Vie de Benjamin Franklin, écrite par lui-même - Tome 1: Suivie de ses œuvres morales, politiques et littéraires
Extrait du Testament de Benjamin Franklin.
... Quant à mes livres, ceux que j'avois en France, et ceux que j'avois laissés à Philadelphie étant maintenant tous rassemblés ici, et le catalogue en étant fait, mon intention est d'en disposer de la manière suivante.
Je lègue à la société philosophique de Philadelphie, dont j'ai l'honneur d'être président, l'Histoire de l'académie des sciences, en soixante ou soixante-dix volumes in-4o.—Je donne à la société philosophique américaine qui est établie à la Nouvelle-Angleterre, et dont je suis membre, la collection in-folio des Arts et Métiers. L'édition in-4o. du même ouvrage sera remise de ma part à la compagnie de la bibliothèque de Philadelphie.—Je donne à mon petit-fils Benjamin Franklin Bache, tous ceux de mes livres, à côté desquels j'ai mis son nom dans le catalogue ci-dessus mentionné; et à mon petit-fils William Bache, tous ceux auxquels son nom sera également ajouté. Ceux qui seront désignés avec le nom de mon cousin Jonatham Williams, seront donnés à ce parent.—Je lègue à mon petit-fils, William Temple Franklin, le reste de mes livres, mes manuscrits et mes papiers.—Je donne à mon petit-fils, Benjamin Franklin Bache, mes droits dans la compagnie de la bibliothèque de Philadelphie, ne doutant pas qu'il ne permette à ses frères et à ses sœurs d'en jouir comme lui.
Je suis né à Boston, dans la Nouvelle-Angleterre, et je dois mes premières connoissances en littérature aux libres écoles de grammaire qui y sont établies. C'est pourquoi je laisse à mes exécuteurs testamentaires, cent livres sterlings, pour qu'elles soient remises, par eux, ou par ceux qui les remplaceront, aux directeurs des libres écoles de ma ville natale. J'entends que les directeurs, ou les personnes qui auront la surintendance des libres écoles, placent cette somme à intérêt perpétuel, afin de l'employer tous les ans à faire frapper des médailles d'argent, qui seront distribuées aux élèves pour leur servir de récompense et d'encouragement; et cela de la manière que les notables de la ville de Boston jugeront convenable.
Je charge mes exécuteurs testamentaires, ou leurs successeurs, de prélever sur les honoraires qui me sont redus, comme président de l'état de Pensylvanie, deux mille livres sterlings, et de les compter aux personnes, qu'un acte de la législature nommera pour les recevoir en dépôt, afin qu'elles soient employées à rendre le Skuylkil navigable.
Tandis que j'ai été marchand de papier, imprimeur et directeur de la poste, j'ai fait crédit à beaucoup de personnes, pour des livres, des insertions d'avis, des ports de lettres et d'autres objets pareils. L'assemblée de Pensylvanie m'ayant fait partir en 1757 pour aller être son agent en Angleterre, où j'ai rempli ce poste jusqu'en 1775, et à mon retour, étant immédiatement occupé des affaires du congrès, et envoyé en France en 1776, où j'ai séjourné neuf ans, je n'ai pu réclamer les sommes ci-dessus que depuis mon retour en 1785, et ce sont, en quelque sorte, des créances surannées, quoique justes. Cependant elles se trouvent détaillées dans mon grand livre, coté E; et je les lègue aux administrateurs de l'hôpital de Pensylvanie, espérant que les débiteurs, ou leurs successeurs, qui font à présent quelque difficulté d'acquitter ces dettes, parce qu'ils les croient trop anciennes, voudront pourtant bien en compter le montant, comme une charité, en faveur de l'excellente institution de l'hôpital.—
Je suis persuadé que plusieurs de ces dettes seront inévitablement perdues: mais je me flatte qu'on en recouvrera beaucoup. Il est possible aussi que quelques-uns des débiteurs, aient à réclamer de moi le montant d'anciens comptes. En ce cas, les administrateurs de l'hôpital voudront bien en faire la déduction, et en payer la solde, si c'est moi qui la dois.
Je prie mes amis Henry Hyll, John Jay, Francis Hopkinson et M. Edward Duffield, de Bonfield dans le comté de Pensylvanie, d'être les exécuteurs de mes dernières volontés; c'est pourquoi je les nomme dans le présent testament.
Je désire d'être enterré, avec le moins de dépense et de cérémonie qu'il sera possible.
À Philadelphie, le 17 juillet 1788.
B. Franklin.
Moi, Benjamin Franklin, après avoir considéré le testament précédent, ou ci-joint, je crois à propos d'y ajouter le présent codicile.
L'un de mes anciens et invariables principes politiques, est que, dans un état démocratique, il ne doit point y avoir d'emploi lucratif, par les raisons détaillées dans un article que j'ai rédigé dans notre constitution; et lorsque j'ai accepté la place de président, mon intention a été d'en consacrer les honoraires à l'utilité publique. En conséquence, j'ai déjà légué, par mon testament du mois de juillet dernier, des sommes considérables aux colléges, et pour construire des églises. J'ai, de plus, donné deux mille livres sterlings à l'état de Pensylvanie, pour être employées à rendre le Skuylkil navigable. Mais apprenant depuis, que cette somme est très-insuffisante pour un pareil ouvrage, et que vraisemblablement l'entreprise n'aura pas lieu de long-temps, j'ai conçu une autre idée, que je crois d'une utilité plus étendue. Je révoque donc et annulle le legs qui devoit servir aux travaux du Skuylkil; et je désire qu'une partie des certificats, que j'ai pour ce qui m'est redû de mes honoraires de président, soit vendue pour produire deux mille livres sterlings, dont on disposera, comme je vais l'expliquer.
L'on pense que celui qui reçoit un bien de ses ancêtres, est, en quelque sorte, obligé de le transmettre à ses descendans. Certes, je ne suis point dans cette obligation, moi, à qui mes ancêtres ni aucun de mes parens n'ont jamais laissé un schelling d'héritage. J'observe ceci, pour que ma famille ne trouve pas mauvais que je fasse quelques legs, qui ne sont pas uniquement à son profit.
Né à Boston, dans la Nouvelle-Angleterre, je dois mes premières connoissances en littérature aux libres écoles de grammaire de cette ville: aussi ne les ai-je point oubliées dans mon testament.
Mais j'ai également des obligations à l'état de Massachusett, qui, sans que je l'aie demandé, m'a nommé son agent, pendant plusieurs années, et m'a accordé en conséquence des honoraires assez considérables. Quoiqu'en servant cet état, et en lui transmettant les lettres du gouverneur Hutchinson, j'aie perdu plus qu'il ne m'a jamais donné, je ne pense pas lui devoir moins de reconnoissance.
J'ai observé que parmi les artisans, les bons apprentis devenoient ordinairement de bons citoyens. J'ai moi-même, dans ma ville natale, commencé par apprendre le métier d'imprimeur; et ensuite j'ai eu la facilité de m'établir à Philadelphie, parce que deux amis m'ont prêté de l'argent, qui a été la base de ma fortune, et la cause de tout ce que j'ai pu faire d'utile dans le cours de ma vie.—Je désire de pouvoir être encore de quelqu'utilité après ma mort, en formant et soutenant des jeunes gens, qui rendent service à leur pays, dans les deux villes que je viens de nommer.
Je donne donc en dépôt mille livres sterlings aux habitans de Boston, dans l'état de Massachusett, et mille livres sterlings à ceux de Philadelphie, afin que ces sommes soient employées de la manière suivante.
Si les habitans de Boston acceptent les mille livres sterlings, elles seront confiées aux élus de cette ville et aux ministres de l'ancienne congrégation épiscopale et presbytérienne; et ces administrateurs en feront des prêts à cinq pour cent d'intérêt par an, à de jeunes artisans mariés, lesquels seront âgés de vingt-cinq ans, et auront appris leur métier dans la ville, et rempli fidèlement les obligations spécifiées dans leur contrat d'apprentissage, de manière à mériter qu'au moins deux citoyens respectables répondent de l'honnêteté de leur caractère, et leur servent de caution, pour le paiement de la somme qu'on leur prêtera, ainsi que des intérêts, avec les conditions ci-après spécifiées.
Le montant de tous les billets sera payable en piastres espagnoles cordonnées, ou en monnoie d'or courante; et les administrateurs tiendront un livre, ou des livres, où seront inscrits les noms de ceux qui profiteront de l'avantage de cette institution, ainsi que les noms de ceux qui leur serviront de caution, avec les sommes qui leur seront prêtées, les dates et tout ce qui y aura rapport. Comme ces prêts sont destinés à faciliter l'établissement des jeunes ouvriers qui se marieront, il faut que les administrateurs ne prêtent à une même personne ni plus de soixante livres sterlings, ni moins de quinze.
Et si le nombre de ceux qui feront des demandes étoit si considérable, que le legs ne suffît pas pour donner à tous ce qui leur seroit nécessaire, on fera une diminution générale, pour que chacun reçoive quelque secours.
Ces secours seront d'abord de peu de conséquence; mais à mesure que le capital grossira par l'accumulation des intérêts, ils deviendront plus considérables. Afin qu'on les multiplie, autant qu'il sera possible, et qu'on en rende le remboursement plus aisé, il faut que chaque emprunteur soit obligé de payer avec l'intérêt annuel, un dixième du principal; et le montant de cet intérêt et de ce principal sera prêté à de nouveaux emprunteurs.
Il est à croire qu'il y aura toujours à Boston des citoyens vertueux et bienfaisans, qui s'empresseront de consacrer une partie de leur temps à l'utilité publique, en administrant gratuitement cette institution. On doit aussi espérer qu'aucune partie de la somme ne restera jamais oisive, ni ne sera employée à d'autre objet que celui de sa destination première; mais bien qu'elle augmentera continuellement. Ainsi, il viendra un temps où elle sera plus considérable qu'il ne le faudra pour Boston; et alors, on pourra en prêter aux autres villes de l'état de Massachusett, pourvu qu'elles s'engagent à payer ponctuellement les intérêts, et à rembourser, chaque année, un dixième du principal aux habitans de Boston.
Si ce plan est exécuté et réussit, la somme s'élèvera, au bout de cent ans, à cent trente-un mille livres sterlings. Je désire qu'alors les administrateurs de la donation emploient cent mille livres sterlings à faire construire les ouvrages publics qu'on croira les plus généralement utiles, comme des fortifications, des ponts, des aqueducs, des bains publics; à paver les rues, et à tout ce qui peut rendre le séjour de la ville plus agréable aux habitans et aux étrangers qui viendront pour y rétablir leur santé, ou y passer quelque temps.
Je désire que les autres trente-un mille livres sterlings, soient prêtées à intérêt, de la manière ci-dessus prescrite, pendant cent ans encore; et j'espère qu'alors cette institution aura heureusement influé sur la conduite de la jeunesse, et aidé plusieurs estimables et utiles citoyens.
À la fin de ce second terme, s'il n'est arrivé aucun accident, la somme s'élèvera à quatre millions soixante-un mille livres sterlings, dont je laisse un million soixante-un mille livres sterlings à la disposition des habitans de Boston, et trois millions sterlings à la disposition du gouvernement de l'état de Massachusett, car je n'ose pas porter mes vues plus loin.
Je désire qu'on observe, pour le don que je fais aux habitans de Philadelphie, ce que je viens de recommander pour celui qui concerne les habitans de Boston. Il ne doit y avoir qu'une seule différence: c'est que comme Philadelphie a un corps administratif, je le prie de se charger de ma donation, pour en faire l'usage expliqué plus haut; et je lui donne tous les pouvoirs nécessaires à cet égard.—J'ai observé que le sol de la ville étant pavé ou couvert de maisons, la pluie étoit chariée loin, et ne pouvoit point pénétrer dans la terre, et renouveler et purifier les sources, ce qui est cause que l'eau des puits devient chaque jour plus mauvaise, et finira par ne pouvoir plus être bonne à boire, ainsi que je l'ai vu dans toutes les anciennes villes. Je recommande donc qu'au bout de cent ans, le corps administratif emploie une partie des cent mille livres sterlings, à faire conduire à Philadelphie, par le moyen de tuyaux, l'eau de Wissahickon-Creek60, à moins que cela ne soit déjà fait. L'entreprise est, je crois, aisée, puisque la crique est beaucoup plus élevée que la ville, et qu'on peut y faire monter l'eau encore plus haut, en construisant une digue.
Je recommande aussi de rendre le Skuylkil entièrement navigable. Je désire que dans deux cents ans, à compter du jour où l'institution commencera, la disposition des quatre millions soixante-un mille livres sterlings soit partagée entre les habitans de Philadelphie et le gouvernement de Pensylvanie, de la même manière que je l'ai indiqué pour les habitans de Boston et le gouvernement de Massachusett.
Je désire que ces institutions commencent un an après ma mort. On aura soin d'en donner publiquement avis avant la fin de l'année, pour que ceux au bénéfice de qui elles sont, aient le temps de faire leurs demandes en forme.—Je désire donc que dans six mois, à compter du jour de mon décès, mes exécuteurs testamentaires, ou leurs successeurs, paient deux mille livres sterlings aux personnes que nommeront les élus de Boston et le corps administratif de Philadelphie, pour recevoir les mille livres sterlings qui reviendront à chacune de ces villes.
Quand je considère les accidens auxquels sont sujets tous les projets et toutes les affaires des hommes, je crains de m'être trop flatté en imaginant que ces dispositions, si tant est qu'elles soient suivies, continuent sans interruption, et remplissent leur objet. Cependant, j'espère que si les habitans de Boston et de Philadelphie, ne jugent pas à propos de se charger de l'exécution de mon projet, ils daigneront, au moins, accepter les donations, comme une marque de mon attachement, de ma gratitude, et du désir que j'ai de leur être utile, même après ma mort.
Certes, je désire que l'une et l'autre entreprennent de former l'établissement que j'ai conçu, parce que je pense que, quoiqu'il puisse s'élever des difficultés imprévues, on peut trouver le moyen de les vaincre, et de rendre le plan praticable.
Si l'une des deux villes accepte le don avec les conditions prescrites, et que l'autre refuse de remplir les conditions, je veux alors que les deux sommes soient données à celle qui aura accepté les conditions, pour que le tout soit appliqué au même objet et de la même manière que je l'ai dit, pour chaque partie. Si les deux villes refusent la somme que je leur offre, elle restera dans la masse de mes biens, et l'on en disposera conformément à mon testament du 17 juillet 1788.
Je lègue au général George Washington, mon ami, et l'ami de l'humanité, le bâton de pommier sauvage dont je me sers pour me promener, et sur lequel il y a une pomme d'or, artistement travaillée, représentant le bonnet de la Liberté. Si ce bâton étoit un sceptre, il conviendroit à Washington, car il l'a mérité.
B. Franklin.
ŒUVRES
MORALES, POLITIQUES
ET LITTÉRAIRES
DE
BENJAMIN FRANKLIN,
DANS LE GENRE DU SPECTATEUR.
SUR LES PERSONNES
QUI SE MARIENT JEUNES.
À John Alleyne.
Vous voulez, mon cher John, que je vous dise ma façon de penser sur les personnes qui se marient jeunes, et que je réponde aux critiques sans nombre, que diverses personnes se sont permises sur votre mariage. Vous pouvez vous rappeler que, quand vous me consultâtes à ce sujet, je vous dis que ni d'un côté ni de l'autre, la jeunesse ne devoit être un obstacle. Certes, tous les ménages que j'ai observés, me font penser que les personnes qui se marient jeunes sont plus communément heureuses que les autres.
Les jeunes époux ont toujours un caractère plus flexible et tiennent moins à leurs habitudes, que lorsqu'ils sont plus avancés en âge. Ils s'accoutument plus aisément l'un à l'autre, et par-là, ils préviennent beaucoup de contradictions et de dégoûts. Si la jeunesse manque un peu de cette prudence qui est nécessaire pour conduire un ménage, elle trouve assez de parens et d'amis d'un âge mûr, pour remédier à ce défaut, et elle est plutôt habituée à une vie tranquille et régulière. En se mariant jeune, un homme prévient peut-être très-heureusement, ces accidens, ces liaisons qui auroient pu nuire à sa santé, ou à sa réputation, et quelquefois même à toutes les deux.
Quelques personnes peuvent se trouver dans des circonstances où la prudence exige qu'elles diffèrent de se marier: mais en général, quand la nature nous a rendus physiquement propres au mariage, on doit penser qu'elle ne se trompe point en nous le fesant désirer.
Les mariages tardifs sont souvent suivis d'un inconvénient de plus que les autres; c'est que les parens ne vivent pas assez long-temps pour veiller à l'éducation de leurs enfans.—«Les enfans qui viennent tard, sont de bonne heure orphelins», dit le proverbe espagnol. Triste sujet de réflexion pour ceux qui peuvent avoir à redouter ce malheur!
Nous autres Américains, nous nous marions ordinairement dès le matin de la vie. Nos enfans sont élevés et établis dans le monde, à midi; et nos affaires, à cet égard, étant achevées, nous avons un après-midi et une soirée de loisir agréable, tel que celui dont jouit à présent notre ami.
En nous mariant de bonne heure, nous avons le bonheur d'avoir un plus grand nombre d'enfans; et chaque mère, suivant parmi nous, l'usage de nourrir elle-même ses enfans, usage si conforme au vœu de la nature! nous en conservons davantage. Aussi, dans nos contrées, les progrès de la population sont bien plus rapides qu'en Europe.
Enfin, je suis très-content de vous voir marié, et je vous en félicite cordialement. Vous êtes dans le sentier où l'on devient un citoyen utile; et vous avez échappé à un état contre nature, à un éternel célibat! C'est pourtant là le sort d'un grand nombre d'hommes qui ne s'y étoient pas condamnés; mais qui, ayant trop long-temps différé de changer de condition, trouvent enfin qu'il est trop tard pour y songer, et passent leur vie entière dans une situation où un homme semble toujours valoir beaucoup moins. Un volume dépareillé n'a pas la même valeur que lorsqu'il fait partie d'une collection complète. Quel cas fait-on de la moitié isolée d'une paire de ciseaux? Elle ne coupe jamais bien, et ne peut servir que de mauvais racloir.
Je vous prie de présenter à votre jeune épouse, et mes complimens et mes vœux pour son bonheur. Je suis vieux et pesant: sans cela, je serois allé les lui présenter moi-même.
Je ne ferai que peu d'usage du privilège qu'ont les vieillards, de donner des avis à leurs jeunes amis. Traitez toujours votre femme avec respect. Cela vous attirera du respect à vous-même, non-seulement de sa part, mais de la part de tous ceux qui seront témoins de votre conduite. Ne vous servez jamais avec elle, d'expression dédaigneuse, même en plaisantant; car les plaisanteries de ce genre finissent souvent par des disputes sérieuses.
Étudiez soigneusement ce qui a rapport à votre profession, et vous deviendrez savant. Soyez laborieux et économe, et vous deviendrez riche. Soyez frugal et tempérant, et vous conserverez votre santé. Pratiquez toujours la vertu, et vous serez heureux. Une telle conduite, du moins, promet plus que toute autre de pareilles conséquences.
Je prie Dieu qu'il vous bénisse, vous et votre jeune épouse; et je suis pour toujours votre sincère ami.
B. Franklin.
SUR LA MORT DE SON FRÈRE,
JOHN FRANKLIN.
À Miss Hubbard.
Je le sens comme vous; nous avons perdu un parent cher et estimable. Mais telle est la volonté de Dieu et de la nature; il faut que l'ame abandonne sa dépouille mortelle, pour entrer dans une véritable vie. Elle n'est ici-bas que dans un état imparfait, et pour se préparer à vivre. L'homme n'est complètement né qu'au moment où il meurt. Pourquoi nous affligerions-nous donc de voir un nouveau né parmi les immortels, un nouveau membre ajouté à leur heureuse société?
C'est un acte de la bienfaisance divine que de nous laisser un corps mortel, tandis qu'il peut nous procurer des jouissances douces, et nous servir à acquérir des connoissances et à faire du bien aux êtres comme nous; mais quand ce corps, cessant d'être propre à remplir ces objets, ne peut que nous faire sentir la douleur, et non le plaisir, nous embarrasse, au lieu de nous être de quelque secours, et ne répond plus à aucune des intentions pour lesquelles il nous étoit donné, c'est également un effet de la bonté céleste, que de nous en délivrer.
Le moyen dont elle s'est servi est la mort. Quelquefois nous nous donnons prudemment nous-même une mort partielle. Nous nous fesons couper un membre douloureusement blessé et hors d'état de guérir. Celui à qui on arrache une dent, s'en sépare volontiers, parce que la douleur s'en va avec elle. Celui qui se sépare de tout son corps, quitte en même-temps toutes les douleurs et les maladies auxquelles il étoit exposé et qui pouvoient le faire souffrir.
Nous avons été invités, notre ami et nous, à une partie de plaisir, qui doit durer à jamais. Sa voiture a été prête avant la nôtre, et il est parti le premier. Nous ne pouvions pas convenablement nous en aller tous à-la-fois. Et pourquoi, vous et moi, nous affligerions-nous de son départ, puisque nous devons bientôt le suivre, et que nous savons où nous le trouverons?
Adieu.
B. Franklin
LETTRE
AU DOCTEUR MATHER,
DE BOSTON.
À Passy, le 12 mai 1784.
Révérend Docteur,
J'ai reçu votre lettre amicale, et votre excellent avis aux habitans des États-Unis. J'ai lu cet avis avec plaisir, et j'espère qu'il aura le succès qu'il mérite. Quoique de pareils écrits soient regardés avec indifférence par beaucoup de gens, il suffit qu'ils fassent une forte impression sur la centième partie des lecteurs, pour que l'effet en soit très-considérable.
Permettez-moi de vous citer un petit exemple, qui, quoiqu'il me concerne, ne sera peut-être pas sans intérêt pour vous. Lorsque j'étois encore enfant, il me tomba sous la main un livre intitulé: Essais sur la Manière de faire le bien, ouvrage qui, je crois, étoit de votre père. Le premier possesseur en avoit fait si peu de cas, qu'il y en avoit plusieurs feuillets déchirés. Mais le reste me frappa tellement, que durant toute ma vie, il a influé sur ma conduite. C'est pour cela que j'ai toujours fait beaucoup plus de cas du renom d'homme bienfaisant, que de toute autre espèce de réputation; et si, comme vous paroissez le croire, j'ai été un citoyen utile, le public en doit l'avantage au livre dont je viens de parler.
Vous dites que vous êtes dans votre soixante-dix-huitième année. Je suis dans ma soixante-dix-neuvième. Nous sommes l'un et l'autre devenus vieux. Il y a plus de soixante ans que j'ai quitté Boston: mais je me souviens très-bien de votre père et de votre grand-père. Je les ai entendu prêcher, et je les ai vus chez eux.
La dernière fois que j'ai vu votre père, c'étoit en 1724, lorsque je lui rendis visite après mon premier voyage en Pensylvanie. Il me reçut dans sa bibliothèque; et quand je pris congé de lui, il m'indiqua un chemin plus court que celui par où j'étois entré. C'étoit un passage étroit, traversé par une poutre peu élevée. Il conversoit avec moi en m'accompagnant, et je me tournois de temps en temps vers lui. Tout-à-coup, il me dit: Baissez-vous! baissez-vous! mais je ne le compris pas bien, et ma tête heurta contre la poutre.
Votre père étoit un homme qui ne laissoit jamais échapper l'occasion de donner de bons conseils. Aussi, quand ma tête eut heurté contre la porte, il me dit:—«Vous êtes jeune, et vous allez parcourir le monde. Sachez vous baisser à propos, et vous éviterez beaucoup de mal».—Cet avis resta au fond de mon cœur, et m'a été souvent utile. Je me le suis rappelé, toutes les fois que j'ai vu l'orgueil humilié, et le malheur des gens qui avoient voulu porter la tête trop haute.
Je désire beaucoup de revoir la ville où je suis né. J'ai quelquefois espéré d'y finir mes jours.—Je la quittai, pour la première fois, en 1723. J'y suis retourné en 1733, 1743, 1753 et 1763.—En 1773, j'étois en Angleterre. En 1775, je passai à la vue de mon pays, mais je ne pus pas y aborder, parce qu'il étoit au pouvoir de l'ennemi. Je voulois y aller en 1783: mais il ne me fut pas possible d'obtenir ma démission, et de quitter le poste que j'occupe ici. Je crains même de n'avoir jamais ce bonheur. Mes vœux les plus ardens sont cependant pour ma ville natale: esto perpetua! Elle possède maintenant une excellente constitution. Puisse-t-elle la conserver à jamais!
Le puissant empire, au milieu duquel je réside, continue d'être l'ami des États-Unis. Son amitié est pour eux de la plus grande importance, et doit être cultivée avec soin. La Grande-Bretagne n'est pas encore consolée d'avoir perdu le pouvoir qu'elle exerçoit sur nous; et elle se flatte encore par fois de l'espérance de le recouvrer. Des évènemens peuvent accroître cette espérance, et occasionner des tentatives dangereuses. Une rupture entre la France et nous, enhardiroit infailliblement les Anglais à nous attaquer; et cependant nous avons parmi nos compatriotes, quelques animaux sauvages qui s'efforcent d'affoiblir les liens qui nous attachent à la France.
Conservons notre réputation, en étant fidèles à nos engagemens; notre crédit, en payant nos dettes; et nos amis, en montrant de la sensibilité et de la reconnoissance. Nous ne savons pas si nous n'aurons pas bientôt besoin de tout cela.
Agréez, révérend docteur, ma sincère estime.
B. Franklin.
LE SIFFLET,
HISTOIRE VÉRITABLE,
Adressée, par Franklin, à son Neveu.
Lorsque j'étois encore à l'âge de sept ans, mes amis, un jour de fête, remplirent mon gousset de monnoie de cuivre. Je m'en allai droit à une échoppe où l'on vendoit des joujoux pour les enfans; et comme j'étois charmé du son d'un sifflet, que je venois de voir entre les mains d'un autre enfant, j'offris et je donnai tout mon argent pour en avoir un pareil.
Je m'en retournai alors à la maison, enchanté de mon sifflet, et sifflant continuellement; mais troublant toute ma famille. Mes frères, mes sœurs, mes cousins apprenant ce que me coûtoit mon sifflet, me dirent que je l'avois payé quatre fois plus qu'il ne valoit. Cela me fit songer aux bonnes choses dont j'aurois pu faire emplette avec l'argent que j'avois donné de trop. On se moqua tant de ma sottise, que je me mis à pleurer de toute ma force; et la réflexion me causa bien plus de chagrin, que le sifflet ne m'avoit fait de plaisir.
Cependant cela ne laissa pas que de m'être avantageux dans la suite. Je conservai le souvenir de mon sot marché; et toutes les fois que j'étois tenté d'acheter des choses inutiles, je me disois à moi-même:—«Ne paye pas trop cher le sifflet».—Et j'épargnois mon argent.
Je devins grand, j'entrai dans le monde, j'observai les actions des hommes, et je crus en rencontrer plusieurs, oui, plusieurs, qui payoient trop cher le sifflet.
Quand j'ai vu quelqu'un qui, trop ardent à rechercher les graces de la cour, employoit son temps à assister au lever du roi, sacrifioit son repos, sa liberté, sa vertu, et peut-être ses amis à s'avancer dans cette carrière, je me suis dit:—«Cet homme paye trop cher son sifflet.»
Quand j'ai vu un autre ambitieux, jaloux d'acquérir la faveur populaire, s'occuper sans cesse d'intrigues politiques, négliger ses propres affaires, et se ruiner en se livrant à cette folie.—«Certes, ai-je dit, celui-ci paye trop cher son sifflet.»
Si je rencontrois un avare, qui renonçât à tous les agrémens de la vie, au plaisir de faire du bien aux autres, à l'estime de ses concitoyens, à la joie d'une bienveillante amitié, pour satisfaire son désir d'accumuler de l'argent:—«Pauvre homme! disois-je, en vérité, vous payez trop cher votre sifflet.»
Lorsque je trouvois quelqu'homme de plaisir, sacrifiant la culture de son esprit et l'amélioration de sa fortune à des jouissances purement sensuelles:—«Homme trompé, disois-je, vous vous procurez des peines, non de vrais plaisirs: Vous payez trop cher votre sifflet.»
Si j'en voyois un autre aimer la parure, les meubles élégans, les beaux équipages, plus que sa fortune ne le permettoit; s'endetter pour en avoir, et terminer sa carrière dans une prison:—Hélas! disois-je, il a payé cher, et très-cher son sifflet.
Quand j'ai vu une douce, aimable et jolie fille mariée à un homme d'un caractère dur et brutal: C'est grand'pitié, ai-je dit, qu'elle ait payé si cher pour un sifflet.
En un mot, je m'imagine que la plus grande partie des malheurs des hommes, viennent de ce qu'ils ne savent pas estimer les choses ce qu'elles valent réellement, et de ce qu'ils payent trop cher leurs sifflets.
PÉTITION
DE LA MAIN GAUCHE,
À CEUX QUI SONT CHARGÉS D'ÉLEVER
DES ENFANS.
Je m'adresse à tous les amis de la jeunesse, et je les conjure de jeter un regard de compassion sur ma malheureuse destinée, afin qu'ils daignent écarter les préjugés dont je suis victime.
Nous sommes deux sœurs jumelles; et les deux yeux d'un homme ne se ressemblent pas plus, ni ne sont pas plus faits pour s'accorder l'un avec l'autre, que ma sœur et moi: cependant la partialité de nos parens met entre nous la distinction la plus injurieuse.
Dès mon enfance on m'a appris à considérer ma sœur comme un être d'un rang au-dessus du mien. On m'a laissé grandir sans me donner la moindre instruction, tandis que rien n'a été épargné pour la bien élever. Elle avoit des maîtres qui lui apprenoient à écrire, à dessiner, à jouer des instrumens: mais si par hazard je touchois un crayon, une plume, une aiguille, j'étois aussitôt cruellement grondée; j'ai même été battue plus d'une fois, parce que je manquois d'adresse et de grace. Il est vrai que quelquefois ma sœur m'associe à ses entreprises: mais elle a toujours grand soin de prendre le devant, et de ne se servir de moi que par nécessité, ou pour figurer auprès d'elle.
Ne croyez pas, messieurs, que mes plaintes ne soient excitées que par la vanité. Non. Mon chagrin a un motif bien plus sérieux. D'après un usage établi dans ma famille, nous sommes obligées, ma sœur et moi, de pourvoir à la subsistance de nos parens. Je vous dirai, en confidence, que ma sœur est sujette à la goutte, aux rhumatismes, à la crampe, sans compter beaucoup d'autres accidens. Or, si elle éprouve quelqu'indisposition, quel sera le sort de notre pauvre famille? Nos parens ne se repentiront-ils pas alors amèrement d'avoir mis une si grande différence entre deux sœurs si parfaitement égales? Hélas! nous périrons de misère. Il me sera même impossible de griffonner une pétition, pour demander des secours; car j'ai été obligée d'emprunter une main étrangère pour transcrire la requête que j'ai l'honneur de vous présenter.
Daignez, messieurs, faire sentir à nos parens l'injustice d'une tendresse exclusive, et la nécessité de partager également leurs soins et leur affection entre tous leurs enfans.
Je suis, avec un profond respect,
Messieurs,
Votre obéissante servante,
La Main Gauche
LA BELLE JAMBE
ET
LA JAMBE DIFFORME.
Il y a, dans le monde, deux sortes de gens, qui possédant également la santé, les richesses, deviennent les uns heureux et les autres malheureux. Cela provient, en très-grande partie, des différens points de vue, sous lesquels ils considèrent les choses, les personnes et les évènement, et de l'effet que cette différence produit sur leur ame.
Dans quelque situation que soient placés les hommes, ils peuvent y avoir des agrémens et des inconvéniens; dans quelque société qu'ils aillent, ils peuvent y trouver des personnes et une conversation plus ou moins aimables; à quelque table qu'ils s'asseyent, ils peuvent y rencontrer des mets et des boissons d'un meilleur ou d'un plus mauvais goût, des plats un peu mieux ou un peu plus mal apprêtés; dans quelque pays qu'ils demeurent, ils ont du beau et du mauvais temps; quel que soit le gouvernement sous lequel ils vivent, ils peuvent y avoir de bonnes et de mauvaises loix, et ces loix peuvent être bien ou mal exécutées; quelque poëme, quelqu'ouvrage de génie qu'ils lisent, ils peuvent y voir des beautés et des défauts; enfin, sur presque tous les visages, dans presque toutes les personnes, ils peuvent découvrir des traits fins, et des traits moins parfaits, de bonnes et de mauvaises qualités.
Dans ces circonstances, les deux sortes de gens dont nous venons de parler s'affectent différemment. Ceux qui sont disposés à être heureux ne considèrent que ce qu'il y a d'agréable dans les choses, et d'amusant dans la conversation, les plats bien apprêtés, la délicatesse des vins, le beau temps, et ils en jouissent avec volupté. Ceux qui sont destinés à être malheureux, observent le contraire, et ne s'entretiennent pas d'autre chose. Aussi, sont-ils, sans cesse mécontens, et par leurs tristes remarques, troublent les plaisirs de la société, offensent beaucoup de personnes et deviennent à charge par-tout où ils vont.
Si cette tournure d'esprit étoit donnée par la nature, les malheureux qui l'ont seroient très-dignes de pitié. Mais comme la disposition à critiquer, à trouver tout mauvais n'est, peut-être, d'abord qu'un effet de l'imitation, et devient insensiblement une habitude, il est certain que quelque forte qu'elle soit, ceux qui l'ont peuvent s'en défaire, lorsqu'ils sont convaincus qu'elle nuit à leur repos. J'espère que ce petit avis ne leur sera point inutile et les engagera à renoncer à un penchant qui, quoique dicté par l'imagination, a des conséquences très-sérieuses dans le cours de la vie, et cause des chagrins et des malheurs réels.
Personne n'aime les frondeurs, et beaucoup de gens sont insultés par eux. Aussi, ne les traite-t-on jamais qu'avec une politesse froide, quelquefois même on la leur refuse; ce qui souvent les aigrit davantage et leur occasionne des disputes et de violentes querelles. S'ils désirent de s'élever à des emplois, et d'augmenter leur fortune, personne ne s'intéresse à leur succès, et ne fait un pas, ni ne dit un mot en leur faveur. S'ils essuient la censure publique, ou s'ils éprouvent quelque disgrace, personne ne veut ni les défendre, ni les justifier. Au contraire, une foule d'ennemis blame leur conduite, et s'efforce de les rendre complétement odieux. S'ils ne changent donc point d'habitude, et s'ils ne daignent pas trouver agréable ce qui l'est, sans se chagriner eux-mêmes pour chagriner les autres, tout le monde doit les éviter; car il est toujours fâcheux d'avoir des rapports avec de pareilles gens, sur-tout lorsqu'on a le malheur de se trouver mêlé dans leurs querelles.
Un vieux philosophe de mes amis étoit devenu, par expérience, très-défiant à cet égard, et évitoit soigneusement d'avoir aucune liaison avec les frondeurs. Il avoit, comme les autres philosophes, un thermomètre, pour connoître le degré de chaleur de l'atmosphère, et un baromètre, pour savoir à l'avance, si le temps seroit beau ou mauvais. Mais comme on n'a point encore inventé d'instrument pour découvrir, au premier coup-d'œil, si un homme a le caractère chagrin, mon philosophe se servoit, pour cela, de ses jambes. Il avoit une jambe très-bien faite; mais l'autre ayant éprouvé un accident, étoit crochue et difforme.
Lorsqu'il se trouvoit, pour la première fois, avec un homme qui regardoit plus sa jambe crochue que l'autre, il commençoit à s'en défier; et si cet homme lui parloit de sa vilaine jambe et ne lui disoit rien de la belle, il n'en falloit pas davantage pour déterminer le philosophe à n'avoir plus aucun rapport avec lui.
Tout le monde n'a pas le baromètre à deux jambes. Mais, avec un peu d'attention, tout le monde peut observer les signes de cette fâcheuse disposition à chercher des défauts, et on peut prendre la résolution de fuir la connoissance de ceux qui ont le malheur de l'avoir. J'avertis donc ces gens pointilleux, chagrins, mécontens, que s'ils veulent être respectés, aimés et vivre heureux, ils doivent cesser de regarder la jambe crochue.
CONVERSATION
D'UN ESSAIM D'ÉPHÉMÈRES,
ET
SOLILOQUE D'UN VIEILLARD.
À Madame Brillant.
De Passy, le 15 août 1778.
Vous pouvez vous rappeler, ma chère amie, que lorsque nous passâmes dernièrement cette heureuse journée dans le délicieux jardin et l'agréable société du Moulin-Joli, je m'arrêtai dans une allée, et m'écartai quelque temps de la compagnie.
On nous avoit montré un nombre infini de cadavres d'une petite espèce de mouche, appelée éphémère, dont les générations successives étoient, nous dit-on, nées et mortes dans le même jour. J'en apperçus, sur une autre feuille, une compagnie vivante, qui fesoit la conversation.
Vous savez que j'entends le langage de toutes les espèces inférieures à la nôtre. Ma trop grande application à cette étude, est la meilleure excuse que je puisse donner du peu de progrès que j'ai fait dans votre charmante langue. La curiosité m'engagea à écouter ce que disoient ces petites créatures: mais comme la vivacité qui leur est propre, les fesoit parler trois ou quatre à la fois, je ne pus pas entendre bien clairement leurs discours. Je compris seulement, par quelques expressions interrompues, que je saisis de temps en temps, qu'elles disputoient avec chaleur sur le mérite de deux musiciens étrangers, dont l'un étoit un cousin, et l'autre un maringouin. Elles passoient leur temps dans cette dispute, en paroissant aussi peu songer à la brièveté de leur existence, que si elles avoient été sûres de vivre encore un mois.—«Heureux peuple! dis-je en moi-même, vous vivez certainement sous un gouvernement sage, équitable et doux, puisque vous n'avez à vous plaindre d'aucun abus, et que l'unique sujet de vos contestations est la perfection ou l'imperfection d'une musique étrangère.»
Je les laissai là, pour tourner la tête du côté d'un vieillard à cheveux blancs, qui, seul sur une autre feuille, se parloit à lui-même. Son soliloque m'amusa; et je l'ai écrit dans l'espoir qu'il pourra aussi amuser la femme à qui je dois le plus délicieux de tous les plaisirs, celui de sa société et de l'harmonie céleste qu'elle me fait entendre.
«L'opinion, dit-il, des savans philosophes de notre espèce, qui ont fleuri long-temps avant ce temps-ci, étoit que ce vaste monde, qu'on nomme le Moulin-Joli, ne pourroit pas subsister plus de dix-huit heures; et je pense que cette opinion n'étoit pas sans fondement, puisque par le mouvement apparent du grand luminaire, qui donne la vie à toute la nature, et qui depuis que j'existe a, d'une manière sensible, considérablement décliné vers l'océan61, qui borne cette terre, il faut qu'à cette époque, il termine son cours, s'éteigne dans les eaux qui nous environnent, et laisse le monde dans le froid et dans les ténèbres, qui produiront nécessairement une mort et une destruction universelle.
»J'ai déjà vécu sept de ces heures, long âge, qui n'est pas moins de quatre cent vingt minutes. Combien peu d'entre nous existent aussi long-temps! J'ai vu des générations naître, fleurir et disparoître. Mes amis actuels sont les enfans et les petits-enfans de mes premiers amis, qui, hélas! ne sont plus, et que je suivrai bientôt; car, quoique je me porte bien, je ne puis pas m'attendre, suivant le cours de la nature, à vivre encore plus de sept ou huit minutes. À quoi me servent à présent tous mes travaux, tous mes soins, pour amasser sur cette feuille une provision de rosée, dont je n'aurai pas le temps de jouir? Qu'importent toutes les querelles politiques, dans lesquelles je me suis engagé pour l'avantage de mes compatriotes qui habitent sur ce buisson? Qu'importent les études philosophiques que j'ai entreprises pour le bien de notre race en général? car, en politique, que peuvent les loix sans les mœurs62? La génération présente de nos éphémères va, dans le cours de quelques minutes, devenir aussi corrompue et par conséquent aussi malheureuse que celles des buissons plus anciens. Et en philosophie, combien nos progrès sont bornés! Hélas! l'art est long et la vie est courte63. Mes amis voudroient me consoler, par l'idée d'un nom, qu'ils prétendent que je laisserai après moi. Ils disent que j'ai assez vécu pour la nature et pour la gloire. Mais qu'est la renommée pour un éphémère qui n'existe plus? Et que deviendra l'histoire, lorsqu'à la dix-huitième heure, le monde lui-même, le Moulin-Joli tout entier arrivera à sa fin et sera enseveli dans les ruines universelles?»
Pour moi, après toutes les entreprises auxquelles je me sais livré avec ardeur, il ne me reste de solides plaisirs, que l'idée d'avoir passé ma longue vie dans l'intention d'être utile, l'agréable conversation d'un petit nombre de bonnes dames éphémères, et quelquefois le tendre sourire et le doux chant de la toujours aimable Brillant.
MORALE
DES ÉCHECS.
Le jeu des échecs est le plus ancien et le plus généralement connu de tous les jeux. Son origine remonte au-delà de toutes les notions historiques; et pendant une longue suite de siècles il a été l'amusement des Perses, des Indiens, des Chinois et de toutes les autres nations de l'Asie. Il y a plus de mille ans qu'on le connoît en Europe. Les Espagnols l'ont porté dans toutes leurs possessions d'Amérique, et depuis quelque temps il est introduit dans les États-Unis.
Ce jeu est si intéressant par lui-même, qu'il n'a pas besoin d'offrir l'appât du gain pour qu'on aime à le jouer. Aussi n'y joue-t-on jamais de l'argent64. Ceux qui ont le temps de se livrer à de pareils amusemens, n'en peuvent pas choisir un plus innocent. Le morceau suivant, écrit dans l'intention de corriger chez un petit nombre de jeunes gens, quelques défauts qui se sont glissés dans la pratique de ce jeu, prouve en même-temps que, dans les effets qu'il produit sur l'esprit, il peut être non-seulement innocent, mais utile au vaincu ainsi qu'au vainqueur.
Le jeu des échecs n'est pas un vain amusement. On peut, en le jouant, acquérir ou fortifier plusieurs qualités utiles dans le cours de la vie, et se les rendre assez familières pour s'en servir avec promptitude dans toutes les occasions. La vie est une sorte de partie d'échecs, dans laquelle nous avons souvent des pièces à prendre, des adversaires à combattre, et nous éprouvons une grande variété de bons et de mauvais évènemens, qui sont, en partie, l'effet de la prudence ou de l'étourderie. En jouant aux échecs, nous pouvons donc acquérir.
1o. La prévoyance, qui regarde dans l'avenir et examine les conséquences que peut avoir une action; car un joueur se dit continuellement:—«si je remue cette pièce, quel sera l'avantage de ma nouvelle position? Quel parti mon adversaire en tirera-t-il contre moi? De quelle autre pièce pourrai-je me servir pour soutenir la première, et me garantir des attaques qu'on me fera?»
2o. La circonspection, qui surveille tout l'échiquier, le rapport des différentes pièces entr'elles, leur position, le danger auquel elles sont exposées, la possibilité qu'elles ont de se secourir mutuellement, la probabilité de tel ou tel mouvement de l'adversaire, pour attaquer telle ou telle autre pièce, les différens moyens qu'on a d'éviter ses attaques, ou de les faire tourner à son désavantage.
3o. La prudence, qui jamais n'agit trop précipitamment. La meilleure manière d'acquérir cette qualité, est d'observer strictement les règles du jeu. Elles portent que lorsqu'une pièce est touchée, elle doit être jouée, et que toutes les fois qu'elle est posée dans un endroit, il faut qu'elle y reste. Il est d'autant plus utile que ces règles soient suivies, qu'alors le jeu en devient encore plus l'image de la vie humaine, et particulièrement de la guerre. Si, lorsque vous faites la guerre, vous vous êtes imprudemment mis dans une position dangereuse, vous ne pouvez espérer que votre ennemi vous laisse retirer vos troupes pour les placer plus avantageusement, et vous devez éprouver toutes les conséquences auxquelles vous a exposé trop de précipitation.
4o. Enfin, nous acquérons par le jeu des échecs, l'habitude de ne pas nous décourager, en considérant le mauvais état où nos affaires semblent être quelquefois, l'habitude d'espérer un changement favorable, et celle de persévérer à chercher des ressources. Une partie d'échecs offre tant d'évènemens, tant de différentes combinaisons, tant de vicissitudes; et il arrive si souvent qu'après avoir long-temps réfléchi, nous découvrons le moyen d'échapper à un danger qui paroissoit inévitable, que nous sommes enhardis à continuer de combattre jusqu'à la fin, dans l'espoir de vaincre par notre adresse, ou au moins, de profiter de la négligence de notre adversaire pour le faire mat. Quiconque réfléchit aux exemples que lui fournissent les échecs, à la présomption que produit ordinairement un succès, à l'inattention qui en est la suite, et qui fait changer la partie, apprend, sans doute, à ne pas trop craindre les avantages de son adversaire, et à ne pas désespérer de la victoire, quoiqu'en la poursuivant il reçoive quelque petit échec.
Nous devons donc rechercher l'amusement utile que nous procure ce jeu, plutôt que d'autres, qui sont bien loin d'avoir les mêmes avantages. Tout ce qui contribue à augmenter le plaisir qu'on y trouve, doit être observé; et toutes les actions, tous les mots peu honnêtes, indiscrets, ou qui peuvent le troubler de quelque manière, doivent être évités, puisque les joueurs n'ont que l'intention de passer agréablement leur temps.
1o. Si l'on convient de jouer suivant les règles, il faut que les règles soient strictement suivies par les deux joueurs, non pas que tandis que l'un s'y soumet, l'autre cherche à s'en affranchir; car cela n'est pas juste.
2o. Si l'on ne convient pas d'observer exactement les règles, et qu'un joueur demande de l'indulgence, il faut qu'il consente à accorder la même indulgence à son adversaire.
3o. Il ne faut pas que vous fassiez jamais une fausse marche, pour vous tirer d'un embarras, ou obtenir un avantage. On ne peut plus avoir aucun plaisir à jouer avec quelqu'un qu'on a vu avoir recours à ces ressources déloyales.
4o. Si votre adversaire est lent à jouer, vous ne devez ni le presser, ni paroître fâché de sa lenteur. Il ne faut pas, non plus, que vous chantiez, que vous siffliez, que vous regardiez à votre montre, que vous preniez un livre pour lire, que vous frappiez avec votre pied sur le plancher, ou avec vos doigts sur la table, ni que vous fassiez rien qui puisse le distraire; car tout cela déplaît et prouve non pas qu'on joue bien, mais qu'on a de la ruse et de l'impolitesse.
5o. Vous ne devez pas chercher à tromper votre adversaire en prétendant avoir fait une fausse marche, et en disant que vous voyez bien que vous perdrez la partie, afin de lui inspirer de la sécurité, de la négligence et d'empêcher qu'il aperçoive les pièges que vous lui tendez; car ce ne seroit point de la science, mais de la fraude.
6o. Quand vous avez gagné une partie, il ne faut pas que vous vous serviez d'expressions orgueilleuses et insultantes, ni que vous montriez trop de satisfaction. Il faut, au contraire, que vous cherchiez à consoler votre adversaire, par des expressions polies, qui ne blessent point la vérité. Vous pouvez lui dire, par exemple:—«Vous savez le jeu mieux que moi; mais vous manquez un peu d'attention».—Ou:—«Vous jouez trop vîte».—Ou bien:—«Vous aviez d'abord l'avantage: mais quelque chose vous a distrait, et c'est ce qui m'a fait gagner».
7o. Lorsqu'on regarde jouer quelqu'un, il faut avoir grand soin de ne pas parler; car en donnant un avis, on peut offenser les deux joueurs à-la-fois. D'abord, celui contre qui il est donné, parce qu'il peut lui faire perdre la partie; ensuite celui à qui on le donne, parce qu'encore qu'il croie le coup bon et qu'il le joue, il n'a point autant de plaisir que si on le laissoit penser jusqu'à ce qu'il l'eût apperçu lui-même. Il faut aussi, quand une pièce est jouée, ne pas la remettre à sa place, pour montrer qu'on auroit mieux fait de jouer différemment; car cela peut déplaire, et occasionner de l'incertitude et des disputes sur la véritable position des pièces. Toute espèce de propos adressé aux joueurs, diminue leur attention, et conséquemment est désagréable. On doit même s'abstenir de faire le moindre signe ou le moindre mouvement qui ait rapport à leur jeu. Celui qui se permet de pareilles choses, est indigne d'être spectateur d'une partie d'échecs. S'il veut montrer son habileté à ce jeu, il doit jouer lui-même, quand il en trouve l'occasion, et non pas s'aviser de critiquer, ou même de conseiller les autres.
Enfin, si vous ne voulez pas que votre partie soit rigoureusement jouée, suivant les règles dont je viens de faire mention, vous devez moins désirer de remporter la victoire sur votre adversaire, et vous contenter d'en remporter une sur vous-même. Ne saisissez pas avidement tous les avantages que vous offre son incapacité, ou son inattention: mais avertissez-le poliment du danger qu'il court en jouant une pièce, ou en la laissant sans défense; ou bien dites-lui qu'en en remuant une autre, il peut s'exposer à être mal. Par une honnêteté si opposée à tout ce qu'on a vu interdit plus haut, vous pouvez peut-être perdre votre partie, mais vous gagnerez, ce qui vaut beaucoup mieux, l'estime de votre adversaire, son respect, et l'approbation tacite et la bienveillance de tous les spectateurs impartiaux.
L'ART
D'AVOIR DES SONGES AGRÉABLES;
ADRESSÉ À MISS ...
ET ÉCRIT À SA SOLLICITATION.
Comme nous employons une grande partie de notre vie à dormir, et que pendant ce temps-là nous avons quelquefois des songes agréables et quelquefois des songes fâcheux, il est assez important de se procurer les premiers et d'écarter les autres; car, réel ou imaginaire, le chagrin est toujours chagrin, et le plaisir toujours plaisir.
Si nous pouvons dormir sans rêver, c'est un bien puisque les songes fâcheux sont écartés. Si durant notre sommeil, nous pouvons avoir des songes agréables, c'est, suivant l'expression des Français, autant de gagné, c'est-à-dire, autant d'ajouté aux plaisirs de la vie.
Pour cela, il faut commencer par être très-soigneux de conserver sa santé, en fesant un exercice convenable, et ayant beaucoup de tempérance; car dans les maladies, l'imagination est troublée, et des idées désagréables et quelquefois terribles la poursuivent. Il faut que l'exercice précède les repas, et non pas qu'il les suive immédiatement. Dans le premier cas, il facilite la digestion, et dans le second, il l'empêche, à moins qu'il ne soit très-modéré. Si après que nous avons fait de l'exercice, nous mangeons avec sobriété, la digestion est aisée et bonne, le corps léger, le caractère gai, et toutes les fonctions animales se font bien. Le sommeil qui suit est tranquille et doux. Mais l'indolence, les excès de la table, occasionnent le cochemar et des terreurs inexprimables. Alors on croit tomber dans des précipices, ou être attaqué par des bêtes féroces, par des assassins, par des démons; et on éprouve toutes sortes de peines.
Observez, cependant, que la quantité d'alimens et la quantité d'exercice sont relatives. Ceux qui agissent beaucoup, peuvent et doivent manger davantage. Ceux qui font peu d'exercice ne doivent manger que peu. En général, depuis que l'art de la cuisine s'est perfectionné, les hommes mangent deux fois autant que l'exige la nature. Les soupers ne sont point dangereux pour les gens qui n'ont point dîné: mais les insomnies sont ordinairement le partage de ceux qui dînent et qui soupent beaucoup. Il est vrai que, comme il y a de la différence entre les tempéramens, quelques personnes reposent fort bien à la suite de ce double repas. Il ne leur en coûte seulement qu'un triste songe et une apoplexie, après quoi elles s'endorment jusqu'au jour du jugement. Il n'y a rien de plus commun dans les gazettes, que des exemples de gens qui, après avoir bien soupé, ont été le lendemain matin, trouvés morts dans leur lit.
Un autre moyen dont on doit se servir pour conserver sa santé, c'est de renouveler constamment l'air dans la chambre où l'on couche. On a grand tort de coucher dans des chambres très-closes et dans des lits avec des rideaux. Il est très-mal-sain de ne pas laisser entrer dans une chambre l'air extérieur, et de rester long-temps dans un endroit clos où l'air a été plusieurs fois respiré. L'eau bouillante ne devient pas plus chaude par une longue ébullition, si les parties qui reçoivent une plus grande chaleur peuvent s'évaporer; de même les corps vivans ne se putréfient point, si les parties putrides en sont exhalées à mesure qu'elles le deviennent. La nature les pousse au dehors par les pores et par les poumons; et, en plein air, elles sont emportées au loin: mais dans une chambre close on les respire plusieurs fois, encore qu'elles se corrompent de plus en plus.
Lorsqu'il y a un certain nombre de personnes dans une petite chambre, l'air s'y gâte en peu de minutes, et il y devient même mortel comme dans la caverne noire de Calcutta. On dit qu'une seule personne ne corrompt qu'un galon65 d'air par minute, et conséquemment il faut plus de temps pour que tout celui que contient une chambre soit corrompu: mais il le devient proportionnément; et c'est à cela que beaucoup de maladies putrides doivent leur origine.
Mathusalem qui, ayant vécu plus long-temps qu'aucun autre homme, doit avoir mieux conservé sa santé, dormoit, dit-on, toujours en plein air; car quand il eut déjà vécu cinq cents ans, un ange lui dit:—«Lève-toi, Mathusalem, et bâtis-toi une maison; car tu vivras encore cinq cents ans».—Mais Mathusalem répondit:—«Si je ne dois vivre que cinq cents ans de plus, ce n'est pas la peine que je me bâtisse une maison. Je veux dormir à l'air, comme j'ai toujours eu coutume de le faire.»
Après avoir long-temps prétendu qu'on ne devoit point permettre aux malades de respirer un air frais, les médecins ont enfin découvert qu'il pouvoit leur être salutaire. C'est pourquoi on doit espérer qu'ils découvriront aussi, avec le temps, que l'air frais n'est pas dangereux pour ceux qui se portent bien, et qu'alors nous pourrons être guéris de l'aërophobie, qui tourmente à présent les esprits faibles, et les engage à s'étouffer, à s'empoisonner, plutôt que d'ouvrir la fenêtre d'une chambre à coucher, ou de baisser la glace d'un carrosse.
Lorsque l'air d'une chambre close est saturé avec la matière transpirable66, il n'en peut pas recevoir davantage, et cette matière doit rester dans notre corps et nous causer des maladies. Mais on a auparavant des indices du danger dont elle peut être. On a un certain mal-aise, d'abord léger, à la vérité, et tel que quant aux poumons, la sensation en est assez foible, mais, quant aux pores de la peau, c'est une inquiétude difficile à décrire, et dont un très-petit nombre des personnes qui l'éprouvent, connoît la cause. Alors si l'on veille la nuit et qu'on soit trop chaudement couvert, on a de la peine à se rendormir. On se retourne souvent sans pouvoir trouver le repos d'aucun côté. Ce fretillement, pour me servir d'une expression vulgaire, faute d'en avoir une meilleure, est absolument occasionné par une inquiétude de la peau, dont la matière transpirable ne s'échappe point, attendu que les draps en ayant reçu une quantité suffisante, et étant saturés, ils ne peuvent en prendre davantage.
Pour connoître cette vérité, par expérience, il faut qu'une personne reste au lit, dans la même position, et que relevant ses draps, elle laisse une partie de son corps exposée à un air nouveau: alors elle sentira cette partie tout-à-coup rafraîchie, parce que l'air soulagera sa peau, en recevant et emportant au loin la matière transpirable qui l'incommodoit.
Toute portion d'air frais qui approche la peau chaude, reçoit, avec une partie de cette vapeur, un degré de chaleur qui la raréfie et la rend plus légère; et alors elle est, avec la matière qu'elle a prise, poussée au loin par une quantité d'air plus frais, et conséquemment plus pesant, qui s'échauffe à son tour et fait bientôt place à une nouvelle portion.
Tel est l'ordre qu'a établi la nature pour empêcher les animaux d'être infectés par leur propre transpiration. D'après le moyen que je viens d'indiquer, on sentira quelle différence il y aura entre la partie du corps exposée à l'air, et celle qui, restant couverte, n'en éprouvera pas l'impression. L'inquiétude de cette dernière partie augmentera par la comparaison, et on la sentira plus vivement que lorsque tout le corps en étoit affecté.
Voilà donc une des grandes et principales causes des songes douloureux. Quand le corps est mal à l'aise, l'ame en est troublée, et toutes sortes d'idées désagréables en deviennent, dans le sommeil, la conséquence naturelle. Je vais indiquer la manière certaine d'y remédier.
1o. En mangeant modérément, non-seulement on conserve sa santé, ainsi que je l'ai dit plus haut, mais on transpire moins dans un temps donné. Alors les draps du lit sont plus lentement saturés avec la matière transpirable; et on peut, par conséquent, dormir plus long-temps, avant de sentir l'inquiétude qu'on éprouve lorsqu'ils ne peuvent en recevoir davantage.
2o. En ayant des draps légers et une couverture claire, la matière transpirable s'échappe plus aisément; l'on en est moins incommodé et on la supporte plus long-temps.
3o. Quand on est réveillé par l'inquiétude déjà décrite, et qu'on ne peut pas se rendormir, il faut se lever, tourner et battre l'oreiller, secouer les draps, au moins vingt fois de suite; ouvrir les rideaux et laisser rafraîchir le lit. Pendant ce temps-là, on doit rester sans s'habiller, se promener dans sa chambre, jusqu'à ce que les pores se soient délivrés du poids qui les accable, ce qui s'opère plutôt lorsque l'air est plus sec et plus froid.
Quand on commence à sentir l'air froid incommode, on peut rentrer dans le lit. On s'endormira bientôt, et le sommeil sera doux et tranquille. Tous les tableaux qui se présenteront à l'imagination, seront agréables. J'ai souvent de ces songes, qui ne sont pas moins amusans pour moi que les scènes d'un opéra.
S'il vous arrive d'avoir trop de paresse pour sortir du lit, vous pouvez soulever vos draps avec la main et le pied, pour y introduire une assez grande quantité d'air frais, et ensuite les laisser retomber, pour forcer cet air à en sortir. En répétant cela vingt fois de suite, vous délivrerez votre lit de la matière transpirable dont il sera imprégné; et vous pourrez vous rendormir pour quelque temps. Mais cette méthode est loin de valoir la première.
Si ceux qui craignent la fatigue et peuvent avoir deux lits, se réveillent dans un lit chaud, ils auront grand plaisir à le quitter pour passer dans celui qui est frais. Ce changement de lit est aussi très-utile aux personnes attaquées de la fièvre, parce qu'il les rafraîchit et leur procure souvent du sommeil. Un lit assez grand, pour qu'on puisse passer d'une place chaude dans une place fraîche, a, en quelque sorte, le même avantage que deux lits différens.
Un ou deux avis de plus termineront ce petit traité. Quand on se couche, on doit avoir soin d'arranger son oreiller conformément à l'habitude qu'on a de placer sa tête, afin d'être parfaitement à son aise. On doit aussi étendre ses membres, de manière qu'ils ne se gênent pas l'un l'autre. Il ne faut pas, par exemple, que la cheville d'un pied porte sur l'autre. Quoiqu'une mauvaise situation ne soit pas d'abord très-sensible, et qu'on y fasse à peine attention, elle devient bientôt moins supportable, et l'incommodité peut s'en faire sentir dans le sommeil, et troubler l'imagination.
Telles sont les règles de l'art. Mais quoiqu'elles doivent en général conduire au but qu'on se propose, il est un cas où leur observation la plus ponctuelle peut être totalement infructueuse. Vous n'avez pas besoin que je vous dise quel est ce cas, ma chère amie: mais si je n'en fesois pas mention, ce que j'écris sur l'art qui vous intéresse seroit imparfait. Ce cas est donc celui où la personne qui veut se procurer des songes agréables, n'a pas eu soin de conserver la chose la plus nécessaire, une bonne conscience.
CONSEILS
À UN JEUNE ARTISAN.
ÉCRITS EN L'ANNÉE 1748.
À mon ami A. B.
Vous désirez que je trace ici les maximes qui m'ont été utiles, et qui, si vous les suivez, peuvent l'être aussi pour vous. Les voici:
N'oubliez pas que le temps est de l'argent. Celui qui, dans un jour, peut gagner dix schellings par son travail, et qui va se promener, ou qui reste oisif la moitié de la journée, quoiqu'il ne dépense que six sous durant le temps de sa promenade, ou de son oisiveté, ne doit pas compter cette seule dépense: il a réellement dépensé, ou plutôt prodigué, cinq schellings de plus.
N'oubliez pas que le crédit est de l'argent. Si un homme ne retire pas de mes mains l'argent que je lui dois, il m'en donne l'intérêt, au plutôt il me fait présent de tout ce que je puis gagner avec cet argent, pendant qu'il me le laisse; et cela se monte à une somme considérable, si un homme a un grand crédit et sait en faire usage.
Souvenez-vous que l'argent est de nature à se multiplier sans cesse. L'argent produit de l'argent; celui qu'il produit en donne d'autre; et ainsi de suite. Cinq schellings en font bientôt six; ensuite, ils font sept schellings, trois sous, et finissent par monter à cent livres sterlings. Plus il y en a, plus il produit chaque fois qu'on le fait valoir; de sorte que les profits ont une rapidité toujours croissante. Celui qui tue une truie pleine, détruit des milliers de cochons. Celui qui assassine une piastre, perd tout ce qu'elle pourroit lui produire, c'est-à-dire, plusieurs vingtaines de livres sterlings.
Souvenez-vous que six livres sterlings ne font pas quatre sous par jour. Cependant, cette petite somme peut être journellement prodiguée, soit en dépense, soit en perte de temps. Un homme d'honneur doit toujours, sur son crédit, avoir à sa disposition, cent livres sterlings; et quand il est actif et laborieux, il retire un grand avantage d'un pareil fonds.
Souvenez-vous du proverbe, qui dit qu'un bon payeur est le maître de la bourse des autres.—Celui qui est connu pour payer ponctuellement, au terme de ses engagemens, a, dans tous les temps et dans toutes les occasions, l'argent dont ses amis peuvent disposer. Cela est quelquefois d'un grand avantage. Après l'assiduité au travail et la frugalité, rien n'est plus utile à un jeune homme qui veut prospérer, que l'exactitude et l'intégrité dans toutes ses affaires. Ainsi, ne gardez jamais l'argent que vous avez emprunté, une heure au-delà de l'époque où vous avez promis de le rendre, de peur qu'un manque de parole vous ferme pour jamais la bourse de votre ami.
On doit faire attention aux moindres choses qui peuvent altérer le crédit d'un homme. Le bruit de votre marteau à cinq heures du matin et à neuf heures du soir, peut engager le créancier qui l'entend, à rester six mois de plus sans vous rien demander: mais s'il voit que vous êtes dans un billard, ou s'il entend votre voix dans un cabaret, tandis que vous devriez être à l'ouvrage, il envoie chercher son argent le lendemain, et le demande, avant de pouvoir le recevoir tout-à-la-fois.
En outre, votre assiduité au travail montre que vous vous ressouvenez de ce que vous devez. Elle vous fait paroître aussi soigneux qu'honnête homme, et augmente encore votre crédit.
Gardez-vous de croire que tout ce que vous possédez est à vous, et de vivre en conséquence. C'est une erreur dans laquelle tombent beaucoup de gens, qui ont du crédit. Pour l'éviter, tenez pendant quelque temps un compte exact de vos dépenses et de votre revenu. Si vous commencez par prendre la peine de tenir ce compte bien en détail, vous en retirerez un assez grand avantage. Vous verrez à quelles sommes considérables s'élèvent de très-petites dépenses; et vous apprendrez ce que vous auriez épargné, et ce que vous pourrez épargner à l'avenir, sans un grand inconvénient.
Enfin, si vous voulez connoître le chemin de la fortune, sachez qu'il est tout aussi uni que celui du marché. Pour le suivre, il ne faut que deux choses, l'assiduité et la sobriété; c'est-à-dire, ne prodiguer jamais ni le temps, ni l'argent, et faire le meilleur usage de l'un et de l'autre. Sans assiduité et sans sobriété, on ne fait rien; et avec elles on fait tout. Celui qui gagne tout ce qu'il peut gagner honnêtement, et qui épargne ce qu'il gagne, à l'exception des dépenses nécessaires, doit certainement devenir riche, si toutefois la providence de cet être qui gouverne le monde, et que nous devons tous prier de bénir nos entreprises, n'en a pas autrement ordonné.
Un vieux Artisan.
AVIS
NÉCESSAIRE À CEUX QUI VEULENT
DEVENIR RICHES.
Écrit en 1736.
L'argent n'a de l'avantage que par l'usage qu'on en fait.
Avec six livres sterlings, vous pouvez, dans un an, faire usage de cent livres sterlings, pourvu que vous soyez un homme d'une prudence et d'une honnêteté reconnues.
Celui qui dépense inutilement plus de quatre sous par jour, dépense inutilement plus de six livres sterlings dans un an; ce qui est l'intérêt ou le prix de l'usage de cent livres sterlings.
Celui qui chaque jour perd dans l'oisiveté pour quatre sous de son temps, perd l'avantage de se servir de cent livres sterlings tous les jours.
Celui qui prodigue sottement pour cinq schellings de son temps, perd cinq schellings, avec autant d'imprudence que s'il les jetoit dans la mer.
Celui qui perd cinq schellings, non-seulement perd ces cinq schellings, mais tout le profit qu'il pourroit en retirer en les fesant travailler; ce qui, dans l'espace de temps, qui s'écoule entre la jeunesse et l'âge avancé, doit s'élever à une somme considérable.
De plus: celui qui vend à crédit, met toujours, à l'objet qu'il vend, un prix équivalent au principal et à l'intérêt de son argent, pour le temps dont il doit en être privé. Celui qui achète à crédit, paie l'intérêt de ce qu'il achète: et celui qui paie argent comptant, pourroit mettre cet argent à intérêt. Ainsi celui qui possède une chose, qu'il a achetée, paie un intérêt pour l'usage qu'il en fait.
Cependant, il vaut toujours mieux payer comptant les objets qu'on achète, parce que celui qui vend à crédit, s'attendant à perdre cinq pour cent, par de mauvaises dettes, augmente d'autant le prix de ses marchandises.—Celui qui achète à crédit, paie sa part de cette augmentation.—Celui qui paie argent comptant, y échappe ou peut au moins y échapper.
MOYENS
POUR QUE CHACUN AIT BEAUCOUP
D'ARGENT DANS SA POCHE.
À présent que tout le monde se plaint de la rareté de l'argent, c'est un acte de bienfaisance que d'apprendre à ceux qui n'ont pas le sou, comment ils peuvent faire cesser leur pénurie. Je veux leur dire quel est le vrai secret de gagner de l'argent, le moyen certain de remplir leur bourse et de la conserver toujours pleine. Pour cela, il suffit d'observer deux règles très-simples.
Premièrement, sois constamment probe et laborieux.
Secondement, dépense toujours un sou de moins que tu ne gagnes.
Alors, ton gousset se remplira et ne criera jamais qu'il a le ventre vide; les créanciers ne te tracasseront point; l'indigence ne t'accablera pas; la faim ne pourra point te dévorer, ni le défaut de vêtemens te faire transir de froid. L'univers entier te paroîtra plus brillant; et le plaisir dilatera tous les replis de ton cœur.
Suis donc les règles que je viens de te prescrire, et sois heureux. Bannis loin de toi la tristesse qui glace ton ame, et vis indépendant. Tu seras alors vraiment un homme. Tu ne détourneras point la vue à l'approche du riche, ni tu ne seras humilié d'avoir peu, quand les enfans de la fortune marcheront à ta droite; car l'indépendance, soit qu'elle ait peu ou beaucoup, est toujours un bonheur, et te placera de niveau avec ceux qui s'enorgueillissent de posséder la toison d'or.
Oh! sois donc sage; et que l'assiduité au travail marche avec toi, dès le matin, et t'accompagne jusqu'à ce que tu ayes atteint le soir l'heure du repos. Que la probité soit comme le souffle de ton ame. N'oublie jamais d'avoir chaque jour un sou de plus que le montant de tes dépenses. Alors tu parviendras au plus haut degré du bonheur, et l'indépendance sera ton bouclier, ton casque et ta couronne; alors ton ame sera élevée, et ne s'abaissera pas devant le faquin vêtu de soie, ni ne souffrira point un outrage, parce que la main qui ose le faire, porte une bague de diamant.
PROJET ÉCONOMIQUE,
ADRESSÉ
AUX AUTEURS D'UN JOURNAL68.
Messieurs,
Vous nous faites souvent part de nouvelles découvertes. Permettez que je me serve de la voie de votre journal, pour en communiquer au public une que j'ai faite moi-même, et qui, je crois, peut être d'une grande utilité.
Je me trouvai, il y a peu de jours, dans une maison où il y avoit nombreuse compagnie, et où la nouvelle lampe de MM. Quinquet et Lange fut présentée et beaucoup admirée à cause de son éclat. La société demanda, en même-temps, si la quantité d'huile que cette lampe consumoit, n'étoit pas proportionnée à sa lumière, auquel cas il n'y auroit aucune économie à s'en servir. Aucun de ceux qui étoient présens ne put nous satisfaire sur ce point; mais tous convinrent qu'il méritoit d'être connu, et qu'il étoit à désirer qu'on pût rendre moins cher le moyen d'éclairer les appartemens, puisque tous les autres objets de dépense d'une maison étoient considérablement augmentés.
Je fus extrêmement flatté de voir ce désir général d'économie; car l'économie me plaît singulièrement.
Je me retirai et me mis au lit à trois ou quatre heures après minuit, la tête encore remplie du sujet, dont on venoit de s'entretenir. Un bruit accidentel me réveilla vers les six heures du matin. Je fus surpris de voir ma chambre très-éclairée. Je crus d'abord qu'on y avoit transporté un grand nombre de lampes de Quinquet. Mais après m'être frotté les yeux, je m'apperçus que la lumière venoit à travers les fenêtres. Je me levai, je regardai dehors pour découvrir quelle pouvoit en être la cause; et je vis que le soleil s'élevoit précisément au-dessus de l'horizon, d'où ses rayons pénétroient dans ma chambre, parce que mes domestiques avoient eu la négligence de ne pas fermer les volets.
Je regardai ma montre, qui va très-bien, et je vis qu'il n'étoit que six heures. Pensant encore qu'il étoit un peu extraordinaire que le soleil parût de si bonne heure, je pris mon almanach, où je trouvai que c'étoit l'heure marquée, ce jour là, pour le lever du soleil. Je tournai quelques feuillets, et je vis qu'il devoit se lever chaque jour encore plus matin jusqu'à la fin de juin; et que dans aucun temps de l'année il ne se levoit pas plus tard que huit heures.
Vos lecteurs qui, comme moi, lisent rarement la partie astronomique de l'almanach, et n'ont jamais apperçu avant midi, aucun signe du lever du soleil, seront aussi étonnés que je l'ai été moi-même, quand ils apprendront qu'il se lève de si bonne heure, et sur-tout quand je les assurerai qu'il éclaire aussitôt qu'il se lève. J'en suis convaincu, j'en suis certain. Personne ne peut être plus sûr d'aucun autre fait. Je l'ai vu de mes propres yeux; et après avoir renouvelé l'observation trois jours de suite, j'ai chaque fois trouvé précisément le même résultat.
Cependant il arrive que quand je parle de cette découverte à quelques-uns de mes amis, je m'apperçois aisément à leur air, que quoiqu'ils ne me le disent pas expressément, ils ont de la peine à y ajouter foi. L'un d'entr'eux, qui, certes, est un très-savant physicien, m'a assuré que je dois sûrement m'être trompé quant à la lumière qui a pénétré dans ma chambre; parce qu'il est, dit-il, bien connu que comme il ne pouvoit pas y avoir de lumière dehors à cette heure-là, il ne pouvoit pas en entrer dans l'appartement; et que puisque mes fenêtres étoient accidentellement ouvertes, elles devoient, au lieu de laisser entrer la lumière, faire sortir l'obscurité. Il a employé plusieurs argumens ingénieux, pour me prouver combien je pouvois à cet égard m'être fait illusion. J'avoue qu'il m'a un peu embarrassé: mais il ne m'a point satisfait; et les observations que j'ai faites, et dont je vous ai rendu compte plus haut, m'ont confirmé dans ma première opinion.
Cet évènement m'a fait faire plusieurs réflexions sérieuses et importantes. J'ai considéré que si je ne m'étois pas éveillé de si bon matin, j'aurois dormi six heures de plus, à la clarté du soleil, et qu'en revanche j'aurois la nuit suivante, passé six heures de plus à la clarté des bougies; et comme la dernière est beaucoup plus coûteuse que l'autre, mon goût pour l'économie m'a induit à faire usage de tout le peu d'arithmétique que je sais, pour faire les calculs dont je vais vous faire part. Je vous observerai, pourtant, auparavant, que l'utilité est, suivant moi, le principal mérite des inventions, et qu'une découverte, dont on ne peut pas faire usage ou n'est pas bonne à quelque chose, ne vaut rien.
J'établis pour base de mon calcul la supposition qu'il y a à Paris cent mille familles, et que ces familles consument chaque soir une demi-livre de bougie ou de chandelle par heure. Je pense que c'est une estimation raisonnable; car quoique je croie que quelques familles en consument moins, je sais que beaucoup d'autres en consument bien plus. Alors, si nous prenons six heures par jour pour terme modéré du temps qui s'écoule entre le lever du soleil et le nôtre, puisqu'il se lève durant six mois, depuis six heures jusqu'à huit heures avant midi, et qu'alors nous brûlions de la chandelle chaque jour pendant sept heures de suite, voici le compte qui en résultera.
Dans les six mois, qui s'écoulent depuis le 20 mars jusqu'au 20 septembre, il y a:
| Nuits | 183 |
| Heures de chaque nuit pendant lesquelles nous brûlons de la chandelle | 7 |
| La multiplication donne pour nombre total d'heures | 1,281 |
| Ces 1,281 heures multipliées par le nombre de 100,000 qui est celui des familles, donnent | 128,100,000 |
| Ces cent vingt-huit millions et cent mille heures, passées à Paris, à la clarté de la bougie ou de la chandelle, font, à demi-livre par heure | 64,050,000 liv. pes. |
| Soixante-quatre millions cinquante mille livres pesant, estimées l'une dans l'autre à trente sols la livre, font la somme de quatre-vingt-seize millions soixante-quinze mille livres tournois | 96,075,000 liv. tour. |
Somme immense, que la ville de Paris pourroit épargner tous les ans, en se servant de la lumière du soleil, au lieu de bougie et de chandelle.
Si l'on prétend que le peuple, étant opiniâtrement attaché à ses vieilles coutumes, il seroit difficile de l'engager à se lever avant midi, et que conséquemment ma découverte ne peut être que fort peu utile, je répondrai: nil desperandum. Je crois que tous ceux qui ont le sens commun, et qui apprendront par cet écrit, qu'il fait jour dès que le soleil se lève, essaieront de se lever avec lui. Pour y obliger les autres, voici les règlemens que je proposerai.
1o. Qu'on mette un impôt de vingt-quatre livres tournois par chaque fenêtre, où il y a des volets, qui font que les rayons du soleil n'éclairent pas les appartemens.
2o. Que pour empêcher de brûler de la bougie et de la chandelle, la police emploie le salutaire moyen, qui, l'hiver dernier, nous a rendus plus économes, dans la consommation du bois; c'est-à-dire, qu'on mette des sentinelles, à la porte des épiciers, et qu'il ne soit permis à personne d'acheter plus d'une livre de bougie ou de chandelle par semaine.
3o. Qu'on ordonne aux gardes de la ville d'arrêter toutes les voitures qui passeront dans les rues après soleil couché, excepté celles des médecins, des chirurgiens et des sage-femmes.
4o. Que chaque jour, au lever du soleil, on fasse sonner toutes les cloches des églises; et si cela ne suffit pas, qu'on tire le canon dans toutes les rues, afin d'éveiller efficacement les paresseux, et de les forcer à ouvrir les yeux, pour voir leur véritable intérêt.
La difficulté du succès de ces règlemens ne se fera sentir que dans les deux ou trois premiers jours. Après quoi la réforme sera aussi naturelle, aussi aisée, que l'est l'irrégularité actuelle; car il n'y a que le premier pas qui coûte. Obligez un homme à se lever à quatre heures du matin, et il est plus que probable qu'il se couchera volontiers à huit heures du soir. Or, quand il aura dormi huit heures, il se lèvera volontiers à quatre heures du matin.
Mais la somme de quatre-vingt-seize millions soixante-quinze mille livres tournois, n'est pas tout ce qu'on peut épargner par mon projet économique. Vous devez observer que je n'ai fait mon calcul que pour la moitié de l'année; et l'on peut épargner beaucoup durant l'autre moitié, encore que les jours soient beaucoup plus courts. En outre, l'immense quantité de bougie et de suif qu'on ne consumera pas pendant l'été, rendra la bougie et la chandelle moins chères l'hiver suivant; et le prix en diminuera progressivement aussi long-temps qu'on maintiendra la réforme que je propose.
Quelque grand que soit l'avantage de la découverte que je communique si loyalement au public, je ne demande ni place, ni pension, ni privilége exclusif, ni aucune autre espèce de récompense. Je ne veux que la seule gloire de l'avoir faite. Malgré cela, je sais bien qu'il se trouvera de petits esprits envieux, qui voudront, comme de coutume, me la disputer, et qui diront que mon invention étoit connue des anciens. Peut-être même citeront-ils, pour le prouver, des passages de quelques vieux livres.
Je ne soutiendrai point, contre ces critiques, que les anciens ne savoient pas que le soleil devoit se lever à certaines heures. Probablement des almanachs, comme ceux que nous avons aujourd'hui, le leur prédisoient. Mais il ne s'ensuit pas que les anciens sussent qu'il fesoit jour aussitôt que le soleil se levoit.
C'est là ce que j'appelle ma découverte. Si les anciens connoissoient cette vérité, elle doit avoir été oubliée depuis long-temps; car elle est ignorée des modernes, ou du moins des Parisiens; et pour le prouver, je n'ai besoin de faire usage que d'un argument bien simple.
Les Parisiens sont un peuple aussi bien instruit, aussi judicieux, aussi prudent qu'aucun autre qui existe sur la terre. Tous les Parisiens professent, comme moi, l'amour de l'économie; et d'après les nombreux et pesants impôts qu'exigent les besoins de l'état, ils ont certainement bien raison d'être économes. Je dis donc qu'il est impossible que dans de pareilles circonstances, un peuple aussi sensé se fût servi si long-temps de l'enfumante, mal-saine et horriblement coûteuse lumière de la chandelle, s'il avoit réellement su qu'il pouvoit avoir pour rien autant de la pure lumière du soleil.
Un Abonné.
Fin du premier Volume.
TABLE DES ARTICLES
Contenus dans ce Volume.
Extrait du Testament de Benjamin Franklin.
Sur les Personnes qui se marient jeunes. À John Alleyne.
Sur la mort de son frère, John Franklin. À miss Hubbard.
Lettre au Docteur Mather de Boston.
Le Sifflet, histoire véritable, adressée, par Franklin, à son Neveu.
Pétition de la Main Gauche, à ceux qui sont chargés d'élever des Enfans.
La belle Jambe et la Jambe difforme.
Conversation d'un essaim d'Éphémères, et soliloque d'un Vieillard. À Madame Brillant.
L'art d'avoir des Songes agréables; adressé à Miss ... et écrit à sa sollicitation.
Conseils à un jeune Artisan. Écrits en l'année 1748. À mon ami A. B.
Avis nécessaire à ceux qui veulent devenir riches. Écrit en 1736.
Moyens pour que chacun ait beaucoup d'argent dans sa poche.
Projet économique adressé aux Auteurs d'un Journal.
Fin de la Table du premier Volume.
NOTE DU TRANSCRIPTEUR
L'original comporte en page 190, se rapportant au texte «qui ont eu lieu entre les propriétaires», une note de bas de page illisible qui n'a pas pu être restituée.