombreux et importans services qu'il avoit rendus pendant son séjour à Londres, à toutes les colonies de l'Amérique septentrionale. L'assemblée décréta, en même-temps, qu'il lui seroit alloué une indemnité de cinq mille livres sterlings44, pour les six ans qu'il avoit passés à Londres.

Note 44: (retour) Il y a dans l'original, argent courant de Pensylvanie, qui vaut à-peu-près un tiers de moins; mais on a traduit sterling, parce qu'autrement, peu de lecteurs français auroient compris ce que cela auroit signifié. (Note du Traducteur.)

Pendant son absence, il avoit été élu tous les ans membre de l'assemblée de Pensylvanie. À son retour, il reprit sa place dans ce corps, et il continua à être le courageux défenseur des droits du peuple.

Il survint, dans le mois de décembre 1762, un évènement qui répandit l'alarme dans la province. Une peuplade, composée d'une vingtaine d'Indiens, étoit dès long-temps établie dans le comté de Lancaster, et n'avoit pas cessé de se conduire paisiblement et amicalement envers les colons anglais. Cependant les dévastations que d'autres Sauvages commettoient sur les frontières, irritèrent tellement les colons, qu'ils résolurent de s'en venger sur tous les Indiens. Environ cent vingt habitans, qui, pour la plupart, étoient de Donnegal et de Peckstang ou de Paxton, dans le comté d'York, montèrent à cheval, se rassemblèrent, et prirent la route du petit établissement des paisibles et innocens Indiens de Lancastre. Ces bons Sauvages furent avertis qu'on venoit les attaquer: mais considérant les hommes blancs comme leurs amis, ils crurent n'avoir rien à craindre.

Lorsque les colons arrivèrent dans le village de ces Indiens, ils n'y trouvèrent que des femmes, des enfans, et quelques vieillards, parce que le reste de la peuplade étoit allé vaquer à ses occupations accoutumées. Ils égorgèrent tous ceux qu'ils rencontrèrent, entr'autres le chef, nommé Schahaès, distingué par son attachement aux colons. Cette action barbare excita l'indignation de tous ceux des habitans, qui avoient quelque sentiment d'humanité.

Les malheureux Indiens, qui, s'étant trouvés absens de leur village, avoient échappé à la mort, furent amenés à Lancastre et logés dans la geole, afin qu'ils pussent être à l'abri des nouveaux attentats de leurs assassins. Le gouverneur témoigna, par une proclamation, combien il désapprouvoit le massacre des Indiens, offrit une récompense à ceux qui feroient connoître les auteurs de cette barbarie, et défendit qu'on portât la moindre atteinte au repos du reste de la peuplade. Mais, au mépris de cette proclamation, les scélérats contre lesquels elle étoit rendue, marchèrent droit à Lancastre, brisèrent les portes de la geole et massacrèrent les infortunés Indiens qui y étoient renfermés.

Une seconde proclamation du gouverneur n'eut pas plus d'effet que la première. Un détachement de colons s'avança vers Philadelphie, dans le dessein d'égorger quelques Indiens amis qu'on y avoit conduits pour les dérober à la mort. Plusieurs citoyens de cette ville prirent les armes pour défendre ces malheureux. Les quakers même, à qui leurs principes religieux ne permettent pas de combattre pour leur propre défense, furent les plus ardens à protéger les Indiens45.

Note 45: (retour) Ce trait, ce que Franklin rapporte du bon Denham, dans la première partie de ces mémoires, et tout ce que j'ai observé moi-même pendant mon séjour à Philadelphie, m'ont inspiré, je l'avoue, une grande vénération pour les quakers. (Note du Traducteur.)

Les assassins entrèrent dans Germaintown46. Le gouverneur se sauva dans la maison de Franklin, tandis que celui-ci marcha, avec quelques autres personnes, à la rencontre des enfans de Paxton, car c'est le nom qu'avoient pris les assassins. Franklin les harangua, et parvint à leur persuader d'abandonner leur entreprise et de retourner chez eux.

Note 46: (retour) Petite ville à quatre milles de Philadelphie. Elle a été bâtie par une colonie allemande, ainsi que l'indique son nom. (Note du Traducteur.)

Les disputes entre les propriétaires47 et l'assemblée avoient été long-temps appaisées. Elles se renouvelèrent. Les propriétaires mécontens d'avoir cédé aux habitans, s'efforçoient de recouvrer leurs priviléges; et quoiqu'ils eussent déjà consenti qu'on mît des impôts sur leurs biens, ils vouloient qu'ils en fussent encore exempts.

Note 47: (retour) Les héritiers Penn.

En 1763, l'assemblée adopta un bill concernant les milices. Le gouverneur refusa d'y donner son assentiment, à moins que l'assemblée n'y fît quelques changemens qu'il proposa. Ces changemens consistoient en une augmentation d'amende, en certains cas, et en une substitution de la peine de mort à l'amende, en quelques autres. Il vouloit aussi que les officiers fussent nommés par lui seul, et non élus par le peuple, comme le portoit le bill. Mais l'assemblée considéra ces changemens comme contraires à la liberté. Elle ne voulut point y souscrire. Le gouverneur s'opiniâtra; le bill resta sans effet.

Cette circonstance et beaucoup d'autres du même genre, furent cause que la mésintelligence qui subsistoit entre les propriétaires et l'assemblée, s'accrut à un tel point, qu'en 1764, l'assemblée résolut de présenter au roi une pétition, pour le prier de changer le gouvernement propriétaire en un gouvernement royal.

Il y eut beaucoup d'opposition à cette mesure, non-seulement dans l'assemblée, mais dans les papiers publics. On publia un discours de M. Dickenson48, sur ce sujet, avec une préface du docteur Smith, qui s'efforça de montrer combien la démarche proposée étoit déplacée et impolitique.

Note 48: (retour) Auteur des fameuses Lettres d'un Fermier de Pensylvanie.

M. Galloway fit imprimer un discours en réponse à celui de M. Dickenson; et Franklin y mit une préface, dans laquelle il combattit victorieusement les principes de celle de Smith. Cependant, l'adresse au roi n'eut aucun effet; le gouvernement propriétaire continua.

Lorsque vers la fin de l'année 1764, on fit les élections pour le renouvellement de l'assemblée, les partisans de la famille des Penn, firent tous leurs efforts pour exclure ceux qui leur étoient opposés, et ils obtinrent une petite majorité dans la ville de Philadelphie. Franklin perdit alors la place qu'il avoit occupée quatorze ans de suite dans l'assemblée. Mais ses amis y conservoient encore une prépondérance décidée. Ils le firent nommer, sur-le-champ, agent-général de la province; et le parti opposé en fut si mécontent, qu'il protesta contre sa nomination. Mais la protestation ne fut point inscrite sur le registre, parce qu'elle étoit trop tardive. On la fit insérer dans les papiers publics; et avant de s'embarquer pour l'Angleterre, il y répondit d'une manière ingénieuse et piquante.

On connoît les troubles que produisit, en Amérique, l'acte du timbre, présenté par le ministre Grenville49, et les oppositions qu'il y rencontra. Lorsque le marquis de Rockingham parvint au ministère, on crut devoir chercher à calmer les colons, et on pensa qu'un des meilleurs moyens d'y réussir, étoit la révocation de l'acte odieux. Pour savoir comment le peuple américain étoit disposé à se soumettre à cette loi, la chambre des communes fit venir Franklin à sa barre. Les réponses qu'il y fit, ont été publiées; et elles sont une preuve frappante de l'étendue, de la justesse de ses connoissances, et de la facilité avec laquelle il s'exprimoit.

Note 49: (retour) Dans un discours que prononça, le 15 mai 1777, dans la chambre des communes, Charles Jenkinson, devenu comte de Liverpool, il déclara que l'acte du timbre n'étoit point de l'invention de M. Grenville. On a su depuis que l'idée en étoit due à quelques Américains réfugiés en Angleterre, et mécontens de leur patrie. (Note du Traducteur.)

Il présenta les faits avec tant de force, que tous ceux qui n'étoient pas aveuglés par leurs préventions, virent aisément combien l'acte du timbre étoit dangereux. Malgré quelqu'opposition, cet acte fut donc révoqué une année après qu'il eut passé, et avant d'avoir été mis à exécution.

En 1766, Franklin voyagea en Hollande et en Allemagne, et il y reçut les plus grandes marques d'attention de la part de tous les savans. Observateur constant, il apprit des matelots, en traversant la Hollande, que l'effet d'une diminution d'eau dans les canaux, étoit de ralentir nécessairement la marche des yachts. À son retour en Angleterre, il fit un grand nombre d'expériences, qui toutes lui confirmèrent cette observation. Il adressa ensuite à sir John Pringle, son ami, une lettre qui contenoit le détail de ces expériences et l'explication du phénomène. Cette lettre se trouve dans le volume de ses œuvres philosophiques.

L'année suivante50, il se rendit en France, où il ne fut pas accueilli d'une manière moins distinguée, qu'il ne l'avoit été en Allemagne. Il fut présenté à plusieurs hommes de lettres célèbres, ainsi qu'au monarque qui régnoit alors51.

Note 51: (retour) Louis XV.

Il tomba entre les mains de Franklin diverses lettres adressées par Hutchinson, Oliver52 et quelques autres, à des personnes qui occupoient des places éminentes en Angleterre. Ces lettres contenoient les plus violentes invectives contre les principaux habitans de la province de Massachusett, et invitoient les ministres à employer des moyens vigoureux pour forcer le peuple à leur obéir. Franklin transmit ces lettres à l'assemblée générale de Massachusett, qui les publia. On en fit passer aussi en Angleterre, des copies certifiées, avec une adresse au roi, pour le prier de rappeler des hommes qui étoient devenus odieux au peuple, en se montrant si indignement opposés à ses intérêts.

Note 52: (retour) Thomas Hutchinson étoit gouverneur de la province de Massachusett, et Andrew Oliver, sous-gouverneur. (Note du Traducteur.)

La publication de ces lettres occasionna un duel entre M. Temple et M. Whately53, qui, tous deux, étoient soupçonnés de les avoir procurées aux Américains. Franklin voulant prévenir de nouvelles querelles à ce sujet, déclara, dans une des gazettes de Londres, qu'il avoit lui-même envoyé les lettres en Amérique, mais qu'il ne diroit jamais de quelle manière il les avoit eues. En effet, on ne l'a jamais découvert.

Note 53: (retour) Les lettres étoient adressées à Thomas Whately, secrétaire de la trésorerie, sous le ministère de G. Grenville, et le duel eut lieu entre William Whately, frère du premier, et John Temple, américain. Ils commencèrent par se battre au pistolet, après quoi ils mirent l'épée à la main. William Whately reçut cinq blessures. (Note du Traducteur.)

Bientôt après, l'adresse de l'assemblée de Massachusett fut examinée devant le conseil-privé. Franklin s'y rendit en qualité d'agent de l'assemblée; et se vit accabler d'un torrent d'injures, par le solliciteur-général, qui servoit de défenseur à Oliver et à Hutchinson. L'adresse fut déclarée inique et scandaleuse, et la demande qu'elle contenoit, fut rejetée.

Le parlement de la Grande-Bretagne avoit, il est vrai, révoqué l'acte du timbre; mais c'étoit sous prétexte que la révocation en étoit nécessaire. Il n'en prétendoit pas moins avoir le droit de taxer les colonies; et dans le même-temps où il révoqua l'acte du timbre, il en promulgua un autre, par lequel il déclaroit que, dans tous les cas, il avoit le droit de faire des loix pour les colonies, et de les contraindre à y obéir. Ce langage étoit celui des membres du parlement les plus opposés à l'acte du timbre, et entr'autres, de M. Pitt.

Les colons ne reconnurent jamais ce droit de contrainte: mais comme ils se flattoient qu'on ne l'exerceroit pas, ils n'étoient pas très-ardens à le combattre. Si les Anglais n'avoient pas eu la prétention de le faire valoir, les Américains auroient volontiers continué à fournir leur part des subsides, de la manière dont ils avoient coutume de le faire; c'est-à-dire, d'après des décrets de leurs propres assemblées, rendus sur la demande du secrétaire-d'état.

Si cet usage eût été maintenu, les colonies de l'Amérique septentrionale étoient si bien disposées pour la métropole, que malgré les désavantages que leur fesoit éprouver les entraves mises à leur commerce, et toute la faveur accordée à celui des Anglais, une séparation entre les deux pays eût, sans doute, été encore très-éloignée. Les Américains étoient, dès leur enfance, instruits à révérer un peuple dont ils descendoient, et dont les loix, les mœurs, le langage, étoient les leurs. Ils le regardoient comme un modèle de perfection; et leurs préjugés à cet égard étoient si grands, que les peuples les plus éclairés de l'Europe leur paroissoient des barbares auprès des Anglais. Le seul nom d'Anglais portoit dans l'ame des Américains, l'idée d'un être grand et bon. Tels étoient les sentimens qu'on leur inspiroit de bonne heure. Il ne falloit donc rien moins que des traitemens injustes, long-temps répétés, pour les faire songer à rompre les liens qui les attachoient à l'Angleterre.

Mais les impôts mis sur le verre, sur le papier, sur les cuirs, sur les matières propres à faire des couleurs, sur le thé et sur plusieurs autres articles; les franchises enlevées à quelques colonies; l'opposition des gouverneurs aux mesures législatives de quelques autres; l'accueil dédaigneux qu'éprouvoient auprès du trône les humbles remontrances, dans lesquelles elles demandoient le redressement de leurs griefs, et beaucoup d'actes violens et oppressifs, excitèrent enfin un ardent esprit d'insurrection. Au lieu de songer à l'appaiser, par une conduite plus modérée et plus juste, les ministres anglais parurent fermement décidés à exiger des colonies l'obéissance la plus servile. Leur imprudence ne servit qu'à faire empirer le mal. Ce fut en vain qu'on s'efforça de les faire renoncer à leurs desseins, en leur représentant que l'exécution en étoit impossible, et que les conséquences en deviendroient funestes à l'Angleterre. Ils persistèrent à les suivre avec une opiniâtreté dont l'histoire fournit peu d'exemples54.

Note 54: (retour) Cet exemple se renouvelle de nos jours; et c'est un ministre anglais qui le donne. William Pitt s'opiniâtre à faire la guerre à la France, contre la volonté de presque tout le peuple anglais. (Note du Traducteur.)

La conservation des colonies de l'Amérique septentrionale étoit si avantageuse à l'Angleterre, qu'il falloit avoir un entêtement extravagant pour continuer à employer des moyens propres à donner à leurs habitans l'idée de se séparer d'elle. Quand nous considérons les grands progrès qu'on a faits dans la science du gouvernement, l'extension des principes de liberté parmi les peuples de l'Europe, les effets qu'ils ont déjà produits en France, ceux qu'ils auront probablement ailleurs55, et que nous voyons que tout cela est dû à la révolution d'Amérique, nous ne pouvons nous empêcher de trouver étrange que des évènemens, qui peuvent avoir une si grande influence sur le bonheur du genre-humain, aient été occasionnés par la perversité ou l'ignorance du cabinet de Londres.

Note 55: (retour) Cette prophétie, faite il y a cinq ans, est en partie accomplie. (Note du Traducteur.)

Franklin ne négligea rien pour engager les ministres anglais à prendre d'autres mesures. Et dans des entretiens particuliers, qu'il eut avec plusieurs chefs du gouvernement, et dans les lettres qu'il leur écrivit, il leur démontra combien leur conduite, à l'égard des Américains, étoit injuste et dangereuse. Il leur déclara que malgré l'attachement des colons pour la métropole, les mauvais traitemens, qu'on leur fesoit éprouver, finiroient par les aliéner. On n'écouta point cet avis. Les ministres suivirent aveuglément leur plan, et mirent les colons dans l'alternative d'opter entre la soumission absolue ou l'insurrection.

En 1775, Franklin voyant que tous ses efforts, pour rétablir l'harmonie entre les colonies et la Grande-Bretagne, étoient inutiles, retourna en Amérique. Il trouva que les hostilités avoient déjà commencé. Le lendemain de son arrivée, il fut élu, par l'assemblée de Pensylvanie, membre du congrès des États-Unis. Peu de temps après on le chargea, ainsi que M. Lynch et M. Harrison, d'aller visiter le camp de Cambridge, et de se concilier avec le commandant en chef, pour tâcher de persuader aux troupes, qu'il étoit nécessaire qu'elles renouvelassent leur enrôlement, dont le terme devoit bientôt expirer; et qu'elles persévérassent à défendre leur pays.

Vers la fin de la même année, il se rendit en Canada, pour proposer aux habitans d'embrasser, avec les autres colons, la cause de la liberté. Mais il ne put les engager à s'opposer aux mesures du gouvernement britannique. M. le Roy dit, dans une lettre écrite à ce sujet, que le mauvais succès de la négociation de Franklin fut, en grande partie, occasionné par la différence des opinions religieuses, et le ressentiment que conservoient les Canadiens, de ce que leurs voisins avoient plusieurs fois brûlé leurs églises.

Lorsqu'en 1776, lord Howe56 passa en Amérique, avec le pouvoir de traiter avec les colons. Il écrivit à Franklin, pour l'engager à effectuer une réconciliation57. Franklin fut nommé, avec John Adams et Édouard Rutledge, pour se rendre auprès des commissaires et savoir jusqu'où s'étendoient leurs pouvoirs. Il apprit que ces pouvoirs se bornoient à pardonner aux colons soumis. De pareilles conditions ne convenoient point aux Américains: les commissaires ne purent remplir leur mission.

Note 56: (retour) Lord Howe commandoit la flotte, et le chevalier Howe, son frère, l'armée anglaise. Ils avoient, en même temps, le titre de commissaires pacificateurs. (Note du Traducteur.)

Note 57: (retour) Sa lettre et la réponse de Franklin seront imprimées dans le deuxième volume de ce recueil.

L'importante question de l'indépendance des Américains fut bientôt agitée; et c'étoit en présence des armées et des flottes formidables, destinées à les soumettre. Avec des troupes nombreuses, il est vrai, mais sans discipline, et ignorant absolument l'art de la guerre, sans argent, sans escadres, sans alliés, n'ayant presque pour appui que le seul amour de la liberté, les Américains se déterminèrent à se séparer d'une mère-patrie, qui leur avoit fait subir une longue suite de vexations et d'outrages. Lorsqu'on proposa cette mesure hardie, Franklin fut un des premiers à l'adopter, et son opinion entraîna beaucoup d'autres membres du congrès.

L'esprit du peuple avoit été déjà préparé à cet évènement par le célèbre pamphlet de Thomas Paine, intitulé: Le Sens Commun. Il y a lieu de croire que Franklin eut beaucoup de part à cet ouvrage, ou du moins, qu'il fournit des matériaux à l'auteur.

Franklin fut élu président de la convention, qui s'assembla en 1776, à Philadelphie, pour établir une nouvelle forme de gouvernement. La constitution actuelle de l'état de Pensylvanie, fut le résultat des travaux de cette assemblée, et peut être considérée comme le fruit des principes politiques de Franklin. L'unité législative et la pluralité exécutive semblent avoir été ses maximes favorites.

Vers la fin de la même année 1776, Franklin fut choisi pour aller suivre les négociations, entamées par Silas Deane à la cour de France. La certitude des avantages que la France pouvoit retirer d'un traité de commerce avec l'Amérique, et le désir d'affoiblir l'empire britannique, en le démembrant, étoient de puissans motifs pour engager le gouvernement français à prêter l'oreille aux propositions d'alliance avec les Américains. Mais il montroit pourtant une répugnance, que firent cesser, et l'adresse de Franklin, et sur-tout le succès des armes américaines contre le général Burgoyne58. En 1778, on conclut un traité d'alliance offensive et défensive, et, en conséquence, la France déclara la guerre à l'Angleterre.

Note 58: (retour) À Saratoga, où les généraux américains Arnold et Gates, le forcèrent de se rendre prisonnier de guerre avec son armée. La trahison d'Arnold a terni, depuis, la gloire qu'il acquit par cette action. (Note du Traducteur.)

Personne, peut-être, n'étoit aussi en état que Franklin, de servir essentiellement les Américains, auprès de la cour de France. Ses découvertes, ses talens y étoient connus, et on y avoit la plus profonde estime pour son caractère. Il fut accueilli avec les plus grandes marques de respect par tous les gens de lettres de Paris, et, en général, par tous les Français. Cela lui donna bientôt une grande influence, qui, avec divers ouvrages qu'il publia, contribua à établir le crédit et l'importance des États-Unis. C'est à ses soins qu'on doit attribuer, en grande partie, le succès des emprunts, négociés en Hollande et en France, emprunts, qui ont si heureusement décidé le sort de la guerre.

Le triste succès des armes britanniques, et sur-tout la prise de lord Cornwalis et de son armée, convainquirent enfin les Anglais de l'impossibilité de subjuguer les Américains. Les négocians demandoient la paix à grands cris. Le ministère sentit qu'il ne pouvoit plus long-temps s'opposer à leurs vœux. Les préliminaires furent signés à Paris, le 30 novembre 1782, par M. Oswald, qui traitoit pour l'Angleterre; et par MM. Franklin, Adams, Jay et Laurens, au nom des États-Unis d'Amérique. Ces préliminaires formoient la base du traité définitif, qui fut conclu le 3 septembre 1783, et signé par M. David Hartley d'une part, et par MM. Franklin, Adams et Jay de l'autre.

Le 3 avril 1783, un traité d'amitié et de commerce entre les États-Unis et la Suède, fut conclu à Paris, par Franklin et le comte de Krutz.

Un pareil traité fut conclu avec la Prusse en 1785, quelque temps avant que Franklin abandonnât l'Europe.

Les affaires politiques n'étoient pas l'unique objet des occupations de Franklin. Quelques-uns de ses ouvrages philosophiques furent publiés à Paris. Leur but étoit, en général, de faire sentir les avantages de l'industrie et de l'économie.

Lorsqu'en 1784, le magnétisme animal occupoit beaucoup les esprits en Europe et sur-tout à Paris, on le crut d'une telle importance, que le roi nomma des commissaires pour examiner les fondemens de cette science prétendue. Franklin fut un de ces commissaires. Après avoir observé un grand nombre des expériences de Mesmer, et dont quelques-unes étoient faites sur eux-mêmes, ils décidèrent que ce n'étoit qu'un charlatanisme, inventé pour en imposer à des gens ignorans et crédules: Mesmer fut ainsi arrêté au milieu de la carrière par laquelle il croyoit arriver à la fortune et à la gloire; et l'un des plus insolens moyens, dont on se soit servi pour se jouer des hommes, fut anéanti.

Franklin ayant rempli le principal objet de sa mission, en coopérant à l'établissement de l'indépendance américaine, et commençant à sentir les infirmités de l'âge, désira de revoir son pays natal. Il demanda son rappel au congrès, et l'obtint. M. Jefferson partit pour aller le remplacer, en 1785; et au mois de septembre de la même année, Franklin retourna à Philadelphie. Au bout de quelque temps, il fut nommé membre du conseil suprême exécutif de cette ville, et bientôt après, il en fut élu président.

En 1787, on forma une convention pour reviser, corriger les articles de la confédération, et donner plus d'énergie au gouvernement des États-Unis. Elle se rassembla à Philadelphie. Franklin fut nommé l'un des délégués des Pensylvaniens. Il signa la constitution, proposée pour cimenter l'union, et y donna son approbation dans les termes les moins équivoques.

Il s'établit alors, à Philadelphie, une société destinée à s'occuper des recherches politiques. Elle choisit Franklin pour son président, et tint ses séances chez lui. Deux ou trois essais, lus dans cette société, ont été publiés: mais elle n'a pas existé long-temps.

En 1787, il se forma, à Philadelphie, deux autres sociétés, fondées sur les principes de l'humanité la plus noble et la plus généreuse. L'une étoit la Société Philadelphienne, pour le soulagement des prisonniers; et l'autre, la Société Pensylvanienne, dont l'objet est de travailler à l'abolition de l'esclavage, de secourir les nègres naturellement libres et retenus dans la servitude, et d'améliorer la condition des Africains.—Franklin étoit président de ces deux sociétés. Leurs travaux ont déjà eu beaucoup de succès, et elles continuent de marcher avec une ardeur infatigable vers le but de leur institution.

Les infirmités de Franklin augmentant, il lui devint impossible d'assister régulièrement au conseil; et en 1788, il renonça totalement aux affaires publiques.

Son tempérament étoit très-robuste. Il n'étoit sujet à presqu'aucune maladie, excepté quelques accès de goutte, qui le tourmentoient de temps en temps, et qui cessèrent en 1781, époque où il fut attaqué de la pierre, dont il s'est ressenti le reste de sa vie. Dans les intervalles de cette cruelle maladie, il passoit beaucoup d'heures agréables, en se livrant à une conversation gaie et instructive. Ni son esprit, ni ses organes ne parurent affoiblis jusques au moment de sa mort.

En qualité de président de la société pour l'abolition de l'esclavage, il signa le mémoire, présenté le 12 mai 1789 au congrès des États-Unis de l'Amérique, pour le prier d'employer tout son pouvoir constitutionnel à diminuer le trafic de l'espèce humaine. Ce fut le dernier acte public de Franklin.

Dans les débats qu'occasionna ce mémoire, on tenta de justifier la traite des nègres. Franklin fit insérer dans la gazette fédérative, du 25 mars, un morceau signé Historicus, et il y rapporta un discours, qu'il dit avoir été prononcé dans le divan d'Alger, en 1787, à l'occasion d'une pétition présentée par la secte des Erika, pour demander l'abolition de la piraterie et de l'esclavage. Ce prétendu discours algérien est une excellente parodie de ce qu'avoit dit un représentant de la Georgie, nommé Jackson. Tous les argumens en faveur de l'esclavage des nègres, y sont ingénieusement appliqués à la justification des pirates qui enlèvent les vaisseaux des Européens et les réduisent eux-mêmes à l'esclavage. Il démontre, en même-temps, la futilité des raisonnemens dont on se sert pour défendre la traite des nègres; et il fait voir combien l'auteur avoit encore de force d'esprit et de talent à l'âge avancé où il étoit. Enfin, il n'offre pas une preuve moins convaincante de la facilité avec laquelle Franklin imitoit le style des anciens temps et des nations étrangères, que sa fameuse parabole contre la persécution; et de même que cette parabole a engagé plusieurs personnes à la chercher dans la bible, le discours algérien a été cause que des curieux ont cherché dans diverses bibliothèques, l'ouvrage d'où l'on disoit qu'il étoit tiré59.

Note 59: (retour) Ce discours sera imprimé dans le deuxième volume de ce recueil.

Au commencement du mois d'avril suivant, il fut attaqué d'une fièvre et d'une douleur de poitrine, qui mirent un terme à sa vie. Nous allons transcrire les observations qu'a faites sur sa maladie, le docteur Jones, son médecin et son ami.

«La pierre dont il étoit attaqué depuis long-temps, l'obligea, pendant la dernière année de sa vie, à garder presque toujours le lit; et dans les derniers paroxismes de cette cruelle maladie, il falloit qu'il prît de fortes doses de laudanum pour calmer ses souffrances. Cependant, dans les intervalles de repos, non-seulement il s'amusoit à lire et à converser gaiement avec sa famille, et avec quelques amis qui lui rendoient visite, mais il s'occupoit d'affaires publiques et particulières, avec diverses personnes qui venoient le consulter. Il montroit encore ce désir de faire le bien, cet empressement à obliger, qui le distinguoient dès long-temps. Il conservoit éminemment ses facultés intellectuelles et il aimoit encore à dire des plaisanteries, et à raconter des anecdotes qui fesoient un plaisir extrême à tous ceux qui les entendoient.

»Environ seize jours avant sa mort, il eut des atteintes de fièvre, mais sans aucun symptôme caractéristique. Ce ne fut que le troisième ou quatrième jour qu'il se plaignit d'une douleur dans le côté gauche de la poitrine, douleur qui s'accrut, devint extrêmement vive, et fut suivie d'une toux et d'une respiration pénible. Quand il fut dans cet état, et que l'excès de sa souffrance lui arrachoit quelques plaintes, il disoit:—Qu'il craignoit bien de ne pas les supporter comme il le devoit; qu'il savoit combien l'Être-Suprême avoit versé de bienfaits sur lui, en l'élevant de l'obscurité, dans laquelle il étoit né, au rang et à la considération dont il jouissoit parmi les hommes; et qu'il ne doutoit pas que les douleurs qu'il lui envoyoit en ce moment, ne fussent destinées à le dégoûter d'un monde, où il n'étoit plus capable de remplir le poste qui lui avoit été assigné.

»Il resta dans cet état jusqu'au cinquième jour qui précéda sa mort. Alors sa douleur et sa difficulté de respirer l'abandonnèrent entièrement. Sa famille se flatta qu'il guériroit: mais un abcès qui s'étoit formé dans le poumon, creva tout-à-coup, et rendit une grande quantité de matière que le malade continua à cracher tant qu'il eut quelque force. Aussitôt qu'il cessa de pouvoir rejeter cette matière, les organes de la respiration s'affoiblirent par degrés. Il éprouva un calme léthargique; et il expira tranquillement le 17 avril 1790, à onze heures du soir. Il avoit vécu quatre-vingt-quatre ans et trois mois.

»Peut-être n'est-il pas inutile d'observer qu'en l'année 1735, Franklin eut une dangereuse pleurésie, qui se termina par un abcès au côté gauche de ses poumons, et il fut alors presque suffoqué par la quantité de matière qu'il rendit. Quelques années après, il essuya encore une maladie pareille: mais il en guérit promptement et sa respiration ne s'en ressentit point.»


Plusieurs années avant sa mort, il composa lui-même son épitaphe. La voici:

LE CORPS

de

Benjamin Franklin, imprimeur,
comme la couverture d'un vieux livre,
dont les feuillets sont arrachés,
et la dorure et le titre effacés,
gît ici, et est la pâture des vers.
Cependant, l'ouvrage même ne sera point perdu,
car il doit, comme il le croyoit, reparoître encore
une fois,
dans une nouvelle
et plus belle édition,
revue et corrigée
par
l'auteur.


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