Vie de Christophe Colomb
Ce cortége pénétra douze lieues dans l'intérieur, où ce qu'on trouva de plus considérable fut un village d'une cinquantaine de cabanes et d'un millier d'habitants. Les envoyés y furent reçus avec beaucoup d'égards; on les conduisit dans le local principal; des provisions de toutes sortes furent placées devant eux et mises à leur disposition; après quoi, les Indiens s'assirent autour d'eux, et se mirent en posture d'écouter ce qui allait leur être communiqué.
Un des insulaires qui servait d'interprète porta la parole; il fit un discours très-emphatique selon l'usage de ces pays, dans lequel il vanta très-haut la puissance, la richesse, la générosité de la race blanche, et finit par expliquer le but de la visite. Dès qu'il eut fini sa harangue, les indigènes s'approchèrent en foule des Espagnols, touchèrent, examinèrent leur peau ainsi que leurs vêtements, et ils furent tellement émerveillés, qu'ils se pressaient pour baiser leurs mains et leurs pieds, afin de faire preuve d'adoration à leur égard. Mais il n'y avait aucune trace d'or parmi eux, et lorsqu'on leur montra quelques échantillons d'épices, ils répondirent qu'il n'en existait pas dans leur contrée, mais que fort loin, en désignant le Sud-Ouest, il est probable qu'on trouverait ces objets.
N'apercevant aucune apparence ni de ville opulente, ni de souverain puissant, ni de cour splendide, et n'en soupçonnant pas la possibilité dans le voisinage, les envoyés prirent le sage parti de retourner vers la côte, où ils furent accompagnés par les indigènes avec beaucoup d'égards. Ils rendirent un compte exact au vice-roi de ce qu'ils avaient vu, fait ou entendu, et Colomb pensa qu'il fallait renoncer à l'idée de trouver en ces pays rien qui ressemblât à un peuple civilisé.
Mais, avant d'aller plus loin, nous n'omettrons pas de rapporter un épisode qui ne laisse pas d'avoir quelque importance par ses résultats. Un Indien, croyant faire un présent agréable à l'un des matelots de la Santa-Maria, lui présenta quelques feuilles desséchées de couleur brune, et pour lui en indiquer l'usage, il en fit un rouleau qu'il appela Tobacco et qu'il remit au matelot: celui-ci, au grand étonnement des insulaires présents, prit le rouleau ou tobacco et le mit dans sa poche, montrant un air de satisfaction en signe de remercîment: alors le sauvage lui redemanda le tobacco, l'alluma, le porta à sa bouche, et se mit à lancer des bouffées d'une fumée légère mais qui saisissait l'odorat; les Européens en furent fort réjouis; le matelot, voulant imiter l'Indien, eut d'abord quelques nausées qui ne l'empêchèrent pourtant pas d'y trouver un certain plaisir et il continua à humer son rouleau. Bref, il fut le premier fumeur chrétien, mais il eut bientôt des émules, des rivaux; surtout il a eu beaucoup de successeurs, et de nos jours on se montre encore de plus en plus empressé à suivre son exemple. Toutefois le nom du rouleau ou du tobacco a prévalu, et définitivement c'est par ce même mot de tobacco (tabac) que la plante qui produit ces feuilles est toujours désignée parmi nous. Qui aurait pu prévoir, dès lors, que l'usage seul de cette même plante, l'un des premiers résultats des découvertes de Colomb, serait un jour l'élément d'une des branches les plus considérables du commerce maritime de toutes les nations de l'univers?
Cependant Colomb ne voulait pas quitter ces parages sans être fixé d'une manière moins vague sur l'existence des mines d'or dont il entendait souvent parler aux indigènes; d'après les renseignements aussi clairs qu'il fut possible d'obtenir d'eux, il se détermina à faire voile vers l'Est à la recherche d'un pays qu'ils appelaient, les uns Bobèque, les autres Bohio, où ses vœux devaient être satisfaits.
Ce fut pendant ces explorations que des sentiments de jalousie commencèrent à se faire jour dans l'âme d'Alonzo Pinzon: il paraît qu'il enviait à Colomb une gloire qu'il se donna l'importance et qu'il avait la présomption de croire qu'il aurait pu acquérir lui-même; quelques paroles assez vives furent même échangées entre eux, mais, pour le moment, les choses en restèrent là; cependant leurs relations en prirent un caractère beaucoup plus froid.
Les caravelles longèrent la côte pendant plusieurs jours en s'avançant vers l'Orient; elles doublèrent, dans cette route, un grand cap qui fut nommé cap Cuba, mais elles étaient vivement contrariées par les vents d'Est contre lesquels elles avaient à lutter. Le 21 novembre, au point du jour, Colomb, en montant sur le pont, ne vit pas la Pinta. La nuit, il s'était aperçu qu'elle s'éloignait de lui, et il lui avait fait de fréquents signaux de ralliement auxquels elle n'avait pas répondu; aussi, le grand-amiral ne fut-il que médiocrement surpris de son absence; mais il n'en fut pas moins très-vivement désappointé, car la Pinta était la meilleure voilière de l'expédition et c'était une diminution notable dans ses moyens d'exécution.
Colomb ne put attribuer cet acte qu'à un dessein prémédité de désertion volontaire. Certainement la capacité d'Alonzo était incontestable, les services qu'il avait rendus lors de l'armement étaient très-considérables; sa fortune, ses habitudes précédentes de commandement, tout en faisait un homme très-distingué; mais dans la circonstance où il se trouvait, prétendre, comme on a dit qu'il l'avait osé, à partager le commandement avec le grand-amiral, était inadmissible, et Colomb avait un sentiment trop élevé de sa dignité et de sa position pour y consentir. On a dit aussi que, voulant profiter de la supériorité de sa marche, il avait, par cupidité, voulu arriver à Bobèque avant la Santa-Maria; mais cette raison est aussi futile que l'autre, et elle montre également jusqu'à quel point l'ambition et l'intérêt personnel peuvent égarer les esprits. Le grand-amiral eut une crainte encore plus aiguë, ce fut qu'Alonzo ne l'eût quitté, lui qui, jadis, lui avait montré tant de zèle et de dévouement, pour se hâter de se rendre en Espagne et pour se donner le mérite des découvertes effectuées, en comptant sur les événements qui pourraient empêcher le retour de Colomb, ou, au moins, en gagnant du temps et en agissant à l'avance sur les esprits.
Toutefois, le grand-amiral persista dans son projet de reconnaître les côtes de Cuba jusqu'à leur extrémité orientale, point qu'il atteignit, en effet, et que, supposant devoir être la partie la plus avancée, soit de l'Asie, soit des îles qui en dépendaient, vers l'ancien continent, il nomma Alpha et Oméga, entendant, par là, le commencement, en venant d'Europe, et la fin en quittant l'Asie.
Il s'éloigna alors du cap qu'il avait ainsi nommé et il cingla vers le Nord-Est pour prendre le large; à peine avait-il pris cette route, qu'il vit dans le Sud-Est, de hautes montagnes à une très-grande distance; il augura que ce devait être une terre étendue, et immédiatement, il se dirigea pour s'en approcher. Dès que les Indiens de San-Salvador qu'il avait à son bord se furent aperçus de cette détermination, ils s'en montrèrent fort effrayés, affirmant que les habitants de cette terre étaient des cannibales d'un caractère très-féroce, et qu'ils n'avaient qu'un œil au milieu du front.
Colomb se garda bien d'écouter leurs plaintes; à mesure qu'il s'approchait de la côte, il était frappé de la pureté de l'air, de la sérénité d'un ciel dont la couleur bleue avait une teinte foncée magnifique, et du charme magique de tous les points de ce pays, à mesure que la scène se déroulait à ses yeux. Les montagnes étaient plus élevées que celles de Cuba; le roc en paraissait accidentellement à nu; mais des arbres incomparablement beaux végétaient au-dessus et au-dessous; des plaines immenses, de vertes savanes, des feux allumés pendant la nuit, des colonnes de fumée s'élevant de tous côtés pendant le jour, partout les traces de la culture, partout aussi la végétation la plus active!... Tel était l'aspect de cette terre qui était l'île d'Haïti, nommée Espagnola par Colomb, devenue l'île de Saint-Domingue si justement surnommée alors la Reine des Antilles, ensuite ayant repris son ancien nom d'Haïti; et qui, depuis lors, ayant vu détruire la race indigène et celle des Européens qui s'y étaient établis, est actuellement sous la domination presque exclusive des noirs descendant des esclaves de la côte d'Afrique que les blancs y avaient introduits, et qui menacent de plonger ce beau pays dans la barbarie et dans la désolation.
Ce fut le 6 décembre que Colomb mouilla près de l'île qu'il venait de découvrir: le port dans lequel il entra est celui qui est situé dans sa partie occidentale, et il lui donna le nom de Saint-Nicolas qu'il porte encore en ce moment. Les habitants, effrayés à son approche, quittèrent soudainement leurs habitations et se réfugièrent dans l'intérieur: n'ayant donc pu effectuer aucune communication avec eux, il côtoya l'île dans le Nord, jusqu'à ce qu'il eût trouvé un autre port; il nomma celui-ci la Conception; il y prit une connaissance plus particulière du pays; et lui trouvant quelque ressemblance avec les plus belles provinces de l'Espagne, voulant aussi le marquer du signe de sa patrie d'adoption, il lui donna, ainsi que nous venons de le dire, le nom d'Espagnola, ou, comme on le dit assez fréquemment, d'Hispaniola.
Les naturels fuyant également lorsque les marins de l'expédition débarquèrent, ce fut en vain que ceux-ci s'efforcèrent d'opérer un rapprochement; toutefois, après bien des tentatives, ils parvinrent à se saisir d'une belle et jeune femme. Le grand-amiral l'accueillit avec la plus grande déférence et la renvoya parmi ses compatriotes, bien vêtue, comblée de politesses, d'attentions et de présents. Le lendemain, présumant bien des rapports que la jeune femme ferait de son séjour parmi les étrangers, Colomb dépêcha neuf hommes de son équipage, bien armés, accompagnés d'un insulaire de Cuba pour interprète, à la recherche du village le plus voisin. Ils en trouvèrent bientôt un qui était situé dans une charmante vallée, sur les bords d'une jolie rivière, et qui contenait un millier de maisons. Les naturels prirent d'abord la fuite; cependant, l'interprète les ayant joints et rassurés, ils revinrent au nombre de deux mille, mais ne s'approchant qu'en tremblant, et plaçant souvent leurs mains sur leur tête, en signe de respect et de soumission.
La jeune femme qui avait été l'objet des soins de Colomb parut bientôt aussi, portée en triomphe sur les épaules de ses compatriotes, suivie par une foule innombrable, et précédée de son mari qui montra la reconnaissance la plus vive du traitement qu'elle avait éprouvé. Revenus complètement, dès lors, de leurs terreurs, les insulaires conduisirent les Espagnols dans leurs cabanes, étalèrent devant eux de la cassave, du poisson, des racines, des fruits, et leur offrirent, hospitalièrement, tout ce qu'ils possédaient. Le grand-amiral avait prescrit que les relations avec les insulaires fussent toujours celles de la politesse et de la prévenance; les mesures prudentes et humaines qu'il ordonnait toujours à cet égard, étaient fidèlement observées, et la meilleure intelligence en était le résultat.
Peut-être, à la vérité, pourrait-on considérer comme un acte de violence l'enlèvement, quoique consenti, des indigènes de San-Salvador; mais Colomb sera facilement absous à cet égard, quand on réfléchira qu'il était de toute nécessité d'avoir une preuve irrécusable à apporter de la découverte de ces nouveaux pays, que c'était aussi une marque de déférence due à l'autorité des souverains espagnols, que même, selon les idées du siècle, c'était un grand pas de fait pour assurer le salut de l'âme de ces mêmes indigènes, et par-dessus tout, enfin, que la ferme résolution de Colomb était de les ramener, dans un autre voyage, au sein de leur pays natal.
Les habitants de cette île que l'on sut d'eux avoir le nom d'Haïti, parurent aux Européens plus beaux et plus civilisés que tous ceux qu'ils avaient vus jusque-là, et ils étaient également doués de cette docilité dont le vice-roi avait toujours tiré un parti si avantageux; quelques-uns furent remarqués comme étant parés d'ornements en or, ce qui donna à supposer que l'île en contenait des mines, d'autant qu'ils paraissaient y attacher fort peu de prix, car ils les échangèrent volontiers contre quelques bagatelles que leur donnèrent les Espagnols.
Dans un des mouillages où le grand-amiral fut retenu par les vents contraires, un jeune cacique porté par quatre hommes dans une litière et suivi de deux cents de ses sujets, vint faire une visite à Colomb à bord de la Santa-Maria. Il entra dans la dunette, où le couvert se trouvait mis et le dîner servi; il s'assit près du grand-amiral avec beaucoup d'aisance, et deux vieillards qui ne le quittaient pas se placèrent à ses pieds, les yeux fixés sur ses lèvres comme pour saisir ses moindres paroles ou prévenir ses moindres désirs. Si Colomb lui offrait quelques mets, il se contentait de goûter ce qu'on lui donnait, il remettait le reste aux deux vieillards et conservait toujours autant de sérieux que de dignité.
Après dîner, il offrit à Colomb une espèce de baudrier assez habilement travaillé. Le grand-amiral lui fit, en retour, plusieurs présents, et lui montra une pièce d'or portant l'empreinte des traits de Ferdinand et d'Isabelle; mais ce fut en vain qu'il s'efforça de chercher à donner au cacique une idée de la puissance de ces souverains, l'Haïtien ne voulut jamais croire qu'il y eût un pays sur la terre où l'on pût trouver des choses aussi étonnantes que celles qu'il voyait ou des êtres aussi merveilleux; il persista donc dans l'opinion que les Espagnols étaient plus que des mortels, et que les contrées ainsi que les souverains dont on lui parlait, ne pouvaient exister que dans les cieux.
Le 20 décembre, Colomb jeta l'ancre dans un port auquel il donna le nom de Saint-Thomas, qu'on suppose être la baie actuelle d'Acul. Bientôt, il vit accoster le long de son bord une grande pirogue portant des messagers d'un grand cacique appelé Guacanagari, dont la résidence était à quelques lieues plus à l'Est et qui régnait sur toute cette partie de l'île. Ces messagers lui apportaient, en présent, un grand baudrier d'un travail fort ingénieux, et un masque en bois dont les yeux, le nez et la langue étaient d'or. Ils invitèrent Colomb, au nom de leur souverain, à conduire ses bâtiments jusqu'au point de la côte qui faisait face à sa résidence; le vent contraire s'y opposait en ce moment, mais, pour répondre convenablement à cette invitation, le grand-amiral envoya l'officier civil de la Santa-Maria dans un canot bien armé et bien installé, porter sa réponse au cacique, et le remercier de sa politesse. L'officier civil, à son retour, rendit un compte si favorable des bonnes dispositions de Guacanagari, de l'accueil qu'il en avait reçu et de l'aspect du village, que Colomb se promit de partir pour la résidence du cacique, aussitôt que le vent le permettrait.
Le 24 décembre, les caravelles appareillèrent donc pour se diriger vers le point de la côte où devait se trouver le village de Guacanagari; la journée fut belle et le vent était peu fort. À onze heures du soir, il ne restait guère plus qu'une lieue à faire pour arriver; Colomb donna ses ordres et il rentra chez lui pour prendre quelques moments de repos.
On peut avoir remarqué avec quelle vigilance et quelle habileté il fallait que le grand-amiral eût navigué jusqu'alors, et dans les mers ainsi que sur des côtes où les courants, les écueils, les calmes, les variations des brises de terre et de mer rendent encore de nos jours la navigation difficile, pour avoir toujours dirigé et conduit ses bâtiments sans que le moindre accident leur fût survenu; mais hélas! telle est la profession du marin, que la moindre négligence peut avoir les conséquences les plus funestes; et c'est ce qui arriva en ce moment à la Santa-Maria.
À peine le grand-amiral était-il couché et, selon son habitude, tout habillé sur son lit de repos, que le maître de l'équipage, à qui il venait lui-même de transmettre ses instructions et de recommander de veiller à la route et de faire fréquemment sonder, avec injonction de le faire avertir s'il se présentait quelque circonstance extraordinaire, que ce même maître d'équipage descendit lui-même dans l'entre-pont, et se livra au sommeil, laissant le gouvernail aux mains d'un jeune homme assez inexpérimenté, sans autre guide que lui-même. Chacun était à bord dans la plus parfaite sécurité et dans le repos le plus complet, d'autant que la brise était fort légère et que la vitesse du navire paraissait peu considérable. Toutefois, il n'en était pas ainsi, car la caravelle se trouva bientôt sous l'influence d'un courant aussi vif qui, sans se manifester par aucun signe, l'entraîna rapidement sur un banc de sable où elle toucha: le choc fut assez fort pour ébranler la mâture et pour réveiller tout l'équipage qui monta précipitamment sur le pont où Colomb fut le premier rendu.
Le grand-amiral, voyant que son bâtiment se couchait de plus en plus sur ce banc, et qu'il menaçait de s'y briser à la levée des lames, fit immédiatement mettre la chaloupe à la mer et y embarqua une ancre, qu'il envoya mouiller au large afin d'essayer de se remettre à flot en faisant force sur le câble de cette ancre. Mais les chaloupiers étaient si effrayés, qu'au lieu d'aller mouiller l'ancre, ils se rendirent à bord de la Niña pour y chercher refuge. Vincent Pinzon, qui la commandait, les reçut très-rudement, et, en brave marin qui connaissait ses devoirs, il s'embarqua lui-même dans un de ses canots, et se hâta d'aller offrir ses services à son chef.
Cependant, le courant et la houle continuèrent à charger la Santa-Maria sur le banc; quand l'ancre fut mouillée et le câble roidi, on allégea le navire en jetant à la mer plusieurs objets de poids et en coupant la mâture; mais tout fut inutile, la carène s'entr'ouvrit, l'eau gagna l'intérieur, et il n'y eut de parti possible que celui de sauver l'équipage, en le conduisant à bord de la Niña. Un exprès fut aussitôt envoyé au cacique pour l'informer de ce désastre.
Au point du jour, ce fut un bien douloureux spectacle que de voir la Santa-Maria qui, quelques heures auparavant, flottait encore toutes voiles dehors et dans l'éclat d'un navire parfaitement en état de dominer l'élément où il se trouvait, gisant actuellement sur le sable, démâtée, remplie d'eau, ayant les flancs déchirés et offrant les tristes caractères d'un naufrage irrémédiable. La Niña était intacte, il est vrai, et mouillée dans le voisinage, mais un sentiment d'isolement et d'abandon s'emparait des assistants, en pensant à ce navire dont le nom seul indiquait l'exiguïté, car Niña (prononcez Nigna), en espagnol, signifie Petite; en pensant, disons-nous, à ce navire qui n'était guère qu'une simple felouque, élevée au rang de bâtiment-amiral et devenue la seule ressource de l'expédition, au moment où l'on allait avoir à affronter la rude épreuve d'un retour en Europe. Ce fut en faisant ces pénibles réflexions, que chacun sentit plus vivement encore le grave préjudice qu'occasionnait la désertion coupable de la Pinta.
Lorsque le cacique apprit ce naufrage, il s'en montra affligé au point de verser des larmes, et il se disposa à remplir les devoirs de l'hospitalité, de la manière la plus généreuse. Il rassembla ses sujets, fit armer toutes leurs pirogues, les envoya au secours des Européens, et mit tout ce qu'il possédait au service de Colomb. Ce qu'on put retirer de la Santa-Maria fut transporté à terre et déposé près de l'habitation de Guacanagari, sous les soins de gardes vigilants; des cabanes furent préparées pour les marins et l'on n'eut à se plaindre d'aucun manque d'égards, d'aucune soustraction de la part des naturels, quelque précieux que pussent leur paraître les objets qui se trouvaient comme sous leurs mains. Ils manifestèrent, au contraire, un chagrin profond, et s'attachèrent à démontrer combien ils avaient à cœur de se rendre utiles aux naufragés et de les consoler.
Colomb fut attendri de tant de bienveillance; dans son journal, qui était destiné à être vu par les souverains de l'Espagne, on ne peut lire sans émotion la phrase suivante, dans laquelle il rend compte de l'impression qu'il en reçut. «Ces insulaires aiment leurs voisins comme eux-mêmes, leurs paroles sont toujours aussi aimables que douces; le sourire ne quitte pas leurs lèvres, et j'affirme à Leurs Majestés qu'il n'y a pas au monde une terre plus belle, ni un peuple meilleur.»
Ces sentiments, si noblement exprimés, font le plus grand honneur à la sensibilité de Colomb; mais son âme magnanime ne se laissait-elle pas abuser par des apparences souvent trompeuses?
Tel fut le sort fatal de la Santa-Maria, de ce navire qui eut l'insigne honneur de porter le plus illustre des navigateurs, lorsqu'il montra la route du Nouveau-Monde à l'Espagne si longtemps incrédule, et à l'Europe émerveillée: elle périt tristement; mais son nom vivra, ainsi que celui de la Pinta et de la Niña, jusqu'à la postérité la plus reculée; et la marine espagnole est toujours fière de compter, parmi ses bâtiments, trois d'entre eux qui portent ces noms glorieux, afin qu'ils soient sans cesse présents au souvenir de ses marins.
Lors de la première entrevue du grand-amiral avec le cacique, l'insulaire témoigna encore la plus touchante sympathie, et offrit à Colomb tout ce qu'il pouvait posséder; il avait fait préparer, pour le mieux recevoir, un grand banquet pendant lequel un millier de naturels entourèrent le lieu du festin, et se livrèrent à des jeux et à des danses de leur pays. Le grand-amiral, pour se montrer reconnaissant de cet accueil, voulut également animer la scène, mais, en même temps, il désira frapper l'esprit des Indiens par l'impression de la puissance formidable des Espagnols.
Un Castillan qui avait assisté au siége de Grenade simula un combat acharné contre un Maure, et fut fort admiré par le cacique; ensuite une arquebuse et, finalement, un canon, furent déchargés avec fracas. Au bruit de ces détonations inattendues, les naturels tombèrent la face contre terre comme s'ils avaient été frappés de la foudre; leur frayeur redoubla encore quand ils virent les effets des balles et du boulet dans le feuillage et parmi les arbres dont quelques-uns furent coupés en deux. Colomb les rassura en leur disant qu'il avait voulu leur faire juger la force irrésistible de ses armes, pour leur faire voir de quel secours il pourrait leur être contre les Caraïbes, dont il avait entendu parler comme étant leurs ennemis les plus terribles. Dès lors, et dans cette confiance, les naturels passèrent de l'effroi à la joie la plus immodérée, se considérant comme invincibles tant qu'ils seraient sous la protection des enfants du ciel qui portaient le tonnerre et les éclairs dans leurs mains.
Guacanagari, lui-même, parut si ravi, qu'il se fit apporter une couronne d'or, la plaça sur la tête de Colomb, attacha autour de son cou plusieurs pièces ou plaques du même métal, et fit des cadeaux considérables aux hommes de la suite du grand-amiral. Tout ce qu'il reçut en retour des Européens fut regardé par lui comme des présents de la Divinité, et les naturels ne se lassaient pas de dire que tous ces objets, qui au fond n'étaient que des bagatelles, venaient indubitablement du ciel.
Le cacique ne manqua pas de remarquer le plaisir que les Espagnols prenaient à la vue de l'or; aussi informa-t-il le grand-amiral que plus loin, dans les montagnes, ce métal était si abondant qu'on ne l'y voyait qu'avec indifférence. Christophe Colomb nota ces renseignements avec soin, et il en joignit quelques autres qui lui parurent aussi utiles à recueillir.
Trois grandes cabanes furent préparées pour les naufragés qui, vivant ainsi au milieu des naturels et se mêlant librement avec eux, furent fascinés par leurs habitudes de vie douces et commodes. Il était difficile, d'ailleurs, de rester indifférent à l'éclat naturel du pays, où, comme sur les bords de la Méditerranée, la hardiesse des sites est tempérée par la douceur d'une latitude peu élevée qui répand autour des lacs, sur le bord des fleuves, et même sur les promontoires, des charmes pareils à ceux que, comme on l'a dit poétiquement, la beauté d'une femme emprunte à un sourire radieux!
Quand il arrivait à ces navigateurs de remonter une rivière, ils parvenaient alors dans quelque vallée où la nature semblait avoir épuisé tous ses moyens de séduction. Le paysage avait un aspect hardi, mais que la présence de l'homme avait dépouillé de sa rudesse. Ainsi, ces lieux possédaient une grâce naturelle parfaite, que n'avait pas affaiblie la régularité trop étudiée des travaux des peuples civilisés. Les cases, quoique simples comme les besoins de leurs propriétaires, n'étaient pas dépourvues d'élégance; les fleurs s'épanouissaient, quoique le soleil se trouvât à l'extrémité du tropique opposé, et les branches fécondes de la plupart des arbres fléchissaient sous le poids de fruits exquis, dont quelques-uns étaient fort nourrissants. Ajoutez à cela qu'une grande partie de la journée se passait dans le repos, dans la jouissance de sensations inspirées par un climat voluptueux, et que, le soir, avaient lieu les danses du pays au son de leurs rustique tambours.
Il n'est donc pas étonnant que plusieurs Espagnols, comparant les rudes labeurs de leur existence de marins, avec les douceurs de celle des Indiens, aient, eux-mêmes, représenté au grand-amiral les inconvénients d'embarquer tout le personnel de la Santa-Maria sur la Niña, et qu'ils se soient offerts à rester dans l'île jusqu'au retour de Colomb sur un plus grand bâtiment. Il est certain qu'il y avait de grands dangers à courir en retraversant l'Océan sur un aussi frêle navire que la Niña; il pouvait bien en exister aussi à rester à Hispaniola, mais ils devaient paraître moindres; aussi, le grand-amiral y donna-t-il son consentement. Toutefois, il voulut pourvoir ceux dont il se séparait presque forcément, d'une garantie de sécurité, et il ordonna que l'on élevât une forteresse pour les recevoir: c'était, selon lui, un commencement de colonisation; les débris de la Santa-Maria devaient en fournir amplement les matériaux; les hommes qu'il allait laisser exploreraient l'île, apprendraient la langue du pays, et les renforts qu'il ramènerait d'Europe compléteraient l'œuvre. Telles étaient les pensées de Colomb, elles souriaient à son imagination et il faut convenir que c'était ce qu'il y avait de mieux dans la situation où il se trouvait.
Guacanagari, à qui Colomb fit part de ces projets, se montra fort satisfait que les Espagnols laissassent auprès de lui un détachement qui pourrait le défendre contre les Caraïbes, il se réjouit aussi de l'espoir qu'il en concevait de revoir prochainement Christophe Colomb, et il ordonna à ses sujets de travailler de concert avec les marins de l'expédition à l'érection de la forteresse.
Pendant qu'on se livrait à ces travaux, quelques Indiens du voisinage qui se rendirent sur les lieux, donnèrent l'assurance qu'ils avaient vu, au mouillage, à quelques lieues dans l'Est, un autre bâtiment que Colomb pensa ne pouvoir être que la Pinta. Aussitôt, il dépêcha un bon canot à sa recherche, avec un ordre formel adressé à Alonzo Pinzon de venir le joindre immédiatement. Ce canot parcourut un espace de trente lieues; n'ayant pas vu la Pinta, il se trouva à court de provisions, il revint, et le grand-amiral eut le chagrin de penser que si la Pinta elle-même était aussi perdue, tout le succès de l'expédition reposerait sur sa petite caravelle, qui aurait à refaire une longue et dangereuse navigation, dans laquelle il n'était pas improbable que quelque sinistre accident vînt faire ensevelir, dans le profond abîme des mers, toutes les circonstances de son voyage et de ses découvertes.
C'était le jour de Noël 1492, que la Santa-Maria avait fait naufrage; le 4 janvier suivant, la forteresse était finie et Colomb put appareiller pour effectuer son retour. Cette forteresse était une tour en bois, élevée solidement sur une voûte et entourée d'un fossé: des canons, des munitions, des provisions de toute espèce y furent laissés, et le grand-amiral lui donna le nom de la Navidad ou de la Natividad, c'est-à-dire de la Nativité, ce qui était une allusion au jour de Noël qui, comme nous venons de le dire, était celui de son naufrage, et en même temps une action de grâces à la Providence, pour avoir permis qu'en ce fatal événement aucune personne de son équipage n'eût péri.
Dans le nombre des hommes qui avaient demandé à rester dans l'île, Colomb en choisit trente-neuf qu'il plaça sous les ordres de Diego de Arana, officier civil et capitaine d'armes de la Santa-Maria; en cas de décès, Pedro de Guttierez devait lui succéder; après lui venait en rang Rodrigo de Escobido. Il serait superflu de chercher à décrire avec quel serrement de cœur Colomb pensa à se séparer de don Pedro de Guttierez à qui il s'était vivement attaché; mais le caractère chevaleresque de ce noble espagnol lui faisait rechercher avidement toutes les occasions où il y avait du danger ou de la gloire à acquérir; aussi, se confiant à la bonté divine et en un retour prochain du grand-amiral, il l'avait instamment prié de le laisser sous les ordres de Diego de Arana. Les instructions expresses que laissa Colomb aux défenseurs de la forteresse furent d'être subordonnés envers leurs chefs, respectueux pour Guacanagari, circonspects et affectueux à l'égard des naturels et, surtout, unis entre eux, parce que, en cas de dissidence avec les insulaires, leur principale force consisterait dans leur union; il ajouta ensuite qu'il les engageait à chercher prudemment à prendre connaissance du pays, à s'informer de ses productions, de ses mines s'il y en avait, et à établir des relations amicales avec les voisins de la localité.
Avant son départ, Colomb crut convenable de déployer tout le fracas d'un appareil militaire, car il s'était convaincu que rien ne pouvait plus émouvoir ces peuples ni les mieux disposer. Des escarmouches, des combats simulés eurent encore lieu; on mit en jeu les lances, les boucliers, les épées, les arcs, les armes à feu; et quand tous les canons de la tour tirèrent, et que la forteresse fut enveloppée par la fumée de la poudre, quand les forêts retentirent de ce bruit inusité, les naturels demeurèrent comme pétrifiés de respect et d'admiration.
Au moment des adieux, Guacanagari fut vu répandant des larmes de chagrin; son cœur paraissait avoir été complètement gagné par la puissance surhumaine qu'il attribuait à Colomb non moins que par sa bienveillance et son air de dignité naturelle, et il témoigna toutes sortes de regrets. Les adieux furent encore plus tristes quand les marins qui partaient embrassèrent ceux qui restaient dans l'île et dont les résolutions parurent un moment chanceler. Colomb tint longtemps pressé contre sa poitrine Diego de Arana et surtout don Pedro de Guttierez, qui s'était accoutumé à voir un second père en Christophe Colomb; enfin, il fallut se séparer; et si l'on était destiné à ne plus se revoir, il était difficile de prévoir si la cause en serait dans les chances hasardeuses de la navigation sur un navire comme la Niña, d'un côté; ou de l'autre, dans les périls qui pourraient accompagner un établissement certainement assez précaire sur un sol étranger et parmi des hommes presque encore inconnus.
Une remarque essentielle à faire, c'est que l'expédition était arrivée à San-Salvador à peu près à la mi-octobre, et que c'est l'époque où finit la saison de quatre mois que dure l'hivernage dans ces contrées. Or, par le mot hivernage, on entend la période pendant laquelle règnent, aux Antilles, les pluies, les vents variables, les calmes, les chaleurs étouffantes, les orages et, quelquefois, ces ouragans terribles dont nous n'avons pas d'idée dans nos climats, qui renversent les maisons, déracinent les arbres, détruisent les récoltes pendantes, et font courir les plus grands dangers aux navires qui se trouvent dans leur rayon d'action, mais plus, peut-être, à ceux qui sont mouillés sur les rades qu'à ceux qui sont surpris en mer par ces fléaux destructeurs. Tout le reste de l'année offre une série de jours ravissants par la pureté du ciel ainsi que par l'agrément de la température; les vents alizés reprennent un empire non interrompu au large des îles, et avec eux la navigation devient généralement douce: près de celles qui ont quelque étendue, elle est encore plus facile par les alternatives des brises de terre et du large qui soufflent, les premières pendant la nuit, les secondes après le lever du soleil.
Ce fut dans ces dernières circonstances que les caravelles avaient eu à faire leurs explorations; Colomb qui ne vit jamais, pendant son séjour, que les temps les plus propres à seconder ses desseins, put donc croire qu'il en était constamment ainsi, et que ces parages étaient perpétuellement sous les mêmes influences; aussi, en quittant la Navidad, pensa-t-il d'abord à prolonger la côte Nord d'Hispaniola vers l'Est pour en constater l'étendue, ensuite à louvoyer, s'il le fallait, dans les vents alizés, pour regagner à peu près le méridien des Açores.
Certes, de nos jours ou avec nos bâtiments, une semblable idée n'aurait pas la moindre apparence de rationalité, puisqu'on sait qu'en gouvernant vers le Nord dès le départ d'Haïti, on arrive assez promptement au delà du tropique, où l'on trouve bientôt la région des vents variables qui donnent des chances favorables, malgré le détour que l'on fait, d'arriver assez rapidement aux atterrages de l'Europe; mais Colomb ne pouvait pas avoir l'expérience des brises le plus communément régnantes, soit au Nord, soit au Sud du tropique, et la route qu'il se décida à prendre et qui a été critiquée, était pourtant la meilleure à laquelle il pût songer: d'ailleurs, il faut réfléchir que la Niña était un navire de très-petite dimension et non ponté dans sa partie centrale; or, le grand-amiral devait espérer que les mers intertropicales seraient beaucoup plus favorables à la navigation de ce petit bâtiment, et lui feraient courir infiniment moins de risques que celles des latitudes plus élevées, s'il allait les chercher en partant.
Au surplus, il eut fort à s'applaudir de la détermination qu'il avait prise; en effet, le troisième jour après son départ, la vigie cria: navire! Le bâtiment aperçu qui, de son côté, venait d'avoir connaissance de la Niña changea aussitôt de route et se dirigea vers elle. C'était la Pinta qui se couvrit de voiles pour que la jonction eût lieu plus tôt; les marins de la Niña, en revoyant ce navire, ressentirent un moment de bonheur comparable, peut-être, à celui qu'ils avaient éprouvé, lorsque la terre de San-Salvador fut découverte par eux.
Alonzo Pinzon, appelé à bord du grand-amiral par un signal, s'y rendit immédiatement; il chercha à excuser sa séparation, en alléguant un grain tombé à son bord qui lui avait apporté un violent vent contraire, et en faisant valoir l'obscurité de la nuit. Colomb l'écouta avec une froideur glaciale, il évita de rien lui dire qui pût réveiller ses ressentiments, et il le quitta en lui donnant, par écrit, l'ordre positif de ne jamais le perdre de vue.
Cependant les canotiers de la Pinta avaient parlé, et Christophe Colomb apprit bientôt, par son ami le docteur Garcia Fernandez, qu'Alonzo s'était éloigné de lui avec préméditation, et que, guidé par des naturels qu'il avait à son bord, il était allé à la recherche d'une partie de l'île où il devait trouver beaucoup d'or: là, il en avait effectivement recueilli une assez grande quantité; comme capitaine, il en avait gardé une moitié, et il avait abandonné l'autre à son équipage; finalement, en appareillant, il avait emmené, par force, quatre Haïtiens et deux Haïtiennes avec l'intention avouée de les vendre à son profit, en arrivant en Espagne.
Le grand-amiral, après avoir reçu ces renseignements, fit voile vers une rivière qui était celle où Alonzo avait jeté l'ancre, et à laquelle il substitua le nom de Rio-de-Gracia à celui de la rivière Martin-Alonzo que lui avait donné le capitaine de la Pinta: en arrivant, il fit habiller les six insulaires, leur distribua des présents et les fit conduire à terre, Alonzo voulut essayer de résister à ces dispositions; il lui échappa même quelques paroles violentes; mais le grand-amiral le remit à sa place, le menaça du courroux des souverains espagnols, et la restitution eut lieu.
À l'extrémité orientale d'Hispaniola, les caravelles trouvèrent une vaste baie où elles jetèrent l'ancre: elles virent, sur la côte, un peuple qui provenait des montagnes dites de Ciguai; c'était une race d'hommes audacieux et guerriers, d'un aspect féroce, hideusement peints par tout le corps et ayant la tête couverte de plumes. Ils avaient des arcs, des flèches, des massues; aussi les marins crurent-ils que c'étaient les Caraïbes tant redoutés des naturels de la Navidad; mais, quand ces montagnards furent questionnés, ils désignèrent le côté de l'Orient, et répondirent que les Caraïbes habitaient fort loin dans cette direction.
Avec de tels hommes, il était difficile qu'il n'y eût pas un choc entre les Espagnols et eux. Une attaque de la part des naturels eut lieu en effet, mais les marins étaient sur leurs gardes et ils firent usage de leurs armes; la bruyante détonation des arquebuses se fit entendre suivie du sifflement de ses projectiles meurtriers; plusieurs Indiens furent tués sur le coup, et comme, dans leur ignorance, il leur parut de toute impossibilité de résister à cette foudroyante décharge qu'ils crurent venir du ciel, ils prirent tous la fuite, et au bout de deux minutes pas un seul n'était plus en vue. En mémoire de ce petit combat, la baie reçut le nom de golfe des Flèches, mais elle est connue aujourd'hui sous le nom de Samana. Ce fut la première rixe qui eut lieu entre les hommes de l'Ancien et du Nouveau Monde; et le vice-roi témoigna le plus vif regret que les efforts, heureux jusque-là, qu'il avait toujours faits pour maintenir la bonne intelligence, eussent échoué au dernier moment qu'il avait à passer dans ces pays.
Toutefois, par un trait qui prouve combien les peuples sauvages sont moins sensibles aux procédés qu'ils reçoivent, qu'à des leçons quelque sévères qu'elles puissent être pourvu qu'elles soient justes, dès le lendemain, les farouches montagnards de Ciguai revinrent au rivage, et se mêlèrent aux Espagnols avec autant de familiarité que s'il ne s'était rien passé la veille. Leur cacique nommé Mayonabex, qui, comme le jour précédent, se trouvait avec eux, étant informé que le vice-roi était à son bord, ne fit aucune difficulté de demander à y être conduit avec trois de ses sujets; et aucun des naturels ne montra, ni à terre ni à bord, la moindre défiance, la moindre crainte, ni la moindre inimitié. Une telle conduite fut fort appréciée de Colomb; il reçut le cacique avec la plus grande distinction, et lui fit à lui ainsi qu'aux trois hommes qui raccompagnaient plusieurs présents; ce témoignage d'extrême confiance impressionna vivement le cacique. La suite de cette histoire fera connaître qu'il y avait vraiment beaucoup de valeur et de magnanimité dans l'âme de Mayonabex.
Le grand-amiral eut une velléité d'embarquer à son bord quatre naturels qui demandaient à le guider vers les îles habitées par les Caraïbes; il voulait ainsi augmenter les découvertes qu'il avait faites; mais il réfléchit que son intérêt le plus pressant était d'aller faire connaître à l'Espagne le succès dont son voyage avait été couronné relativement aux pays où il avait si heureusement et si promptement abordé; aussi, le vent devenant favorable, il appareilla; et selon le plan qu'il s'était tracé, il dirigea sa route à travers la bande septentrionale de la douce région des vents alizés.
Cette navigation de Christophe Colomb qui, au moins, sauva à sa frêle Niña les tempêtes qui soufflent si souvent aux Bermudes dans le voisinage desquelles il aurait passé en traversant immédiatement le tropique pour aller chercher les brises variables, et qui lui épargna également les mauvais temps et les brouillards si communs entre le méridien de Terre-Neuve et celui des Açores, cette navigation, disons-nous, en louvoyant dans les parages des vents alizés, ne fut même pas aussi longue qu'on pourrait le supposer; car, dès le 12 février, Colomb avait quitté ces parages pour se mettre sur le parallèle des Açores, et pour les reconnaître afin de pouvoir ensuite diriger sa route avec plus de certitude jusqu'à son arrivée en Espagne.
Il était donc alors dans l'Ouest et assez près des Açores; mais déjà les bruits qui circulaient à bord y faisaient supposer que les caravelles se trouvaient aux approches de Madère, et qu'on devait s'attendre à voir cette île à tout moment.
Garcia Fernandez fit part de ces suppositions au grand-amiral, et lui dit que, d'accord avec les calculateurs de la Pinta, Vincent Yanez Pinzon, Sancho Ruis, Alonzo Niño et Barthélemy Roldan qui se donnaient, à bord, comme très-certains de leur point, plaçaient, en ce moment, les deux navires à une très-petite distance de Madère; mais qu'il croyait qu'ils se flattaient et qu'ils parlaient plutôt selon leurs désirs que d'après leurs connaissances.
«Non, cher docteur, il n'en est pas ainsi, lui répondit Colomb; nous en sommes cent cinquante lieues plus loin qu'ils ne le supposent, et plût à Dieu qu'ils dissent vrai; car nous nous trouvons sur la route des Açores où soufflent quelquefois des vents très-violents, mais que je ne crois pas pouvoir me dispenser de chercher à reconnaître. À la grâce de Dieu donc, mon digne ami; toutefois je désire qu'Alonzo, Vincent, Ruis et tous les autres restent dans leur erreur jusqu'à ce que j'aie publié la carte de notre voyage: il n'y a pas, en effet, un seul de ces hommes qui ne se croie capable actuellement d'avoir commandé l'expédition; et, cependant, aucun d'eux ne pourrait retrouver sa route, quoique l'ayant parcourue en sens inverse comme nous l'avons fait depuis notre départ des Canaries jusqu'à notre arrivée à San-Salvador.»
Garcia Fernandez vit, par ce discours, qu'il fallait se garder de partager les espérances qu'entretenaient les marins de la Niña, et que le grand-amiral s'attendait à quelque rude épreuve avant d'atteindre la terre d'Espagne; il se garda cependant bien d'en rien faire connaître parmi l'équipage; et nous dirons bientôt jusqu'à quel point les prévisions du grand-amiral devaient se réaliser.
Peu de temps après l'entretien que nous venons de rapporter, le vent vint, en effet, à souffler avec violence du Sud-Ouest; et, pourtant, des éclairs d'une vivacité extrême parcouraient les nuages et l'horizon dans la direction du Nord-Est. Colomb se prépara comme pour une tempête, et il fit bien de prendre ses précautions, car elle éclata bientôt de la manière la plus intense. Pendant la nuit du 14, elle fut dans toute sa force; l'intrépide grand-amiral ne chercha pas à dissimuler à Garcia Fernandez toute l'étendue des craintes que lui faisaient concevoir le bouleversement des éléments d'un côté, et la fragilité des caravelles de l'autre; il n'en resta pas moins calme et ferme, comme un homme qui est familier avec le danger et qui sait tout ce qu'il faut faire pour le conjurer; pas une plainte ne lui échappa devant son ami, mais il était aisé de voir que sa grande âme était contristée par l'idée que la connaissance de ses découvertes pouvait en être perdue à jamais.
Quant au docteur Fernandez, il n'y avait pas d'âme mieux trempée que la sienne; mais comment, lors d'une première campagne, ne pas se laisser émouvoir au milieu de ces cataclysmes de la nature? Les hommes les plus froids voudraient en vain s'appuyer sur la force de leur esprit; leurs efforts sont insuffisants et il faut payer tribut aux circonstances. «Voici une bien mauvaise nuit,» dit-il à Colomb d'un air en apparence tranquille, comme cherchant à montrer plus d'indifférence qu'il n'en éprouvait réellement.
«Excellent ami, répondit Colomb avec dignité, si la Providence veut la perte des caravelles et la nôtre, il faut nous soumettre; cependant il me vient une idée pour nous survivre à nous-mêmes, et nous allons la mettre à exécution car l'homme ne doit pas s'abandonner! Si ses efforts physiques sont impuissants, sa pensée ne doit pas être inerte ni assoupie;» et, continuant, en montrant cet esprit de ressource qui lui était si familier, il ajouta: «Dans le tiroir de cette table, il y a un parchemin que nous allons partager en deux, et sur chacune des moitiés, chacun de nous écrira ce que je vais dicter.»
Ils tracèrent en effet sur ce parchemin le résumé succinct de toute la campagne; ils se firent apporter deux petits barils où ces écrits furent placés; l'ouverture en fut hermétiquement bouchée; et le grand-amiral montrant un air de satisfaction, comme si la moitié de lui-même était arrachée au trépas, il termina cette scène en disant: «Si nous périssons, ces barils surnageront: nous les jetterons à la mer au moment suprême, ou d'eux-mêmes ils y tomberont; plus tard, ils seront sans doute retrouvés par quelque navigateur, et l'on saura, avec la grâce de Dieu, que, si nous avons succombé sous la fureur des flots, ce n'aura pas été sans gloire et sans faire tout ce que le courage et la prudence humaine nous prescrivaient.»
Le reste de la nuit, il fut impossible d'avoir aucune voile dehors: la Niña fut obligée de fuir devant le temps et de courir vent arrière. La Pinta de son côté luttait avec habileté contre la tourmente, et elle répondit, pendant quelque temps, aux signaux de conserve que lui faisait le grand-amiral; toutefois, la lumière des fanaux qu'elle avait allumés disparut graduellement; et, quand le jour revint, la Niña se trouva encore un coup toute seule, mais, cette fois, au milieu des horreurs de l'ouragan qui était toujours déchaîné sur l'horizon.
Certes, le parti de fuir vent arrière devant le temps en gouvernant à mâts et à cordes, était très-périlleux sur un navire aussi petit; mais la Niña n'était pas pontée dans sa partie centrale, et en mettant à la cape, les lames qui venaient se briser avec fracas sur sa joue ainsi que sur son travers et dont une partie passait par-dessus son plat-bord, menaçaient d'emplir sa cale et de la faire sombrer. Pourtant un autre danger était à craindre pour un bâtiment d'une mâture si peu élevée en courant le vent en poupe; c'était que la caravelle n'eût la brise interceptée par la hauteur des lames et qu'elle ne fît pas assez de sillage pour soustraire son arrière à leur choc et à leur envahissement. Il paraît que notre illustre navigateur avait bien calculé ce qu'il y avait de mieux à faire, et, en effet, la Niña se comporta aussi bien que possible sous cette allure.
Le jour avait succédé à la nuit, mais la tempête n'avait pas diminué et l'on continua à fuir devant le temps: tout ce qu'il était humainement convenable de faire pour la sûreté du navire avait été prescrit et exécuté; il ne restait plus qu'à attendre quel serait le terme de cette cruelle situation. Les matelots, selon l'usage de l'époque, songèrent alors à se placer plus particulièrement sous la protection de la divine Providence, en faisant des vœux. Le grand-amiral goûta fort de ce projet qui rentrait si bien dans ses habitudes de piété, et il l'adopta de la meilleure volonté du monde. Plusieurs avis furent émis sur ce projet; celui qui prévalut fut que Colomb et tout son équipage, s'ils se retrouvaient en terre ferme, se rendraient en procession, pieds nus, sans autre vêtement que leur chemise, jusqu'à l'église la plus voisine où ils rendraient à la sainte vierge Marie de solennelles actions de grâces. La journée se passa à s'occuper de ces vœux; mais la Pinta ne reparut pas. Le grand-amiral témoigna la crainte qu'elle n'eût péri et il s'en affligea, surtout par la pensée que c'était un moyen de moins pour que les découvertes de l'expédition fussent connues.
Dans la partie de l'Océan qui avoisine le midi de l'Europe, pendant que le vent de Sud-Ouest souffle encore avec une grande violence, on voit, parfois tout à coup, les nuages se déchirer, le ciel reparaître, une fraîche brise de Nord-Ouest s'établir rapidement et tendre à coucher et à amoindrir la hauteur des vagues que le Sud-Ouest avait amoncelées; la tempête est alors finie, et les marins se prennent à respirer plus librement.
C'est ce que vit arriver la Niña le soir même que la résolution des vœux avait été arrêtée; l'équipage attribua, naturellement, ce changement inespéré à l'efficacité de ces vœux, et il n'en fut que plus ferme dans le dessein de les accomplir. La joie redoubla lorsque, le lendemain matin, on se trouva en vue de terre. Les pilotes crurent fermement être en vue de Madère; Colomb pensa au contraire être près de l'une des Açores, et il désigna même Sainte-Marie, qui est l'île le plus au midi de cet archipel.
Toutefois, la Niña était un peu affalée sous le vent, mais le grand-amiral lutta avec constance pour ne perdre l'île de vue que le moins possible et pour s'en approcher en louvoyant. La mer était encore assez grosse et la manœuvre difficile; mais la persévérance triompha et Christophe Colomb parvint à y mouiller après deux ou trois jours d'efforts: c'était effectivement l'île de Sainte-Marie.
Le grand-amiral pensa tout d'abord à l'accomplissement du vœu; cependant la nature du mouillage où il se trouvait ne permettait pas que l'équipage tout entier descendit à la fois. Il ordonna donc qu'on irait par moitié, et, comme il se crut fondé à se méfier des Portugais à qui l'île appartenait, il se réserva pour le second voyage. La première moitié se rendit, en arrivant, à une chapelle solitaire élevée presque sur le bord de la mer, précisément sous l'invocation et sous le patronage de la sainte Vierge; mais à peine ces marins pieux et reconnaissants avaient-ils commencé leurs prières, que le gouverneur, à la tête d'un fort détachement, entoura l'église et à leur sortie il les fit tous prisonniers. On a prétendu que, par cette indigne conduite, il avait voulu s'emparer de Christophe Colomb, en vertu d'ordres du roi de Portugal notifiés dans toutes ses possessions, de se saisir de sa personne dans la crainte du préjudice que ses découvertes pourraient porter au royaume.
Le gouverneur, qui croyait avoir réussi à s'assurer de la personne de Christophe Colomb, fut très-désappointé quand il apprit qu'il était resté à bord; il feignit, alors, de n'être venu que pour faire honneur et politesse aux marins espagnols, et il fit dire à Colomb qu'il l'attendait dans son hôtel; mais le grand-amiral ne fut pas la dupe de ce stratagème, et il refusa poliment, quoique avec fermeté, de s'y rendre. Alors le gouverneur, honteux d'être découvert dans sa mauvaise foi, ne mit pas de bornes à sa colère et il écrivit à Colomb qui lui répondit avec dignité mais en lui remontrant l'odieux de sa conduite, et en lui faisant connaître qu'il avait le brevet de grand-amiral d'Espagne et de vice-roi de toutes les terres qu'il avait découvertes.
Le gouverneur, qui comprit quelle responsabilité il assumerait en saisissant un homme devenu aussi puissant, et que la couronne d'Espagne s'empresserait de réclamer ou de venger, n'eut plus de parti à prendre que celui de se désavouer lui-même en alléguant qu'il avait douté que le commandant d'un si petit navire que la Niña fût investi de pouvoirs aussi étendus et de dignités aussi élevées, mais que, du moment que son esprit était éclairé, il était prêt à lui rendre tous les services qui dépendraient de lui; son premier soin, après cette déclaration, fut de renvoyer les marins qu'il avait retenus prisonniers, et, de qui, d'ailleurs, il avait appris les principaux détails du voyage du grand-amiral.
C'était tout ce que voulait Colomb, il lui suffisait que le succès de l'expédition fût connu dans une île relevant d'un souverain européen; il refusa donc l'offre du gouverneur, se contenta de lui faire remettre des lettres et dépêches pour l'Espagne et, le vent devenant favorable, il appareilla de cette île le 24 février 1493.
La Niña parcourut une centaine de lieues en bonne direction et par un temps qui semblait promettre un terme prompt au voyage; mais une nouvelle tempête se déclara, plus affreuse, peut-être, que la première. L'atmosphère était imprégnée d'un brouillard blanchâtre, semblable à une légère fumée; la brise rugissait, et la mer s'élevait avec tant de rage que l'on eût dit que les éléments s'étaient conjurés contre le retour du bâtiment, tant il était ballotté avec véhémence!
La nuit fut terrible à passer et l'aurore reparut; quels que soient les événements qui se produisent à la surface de notre globe, il n'en continue pas moins ses révolutions habituelles avec sa sublime grandeur, comme pour montrer la différence infinie qui existe entre les simples mortels et la puissance supérieure et éternelle qui règle ses mouvements.
«C'est le temps le plus affreux que j'aie jamais vu, dit Colomb à Fernandez qui l'interrogeait du regard, mais si nous parvenons, comme je l'espère, à passer la nuit prochaine sans accident et si nous revoyons le soleil nous rendre sa lumière, nous devons avoir tout espoir.»
«Quel temps! dites-vous, répondit le docteur, et pourtant comme vous paraissez calme!»
Le grand-amiral lui répondit:
«Ami, le marin qui ne peut pas commander à sa voix et à ses sens, même au moment le plus critique, celui-là, dis-je, a manqué sa vocation.»
Il s'attendrit cependant un moment en pensant à ses fils, car dans la précédente tempête il avait tout oublié pour s'absorber dans la crainte que le succès de son voyage restât à jamais ignoré; ou si la voix de la nature s'était réveillée en son cœur, il avait eu assez d'empire sur lui-même pour n'en faire rien connaître.
«Mes fils, mes chers fils: s'écria-t-il donc, c'est pour eux seuls que j'ai des inquiétudes: pardonnez, docteur, ce mouvement et cette exclamation irrésistibles, mais après tout je suis père, et vous ne sauriez me blâmer!»
Reprenant aussitôt son sang-froid accoutumé, il ajouta en raffermissant sa voix et sous l'inspiration de sa mâle piété: «Au fait, pourquoi ces inquiétudes, j'ai toute confiance en Dieu qui n'abandonne jamais les orphelins.»
Toutefois, au milieu de la nuit, l'air retentit du cri de terre! En toute autre circonstance ce cri aurait excité la joie la plus vive; en ce moment, il était un présage de malheur puisque ce ne pouvait être que la côte de Portugal; or, l'on sait qu'elle se prolonge en une ligne droite inflexible, allant du Nord au Sud; et que tous les points en sont d'un accès toujours difficile, surtout par un mauvais temps.
Il fallut, malgré le danger de la manœuvre, serrer le vent, au moins jusqu'au jour, pour mieux juger la position. Quoique la nuit fût sombre, comme l'obscurité diminuait par moments on pouvait voir cette terre de temps en temps; et comme, pendant la nuit, les distances paraissent plus rapprochées, elle semblait n'être qu'à un ou deux milles de la Niña. L'épouvante était dans l'équipage qui pensait qu'on ne pourrait distinguer l'entrée d'aucun port si même il s'en trouvait dans le voisinage, tant le temps était couvert et tant les objets devraient être diffus à l'œil, après même le lever du soleil! D'ailleurs, la mer était affreuse: le littoral du Portugal est, en effet, comme nous le faisions remarquer tout à l'heure, un des plus dangereux du monde, battu qu'il est, lors des vents du large, par des lames qui viennent s'y briser avec des ondulations qui, sans être affaiblies par la présence d'îles ou de promontoires, s'accroissent en s'avançant après avoir parcouru des centaines de lieues et sans obstacle aucun.
Le jour éclaira un bien triste spectacle: le soleil était totalement caché par d'épais nuages disposés en deux couches, la plus élevée ressemblant à une vaste coupole immobile et d'une couleur plombée, la plus voisine composée de masses distinctes et qui, par la rapidité de leur course, indiquaient quelle était l'extrême vitesse du vent. Une épaisse vapeur que soulevait la tempête, remplissait l'atmosphère et raccourcissait considérablement la portée de la vue: la pluie tombait parfois à torrents, et une nappe d'écume permanente s'étendait sur la surface de la mer.
La caravelle dérivait cependant toujours vers la côte qu'elle apercevait par son travers sous l'apparence d'une terre haute: aussi la consternation était à son comble, chacun pouvant, à part soi, faire le calcul du faible intervalle de temps qui s'écoulerait entre l'instant où l'on se trouvait, et celui où l'on serait broyé contre les roches qui servaient de base à cette même côte: tous avaient les yeux fixés de ce côté, tous frémissaient, et Colomb interrogeait la terre d'un regard encore plus vif qu'aucun autre; enfin un morne silence, signe d'un profond désespoir, régnait dans les âmes et tout espoir de salut semblait perdu pour tous, lorsque le grand-amiral, d'une voix véhémente, s'écria: «Je vois les rochers de Cintra; nous sommes sauvés!» il ordonna aussitôt de laisser arriver et de mettre le cap sur ces rochers.
«Eh quoi! lui dit le pilote Roldan, vous voudriez entrer dans le Tage sans le secours d'un pilote de la localité; quoi! lorsque le vent peut changer à toute minute, vous voulez courir à une perte certaine, et vous allez jeter la caravelle sur ces rochers que vous voyez et qui ne sont peut-être pas ceux de Cintra!
«Silence, répondit Colomb, et qu'on obéisse sans mot dire! Ai-je eu besoin des pilotes de la localité pour mouiller à San-Salvador, Juana, Hispaniola et tant d'autres îles? Ne craignez rien, j'ai bien reconnu ces rochers, je sais qu'on trouve un grand fond d'eau à leur pied, et il y a des cas où la manœuvre la plus hardie est aussi la plus sûre; dans un quart d'heure nous serions souventés, alors il serait trop tard; nous aurions à nous reprocher de n'avoir pas saisi le moment favorable, et, je le répète, foi de Colomb, nous sommes sauvés!»
À ces nobles paroles, l'équipage, un moment étonné et indécis, reprit toute sa confiance dans le chef dont tous connaissaient la science, la prudence, le talent, et la joie commença à briller dans des yeux qui naguère n'exprimaient que la douleur et l'abattement.
Lorsque la caravelle eut commencé à s'approcher de l'embouchure du Tage, les objets devinrent plus distincts, et tous ceux qui avaient précédemment été à Lisbonne ne purent plus douter de l'exactitude de l'assertion du grand-amiral.
Cependant Fernandez s'approcha de Colomb et lui demanda s'il n'était pas imprudent d'aller se livrer soi-même au roi Jean II, après les traitements iniques qu'il en avait reçus. «Non, lui répondit l'illustre navigateur; je n'étais alors qu'un Génois obscur et sollicitant; aujourd'hui, je suis grand-amiral, je suis vice-roi, je suis enfin ce Colomb qui a découvert des terres immenses, et le roi de Portugal ne voudra pas se déshonorer! D'ailleurs, ajouta-t-il, notre naufrage était inévitable; or, mieux vaudrait sans doute encore le courroux et l'inimitié de ce souverain!»
Bientôt la Niña fut si près de la terre, qu'on y distinguait les hommes accourus pour voir si ce bâtiment échapperait à sa ruine. Il y a dans l'existence des marins certains instants où la mort est tout près de la vie, et où la destruction et le salut se touchent comme par la main. On entendit, peu après, le bruit redoutable du ressac causé à terre par le choc formidable des flots en s'en approchant, s'y brisant et s'en retirant; l'on vit aussi à quelle énorme hauteur ils bondissaient en battant les rochers.
On fit observer à Colomb que la caravelle allait raser la terre d'une manière effrayante: «Attention à bien gouverner, répondit-il, obéissez exactement à mes moindres paroles, et, Dieu soit loué, nous sommes sauvés!»
Nul ne dit plus un mot: tous exécutèrent minutieusement les détails des manœuvres commandées par Colomb; la Niña marchait avec une vitesse qui semblait doublée par le voisinage de la terre; elle effleura les roches avec une précision admirable; elle entra ensuite en ligne droite dans le Tage; les marins bannirent alors toute crainte de leur cœur, et ils mouillèrent, le 4 mars, à trois heures du soir, en face de Rastello, près de l'embouchure du fleuve.
Ainsi, poussée par les vents en furie, assaillie par les lames menaçantes d'une mer déchaînée, mais commandée par le plus habile, et, tout à la fois, le plus audacieux des navigateurs, passa sous les rochers de Cintra la frêle Niña, portant dans ses flancs le grand Colomb, et les précieux échantillons des magnificences du Nouveau-Monde dont son génie lui avait révélé l'existence mystérieuse, et dont il venait de faire l'éclatante et pacifique conquête!
Les habitants accoururent à bord de divers points de la côte pour féliciter l'équipage de sa miraculeuse préservation; depuis le matin, ils n'étaient occupés qu'à observer ce malheureux bâtiment qui leur semblait voué à un naufrage certain, et ils n'avaient cessé de faire des prières pour son salut; les plus anciens d'entre eux disaient que jamais encore ils n'avaient été témoins d'une aussi rude tempête, et qu'ils avaient longtemps douté qu'avec un horizon aussi raccourci et se trouvant sans pilote de l'endroit, on eût pu discerner l'entrée du fleuve et tenter d'y pénétrer.
Dès son arrivée, Christophe Colomb expédia un courrier et des dépêches au roi et à la reine d'Espagne; il écrivit aussi au roi de Portugal, lui demandant respectueusement la permission d'aller mouiller à Lisbonne, afin d'y être plus en sûreté qu'à Rastello où il sut bientôt que les habitants pourraient bien attaquer sa caravelle qu'ils croyaient remplie d'or; il donna en même temps à Jean II un précis de son voyage, de la route qu'il avait suivie, des découvertes qu'il avait faites, et il eut grand soin de faire remarquer qu'il s'était constamment éloigné du chemin que prenaient les navires portugais d'exploration, afin de ne pas pouvoir être soupçonné d'avoir, en aucune manière, empiété sur leurs droits ou sur leurs prétentions légitimes.
Lisbonne ne fut remplie, après l'arrivée de la Niña, que de bruits et de nouvelles qui circulaient et volaient de bouche en bouche sur le miraculeux voyage de ce fragile navire qui revenait d'un pays inconnu et jusque-là nié par les hommes qui, dans la science, tenaient la place la plus éminente. On n'y parlait que des productions, que des richesses de ce pays, et surtout que des naturels que la caravelle avait rapportés. Le Tage était couvert de bateaux, de canots et d'embarcations qui ne faisaient qu'aller à bord visiter le bâtiment et revenir; parmi les visiteurs étaient des officiers de la couronne, des nobles, des cavaliers du plus haut rang. Tous étaient dans la joie et dans le ravissement en entendant le récit des détails des événements de l'expédition; ils admiraient avec une curiosité insatiable les plantes, les animaux et l'or rapportés par les marins; mais pendant que l'enthousiasme des uns n'avait pas de bornes, le mécontentement des autres ne tarissait pas sur les funestes effets des mauvais conseils qui avaient empêché le roi de se mettre en possession des terres découvertes avec tant de succès et de talent.
Le 8 mars, Christophe Colomb reçut un message de Jean II pour le féliciter sur son retour, ainsi que pour l'inviter à se rendre à la résidence royale de Valparaiso, située à neuf lieues de Lisbonne et où la cour se trouvait alors; Colomb fut en même temps informé que des ordres étaient donnés pour que lui-même et son bâtiment reçussent, sans frais, tous les objets et tous les secours qu'il lui plairait de demander. Le grand-amiral, afin d'éviter qu'on ne le soupçonnât capable de concevoir aucune méfiance, partit immédiatement.
À son approche de Valparaiso, il fut salué par les principaux personnages de la maison du roi qui l'attendaient pour lui présenter leurs respects et pour l'introduire aussitôt auprès de Sa Majesté. C'est avec ce cortége, et au milieu du cérémonial le plus recherché, qu'il entra chez le roi Jean. Le roi lui dit qu'il s'estimait heureux que le mauvais temps l'eût conduit à Lisbonne, puisqu'il se trouvait ainsi plus tôt informé de ses glorieuses découvertes; il le complimenta en termes très-obligeants sur la réussite de son entreprise, et après lui avoir dit qu'il serait charmé d'en connaître les principales circonstances de sa propre bouche, il lui ordonna de s'asseoir, ce qui était un honneur accordé seulement aux personnes du sang royal. Colomb répondit avec cette modestie distinguée qui lui était particulière, et le roi ne se lassait pas de l'écouter et de le questionner, mais plus spécialement sur les pays découverts et sur la route qu'il avait suivie tant en allant qu'à son retour. Christophe Colomb, qui avait pensé que ce serait là l'objet principal des questions de Jean II, avait apporté la carte de son voyage. Le roi fut sensiblement touché de cette attention délicate, et il retint l'illustre navigateur pendant quelque temps à la cour pour renouveler plusieurs fois un entretien qu'il trouvait si instructif. On ne peut douter, cependant, que Jean II n'eût plusieurs fois conçu la secrète et douloureuse pensée qu'un si beau projet lui avait été offert et qu'il l'avait refusé, comme aussi qu'il pouvait être à craindre que les découvertes dont il apprenait la nouvelle ne fussent préjudiciables aux avantages qu'il retirait des territoires désignés par la teneur de la bulle papale, laquelle garantissait à la couronne de Portugal la possession de toutes les terres placées dans l'Est du méridien du cap Non, et jusque dans l'Inde.
Il paraît même qu'il fit part de ces craintes à ses conseillers, parmi lesquels se trouvaient quelques-uns des hommes qui avaient ridiculisé et fait rejeter les propositions de Colomb. Il n'en fallut pas davantage pour donner l'essor à leur mauvais génie, car les cours sont ainsi faites qu'il s'y trouve toujours des flatteurs qui ne reculent devant rien pour se faire valoir, et qui ont le talent de colorer les plus détestables avis, d'un vernis de zèle, de patriotisme ou de dévouement, lequel manque rarement d'obtenir le résultat auquel ils tendent avec autant d'adresse que de mauvaise foi.
Une fois le champ ouvert à leur esprit de dénigrement, les uns prétendirent que la couleur, les cheveux et la structure des étrangers venus à bord de la Niña, s'accordaient parfaitement avec la description donnée de ceux des habitants de l'Inde qui étaient indiqués dans la bulle du pape; d'autres soutinrent qu'il y avait très-peu de distance entre les Açores et les terres vues par Colomb; qu'ainsi, les unes et les autres devaient appartenir au Portugal. Il y en eut qui cherchèrent artificieusement à exciter le ressentiment du roi, en prétendant que le grand-amiral, vain de ses nouveaux titres, avait eu un ton ironique en lui parlant, et cela pour se venger d'avoir vu ses propositions précédemment rejetées par la cour de Portugal.
Le roi Jean prêta peu l'oreille à ces opinions; mais un avis fut ouvert pour conseiller d'expédier immédiatement une force navale sous la direction d'un Portugais qui se trouvait embarqué sur la Niña, et qui s'emparerait des terres explorées par Colomb; il serait ensuite resté à vider la question avec l'Espagne par la voie des armes; cet avis, dans lequel le courage voilait assez adroitement la perfidie, fixa un moment l'attention du souverain; toutefois, il s'en offrit un dernier qui consistait à piquer le grand-amiral dans son orgueil, à le provoquer ensuite, enfin à se débarrasser de lui d'une manière ou d'autre à la suite d'une rixe et par la voie des armes; mais cette lâche proposition réveilla la magnanimité du roi qui s'écria alors avec indignation:
«Assez de mauvais conseils! Je n'en ai que trop écouté dans toute cette affaire, et plût à Dieu que je ne m'en fusse jamais rapporté qu'à mes inspirations. Ce marin que j'ai reçu dans ma cour est un homme que son mérite individuel a élevé si haut, qu'il ne sera peut-être jamais donné à personne de le surpasser; il est un des grands officiers de la couronne d'Espagne, il est vice-roi, il est venu dans mon royaume par l'effet d'une horrible tempête qui a menacé de l'engloutir; je lui dois honneur, aide, protection, et il les obtiendra de moi. Que chacun donc le respecte, car il y a droit, et je l'ordonne ainsi.»
Le roi lui offrit alors une escorte et une suite d'honneur, en l'engageant à traverser le Portugal pour se rendre en Espagne, et en s'offrant à subvenir à tous les frais du voyage. Colomb lui répondit:
«Sire, je suis confus de tant de bontés, mais je suis lié corps et âme aux matelots qui sont sous mes ordres; ils sont partis avec moi de Palos, et je dois les ramener à Palos; j'aime encore mieux me rembarquer sur ma petite, mais bien chère Niña, que de voyager avec un train princier dont je supporterais péniblement les douceurs et l'éclat, en songeant que mes braves compagnons de mer auraient peut-être encore à lutter contre le mauvais temps et regretteraient mon absence; merci mille fois, sire, merci! Mais permettez-moi de terminer mon voyage en compagnie des hommes dévoués avec qui je l'ai commencé.»
Jean II ne put qu'applaudir à des sentiments si beaux, si désintéressés; il n'insista pas, mais il eut la bienveillance de demander que Colomb se rendît au monastère de Saint-Antoine-de-Villefranche où résidait Sa Majesté la reine, qui serait, sans doute, très-satisfaite de le voir et de l'entendre. Colomb répondit qu'il considérait cette invitation comme une faveur insigne, et il alla à Villefranche où la reine et les dames de sa cour l'accueillirent avec les égards les plus recherchés, et l'écoutèrent avec l'intérêt le plus vif.
Après cette dernière visite, le grand-amiral se transporta à bord, quitta le Tage le 13 mars et arriva le 15 à Palos, après une absence d'environ sept mois et demi employés à accomplir la plus mémorable entreprise que les annales du monde puissent rapporter, et pendant lesquels on a vu quelle série incessante d'événements, soit heureux, soit malheureux, se trouvent pressés avec la plus étonnante fécondité.
Deux autres voyages exécutés par de grands marins étonnèrent aussi le monde peu après la même époque, et sont encore aujourd'hui, ainsi que celui de Colomb, l'objet de l'admiration universelle. Ce sont celui de Vasco de Gama qui découvrit la côte orientale de l'Afrique et conduisit ses heureux vaisseaux jusqu'à la côte du Malabar; et celui qui fut entrepris par Magellan, pour faire le tour du monde et achever de résoudre le grand problème de la sphéricité de la terre contestée encore jusque-là par quelques esprits. Colomb accomplit le sien, qui tient, de beaucoup, le premier rang, en 1492; Vasco de Gama aborda aux rivages de l'Inde en 1498, et ce fut en 1520 que Magellan partit pour sa circonnavigation. Rien, sous ce rapport, ne peut être comparé à ces trois expéditions, et les noms de ces trois hommes vivront entourés d'honneurs et de respects, jusqu'à la dernière postérité!
Le retour de la Niña à Palos fut un événement qui y causa la plus profonde et la plus naturelle impression, car toutes les familles étaient plus ou moins intéressées au sort de ce bâtiment, comme y ayant quelque près parent ou quelque ami dont la mort avait été plus d'une fois pleurée, en ajoutant, au triste sort que l'on croyait avoir été réservé à l'équipage, les horreurs les plus lamentables que l'imagination pouvait suggérer.
Aussi, quand la Niña fut reconnue, et qu'on la vit serrer ses voiles après avoir mouillé dans le port, des transports de joie inexprimables éclatèrent de toutes parts, les cloches sonnèrent à toute volée, les affaires furent suspendues, les boutiques, les magasins se fermèrent, les maisons furent tendues de tapisseries, on joncha les rues de fleurs, et la population tout entière se porta sur le rivage pour assister à l'arrivée du grand-amiral, que l'on reconnut bientôt dans son canot se dirigeant vers le débarcadère.
À l'instant où Colomb allait mettre pied à terre, un homme très-ému se montra, perçant la foule, et paraissant en proie à l'agitation la plus vive; un silence religieux régnait dans cette masse compacte qui attendait le débarquement du grand-amiral pour faire résonner dans l'air les acclamations par lesquelles on voulait le saluer. Colomb sort de son canot, fait signe de la main comme pour demander que les acclamations soient retardées, marche à pas précipités vers cet homme en qui il avait reconnu Jean Perez de Marchena, supérieur du couvent de la Rabida, se hâtant de son coté pour s'approcher de lui; et, quand ils sont tous les deux sur le point de se joindre, Colomb l'enserre dans l'ampleur majestueuse de ses bras, et lui dit, en le pressant sur son sein: «Mon père, vous avez prié Dieu pour moi, et me voici!
«Oui, mon fils, répondit le supérieur Jean Perez, j'ai prié le jour, j'ai prié la nuit, et toujours du fond du cœur!
«Eh bien, mon père, allons actuellement prier ensemble et rendre à Dieu toutes les actions de grâces que nous lui devons.»
Les deux amis, après s'être tenus quelque temps embrassés, se prirent par la main et se dirigèrent vers le village; ce fut alors que la foule, dont l'enthousiasme s'était encore accru à la vue de la scène que nous venons de décrire, poussa des cris qui tenaient du délire, rendit à Colomb des honneurs comme à peine on en rendrait à un souverain, et qui contrastaient singulièrement avec les clameurs, avec l'exécration qui, quelques mois auparavant, l'avaient accompagné jusques en pleine mer. Monica, elle-même, la femme de ce matelot de la Santa-Maria qui s'était tant fait remarquer par son exaspération, se livrait à des mouvements de joie inouïs, et montrait, dans un seul individu, l'exemple du changement total que l'opinion publique avait subi.
Mais, dans cette chaleureuse réception, il n'y eut certainement rien de plus touchant que l'entrevue de Colomb et de Jean Perez. Que l'on cherche, en effet, dans les annales de l'histoire, que l'on parcoure les récits des poëtes, des romanciers qui ont le plus parlé au cœur de leurs lecteurs; et nulle part, dans aucun livre, dans aucune représentation théâtrale, on ne trouvera rien de plus simple, rien de plus attendrissant que le dialogue qui eut lieu entre l'homme qui venait de s'élever au premier rang entre tous, et celui en qui se réunissaient, au suprême degré, rattachement sincère de l'ami et la sublimité de l'âme du véritable chrétien!
Christophe Colomb, marchant en tête et de front avec le vénérable Jean Perez, prit le chemin de l'église paroissiale de Saint-Georges où la foule se pressa sur leurs pas. Le service divin fut célébré dans le plus grand recueillement; mais, à sa sortie, les acclamations les plus frénétiques recommencèrent jusqu'à ce qu'enfin le grand-amiral, arrivant à la porte du couvent de la Rabida où il allait jouir de l'hospitalité que son ami lui avait offerte, se retourna vers la foule, remercia de la réception si flatteuse qu'on venait de lui faire, parla aux hommes les plus éminents du village qu'il put distinguer et alla se reposer, entouré des soins de ses hôtes, dans ce même asile où quelques années auparavant, tenant son fils par la main et épuisé de fatigue, il était venu demander un peu d'eau et de pain pour ne pas succomber sous le poids de la fatigue qui les accablait l'un et l'autre.
Colomb apprit bientôt que les souverains espagnols avaient passé l'hiver à Barcelone où, le 7 décembre, une tentative d'assassinat avait été dirigée contre le roi, à cause, probablement, de la persécution qu'il exerçait contre les Juifs depuis l'expulsion des Maures. L'assassin lui avait fait au cou une blessure profonde, quoique non mortelle; et tout le temps que la vie de Ferdinand avait pu être en danger, Isabelle avait veillé à son chevet avec la sollicitude d'une épouse tendre et dévouée.
La cour était encore à Barcelone lors de l'arrivée de la Niña; la première idée du grand-amiral fut de s'y rendre par mer avec sa caravelle; c'était une pensée de vrai marin; mais ce navire avait besoin de réparations qui auraient occasionné un trop grand retard et il fallut renoncer à ce projet; Colomb se contenta donc d'écrire aux souverains espagnols afin de les informer qu'il était arrivé à Palos après avoir réussi dans son voyage dont il donna les détails, et qu'il allait attendre les ordres du roi et de la reine à Séville où il se rendit effectivement, après avoir pris affectueusement congé du digne et vénérable supérieur et des autres ecclésiastiques du couvent de Sainte-Marie-de-la-Rabida.
Le soir même de l'arrivée de la Niña à Palos, avait eu également lieu celle de la Pinta. Il paraît hors de doute que, puisque le premier de ces navires s'était maintenu dans la latitude des îles Açores, le second, dont les qualités nautiques étaient de beaucoup supérieures et qui était ponté, aurait pu s'y conserver également, et ne pas perdre de vue le bâtiment-amiral qui lui en avait donné l'ordre par écrit: d'ailleurs la situation était critique; la Niña était très-exposée dans un pareil coup de vent, le chef de l'expédition était à bord, Vincent Yanez, frère d'Alonzo, y était aussi; et puisque, n'étant retenu ni par un sentiment du devoir, ni par humanité, Alonzo Pinzon voulut profiter de l'obscurité de la nuit pour faire vent arrière et s'éloigner, on peut conjecturer, quoiqu'à regret, qu'un motif d'ambition fut la cause de cette manœuvre inqualifiable, et que, calculant sur la perte plus que probable de la Niña, il lui parut fort avantageux d'arriver seul en Espagne, et fort utile de s'attribuer les honneurs du résultat du voyage.
La route que fit Alonzo l'entraîna jusque dans le golfe de Gascogne où il atteignit le port de Bayonne. Dans la crainte supposée que Colomb n'eût péri dans la tempête, il écrivit, de là, aux souverains espagnols, leur rendit compte des découvertes effectuées, et demanda la permission d'aller à la cour pour en donner les explications détaillées.
Dès que le vent fut devenu favorable, il appareilla de Bayonne et il partit pour Palos où il se flattait d'être l'objet d'une brillante réception; mais hélas! il n'y arriva que pour voir la Niña paisiblement mouillée dans le port et que pour entendre les cris de joie de la population en l'honneur de Colomb. Confus, désespéré, il resta à bord, refusa d'y recevoir qui que ce fût; et, quand la nuit fut close, il débarqua et alla se cacher dans la maison d'un ami jusqu'après le départ du grand-amiral, qui probablement ne quitta si promptement le couvent de la Rabida pour se rendre à Séville, que pour ne pas avoir à sévir contre un homme à qui il avait de si grandes obligations; en effet, le grand-amiral, pendant le peu de temps qu'il séjourna à Palos, eut l'extrême délicatesse de ne prononcer ouvertement une seule fois, ni le nom de la Pinta, ni celui de son commandant, et d'agir comme s'il ignorait que ce bâtiment fût amarré dans le port.
La lettre que Pinzon reçut de la cour en réponse à sa dépêche de Bayonne fut portée par le même courrier qui était chargé de celle que les souverains adressèrent à Séville pour Colomb. Dans celle-ci, le roi et la reine se montrèrent aussi étonnés qu'éblouis de l'acquisition nouvelle autant que prompte et facile d'une augmentation si considérable de territoire et de richesse. Colomb y était qualifié de ses titres de vice-roi, de grand-amiral; les plus magnifiques récompenses lui étaient promises, et il y trouva l'ordre de partir pour la cour sans délai, ainsi que l'annonce d'une seconde expédition placée sous son commandement.
Quant à Alonzo Pinzon, ce furent de durs reproches qu'il lut dans sa dépêche, et il lui était sèchement interdit de paraître devant Leurs Majestés. L'humiliation qu'il en éprouva fut si aiguë qu'il tomba malade, et que peu de jours après il mourut en proie au chagrin et au repentir, comme pour servir d'exemple aux ambitieux qui trahissent leurs devoirs.
Les fautes d'Alonzo furent certainement capitales et nous n'avons pas cherché à les atténuer; disons pourtant à sa louange qu'il avait été l'un des premiers promoteurs de l'entreprise, qu'il s'y était engagé de sa fortune et associé de sa personne lorsque, partout encore, on la regardait comme une chimérique monstruosité. Disons encore qu'il ne se laissa pas intimider par les menaces de son équipage quand les matelots voulaient contraindre les capitaines à abandonner le voyage pour retourner à Palos; et que, toujours, il se conduisit, sinon avec la franche loyauté, au moins avec l'habileté nautique d'un marin. Ce sont des titres incontestables qui auraient pu faire employer moins de sévérité envers lui, car s'il est juste de punir les coupables, on doit, sans contredit, quelques adoucissements à ceux qui, avant leur faute, ont rendu des services signalés à la société. Au surplus, la postérité a été plus indulgente, le nom de Pinzon n'est pas cité par elle sans honneur; et si la marine espagnole a le soin de compter toujours dans sa flotte un bâtiment du nom de Colomb pour le mettre en relief, elle ne néglige pas de donner celui de Pinzon à un autre navire de rang inférieur.
La lettre que Christophe Colomb avait écrite de Palos, bien que destinée pour les deux souverains, était particulièrement adressée à la reine de qui le grand-amiral relevait plus directement comme protectrice de l'expédition et en sa qualité de reine de Castille; elle arriva un peu avant celle qu'Alonzo avait écrite de Bayonne, et même avant le courrier que Colomb avait expédié du Portugal: les circonstances de la lecture de ce message méritent d'être rapportées.
Isabelle, délivrée récemment de ses alarmes d'épouse au sujet de la tentative faite sur la personne de Ferdinand, était rentrée dans le cours paisible de ses devoirs et de ses actes de bienfaisance; elle venait d'éprouver les soucis qui s'attachent à la grandeur et, aspirant par-dessus tout au repos domestique, elle vivait plus que jamais au milieu de ses enfants et de ses confidents.
Un soir, après une petite réception qu'il y avait eu à la cour, la reine, heureuse d'être quitte du cérémonial usité en pareil cas, était rentrée dans ses appartements pour y jouir de la conversation de ceux qu'elle affectionnait. Outre le roi et quelques membres de la famille royale ou autres personnages attachés à Sa Majesté, il y avait, auprès d'elle l'archevêque de Grenade, Louis de Saint-Angel et Alonzo de Quintanilla, ces deux amis si dévoués de Colomb, mais qui n'osaient plus prononcer son nom devant la reine, parce que craignant qu'il ne lui fût arrivé quelque désastre, elle ressentait une peine extrême à entendre parler de lui. Toute affaire était finie, et Isabelle rendait le cercle agréable par la condescendance de la princesse qu'elle savait si bien allier à l'aménité d'une femme d'esprit.
Ce fut pendant ces moments où chacun se laissait aller au charme qu'Isabelle faisait régner autour d'elle, qu'une lettre lui fut apportée; c'était celle de Colomb! Elle était longue comme, en général, toutes celles qu'il écrivait, et la reine voulait en remettre la lecture au lendemain lorsqu'en tournant machinalement le feuillet, elle aperçut la signature de Colomb. Les assistants remarquèrent aussitôt une émotion extrême se peindre sur ses traits, et ils virent son attention complètement absorbée pendant qu'elle parcourait cet écrit: bientôt l'image d'un vrai plaisir éclata sur son auguste visage; ensuite les marques de la surprise animèrent sa physionomie; enfin, s'abandonnant à une sorte de sainte extase, elle se leva en tendant la lettre au roi qui ne savait que penser de cette scène muette, et en s'écriant: «Non pas à nous, mon Dieu, mais à vous seul appartient tout l'honneur de cette miraculeuse découverte, et grâces vous soient rendues!»
Le roi lut la lettre avec empressement et il perdit, un instant, l'air froid, glacial, calculé qui lui était naturel. De sa vie, il n'avait paru si ému; ce fut d'abord l'étonnement qu'il témoigna, puis le désir et l'ambition, pour ne pas dire la cupidité, enfin une joie sans bornes, comme il n'en avait jusque-là manifesté, ni ressenti.
Isabelle n'avait plus rien ajouté, voulant laisser à son royal époux le plaisir de divulguer le grand événement; Ferdinand le fit en ces termes:
«Brave Saint-Angel, fidèle et honnête Quintanilla, voici de magnifiques nouvelles de votre ami Colomb qui vont singulièrement vous réjouir; il a parfaitement réussi dans son entreprise: quant au saint prélat, ajouta-t-il en regardant l'archevêque de Grenade, quoiqu'il n'ait pas été un partisan bien zélé de l'illustre navigateur, il apprendra cependant avec bonheur, et dans les intérêts de l'Église, que Colomb a découvert des contrées d'une étendue, d'une richesse au delà de toute croyance, enfin qu'il a augmenté nos États et agrandi notre puissance de la manière la plus considérable.»
La satisfaction la plus complète illumina aussitôt toutes les figures; il ne fut plus question que de ces découvertes dont le bruit se répandit bientôt dans Barcelone, et l'on ne s'occupa plus que des préparatifs à faire pour bien accueillir le grand-amiral, qui fut aussitôt mandé à la cour.
Christophe Colomb, pendant le cours de sa vie, a pris peu de part à ce qu'on est convenu d'appeler les plaisirs de ce monde: pour lui, les travaux étaient ininterrompus, les fatigues presque incessantes, et le temps lui manqua presque toujours, pour se livrer à d'agréables délassements. C'est qu'aussi, après avoir eu la gloire de réussir dans son voyage de découvertes, après avoir été inondé du bonheur de contempler cette terre de Guanahani qu'il rêvait depuis vingt ans, il devait falloir de bien vives impressions pour toucher sa grande âme! L'époque de son retour dut, cependant, les lui faire ressentir, ces bien vives impressions: tout se réunit en cette occasion, pour flatter à la fois son amour-propre et son esprit, et nous ne savons de quels termes nous servir pour peindre les transports de reconnaissance et d'exaltation que tout un peuple en délire, fit alors éclater; mais dans les scènes qui vont se dérouler, il n'en est aucune, peut-être, qui lui fit goûter des moments plus heureux que les embrassements de Jean Perez de Marchena, et que l'espace de temps, quoique si court, que dans l'accomplissement de ses espérances et dans la jouissance de sa gloire, il passa à se reposer au modeste couvent de la Rabida!
La gloire, en effet, n'était pas tout pour Colomb; il lui fallait aussi les chaudes émotions du cœur; et si le cœur et l'honneur, sont inséparables de toute vraie grandeur, si la droiture, si un caractère toujours honorable, si la noblesse d'attitude, si la fermeté du maintien en sont les signes caractéristiques, nul ne peut contester que Colomb, qui eut d'ailleurs le génie, le talent, qui d'une condition infime sut s'élever par lui-même et parvint à se placer sur le plus magnifique théâtre, soit un homme complet, un homme véritablement grand entre tous!
À Séville comme à Palos, sur la route de Barcelone comme à Séville, Christophe Colomb fut fêté comme, peut-être, il n'en a jamais existé d'exemples pour aucun potentat, pour aucun conquérant: les maisons affluaient de personnes qui se portaient en foule aux portes, aux croisées, aux balcons et même sur les toits pour le voir passer; les grands chemins étaient bordés de curieux accourus de points éloignés pour jouir un moment de sa présence; l'Espagne s'était revêtue de ses habits de fête, et tout ce que l'enthousiasme pouvait imaginer, était partout mis en usage pour mieux témoigner la joie que l'on éprouvait à voir celui qui rapportait à l'Espagne et à l'Ancien Monde une conquête comme nul n'en avait encore fait, comme nul, après lui, ne pouvait espérer d'en faire d'aussi belle et d'aussi prodigieuse!
Le jour de l'arrivée à Barcelone, cette ville était remplie de l'agitation la plus tumultueuse; on y était accouru de tout le voisinage, si ce n'est pour voir et pour entendre Colomb, tous ne pouvaient l'espérer, au moins pour savoir plus tôt ce qui transpirerait sur son compte: toutefois, la reine ne fut pas oubliée dans l'ivresse générale; son nom était répété aussi souvent que celui de l'illustre navigateur et l'on aimait à se dire qu'elle avait été l'âme de l'entreprise; jamais souveraine ne fut plus dignement récompensée qu'elle, par la reconnaissance de ce public qui avait la conscience de la part qu'elle avait prise à ce voyage, et qui la félicitait sincèrement, par ses acclamations, des résultats qui couronnaient et son zèle et ses vœux.
Ce fut au milieu du mois d'avril que Colomb fit son entrée à Barcelone; la beauté, la sérénité de la journée contribuèrent beaucoup, de leur côté, adonner de la splendeur à la cérémonie qui avait été préparée, et dont chaque Espagnol était jaloux d'être spectateur ou acteur, tant la gloire du grand-amiral allait au cœur de tous, et tant son nom remplissait toutes les bouches! De jeunes cavaliers qui s'étaient joints à une députation de la cour et de la ville allèrent à sa rencontre, le complimentèrent et l'escortèrent suivis d'une foule innombrable; les Indiens amenés par Colomb, peints selon l'usage de leur pays et couverts de parures et d'ornements en or, marchaient en tête; venaient ensuite les perroquets ou autres oiseaux vivants ou empaillés, les plantes que l'on était parvenu à conserver, les couronnes, les bijoux, les parures, les armes, en un mot toutes les curiosités recueillies par l'expédition et portées par des marins de la Niña; enfin paraissait le héros de la fête revêtu de son brillant costume de vice-roi, et monté sur un magnifique cheval. Il y avait vraiment quelque chose de sublime dans ce triomphe pourtant si pacifique, où la solennité n'excluait pas la joie publique; et l'aspect vénérable de celui à qui tant d'hommages étaient adressés, semblait être en harmonie parfaite avec la grandeur et la dignité de l'événement.
Tous les regards se concentraient sur cet homme que l'on disait n'avoir pu être inspiré que par Dieu lui-même; on admirait la beauté de ses traits, la majesté réfléchie de sa physionomie, la vigueur de la jeunesse qui perçait dans ses yeux et qui démentait ses épais cheveux blancs; on voulait lui rendre en honneurs l'équivalent de ce qu'il apportait en conquêtes; et selon les relations de l'époque, on croyait voir en lui une de ces figures des héros de la Bible, sous les pas de qui le peuple se plaisait à jeter les palmes de l'admiration.
«Enfin, tous sentaient en lui, ajoutent ces relations, le plus favorisé et le plus grand des hommes!»
Pour ne rien dérober aux regards avides de la population, les souverains avaient fait élever en plein air un trône splendide sur une estrade très-élevée: une tente de la plus grande richesse abritait ce trône où étaient assis Ferdinand et Isabelle qui avaient à côté d'eux leur fils Don Juan, héritier présomptif de la couronne, et qui étaient entourés de la cour et des principales notabilités. L'approche de Colomb et son abord auprès des souverains, sa mine imposante, la dignité de son regard, tout a été décrit dans les relations du temps comme donnant en lui une exacte idée du plus noble des sénateurs de l'ancienne Rome. Les souverains eux-mêmes, frappés comme d'une sorte de respect, se levèrent spontanément pour l'accueillir. Alors, et suivant l'étiquette de la cour, Colomb voulut se mettre à genoux pour leur adresser la parole, mais ils l'en empêchèrent de la manière la plus gracieuse, et ils lui ordonnèrent de s'asseoir sur un siége préparé pour lui, ce qui était un honneur qui n'était même pas toujours accordé aux princes du sang.
Sur l'invitation du roi, Colomb fit, avec un ton parfait de convenance et, cependant, avec l'éloquence poétique qui découlait habituellement de ses lèvres, le récit des parties les plus saillantes de son voyage; il présenta les Indiens à Leurs Majestés, montra les productions, les objets et les curiosités qu'il avait rapportés, et finit en donnant l'assurance que ce n'étaient que de faibles marques des découvertes qui restaient à faire, et qui ajouteraient aux possessions espagnoles d'opulents royaumes dont les sujets ne manqueraient pas d'être prochainement des prosélytes de la vraie foi.
À peine Colomb eut-il fini, que le roi et la reine, imités par tous les assistants, s'agenouillèrent, levèrent leurs mains vers le ciel, et, les yeux remplis de pieuses larmes, rendirent des actions de grâces à Dieu. Le plus grand silence régnait dans toute la masse compacte des spectateurs: ce fut au milieu de cette extase muette, que le Te Deum fut entonné par les musiciens de la chapelle du roi et harmonieusement accompagné par des instruments mélodieux qui semblaient porter vers les cieux la reconnaissance, les pensées et les sentiments des auditeurs dont les voix se mêlèrent bientôt à ce religieux concert. C'est de cette manière vraiment digne, que la cour d'Espagne fêta et vit fêter ce beau jour, offrant un tribut de louange à Dieu, et le glorifiant pour la découverte d'un monde aussi nouveau que peu soupçonné.
Telle fut la fin de ce grand épisode de l'histoire du monde auquel aucun autre ne peut être comparé. L'Europe apprit ce prodigieux événement avec une admiration sans bornes; on crut, à la vérité, que les terres découvertes étaient dans le voisinage de l'Inde, mais on ne leur en donna pas moins le nom générique de Nouveau Monde, par anticipation de celles que l'on supposait, instinctivement, devoir être trouvées plus tard dans leur voisinage. D'ailleurs, le résultat déjà obtenu prouvait la sphéricité du globe par une démonstration physique, et par là, le débat contesté qui s'était élevé à cette occasion, devait se trouver terminé. Les détails du voyage, la fertilité des terres, la douceur du climat, les richesses en or, en pierres précieuses, en plantes ou denrées de grande valeur qui croissaient en ces pays et qui y devaient faire la base du commerce le plus étendu, les indigènes qui avaient été ramenés, les curiosités que le vice-roi avait rapportées, furent l'intarissable sujet de tous les entretiens.
Les Espagnols qui avaient fait pendant de longues années des efforts désespérés pour chasser les Maures du sol national, trouvèrent eux-mêmes ce triomphe si chèrement acheté, fort au-dessous de la conquête nouvelle qui leur arrivait par le génie, par les travaux d'un seul homme n'ayant disposé que de faibles moyens d'exécution; et ils étaient comme éblouis par l'auréole de gloire qui rayonnait autour du navigateur à qui ils devaient cette conquête.
Enfin, les hommes ambitieux de fortune ne rêvèrent plus que des monceaux d'or, et les négociants, que des expéditions lucratives; les politiques calculèrent l'accroissement de la puissance espagnole; les savants, tout en comptant sur des sources futures de connaissance, se réjouirent du triomphe de l'esprit sur l'ignorance et sur les préjugés; les ennemis de l'Espagne, n'osant même pas montrer leur jalousie, furent stupéfaits; enfin, les hommes pieux et la généralité des ecclésiastiques qui avaient le plus dénoncé la folie des plans ou des théories de Colomb, abjurèrent soudainement leurs erreurs sur la forme de notre planète ainsi que sur les limites de l'Atlantique dans l'Occident, et ne pensèrent plus qu'à s'applaudir du vaste développement qu'allait recevoir la propagation de l'Évangile.
Aussitôt après la cérémonie de la réception faite à Colomb par les souverains de la monarchie, son fils Diego lui fut amené; il eut le doux plaisir de le serrer contre son cœur paternel, et bientôt il embrassa aussi son second fils Fernand, qu'on se hâta de faire venir de Cordoue à Barcelone.
Pendant le temps du séjour de Christophe Colomb à Barcelone, les souverains ne négligèrent aucune occasion de lui accorder les marques de la considération la plus distinguée; il était admis en présence de Leurs Majestés toutes les fois qu'il se présentait; le roi se plaisait à faire des promenades à cheval, en le faisant placer à l'un de ses côtés pendant que son fils était à l'autre; la reine prenait un plaisir indicible à lui parler de ses voyages; et, pour perpétuer dans sa famille le souvenir de son expédition, il lui fut octroyé des armoiries particulières dans lesquelles, outre le château et le lion castillans, on remarquait un groupe d'îles et la devise suivante:
A CASTILLA Y A LEON,
NUEVO MUXDO DIO COLON!
qui se traduit ainsi
Aux royaumes de Castille et de Léon,
Un Nouveau Monde donna Colomb!
Les distinctions dont le grand-amiral était l'objet à la cour ne lui firent pas oublier son ancien projet de la délivrance du Saint-Sépulcre. L'esprit rempli de la perspective des richesses immenses qu'il devait acquérir, il dressa ses plans pour accomplir sa pieuse mission, et il destina des fonds pour entretenir pendant sept ans une armée de quarante mille fantassins et de quatre mille cavaliers devant former une nouvelle croisade. On voit, dans ce projet, combien cet homme était supérieur aux vues égoïstes ou intéressées, et comment il appréciait les dévouements héroïques qui, lors des premières croisades, avaient enflammé les guerriers les plus braves et les princes les plus illustres de la chrétienté.
On pense bien que les faveurs dont le comblaient Leurs Majestés espagnoles, si elles purent lui susciter des envieux et des ennemis, le firent aussi rechercher par les personnes du plus haut rang. Dans un grand dîner qui lui fut donné par le cardinal Mendoza, un gentilhomme nommé Juan d'Orbitello, et qui était du nombre des hommes que les louanges accordées à un autre fatiguent toujours, se permit quelques railleries sur ce qu'avait avancé un des assistants, que le voyage de Colomb aurait pour résultat certain d'arracher un grand nombre d'infidèles à la perdition éternelle. Le cardinal crut arrêter d'Orbitello, en disant gravement que nul ne pouvait être assez hardi pour limiter l'action du Ciel, et qu'il n'appartenait pas à l'homme de discuter les moyens qu'il lui plaisait d'employer, ou de douter de sa puissance pour en adopter ou en créer d'autres si cela entrait dans la divine sagesse! Mais le jeune seigneur insista, et tout en convenant qu'il n'était pas dans ses intentions d'élever des doutes sur les points soulevés par le saint cardinal, il s'adressa directement à Colomb et lui demanda s'il pensait sérieusement avoir été l'agent du Ciel en cette occasion.
«Oui, répondit Colomb, avec une gravité solennelle; dès le commencement, j'ai senti une impulsion que je n'ai pu qualifier que d'origine céleste. Depuis lors, un rayon qui me semblait divin a toujours illuminé mon intelligence, à tel point que j'ai toujours eu devant moi, et comme si ces objets existaient réellement, le terme de mes travaux et le succès de mon voyage. Aussi, ai-je été constamment inébranlable, et rien ne m'a fait fléchir dans mes convictions.»
«Vous pensez donc, seigneur grand-amiral, lui dit alors son interlocuteur, que l'Espagne n'aurait pas pu produire un autre homme aussi capable que vous de mener à bien cette entreprise?»
La hardiesse et la singularité de l'apostrophe étonnèrent la compagnie; aussi toutes les têtes se penchèrent-elles avec un redoublement d'attention pour entendre la réponse qui ne se fit pas attendre, et que le vice-roi fit en ces termes:
«Je le pense certainement si vous entendez parler de la conception de l'idée; car, dans les grandes découvertes, Dieu n'illumine jamais qu'un seul esprit à la fois!... Mais s'il s'agit de l'exécution matérielle, je suis d'accord avec vous; cependant vous m'accorderez que, dans l'exécution de mes plans, il y avait quelques difficultés qui, sans trop de vanité, exigeaient au moins une capacité peu commune, et pour prouver, par un exemple, que les choses que l'on croit les plus simples échappent parfois à la sagacité d'hommes très-supérieurs, si le saint cardinal Mendoza veut bien le permettre, je demanderai que quelques œufs soient apportés et mis sur cette table.»
Sur un signe du cardinal, les œufs furent apportés. Colomb en prit un entre ses doigts, il invita les assistants à en prendre un aussi comme lui, et il leur dit:
«Chacun de ces œufs peut se tenir droit sur une assiette, le gros bout en l'air, sans aucun appui étranger, et en utilisant les ressources que donne leur nature particulière; la chose est très-simple, chacun peut y réussir, mais encore faut-il connaître le moyen à employer!»
Plusieurs des invités essayèrent à y parvenir, mais en vain. Alors Colomb frappa légèrement le petit bout de l'œuf contre son assiette; le coup cassa la coque, en fit aplatir ou rentrer une partie en elle-même, et l'œuf se trouva sur une base qui suffit pour le maintenir droit, sans qu'il vacillât. Un murmure d'applaudissements suivit cette indulgente leçon, et d'Orbitello fut heureux de s'abriter derrière sa nullité, dont il aurait mieux fait de ne pas chercher à sortir.
Quoique la leçon fût indirectement donnée, elle n'en fut pas moins aussi sévère que fine et polie; nous nous permettrons, cependant, d'ajouter que Colomb aurait été en droit de dire à son grossier interlocuteur que le Portugal possédait les meilleurs marins de l'époque, que ses propres plans livrés par le perfide Cazadilla avaient, peu de temps auparavant, été confiés au capitaine d'un navire qui avait appareillé des îles du cap Vert, pour remplir la mission dont lui, Colomb, avait demandé à être chargé, et que cette mission était si peu facile, qu'après avoir vainement tenté de l'accomplir, ce même capitaine était revenu au port et qu'il n'avait trouvé rien de mieux à faire, en se rendant à Lisbonne, que de ridiculiser ses projets de découvertes, et de les qualifier de chimériques et d'insensés.
La cour d'Espagne, au milieu de ses réjouissances, ne négligea pas de chercher à s'assurer la propriété soit de ses nouvelles possessions, soit de celles sur lesquelles elle comptait à l'avenir. Pendant les croisades, une doctrine s'était établie dans la chrétienté d'après laquelle le pape, de sa suprême autorité sur les choses temporelles et agissant comme vicaire de Jésus-Christ, avait le droit de disposer, en faveur de qui bon lui semblait, de tous les pays peuplés par les infidèles que les souverains chrétiens soumettraient par leur puissance, à la charge par eux de s'attacher à en convertir les habitants à la vraie foi.
Alexandre VI, né à Valence, sujet de la couronne d'Aragon, avait été récemment élevé à la dignité papale. Ferdinand, qui connaissait le caractère privé peu honorable de ce pontife, espéra, en employant des moyens adroits, en obtenir les consentements qu'il désirait, et il lui envoya un ambassadeur à qui il traça soigneusement lui-même son plan de conduite.
Les négociations tournèrent effectivement selon les désirs du roi; mais comme il fallait ménager les prétendus droits acquis des Portugais qui étaient également garantis par une autre bulle, Alexandre, selon une décision prise le 2 mai 1493, investit les Espagnols des mêmes droits dans l'Occident que les Portugais possédaient dans l'Orient, et toujours sous la condition d'employer tous leurs moyens à la propagation de la religion catholique et romaine. Il restait à prévenir tout conflit et afin d'y parvenir, une ligne géographique fut tracée d'un pôle à l'autre à cent lieues dans l'Ouest des Açores; il pouvait, cependant, se présenter le cas où les deux puissances rivales se seraient rencontrées aux Antipodes et où chacune d'elles aurait voulu passer outre, mais alors personne n'y pensa et la question resta indécise sous ce rapport.
La diplomatie n'empêcha pas de s'occuper de la seconde expédition de Colomb. On commença par créer une administration particulière pour assurer la régularité et la promptitude de toutes les opérations d'outre-mer. Jean Rodrigue de Fonseca fut placé à la tête de cette administration; il était archidiacre à Séville; il fut successivement promu aux siéges épiscopaux de Badajos, Valence, Burgos, et, finalement, il fut nommé patriarche des Indes. Francisco Pinelo reçut le titre de trésorier, Jean de Soria celui de contrôleur. Leurs bureaux furent établis à Séville où ils devinrent le germe de la compagnie royale espagnole des Indes qui s'éleva par la suite à une très-haute importance. Un des principaux règlements de l'administration proposée par Fonseca fut que nul ne pourrait s'embarquer pour le Nouveau Monde sans une permission expresse des souverains, de Colomb ou de lui-même Fonseca; mais, il y introduisit plusieurs dispositions qui témoignaient hautement de son esprit despotique et arbitraire.
Comme le grand objet apparent était la conversion des peuplades païennes avec lesquelles on allait se trouver en contact, on désigna douze ecclésiastiques, à la tête desquels se trouvait un moine bénédictin nommé Bernard Buyl ou Boyle, né en Catalogne, très-renommé pour sa piété, homme de talent, mais politique subtil et d'un caractère passionné pour les intrigues; ce fut le pape qui le nomma et qui le qualifia du titre de son vicaire apostolique dans le Nouveau Monde. La reine Isabelle témoigna un grand intérêt en faveur de ces religieux; elle recommanda elle-même au grand-amiral, d'abord de les traiter avec beaucoup de bienveillance, ensuite de punir sévèrement quiconque pourrait se permettre de leur manquer d'égards ou de respect. Les Indiens que Colomb avait amenés furent baptisés avec une solennité toute particulière; le roi, la reine, le prince Juan y officièrent comme parrains ou marraine, et les baptêmes de ces Indiens furent considérés comme un premier hommage rendu à Dieu, en reconnaissance de la découverte de leur pays.
On a prétendu que Jean II, roi de Portugal, avait cherché à entraver cette seconde expédition et à en faire une lui-même, mais que la politique de Ferdinand avait eu le dessus en cette occasion, et qu'il était parvenu à faire annuler les préparatifs de son rival. Les prétentions réciproques de ces deux souverains sur la délimitation de leurs possessions, se ranimèrent à cette occasion; Jean finit par obtenir du pape que la ligne méridienne de partage fût portée à 370 lieues marines de 20 au degré, de la plus occidentale des îles du cap Vert. C'est ce nouvel arrangement en vertu duquel, plus tard, la domination du Brésil fut dévolue au Portugal.
La flotte de la seconde expédition fut bientôt prête; elle se composa de dix-sept bâtiments: des artisans, des ouvriers de toutes professions y furent embarqués; elle fut pourvue de tout ce qui était nécessaire pour l'approvisionnement en tout genre, pour la défense, pour la culture ou le défrichement du pays, pour l'exploitation des mines, pour établir un commerce d'échanges avec les naturels. Des chevaux y furent aussi embarqués soit pour des courses dans l'intérieur, soit pour naturaliser, en ces contrées, cette race d'animaux si utiles à la civilisation.
Le retentissement du premier voyage de Colomb avait mis en vogue les expéditions maritimes; on ne les envisageait plus comme indignes de la noblesse; l'exemple de Guttierez, au sort de qui tout le monde s'intéressait et qui était généralement envié, cessa d'être blâmé; on l'applaudissait, au contraire, d'avoir fait preuve d'un dévouement dont on ne se dissimulait pas les dangers, en restant au milieu des sauvages de la Navidad, et d'avoir montré du penchant pour la marine à une époque où les campagnes par terre suffisaient à l'illustration des hommes de son rang. L'Océan devint donc à la mode; des seigneurs dont les domaines avoisinaient la mer, équipèrent de petits navires, yachts du quinzième siècle, et ils se piquèrent d'une glorieuse émulation. L'esprit de l'époque prit ainsi un tour tout à fait maritime, et l'on eut, en quelque sorte, honte d'avoir condamné précédemment ce que le goût du jour et la politique du moment s'unissaient pour favoriser. C'étaient bien là les intérêts véritables de l'Espagne si merveilleusement située pour se placer au premier rang parmi les puissances navales; elle le comprit pendant longtemps; elle brilla alors par le déploiement de ses escadres et de sa marine marchande; mais, aujourd'hui, sa force de mer est presque anéantie; et, par suite, son influence s'est singulièrement amoindrie.
Ces idées nouvelles, excitées encore par la rivalité du Portugal, stimulèrent donc les hommes qui vivaient dans cette période vers la nouvelle expédition de Colomb; le jeune Espagnol sédentaire eut bientôt plus à craindre les brocards que ne l'avait fait auparavant l'inconstant aventurier; d'ailleurs, la fin de la guerre contre les Maures, en laissant beaucoup de bras inoccupés, ouvrait un champ libre aux caractères impatients, et ceux-ci ont toujours dominé par le nombre dans cette nation. Des seigneurs, des cavaliers de haut rang demandaient avec empressement à faire, même à leurs frais, la campagne projetée; ils ne rêvaient que combats glorieux ou que fortunes brillantes promptement acquises parmi les peuples à moitié sauvages de l'Occident. Aucun, cependant, n'avait une idée précise de l'objet ou de la nature du service auquel il s'engageait. On ne voulait même rien savoir: lorsque l'imagination est saisie de cette sorte de fièvre, la réalité, si on la lui présentait, serait repoussée avec dédain, tant le public redoute d'être troublé dans les chimères qu'il a su se créer!
Parmi les jeunes gens de grande distinction qui montrèrent le plus de désir de s'associer au voyage de Colomb, on voyait Don Alonzo de Ojeda, qui mérite une mention particulière; parce que son nom a marqué dans la carrière hasardeuse où il allait faire les premiers pas.
Il était de petite taille mais bien fait et possédant une grande force musculaire; son teint était brun, son maintien animé et sa supériorité était reconnue dans tous les exercices du corps; quant à son courage, il était indomptable: en un mot, aucun de ceux qui prirent parti dans l'expédition n'était plus renommé pour les entreprises périlleuses, ni pour les exploits singuliers. Pour citer un de ses traits de hardiesse ou plutôt de témérité, un jour que la reine Isabelle se trouvait en face de la Giralda qui est la tour, bâtie par les Maures, la plus élevée de la cathédrale de Séville, il parut à une ouverture d'où saillait, à une prodigieuse hauteur, une poutre qui s'avançait horizontalement de vingt pieds dans l'espace. Ojeda marche sur cette poutre avec autant de confiance que s'il s'était promené dans sa chambre et il va jusqu'à son extrémité la plus avancée; arrivé à ce point, il se pose sur la pointe d'un de ses pieds, lève l'autre en l'air, se retourne agilement, se dirige vers la tour, et, avant d'y arriver, il jette une orange sur la plate-forme qui la surmonte!
Cependant, les dépenses de la flotte excédèrent, comme on devait bien le penser, les sommes qui y avaient été destinées, et Jean de Soria ne manqua pas d'agir comme font à peu près tous les contrôleurs; c'est-à-dire qu'il éleva des difficultés insignifiantes et qu'il refusa sa signature aux comptes présentés par le grand-amiral. Fonseca, s'attachant aussi à la lettre de ses fonctions administratives, chicana sur ses demandes de serviteurs et de domestiques qu'il réclamait en sa qualité de vice-roi; Colomb se vit obligé d'en référer à la cour qui expédia immédiatement l'ordre qu'on n'avait pas cru nécessaire de donner plus explicitement, que tout ce qui était ou serait demandé personnellement par le grand-amiral, devait être fourni sans délai ni réflexions.
Rien n'était plus naturel, ni plus juste; mais ces deux hommes, imbus d'idées mesquines peu dignes de véritables administrateurs, en conçurent une irritation violente; et c'est à cette cause si futile que les historiens du temps attribuent la rancune et la haine qui prirent alors naissance en leur cœur, qu'ils ne négligèrent, par la suite, aucune occasion de manifester envers Colomb, et qui, si ce grand homme en ressentit les funestes effets, n'en ont pas moins déshonoré, aux yeux de la postérité, ceux qui s'en rendirent coupables, et ont refoulé leurs noms au niveau de ceux que la bassesse et l'envie ont le plus avilis.
Christophe Colomb se rendit à Cadix, qui était le lieu où sa flotte avait été équipée; il y trouva son ami, le docteur Garcia Fernandez, à qui il y avait donné rendez-vous. Fernandez lui remit une lettre très-affectueuse du vénérable supérieur Jean Perez de Marchena, et il se chargea de la réponse que lui écrivit le vice-roi. Tous les jours, Colomb et Fernandez avaient de fréquentes entrevues et de longues conversations; dans un de ces entretiens, Colomb lui dit une fois:
«Vous savez, excellent docteur, l'affection que je vous porte, et je suis certain de votre estime; je vais donc vous parler à cœur ouvert: je quitte l'Espagne pour une expédition moins périlleuse que la précédente, mais plus compromettante pour moi. Il y a près d'un an que mon départ s'effectuait obscurément; alors j'avais au moins pour consolation, en quittant Palos, l'amitié sincère du respectable Jean Perez à qui vous pouvez dire que je ne pense et que je ne penserai jamais sans une vive émotion et sans une reconnaissance infinie. Aujourd'hui, sur le point de quitter encore le vieux monde, je ne vois que trop que, sous des dehors bienveillants, l'envie, la méchanceté se sont éveillées sur mon compte, et que je serai poursuivi par elles. Oui, c'est facile à prévoir: en mon absence, on agira sourdement; ceux qui me flattent le plus deviendront mes calomniateurs, et ils se vengeront de la faveur que j'ai obtenue, en me dénigrant avec acharnement. Les souverains seront assiégés de mensonges et l'on m'imputera à crime le moindre échec ou le moindre malheur. Je laisse, il est vrai, des amis tels que vous, tels que Jean Perez, Saint-Angel et Quintanilla; aussi, je compte beaucoup sur vous tous, non pour obtenir des distinctions qui ne procurent guère que des jaloux, mais pour agir et pour parler dans l'intérêt de la justice et de la vérité.»
Après quelques réflexions de Fernandez, Colomb ajouta:
«Vous venez de nommer Fonseca qui a tant de pouvoir dans les affaires extérieures; gardez-vous de croire en lui: quoi qu'il dise ou qu'il fasse, il est mon ennemi; je l'ai pénétré malgré son grand art de dissimuler; et soyez assuré que je ne me trompe pas. Il en est un autre dont, à l'égal de la sienne, je redoute fort l'inimitié; je veux parler d'un certain Francesco de Bobadilla: celui-ci a moins déguisé ses sentiments à mon égard, et il ne manquera pas de me nuire quand il en aura l'occasion.»
«Je sais, répondit Fernandez, que le roi, jadis chevalier si courtois et si digne de respects, admet aujourd'hui près de lui beaucoup d'intrigants; mais la reine!...»
—«Ah! reprit Colomb avec vivacité, on ne peut rien attendre que de généreux de son noble caractère; mais, assaillie de faux bruits répandus avec autant de persistance que d'adresse, l'esprit même travaillé, peut-être par le roi, son oreille pourra-t-elle toujours rester sourde à la calomnie et ouverte à la vérité? Mais, quoi qu'il arrive, dit le grand-amiral, d'une voix qui trahissait une émotion extrême, le souvenir de ses bontés ne sortira jamais de mon cœur, et le mal qu'on pourra me faire n'égalera jamais le bienfait que j'ai reçu d'elle, en obtenant l'armement de mon premier voyage; oui, l'on aura beau faire, rien ne pourra empêcher que je n'aie commandé l'expédition de la découverte et que je n'y aie eu tout le succès que je pouvais désirer.»
Sur les dix-sept bâtiments de la flotte, trois étaient d'un port considérable; les quatorze autres étaient des caravelles entièrement pontées, mais dont quelques-unes avaient des voiles latines qui sont fort utiles en certains cas et, sans contredit, les plus pittoresques de toutes; vent arrière, on voit leurs extrémités aiguës s'étendre transversalement, elles ressemblent alors aux ailes d'un oiseau gigantesque qui les déploierait en sortant de son nid.
Rien de plus frappant, au surplus, que le contraste des ressources de cette seconde expédition avec celles de la première. Colomb était parti dans l'isolement, presque dans l'oubli, avec trois frêles caravelles qu'accompagnaient les malédictions des habitants de Palos. Aujourd'hui, les voiles des bâtiments les mieux armés allaient blanchir les flots de l'Océan; rien ne manquait à bord; le grand-amiral était entouré d'une partie de l'élite de la noblesse du royaume qui avait brigué l'honneur de le suivre, et qui allait se familiariser avec la vue de cette mer se présentant dans un horizon sans bornes, comme pour mieux ressembler à l'éternité.
La population de Cadix, ainsi que celle de toutes les autres villes d'Espagne, témoigna le plus vif plaisir à recevoir Colomb et elle se portait avec empressement sur son passage pour le voir, lui et ses deux fils qui raccompagnaient. Le cortége du grand-amiral se composait ordinairement de jeunes seigneurs dont le plus grand nombre devait partir avec lui, et dont la figure animée, la démarche fière, l'œil souriant annonçaient la parfaite satisfaction. Le personnel de l'expédition avait d'abord été fixé à mille hommes; mais plusieurs volontaires y furent ensuite admis, et, y compris les individus qui réussirent à s'embarquer en cachette, ce même personnel ne s'élevait pas à moins de quinze cents hommes. Le frère le plus jeune du grand-amiral, celui qui avait pour prénom: Giacomo (en français Jacques, en espagnol Diego), était accouru en Espagne au bruit des succès de son frère: il faisait partie de l'expédition, et l'empressement du public de Cadix se manifestait pour sa personne avec le plus grand intérêt.
La flotte se mit à la voile le 25 septembre; elle se rendit aux îles Canaries où elle compléta son approvisionnement de vivres, d'eau et de bois de chauffage; elle y prit aussi des plantes et des graines dont on voulait essayer la culture à Hispaniola. Le 13 octobre, le grand-amiral, après avoir appareillé des Canaries, perdit de vue l'île de Fer et se trouva encore une fois voguant dans l'immensité des mers, mais alors avec la connaissance du but qu'il voulait atteindre. Il se plaça, pendant ce second voyage, dans une latitude moins élevée que lors du premier; il voulait s'assurer de l'existence des îles Caraïbes, dont les insulaires d'Hispaniola lui avaient à peu près indiqué la position; et, effectivement, le 2 novembre, il vit une belle île de moyenne grandeur, très-élevée, qu'il nomma Dominica (la Dominique), du nom du jour du dimanche qui était celui de la découverte de cette île. Il en prolongea la côte occidentale; en continuant sa route vers le Nord, il vit plusieurs autres îles de semblable configuration, séparées les unes des autres par de petits détroits de quelques lieues de largeur, qui faisaient partie du bel archipel nommé aujourd'hui les Antilles-du-Vent ou les Petites-Antilles, par opposition à Saint-Domingue, Cuba et autres avoisinantes, qui sont plus sous le vent, et qui, en général, ont une étendue plus considérable. Les Antilles-du-Vent que Colomb venait de découvrir forment presque un demi-cercle, depuis la côte de la partie avancée de l'Amérique méridionale jusque dans le voisinage de la pointe orientale de Porto-Rico; et ce demi-cercle semble servir de barrière entre l'Atlantique et la mer des îles Caraïbes, plus fréquemment nommée mer des Antilles.
Dans une de ces îles, à laquelle les Espagnols donnèrent le nom de Guadaloupe, ils firent connaissance avec le beau fruit de l'ananas, et ils trouvèrent un bordage de la poupe d'un bâtiment européen, provenant, sans doute, d'un naufrage dont ce débris, porté par les courants et poussé par les vents alizés, s'était arrêté sur ce rivage; ils ne purent recueillir aucune indication à cet égard.
En pénétrant dans les cases des indigènes, les yeux des marins de la flotte furent saisis d'horreur, lorsqu'ils y virent des membres de corps humains, les uns suspendus comme objet d'approvisionnement, les autres cuisant auprès du feu. Colomb en conclut qu'il était réellement au milieu des Caraïbes qu'on lui avait dépeints comme de vrais cannibales; plusieurs captifs, que ses hommes délivrèrent et lui amenèrent, vinrent confirmer ses suppositions. Ces Caraïbes étaient les hommes les plus féroces de tous ces parages; ils faisaient, dans leurs pirogues, des courses de 100 à 150 lieues, débarquaient sur toutes les îles, ravageaient les villages, enlevaient, pour en faire leurs esclaves, les filles les plus jeunes ou les plus belles, et emmenaient les hommes vivants dans le but de les tuer et de les manger.
Ce fut à Guadaloupe ou à La Guadeloupe qu'un détachement de huit hommes, commandés par un nommé Diego Marque, s'égara en faisant une reconnaissance dans l'intérieur de l'île. Ne le voyant pas revenir, Colomb envoya divers autres détachements avec des tambours et des trompettes pour les appeler; mais ceux-ci battirent le pays en vain et ils revinrent sans avoir aperçu leurs camarades. Ojeda, dont le caractère entreprenant ne pouvait lui permettre l'inactivité, demanda aussi à aller à leur recherche et il partit avec quarante hommes. Il parcourut beaucoup de vallées, pénétra dans un grand nombre de bois, gravit plusieurs montagnes, traversa à la nage vingt-six rivières ou cours d'eau, et il revint fort enthousiasmé de la beauté du sol, du luxe de la végétation, de l'admirable variété de plantes aromatiques et d'arbres fruitiers ou autres qu'il avait vus, mais sans nouvelles de Diego. Cependant, le grand-amiral crut devoir prolonger son séjour dans l'île pour se donner le temps de retrouver les hommes si fatalement absents: mais n'en ayant aucune nouvelle et perdant tout espoir, il allait partir, lorsqu'ils parurent sur le rivage. Égarés et cherchant leur route, ils avaient fini par arriver sur le bord de la mer, presque à l'opposé du lieu du mouillage de la flotte; alors, ils prirent le sage parti de côtoyer l'île jusqu'à ce qu'ils atteignissent le point où étaient leurs bâtiments, et ils arrivèrent exténués, à l'instant où l'on allait mettre sous voiles.
Christophe Colomb s'arrêta encore à plusieurs autres îles de cet archipel; entre autres à Sainte-Croix, où une de ses chaloupes qui allait faire de l'eau eut une escarmouche avec une pirogue montée par quelques indigènes. Deux femmes s'y trouvaient; elles combattirent avec une vigueur extrême, et elles blessèrent un soldat espagnol avec une de leurs flèches. La pirogue ayant chaviré dans la mêlée, les insulaires ne cessèrent pas de se servir de leurs arcs, quoique dans l'eau; en arrivant à terre, ils prirent position sur les rochers glissants de la côte, et continuèrent l'action avec autant de courage que d'adresse. Ce fut avec beaucoup de difficulté que les Européens parvinrent à les vaincre et à s'emparer d'eux. Conduits à bord, ils ne démentirent ni leur audace, ni leur fierté. Une des femmes semblait être leur reine, tant ses compatriotes lui témoignaient de déférence! Elle avait auprès d'elle un robuste jeune homme dont l'œil était très-menaçant, et qui avait été blessé. Un autre Indien, transpercé d'un coup de lance, mourut presque en arrivant sur le bâtiment, et un Espagnol mourut aussi, ayant été atteint d'une flèche empoisonnée.
En reprenant le cours de son voyage, le grand-amiral passa près d'un groupe très-considérable de petites îles qu'il nomma les Onze mille Vierges, et il arriva un soir en vue d'une belle île couverte de magnifiques forêts et possédant plusieurs ports. Les habitants appelaient cette île Boriquen, nom qui fut changé en celui de Saint-Jean-Baptiste; c'est aujourd'hui Porto-Rico. Toute la journée, il la côtoya de près pour mieux l'admirer; il mouilla le soir à son extrémité occidentale, et, après en avoir appareillé, il se trouva, le 2 novembre, à la hauteur de la partie Est d'Hispaniola. Il serait superflu de décrire l'enthousiasme de tous les marins, de tous les passagers de la flotte, en voyant tant de belles îles au sol fertile, à la verdure éclatante, à la végétation inouïe, qui ravissaient leurs regards et qui, habitées seulement par quelques sauvages, semblaient s'offrir d'elles-mêmes à la prise de possession de l'expédition, et promettre à la mère patrie des richesses infinies; toutefois le premier but que l'on pouvait atteindre c'était un débarquement à Hispaniola, c'était le ravitaillement de la petite colonie de la Navidad, c'était de lui donner des secours et, surtout, d'embrasser ou de revoir ceux de leurs généreux compatriotes, dont le dévouement les avait portés à y rester jusqu'au retour de Colomb qui, fidèle à sa promesse, arrivait enfin et se préparait à leur remettre plus encore qu'il ne leur avait promis en les quittant.
La vue d'Hispaniola causa des transports de joie inouïs dans toute la flotte. Une traversée si heureuse, la perspective enchanteresse de toutes les îles découvertes, la beauté du ciel, l'aspect majestueux de la reine des Antilles, tout se réunissait pour augmenter l'enthousiasme, et il n'y avait personne qui n'en fût profondément saisi. On ne parlait plus que des camarades qu'on allait joindre, que du renouvellement de ces charmantes parties que les équipages de la première expédition avaient faites dans les vallées délicieuses habitées par Guacanagari et par sa tribu.
En passant devant le golfe des Flèches (la baie de Samana), Colomb débarqua un Indien de ce pays qui avait demandé à le suivre en Europe; il lui donna un assortiment complet de vêtements; il lui fit plusieurs cadeaux afin de bien disposer ses compagnons en faveur des Européens; mais il n'entendit jamais plus parler de lui. Un des naturels de Guanahani (San-Salvador) était alors le seul des indigènes partis avec Colomb qui se trouvait à bord. Il portait le nom du plus jeune des frères du grand-amiral (Diego); il ne voulut jamais quitter les Espagnols, et il leur fut aussi fidèle que dévoué.
La Niña, dans le premier voyage, avait visité la rivière qui avait été appelée Rio-del-Oro, parce qu'elle passait pour rouler ses eaux sur un sable où l'on trouvait souvent de l'or; Colomb s'y arrêta encore pour y faire le plan d'un établissement. Quelle ne fut pas sa douleur, quand on lui fit le rapport que des matelots débarqués, en parcourant le rivage, y avaient vu les cadavres de trois hommes et d'un enfant, dont l'un avait une corde de chanvre d'Espagne encore serrée autour du cou, et un autre toute sa barbe, ce qui était un indice certain que c'était un Européen! Les corps étaient en état de putréfaction, mais encore assez bien conservés pour qu'on pût y remarquer des signes visibles de violence. Le grand-amiral, sous l'impression funeste que ce récit fit sur son esprit, ordonna le rembarquement de tous les hommes qui étaient descendus à terre; il mit sous voiles précipitamment, et il se hâta d'aller à la Navidad pour y vérifier les tristes pressentiments dont il était obsédé sur le sort d'Arana, de son ami Guttierez et de leurs compagnons.
La flotte arriva le 27 novembre au soir devant la Navidad et y jeta l'ancre; l'obscurité de la nuit qui commençait, empêchant de distinguer les objets, le grand-amiral fit tirer deux coups de canon, dans l'espoir que ce signal serait entendu de la forteresse, et qu'on y répondrait soit par d'autres coups de canon, soit en hissant des fanaux allumés dans des endroits apparents. Aucune réponse ne fut faite, et plusieurs heures se passèrent dans une extrême anxiété. Toutefois, vers minuit, une pirogue montée par des Indiens se dirigea vers le bâtiment de Colomb et demanda le grand-amiral; on dit aux Indiens de monter à bord, mais ils s'y refusèrent à moins d'être assurés que Colomb était présent. Le vice-roi, qui avait le plus grand désir d'avoir des informations, se présenta à la coupée de l'échelle qui était éclairée; il fut reconnu à sa mâle contenance, à son air de dignité, et les naturels montèrent aussitôt.
L'un d'eux était parent de Guacanagari dont il portait un présent: le grand-amiral s'empressa de lui demander des nouvelles de la garnison; l'insulaire lui répondit que plusieurs des Espagnols restés à Haïti étaient morts de maladie, que d'autres avaient péri dans des rixes intestines, que le reste, enfin, s'était dispersé en divers quartiers de l'île. Il ajouta que Guacanagari avait été attaqué par Caonabo, cacique des montagnes aux mines d'or de Cibao, qu'il avait été blessé, et que son village ayant été brûlé, il s'était retiré, fort souffrant de sa blessure, dans une sorte de hameau voisin.
Ce récit donna au vice-roi une lueur d'espoir de retrouver quelques-uns des hommes de la garnison; il eut donc beaucoup d'attentions pour les Indiens, qui partirent en promettant de revenir le lendemain matin avec Guacanagari; mais la matinée se passa, la soirée lui succéda sans que personne eût paru, sans même qu'on eût vu à terre aucune fumée. Colomb, trop inquiet pour attendre au lendemain, envoya avant la nuit un canot en reconnaissance; au retour de cette embarcation, on apprit que la forteresse avait été brûlée et démolie, que les palissades étaient abattues, que le sol était couvert de malles brisées, de provisions éparpillées et de vestiges de vêtements européens; qu'enfin, aucun Haïtien ne s'était laissé approcher, qu'on en avait vu épiant à travers les arbustes, mais qu'ils s'enfuyaient au plus vite quand ils s'apercevaient qu'ils étaient découverts.
Ces lugubres détails transpercèrent l'âme de Colomb, qui descendit lui-même à terre le lendemain matin et alla droit à la forteresse qu'il vit effectivement détruite et déserte. Il y fit faire des recherches pour retrouver au moins des corps ensevelis; il fit tirer du canon pour se faire entendre des survivants s'il en existait; ce fut en vain. Se souvenant alors qu'il avait donné l'ordre à Arana d'enterrer les richesses qu'il pourrait avoir, ou, en cas de pressant danger, de les jeter dans le puits qu'il avait fait creuser, il fit faire des perquisitions, des fouilles, des excavations, espérant par là arriver à la découverte de quelque fait; mais rien ne fut trouvé dans le fort. Il battit alors le terrain avoisinant et il finit par apercevoir sous un tertre qui pourtant était déjà raffermi, les cadavres de onze hommes assez méconnaissables pour que leurs noms demeurassent un mystère, mais qu'il était facile de voir être ceux d'Européens. Il visita alors les cases voisines: elles paraissaient avoir été abandonnées avec précipitation, et il y trouva divers objets qui ne pouvaient pas avoir été obtenus du consentement volontaire de la garnison; mais comme, d'un autre côté, le village jadis habité par Guacanagari portait les traces de l'incendie et ne présentait qu'un monceau de ruines, Colomb put croire qu'une attaque violente et soudaine de Caonabo avait enveloppé dans la même destruction et les Indiens et les Espagnols. Le grand-amiral fit alors tous ses efforts pour entrer en communication avec les naturels; il parvint à se faire voir et reconnaître; sa présence calmant les appréhensions, un rapprochement eut lieu, et voici ce qui lui fut dit ou expliqué par son interprète.
Peu de temps après le départ de la Niña, les ordres et les conseils du grand-amiral avaient été méconnus; les Espagnols, par toutes sortes de moyens, cherchèrent à s'approprier les ornements en or ou autres objets précieux qui étaient en la possession des naturels et à courtiser ouvertement leurs femmes et leurs filles; il en résulta des querelles quelquefois sanglantes. Ce fut en vain qu'Arana interposa son autorité ou voulut agir selon ses instructions; l'union avait disparu; elle avait été remplacée par l'insubordination: ses lieutenants eux-mêmes, don Pedro Guttierez et Rodrigue Escobedo, voulurent être indépendants ou même commander, et ne pouvant réussir ni à obtenir cette concession d'Arana, ni à se faire obéir, ils partirent à la suite d'une rixe dans laquelle un Espagnol avait été tué, emmenant avec eux neuf de leurs adhérents et plusieurs femmes, pour se rendre aux montagnes de Cibao où ils avaient l'espoir de se procurer beaucoup d'or provenant des mines qu'elles renfermaient. Mais ces montagnes étaient enclavées dans le territoire du fameux Caonabo, appelé par les Espagnols le Seigneur de la maison d'or, et qui, Caraïbe de naissance et arrivé à Haïti comme un aventurier, avait su par son ascendant féroce, parvenir au rang d'un des caciques les plus redoutés et les plus puissants. Tout ce que Caonabo avait entendu dire des Européens, lui avait donné à penser que son pouvoir ne se maintiendrait pas en face d'envahisseurs aussi formidables, de sorte que, sachant le grand-amiral parti, et voyant un si petit nombre de ces étrangers sur son territoire, il s'était hâté de les faire saisir par une multitude d'Indiens et de les mettre à mort. Ce succès enflant son courage et voyant la garnison réduite d'autant, il partit aussitôt dans le plus grand mystère, suivi de ses sujets les plus éprouvés, et marcha vers la forteresse de la Navidad où il ne restait plus que dix hommes réunis auprès d'Arana; les autres étaient épars dans le village de Guacanagari où ils se trouvaient dans une sécurité profonde. Caonabo et les siens fondirent à la fois sur la forteresse et sur le village en poussant des cris affreux; tous les Européens furent noyés ou massacrés, et Guacanagari, qui avait voulu embrasser leur défense, fut vaincu, obligé de se cacher, et son village fut livré aux flammes.
Quoiqu'il fût assez extraordinaire que Guttierez, au mépris des ordres exprès du vice-roi qu'il respectait infiniment, eut prétendu déposséder Arana sous le commandement de qui il avait demandé à rester à la Navidad, et qu'oubliant l'injonction précise de vivre dans la plus grande union, il fût allé lui-même se livrer à Caonabo dont la férocité était connue; cependant ce récit, dans son ensemble, pouvait être accepté comme probable, et si la confiance en Guacanagari en fut ébranlée, au moins ne fut-elle pas détruite, et Colomb alla le voir dans un village voisin où il s'était retiré. Le cacique se montra fort souffrant de la blessure que lui avait faite à la jambe un violent coup de pierre, et plusieurs des Indiens qui l'entouraient purent montrer des blessures qui avaient évidemment été causées par des armes du pays. Guacanagari était d'ailleurs fort agité en présence de Colomb, mais il en assignait la cause au malheur de la garnison dont il ne parlait qu'avec des larmes dans les yeux. Le grand-amiral fit examiner la jambe du cacique par son chirurgien qui ne put voir aucune trace de blessure malgré les cris que jetait le prétendu malade toutes les fois qu'on la touchait; aussi plusieurs Espagnols furent-ils persuadés que tous ces récits et ce coup de pierre n'étaient qu'une invention qui cachait une perfidie.
Colomb doutait toujours à cause du souvenir de l'ancienne sympathie du cacique, et il l'invita à venir à bord; celui-ci s'y rendit; il se montra fort émerveillé de tout ce qu'il vit; il admira les chevaux par-dessus tout. Dans ces îles, et en général en Amérique, les quadrupèdes sont de petite espèce; aussi le chef indien ne pouvait-il se lasser de contempler la hauteur de ces nobles animaux, leur force, leur aspect terrifiant et pourtant leur docilité parfaite; la vue des prisonniers caraïbes qui étaient à bord accrut encore la grande opinion qu'il avait de la vaillance des Espagnols, dont l'audace les avait bravés ou vaincus jusque chez eux, tandis que lui pouvait à peine, sans frissonner, les regarder dans leur humble position de prisonniers.
Parmi ces Caraïbes, il y avait quelques femmes également captives. Une d'elles, que les Espagnols remarquaient pour sa beauté et à qui ils avaient donné le nom de Catalina, frappa extraordinairement les regards de Guacanagari; il lui parla avec beaucoup de douceur et parut prendre du plaisir à cette conversation.
Une collation fut servie; Colomb, malgré le vif chagrin qu'il ressentait du sort de la garnison et de la mort du chevaleresque Guttierez à qui il s'était tendrement attaché lors de son premier voyage, Colomb, disons-nous, voulant chercher à regagner la confiance entière de Guacanagari, fit les honneurs de cette collation avec une affabilité extrême; mais tout fut inutile; le cacique se montra complètement mal à son aise. Le père Boyle, qui l'observait d'un œil scrutateur, le jugea coupable d'un grand attentat contre la garnison et il conseilla au vice-roi, puisqu'il l'avait à bord dans sa dépendance, de l'arrêter et de le garder comme prisonnier. Colomb ne disconvint pas que la conduite de Guacanagari ne fût suspecte; mais sa grande âme s'indigna à la pensée de se venger, par l'emploi de moyens perfides, d'un homme venu sous la garantie d'une invitation, lors même que sa culpabilité serait avérée; il répondit qu'un semblable conseil était contraire d'abord à la bonne foi, ensuite aux règles d'une saine politique. Guacanagari ne put s'empêcher de remarquer qu'à l'exception du grand-amiral, tout le monde à bord le regardait d'un air soupçonneux; aussi s'empressa-t-il de prendre congé et de retourner à terre.
Le jour suivant, une grande agitation parut régner sur le rivage parmi les Indiens. Le frère de Guacanagari vint cependant à bord du grand-amiral, portant plusieurs bijoux du pays dont il se défit en échange de divers articles européens. En parcourant le bâtiment, il eut l'occasion de voir les prisonniers caraïbes et de leur parler, principalement à Catalina. Il quitta le navire assez tard, ne témoignant ni empressement ni inquiétude.
Toutefois, il paraît que, sans que personne du bord s'en doutât, il avait remis un message à la belle insulaire, car à minuit elle réveilla ses compagnes avec précaution, et leur proposa de se jeter à la nage pour gagner le sol haïtien où elle les assura qu'elles seraient bien accueillies. La distance du bâtiment à terre était de trois milles; mais leur habitude de se tenir dans l'eau même avec un mauvais temps, les empêcha de trouver ce trajet trop long; elles acceptèrent donc la proposition, se laissèrent glisser à la mer et nagèrent bravement. Elles furent cependant aperçues par les sentinelles; l'éveil fut donné, on arma aussitôt un canot et l'on se mit à leur poursuite dans la direction d'un feu allumé à terre que l'on supposa être le but qui leur était indiqué. Les agiles Caraïbes, semblables aux nymphes des eaux, paraissaient voler sur la surface de la mer; elles atteignirent la côte un peu avant l'embarcation, mais à terre, elles furent moins heureuses; quatre d'entre elles furent reprises par les marins qui les poursuivirent et qui les ramenèrent à bord; de ce nombre n'était pas la séduisante Catalina, qui, tombant dans les bras de l'amoureux cacique venu sur la plage pour la recevoir et fuyant avec cette proie qu'il avait tant convoitée, la ravit à la recherche des Européens. Guacanagari disparut donc avec sa jeune beauté; il fit emporter en même temps tous les objets ou effets qui étaient dans sa case, et il se retira dans l'intérieur. Cette sorte de désertion ajouta une force nouvelle aux soupçons déjà conçus sur sa bonne foi, et il fut généralement accusé d'avoir été le destructeur principal de la garnison qui excitait tant de regrets.
Colomb abandonna alors l'idée que des circonstances forcées lui avaient suggérée, d'établir une colonie en cet endroit, d'autant qu'après plus mûr examen il put observer que le lieu était bas, humide et qu'il manquait de pierres propres à bâtir des maisons ou à élever des édifices. Il chercha donc un autre point qui fût plus favorablement situé, et il arrêta ses résolutions sur le terrain avoisinant un port, à dix lieues dans l'Est de Monte-Christi, protégé d'un côté par un rempart de rochers, de l'autre par une forêt séculaire, ayant une belle plaine entre les deux, et arrosée par deux rivières. D'ailleurs, ce terrain n'était pas éloigné des montagnes de Cibao, renommées, comme on peut se le rappeler, par les mines d'or qu'elles contenaient.
Les troupes furent débarquées ainsi que le personnel destiné pour cette colonie; les provisions, les armes, les munitions, le bétail le furent aussi. Un camp fut formé sur la lisière de la plaine autour d'une nappe d'eau; le plan d'une ville fut tracé et l'on commença à bâtir des maisons. Les édifices publics, tels qu'une église, un vaste magasin, une résidence pour le vice-roi furent construits en pierres; les maisons aussi bien que les servitudes le furent en bois, en roseaux, en plâtre ou ciment et tels autres matériaux qu'il était facile de se procurer. La ville nouvellement fondée, qui fut la première ville chrétienne élevée sur le sol du Nouveau Monde, reçut le nom sympathique d'Isabella, en l'honneur de la gracieuse et magnanime souveraine dont les bontés avaient fait une si vive et si respectueuse impression dans l'âme reconnaissante de Christophe Colomb.
Chacun d'abord s'était mis à l'œuvre avec autant de bonne volonté que d'ardeur; mais des maladies, dues à l'action d'un climat à la fois chaud et humide sur des corps accoutumés à vivre dans un pays sec et cultivé, ne tardèrent pas à se déclarer. Les pénibles travaux de la construction des maisons et, tout à la fois, de la culture du sol fatiguèrent extrêmement des hommes pour la plupart peu exercés à ce genre de vie et qui avaient besoin de repos et de distractions; enfin, les maladies de l'esprit se joignirent à celles du corps.
Il n'était pas étonnant, en effet, qu'il en fût ainsi de personnes qui, pour la plupart, même parmi les ouvriers ou les artisans, s'étaient embarquées n'ayant devant l'esprit que la perspective de richesses promptement amassées, de gloire à acquérir et de fortunes aussi brillantes que faciles. Quand, au lieu de ces rêves souriants, on se voyait entouré de forêts peu praticables, soumis à des chaleurs inaccoutumées, condamné à un rude labeur ne fût-ce que pour obtenir sa subsistance, et que, d'ailleurs, l'or qui avait enflammé tant d'imaginations ne pouvait être recueilli qu'en petites quantités et avec beaucoup de peine, la nature des choses voulait que la tristesse et le découragement en fussent les conséquences. Toute colonisation est toujours une œuvre longue, épineuse, même pour les peuples qui y ont le plus d'aptitude, et encore n'est-il peut-être donné de s'approprier un pays, vite et bien, qu'aux hommes qui fuient une persécution ou qui veulent se soustraire à une misère à laquelle ils ne voient pas d'autre remède, aux condamnés par la justice qui sont déportés ou qui sont expatriés, à ceux, enfin, qui s'adonnent à cette colonisation sous l'influence d'une cause forcée ou déterminante. Mais celui qui part de chez lui, y ayant l'aisance, le travail, le contentement, sera toujours un mauvais colon; le premier sentiment auquel il se livrera après quelques légères épreuves, sera le regret du sol natal et le désir extrême d'y retourner.
Colomb, lui-même, malgré la fermeté de son caractère, malgré l'énergie dont son âme était trempée, fut atteint par la maladie, et, pendant quelques semaines, il se vit forcé de garder constamment le lit; mais sa présence d'esprit ne l'abandonna pas, il ne cessa pas un seul instant de donner ses ordres pour la construction de la ville et pour la direction des affaires de la flotte.
Les débarquements qui avaient eu lieu rendaient plusieurs navires inutiles. Cependant, le grand-amiral ne voulait pas les faire partir pour l'Espagne sans qu'ils rapportassent au moins des espérances: la mort de la garnison avait détruit celles qu'il avait conçues de trouver dans la forteresse de l'or à renvoyer en Europe, et il savait que, de toutes choses, ce seraient les échantillons qui seraient le plus agréables; il voulut donc, avant le départ de ces navires, faire quelque acte, entreprendre quelque excursion qui soutiendrait la réputation de ses découvertes, qui justifierait les magnifiques descriptions qu'il en avait faites. Voici le parti auquel il s'arrêta: la région des mines n'était éloignée d'Isabella que de trois ou quatre journées de marche, et malgré la réputation de courage et d'audace de Caonabo, cacique de cette partie du pays, il résolut d'y envoyer une expédition. Si le résultat correspondait aux renseignements que les indigènes avaient donnés, il pouvait, en toute confiance, renvoyer une partie de la flotte, puisque la nouvelle de la découverte des mines d'or des montagnes de Cibao suffirait pour la faire bien accueillir. Le choix du commandant de cette entreprise difficile et aventureuse tomba naturellement sur Ojeda qui accepta cette mission avec ravissement.
Il partit à la tête d'un détachement de jeunes cavaliers de bonne volonté et parfaitement disposés à le seconder, il traversa le premier rang des montagnes, et il arriva dans une vaste plaine où se trouvaient plusieurs villages dont les habitants exercèrent envers lui et ses compagnons l'hospitalité la plus cordiale. Après avoir séjourné quelque temps dans cette vallée et s'y être fait beaucoup d'amis par leurs manières prévenantes, les Espagnols continuèrent leur route guidés par des Indiens des villages qu'ils venaient de quitter, traversèrent un assez grand nombre de rivières, la plupart à la nage, et parvinrent enfin à atteindre le pied des montagnes de Cibao.
Leur attente ne fut ni déçue ni longue à se réaliser; ils reconnurent tout d'abord les signes d'une grande richesse métallique. Le lit des torrents des montagnes était parsemé de parcelles d'or qui brillaient de tous côtés; les pierres et les roches en étaient émaillées et incrustées jusqu'à leur partie centrale, comme si, dans un travail volcanique, le métal et le roc, confondus ensemble et lancés à la surface de la terre par une violente secousse, n'avaient plus pu se séparer et s'étaient condensés ensemble. En quelques endroits gisaient des morceaux d'or pur, de volumes assez considérables, parmi lesquels Ojeda en découvrit un qui pesait neuf onces.
Ces points étant bien constatés, le détachement retourna à Isabella, portant des preuves évidentes du succès de ses recherches. Un jeune Espagnol, nommé Garvolan, que le vice-roi avait envoyé avec quelques hommes dans une autre direction et en même temps qu'Ojeda, rapporta les mêmes faits ainsi que les mêmes espérances. Le vice-roi, satisfait de ces preuves, expédia dès lors, sans plus tarder, douze de ses bâtiments sous les ordres d'Antonio de Torras, l'un des principaux officiers de la flotte, et n'en garda que cinq pour le service de la colonie. Aux échantillons de l'or trouvé, il ajouta des fruits, des plantes, des graines d'espèces précieuses ou inconnues en Europe, donna un détail des épices de sortes diverses qui croissaient spontanément dans l'île, fit remarquer le développement que la canne à sucre acquérait en ce pays, et il envoya, en même temps, ses prisonniers caraïbes, pour qu'ils fussent instruits dans la langue espagnole et initiés aux principes de la religion chrétienne, afin qu'ils pussent, dans la suite, servir d'interprètes, et contribuer à la propagation de la foi qu'il regardait comme le meilleur moyen de civilisation. On sait quel est le parti que, récemment, les Anglais ont tiré de cette idée, et combien leur commerce et la culture des terres de l'Océanie sont redevables au zèle de leurs missionnaires. Colomb n'oublia pas, enfin, de demander des vivres et des approvisionnements, alléguant, avec beaucoup de raison, que ce qu'il en possédait serait bientôt épuisé, et qu'il serait fatal à la santé des hommes sous ses ordres, d'être obligés de se nourrir entièrement avec les productions de l'île.
Mais, au milieu d'indications utiles, Colomb, qui craignait qu'une colonie qui demandait beaucoup, et qui encore ne rapportait rien en réalité, ne fût considérée comme une charge trop pesante, eut la malheureuse pensée de proposer, pour indemniser la métropole des dépenses qu'elle avait faites et qu'elle allait être obligée de faire, que les naturels féroces des îles Caraïbes, qui étaient les ennemis déclarés de la paix des autres îles, pussent être capturés et vendus comme esclaves ou donnés à des négociants, en échange de provisions pour la colonie; il colora même cette proposition de l'avantage qu'il y aurait, pour ces cannibales païens, de pouvoir gagner ainsi le ciel par l'instruction religieuse qu'ils seraient en mesure d'acquérir dans leur nouvelle condition. Quoique les Espagnols et d'autres peuples européens aient, plus tard, commis, dans ces pays, des infractions bien plus blâmables à la morale et à l'humanité, cependant cette proposition de Colomb a lieu d'étonner, car sa philanthropie et la rectitude de son esprit ne permettent pas de comprendre comment il put se laisser aller à la formuler: on ne peut la mettre sur le compte que de la crainte où il était de voir sa colonie négligée ou abandonnée par suite des frais qu'elle devrait occasionner. Quoi qu'il en soit, la magnanime Isabelle, qui se montra toujours la protectrice bienveillante des Indiens, ordonna que des secours fussent envoyés à Colomb, mais que la liberté des Caraïbes fût respectée.
Lorsque Antonio de Torras fut arrivé en Espagne, quoiqu'il n'apportât pas d'or, cependant les nouvelles qu'il y donna furent très-favorablement accueillies, et ce fut à peine si les petits calculs des esprits médiocres purent se produire. Il y avait, en effet, quelque chose de vraiment grand à penser qu'on allait entrer en connaissance de plus en plus prononcée avec de nouvelles races d'hommes, de nouvelles espèces d'animaux, d'une quantité considérable de plantes jusqu'alors inconnues, qu'on allait bâtir des villes, fonder des colonies, et jeter le germe des lumières dans ces pays sauvages et si beaux. Les savants pensaient à l'extension qu'en devraient prendre les connaissances humaines; et les littérateurs, se repaissant des rêves de leur imagination, croyaient être sur le point de voir se réaliser, de nouveau, les temps poétiques de Saturne, de Cérès, de Triptolème, voyageant en ces contrées, y répandant les inventions des hommes, et renouvelant les entreprises renommées des Phéniciens.
Pendant que l'Espagne saluait ainsi l'aurore de cet avenir, les murmures et la sédition se faisaient jour parmi les colons d'Isabella. Désappointés, dégoûtés, malades, tout ce qui les entourait leur semblait un désert, et ils ne pensaient plus qu'à retourner en Espagne. Un nommé Firmin Cado, qui s'était donné comme essayeur de métaux, mais ignorant, obstiné et d'un esprit captieux, se fit remarquer au nombre des mécontents; il prétendit, d'ailleurs, qu'il n'y avait que fort peu d'or dans l'île, et que ce qu'on en avait vu provenait de l'accumulation qui en avait été faite pendant des siècles, de génération en génération. Une conspiration fut même ourdie par Bernal Diaz de Pisa, contrôleur de la flotte, et il n'était question de rien moins que de profiter de l'état de souffrance où était encore le vice-roi et de s'emparer des bâtiments pour retourner en Espagne: là, leur plan consistait à se faire absoudre, en taxant Colomb de déceptions et de palpables exagérations.
On pense bien que Colomb connaissait trop les hommes et se trouvait dans une position trop exceptionnelle pour ne s'être pas ménagé des intelligences parmi ses subordonnés. Dès qu'il fut informé que le complot existait effectivement, il agit avec la résolution qu'il montrait toujours dans les grandes occasions, il fit arrêter les principaux moteurs, et il fit emprisonner Bernal Diaz à bord d'un des navires pour être envoyé en Espagne par la première occasion afin d'y être jugé. Quelques autres, moins compromis, furent punis mais avec indulgence, car le vice-roi ne voulait se montrer sévère que pour réprimer et que pour empêcher le retour de semblables méfaits. Comme ce fut le premier acte de rigueur exercé dans le gouvernement du vice-roi, et qu'un grand nombre d'Espagnols auraient désiré la réussite de la conspiration, il y eut d'abord quelques clameurs contre Colomb, et l'on paraissait se croire fort vis-à-vis de lui, parce que, étant étranger, on pensait qu'il aurait moins d'appui dans la métropole que ses opposants dont plusieurs appartenaient à de puissantes familles; mais la justice était évidemment de son côté et les esprits se calmèrent. Toutefois, ce n'était pas assez pour le vice-roi qui pensa qu'afin de couper le mal dans sa racine, il fallait opérer une diversion tranchée dans les esprits; c'est ce qu'il fit en annonçant son projet de faire lui-même et avec une grande partie des colons, une autre expédition sur une échelle plus considérable, dans l'intérieur d'Hispaniola.
Il laissa donc le commandement d'Isabella à son frère Diego, et il se mit en route, le 12 mars 1494, emmenant avec lui les hommes valides dont il put disposer et sa cavalerie entière. Tous étaient parfaitement armés; les cultivateurs, les ouvriers, les mineurs furent aussi de l'expédition qui était suivie par une multitude d'Indiens. Après avoir traversé la plaine et les deux rivières, Colomb se trouva au pied d'un sentier difficultueux qui conduisait à travers les montagnes. De ce sentier il fallait former une sorte de route: les travailleurs, encouragés, aidés même par les jeunes cavaliers qui étaient encore remplis d'ardeur, parvinrent, après bien des travaux, à rendre ce chemin praticable; ce fut le premier qui fut exécuté par les Européens dans le Nouveau Monde; en commémoration de cet événement, comme aussi pour rendre un juste hommage au zèle de ces jeunes cavaliers, la route fut nommée Puerto de los Hidalgos, c'est-à-dire Passage des Gentilshommes.
Le jour suivant, ce petit corps d'armée arriva à la gorge de la montagne qui débouchait dans l'intérieur; on eut de là un coup d'œil admirable: au bas était une plaine délicieuse, émaillée de toutes les richesses de la végétation tropicale. Une imposante forêt en ornait une partie; on y remarquait des palmiers d'une hauteur inouïe et des arbres d'acajou étendant au loin leurs longues branches chargées d'un épais feuillage; des ruisseaux serpentaient au milieu de cette plaine dont ils entretenaient la fraîcheur tout en fournissant une eau abondante aux villages au pied desquels ils passaient. On voyait aussi des colonnes de fumée s'élever du milieu de la forêt, indiquant par là que d'autres villages y existaient. La vue se portait ainsi jusqu'aux extrémités d'un horizon éloigné, où le ciel et la terre semblaient se confondre dans une même nuance d'un rose mêlé de bleu de la plus belle douceur. Les Espagnols demeurèrent longtemps en extase, contemplant cette scène ravissante qui réalisait à leurs yeux l'idée du paradis terrestre; frappé de sa splendide étendue, le vice-roi lui donna le nom de Vega-Real (Plaine-Royale).
Le corps d'armée, dont les armes brillaient au loin en étincelant aux rayons du soleil, pénétra dans cette plaine au bruit de ses instruments guerriers qui faisaient entendre les fanfares les plus retentissantes. Quand les Indiens virent ces guerriers, leurs chevaux, leurs bannières déployées, et que les échos répétèrent les sons mâles de leurs trompettes, de leurs tambours, ils furent saisis d'étonnement et s'enfuirent dans leurs bois; mais rappelés amicalement et poussés par la curiosité, ils revinrent et se familiarisèrent bientôt avec les Européens qu'ils ne pouvaient se lasser d'admirer. Les cavaliers surtout firent sur eux une forte impression; ils croyaient que le cheval et l'homme ne formaient qu'un seul être, et rien ne peut égaler leur surprise quand ils les virent se séparer et se réunir à volonté. Alors ils se hâtèrent d'apporter des provisions en abondance, ils trouvèrent même fort étrange qu'on leur donnât une récompense ou un salaire en échange, car ils avaient cru ne faire que remplir strictement les devoirs de l'hospitalité.
En comparant les cavaliers espagnols à des centaures, et en croyant qu'ils ne faisaient qu'un avec leurs chevaux, les Haïtiens eurent une idée qui s'est renouvelée depuis, mais sur un sujet burlesque: ce fut lorsque l'illustre Cook visita les îles de l'Océanie; dans une d'entre elles, un officier de sa suite qui était chauve et qui portait une perruque, s'en débarrassa un moment pour essuyer avec son mouchoir la transpiration qui inondait sa tête. Les Indiens présents jetèrent alors un cri d'étonnement extrême, croyant que c'était la propre chevelure de l'officier qui se détachait ainsi tout entière à volonté, et que celle de tous les Européens avait la même propriété.
Le corps d'armée prit sa route par la plaine, traversa deux rivières dont l'une fut nommée Rivière des Roseaux, l'autre Rivière Verte, et après plusieurs jours de marche, il arriva au pied d'une chaîne de montagnes très-arides qui contrastaient singulièrement avec les pays fertiles qu'il venait de parcourir, comme si la nature s'était plu à établir des contrastes en regard les uns des autres, comme également si elle avait cherché à donner à ces montagnes l'extérieur de la misère, tandis qu'elles recélaient dans leur sein de riches mines d'or: c'étaient réellement les montagnes si vantées de Cibao dont le nom signifiait pierre, mais où il fut facile de trouver des parcelles nombreuses du métal désiré. Colomb y chercha un emplacement convenable pour y élever un fort; dès qu'il l'eut trouvé, le fort fut bientôt bâti, et il en donna le commandement à un jeune Catalan de l'ordre de Santiago, nommé don Pedro-Marguerite.
«Seigneur vice-roi, lui dit ce gentilhomme, je m'incline respectueusement devant votre volonté, mais il me reste à savoir quel est le nom que Votre Altesse veut que porte ce fort?
«Don Pedro, lui dit le vice-roi en souriant, je n'y avais vraiment pas pensé, et je vous remercie de l'observation; puis il ajouta finement: Vous avez sous vos ordres plusieurs hommes qui ont partagé l'opinion de Firmin Cado, et qui, comme l'apôtre saint Thomas, ne veulent croire qu'à bon escient; eh bien! le fort que vous commandez s'appellera le fort Saint-Thomas.»
Pendant cette construction, un jeune cavalier de Madrid, nommé Jean de Luxan, alla explorer les environs; il revint avec les assurances les plus formelles de productions aurifères, végétales et forestières dont le pays abondait.
Les Indiens des villages voisins accoururent à Saint-Thomas, où ils apportaient de l'or pour faire des échanges. Un d'eux se trouva parfaitement satisfait de recevoir un grelot de faucon pour deux morceaux d'or pesant ensemble une once; on assura le vice-roi qu'il y en avait un peu plus loin d'aussi gros qu'une orange et même que des têtes d'enfant.
Colomb, après avoir bien approvisionné le fort où il laissa cinquante-six hommes pour le défendre, commença à effectuer son retour à Isabella; mais il procéda lentement, parce qu'il s'occupait, chemin faisant, de la route qui devait joindre le fort à la colonie.
Le vice-roi avait à peine mis le pied à Isabella, qu'un messager de don Pedro-Marguerite lui apporta la nouvelle que les Indiens du voisinage avaient tous abandonné leurs villages sur un ordre formel de Caonabo qui, ayant eu connaissance de l'établissement formé à Saint-Thomas, et en craignant les conséquences pour son pouvoir, avait annoncé son dessein de détruire le fort ainsi que la garnison. Le grand-amiral envoya aussitôt un renfort de vingt hommes à don Pedro, et il expédia trente ouvriers pour achever d'ouvrir des communications faciles entre Isabella et Saint-Thomas. Tant de marches et de travaux joints à l'action d'un climat dissolvant, à la pénurie des provisions et au peu de ressources médicales, tout augmenta les maladies qui atteignirent les Européens; le vice-roi donnant aussitôt l'exemple, se réduisit et réduisit chacun dans la ration accoutumée des vivres européens; il y eut alors de longs murmures, parmi lesquels on ne peut, sans indignation, citer ceux d'hommes élevés par leur position, entre autres du moine bénédictin Boyle, qui se montra fort irrité que lui et les gens de sa maison fussent soumis à une règle que le vice-roi s'était cependant imposée.
Il était devenu nécessaire de construire un moulin pour moudre le grain: les ouvriers étant malades, il fallut bien que Colomb fît exécuter ce travail par les personnes valides, quel que fût leur rang. Plusieurs gentilshommes voulurent s'y refuser; quand des moyens coercitifs furent employés, ils dirent audacieusement qu'ils n'étaient pas faits pour être ainsi menés par un intrigant étranger qui, pour son élévation, ne reculait pas devant l'idée de porter atteinte à la dignité de la noblesse espagnole, et outrageait ainsi la nation dans son honneur.
On ne peut se dissimuler que le sort de cette jeune noblesse, accoutumée à toutes les douceurs de la vie civilisée de l'Espagne et dépourvue en ce moment des consolations et des aises du toit paternel, ne fût très à plaindre. Le pays, au premier coup d'œil et examiné à travers les espérances de l'avenir, était, il est vrai, fort séduisant; mais on ne savait pas alors que le travail manuel en plein air y est souvent fatal aux Européens, et l'on ne connaissait pas encore les ardeurs de la chaleur qu'on devait y ressentir pendant les mois où le soleil allait darder ses rayons d'aplomb sur le sol.
Ces jeunes gentilshommes furent donc sous l'influence de ces causes et sous celle de l'irritation produite par la blessure que ressentait leur orgueil; aussi tombaient-ils comme des victimes; et, dans leur désespoir, ils maudissaient le jour où ils avaient quitté leur patrie. L'effet de ces morts affreuses et précoces sur l'esprit public fut tel, que, longtemps après que l'établissement d'Isabella eut été abandonné, des légendes lamentables circulaient sur ces tristes événements, et qu'on affirmait que ses ruines et ses rues désertes étaient parcourues la nuit par les âmes errantes de ces jeunes seigneurs, se traînant lentement avec leurs costumes anciens, saluant les visiteurs avec un silence aussi triste que solennel, et s'évanouissant comme des ombres fugitives quand on s'en approchait. Les ennemis de Colomb ne manquèrent pas de lui attribuer ces désastres et de dire que ces infortunés, qui cependant s'étaient pressés en foule pour briguer l'honneur de l'accompagner, avaient été perfidement séduits par ses promesses décevantes, et sacrifiés par lui pour satisfaire ses intérêts personnels.
Avant que la saison des fortes chaleurs, dont il faut dire que Colomb ignorait parfaitement quelles seraient les funestes influences, fût arrivée, le vice-roi, toujours dans le but principal de soutenir le moral des hommes de son expédition, résolut de faire un voyage à l'île de Cuba ou de Juana; mais auparavant, il voulut mettre les affaires de la colonie sur le meilleur pied possible. Il détacha donc d'Isabella tous les hommes qui ne lui parurent pas nécessaires à la police, aux travaux de cette ville ou aux soins des malades, et il expédia sur Saint-Thomas un corps de deux cent cinquante archers, de cent dix arquebusiers, de dix-huit cavaliers et de vingt officiers; il en donna le commandement à don Pedro-Marguerite, qui devait laisser celui du fort à Ojeda que Colomb employait aussi souvent qu'il le pouvait sans lui faire supporter des fatigues excessives ou sans exciter contre lui la jalousie de ses égaux.
Le vice-roi, dans les instructions écrites et minutieuses qu'il envoya à don Pedro, lui prescrivait de faire une tournée militaire, d'explorer les parties principales et les plus distantes possible qui se trouveraient dans le rayon du fort, lui enjoignait d'entretenir la discipline la plus exacte, de protéger soigneusement les droits ou les intérêts des insulaires, et il lui recommandait par-dessus tout de cultiver leur amitié en tant que ce serait compatible avec sa sécurité.
Malheureusement qu'Ojeda, en se rendant à la forteresse, apprit que les Indiens avaient, au gué d'une rivière, volé les effets de trois Espagnols, et que les coupables avaient été protégés par leur cacique qui avait partagé ce butin avec eux. Ojeda, dont l'esprit était essentiellement militaire, vit là une injure grave et fit rechercher les voleurs; on lui en amena un, il lui fit aussitôt couper les oreilles au milieu de la place publique du village, et il l'envoya lui, le cacique, son fils et son neveu chargés de chaînes, au vice-roi qui, désolé d'apprendre le supplice infligé à l'un d'eux, les mit tous en liberté, mais en déclarant que ce n'était que par pure commisération qu'il ne les condamnait pas à mort.
Le vice-roi, avant de partir pour l'île de Cuba, forma une junte pour gouverner la colonie: son frère Diego en fut le président; les autres membres furent le père Boyle, Pedro Fernandez Coronal, Alonzo Sanchez Caravajal et Jean de Luxan. Il appareilla alors avec trois de ses cinq bâtiments, dont les noms étaient la Santa-Clara le San-Juan et la Cordera. Nous ferons remarquer ici que Colomb, en commémoration de la campagne qu'il avait faite dans son premier voyage sur la Niña, avait donné ce même nom à la Santa-Clara où flottait son pavillon de grand-amiral. Ce fut le 24 avril qu'eut lieu son départ d'Isabella.
Un des desseins qu'il se proposait dans cette expédition était de visiter la partie occidentale de Cuba, afin de s'assurer si cette terre était une île ou un grand promontoire de l'Asie dont alors il se proposait de prolonger la côte pour arriver soit dans l'Inde, soit à Mangi, au Cathay ou autres terres riches et commerçantes qu'il se flattait en ce cas de découvrir, et qui devaient confiner aux États du Grand-Khan, tels qu'en effet ils avaient été décrits par les illustres voyageurs Mandeville et Marco-Paolo.
Le grand-amiral s'arrêta à un ou deux points de l'île qu'il prolongeait par sa côte méridionale; il y prit de l'eau et des vivres frais. Partout, les habitants, émerveillés de voir d'aussi grands bâtiments glisser aussi rapidement sur la surface azurée de l'eau, sortaient de leurs villages, s'embarquaient dans leurs pirogues et venaient offrir en cadeau tout ce qu'ils avaient de plus agréable au goût. Sur leur rapport unanime qu'il y avait dans le Sud une grande île qui contenait beaucoup d'or, Colomb, se décidant à faire cette nouvelle découverte, mit effectivement le cap dans cette direction. Dès le 3 mai, les sommets bleuâtres de l'île qui porte aujourd'hui le nom de la Jamaïque s'offrirent à sa vue; mais il ne put l'atteindre que deux jours après. Il la côtoya jusqu'à un golfe de sa partie occidentale qu'il appela le golfe Buentempio, où il mouilla. Les naturels lui en parurent plus ingénieux, mais aussi plus belliqueux que ceux de Juana et d'Hispaniola. Leurs pirogues construites avec un certain art, avaient des ornements sculptés à la poupe ainsi qu'à la proue; quelques-unes étaient même fort grandes, mais toutes provenaient d'un seul arbre creusé qui était ordinairement de l'espèce de l'acajou. Le grand-amiral mesura une de ces pirogues, dont il consigna dans son journal les principales dimensions, lesquelles étaient de 96 pieds de long sur 8 de large. Chaque cacique en possédait une à peu près de cette grandeur, qu'il semblait considérer comme les souverains considéraient alors en Europe une galère royale.
Les Espagnols furent reçus avec hostilité par ces fiers insulaires; mais, après quelques escarmouches, les naturels, voyant la supériorité des armes des nouveaux débarqués, se décidèrent à établir des relations amicales. Christophe Colomb eut bientôt reconnu que l'or qui pouvait exister dans l'île ne se trouvait, pour la plus grande partie, que dans des mines qu'il fallait exploiter. Il crut alors son voyage assez utilisé par la découverte d'une terre d'une aussi grande fertilité, et il se détermina à en appareiller pour aller continuer son exploration de Cuba. Au moment de son départ, un jeune Indien se rendit à son bord et demanda aux Espagnols de l'emmener avec eux. Presque au même moment, arrivèrent ses parents qui le supplièrent de renoncer à ce projet. Pendant quelque temps, il fut indécis entre son désir d'aller visiter le pays de ces étrangers qui l'impressionnaient si vivement et la tendresse de sa famille; mais la curiosité, jointe au penchant de la jeunesse pour les voyages, l'emporta; il s'arracha aux embrassements de ses amis et, pour ne plus être témoin de leurs larmes ou de leurs instances, il se précipita dans la cale du bâtiment où il se blottit dans l'endroit le plus caché. Le vice-roi, touché de cette scène attendrissante, se sentit pris d'un intérêt extrême pour ce jeune homme résolu, et il ordonna qu'il fût traité avec les plus grands égards. De nos jours, on aurait attaché beaucoup de prix à étudier, chez ce sauvage aux idées si arrêtées, l'effet qu'auraient produit en lui le contact des marins, les merveilles savantes de la navigation et, plus tard, la vue et l'habitation de notre monde civilisé; mais, telles ne furent pas les préoccupations des Espagnols dans cette période, et rien n'a plus transpiré sur ce que devint ce jeune Indien, ni sur les émotions qu'il éprouva dans sa nouvelle existence.
La Niña atterrit le 18 mai à Cuba près d'un grand cap auquel fut donné le nom de cap de la Croix qu'il porte encore; continuant sa route à l'Ouest, elle se trouva au milieu d'un labyrinthe de petites îles et de caves qui rendaient la navigation très-dangereuse et qui exigeaient la plus active surveillance. Les cayes sont des bancs dont le sommet est plat, assez étendu, peu éloigné du niveau de la mer, et qui sont formés de sable mou, de vase, de coraux et de madrépores; quelques-unes ont des arbustes qui verdoient au-dessus de la mer, mais dont le pied est dans l'eau. Les cayes ont acquis depuis lors une grande célébrité, comme ayant servi d'asile et de refuge presque inaccessible aux navires des fameux flibustiers, à ceux des pirates et d'une infinité de corsaires qu'on a vus faire une guerre des plus acharnées, principalement à ces mêmes Espagnols qui alors, sous la conduite de Christophe Colomb, faisaient la conquête des Antilles, et qui sous Cortez, Pizarre et autres vaillants guerriers, devaient compléter celle des deux Amériques. À ces îles et à ces cayes ornées d'une si fraîche verdure, Colomb donna le nom d'Archipel des Jardins de la Reine. De nos jours, les cayes sont, en général, le repaire des contrebandiers.
Quittant l'Archipel des Jardins de la Reine, la flottille trouva, pendant trente-cinq lieues, une mer libre, qu'elle parcourut en côtoyant la partie de l'île qui se trouvait à sa droite, et qui s'appelait Ornofay. La vue des navires européens y excita la joie des naturels qui s'empressaient de se rendre à bord avec des fruits et des présents. Le soir, quand la brise de terre s'élevait, et après les ondées de pluie qui accompagnaient sa venue, on respirait à bord la fraîche douceur d'un air embaumé, apportant en même temps les chants des insulaires ainsi que le bruit des tam-tams ou autres instruments qui leur servaient à célébrer, par des danses et par des chants nationaux, le passage de ces merveilleux étrangers.
Bientôt se présentèrent de nouveaux amas d'îlots et de cayes qui avoisinent l'extrémité occidentale de Cuba. Il faut être marin pour comprendre les peines, les difficultés, les dangers d'un semblable voyage. Les navires touchaient souvent sur des écueils sous-marins, et il fallait des efforts incroyables pour les rafflouer; mais, quoique Colomb tint pour probable qu'il était près de la terre ferme de l'Asie, et que, ce point admis, il eût pu s'arrêter et revenir où des intérêts plus puissants l'appelaient, il continua sa route à l'Ouest afin de vérifier une information que les hommes de l'île lui avaient donnée de l'existence d'un pays voisin où les habitants étaient habillés, et qu'ils appelaient Mangon, nom qu'il pensa pouvoir être celui de Mangi, grande province de l'Asie décrite par Marco Paolo. On lui avait parlé aussi de montagnes un peu plus éloignées, où régnait un monarque puissant dont les vêtements traînaient jusqu'au sol, qu'on qualifiait de saint, et qui ne communiquait ses ordres à ses sujets que par signes. Son imagination le reporta alors aux histoires qu'il avait lues du célèbre prêtre Jean, potentat mystérieux qui a longtemps figuré, tantôt comme souverain, tantôt comme prêtre, dans les narrations des voyageurs orientaux; bientôt ses convictions se communiquant à ses officiers et aux équipages, il n'y eut personne à bord qui ne partageât ses idées à cet égard.
Un jour qu'une corvée de marins était allée à terre pour remplir plusieurs barriques d'eau potable, un archer descendu avec eux s'enfonça dans un bois à la recherche de quelque gibier. Tout à coup, on le vit revenir saisi d'une terreur sans pareille. Il déclarait avoir vu par une clairière, un homme vêtu d'une longue robe blanche, suivi de deux autres portant des tuniques de la même couleur; tous avaient la peau et la complexion d'Européens. Christophe Colomb put se croire, en ce moment, arrivé au pays de Mangon; dans cet espoir, il envoya deux détachements armés pour s'assurer de la vérité de ce rapport. L'un des deux revint sans nouvelles; le second avait suivi à la trace les empreintes de pas figurant des griffes de quelque grand animal qu'on supposa d'abord être un lion ou un gros griffon, mais qui, plus probablement, était un de ces monstrueux crocodiles qui abondaient alors sur ces terres intertropicales. Effrayés, les hommes du détachement revinrent au village; et, comme on acquit dans cette contrée la certitude que ce n'était pas là que l'on plaçait les Indiens habillés, mais beaucoup plus loin, on finit par comprendre que le corps vêtu de blanc aperçu par l'archer, n'était autre chose que la sentinelle de grues blanches gigantesques qui, vue par derrière, à travers des broussailles, et par un homme dont l'esprit était prévenu, pouvait représenter assez bien la hauteur et la rectitude d'une forme humaine. On sait, en effet, que ces oiseaux marchent en compagnie, et que, lorsqu'ils cherchent leur nourriture dans quelque étang, ils ont le soin de laisser quelques-uns d'entre eux à une certaine distance, pour surveiller ce qui se passe auprès, afin d'avertir en cas de l'approche de quelque ennemi.
Toutes ces circonstances, surtout la présence des îlots et des cayes dont on ne voyait pas la fin, décidèrent le grand-amiral à discontinuer ses découvertes le long de l'île de Cuba; ces circonstances étaient, il est vrai, déterminantes; mais nous savons aujourd'hui qu'il ne fallait pas plus de deux ou trois jours de marche pour arriver à l'extrémité de l'île et pour la doubler dans l'occident; or, il est fâcheux, sous un autre rapport, qu'il n'ait pas cru convenable, dans cette position, de poursuivre la route à l'Ouest pendant deux ou trois jours de plus, puisqu'une direction plus utile aurait pu être donnée à ses voyages futurs. Colomb remit donc le cap à l'Est; les équipages épuisés de fatigue, écrasés par la chaleur caniculaire du mois de juillet et presque dépourvus de provisions de campagne, saluèrent cette détermination d'unanimes acclamations.
Selon la plupart des historiens qui ont écrit la vie de Christophe Colomb, il est un point qui n'a pas été contesté; mais qui nous paraît tellement incroyable, que nous déclarons d'avance ne pas pouvoir l'admettre; et qu'après l'avoir aussi rapporté, nous le combattrons immédiatement comme marin, en donnant les motifs qu'en cette qualité nous avons à émettre pour en prouver l'impossibilité; si nous parvenons à faire adopter nos convictions à cet égard, ce sera une des preuves de l'avantage qui existe à ce que la vie de Colomb soit écrite et appréciée par un homme de la même profession que lui.
On affirme qu'avant de discontinuer sa route dans l'Est le long de la bande méridionale de Cuba, l'illustre navigateur avait arrêté le dessein de se diriger vers la mer Rouge, d'y pénétrer, de traverser par terre l'isthme de Suez, et de se rendre en Espagne par la Méditerranée; ou, si ce projet se trouvait être d'une exécution trop difficile, d'attaquer la côte orientale de l'Afrique, d'en faire le tour par le cap de Bonne-Espérance, et d'aller serrer ses voiles à Cadix, près des fameuses colonnes d'Hercule qui, en géographie, étaient le nec plus ultra des anciens. On ajoute que ses officiers partageaient, comme lui, l'opinion que l'île de Cuba était un promontoire de l'Asie; mais que les dangers, la longueur de l'entreprise les effrayèrent, qu'ils employèrent tous les moyens de persuasion pour détourner le grand-amiral de cette idée, que Colomb céda à leurs instances quoique avec beaucoup de répugnance, mais qu'il exigea auparavant que les officiers et les matelots signassent une déclaration dans laquelle ils assuraient être dans la ferme conviction que Cuba appartenait au continent asiatique, et en était le point le plus avancé.
La première partie de ce projet est si absurde, que c'est peu la peine de s'y arrêter, car qu'aurait fait Colomb de ses trois bâtiments, en supposant qu'il eût pu les conduire jusqu'aux bords de l'isthme de Suez? et, dans ces temps où la croix et le croissant étaient en guerre permanente, comment aurait-il pu parvenir à quelqu'un des ports ottomans de la Méditerranée, et y trouver les moyens de se faire transporter, à une époque où la navigation de cette mer était si peu répandue, lui et tous les siens, jusqu'en Espagne?
Admettons maintenant que Colomb et ses compagnons, qui n'avaient d'autres données que la carte de Toscanelli, que les descriptions de Marco Paolo et de Mandeville, n'aient pas soupçonné l'existence du continent américain, et qu'ils aient cru être arrivés aux confins orientaux de l'Asie. Que prouverait tout cela, si ce n'est que l'Asie aurait été avancée beaucoup plus dans l'Orient qu'on n'avait pu encore le vérifier? Mais on ne peut contester que Colomb ne sût fort bien que cette terre de Cuba n'était qu'à environ 90 degrés ou 1,800 lieues marines de l'ancien continent, et que, pour revenir à ce continent en faisant le tour du monde de l'Est à l'Ouest, il y avait 270 autres degrés à parcourir, qui, à cause des détours inévitables, exigeaient au moins une navigation de 6 à 7,000 lieues. Or, comment eût-il pu venir à l'esprit de n'importe quel homme doué d'aussi peu de bon sens qu'on le voudra, qu'avec des navires avariés par de fréquents échouages, des équipages fatigués, sans aucun port de ravitaillement connu, dans des mers infréquentées, sans vivres de campagne, sans presque plus de rechanges, on ait pu penser à s'aventurer dans ce voyage de 6 à 7,000 lieues! Colomb était très-téméraire, dira-t-on; oui certainement, il avait cette qualité du marin de savoir être téméraire à l'occasion; mais aussi, à l'occasion, il était prudent; et, sans ces deux qualités employées à propos, se compensant l'une l'autre, se corrigeant l'une par l'autre, et servant tour à tour, selon que les circonstances l'exigent, nous pouvons poser en principe qu'il n'existe pas de vrai marin; or, Colomb était marin suivant l'expression la plus étendue du mot; et c'est à ce mélange de ces deux qualités qu'il dut et ses découvertes et l'habileté avec laquelle il parvint à les effectuer.
D'ailleurs, dans l'exécution de ces projets, que devenaient sa colonie d'Isabella, les deux bâtiments qu'il y avait laissés et les hommes qui l'y attendaient et qui l'auraient, à juste titre, accusé de la plus légère et de la plus inqualifiable désertion?
Enfin, qu'était-ce que cette prétendue déclaration de ses officiers et de ses matelots dont, en ces temps d'ignorance, l'avis ne pouvait certainement être compté comme ayant quelque valeur? Colomb ne pouvait pas ignorer combien de pareilles déclarations sont de peu d'importance. C'est, en général, un très-mauvais moyen qu'un homme qui a quelque confiance en soi dédaigne toujours d'employer: plus que qui que ce soit, notre illustre navigateur était en droit de se passer de semblables conseils ou de telles approbations; et il l'avait prouvé en plusieurs circonstances très-remarquables.
Nous pensons donc, pour nous résumer, que Colomb a fort bien pu dire qu'il croyait avoir la mer ouverte devant lui jusqu'à l'extrémité méridionale de l'Afrique, et qu'il aurait désiré être en position d'achever la circonnavigation du globe dont ses découvertes laissaient entrevoir la possibilité; mais c'eût été chose insensée à lui, de vouloir alors exécuter cette circonnavigation et d'en avoir le projet assez fermement arrêté pour qu'il ait fallu des instances infinies ainsi qu'une déclaration écrite de ses officiers et de ses matelots pour l'y faire renoncer. C'eût été insensé, disons-nous, et moins qu'à qui que ce soit c'est un reproche qu'on n'a jamais été en droit d'adresser à notre éminent marin.
En reprenant la route à l'Est qui, à longueur égale, exige toujours plus de temps en ces parages, à cause des vents et des courants, que celle que l'on fait à l'Ouest, la petite division navale du grand-amiral eut beaucoup à souffrir de la fatigue, de la pénurie de vivres de campagne et de la chaleur, car on était alors au mois de juillet. Dans la saison qui venait de commencer, la température y est en effet suffocante et presque mortelle aux Européens qui en affrontent les ardeurs. Aujourd'hui même, soit à cause des maladies qui y règnent, soit pour se dérober aux ouragans qui peuvent s'y déclarer, la navigation y est alors presque entièrement interrompue; les bâtiments, quand ils sont forcés de séjourner dans ces pays, s'amarrent à quatre amarres dans le fond le plus reculé de quelque port bien à l'abri; et en général, sur tous les navires qui fréquentent les Antilles, les tentes sont faites dès le matin pour amortir un peu la chaleur sur le pont du bâtiment, et tout travail de force, à moins de circonstances très-pressées, est interdit sur rade, depuis neuf heures du matin jusqu'à cinq heures du soir.
Ces précautions, qui sont loin de suffire de nos jours, et les ressources en hôpitaux, médecins, remèdes, pharmacies et magasins remplis de nos denrées que trouvent nos marins dans ces colonies, manquaient totalement à Colomb ainsi que l'expérience des localités; l'on peut apprécier par là quelle navigation pénible ses bâtiments avaient à faire et combien ils devaient souffrir.
Le 7 juillet, ils mouillèrent, pour prendre quelque repos, à l'embouchure d'une belle rivière. Suivant son habitude, le vice-roi, en signe de prise de possession, y planta une croix; c'était un dimanche matin: un cacique accompagné de plusieurs indigènes voulut être témoin de la cérémonie et Colomb y mit une certaine pompe. La messe fut célébrée avec beaucoup de piété sous un massif de verdure odorante; mais quel ne fut pas l'étonnement de Colomb, lorsque après cette célébration, un vieillard, ami du cacique, s'avança vers lui, avec un maintien fort digne, et lui dit: «J'ai appris que tu étais venu dans ces contrées avec beaucoup de forces, que tu avais soumis plusieurs îles, et que tu as répandu une grande terreur dans divers pays; mais n'en tire pas trop de vanité: les âmes des défunts ont un voyage à accomplir, soit dans un lieu d'horreur et de ténèbres préparé pour ceux qui ont été injustes ou cruels, soit dans un séjour rempli de délices destiné à ceux qui ont fait régner la paix sur la terre et parmi ses habitants. Si donc tu es mortel, aie bien soin de ne faire de mal à qui que ce soit, surtout à ceux qui ne t'en ont pas fait.»
Christophe Colomb, réjoui d'apprendre qu'une aussi saine notion de l'immortalité de l'âme régnait dans les croyances de ces insulaires, fut extrêmement touché de l'allocution que ce vieillard avait prononcée avec une éloquence si naturelle; il le fit assurer, par son interprète, qu'il n'avait été envoyé par ses souverains que dans des vues parfaitement conformes aux doctrines qu'il venait d'entendre, que pour les protéger contre la dévastation ou l'anthropophagie, et que pour soumettre les Caraïbes ou les initier à ces mêmes doctrines. Le vénérable Indien fut très-surpris de comprendre par cette réponse qu'un homme qui lui paraissait aussi extraordinaire que Colomb fût sujet et non pas roi; et quand on lui eut parlé de la beauté de l'Espagne, de la grandeur de ses souverains et des merveilles de l'Europe, il fut saisi d'un désir si violent de s'embarquer avec le grand-amiral et de le suivre, qu'il fallut des efforts inouïs de sa femme, de ses enfants et du cacique lui-même pour l'en dissuader. En commémoration de ce touchant épisode, cette rivière fut nommée Rio-de-la-Misa (rivière de la Messe).
Colomb alla reconnaître le cap de la Croix, et de là il fit route pour la Jamaïque dont il voulait achever l'exploration. Il mouillait presque tous les soirs et il appareillait le matin pour mieux connaître cette île. Dans ses fréquentations avec les naturels, il reçut une visite qui lui rappela, sur une plus grande échelle, le désir du vieillard de Rio-de-la-Misa: ce fut celle d'un cacique et de sa femme suivis de leur famille consistant en deux jeunes filles fort belles, deux fils et cinq de ses frères; tous peints ou tatoués et ornés de plumes, de manteaux, de bijoux, escortés par des porte-étendards et par des Indiens qui faisaient résonner l'air de leurs tam-tams, tambours et trompettes en bois. Ils voulaient aussi s'embarquer avec Colomb et le suivre en Espagne; mais le vice-roi, songeant aux déceptions qu'ils éprouveraient ainsi qu'au malaise auquel ils seraient soumis pendant le voyage, se refusa à cette offre par un sentiment de compassion; il leur fit des présents et il leur dit que, ne devant retourner en Espagne que dans un temps assez éloigné, il était obligé de les prier d'attendre dans leur île, et que, s'il le pouvait, il y reviendrait pour les chercher.
Le 19 du mois d'août, la flottille quitta la Jamaïque; bientôt, elle se trouva près de la longue presqu'île d'Hispaniola connue sous le nom de cap Tiburon, et à laquelle le vice-roi avait donné celui de Saint-Michel. Il côtoya le Midi de l'île; pendant une violente tempête, il eut le bonheur de trouver un abri dans le canal de Saona; mais il n'en fut pas de même des deux bâtiments qui naviguaient avec lui et qui reçurent le mauvais temps en mer: aussi Colomb eut-il beaucoup d'inquiétude sur leur compte.
Étant enfin rejoint par ces bâtiments, il se dirigea vers l'Est pour compléter la reconnaissance des îles Caraïbes. Cependant, cinq mois d'une navigation aussi pénible où tout roulait sur lui, où rien ne se faisait sans qu'il eût bien vu et ordonné, où la surveillance de tous les moments qu'il avait à exercer lui laissait à peine la faculté de prendre quelques heures de repos, toutes ces causes, disons-nous, réagirent de nouveau sur sa constitution; et, succombant, pour ainsi dire, sous le poids de la fatigue et sous l'excès de la chaleur, la maladie, qui fit de rapides progrès, le plongea bientôt dans une profonde léthargie presque semblable à la mort. À bord, on crut impossible qu'il revînt à la santé; dans cette supposition, dont on regardait le fatal dénoûment comme très-prochain, on se hâta de se rendre à Isabella où Colomb était encore dans un état complet d'insensibilité, quand la Niña y arriva. Son frère Barthélemy s'y trouvait rendu et l'y attendait; mais dans quelle fâcheuse situation il le revoyait!
Il faut savoir avec quelle tendresse Colomb aimait ce frère pour comprendre l'émotion et le bonheur qu'il éprouva lorsque les soins qu'il reçut, l'ayant rendu à la vie, il vit Barthélemy veillant auprès de son chevet. Il n'en pouvait croire ni ses yeux ni ses oreilles; c'était pourtant bien lui; c'était le compagnon le plus aimé de son enfance; c'était l'émissaire zélé qu'il avait envoyé aux cours de France et d'Angleterre pour faire approuver ses projets; c'était enfin un second lui-même, car, quoiqu'il fût excessivement attaché à son plus jeune frère Diego qui était également présent, cependant il y avait toujours eu des rapprochements plus intimes entre lui et Barthélemy.
C'est à Paris que Barthélemy avait appris la nouvelle de la découverte du Nouveau Monde par son frère, celle de son retour en Espagne, du triomphe qu'on lui avait décerné et des préparatifs d'une seconde expédition qu'il devait commander. Colomb lui avait écrit immédiatement pour l'engager à venir le joindre le plus tôt possible, et c'était bien aussi son intention. Le roi de France Charles VIII, dès qu'il connut ces détails, s'empressa, avec sa libéralité accoutumée, de mettre Barthélemy en état d'accomplir promptement ce voyage, et il lui fit compter l'argent qui pouvait lui être nécessaire pour cet objet. Barthélemy fit alors toute diligence; mais, à cette époque, les moyens de transport étaient fort lents; aussi, quelque hâte qu'il y mît, il ne put atteindre que Séville, le jour même où son frère venait d'appareiller de Cadix.
La reine Isabelle, toujours magnanime, ne se contenta pas de lui en faire témoigner ses regrets, elle fit équiper trois bâtiments dont elle lui donna le commandement pour aller, au plus vite, retrouver son frère bien-aimé; on mit sur ces bâtiments des approvisionnements en tous genres, on pressa leur armement, et Barthélemy mit sous voiles; mais hélas! en arrivant à Isabella, il apprit que le vice-roi venait d'en partir: craignant alors de ne pas le rencontrer en mer faute de données positives, il prit la résolution de rester dans la nouvelle colonie, jusqu'au retour de l'expédition.
Ce jour arriva; quel navrant spectacle pour Barthélemy que la vue de ce corps presque inanimé dans lequel il avait peine à reconnaître celui dont il attendait l'arrivée avec tant d'anxiété! Ce furent alors lui et Diego qui prirent la haute main dans la direction de la santé d'un malade si cher, qui ne le quittèrent pas une seule minute et qui eurent enfin le bonheur de voir ses yeux se rouvrir à la lumière, et ses sens revenir progressivement.
Si la présence de Barthélemy fit l'effet d'un baume salutaire sur la santé du vice-roi, elle apporta aussi de grands soulagements à son esprit, car il apprit bientôt que la colonie avait besoin d'une main plus ferme que celle de Diego qui était un excellent homme, mais dont le caractère le portait plus exclusivement aux occupations de la science qu'au gouvernement d'un pays. Barthélemy était également fort instruit, mais il était actif, résolu; et son physique vigoureux, sa taille élevée, son air d'autorité secondaient merveilleusement ces qualités. Généreux, affable même et bienveillant à l'occasion, il tempérait par là une sorte de rudesse qui pouvait lui faire beaucoup d'ennemis; enfin, il entendait parfaitement ce que l'on nomme les affaires; mais il n'avait pas ce liant, cette fleur exquise d'urbanité, cette bonté inépuisable, ce maintien grave et digne que la nature avait ajoutés à tous les dons qu'elle avait prodigués à Christophe Colomb, qui, simple fils d'un ouvrier et ayant passé vingt des premières années de sa vie parmi les hommes qui se piquaient le moins de science ou de politesse, était aussi bien placé dans les salons des grands ou des rois et dans les assemblées des savants que sur le pont d'un bâtiment.
Mais racontons ce qui s'était passé à Isabella depuis le départ du vice-roi. Pedro-Marguerite, à qui Colomb avait donné l'ordre de faire une tournée militaire dans l'île, était effectivement parti avec la plus grande partie des troupes, et il avait laissé Ojeda dans sa forteresse de Saint-Thomas. Mais, au lieu de chercher à reconnaître les points essentiels du pays, il se répandit dans la plaine, s'y établit dans les villages les plus hospitaliers ou les plus peuplés, et se livra, lui et les siens, à une conduite licencieuse et oppressive qui excita bientôt la haine et l'indignation des naturels. Diego en fut informé, il rassembla la junte, et, au nom du conseil qui la composait, il écrivit à Pedro-Marguerite, lui fit des reproches et lui ordonna de poursuivre sa tournée ainsi que l'avait ordonné le vice-roi.
Pedro répondit d'un ton arrogant, qu'il était indépendant à l'égard de son commandement, et qu'il n'avait aucun compte à rendre ni à la junte ni à don Diego. Il fut même soutenu dans son insubordination par une sorte de parti aristocratique qui s'était formé des gentilshommes les plus entichés de leur noblesse, et qui, dans leur orgueil alors poussé très-loin à cet égard en Espagne, affectaient de faire fort peu de cas de l'élévation rapide et récente de Diego, et de considérer le vice-roi et ses frères comme des étrangers parvenus. Le moine Boyle, qui commençait à être très-fatigué de vivre dans ce qu'il appelait un sauvage désert, n'avait pas craint de paraître approuver ces procédés si blâmables, et même de faire éclater de l'hostilité contre la personne de Christophe Colomb.
Il poussa l'insolence jusqu'à monter une cabale avec Pedro, et ils eurent l'audace, sans consulter ni Diego ni les autres membres de la junte, de s'emparer d'un des navires mouillés dans le port et de partir pour l'Espagne, où ils pensèrent qu'étant tous les deux personnellement connus du roi et protégés par lui, il leur serait facile de se justifier de cette infraction si grave à leurs devoirs militaires ou religieux, en mettant sous ses yeux l'état fâcheux de la colonie et en accusant Colomb et son frère Diego de tyrannie et d'oppression.
Le départ de Marguerite laissant ses soldats sans chef, ceux-ci se dispersèrent par bandes et se livrèrent à toutes sortes d'excès. Les indigènes, quand ils virent l'hospitalité qu'ils avaient d'abord accordée avec tant de prévenance, si mal récompensée, se refusèrent à porter dorénavant des vivres aux Européens qui furent dans la nécessité d'en obtenir par la ruse ou par la violence. Les naturels devinrent alors leurs ennemis déclarés, et toutes les fois qu'ils pouvaient s'emparer d'un Espagnol, ils le tuaient; il y eut même un chef nommé Guatiguana, qui en fit périr dix dans son village, incendia une maison qui en contenait quarante de malades, et fit le siége d'une petite forteresse récemment bâtie, appelée Sainte-Madeleine, dont le commandant n'eut d'autre parti à prendre que de s'y renfermer pour s'y défendre et pour attendre des renforts.
Mais le plus redoutable ennemi des Espagnols était Caonabo, ce cacique caraïbe dont il a déjà été question dans les tristes événements de La Navidad, et dont nous avons parlé plus récemment à propos de l'érection du fort Saint-Thomas, lequel, bâti presque dans ses dominations, lui avait inspiré de vives inquiétudes. Il savait qu'Ojeda, qui commandait le fort, n'avait que cinquante hommes sous ses ordres; et, voyant le corps d'armée de Marguerite détruit, il crut le moment favorable pour recommencer la scène cruelle de La Navidad; mais, quoiqu'il eût l'appui de trois de ses frères, tous aussi entreprenants, aussi vindicatifs que lui, et de dix mille guerriers indiens, il allait avoir à lutter contre un commandant qui ne se laissait pas facilement intimider.
Ojeda était en effet un homme opiniâtre et décidé, de la trempe de ceux qui firent, plus tard, la conquête du Mexique et du Pérou, et qui avait vu de très-près plusieurs des phases les plus sanglantes de la guerre contre les Maures; toujours il s'y était distingué, et, dans toutes ces batailles, dans tous les duels que son caractère enflammé lui suscitait, jamais il n'avait été blessé. Selon l'esprit religieux de l'époque, il portait sur lui une image de la vierge Marie sous la protection spéciale de qui il s'était placé, et il avait la persuasion intime que cette précieuse image le rendait invulnérable; on le voyait, dans ses marches, s'arrêter quelquefois, mettre au jour son talisman, le fixer contre un arbre et dévotement faire ses prières en le contemplant. Il ne jurait que par la Vierge; il l'invoquait en toute occasion; sous son égide, il n'y avait aucun danger qu'il ne fût disposé à braver.
Caonabo, ni ses trois frères, ni ses dix mille guerriers ne purent rien contre un tel homme; ce fut en vain qu'ils firent le siége de la forteresse pendant trente jours, ce fut en vain qu'Ojeda et sa garnison furent réduits à la plus grande détresse, rien n'affaiblissait leur courage; presque tous les soirs, ils faisaient des sorties où ils tuaient les plus braves guerriers du cacique; aussi, fatigué de l'inutilité de ses efforts, Caonabo se retira, emportant la plus haute idée de la vaillance d'Ojeda.
Toutefois, l'astucieux cacique ne renonça pas à ses projets de vengeance ou d'ambition; à peine rentré dans le lieu de sa résidence habituelle, il chercha à ourdir quelque trame contre les Européens; il s'appliqua à former une ligue avec quatre autres caciques des districts les plus voisins: c'étaient Guarionex, qui gouvernait la plus grande partie de la plaine dite Royale; Guacanagari, celui-là même qui avait enlevé la belle Catalina, et qui régnait sur le district appelé Marion dans lequel avait été construite la forteresse de La Navidad; Behechio, qui dominait à Xaragua, et Cotabanama, qui avait sous sa dépendance le domaine de Higuey occupant presque toute la partie orientale de l'île jusque-là peu visitée par les Espagnols. Trois de ces caciques, pleins de ressentiments contre les étrangers, entrèrent d'abord dans les projets de Caonabo; mais Guacanagari, qui était celui sur lequel il comptait le plus, fut parmi les deux opposants. Non-seulement il se refusa aux instances qui lui furent faites pour l'y engager, mais il informa les Espagnols de ces projets et il se chargea d'entretenir cent d'entre eux sur son territoire, et de subvenir à leur alimentation avec son ancienne générosité. Behechio, courroucé, tua une de ses femmes qu'on supposa être cette belle Catalina qui, après s'être jetée à la nage à La Navidad, s'était passionnément jetée dans ses bras; Caonabo lui en enleva une autre qu'il retint en captivité; mais rien ne put ébranler sa fidélité, et, comme c'étaient ses domaines qui étaient contigus à la colonie d'Isabella, les projets hostiles des autres caciques ne purent avoir un effet immédiat.
Tel était l'état critique de l'établissement européen lors du retour du vice-roi; Guacanagari se rendit auprès de lui dès qu'il eut été informé de son arrivée, car son cœur était reconnaissant de l'indulgence que Colomb lui avait témoignée lors de sa visite à bord de la Santa-Clara où il s'était fort bien aperçu que tout le monde était exaspéré contre lui, et qu'on avait engagé le grand-amiral à se saisir de sa personne. Dans sa nouvelle entrevue avec Colomb, il chercha à dissiper tous les anciens nuages; et, soit que sa conduite ait été précédemment coupable ou non, soit qu'il crût dans ses intérêts de ne pas se liguer avec Caonabo, il révéla les confidences intimes qu'il avait reçues de lui, et il s'offrit à conduire ses sujets dans les rangs des Espagnols et à combattre avec eux. Le vice-roi parut convaincu de sa bonne foi; ce n'était pas le moment de réveiller d'anciens griefs et il accepta ses offres, mais avec la pensée de s'assurer de leur sincérité.
Colomb, dont la santé se rétablissait peu à peu, considérait alors la confédération des caciques comme ayant peu de consistance à cause de leur inexpérience des choses de la guerre ou de la politique; il était d'ailleurs trop faible pour entrer résolument en campagne lui-même; Diego étant peu militaire de sa personne, il ne pouvait penser à lui donner le commandement des troupes; quant à Barthélemy, il était trop récemment arrivé, trop peu connu et trop jalousé, pour qu'il lui confiât un poste aussi important. Cependant, il le nomma Adelantado, c'est-à-dire lieutenant-gouverneur, afin d'avoir une occasion de le mettre parfois en évidence.
Ne pouvant donc attaquer les Indiens de front et avec une vigueur spontanée, il s'attacha à les prendre en détail. Il commença par envoyer des secours au fort Sainte-Madeleine; il fit poursuivre Guatiguana qui avait incendié la maison contenant quarante Espagnols malades, et il ordonna que son pays fût ravagé. Plusieurs des guerriers de ce petit chef furent tués, mais il se déroba à la vengeance des Européens par une prompte fuite. Comme il était tributaire de Guarionex, souverain de cette portion de la Plaine Royale, on expliqua à celui-ci que ce n'était pas à sa puissance ni à lui qu'on en voulait, mais qu'il s'agissait seulement de venger un horrible attentat. Guarionex était un homme paisible qui ne demandait pas mieux que d'avoir un prétexte honnête de rester neutre; le vice-roi, pour le maintenir dans cette disposition favorable, négocia, avec l'habileté qui lui était particulière, le mariage d'une des filles de ce même cacique avec l'insulaire de San-Salvador qui avait été baptisé en Espagne sous le nom de Diego, et qui, dévoué au grand-amiral, avait renoncé à retourner dans son île pour rester avec les Espagnols. Par suite de ce mariage, Colomb obtint de Guarionex son assentiment pour bâtir, au milieu de ses domaines, une forteresse qui reçut le nom de la Conception.
Ce succès partiel et quelques autres prouvèrent combien la présence d'un homme peut contribuer à l'amélioration d'affaires chancelantes, et avec quelle énergie mêlée de prudence, le vice-roi réparait les fautes commises pendant son voyage; mais le but essentiel n'était pas atteint, car tant que Caonabo aurait le pouvoir de nuire à la colonie, il n'y avait à espérer aucune sécurité. Colomb était fort préoccupé de cette idée, lorsque s'en entretenant avec Ojeda qu'il avait mandé auprès de lui, ce jeune et vaillant guerrier aborda le cœur même de la question, et, allant droit au but, lui dit qu'il ne demandait que dix hommes déterminés, choisis de sa main, et qu'il s'engageait, sous serment fait à sa patronne, la vierge Marie, d'amener le cacique, soit de gré, soit captif, à la ville d'Isabella, mais qu'il demandait carte blanche en tout et pour tout.
«Je vous donne toute latitude, lui répondit Colomb ravi de cette proposition inattendue, parce que je sais que vous êtes un homme d'honneur, et que si vous connaissez les lois et les ruses de la guerre, vous savez aussi qu'il ne faut pas compromettre la réputation de votre chef, et que vous ne devez, même envers un ennemi aussi perfide que Caonabo, prendre, soit en mon nom, soit au vôtre, aucun engagement que ni vous ni moi ne puissions tenir.»
Et puis, sur un geste d'assentiment d'Ojeda, il ajouta, comme en se parlant à lui-même: «Heureux les hommes qui se sentent en eux assez de résolution, de confiance et d'habileté, pour faire réussir d'aussi périlleuses entreprises; et plus heureux encore les chefs lorsqu'ils ont de tels hommes pour les seconder!»
Ojeda fut on ne peut plus sensible à un compliment aussi flatteur, et il dit en s'inclinant avec une respectueuse reconnaissance:
«Seigneur vice-roi, nul, plus que Votre Altesse, n'a le droit de parler de résolution, de noble confiance en soi et d'habileté; aussi, quoi que je puisse faire, je resterai toujours fort au-dessous des nobles exemples que vous en avez donnés à l'univers, et dont tous les jours nous sommes les témoins!»
Ojeda partit avec dix cavaliers bien montés; après un trajet de 60 lieues, il se montra, sans crainte, au milieu d'un gros village où résidait le cacique, et il l'aborda en lui disant qu'il venait traiter avec lui d'une affaire fort importante. L'agilité, l'air ouvert, la force musculaire d'Ojeda, son adresse dans tous les exercices charmèrent Caonabo qui se sentit disposé à l'écouter favorablement. Notre jeune guerrier désirait l'emmener à Isabella; il employa toute son éloquence pour y parvenir, lui disant que s'il y allait de bonne grâce, il trouverait le vice-roi très-disposé à faire avec lui un traité qui lui serait fort avantageux. Ces moyens oratoires ne réussissant pas, Ojeda lui parla de la cloche de la chapelle espagnole qui faisait l'admiration de tous les insulaires. Quand elle sonnait pour la messe ou pour les vêpres, les Haïtiens avaient remarqué que les Européens accouraient vers la chapelle, ou si c'était pour l'Angélus, qu'ils s'arrêtaient sur le champ, interrompaient leurs travaux, ôtaient leurs chapeaux, et priaient. Ils s'imaginaient que cette cloche avait un pouvoir mystérieux, ils ne se lassaient pas de l'écouter, ils admiraient comme le bruit de ses battements traversait l'espace et résonnait majestueusement dans les forêts voisines; ils croyaient enfin qu'elle venait du Turey ou du ciel, qu'elle avait le don de parler aux hommes, de s'en faire obéir; et lorsque Ojeda eut dit à Caonabo qu'elle serait le prix du traité, celui-ci qui en avait fort entendu vanter les merveilles, ne put résister à la tentation de la posséder, et il se montra décidé à partir.
Le jour fut fixé; mais Ojeda fut très-surpris de voir une armée d'Indiens se présenter pour accompagner Caonabo; aussi fit-il l'observation que c'était beaucoup d'appareil pour une visite purement amicale. Le cacique répondit qu'un prince comme lui ne pouvait pas faire moins pour sa dignité et pour les convenances. Ojeda craignit quelque sinistre projet; pour déjouer les intentions présumées de Caonabo contre lui ou contre la colonie d'Isabella, il eut recours à un stratagème qui paraît ressembler à une fable, mais qui est rapporté par tous les historiens contemporains, et qui, d'ailleurs, rentre dans le caractère aventureux du chef de l'entreprise, et dans les idées des ruses de guerre habituelles aux Indiens quand ils ont des différends ou des démêlés, et qu'ils sont en état d'hostilité.
Comme l'armée s'était arrêtée vers la fin du voyage près d'une petite rivière appelée Yegua, Ojeda montra avec une sorte d'affectation une paire de menottes en acier si parfaitement poli qu'elles étaient plus brillantes que de l'argent, et il dit à Caonabo que c'était un ornement porté par les monarques castillans dans les grandes cérémonies. Le guerrier indien les regarda avec convoitise, et Ojeda se montra disposé à les lui offrir en présent; mais il ajouta qu'il fallait, pour s'en parer, une sorte de purification qui consistait en un bain pris dans la rivière, après quoi, il le ferait monter en croupe sur son cheval; que là, il le décorerait de ce bijou précieux qu'il lui attacherait aux poignets, et qu'ensuite il le ferait passer devant ses sujets qui seraient rangés en ligne pour le voir et l'admirer.
Le cacique, ébloui de l'éclat de ces menottes, et charmé de se montrer à ses guerriers dans l'appareil d'un souverain espagnol et monté sur un de ces beaux animaux tant admirés par ses compatriotes, consentit à tout; mais à peine fut-il sur le cheval, et eut-il une menotte passée à chaque poignet que, le saisissant vigoureusement par les mains, Ojeda réunit les deux menottes, les ferma, et, suivi de sa troupe, prit un temps de galop forcé, emmenant Caonabo captif derrière lui. Arrivés à bonne distance dans une forêt, le cacique fut lié avec des cordes; et ce fut avec Caonabo attaché derrière lui qu'Ojeda fit son entrée à Isabella.
Le fier Indien se présenta devant Colomb avec un maintien orgueilleux; il n'essaya même pas de se justifier de la part qu'il avait prise au massacre de La Navidad; il alla jusqu'à se vanter d'être venu secrètement à Isabella pour reconnaître la place et dresser un plan de destruction; mais quant à Ojeda, il ne lui montra aucune rancune de la ruse qu'il avait employée pour se rendre maître de lui, convenant qu'elle était dans les lois de la guerre, et la regardant comme un des stratagèmes les plus habiles et les mieux imaginés, à tel point que lorsque le vice-roi entrait dans sa prison, et que tout le monde se levait et le saluait, lui restait immobile et dédaigneux; mais quand il voyait Ojeda, il disait que c'était là l'homme qui avait osé se rendre dans le cœur de ses États pour mettre la main sur sa personne, et il n'y avait pas de marques de respect qu'il ne lui témoignât.
Plus Colomb était frappé de cet héroïsme naturel, plus aussi il trouvait prudent de maintenir cet ennemi si dangereux en captivité: il le tint donc renfermé, mais en le traitant avec tous les égards, avec toute la douceur possibles, jusqu'à ce qu'il pût l'envoyer en Espagne. Cependant, un des frères de Caonabo rassembla des Indiens pour essayer de s'emparer du fort Saint-Thomas par un coup de main, espérant ainsi faire des prisonniers et obtenir, par échange, la liberté du cacique; mais l'infatigable Ojeda, averti à temps, prévint cette attaque, se lança avec quelques cavaliers au milieu des ennemis, en tua un grand nombre, dispersa ces guerriers et fit beaucoup de prisonniers, au nombre desquels se trouvait celui des frères de Caonabo qui était le chef de cette entreprise.
À l'arrestation du cacique se joignit un autre événement qui répandit une grande joie dans la colonie: ce fut l'arrivée de quatre bâtiments venant d'Espagne, sous le commandement de ce même Antonio de Torres à qui le vice-roi avait confié les navires qui lui étaient devenus inutiles à Isabella pour les ramener en Europe, après qu'il en eut débarqué les hommes et la cargaison destinés pour la colonie. Il y avait à bord un médecin, un pharmacien, des ouvriers de diverses professions, et, en particulier, des meuniers, des laboureurs; enfin, il s'y trouvait beaucoup d'approvisionnements de toutes sortes. Antonio de Torres remit, en outre, à Colomb une lettre des souverains espagnols, où l'approbation la plus complète était donnée à tous ses actes, et par laquelle il était informé que quelques différends qui s'étaient élevés entre les cours d'Espagne et de Portugal, au sujet de la délimitation finale de leurs prétentions réciproques en fait de découvertes, étaient sur le point d'être aplanis. Enfin, il était invité à retourner en Europe pour assister à la conférence qui devait être tenue pour cet objet, ou au moins à envoyer quelqu'un qui pût dignement l'y représenter.
Le vice-roi résolut de faire repartir ces bâtiments; il y fit porter tout l'or qu'il avait pu recueillir, beaucoup de plantes, d'arbustes, de végétaux précieux, et il ordonna que ses prisonniers, au nombre de cinq cents, y fussent embarqués pour être vendus à Séville comme esclaves. Il est facile, aujourd'hui, de condamner une telle mesure et de prendre fait et cause contre cet outrage fait à l'humanité: on se laisse même entraîner si loin à cet égard que, parmi les écrivains qui ont blâmé cet acte, il s'en trouve un d'un très-grand mérite assurément, mais qui appartient à une nation se disant très-libre, fort éclairée, justifiant, d'ailleurs, cette bonne opinion d'elle-même sous beaucoup de rapports, mais chez laquelle l'esclavage de la race africaine existe encore aujourd'hui et est maintenu avec une extrême opiniâtreté. Il faut, cependant, pour bien juger cette mesure, se reporter à l'époque où elle fut prise, et penser qu'alors rien n'était si commun, ni considéré comme plus naturel que de voir les Maures captifs, vendus en Espagne comme des esclaves, et les chrétiens être tous mis en servitude chez les puissances barbaresques lorsque le sort des armes les livrait entre leurs mains, ou que, seulement, ils devenaient la proie des pirates, des corsaires, des bandits qui infestaient la Méditerranée, et qui poussaient l'audace jusqu'à venir débarquer sur les côtes européennes pour y faire des prisonniers.
Colomb comprenait fort bien, pourtant, la portée de l'accusation lancée contre ses découvertes, lorsqu'on disait qu'elles coûtaient beaucoup et qu'elles ne rapportaient rien. On ignorait, alors, qu'il ne peut qu'en être ainsi de tous les établissements coloniaux; que pour les faire progresser, pour leur faire acquérir une grande valeur, il faut beaucoup d'argent, beaucoup de soins, beaucoup de patience; que ce n'est qu'à ce prix que l'on peut fonder des colonies prospères, et qu'enfin ce n'est que longtemps après, qu'elles peuvent rendre, et au centuple, les frais qu'elles ont occasionnés. Le vice-roi voulait donc, par la vente de ces prisonniers quelque répréhensible qu'elle puisse être aujourd'hui, faire rentrer au trésor une partie des sommes que coûtaient les armements exécutés pour ses expéditions, et, par là, atténuer les critiques que l'on faisait de ses projets que, faute de l'expérience de ces choses, ses amis eux-mêmes n'étaient pas en mesure de repousser.
Cependant, sa santé était revenue; l'arrestation de Caonabo, l'arrivée d'Antonio de Torres, tout concourait à mettre la joie dans le cœur des Espagnols, à rétablir complétement Colomb, et il hâtait les préparatifs du départ des quatre bâtiments, lorsque Guacanagari vint l'informer qu'un autre frère de Caonabo, nommé Manicaotex, ayant joint ses forces à celles des deux caciques qui avaient voulu faire cause commune entre eux, marchait vers Isabella pour y livrer un grand assaut. Colomb préférant aller au-devant d'eux que de les attendre, partit lui-même avec toutes ses troupes; mais auparavant, il expédia ses navires, et ce fut Diego, son frère, qu'il envoya pour le représenter dans la conférence projetée entre les Espagnols et les Portugais.
Qu'il nous soit permis ici de faire une réflexion: Colomb allait atteindre sa soixantième année; il avait beaucoup d'ennemis; il était étranger; la noblesse lui avait été conférée ainsi qu'à son frère Diego; or, ces titres de Don Cristoval (Don Christophe) et de Don Diego dont ils avaient été récemment gratifiés, les dignités de vice-roi et de grand-amiral dont il jouissait, la haute faveur que lui manifestaient les souverains espagnols, toutes ces causes lui suscitaient un grand nombre d'envieux: d'ailleurs, il avait certainement assez fait pour sa gloire; eh bien! lorsqu'il recevait une invitation de retourner en Espagne pour régler un grand différend international, il eût été sage et prudent qu'il saisît cette excellente occasion de quitter le théâtre où son génie devait jeter encore de vives lueurs, mais aussi avoir quelques éclipses, et qu'il se reposât, après tant de travaux, dans l'existence la plus honorable qu'il soit donné à un homme de posséder. L'illustration qu'il avait acquise par ses découvertes, pouvait difficilement être augmentée par quelques services subséquents quelque signalés qu'on puisse les supposer, et il se fût épargné bien des peines, bien des soucis, bien des malheurs! Mais, ainsi sont faits les hommes; il est rare qu'ils sachent s'arrêter ou se modérer, et ils finissent, presque toujours, par être entraînés plus loin qu'ils ne devraient aller!