Vie de Christophe Colomb
Nous n'entendons pourtant pas blâmer Colomb d'avoir livré bataille à Manicaotex; son devoir était tracé: il devait, comme il le fit si noblement, prendre le commandement en personne; mais il aurait pu retenir ses bâtiments jusqu'après l'issue du combat, et, ensuite, se rendre aux vœux de ses souverains; rien, selon nous, n'était plus dans les intérêts de sa gloire et de son bonheur, que de faire alors ses adieux au Nouveau Monde, d'aller mener en Espagne la vie d'un philosophe, et de s'y faire admirer comme le savant le plus éclairé, l'homme le plus illustre de la chrétienté.
N'omettons pas de mentionner que la recommandation la plus importante que fit Colomb à Don Diego, fut de s'attacher minutieusement à bien exposer, en Espagne, l'odieuse conduite des infâmes Boyle et Pedro Marguerite, et à réfuter les calomnies qu'ils devaient avoir déversées sur la colonie et sur lui.
Le vice-roi entra en campagne avec deux cents fantassins et vingt cavaliers à la tête desquels se trouvait Ojeda. Il y avait aussi vingt chiens d'une force prodigieuse, très-redoutés des Indiens contre qui ces féroces animaux avaient une sorte d'aversion naturelle. Pour prouver sa fidélité, Guacanagari se joignit aux Espagnols avec les guerriers de son domaine.
Ce fut le 27 mars 1494 que Colomb, secondé par son frère Barthélemy agissant dans ses fonctions d'Adelantado, partit d'Isabella et s'avança rapidement vers ses ennemis qui étaient rassemblés dans la Plaine Royale près du lieu où, depuis lors, la ville de Santiago a été bâtie, et qui, quoiqu'au nombre, peut-être exagéré, qu'on a évalué être de cent mille hommes, furent ébranlés dans la confiance qu'ils avaient montrée jusque-là, en voyant l'intrépidité avec laquelle Colomb s'avançait vers eux. Sans perdre de temps, le vice-roi fit commencer l'attaque. L'Adelantado, avec son impétuosité caractéristique, entraîna à sa suite l'infanterie massée par petits détachements qui firent feu presque à bout portant de la manière la plus efficace: le bruit des tambours, les fanfares des trompettes retentirent avec fracas, et les Indiens commencèrent à plier. Le bouillant Ojeda arriva alors avec ses cavaliers, le sabre au poing, et fit un carnage effroyable; les chiens furent aussi lancés, ils terrassaient les ennemis en leur sautant à la gorge, et puis ils leur déchiraient les entrailles; en un mot, la déroute fut totale et la victoire fut complète.
Le vice-roi poursuivit son triomphe en faisant une tournée militaire dans les contrées voisines, qu'il soumit à sa domination et où il imposa divers tributs ou diverses redevances qui devaient être acquittés en or ou en coton. Plusieurs forteresses furent élevées dans les endroits les plus convenables, et la bataille, recevant le nom du lieu où elle avait été livrée, fut appelée bataille de la Vega Real ou de la Plaine Royale.
Cette lutte, cette bataille, ce sang versé, sont sans doute déplorables, mais c'était une conséquence forcée de la situation. En effet, du moment où ces beaux pays étaient découverts, il devenait de toute impossibilité que le bon accord entre les Européens et les naturels durât toujours, et que les habitants restassent éternellement plongés dans la paresse et dans l'idolâtrie; il était également impossible que les richesses territoriales en demeurassent à jamais inexploitées; il ne se pouvait pas, enfin, que les habitants continuassent à y être exposés aux incursions, au brigandage, à l'anthropophagie des Caraïbes qui les tenaient dans des alarmes continuelles. Nous ne nous dissimulons pas tous les maux qui leur ont été apportés par la domination européenne, mais nous avons beau y réfléchir, nous n'imaginons pas comment les choses auraient pu se passer autrement.
Toute oppression, cependant, amène nécessairement une réaction quelconque: aussi vit-on les Haïtiens, désabusés de l'idée de résister par la force, avoir recours à la ruse; et, sachant que la nourriture des Espagnols dépendait presque totalement de leurs cultures, ils détruisirent leurs champs de maïs, dépouillèrent les arbres de leurs fruits, fouillèrent leurs plantations de manioque pour les arracher, et allèrent se cacher dans leurs montagnes.
À leur tour, les Espagnols presque affamés, les poursuivirent dans leurs retraites, les pourchassèrent comme des bêtes fauves, et firent expier à un grand nombre le préjudice, pourtant bien naturel, qu'ils éprouvaient. Ces malheureux n'eurent donc plus de ressources que de se rendre, de se soumettre au joug et de travailler. Telle fut enfin la terreur inspirée par les Espagnols, qu'un seul d'entre eux, avec son fusil sur l'épaule, aurait pu marcher, circuler dans toute l'île, et trouver des naturels prêts à le transporter sur leurs épaules quand il le jugeait convenable, ou qu'il était fatigué. Tristes et pénibles conséquences d'un commencement d'occupation, et qui si, comme nous le croyons, elles sont inévitables, suffiraient peut-être pour détourner d'en jamais entreprendre!
Quant à Guacanagari, il devint en exécration à ses compatriotes: quelque respectables que puissent être les sentiments d'amitié qui l'attachaient à Colomb, si toutefois, ce qu'il croyait être son intérêt personnel ne l'excitait pas, on ne saurait disconvenir que cette exécration était méritée. Pendant une absence du vice-roi, ses voisins le soumirent, lui-même, à un tribut qui lui était fort onéreux. Alors, ne pouvant supporter les murmures de ses sujets, les hostilités des autres caciques, les extorsions de ses ennemis, et la vue des malheurs auxquels il sentait bien qu'il avait contribué, il se retira dans les montagnes, s'y cacha avec obscurité et y mourut dans la misère. Sa vie est restée une énigme; son admiration pour Colomb l'avait fasciné; il ne paraît pourtant pas exempt de reproches dans le massacre de la garnison de La Navidad, et son malheur paraît avoir consisté à n'avoir jamais su prendre un parti bien net, et à n'avoir pas pu adopter une ligne de conduite franche et invariable.
Si nous tournons nos yeux vers l'Espagne, nous y verrons que ce que Colomb avait prévu s'était réalisé de tous points, et qu'on y avait prêté l'oreille aux odieuses calomnies des infâmes déserteurs Pedro Marguerite et du moine bénédictin Boyle, qui, s'ils avaient été traités comme ils le méritaient, auraient dû être arrêtés dès leur arrivée et passer en conseil de guerre. Ils taxèrent le vice-roi d'exagérations coupables dans les descriptions qu'il avait données des contrées qu'il avait découvertes, de tyrannie et d'oppressions à l'égard des colons; ils le représentèrent comme ayant contraint les Espagnols à un travail excessif malgré l'état de faiblesse et de maladie où ils se trouvaient, comme ayant infligé des peines sévères pour les moindres offenses, et comme ayant traité avec indignité les gentilshommes du rang le plus élevé; mais ils eurent grand soin de taire les causes pour lesquelles un travail inusité avait été exigé, la paresse et l'indiscipline ou la sensualité des colons, les cabales enfin et l'insolence, ou au moins les singulières prétentions de ces gentilshommes, qui pensaient que leur rang devait les faire exempter de toute participation aux charges et aux labeurs que la situation imposait. Ces calomnies des deux déserteurs étaient d'ailleurs appuyées par des fainéants revenus du Nouveau Monde avec le mécontentement de ne pas y avoir amassé, en ne prenant aucune peine, des monceaux d'or sur lesquels ils avaient eu la simplicité de compter, sans même, ainsi que nous l'avons déjà fait observer, avoir voulu être éclairés sur ce point. De proche en proche, ces singulières et puériles accusations parvinrent jusqu'aux grands personnages du royaume; elles altérèrent la popularité de Christophe Colomb, et même l'ancienne faveur dont il jouissait auprès de Leurs Majestés.
La première mesure qui annonça le déclin de cette faveur fut une proclamation par laquelle tout Espagnol fut autorisé à se rendre à Hispaniola, à commercer avec le Nouveau Monde, et à y faire, à son compte, des découvertes. Une partie des bénéfices devait en revenir à la couronne, et Colomb conservait, il est vrai, ses droits au huitième de ces mêmes bénéfices en sa qualité de grand-amiral; mais il fut très-mécontent de n'avoir pas été consulté, et il comprit facilement qu'une pareille faculté accordée à tout le monde, dans un moment où rien n'était encore assis ni établi dans ces pays, apporterait une grande perturbation dans le cours régulier des découvertes, par la licence et par les entreprises déprédatrices d'obscurs et d'avides aventuriers.
L'arrivée des bâtiments commandés par Antonio de Torres contre-balança un peu le mauvais effet qui venait d'être produit; mais on n'en pensa pas moins qu'il fallait envoyer un commissaire à Isabella, pour s'y enquérir de l'état des choses en général, et de la conduite de Colomb en particulier: ce fut un nommé Jean Aguado qui fut chargé de cette mission. Il avait déjà été dans la colonie et il en était revenu avec des lettres de recommandation du vice-roi, de sorte qu'on pensa que si l'on commettait un acte désagréable à Colomb par l'envoi d'un commissaire, le choix que l'on faisait d'une personne qui devait lui être dévouée, tempérerait l'âpreté de cet acte.
L'affaire des cinq cents Indiens prisonniers ramenés par Torres pour être vendus en Espagne comme esclaves, avait aussi causé quelque émotion: avec son grand sens, la reine Isabelle la soumit à une conférence de pieux théologiens qui débattirent longtemps la question, mais qui ne purent se mettre d'accord et ne formèrent aucune majorité tranchée. La clémente Isabelle, ne consultant alors que la magnanimité de son cœur vraiment religieux, ordonna que ces prisonniers fussent ramenés dans leur patrie, et qu'ils y fussent mis en liberté aussitôt que la tranquillité de la colonie le permettrait.
Le commissaire Aguado partit d'Espagne vers la fin du mois d'août 1495, avec quatre caravelles chargées de secours et d'approvisionnements: Don Diego revint aussi par la même occasion. Ce commissaire était un esprit faible à qui cette mission avait donné le vertige; il n'eut rien de plus pressé que d'oublier les obligations qu'il avait à Colomb, et d'excéder les limites de son mandat. Le vice-roi était en tournée quand ces caravelles arrivèrent; alors, sans aucun égard pour Barthélemy, frère du vice-roi et Adelantado ou lieutenant-gouverneur, il prit en mains le commandement suprême, il fit publier ses prétendus pouvoirs à son de trompe, il fit arrêter plusieurs officiers publics, exigea de quelques autres des comptes rigoureux, et invita tous les individus qui pouvaient avoir quelques plaintes à formuler contre Colomb à se présenter à lui pour les faire connaître; il poussa même l'audace jusqu'à insinuer que Colomb prolongeait son absence par crainte des recherches qu'il avait à faire sur sa conduite, et jusqu'à manifester l'intention de se mettre à la tête de quelques cavaliers pour aller à sa poursuite et pour l'arrêter. C'était en vérité d'une rare insolence de la part d'un simple commissaire qui ne venait, en quelque sorte, que pour dresser un procès-verbal de l'état des choses, et qui, au lieu d'y procéder avec justice, sens et ménagement, bouleversait tout, affichait des prétentions ridicules, et plongeait la colonie dans la plus horrible confusion.
Le vice-roi, informé de l'arrivée de cet étrange personnage et de ses inconcevables procédés, fit voir qu'il ne craignait ni recherches ni imputations quelconques, et il se hâta de retourner à Isabella. Il aborda cet Aguado avec un maintien grave et cérémonieux, prit connaissance de ses instructions; puis, voyant qu'il y avait beaucoup de vague, il lui dit que, dans la crainte de ne pas interpréter comme il convenait les ordres de Leurs Majestés pour lesquels son respect ne pouvait être égalé que par sa reconnaissance, il lui laissait, sous sa responsabilité, toute latitude d'en agir comme il l'entendait; qu'ensuite, lorsqu'il croirait avoir rempli sa mission et jugé convenable de retourner en Espagne, il s'y rendrait lui aussi pour se justifier d'accusations qui n'en étaient réellement pas, et pour expliquer les vraies causes du malaise de la colonie.
Lorsque l'ingrat et infatué Aguado eut achevé de remplir le pitoyable rôle qu'il s'était donné, de provocateur à la délation et à la calomnie, on songea au départ; mais pendant qu'on en faisait les préparatifs, il éclata sur l'île un de ces coups de vent dévastateurs que les Indiens appelaient uricans, nom que nous avons conservé en France sous celui d'ouragans. Trois des bâtiments qui étaient à l'ancre furent brisés et coulés avec leurs équipages; d'autres furent jetés les uns sur les autres et poussés à la côte où ils s'échouèrent comme des navires naufragés. Le bâtiment-amiral la Santa-Clara, celui auquel Colomb, par un souvenir de prédilection, avait donné le surnom de la Niña, fut le moins maltraité; mais il avait besoin de grandes réparations. On s'occupa donc de ces réparations; enfin le vice-roi eut l'idée de faire construire un nouveau navire avec les débris qu'il put sauver des autres.
On se livrait à ces travaux, lorsqu'on apprit la découverte de mines d'or très-riches dans l'intérieur de l'île. Un jeune Aragonais nommé Michel Diaz, au service de l'Adelantado, ayant blessé un de ses compatriotes dans une querelle, avait fui d'Isabella avec cinq ou six camarades. Après avoir longtemps erré dans l'île, ils arrivèrent à un village indien placé sur les bords de la rivière Ozema, là même où la ville de San-Domingo est en ce moment située; les habitants les y accueillirent avec bienveillance et ils y prirent leur résidence. Ce village était gouverné par une femme qui en était la cacique; elle conçut un vif attachement pour Diaz, et des relations intimes s'ensuivirent entre eux.
L'Aragonais paraissait aussi heureux que son amante, mais au bout de quelques mois, il devint inquiet, mélancolique, et il était préoccupé du désir de revoir Isabella et les compagnons qu'il y avait laissés; toutefois, craignant la sévérité de l'Adelantado, il ne savait comment accomplir son dessein. La cacique se rendit parfaitement compte des tristesses de Diaz, elle craignit d'en être prochainement abandonnée; et comme elle avait entendu parler de l'attrait que l'or avait pour les Européens, elle imagina de révéler à son hôte qu'il y en avait de grandes quantités dans le voisinage, afin qu'il le fît connaître aux colons d'Isabella et qu'ils se transportassent tous sur les bords de l'Ozéma, où elle donnait l'assurance qu'ils seraient parfaitement reçus.
Diaz fut ravi d'entendre ces propositions qu'il voulut se hâter d'aller transmettre à ses compatriotes, se flattant que, porteur d'aussi bonnes nouvelles, il obtiendrait son pardon de l'Adelantado. Son espoir ne fut pas déçu, le vice-roi, lui-même, lui en sut le meilleur gré, car il pensa aussitôt quel excellent argument ce serait à opposer aux insinuations fâcheuses que ses ennemis répandaient dans la métropole sur son compte.
L'Adelantado, dont l'activité était incomparable, partit immédiatement avec l'Aragonais et ses guides qui les conduisirent sur les bords d'une rivière appelée Hayna, où ils trouvèrent beaucoup plus d'or et en morceaux beaucoup plus gros que n'en fournissait la province de Cibao; ils aperçurent aussi plusieurs excavations qui leur firent conjecturer que ces terrains étaient exploités depuis de longues années. L'Adelantado ne perdit pas une minute pour aller rapporter ces détails ainsi que plusieurs magnifiques échantillons au vice-roi, qui en témoigna la plus vive satisfaction, et qui ordonna qu'une forteresse fût aussitôt élevée dans le voisinage des mines. Alors, il prit encore moins de souci qu'il ne l'avait fait jusque-là des forfanteries d'Aguado, et il pressa le départ.
Pour l'honneur de Diaz, et pour montrer que la jeune et belle cacique de ces contrées avait fait sur le cœur de son amant une impression aussi profonde que passionnée, nous constaterons qu'il la fit baptiser sous le même nom de Catalina que les Espagnols avaient donné à l'intrépide Caraïbe délivrée par Guacanagari; que l'Aragonais se maria légitimement avec elle; qu'il resta constamment fidèle à ses engagements, et que l'Haïtienne lui donna, par la suite, deux enfants qui furent élevés dans la religion catholique.
Le navire nouvellement construit était une caravelle nommée la Sainte-Croix; Aguado y prit passage, et le grand-amiral, après avoir laissé le commandement de la colonie à son frère l'Adelantado, s'embarqua sur la Niña. Ces bâtiments portaient deux cent vingt-cinq hommes, soit malades ou débauchés et fainéants dont on débarrassait l'île d'Haïti, et qui formaient le plus triste aperçu qu'on puisse imaginer de cette colonie où ils étaient allés comme à une terre de promission; il y avait aussi trente Indiens à bord, parmi lesquels se trouvaient Caonabo, le chef naguère si redouté, un de ses frères et un de ses neveux. Colomb leur avait promis à tous de les ramener libres dans leur pays, espérant qu'après avoir été présentés à ses souverains, et qu'étant touchés des bons traitements qui leur seraient faits, ils garderaient le souvenir de la puissance, de la grandeur de l'Espagne, renonceraient à toute hostilité, et deviendraient de très-utiles auxiliaires pour amener une prompte soumission de l'île et le goût du travail parmi les indigènes.
Le grand-amiral, dans sa navigation, au lieu d'aller au Nord du tropique, chercher des vents variables, suivit la même route que lors de son premier retour, c'est-à-dire qu'il lutta avec persévérance contre les vents alizés et contre les courants que la continuité de ces vents détermine. Nous avons expliqué, en parlant du voyage précédent, par quels motifs Christophe Colomb avait pu se décider à prendre cette direction; mais, quoique la Niña actuelle eût beaucoup souffert de l'ouragan, et que la Sainte-Croix n'eût pas pu être construite avec le même soin qu'on l'aurait fait en Europe, cependant ces bâtiments étaient beaucoup plus navigables que l'ancienne Niña qui n'était même pas pontée, de sorte qu'ils auraient fort bien pu soutenir, surtout dans la belle saison où l'on se trouvait, les mers de la zone tempérée, bien qu'elles soient plus rudes que celles de la zone torride. Nous ne nous expliquons donc pas cet itinéraire, à moins qu'il n'ait été adopté par la crainte d'être obligé de passer dans le voisinage des orageuses Açores, et de s'y retrouver assailli par quelqu'une de ces vigoureuses tempêtes comme l'ancienne Niña en avait vu deux fondre sur elle et qui lui firent courir des dangers auxquels il ne fallait pas exposer deux navires meilleurs, il est vrai, mais loin d'offrir toutes les garanties de solidité désirables.
Les contrariétés que le grand-amiral éprouva furent si nombreuses, qu'étant parti d'Hispaniola le 10 mars, il ne se trouvait, le 10 avril, que dans le voisinage des îles Caraïbes, et qu'il crut devoir relâcher à la Guadeloupe pour y renouveler son eau douce, son bois de chauffage, et prendre quelques provisions en vivres frais. Il n'y fut reçu qu'avec hostilité: hommes et femmes se présentèrent bravement pour s'opposer au débarquement, et montrèrent autant de courage que de force et d'agilité. La résistance fut opiniâtre, mais il fallut céder: une des guerrières se fit remarquer par son intrépidité; obligée pourtant de fuir, elle se serait échappée tant sa course était prompte, si elle n'avait été poursuivie par un matelot espagnol des îles Canaries renommé pour sa légèreté et qui la serra de très-près. Cependant elle tourna la tête, vit que ce matelot était assez en avant de sa troupe; alors elle fit volte-face, s'élança sur lui, le saisit à la gorge, et l'aurait étranglé dans la lutte qui s'engagea entre eux, sans l'arrivée d'autres matelots qui la firent prisonnière; plusieurs de ses compatriotes furent également faits prisonniers.
Avant de quitter la Guadeloupe, le grand-amiral, non-seulement rendit la liberté aux Indiens qu'il avait pris, mais encore il leur fit à tous des présents. Toutefois, la guerrière dont nous venons de parler ne voulut pas retourner à terre; elle demanda avec instance qu'on la laissât à bord pour adoucir, par sa présence, la captivité du cacique Caonabo qu'elle avait appris être aussi un Caraïbe, et dont elle avait entendu raconter les exploits et le malheur. Hélas! son dévouement ne put sauver Caonabo de la mort qui l'attendait prochainement, et qui eut lieu pendant le cours du trajet qui restait à faire pour retourner en Europe; ce n'en fut pas moins un acte très-honorable pour la jeune Guadeloupienne; et quoiqu'on puisse l'attribuer à une passion tendre qui prit naissance en son cœur à la vue de l'infortune du cacique, cependant ce n'était pas une âme vulgaire qui pouvait avoir conçu l'idée d'un si grand sacrifice.
Si Colomb avait compté, en prenant la route qu'il suivit, sur un voyage exempt de mauvais temps, ses prévisions furent parfaitement justifiées; mais il lui fallut une période assez longue pour l'exécuter, et des inconvénients d'une nature très-grave en furent la conséquence. Il avait appareillé de la Guadeloupe le 20 avril; le 20 mai, c'est-à-dire un mois plus tard, il n'était encore que peu avancé dans l'Est; il fallut alors songer à réduire les rations à six onces de biscuit et à une bouteille et demie d'eau par homme et par jour. Au commencement de juin, il y avait à bord une sorte de famine; cependant on s'était rapproché un peu plus, proportionnellement, qu'auparavant; mais les esprits étaient exaspérés, et comme on ne voyait pas de terme à cette traversée, et que la disette pervertissait tous les sentiments d humanité, on en vint, au bout de quelques jours, à proposer de tuer quelques prisonniers indiens pour les manger, ou tout au moins de les jeter à la mer afin de diminuer, par là, les consommations. Il fallut toute l'autorité de Colomb, toute son énergie, tout l'ascendant qu'il avait sur les hommes de l'équipage, pour les forcer à se désister de ces projets homicides; afin, d'ailleurs, de les ramener à leur devoir par un argument qu'il crut être d'un très-grand poids, il les assura qu'il comptait, très-prochainement, avoir connaissance du cap Saint-Vincent.
Cette promesse fut considérée à bord comme n'ayant d'autre but que de calmer les mécontentements; mais bientôt, à la joie universelle, la prédiction s'accomplit; on vit effectivement le cap Saint-Vincent et, dans la soirée de ce même jour, 11 juin 1496, la Niña et la Sainte-Croix jetèrent l'ancre dans la rade de Cadix, après un voyage long, à la vérité, mais qui, en résumé, n'avait pas excédé cinquante-deux jours depuis le départ de la Guadeloupe.
La ville de Cadix montra le plus grand empressement à voir ces arrivants du Nouveau Monde; mais, cette fois, la vue fut peu réjouie à l'aspect de tant de malheureux, partis malades, pour la plupart, d'Isabella, et exténués par les privations de leur traversée; eux qui, avant de quitter l'Espagne, ne croyaient, dans les illusions qu'ils se faisaient, y revenir que le cœur satisfait, l'esprit joyeux, et surtout les mains remplies d'or!
Christophe Colomb même, qu'on n'avait vu qu'avec un maintien noble et digne, s'imagina, sans qu'on ait jamais pu en savoir la vraie cause qu'on a supposée être un vœu religieux qu'il accomplissait, s'imagina, disons-nous, de débarquer, lui vice-roi et grand-amiral, vêtu d'une robe de moine franciscain, serrée à la taille par une corde, et ayant laissé pousser toute sa barbe comme les ecclésiastiques de cet ordre. C'est ainsi qu'il fit sa route de Cadix à Burgos où était alors la cour; cependant, pour parler aux yeux d'une autre manière, il fit une grande exhibition de couronnes, de colliers, de bracelets et autres bijoux en or, dont il para les Indiens qu'il avait emmenés d'Hispaniola, et par qui il se faisait accompagner. Un frère de Caonabo, qui était l'un des caciques de l'île, portait sur sa personne un collier et une chaîne en or massif, du poids de six cents castillanos qui sont représentés par environ dix-sept mille francs de notre monnaie.
En pensant aux intrigues et aux calomnies de Marguerite et de Boyle, en se rappelant les inqualifiables procédés d'Aguado, Colomb s'attendait à être accueilli froidement par Ferdinand et par Isabelle; mais il n'en fut pas ainsi: les souverains espagnols, en le revoyant, revinrent des préventions qu'on avait cherché à leur inspirer, et ils le reçurent avec la faveur la plus marquée; ils eurent trop de pénétration pour ne pas apprécier les difficultés extraordinaires de sa situation; ils connaissaient trop son mérite pour ne pas lui rendre justice, ils ne firent même aucune allusion soit aux calomnies, soit aux procédés que nous venons de mentionner.
Encouragé par ces nouvelles marques de bonté, Colomb entretint longtemps Leurs Majestés des difficultés ainsi que des espérances de la colonisation de pays aussi riches et aussi fertiles: il développa les plans qu'il avait conçus; il parla des découvertes infinies qui restaient à faire dans cette partie du globe; il revint sur la probabilité d'atteindre ainsi les rivages de l'Inde, et il fit la demande de huit bâtiments dont deux porteraient des approvisionnements à Hispaniola, et dont les six autres seraient placés sous son commandement pour de nouvelles découvertes.
Les souverains, charmés de tant de belles perspectives, promirent d'accorder des bâtiments, et ils étaient sincères dans leurs promesses, mais l'époque n'en fut pas précisée; dans les circonstances politiques où l'on se trouvait, elle ne pouvait même pas l'être, de sorte qu'il y eut un retard considérable causé par l'état des finances de l'Espagne.
À cette époque, en effet, Ferdinand consacrait toutes ses ressources à des entreprises guerrières; il se tenait artificieusement dans un état de contestation et de politique tortueuse avec la France; en tendant obstinément à se saisir du sceptre de Naples, il posait les fondements d'une connexion imposante par le mariage de ses enfants, d'où résulta l'alliance de famille qui, par la suite, plaça et consolida un des plus immenses empires qui aient jamais existé, entre les mains de son petit-fils et successeur, le célèbre Charles-Quint. Hélas! que sont les projets des hommes, et qu'est devenue cette puissance colossale?
Ce ne fut qu'au printemps de 1497, que la reine Isabelle put revenir avec sa sympathie naturelle, à s'occuper des affaires du Nouveau Monde, et elle le fit avec un zèle qui montrait une volonté bien arrêtée de les placer sur une base durable. Elle s'apercevait parfaitement que le roi n'était plus préoccupé que de ses projets ambitieux dans le midi de l'Europe; elle ne pouvait pas ignorer que le jaloux et haineux Fonseca, chargé de diriger les opérations d'outre-mer, ne négligeait aucune occasion d'attaquer la réputation, les actes de l'illustre navigateur; et elle commença par faire définir clairement et d'une manière stable, quels seraient ses pouvoirs, et comment il serait récompensé des services éminents qu'il avait rendus; car il n'était pas de chicane, de ruse, d'odieuse machination que Fonseca ne mît en usage pour que Colomb fût dépossédé et de ces pouvoirs et de ces récompenses.
Il est aisé de se rendre compte comment les dépenses des expéditions entreprises jusque-là, avaient considérablement excédé la valeur des retours; aussi, conformément aux conventions conclues entre la couronne et Colomb, Fonseca maintenait rigoureusement que l'éminent marin était le débiteur du trésor public pour des sommes qu'il n'était pas difficile à un administrateur de grossir démesurément. La généreuse Isabelle commença par couper court à cette absurde prétention, en se déclarant financièrement satisfaite, et en ordonnant que ce sujet fût à jamais écarté. Elle prescrivit en outre que, pendant les trois années subséquentes, le dixième de tous les profits nets fût alloué à Colomb.
La question de la permission accordée à tous les Espagnols de naviguer librement dans les ports des colonies naissantes, et de pouvoir se livrer à des voyages de découvertes sans aucun contrôle, avait, comme nous l'avons fait connaître, vivement affligé Colomb par la crainte du tort que causeraient à ces pays ou à ces établissements à peine formés, des aventuriers, qui n'étant retenus par aucun frein, y commettraient toutes sortes d'excès. Cette question fut mise sur le tapis: Fonseca apporta dans la discussion, l'opposition qui lui était habituelle quand il s'agissait de Colomb; mais l'acte fut révoqué en tout ce qui pouvait être préjudiciable à ses intérêts. C'était un moyen adroit d'annuler ce même acte sans paraître se contredire, et sans détruire trop ouvertement une mesure qui avait le privilége d'être revêtue des signatures royales.
La reine permit ensuite à Christophe Colomb d'établir ou de former un majorat dans sa famille, réversible, dans sa descendance, de mâle en mâle, et par rang de primogéniture, mais sous la condition expresse que les titres de vice-roi et de grand-amiral qui lui avaient été conférés s'éteindraient avec lui, et que les possesseurs du majorat n'en prendraient aucun autre que simplement celui d'Amiral. Christophe Colomb, le cœur rempli de reconnaissance pour l'appui que la reine Isabelle lui avait donné avec tant de bienveillance sur les points précédents, n'insista nullement sur celui-ci, et il accepta cette condition.
Une affaire très-délicate restait à traiter: c'était celle du titre d'Adelantado ou de lieutenant-gouverneur, dont le vice-roi avait investi son frère Barthélemy contre qui Fonseca était parvenu à vivement indisposer le roi Ferdinand, en lui représentant que toute autorité émanait de sa personne, et qu'il n'appartenait qu'au souverain seul de donner, à qui que ce fût, le droit de commander les sujets de la couronne.
Certainement, et en droit absolu, ce raisonnement est incontestable; mais lorsqu'à une distance extrême de la métropole, un vice-roi malade et presque sur le bord de la tombe, se trouve revenu dans une colonie où il n'y avait plus que désordre et confusion, il y a bien nécessité à ce qu'il attribue, à la personne qui lui inspire le plus de confiance, un rang et un pouvoir qui mettent cette personne à même de se faire obéir. Il avait, ensuite, fallu marcher contre l'ennemi que les mémoires du temps affirment avoir formé une armée de cent mille combattants réunis dans la Vega Real. Nous admettrons qu'il n'y avait que moitié de ce nombre; mais n'était-ce donc rien que ces cinquante mille hommes armés de massues, d'arcs et de flèches, et animés par les excitations de leurs caciques? Une telle multitude aurait pu effrayer, par sa masse seule, un corps de troupes beaucoup plus considérable que celui du vice-roi qui s'élevait à peine à deux cent vingt hommes; et, sans aucun doute, si Colomb avait montré la moindre indécision, c'en était fait de lui, de ses soldats, et tous auraient subi le sort de leurs compatriotes égorgés à La Navidad. Mais il jugea parfaitement la situation: il eut foi dans son habileté, dans l'intrépidité de celui qu'il avait nommé Adelantado, dans le courage indomptable du vaillant Ojeda; et, à eux trois, ils eurent indubitablement la plus belle part au gain de la grande bataille de la Vega Real, laquelle eut le résultat immédiat de livrer toute l'île si étendue d'Hispaniola à la domination de l'Espagne.
Colomb fit valoir ces arguments avec son éloquence naturelle, et il obtint que le titre d'Adelantado serait conservé à Barthélemy qui fut anobli d'ailleurs comme ses deux autres frères, et qui acquit ainsi le droit d'être appelé Don Barthélemy, comme ceux-ci étaient devenus Don Cristoval et Don Diego.
Après que la reine Isabelle eut donné à Colomb ces sujets de satisfaction, en faisant régler ces différends, elle s'occupa des intérêts matériels de la colonie. Le personnel en hommes et en femmes qui dut être envoyé à Hispaniola, fut fixé; des règlements furent établis pour la solde, ainsi que pour les secours ou les vivres qui leur seraient alloués; on fît la répartition des terres qui devaient être ouvertes à la culture; l'intelligente Isabella insista personnellement sur le système de bienveillance qu'il convenait d'adopter envers les naturels, et sur la nature ou l'étendue des tributs qu'il convenait de faire peser sur eux; enfin, cette souveraine si éclairée et dont la bonté du cœur était inépuisable, recommanda expressément que, dans l'exercice du gouvernement de la colonie, les mesures de rigueur ne fussent employées que dans les cas d'absolue nécessité, et que l'on cherchât toujours à éclairer l'esprit des insulaires par les principes de la religion, tout en les attirant par l'indulgence et la douceur.
Colomb ne fut étranger, par les opinions qu'il émit, à aucun de ces actes; ce sera un honneur qui rejaillira éternellement sur Isabelle et sur lui, que d'avoir tracé une ligne de conduite qui, si elle avait été fidèlement et constamment suivie, aurait épargné aux Européens bien des souillures, et à ces beaux pays de longues scènes de désolation dont ils se ressentent encore, et dont peut-être ils se ressentiront toujours.
Toutefois, ces scènes de désolation auraient été fort affaiblies, au moins pour l'époque dont nous parlons, si les intentions de la reine avaient pu être remplies dans toutes leurs parties. Il en fut une, entre autres, à l'exécution de laquelle des obstacles matériels s'opposèrent si complètement qu'il fut impossible de la réaliser: nous voulons parler de l'envoi des colons en ces pays. Il ne s'en présenta, en effet, aucun: le découragement avait remplacé le charme qui avait saisi les Espagnols lors du voyage précédent de Christophe Colomb; et, au lieu de milliers de personnes, même des rangs les plus élevés, qui alors se pressaient sur ses pas et briguaient l'honneur de l'accompagner, il ne s'en trouva plus une seule qui désirât s'expatrier, et qui voulût échanger l'existence la plus médiocre en Espagne, contre l'espoir, qu'on voyait si incertain, de revenir bientôt avec des richesses sur lesquelles on avait appris qu'il fallait peu compter pour le moment présent.
Pour obvier à cet inconvénient, on eut la funeste idée de transporter dans la colonie, pour un temps déterminé, des condamnés à l'exil ou aux galères, excepté pourtant ceux qui avaient commis des crimes atroces. Ce fut une source de malheurs; l'on doit être encore plus surpris, quand on pense qu'après le triste résultat qu'eut alors cette mesure, d'autres nations aient cru, depuis, devoir l'adopter.
Toutes ces causes, tous ces retards ne permirent d'envoyer à Hispaniola les deux bâtiments demandés pour cette île, qu'au commencement de 1498, époque où enfin ils partirent sous le commandement de Pedro-Fernandez Coronal. Quant aux six autres bâtiments destinés pour la nouvelle expédition de Colomb, Fonseca qui, tout en étant devenu évêque de Badajoz, avait conservé la direction des affaires d'outre-mer, en entrava l'armement par mille délais. Les officiers de cette flottille étaient les créatures de l'évêque; et tous, pour se rendre agréables à Fonseca, se faisaient remarquer par un mauvais vouloir, par une attitude dénigrante qui paralysaient tout.
Colomb en souffrait vivement et ne savait comment y remédier, nul ne se mettant ouvertement ni complètement en état de désobéissance. Il pensait bien à s'adresser à Fonseca pour faire rentrer ces malheureux dans de meilleurs sentiments; mais il comprenait aussitôt que cette satisfaction qu'il procurerait à Fonseca, en se montrant en quelque sorte son subordonné, n'aurait d'autre résultat que d'accroître son orgueil. Il craignait alors qu'une scène violente ne s'ensuivît; et comment, si ce n'est à son désavantage, pouvait se terminer un éclat entre lui et un évêque? C'est là le grand mal qu'il y a à conférer un pouvoir civil quelconque à des ecclésiastiques; ils savent, en effet, très-bien se prévaloir des droits que leur donne ce pouvoir pour se faire obéir; mais quand il s'agit de vider une affaire particulière ou de répondre de leur conduite devant les tribunaux, ils peuvent se targuer de leur qualité d'ecclésiastiques, et chercher par là à se soustraire aux ressentiments de ceux qu'ils ont offensés, ou aux jugements de l'autorité temporelle. Aujourd'hui, tout cela s'est un peu modifié; mais, en règle générale, le vrai rôle d'un prêtre est de se vouer exclusivement au service de Dieu; et il peut y avoir danger pour la société, lorsqu'il est appelé à prendre une part quelconque dans les affaires civiles d'un État qui ne vit pas sous le régime théocratique.
L'insolence des créatures de Fonseca alla toujours en croissant jusqu'au moment du départ du grand-amiral, à tel point qu'un jeune homme nommé Ximeno de Breviesca, Maure converti, qui était devenu trésorier, et qui se faisait partout remarquer par ses provoquants propos sur le compte de Colomb, crut se rendre agréable à son patron dont, au surplus, il n'était que l'écho, en barrant le passage au grand-amiral à l'instant où il allait définitivement s'embarquer, et en lui tenant le langage le plus impudemment offensant.
L'indignation fit un moment sortir Colomb de la ligne modérée qu'il avait toujours suivie; il ne vit que l'insulte odieuse qui lui était faite, et comme Ximeno s'obstina à empêcher le grand-amiral de s'avancer, tout en continuant à donner un libre cours à sa langue de vipère, Colomb, exaspéré, le saisit au collet d'un bras nerveux, et en lui disant: «Téméraire, tu me pousses à bout; voilà ton châtiment!» Il terrassa et foula aux pieds cet indigne favori, que nous voyons qualifié, dans les pages d'un auteur très-grave, d'avoir été le mignon de l'évêque Fonseca.
Les ennemis de Colomb, Fonseca à leur tête, exploitèrent habilement ce mouvement pourtant si naturel de colère: Fonseca en écrivit au roi; il représenta cette action (très-blâmable quoique si excusable) comme une preuve évidente du caractère irascible du grand-amiral et comme une confirmation des plaintes qui étaient venues de la colonie sur l'oppression et la cruauté dont quelques malheureux l'y accusaient. Il est certain que ces imputations artificieusement présentées firent, comme on put s'en apercevoir, une impression fâcheuse sur l'esprit de Sa Majesté. Quel prêtre, grand Dieu, quel ministre de la religion! Et quelle différence avec le vénérable Diego de Deza de la conférence de Salamanque, devenu ensuite archevêque de Séville, et avec l'excellent Jean Perez de Marchena, supérieur du couvent de Sainte-Marie-de-la-Rabida, dont nous regrettons vivement que les historiens du temps ne nous donnent plus l'occasion de parler!
Quant à Colomb, il fut au désespoir de s'être laissé aller à ce mouvement de vengeance; avant de partir, il écrivit une longue lettre aux souverains espagnols pour expliquer comment il n'avait pas pu s'empêcher de punir une semblable insulte, et pour les supplier de continuer à l'honorer de leur bienveillance, lui qui en avait tant besoin dans le rôle difficile qu'il était appelé à remplir, et qui d'ailleurs, aux désavantages «d'être étranger et fort jalousé, allait encore avoir celui d'être absent, et de ne pouvoir se défendre personnellement.»
Ce fut le 30 mai 1498, que Christophe Colomb, dans la soixante-quatrième année de son âge, appareilla avec ses six bâtiments, du port de San-Lucar-de-Barrameda, pour un troisième voyage de découvertes, et avec le dessein de vérifier les assertions des naturels d'Haïti et des îles Caraïbes sur des îles qu'ils lui avaient affirmé se trouver dans le Sud; il pensait même, d'après leurs versions, trouver ces pays habités par des hommes de race noire, chose qui lui paraissait assez probable, attendu qu'en Afrique, sous de semblables latitudes, cette couleur noire était celle des habitants. Il toucha à Porto-Santo ainsi qu'à Madère, pour y prendre de l'eau et du bois; il se rendit ensuite aux îles Canaries d'où il expédia trois de ses navires pour la colonie d'Isabella où ils portaient des approvisionnements: avec les trois autres, dont un seul, celui qu'il montait, était entièrement ponté, il fit route pour les îles du cap Vert, et il y arriva avec une forte fièvre et avec une attaque de goutte beaucoup plus prononcée que plusieurs autres qu'il avait déjà ressenties, mais qui n'avaient jusque-là sévi que fort légèrement. Il n'avait cependant pas cessé de diriger la route de son bâtiment et d'en ordonner toutes les manœuvres avec sa vigilance, son exactitude et son habileté accoutumées.
Le 5 juillet, après avoir complété de nouveau son eau, ses provisions et son bois, Colomb partit des îles du cap Vert et fit route au Sud-Ouest jusqu'à ce qu'il eût atteint le cinquième degré de latitude. Il y éprouva, comme on le voit fréquemment dans les parages qui avoisinent la ligne équinoxiale, des calmes profonds et une chaleur étouffante qui fit fondre le brai des bordages du pont de son navire, qui attaqua ses viandes salées alors fort mal préparées, et qui fit éclater plusieurs barriques des vins capiteux si abondamment alcoolisés de l'Espagne. Quelques pluies survinrent, mais la chaleur en fut à peine diminuée; elles rendirent l'atmosphère beaucoup plus lourde, et elles couvrirent tout, à bord, d'une sorte de moisissure. Les marins perdirent presque toute leur énergie; ils se rappelèrent alors les anciennes fables sur les régions torrides, sur les barrières infranchissables de feu, et sur l'impossibilité de pouvoir vivre dans ces parages.
Le grand-amiral jugea bientôt devoir mettre le cap au Nord-Ouest pour se rapprocher des îles Caraïbes; après avoir suivi cet air-de-vent pendant quelques jours, et après avoir éprouvé des alternatives fréquentes de brises favorables, de calmes, de pluies et de vives chaleurs, le ciel devint tout à coup clair et serein, le soleil se montra dans toute sa gloire, la brise fraîchit un peu; enfin, quoique la température fût encore assez élevée, cependant elle était devenue très-supportable.
Le 31 juillet, c'est à peine s'il se trouvait un tonneau d'eau à bord lorsqu'un matelot en vigie, nommé Alonzo Perez, cria «Terre!» et aperçut trois montagnes qui se détachaient au-dessus de l'horizon. Peu après, on s'assura que ces trois montagnes se tenaient par leur base; aussi, le grand-amiral ne manqua-t-il pas de leur donner le nom de la Trinité qu'elles conservent encore en ce jour. Colomb s'approcha de l'extrémité orientale de l'île de laquelle elles s'élevaient; il trouva qu'elle avait la configuration d'une galère à la voile, et il appela ce cap Pointe-de-la-Galère. Côtoyant cette même île dans le Sud, il vit au large une étendue de terres de plus de 20 lieues; c'était la côte plate sur laquelle se déversent les branches de l'embouchure de l'Orénoque. Colomb, d'abord, pensa que cette partie du continent, qui est aujourd'hui désignée sous le nom d'Amérique méridionale, était une île, et il l'appela l'Île-Sainte. Se trouvant alors dans le golfe de Paria, il crut, et chacun croyait à bord, naviguer dans un archipel auquel on espérait trouver une issue, en continuant à faire route en avant. Comme il ne marchait guère que le jour, il fut une fois arraché de son mouillage par un fort raz de marée, et il alla jeter l'ancre un peu plus loin; là, il débarqua sur le long promontoire de Paria qui fait partie du continent américain: il fut donc le premier Européen qui mit le pied sur ce même continent; mais l'opinion générale à bord était qu'on se trouvait sur une île. Il y eut diverses entrevues avec les naturels, auprès desquels il se procura une grande quantité de perles dont quelques-unes étaient d'une grosseur et d'une beauté remarquables.
Cependant Colomb ne put s'empêcher de remarquer la quantité abondante d'eau à peine saumâtre qui arrivait toujours dans le golfe de Paria et qui formait un vif courant; il crut ne pouvoir l'attribuer qu'à un grand fleuve dont le cours devait avoir plusieurs centaines de lieues, et qui, par conséquent, avait sa source dans quelques montagnes éloignées et traversait un grand nombre de pays. Il en était très-agité, et la nuit, après y avoir mûrement réfléchi, il se confirma avec sa sagacité transcendante dans l'idée que les terres qu'il voyait dans le Sud et que le promontoire lui-même de Paria faisaient partie d'un continent. Son génie frappa donc juste encore une fois, et le matin, en paraissant sur le pont, l'imagination toujours échauffée des hautes pensées qui l'avaient si fortement préoccupé, il assembla son équipage autour de lui, et donnant un libre cours à ses paroles éloquentes, il leur dit:
«Dieu nous a récompensés de nos peines, de nos travaux, de nos souffrances; car ces terres que vous voyez au midi et que nous avons découvertes, ne sont pas des îles, mais un continent qui doit être immense, et que nous léguerons à nos successeurs pour l'explorer, le cultiver, le civiliser et l'élever à la connaissance de notre sainte religion. Le ciel soit loué de m'avoir permis de voir et de deviner, le premier, des pays d'une fertilité, d'une richesse inouïes, et qui, s'ils sont gouvernés avec intelligence et humanité, seront une source éternelle de prospérité pour l'Espagne! Mon premier voyage m'avait mis sur la voie, le second a confirmé toutes mes hypothèses, celui-ci sera non moins glorieux, et ce sera un honneur éternel pour nous, d'avoir abordé dans ces belles contrées!»
D'abord on se refusa à le croire, mais il entra dans les détails avec tant de conviction, il parla avec un enthousiasme si éclairé, qu'enfin son opinion prévalut; il fut encore salué par de vives acclamations comme le plus grand génie de l'humanité; et ses marins qui, quelques minutes auparavant, se croyaient dans un archipel, demeurèrent persuadés de la réalité du continent que le grand-amiral venait de leur annoncer.
Ce qui charma surtout Colomb ce fut la température de ces pays où, effectivement, le thermomètre se tient ordinairement dans les limites de 18 à 26 degrés Réaumur (environ 23 et 32 degrés centigrades). Nous savons actuellement que cette circonstance est due à la quantité des pluies qui y tombent pendant huit mois, et à la fraîcheur qui y est entretenue par la végétation le plus active qu'il soit possible d'imaginer. Colomb qui n'avait pas à cet égard notre expérience, se laissa aller à une foule de suppositions et de systèmes fort ingénieux qui attestaient sa brillante imagination, mais qu'il serait superflu de rapporter ici.
La passion des découvertes était tellement innée chez Christophe Colomb, qu'il allait oublier la pénurie de ses subsistances pour retourner vers le Sud, et visiter les côtes de ce continent dont la découverte flattait tant son esprit: on lui en fit faire la remarque au moment où il allait donner l'ordre de gouverner dans cette direction; revenant alors à la rectitude exquise de son jugement, il se détermina à se diriger vers Hispaniola où il promit de donner quelque repos à ses équipages, et d'où il se proposait d'expédier son frère, l'intrépide Adelantado pour compléter l'importante découverte qu'il venait de faire. Quel homme était-ce donc que ce Christophe Colomb, et de quelle trempe était la vigueur intellectuelle de son esprit, de penser à poursuivre, lui-même, de semblables projets, lorsque la goutte, cette affreuse ennemie de la santé de l'homme, sévissait sur lui avec plus d'intensité que jamais? La fièvre cependant l'avait abandonné; mais ses veilles continuelles jointes à la chaleur ainsi qu'à l'humidité de ces climats, attaquèrent ses yeux d'une inflammation ardente; et c'est à peine s'il pouvait jouir du sens de la vue.
Le 14 août, il se trouva dans un détroit fort resserré, situé entre le promontoire de Paria et l'île de la Trinité. Toutes les eaux provenant des rivières des Amazones, de l'Oyapock, de l'Approuague, du Maroni et autres fleuves de la Guyane, ainsi que celles de l'Orénoque non moins majestueux que les Amazones, semblent se donner rendez-vous dans ce détroit dont le voisinage ou les abords sont parsemés de petites îles, de roches et de bancs, et elles y ont un cours violent, saccadé, qui rendent la navigation de ce détroit fort dangereuse. Le grand-amiral s'y trouva plusieurs fois en danger imminent d'y faire naufrage; mais ses talents nautiques lui firent surmonter toutes les difficultés; il parvint, enfin, à franchir ce défilé qu'il trouva assez redoutable pour lui donner le nom de Bouches-du-Dragon. À ceux qui pouvaient encore douter, il fit considérer ces masses énormes d'eau à peine saumâtre, et il leur demanda quelles seraient les îles qui pourraient les produire; en effet, le doute n'était plus permis.
Après avoir reconnu la côte dans l'Ouest jusqu'aux îles Cubaga et Marguerite, et lui avoir trouvé les caractères d'une portion de continent, il fut satisfait de ce surcroît de preuves; il mit donc le cap sur la rivière Ozema de l'île d'Haïti où il savait qu'il devait trouver son frère dans le nouvel établissement qu'il lui avait enjoint de faire près des mines; il eut péniblement à lutter contre les courants qui l'entraînaient vers l'Occident; mais, à la fin, il atteignit sa petite rivière d'Ozema; et, s'il y arriva excédé de fatigues, presque perclus de goutte, et les yeux dans un état pitoyable, au moins eut-il la satisfaction infinie d'y être reçu par son cher frère, Don Barthélemy, son second lui-même, l'Adelantado.
Don Barthélemy avait pour lui l'amitié la plus tendre qui s'alliait au respect profond qu'il portait à son génie; de son côté Don Cristoval Colomb, avait pour l'Adelantado la plus grande confiance dans son activité infatigable, dans son courage, dans sa connaissance des affaires, et surtout dans sa déférence absolue pour lui. Les deux frères, pendant cette longue séparation, avaient souvent regretté de ne pas pouvoir s'appuyer de plus près l'un sur l'autre, et de ne pas avoir eu à se donner des marques fréquentes de sympathie; il est donc facile de s'imaginer avec quel plaisir ils se revirent et se tinrent étroitement embrassés.
Colomb avait compté sur quelque repos à Hispaniola, mais les nouvelles que lui en donna l'Adelantado le détrompèrent promptement. D'abord, Don Barthélemy commença par se réjouir de la découverte nouvelle du continent que son frère venait de faire, et il attacha à cet événement une portée encore plus grande, si c'est possible, que son frère ne l'avait fait; après lui en avoir adressé les félicitations les plus cordiales, il entreprit le récit qu'il avait à lui dérouler sur la position de la colonie et sur les événements qui y étaient survenus depuis leur séparation.
Suivant les instructions du vice-roi, l'Adelantado avait commencé, dès le départ de son frère, à bâtir une forteresse dans le voisinage des mines d'Hayna, à laquelle en l'honneur de Colomb, il donna le nom de Saint-Christophe; il en éleva, ensuite, une autre sur le bord oriental de la rivière Ozema, près du village habité par la cacique qui y avait attiré Michel Diaz à qui elle avait uni sa destinée. Cette nouvelle forteresse fut appelée San-Domingo; elle fut le point de départ de la ville qui porte encore ce nom, et qui a été longtemps la capitale des établissements espagnols dans l'île d'Hispaniola.
Il mit ces deux forteresses sur un pied respectable et il partit pour visiter les dominations du cacique Behechio, qui régnait sur les terres avoisinant le grand lac de Xaragua jusqu'à la partie occidentale de l'île y compris le cap Tiburon. Les habitants avaient la réputation d'être les plus agréables, les moins sauvages, les plus favorisés, sous le rapport physique, de toute l'île d'Haïti dont cette contrée était considérée comme une sorte d'élysée.
Avec Behechio, résidait sa sœur Anacoana, veuve du redoutable Caonabo; c'était, non-seulement, une des plus belles femmes de l'île, mais encore une des plus intelligentes et des plus distinguées par sa grâce et son air de dignité. Son nom, suivant l'usage du pays, avait une signification particulière, et voulait dire «Fleur d'or.» Fidèle à la fortune de son mari pendant ses luttes, elle n'avait, cependant, jamais partagé ses préventions contre les Espagnols qu'elle admirait comme des êtres d'une origine surhumaine; elle avait même cherché à adoucir la haine que Caonabo leur portait: c'est dans le même esprit et avec plus de force encore, qu'elle s'efforçait de persuader son frère, en lui mettant, d'ailleurs, sous les yeux, les malheurs que la résistance de Caonabo avait fait peser sur lui.
L'Adelantado pénétra dans les territoires de Behechio, tambour battant, bannières déployées, et avec cette attitude résolue qui lui était particulière; le cacique s'avança vers lui à la tête d'une multitude d'Indiens armés, à qui le courage paraissait revenu: l'Adelantado lui fit connaître qu'il était prêt à livrer bataille, mais que sa visite n'avait rien que d'amical. Sa parole était toujours crue avec autant de respect que celle du vice-roi; aussi, à l'instant même, Behechio fit disperser ses soldats et il engagea Don Barthélemy à aller voir sa résidence principale, située dans une grande ville haïtienne près de la baie profonde qui porte actuellement le nom de Léogane.
Anacoana, charmée du résultat de cette rencontre et avertie à temps, prépara une réception magnifique au frère de Colomb. Trente jeunes filles des plus belles allèrent au-devant de lui, agitant, dans les airs, des branches de palmiers, chantant leurs ballades favorites et dansant avec un ensemble parfait; elles s'agenouillèrent en s'approchant de l'Adelantado, cessèrent leurs chants et déposèrent leurs branches de palmiers à ses pieds. La belle cacique traversa alors un passage que lui avaient laissé ouvert les jeunes filles; elle était gracieusement assise sur une litière portée par six vigoureux Indiens; elle était revêtue d'une étoffe en coton de couleurs éclatantes et variées qu'elle avait drapée sur son corps avec une intention manifeste de coquetterie féminine; une guirlande de fleurs moitié blanches, moitié d'un rouge vif, reposait sur sa tête animée, et elle en avait aussi les bras et les mains ornés. Elle descendit de sa litière, salua l'Adelantado de l'air le plus affable, et le pria de se rendre dans la demeure qu'elle avait fait préparer avec le plus grand soin pour le recevoir.
L'Adelantado s'était fait une loi pour lui, comme aussi pour donner l'exemple sur un point aussi essentiel, d'imiter son frère dans une austérité extrême en tout ce qui concernait ses relations avec les femmes du pays; aussi quoique touché de tant de séductions, de tant de prévenances, quoique ravi de ces sites charmants, qui, d'eux-mêmes, excitaient à la mollesse; quoiqu'il eût pu se croire transporté, comme en rêve, dans les jardins enchantés d'Armide, ou à la cour de Cléopatre, ou enfin dans les régions mystérieuses du voluptueux Orient, il accepta l'invitation avec un grand air de supériorité, mais qui n'avait aucune teinte d'orgueil et qui était plutôt tempéré par un maintien très-bienveillant. Tel il fut, en tendant une main amie à la belle Anacoana, tel il marcha, pour se rendre à la résidence du cacique, avec le cortége des trente jeunes et gracieuses filles qui reprirent leurs branches de palmiers, et qui recommencèrent leurs danses et leurs chants joyeux jusque chez Behechio. Une foule innombrable d'insulaires faisant retentir l'air de cris de joie et du son de leurs instruments, les accompagnaient et complétaient ce cortége enthousiasmé.
La visite dura plusieurs jours qui furent une succession non interrompue de fêtes dont Anacoana, avec les grâces inexprimables qu'elle tenait de la nature, faisait le plus bel ornement. Don Barthélemy eut, cependant, plusieurs conférences avec Behechio, il lui promit assistance et protection contre tous les ennemis qui pourraient se déclarer contre lui; le cacique de son côté s'imposa un tribut périodique en coton, cassave et autres productions de la localité; et quand l'Adelantado quitta ces lieux hospitaliers, Espagnols et Haïtiens se montrèrent remplis de regrets sincères. Les adieux, en particulier, de l'Adelantado au cacique et à la noble Anacoana eurent quelque chose de pathétique qui fit beaucoup d'impression sur les spectateurs. Voilà bien comme l'on gagne les cœurs, comme l'on colonise; mais qu'il y a peu de personnes qui sachent pratiquer cette manière d'agir!
Le petit corps d'armée, après cette expédition amicale, se dirigea vers Isabella qui se trouvait dans un état fort précaire de santé et presque dépourvue de provisions; l'Adelantado en écarta tous les hommes qui étaient trop faibles ou trop maladifs pour porter les armes en cas d'attaque, et il les cantonna en divers points de l'intérieur où l'air était meilleur et les vivres plus abondants: pour leur protection et comme ouvrages de défense militaire de la colonie, il fit en même temps élever des forts qui reliaient entre eux San-Domingo et Isabella, c'est-à-dire le Nord et le Sud de l'île et qui devaient tenir en respect ses deux parties orientale et occidentale à chacune desquelles cette ligne de fortifications, fort bien combinée, faisait face de chaque côté.
Mais l'impatience, quelques insultes de la part des Espagnols, des punitions très-sévères infligées par eux dans la Vega Real, et des exigences outrées pour les tributs imposés, firent naître chez les Haïtiens un esprit de vengeance qui fut communiqué à leur cacique Guarionex, homme très-modéré cependant, par plusieurs autres chefs qui l'excitèrent à prendre les armes. La garnison du fort de la Conception fut presque aussitôt informée de ce projet qui devait avoir pour premier but l'enlèvement de ce fort, sa destruction et le massacre de ses soldats. Le point le plus difficile était d'en donner connaissance à l'Adelantado, car le fort fut bientôt bloqué. Une lettre portée par un Indien pouvait seule en fournir le moyen; mais les naturels envisageaient cet expédient avec terreur, persuadés qu'une lettre pouvait parler et les perdre; enfin, à force de présents, on en trouva un qui sortit du fort en se disant estropié et retournant dans ses foyers: la ruse réussit, on le laissa passer et il remit la lettre.
L'Adelantado partit comme la foudre, fondit à l'improviste sur les assiégeants, arrêta Guarionex de sa propre main, punit deux des instigateurs du complot, de la peine de mort, pardonna au reste, et termina cette affaire avec autant de vigueur dans l'action que de modération dans la vengeance. Il fit plus: apprenant que ce qui avait le plus excité Guarionex, avait été un outrage dont un Espagnol s'était rendu coupable envers sa femme, il infligea un châtiment public à l'Espagnol, et rendit la liberté au cacique qui s'attendait à perdre la vie. Cette clémence inespérée toucha sensiblement le cœur de Guarionex; son premier acte fut, alors, de rassembler ses sujets et de leur faire un discours à la louange des Européens. Il fut écouté avec beaucoup d'attention, et ses auditeurs, en signe d'assentiment, le prirent sur leurs épaules et le portèrent triomphalement jusqu'à son domicile. La tranquillité de la Vega fut, par là, rétablie pour quelque temps.
Fidèle à ses promesses, Behechio quelque temps après, fit informer Don Barthélemy que le tribut promis était prêt. Par les détails qui furent donnés, l'Adelantado comprit que les denrées annoncées excédaient de beaucoup celles qui avaient été convenues; il jugea donc devoir conduire lui-même vers ces parages, une caravelle qui y fut accueillie et fêtée avec enthousiasme. Les marins de ce navire s'accordèrent à dire n'avoir rien vu de si beau que ce pays qu'ils comparaient à un paradis, ni d'aussi aimable que ses habitants.
Behechio et Anacoana voulurent visiter la caravelle: Don Barthélemy alla les chercher pour leur en faire les honneurs. Quand ils quittèrent le rivage, une salve d'artillerie partit du bâtiment: ce bruit formidable, la fumée qui se déroulait majestueusement en rasant les flots, l'embrasement de la poudre qui, semblable à des éclairs, perçait cette fumée, tout frappa les insulaires d'épouvante. Anacoana s'évanouit en tombant entre les bras de l'Adelantado, et tous les autres visiteurs ou visiteuses se seraient jetés à l'eau, s'ils n'avaient été rassurés par ses paroles et par ses gestes affectueux.
L'admiration des insulaires se manifesta visiblement quand ils furent montés à bord, qu'ils y entendirent une musique guerrière, qu'ils virent l'intérieur entier du bâtiment, qu'ils s'en furent fait expliquer les détails, qu'ils eurent sous les yeux l'aspect des marins en grande tenue et pleins du respect qu'ils témoignaient à leurs chefs. Une collation élégante était servie à laquelle ils prirent part de la meilleure grâce du monde; ensuite, l'Adelantado s'offrit à leur faire faire une promenade au large sur le navire, et il se mit en mesure de se préparer pour l'appareillage. Quand tout fut disposé, il alla chercher ses invités et il monta sur le pont avec eux; mais au moment de mettre sous voiles, la ravissante Anacoana, avec cet air de nonchalance mêlé de bouderie qui a tant d'attraits chez les femmes de couleur de ces pays, s'approcha de Don Barthélemy et lui dit:
«Seigneur Adelantado, vous ne savez pas ce que pense mon frère, là-bas, dans ce coin; et je ne sais vraiment pas si je dois le communiquer à Votre Excellence!»
«Certainement, Princesse, répondit Don Barthélemy, et je dois le savoir!»
«Eh bien, puisque vous m'enhardissez, il faut que vous sachiez qu'il croit que vous voulez tous nous emmener à Isabella et nous y retenir prisonniers. Quant à moi, je n'ai aucune appréhension de cette sorte, et vous pouvez faire tout ce qu'il vous plaira, sans que j'en sois aucunement alarmée!»
«Mais n'a-t-il pas ma parole, et n'est-il pas mon invité?»
«Il est votre invité, c'est vrai, mais il n'a pas votre parole, car s'il l'avait, il n'aurait aucune inquiétude; croyez-le bien, seigneur Adelantado!»
«Eh bien, charmante princesse, veuillez lui dire que, par cela seul qu'il est mon invité, il a ma parole; mais puisqu'il la veut expressément, je la donne.»
«Il suffit,» dit Anacoana, en saluant de la main avec une grâce parfaite: un moment après, elle reparut avec Behechio qui riait comme un enfant, tant il était heureux d'être rassuré.
L'Adelantado était un marin consommé qui avait navigué une grande partie de sa vie; il est même des auteurs qui le citent parmi les hardis compagnons de Barthélemy Diaz, lorsque cet autre illustre navigateur fit, en 1486, la découverte si longtemps cherchée de la pointe méridionale de l'Afrique que nous connaissons sous le nom de cap de Bonne-Espérance. Il manœuvra avec un grand aplomb, au milieu d'un silence profond: l'ancre fut dérapée, les voiles furent présentées pour recevoir une brise douce, il fit avancer, tourner, revenir son bâtiment, comme si c'eût été un jeu; et, après deux heures d'évolutions, il ramena ses hôtes au lieu même d'où il était parti, comme si son navire avait été un immense être intelligent à qui il ne fallait que parler pour être obéi. C'est, en effet, le plus grand effort de l'esprit humain que d'avoir ainsi emprisonné les vents dans des toiles légères, et de les avoir fait servir, à force de science et d'audace, à dompter les mers et à exécuter les volontés de l'homme.
On revint à terre, mais il fallut bientôt songer à quitter ces pays délicieux, leurs aimables habitants, et la fascinante Anacoana, qui montra les plus vifs regrets. Don Barthélemy fut poli, affectueux, mais toujours austère; et si, comme l'affirment les écrivains contemporains, il quitta cette jeune et charmante princesse avec la stoïque froideur d'un Caton, il eut une retenue et une gloire dont on ne peut faire honneur à un grand nombre de capitaines qui se trouvèrent dans des positions aussi délicates. En prenant congé de Behechio, il lui dit qu'il avait fait le calcul de la quantité dont ce qu'il emportait excédait le tribut convenu, et que ce serait à déduire du prochain envoi. Il fit des présents sans nombre à Anacoana, il l'assura que son souvenir resterait éternellement gravé dans son esprit; et il les quitta tous les deux sur la plage où il s'embarqua, en les saluant avec sa dignité accoutumée et en leur faisant, de la voix et de la main, de nouveaux adieux à mesure qu'il s'éloignait: à l'instant de perdre le rivage de vue, il fit un dernier salut avec son artillerie, et il disparut.
Nous sera-t-il permis de dire, ici, que notre carrière maritime nous avait mis à même, à l'âge de vingt-deux ans, de visiter le sol des quatre parties du monde, que, lors de l'expédition de Saint-Domingue ordonnée, en 1802, et qui fut suivie de tant de calamités, nous avons aussi parcouru les lieux gouvernés, trois cents ans auparavant, par Behechio. Hélas! dans les temps agités du séjour que nous y fîmes, retrouver rien qui pût nous rappeler ce cacique et son aimable sœur, était de toute impossibilité! Nous n'en avons pas moins jeté aux vents les doux noms d'Anacoana et de l'Adelantado, mais à peine si les échos attristés de contrées alors si bouleversées, purent seulement les répéter!
Pendant que par cet heureux mélange de vigueur, de modération, de justice, de prudence et d'abnégation, le frère de Colomb apaisait les insurrections, gagnait des amis à la cause espagnole, et travaillait à la colonisation de cette île magnifique sur la meilleure base possible, les factions fermentaient à Isabella, et elles s'y développaient sous l'influence d'un nommé Francisco Roldan, que la protection du vice-roi avait progressivement élevé au rang d'alcade-major ou de chef de la justice dans la colonie. Quand Colomb partit pour détruire, par sa présence, les imputations d'Aguado, Roldan crut que son crédit n'y résisterait pas, et il voulut profiter de cette chute présumée. Il chercha donc à préparer son avènement au pouvoir suprême dans la colonie en annonçant, comme chose certaine, la disgrâce prochaine du vice-roi, en critiquant tous ses actes, et en représentant ses frères comme des parvenus, comme des étrangers qui ne pouvaient porter aucun intérêt au bien du pays, qui même, se servaient des Espagnols pour les surcharger de travaux, et pour faire bâtir, par leurs mains, des forteresses, afin de s'y mettre en sûreté, eux et les richesses qu'ils extorquaient des caciques. Lorsque ces idées eurent germé dans les esprits, il ne lui restait plus, pour saisir l'autorité, qu'à faire assassiner l'Adelantado afin de se substituer à sa place; ce fut, en effet, le projet auquel il s'arrêta; mais il fallait une occasion favorable pour l'exécuter, et il était difficile de la trouver avec un homme aussi actif, aussi vigilant que Don Barthélemy.
Quand la caravelle fut arrivée de Xaragua avec les approvisionnements qu'elle apportait, l'Adelantado laissa le soin d'en faire le déchargement à son frère Don Diego qui était revenu à Isabella, et il s'absenta pour faire une tournée dans l'île. Don Diego, éprouvant beaucoup de difficultés à ce déchargement à cause du petit nombre d'embarcations propres à ce service qu'il possédait, et voyant, d'ailleurs, l'état de vétusté du navire qui ne lui permettait pas de retourner en Europe, prit le parti de le faire jeter sur un endroit propice de la côte, pour que l'opération du déchargement coûtât moins de peines et de temps.
Roldan ne dit rien pour s'y opposer; mais, quand la caravelle fut échouée, il se répandit en insolentes clameurs, disant que les deux oppresseurs des Espagnols avaient imaginé ce moyen pour les empêcher de retourner jamais dans leur patrie; la conclusion de ses discours fut qu'il fallait remettre le navire en mer, s'en emparer, y proclamer l'indépendance des colons, et aller mener une vie licencieuse dans la partie de l'île qui leur plairait, faisant travailler les Indiens comme des esclaves et leur enlevant leurs femmes.
Don Diego, trop pacifique pour résister ouvertement et pour faire punir ce misérable, imagina de l'éloigner en lui offrant un commandement, sous prétexte de révoltes qu'il paraissait craindre dans la Vega. Roldan saisit cette occasion de se voir à la tête d'une force qu'il parvint à élever au nombre de soixante-dix hommes bien armés; il se les attacha par une infinité de promesses; mais comme les pensées de rébellion n'existaient pas chez les Indiens de la Vega, il n'eut pas à les combattre; il employa, au contraire, tous ses moyens de séduction pour s'y faire des amis, en promettant aux chefs qui voudraient faire cause commune avec lui, de les exonérer de leurs tributs.
Ayant réussi à faire accepter ses propositions par ces chefs, il posa ouvertement le masque qu'il avait gardé jusqu'alors, revint à Isabella, jeta insolemment un défi à l'Adelantado qui était encore absent et à son frère, les dépeignit comme ne tenant leur autorité que de Colomb qui avait perdu la sienne; et, aux cris de «Vivent Leurs Majestés!» prétendit pouvoir agir en maître et gouverner la colonie. Il voulut alors faire remettre la caravelle à flot, mais il ne put y parvenir. En dédommagement, il fit ouvrir de force tous les magasins et il y puisa à pleines mains pour donner à ses compagnons des armes, des munitions, des vêtements et des provisions; ensuite, ils partirent tous pour s'emparer du fort de la Conception, qui, heureusement, commandé par un brave et loyal militaire nommé Michel Ballester, refusa d'en ouvrir les portes, et annonça sa détermination de se défendre jusqu'à la dernière extrémité.
Au factieux Roldan, se joignirent bientôt Adrien de Moxica et Diego de Escobar, alcade du fort de la Madeleine; les choses en étaient là, quand l'Adelantado fut informé de ces trahisons. Ne sachant à qui se fier, ignorant même l'étendue véritable de la conspiration, il ne put agir avec sa vivacité ordinaire. Ce qui lui parut le plus pressé fut de se rendre sur les lieux et chez le seul partisan sur lequel il pût compter, qui était Michel Ballester; il se jeta donc dans le fort de la Conception avec des soldats dont il connaissait le dévouement; quand il se fut ainsi assuré un point respectable de résistance, il demanda à Roldan une entrevue, que celui-ci accepta, au pied de la forteresse où il se rendit pendant que l'Adelantado parlait par une embrasure de canon. La scène fut vive: l'Adelantado exigeait une soumission immédiate et promettait, en ce cas, un pardon complet; de son côté, Roldan voulait obtenir le désistement volontaire de Don Barthélemy, à son profit, et il s'engageait à faire, à cette condition, embarquer paisiblement les deux frères de Christophe Colomb pour l'Espagne. Aucun des deux ne voulut accéder à de semblables propositions; et les affaires de la colonie en prirent un tour très-fâcheux.
Les Indiens, profitant de ces divisions, cessèrent de payer leurs tributs. La bande de Roldan se recrutait tous les jours; les soldats qui voulaient rester fidèles à leurs devoirs étaient forcés de s'enfermer dans les forts et d'y vivre de privations; les provisions, livrées au gaspillage, s'épuisaient, et l'Adelantado, sachant qu'il serait assassiné s'il mettait les pieds au dehors du fort de la Conception, ne pouvait songer à le quitter.
Ce fut dans cette critique situation qu'eut lieu l'arrivée à San-Domingo, des deux bâtiments commandés par Pedro-Fernandez Coronal. Ils eurent bientôt divulgué la nouvelle que le vice-roi, toujours protégé par les souverains espagnols, allait arriver avec une escadre puissante, et que Don Barthélemy avait été officiellement confirmé en sa qualité d'Adelantado par le roi Ferdinand.
À peine l'Adelantado en fut-il informé que, sans plus craindre aucun de ses ennemis ouverts ou secrets, sans daigner en faire avertir le perfide Roldan, il fit ouvrir les portes du fort et se mit en marche pour San-Domingo. Cette noble audace intimida tous ceux qui avaient juré sa perte, et il traversa leurs détachements sans que pas un seul homme osât seulement l'approcher.
En sûreté à San-Domingo, l'Adelantado eut la magnanimité de dépêcher Coronal vers Roldan, lui offrant amnistie complète s'il voulait, lui et les siens, mettre bas les armes. Arrivé à un défilé, Coronal fut arrêté par quelques archers à la tête desquels était Roldan, qui lui dit: «Halte-là, traître! si tu étais arrivé huit jours plus tard, tu n'aurais trouvé ici qu'un seul parti, et c'eût été le mien!» Coronal fit tout ce qu'il put pour ramener Roldan, qui lui répondit que jamais il ne reconnaîtrait que le vice-roi; que s'il arrivait, il se soumettrait à son autorité, mais non à celle d'aucune autre personne quelconque.
Au retour de Coronal, il ne restait plus à l'Adelantado qu'à lancer une proclamation déclarant Roldan ainsi que ses adhérents, traîtres, et c'est ce qu'il fit. À cette nouvelle, Roldan résolut de s'éloigner; il fit à ses soldats les tableaux les plus attachants du pays enchanteur de Xaragua, il leur dit de se rappeler tout ce que leurs compatriotes qui y étaient allés avec l'Adelantado, en avaient rapporté sur la fertilité du sol, sur la douceur des habitants, sur l'extrême beauté des femmes; il leur promit de les laisser se livrer à tous leurs désirs, et ce fut cette charmante contrée vivant heureuse sous les lois de Behechio, sous l'influence de l'esprit distingué d'Anacoana, qu'ils allèrent souiller de leur infâme présence.
Mais à peine eurent-ils quitté la Vega Real que les Indiens ne voyant qu'un très-petit nombre d'Espagnols autour d'eux, se mirent en insurrection. Leur cacique Guarionex, y avait été excité par Roldan lui-même, lors de son départ; il eut l'imprudence de suivre ce conseil, il devint ingrat envers l'Adelantado et il commença ses opérations en bloquant le fort de la Conception. Don Barthélemy accourut aussitôt au secours de la forteresse; son nom seul et la nouvelle de son approche glacèrent le courage de Guarionex, qui prit la fuite au plus vite et ne s'arrêta, avec sa famille et quelques-uns de ses serviteurs les plus fidèles, qu'aux montagnes de Ciguay, les mêmes qui avoisinent la baie de Samana et dont les habitants avaient eu une escarmouche avec les marins de la Niña, lors du premier voyage de Colomb dans ces parages. Mayonabex était toujours le cacique de cette localité.
L'Adelantado, indigné, prit avec lui quatre-vingt-dix hommes dévoués, et se mit à la poursuite de Guarionex, le traquant à travers les montagnes, les forêts, les rivières, et sans s'inquiéter en aucune manière des embuscades des Indiens ni des difficultés du terrain. Il arriva ainsi près du cap Cabron où résidait Mayonabex, et il lui fit intimer l'ordre de remettre Guarionex, lui promettant alors amitié, paix et secours; mais, en cas de refus, se proposant de livrer ses dominations aux flammes et au pillage.
«Dites à votre chef, répondit noblement le cacique à l'envoyé de Don Barthélemy, que je respecte infiniment en lui la qualité du frère de Colomb dont je n'ai pas oublié les généreux sentiments; mais Guarionex est mon ami, il est en fuite, il est venu chercher un asile chez moi, je lui ai promis protection et je tiendrai ma parole!»
Disons ici en toute sincérité et malgré notre admiration pour les grands talents de l'Adelantado, qu'il agit en cette circonstance avec beaucoup moins de noblesse que Mayonabex: l'orgueil de ne pas vouloir revenir sur une parole mal calculée l'entraîna dans de coupables excès; il avait menacé, en cas de refus du cacique, de livrer ses dominations aux flammes et au pillage, et il eut la cruauté de le faire. Rien ne fut épargné: pendant trois mois entiers, le pays fut battu et dévasté; Mayonabex, quoique vivement sollicité par ses sujets de livrer son confrère, s'y refusa obstinément et se cacha: il fut à la fin découvert par douze Espagnols qui parvinrent à s'emparer de lui, de sa femme, de ses enfants, de quelques serviteurs, et qui les amenèrent à l'Adelantado. Satisfait de ce résultat, Don Barthélemy revint sur ses pas avec ses prisonniers qu'il confina au fort de la Conception, mais qu'il relâcha peu de temps après, à l'exception de Mayonabex. Que ne fut-il mieux inspiré pour sa gloire, et qu'il eut été plus noble de laisser partir aussi le cacique lui-même! Il crut peut-être que ce serait un otage qui lui garantirait la paix de l'avenir. L'Adelantado avait cependant laissé quelques soldats dans les montagnes de Ciguay, avec l'ordre de chercher à s'emparer de Guarionex; ils y réussirent, le chargèrent de chaînes et le conduisirent au fort de la Conception. Ses insurrections réitérées, la persévérance avec laquelle il avait été poursuivi, ne lui parurent pas pouvoir faire espérer de trouver grâce devant la rigidité de l'Adelantado; il crut donc devoir se donner la mort! Ainsi disparut de la scène du monde ce malheureux cacique, nouvelle victime, d'abord de sa faiblesse de caractère, et ensuite des conséquences désolantes de l'occupation.
Ce fut après ces expéditions, que Don Barthélemy effectua son retour à San-Domingo, et qu'il eut le bonheur d'y voir arriver son frère après une séparation de près de deux ans et demi.
Une des premières mesures que prit le vice-roi fut d'approuver les actes du gouvernement de l'Adelantado, en déclarant traîtres Roldan et ses adhérents. Cet homme turbulent et insubordonné s'était cependant rendu à Xaragua où les naturels lui firent une bienveillante réception, et où une circonstance heureuse pour lui, vint augmenter ses forces ainsi que ses ressources. On se souvient que Colomb avait expédié des îles Canaries, trois caravelles ayant mission de porter des approvisionnements à la colonie: or, il arriva que les courants ayant agi sur leur route, ce fut à la côte de Xaragua qu'elles abordèrent. Les rebelles se crurent poursuivis; mais Roldan ayant été fixé sur leur compte, recommanda le secret aux hommes de sa bande, et, se disant envoyé en mission dans cette partie de l'île, parvint d'abord à se procurer des armes ainsi que des provisions, ensuite à s'attacher plusieurs hommes de cette expédition qui, étant en grande partie des criminels et des vagabonds, ne demandèrent pas mieux que de s'engager avec Roldan et de mener avec lui une existence de licence et d'oisiveté. Ce ne fut qu'au bout de trois jours qu'Alonzo-Sanchez de Carvajal, qui commandait les caravelles, découvrit la ruse; mais le mal était fait.
Les bâtiments furent d'ailleurs retenus par des vents contraires; alors, il fut convenu qu'un des capitaines de ces navires, nommé Jean-Antoine Colombo, parent du vice-roi, débarquerait avec quarante hommes armés qu'il serait chargé de conduire par terre à San-Domingo. Colombo débarqua, en effet, avec quarante hommes: quelle ne fut pas sa surprise en se voyant abandonné aussitôt, à l'exception de huit d'entre eux, par ses soldats qui, se joignant aux révoltés, en furent reçus à bras ouverts et avec de longs cris de joie. Colombo voyant ses forces considérablement réduites par cette désertion, retourna à bord. Carvajal, pour ne pas donner lieu à de nouvelles désertions, donna le commandement de sa caravelle à son second, fit partir les navires et resta pour chercher à ramener dans le devoir, et Roldan, qu'il avait cru remarquer être quelquefois chancelant dans sa rébellion, et les hommes qu'il avait entraînés; mais tout ce qu'il put obtenir, fut que Roldan lui promit, dès que l'arrivée de Colomb lui serait notifiée, de se rendre à San-Domingo pour lui faire connaître ses griefs et pour ajuster tous les différends. Il écrivit même, dans ce sens, une lettre au vice-roi, que Carvajal se chargea de lui remettre. Ne pouvant obtenir davantage, Carvajal quitta ces lieux, escorté jusqu'à huit lieues de San-Domingo, par six rebelles, et il y trouva le vice-roi qui y était débarqué depuis quelques jours.
En remettant la lettre de Roldan, Carvajal exprima son opinion sur la probabilité de ramener les révoltés; mais ceux-ci se rassemblèrent bientôt dans le village de Bonao, situé dans la vallée de ce même nom, à vingt lieues de San-Domingo, à dix du fort de la Conception, et ils prirent leur quartier général dans l'habitation d'un nommé Pedro Reguelme qui était l'un de ces révoltés. Informé de ces détails, Colomb écrivit à Michel Ballester qui commandait toujours le fort de la Conception, et il lui donna des pleins pouvoirs pour avoir une entrevue avec Roldan, et pour lui offrir amnistie complète s'il voulait se soumettre et se rendre à San-Domingo afin de traiter avec le vice-roi lui-même, sous l'assurance écrite de sa sûreté personnelle. En même temps, il publia une proclamation, par laquelle il annonçait donner passage gratuit à tous ceux qui voudraient retourner en Espagne, espérant par là, débarrasser la colonie de tous les mécontents et de tous les paresseux.
L'intégrité, la loyauté de Ballester en faisaient un choix qui aurait dû être facilement accepté par Roldan; et l'on vit bien clairement, alors, que toutes les protestations de respect de cet insolent factieux envers le vice-roi n'étaient que des moyens de gagner du temps et de rendre sa position meilleure: il répondit effectivement qu'il n'entendait traiter que par l'intermédiaire de Carvajal, dont, disait-il, il avait appris à apprécier la droiture à Xaragua.
Colomb pensa alors à recourir aux armes, mais avant d'y faire un appel définitif, il voulut connaître combien il pourrait ranger de soldats sous son drapeau; or, il obtint ainsi la fâcheuse assurance que, excepté soixante-dix militaires fidèles au devoir, tous se rallieraient à Roldan, sous les ordres de qui ils avaient à espérer une vie de brigandage et de sensualité. Colomb se garda donc bien de mettre en trop grande évidence l'exiguïté du chiffre numérique de ses partisans, et quelque cruel qu'il fût pour lui de ménager un misérable comme Roldan, il fut obligé de temporiser. Quelle pénible extrémité cependant, pour un homme d'honneur comme Colomb, d'être si souvent forcé de tendre une main amie à un individu qu'il ne pouvait que mépriser, et qui, lui-même, semblait se faire un jeu de son déshonneur!
Le vice-roi se borna donc, pour le moment, à activer le départ de cinq de ses navires pour purger l'île du plus grand nombre possible de mécontents, afin de diminuer par là les chances qu'il voyait à ce qu'ils se ralliassent à Roldan s'ils restaient plus longtemps à portée de ses excitations. Il écrivit, par cette occasion, à ses souverains, à qui il envoya une carte ainsi qu'une description de la partie du vaste continent qu'il avait découverte, et il y joignit les perles magnifiques qu'il s'y était procurées dans ses entrevues avec les naturels. Il n'oublia pas de leur faire connaître tous les détails de la rébellion de Roldan, qu'il dépeignit comme provenant principalement d'un démêlé entre l'Adelantado et lui; et, pour que l'affaire fut bien instruite, il pria Leurs Majestés d'envoyer dans la colonie un fonctionnaire versé dans les matières juridiques, avec le titre de premier juge.
Roldan ne manqua pas aussi de profiter de cette occasion pour écrire en Espagne, ce qu'il fît en accusant, comme toujours, Colomb d'injustice et d'oppression. Rien cependant ne prouvait mieux le désir du vice-roi d'être à l'abri de ces reproches que la demande qu'il faisait de voir les attributions de la justice distraites de son pouvoir, et remises entre les mains d'un juge expérimenté nommé par la couronne. On verra, cependant, que les imputations articulées par un traître et envenimées par l'odieux Fonseca qui détestait toujours en Colomb un étranger et un homme dont les services éclatants avaient acquis une grande faveur auprès de Leurs Majestés, finirent par faire beaucoup trop d'impression sur leur esprit.
Après le départ des navires, le vice-roi reprit ses négociations avec Roldan, il alla même jusqu'à lui écrire avec une bonté marquée: il lui rappela l'ancienne confiance qu'il s'était plu à avoir en lui, il lui dit qu'il était prêt à renouer ses anciennes relations avec sa personne, il l'invita fortement, au nom de son ancienne réputation elle-même qui était bien connue du roi, à ne pas persister dans la ligne fâcheuse de conduite qu'il tenait, et il renouvela l'assurance qu'il pouvait venir s'expliquer avec lui, sous la garantie formelle de l'inviolabilité de sa personne.
Il s'agissait de savoir qui porterait cette lettre; Roldan avait déclaré qu'il n'avait confiance qu'en Carvajal, et l'on représentait à Colomb que cette préférence exclusive était de nature à créer de violents soupçons contre la fidélité de cet officier. Le vice-roi prit alors son parti avec sa grandeur d'âme habituelle, et il ne voulut s'en rapporter qu'à lui seul. Il fit donc appeler Carvajal, le questionna franchement, noblement; et, ayant acquis la conviction de sa loyauté, il lui confia la mission difficile d'entamer la négociation avec Roldan.
On comprend combien l'émissaire de Colomb eut de peines et essuya d'humiliations dans le cours de cette affaire. Il finit cependant par obtenir que Roldan écrivit au vice-roi et, de plus, qu'il eût une entrevue avec lui. Les révoltés sentaient leur force, et ils exigeaient les choses les plus extravagantes. Sur ces entrefaites, Michel Ballester écrivit au vice-roi; il l'informa que le parti des rebelles augmentait à tel point qu'il n'y avait d'autre parti à prendre qu'à accepter leurs conditions quelles qu'elles fussent. «Je ne dois pas laisser ignorer à Votre Altesse, disait-il en terminant sa lettre, que les soldats eux-mêmes de la garnison du fort que je commande, sont en voie continuelle de désertion, et que je pense qu'à moins d'un prompt arrangement, qu'à moins de l'embarquement prochain des insurgés pour la métropole, non-seulement l'autorité de Votre Altesse, mais aussi son existence courent le plus grand danger. Certainement, je saurai mourir à mon poste et vous défendre jusqu'à la dernière goutte de mon sang; mais j'aurai si peu d'imitateurs, que notre résistance et la vôtre ne pourront certainement pas conjurer le danger.»
Quelque triste et affligeant que fût le contenu de cette lettre, l'esprit se repose pourtant avec plaisir sur les beaux sentiments professés par cet honorable militaire qui brille avec beaucoup d'éclat au milieu de tant de révoltes, de trahisons, d'entraînements funestes; et l'on aime à voir un loyal soldat qui après avoir tracé d'une main affligée, les défaillances, les torts de ses compatriotes coupables ou égarés, retrouve toute la trempe de son caractère pour exprimer son dévouement inaltérable, son attachement à ses devoirs qu'il préfère à la vie, et pour s'engager jusqu'à la mort, à défendre l'autorité et la personne de son chef.
Tant de motifs décidèrent Colomb à faire un arrangement avec les révoltés: il fut stipulé que Roldan et ses adhérents s'embarqueraient au port de Xaragua, pour l'Espagne, sur deux navires qui seraient prêts à prendre la mer dans cinquante jours au plus tard; qu'ils recevraient tous un certificat individuel de bonne conduite et une garantie pour leur solde jusqu'au jour du départ; que des esclaves leur seraient donnés, comme on l'avait fait pour certains colons, en considération de services rendus; que ceux d'entre eux qui avaient des Indiennes pour femmes pourraient les emmener en lieu et place de même nombre d'esclaves; que les propriétés qui leur avaient appartenu et qui avaient été séquestrées, leur seraient restituées, et qu'il en serait de même des avantages qui avaient précédemment été faits à Roldan.
Cet odieux traité, qu'on ne pouvait même se flatter de voir accompli, était d'une nature si révoltante qu'on a de la peine à se figurer que Colomb n'eût pas préféré s'exposer à toutes les conséquences possibles, qu'à l'obligation de le signer. Pour nous, nous aimerions infiniment mieux que le vice-roi, plutôt que de courber la tête sous des exigences si mortifiantes, eût quitté une colonie où il lui était devenu impossible de rétablir l'ordre si profondément troublé par les factieux, et que, la lettre de Ballester à la main, il fût allé demander aux souverains espagnols la faveur d'être remplacé dans un commandement qu'en sa qualité d'étranger qui inspirait de si funestes préventions, il ne pouvait plus exercer avec avantage, soit pour la colonie, soit pour la métropole. On a prétendu que Colomb avait à cœur d'envoyer son frère l'Adelantado en exploration vers le continent qu'il avait découvert, pour y recueillir des renseignements plus précis, et qu'il lui aurait fallu renoncer à ce dessein, s'il ne pacifiait pas la colonie: mais tout n'était-il pas bouleversé; et, en accordant deux navires à Roldan, lui restait-il assez de ressources pour donner suite à l'expédition projetée? D'ailleurs, la découverte du continent était faite; aucun autre que lui ne pouvait y prétendre et cela devait lui suffire. À lui, en effet, l'honneur insigne d'y avoir abordé le premier; à d'autres, le soin de glaner après lui et de coloniser les beaux pays dont il avait ouvert l'entrée aux nations émerveillées!
Quoi qu'il en soit, Roldan et ses bandits se rendirent à Xaragua, et le vice-roi, laissant temporairement le commandement à son frère Diego; partit avec l'Adelantado pour visiter les forteresses et pour rétablir les choses sur leur ancien pied.
Cependant, quelques détails inévitables et de très-mauvais temps retardèrent les deux navires au delà de l'époque convenue. Il en résulta des plaintes; on allégua que les bâtiments étaient mal armés; que les délais avaient eu lieu à dessein et il s'ensuivit un refus de s'embarquer. De nouvelles conditions étant même demandées par ces misérables, il faillit ouvrir d'autres négociations. Sans doute que Roldan pensant à sa conduite passée, avait réfléchi qu'il serait imprudent à lui de retourner en Espagne; sans doute aussi que la canaille qui l'accompagnait répugnait à quitter la vie de licence et de désordre qu'elle menait; et l'on dut voir bientôt combien il serait difficile d'amener tous ces vauriens à délivrer l'île de leur présence impure.
Au milieu de ces difficultés, le vice-roi reçut une lettre d'Espagne en réponse à celles où il avait dépeint le fâcheux état de la colonie, cette lettre était écrite par Fonseca qui se bornait à lui dire que cette affaire ne pouvait pas être traitée immédiatement, attendu que les souverains entendaient la régler eux-mêmes. Il pensa d'après cela que l'astucieux directeur des affaires d'outre-mer voulait laisser les esprits s'envenimer de plus en plus, et qu'il était disposé à ne rien faire, soit pour améliorer la situation de l'île, soit pour faire disparaître les difficultés dans lesquelles Colomb se trouvait enveloppé.
Le vice-roi ne voyant rien de plus pressé que le départ de Roldan, espéra le décider à l'effectuer en allant lui-même, vers la fin du mois d'août 1408, au port d'Azna où il se rendit sur deux caravelles, accompagné des personnages les plus importants qui lui étaient restés dévoués. Loin d'être sensible à cette démarche, l'infâme Roldan affecta des airs de hauteur, comme si c'eût été à lui de dicter des conditions: il demanda que des terres fussent concédées gratuitement à ceux de ses partisans qui voudraient rester à Hispaniola, et qu'il fût, lui-même, rétabli dans ses fonctions d'alcade-major.
L'âme est abreuvée de dégoûts à l'aspect de tant de noirceurs, de bassesses et de perfidies; et l'on ne peut que plaindre Colomb lorsqu'on apprend qu'abandonné de presque tous, et ne trouvant nulle part ni un appui ni un conseil, il se crut forcé de signer encore un traité qui garantissait aux insurgés leurs nouvelles et insolentes demandes. Il est vrai qu'on lui avait donné l'avis que ses propres adhérents songeaient à s'emparer de la province de Higuey où ils avaient l'intention de se déclarer indépendants. Toujours est-il qu'il consentit encore une fois aux exigences toujours croissantes des rebelles; et quoique, dit-on, il eût l'intention de renier plus tard ce nouveau traité comme lui ayant été arraché par une force à laquelle il ne pouvait pas résister dans ce moment, il n'en est pas moins vrai que ce même traité reçut immédiatement un commencement d'exécution, et qu'une fois Roldan réintégré dans son emploi, il y déploya toute l'arrogance qu'on pouvait supposer devoir éclater chez un homme aussi entier et aussi peu délicat que lui.
Quelle tâche pour Colomb que d'avoir à lutter contre l'insolence de cet odieux personnage, que d'avoir à ramener à San-Domingo, ce ramassis d'êtres éhontés à qui il fallut assigner des portions de terrain, accorder des esclaves indiens provenant des prisonniers de guerre, et indiquer des résidences choisies, soit à Bonao, soit sur différents points de la Vega Real, naguère le théâtre des exploits de Colomb, de l'Adelantado et d'Ojeda!
Le vice-roi fit en même temps un arrangement avec divers caciques voisins, qui durent désigner un certain nombre de leurs sujets, pour travailler, à certaines époques, à la culture des terres des Espagnols. Ce fut une sorte de service féodal qui devint l'origine des fameux Repartimientos ou des distributions et levées d'Indiens libres, instituées pour aider les colons, et dont, par la suite, ceux-ci abusèrent tellement dans toutes leurs possessions transatlantiques, qu'elles finirent par avoir pour résultat, l'extermination de la race indigène en général, et plus rapidement encore de celle de l'île d'Hispaniola. Mais de quoi n'ont pas alors abusé les Espagnols dans ces pays; quelles autres scènes y ont-ils présentées que celles de la violence, de la jalousie, de la rapine, des dissensions intestines; et, en analysant ce qui se passait sous l'administration de Colomb qui avait tant de talents, tant de génie, et qui était animé de si excellentes intentions, comme il était facile de prévoir dès lors, que même sur les points où la puissance espagnole pourrait d'abord le plus s'élever, elle tomberait bientôt en dissolution!
Roldan obtint pour sa part plusieurs terres dans le voisinage d'Isabella, qu'il réclama comme prétendant lui avoir appartenu avant sa révolte; en outre, une très-belle ferme royale, située dans la Vega, connue sous le nom de La Esperanza; plus des propriétés étendues dans la province de Xaragua avec des Repartimientos; plus enfin certains droits à prélever des provisions de bouche sur les indiens.
Un des premiers actes de cet homme absolu, prétendant agir en sa qualité d'alcade-major, fut de nommer Pedro Reguelme, un de ses plus actifs partisans, alcade de Bonao. Colomb en fut fort choqué, car il vit dans cette nomination une usurpation de pouvoirs et une atteinte formelle portée à son autorité de vice-roi; il le fut bien plus encore, quand il apprit que Reguelme, sous prétexte de bâtir une ferme, élevait sur la crête d'une colline un édifice assez solidement construit pour pouvoir être facilement converti en forteresse. Roldan n'était pas étranger à l'idée de cette construction qu'il regardait comme un lieu de refuge en certains moments prévus. Toutefois, Colomb ordonna impérieusement que les travaux fussent immédiatement discontinués sur ce point et ils le furent.
Voyant une apparence de tranquillité rétablie dans la colonie, le vice-roi songea à retourner en Espagne, pour expliquer à ses souverains, mieux qu'il ne pouvait le faire dans sa correspondance, quel était l'état véritable de l'île; mais les maladies sévissaient alors, et il ne crut pas pouvoir quitter le pays dans un moment aussi critique. Il se contenta d'expédier deux caravelles où il donna toutes facilités aux soldats de Roldan de s'embarquer. Plusieurs s'y décidèrent; ils emmenèrent avec eux, soit les esclaves qui étaient devenus leur propriété par la teneur des traités, soit des filles de caciques qu'ils étaient parvenus à persuader d'unir leurs destinées aux leurs et de quitter leurs familles pour les suivre en Espagne.
Colomb écrivit par cette occasion à Leurs Majestés. Comprenant parfaitement que ses stipulations avec Roldan seraient critiquées, il s'appliqua à démontrer que lui ayant été arrachées par la violence, elles ne liaient nullement la couronne; il réitéra sa demande de la désignation d'un juge suprême pour rendre la justice dans la colonie; il désira qu'un conseil dont les membres seraient nommés en Europe, fût organisé dans l'île pour délibérer sur les points importants; il demanda qu'il fût pourvu à certains emplois des finances, et que les pouvoirs de tous fussent assez bien définis, pour qu'il n'y eut ni empiétements dans l'autorité, ni difficultés quant aux rangs, honneurs et priviléges; enfin, sentant l'influence d'un âge avancé, il priait Leurs Majestés de lui envoyer son fils Diego, toujours page à la cour mais dont la raison commençait à se développer, afin de l'initier aux affaires et d'être aidé par lui dans l'accomplissement de ses devoirs. Son second fils Fernand était aussi à la cour et il devait également aux bontés de la reine d'être page; mais il était trop jeune pour que son père pensât à l'appeler auprès de lui.
Malgré le moment de calme qui semblait régner en ce moment, et dont, après tant de bouleversements, on aurait pu croire que chacun devait désirer la continuation, la mesure n'était pas comblée, les ennemis de Colomb n'étaient pas satisfaits: leur jalousie odieuse, leurs menées iniques, leurs trames criminelles continuaient à s'ourdir sous la direction de l'exécrable Fonseca; et nous aurons bientôt à dire comment cet infâme personnage parvint à outrager toutes les lois de la justice, de l'honneur, de l'humanité, et à faire peser sur Colomb le poids de la haine la plus ignominieuse qui ait pu couver dans le cœur du plus grand monstre d'hypocrisie et de méchanceté qui ait jamais existé!
On commençait à peine à respirer dans la colonie, et l'on avait atteint l'année 1499, lorsque le vice-roi reçut la nouvelle que quatre bâtiments avaient mouillé dans la partie occidentale de l'île, un peu au delà de l'endroit actuellement appelé Jacquemel, et que les marins de ces bâtiments paraissaient avoir le dessein de couper des bois de teinture et d'emmener des Indiens comme esclaves; mais ce qui surprit le plus Christophe Colomb, fut d'apprendre que cette expédition était commandée par le même Ojeda qui avait donné tant de marques de bravoure, de dévouement à sa personne, et qui, après son exploit de la prise de Caonabo, était retourné en Europe. Il fallait vraiment que les étranges procédés de Fonseca, que l'appui qu'il donnait à quiconque entreprenait de saper l'autorité de Colomb ou de lui créer des embarras fussent bien connus, il fallait être bien sûr de plaire à ce dispensateur des grâces ou des faveurs et de pouvoir agir avec impunité, pour que le mal eût gagné jusqu'au cœur d'un guerrier qui, jusque-là, avait professé tant de respect pour le vice-roi. Il en était cependant ainsi, et c'était bien Ojeda qui, commandant de quatre bâtiments, se présentait sur un point important de l'île et qui prétendait y agir sans contrôle.
Colomb qui, mieux que personne, connaissait l'esprit entreprenant de ce nouvel ennemi, pensa qu'il ne pourrait rien faire sans Roldan qui même pourrait, s'il refusait de se rallier à lui, paralyser ses moyens d'action contre Ojeda; il imagina alors, avec beaucoup de tact, de faire comprendre à Roldan que ce serait une occasion d'atténuer ses torts, et il lui offrit de se charger de s'opposer aux projets du chef de cette expédition. Roldan accepta avec empressement: ses actes séditieux avaient mis en son pouvoir les objets de tous ses vœux; il fit aussitôt la réflexion que font ordinairement les ambitieux ou les perturbateurs lorsqu'ils sont entrés en possession de ce qu'ils ont convoité, que, quelque mal acquises que soient leurs richesses, il est bon, selon eux, de les conserver, et que ce qu'il y a de mieux pour y parvenir, c'est de les placer sous l'égide de bons services rendus qui puissent faire oublier leurs anciennes offenses.
Roldan partit donc de San-Domingo avec deux caravelles; il arriva le 26 septembre à deux lieues du port où les quatre bâtiments d'Ojeda étaient mouillés; il débarqua avec vingt-cinq hommes résolus, apprit qu'Ojeda était parti pour une excursion dans l'intérieur de l'île, et il se posta pour couper la communication entre lui et ses quatre bâtiments.
Dès qu'il put entrer en pourparlers avec Ojeda, il lui demanda pourquoi, sans seulement avoir informé le vice-roi de son arrivée, il avait opéré son débarquement sur un point aussi éloigné et aussi peu fréquenté de l'île. Ojeda répondit avec adresse qu'ayant entrepris un voyage de découvertes, il se trouvait en détresse quand il avait jeté l'ancre, et qu'il ne demandait qu'à réparer ses navires et qu'à obtenir quelques provisions.
Vinrent ensuite d'autres explications privées d'où il résulta qu'Ojeda avait entendu parler, en Espagne, de la découverte, par Colomb, d'un continent très-étendu et des perles magnifiques qu'il avait envoyées, qui provenaient de ce continent; que Fonseca, désirant s'attacher Ojeda pour se servir de lui contre Colomb, lui avait communiqué les lettres du vice-roi aussi bien que les plans et les cartes qu'il avait dressés de ce pays et sur lesquels il avait tracé la route qu'il avait suivie; qu'encouragé par ce même Fonseca, il avait formé une expédition dans laquelle il s'était associé un riche Florentin, nommé Amerigo Vespucci qui avait fait une grande partie des frais de l'armement, et qu'après avoir parcouru tous les lieux visités par Colomb dans les parages de l'Orénoque, il s'était rendu aux îles Caraïbes où, à la suite de plusieurs engagements contre les insulaires, il leur avait fait un grand nombre de prisonniers qu'il comptait vendre comme esclaves sur le marché de Séville. Au surplus, Ojeda protesta de son respect pour le vice-roi, et il affirma qu'aussitôt que ses bâtiments seraient prêts, il appareillerait pour San-Domingo afin de lui rendre ses devoirs. Roldan crut, un peu légèrement sans doute, à cette prétendue assurance; satisfait de ce qui s'était passé, il leva l'ancre, et il retourna avec ses deux caravelles à San-Domingo, pour rendre compte de sa mission.
Mais avant de parler des projets réels d'Ojeda, qui d'ailleurs étaient fort peu en harmonie avec son ancien caractère chevaleresque, tant ses entretiens avec le perfide Fonseca l'avaient perverti! faisons remarquer d'abord que l'autorisation donnée, en Espagne à Ojeda, par le même Fonseca, n'était signée que par lui et nullement par les souverains; ensuite, qu'elle était totalement contraire aux conventions faites avec Colomb, qui aux termes de ces conventions, devait être préalablement consulté sur toute expédition projetée pour le Nouveau Monde, d'autant qu'il s'agissait ici d'un continent qu'il venait de découvrir, et qu'il était d'une justice rigoureuse de lui en réserver la future exploration, ou au moins de lui laisser le choix des premiers explorateurs destinés à marcher sur ses traces.
Pour ne citer qu'un inconvénient d'un pareil procédé, il suffit de dire que cette autorisation qui, d'ailleurs, était, de la part de Fonseca, un manquement formel à ses devoirs envers ses souverains, fut la cause directe de l'idée qu'eut Amerigo de donner à cet immense continent son nom lequel, malgré l'ingratitude qu'il y eût à en déposséder Colomb, fut adopté par l'envieux Fonseca, prévalut ensuite dans un public insouciant, et a fini par être accepté par toutes les nations et à être conservé par elles; tellement l'habitude et les premières impressions ont d'empire sur les hommes! Il est, cependant, certain qu'Amerigo, qui fut toujours un des admirateurs les plus zélés de Colomb, ne crut pas que cette idée pourrait jamais être considérée comme une usurpation préjudiciable au héros de la découverte du Nouveau Monde; mais Fonseca y dut voir une satisfaction donnée à ses sentiments d'envie; or, il n'est pas douteux qu'il n'ait saisi, avec ardeur, ce moyen d'affaiblir la popularité de Christophe Colomb, et qu'il n'ait fortement contribué à maintenir le nom d'Amérique au continent nouvellement découvert. Enfin, soit dessein prémédité, soit caprice de la fortune, Colomb fut déshérité de l'honneur de nommer le Nouveau Monde, et le nom d'Amerigo prévalut. Dérision, peut-on dire, de la gloire humaine dont le grand homme fut victime, mais dont l'heureux Florentin ne fut pas précisément coupable; si donc on peut reprocher une injustice et une ingratitude à ceux qui donnèrent ou qui sanctionnèrent cette dénomination, au moins doit-on en absoudre presque complètement Amerigo!
Loin de songer à faire voile pour San-Domingo, Ojeda se rendit à Xaragua où les anciens corebelles de Roldan, dans l'espoir de gagner à leur cause un homme aussi audacieux, l'accueillirent avec des transports de joie, et lui proposèrent, à défaut de Roldan qu'ils blâmaient sévèrement de se tenir à l'écart actuellement qu'il avait obtenu tout ce qu'il désirait, de se mettre à leur tête pour se faire compter par Colomb un arriéré de solde, qu'il était pourtant totalement impossible au vice-roi de leur payer par suite de la pénurie extrême de ses finances. Ojeda, certain de l'appui de Fonseca et connaissant par lui la décroissance de la faveur de Colomb auprès du roi, accepta; et il proposa de marcher immédiatement sur San-Domingo pour forcer le vice-roi à accéder à cette demande; mais, à l'instant de partir, quelques-uns d'entre ces hommes, et des moins déraisonnables, refusèrent de marcher, alléguant qu'à tout considérer, ils se trouvaient heureux où ils étaient, sans avoir à courir les chances d'une révolte ouverte pour obtenir ce que le vice-roi ne pourrait pas leur payer. Furieux, leurs camarades, plus insatiables, voulurent les contraindre par la violence; alors une rixe opiniâtre eut lieu, plusieurs hommes des deux partis furent tués ou blessés, et la victoire resta à ceux qui voulaient aller à San-Domingo.
Roldan, informé du nouveau projet d'Ojeda, alla au-devant de lui avec quelques soldats bien disposés, et il reçut, chemin faisant, le renfort de son ancien compagnon, Diego de Escobar, accompagné de plusieurs partisans. Ojeda ne pouvant faire tête à ces opposants, revint à bord de ses bâtiments où il saisit l'occasion de faire des débarquements pour inquiéter l'ennemi. Roldan n'en fut pas intimidé; il manœuvra avec intelligence pour ne pas laisser gagner du terrain à Ojeda qui, voyant l'inutilité de ses efforts, finit par se décider à appareiller et à faire voile vers d'autres îles afin d'y compléter une cargaison d'esclaves indiens. Quelle triste issue d'une expédition commandée par un guerrier si brillant quand il servait fidèlement sous les ordres de Colomb!
Les soldats de Roldan, accoutumés à dicter des lois à leur chef pour prix des services qu'ils pouvaient rendre, lui demandèrent bientôt à recevoir en partage la belle province de Cahay, contiguë à celle de Xaragua. Roldan, qui cherchait à se faire une meilleure réputation, se refusa à leurs sollicitations; toutefois, pour calmer leur rapacité, il consentit à répartir entre eux les terres qui lui avaient été concédées à lui-même dans la province de Xaragua.
Pendant les opérations de cette répartition, on vit arriver un jeune gentilhomme nommé Hernando de Guevara, cousin d'Adrien de Moxica l'un des chefs de la révolte précédente, qui avait été banni de San-Domingo à cause de sa conduite licencieuse, et qui était destiné à partir sur les navires d'Ojeda. Il arriva trop tard; mais Roldan, voyant en lui un ancien camarade, le traita avec bonté; il fut même reçu avec distinction chez la belle Anacoana qui, malgré les scènes fâcheuses dont elle venait d'être témoin, avait toujours conservé une grande partialité en faveur des Espagnols: elle avait une fille de douze ou treize ans, mais déjà nubile ainsi que le sont généralement les femmes nées dans ces climats. Cette jeune fille, dont le père était l'infortuné Caonabo, s'appelait Higuenamota et se faisait remarquer par une extrême beauté. Guevara en devint passionnément amoureux. Jeune, d'un physique fort agréable, de manières fort engageantes qui laissaient peu soupçonner la dépravation de ses mœurs, il toucha facilement le cœur d'Higuenamota, et Anacoana, charmée de voir sa fille demandée en mariage par un cavalier qui lui semblait aussi accompli, y donna son consentement.
Mais Roldan, également épris de cette jeune fille, devint extrêmement jaloux de la préférence qu'elle accordait à son rival; aussi exila-t-il Guevara de la province de Cahay. Celui-ci feignit de partir, revint pendant la nuit et se cacha chez Anacoana; il y fut découvert, trouva Roldan implacable, mais se soustrayant à ses menaces, il médita un plan de vengeance consistant à se faire un parti chez les mêmes hommes qui, ayant naguère idolâtré Roldan comme chef de conjurés, le détestaient aujourd'hui qu'il paraissait rentré dans la ligne de ses devoirs. On convint de s'emparer de lui par surprise et de le tuer ou de lui arracher les yeux; toutefois, le complot fut découvert, Guevara fut arrêté avec sept de ses complices sous les yeux d'Higuenamota et de sa mère, et ils furent envoyés à San-Domingo pour y être retenus prisonniers dans la forteresse.
Adrien de Moxica, en apprenant cette arrestation, se rendit au milieu des anciens révoltés de Bonao où se trouvait le nouvel alcade, Pedro de Reguelme, dont il réclama un appui qui fut promptement accordé. Moxica, se trouvant à la tête d'une force assez imposante, se proposa non-seulement de délivrer son cousin, mais de pousser la vengeance jusqu'à tuer Roldan et même le vice-roi.
Colomb était au fort de la Conception quand il fut informé de ces détails, et il n'y disposait que d'un nombre insignifiant de soldats. Il jugea bientôt que son salut ne pouvait dépendre que de mesures promptes et vigoureuses: on sait qu'alors il n'hésitait jamais; il ne trouva qu'une dizaine d'hommes dévoués à le suivre; il les arma cependant, partit la nuit, arriva à l'improviste au milieu des conjurés et il s'empara de Moxica ainsi que de plusieurs des principaux chefs de ce parti qu'il emmena au fort de la Conception. Il était indispensable de faire un exemple qui pût inspirer une terreur salutaire, et mettre un terme à ce parti pris de révoltes continuelles qui éclataient sous le moindre prétexte. Le vice-roi tenait entre ses mains un des grands instigateurs de ces troubles, l'occasion était bonne; il valait mieux frapper un des hommes marquants de ces rébellions, que des malheureux qui, souvent, ne s'écartent de leur devoir qu'en cédant à des instances auxquelles ils ne savent pas résister; il ordonna donc que Moxica fût pendu au haut de la forteresse. Le condamné demanda un confesseur qui vint aussitôt; mais au lieu de s'accuser de ses fautes, il se laissa entraîner à proférer à haute voix des imputations atroces contre plusieurs Espagnols, contre Colomb lui-même, à tel point que l'indignation publique ne pouvant être contenue, il fut jeté du haut des remparts et mourut au pied du fort.
Cet acte de sévérité eut d'heureuses suites: Pedro Reguelme fut surpris, caché dans une caverne du pays de Bonao, et fut conduit à la forteresse de San-Domingo. Les autres conspirateurs s'enfuirent dans la province de Xaragua, où ils furent vigoureusement poursuivis par l'actif Adelantado que secondait Roldan; la plupart furent saisis et bientôt les factieux furent complètement subjugués.
Libre de soucis de ce côté, Colomb songea à reprendre son projet de l'exploration du continent qu'il avait découvert, et de l'établissement d'une pêcherie pour arriver à la possession des perles qui gisaient dans les eaux de ce pays; mais hélas! combien ses espérances furent encore trompées, comme ses plans furent cruellement bouleversés! Dans ses méditations, il ne voyait que des succès, des richesses, des trésors de toute espèce pour l'Espagne; il touchait cependant au moment où cette même Espagne, devenue ingrate, allait le plonger dans les plus grandes infortunes, lui arracher ses honneurs, le dépouiller de ses avantages si rudement acquis par ses travaux, son génie, ses efforts, et le rendre un des exemples les plus frappants des vicissitudes humaines.
Il n'arrivait pas un navire du Nouveau Monde en Espagne, que, par suite des instigations de Fonseca, les calomnies les plus odieuses ne fussent répandues sur le compte de Colomb. C'était, disait-on, un étranger qui n'avait en vue que ses intérêts particuliers et qui n'agissait nullement selon ceux de la métropole; puis on prétendait qu'il voulait se faire proclamer roi de ces contrées, ou tout au moins les faire passer, pour des sommes considérables, entre les mains d'un autre souverain, ajoutant, à cet égard, tout ce que l'on savait pouvoir le mieux exciter le mécontentement du roi Ferdinand qui était fort jaloux de son pouvoir et surtout très-méfiant; on alléguait que ces pays coûtaient fort cher au trésor public et qu'ils ne lui rapportaient à peu près rien du tout; il s'ensuivait ou que les tableaux séduisants de l'opulence de ces contrées étaient faux et avaient été fort exagérés par Colomb qui, alors, avait sciemment trompé Leurs Majestés, ou qu'il était inhabile à gérer les affaires de ces mêmes contrées. Ensuite, on faisait retentir bien haut les plaintes de ceux qui, en revenant, réclamaient, à tort ou à raison, des arriérés de solde que le vice-roi avait sans doute, selon eux, retenus à son bénéfice; on vit même un jour une cinquantaine de ces misérables suivre le roi lors d'une de ses promenades à cheval, et lui montrer quelques grappes de raisin qu'ils tenaient à la main, criant que c'était la seule alimentation qui leur fût permise par l'effet des fausses promesses de Colomb; et, comme ils virent passer ses deux fils qui étaient pages à la cour: «Voilà, s'écrièrent-ils, les enfants, magnifiquement traités dans les palais de nos souverains, de celui qui a découvert une terre de vanité et de déception, propre seulement à servir de tombeau aux Espagnols!»
Tout cela était absurde, extravagant, facile à réfuter si l'on avait pu ou voulu établir une discussion calme ou sérieuse sur tous ces points; mais c'est ce que Fonseca ne voulait pas; il cherchait, au contraire, en toute occasion, à donner du poids à ces ridicules imputations; et, à force d'y revenir, il gagnait toujours du terrain. Enfin, il fallut que ce fût bien fort, puisque la magnanime Isabella elle-même se laissa aller à avoir quelques doutes: «Colomb et ses frères sont des hommes honnêtes, dit-elle un jour, du moins j'aime à le penser; mais ils peuvent errer; et, en se trompant, fût-ce de bonne foi, on est exposé à causer autant de tort à l'État que si l'on était réellement incapable ou méchant.» La reine, il est vrai, n'émettait, en parlant ainsi, que de simples suppositions; mais le roi était plus affirmatif et il se disait convaincu. On avait remarqué plusieurs fois qu'il ne s'exprimait plus sur le compte de Colomb avec son ancienne cordialité, et que, depuis que la domination des terres découvertes était un fait bien accompli et entièrement en sa faveur, il regrettait les pouvoirs étendus qu'il lui avait conférés.
Il prit donc la fatale et injuste résolution d'envoyer à Hispaniola un personnage qui eût à rechercher quelle était la situation véritable de l'île et à y prendre le commandement si la nécessité lui en était démontrée. Dans l'état actuel des affaires, c'était un moyen certain, quoique détourné et indigne d'un souverain, de poser en principe la destitution de Colomb; encore, si l'on s'était contenté de le destituer! On reconnaît bien, dans ces actes détestables, le machiavélisme de Fonseca qui y avait pris effectivement la part la plus active, et qui s'empressait de les faire mettre à exécution.
Les ordres furent donc écrits, les instructions furent dressées; mais Fonseca rencontra un obstacle qu'il ne put pas alors briser. Ce fut la volonté de la reine, qui, en voyant la dureté d'un procédé aussi exorbitant contre un homme pour qui elle avait conçu tant de reconnaissance et d'admiration, déclara, lorsqu'on lui présenta ces pièces à signer, qu'à l'instant de prendre un parti si excessif, sa main se refusait à les revêtir de son nom, et qu'elle ne pouvait encore s'y résoudre. Honneur et gloire à la reine, qui, une fois de plus, fut bien inspirée en cédant aux excellents mouvements de son cœur généreux!
Cependant, les bâtiments qui portaient les complices de Roldan arrivèrent; on vit alors le roi, lui-même, s'oublier au point de donner son approbation à la conduite de Roldan, et des éloges à ceux qui l'avaient imité. Jusque-là, Isabelle serait restée dans les mêmes sentiments vis-à-vis de Colomb, mais on se souvient que le vice-roi s'était cru obligé de laisser emmener par ces misérables, des esclaves indiens et même des jeunes filles qui arrivèrent avec eux, les unes étant enceintes, les autres déjà mères, et toutes dans un état de misère difficile à décrire.
Tout cela, dit-on à la reine, avait été fait sciemment et volontairement par les ordres exprès de Colomb. Sa sensibilité s'en émut, sa dignité de femme s'en trouva offensée: «Qui donc, s'écria-t-elle, a pu donner à Colomb le droit de disposer de mes sujets et de mes vassaux; j'ordonne que tous les Indiens qui se trouvent en Espagne soient ramenés dans leur patrie, je veux qu'on y reconduise aussi ces jeunes femmes avec toutes sortes de soins ou d'égards, et j'entends que de semblables faits ne se renouvellent plus!»
Fonseca voyant quelle était l'indignation de la reine mit aussitôt sous ses yeux une lettre que le vice-roi avait écrite, dans laquelle il établissait son opinion, qui, au surplus, était généralement partagée alors, excepté par Isabelle qui avait tant devancé son siècle, que l'esclavage des prisonniers indiens devait être maintenu pendant quelque temps encore, dans l'intérêt de l'occupation générale; il sut si bien profiter de la disposition d'esprit où se trouvait la reine en ce moment, qu'il la fit consentir à la mesure de l'envoi d'un haut commissaire chargé de porter ses investigations sur l'administration de Colomb, et de le remplacer dans ses fonctions s'il était reconnu coupable.
Le personnage qui fut désigné pour cette mission fut choisi et présenté par Fonseca; on peut penser qu'il n'était ni impartial, ni favorable à Colomb. Ce fut Don Francisco de Bobadilla, officier de la maison du roi et commandeur de l'ordre militaire et religieux de Calatrava. Fonseca put alors donner un libre cours à sa haine jalouse, et nous allons dire comment il se déshonora à tout jamais en cherchant à satisfaire cette honteuse passion.
Bobadilla arriva à San-Domingo le 23 août 1500. Avant d'entrer dans le port, il fut informé par les hommes d'une pirogue qui accosta son bâtiment, que le vice-roi et l'Adelantado étaient en tournée dans l'intérieur de l'île, et que c'était leur frère Don Diego qui exerçait le commandement pendant leur absence. Il apprit également la récente insurrection de Moxica, le châtiment qu'avaient reçu plusieurs assassins dont sept venaient d'être pendus et celui de cinq rebelles qui étaient renfermés dans la forteresse de San-Domingo. Parmi ceux-ci se trouvaient Pedro Reguelme, et Guevara dont la passion pour Higuenamota avait été la cause première de la révolte. Bobadilla put même voir en entrant deux potences dressées, une de chaque côté du port, où, selon l'usage des temps de laisser les suppliciés pendant quelques jours exposés aux regards de la multitude, étaient encore suspendus deux des condamnés à mort.
Dès qu'on sut à San-Domingo qu'un commissaire royal était à bord du navire qui venait d'arriver, on s'empressa d'aller au-devant de lui et de rechercher sa faveur; on remarqua, plus particulièrement, parmi ces courtisans, les hommes qui auraient dû avoir le plus à craindre de la justice du commissaire, si lui-même était venu avec des intentions impartiales. Or, ce furent ceux-là mêmes qui obtinrent le meilleur accueil et qui reçurent tout encouragement pour articuler des plaintes contre le vice-roi; on peut donc affirmer qu'avant le débarquement de Bobadilla, la culpabilité de Colomb était un point arrêté dans son esprit.
Ce qui le prouve jusqu'à l'évidence, c'est qu'il publia aussitôt des proclamations dans lesquelles il donnait des extraits de ses lettres patentes, d'où il résultait qu'il était autorisé à faire toutes sortes de recherches sur l'état des choses et à poursuivre les délinquants; qu'en conséquence il exigeait la mise en liberté de Reguelme et de Guevara pour entendre leurs dépositions.
Don Diego déclara qu'il ne pouvait rien faire sans les ordres du vice-roi de qui il tenait ses pouvoirs, et qu'il ne relâcherait pas les prisonniers demandés; il ajouta qu'il était convenable qu'il lui fût délivré une copie exacte des lettres patentes du commissaire afin qu'il les envoyât à son frère; mais cette demande, pourtant si naturelle, fut refusée. Bobadilla, espérant plus de succès d'une nouvelle proclamation, en fit publier une autre le lendemain, par laquelle il prenait les titres et l'autorité de gouverneur de toutes les îles et du continent nouvellement découverts: c'était excessivement outre-passer ses instructions qui ne lui permettaient de se qualifier de gouverneur que dans le cas où Colomb serait trouvé coupable, et il n'avait encore été ni entendu ni même vu. À l'issue de cette étrange publication, il exigea de nouveau la remise des prisonniers entre ses mains, mais Don Diego qui, pour être un savant très-pacifique, n'en était pas moins doué d'une grande fermeté, demeura inflexible, alléguant d'abord les devoirs d'un subordonné envers celui de qui il tenait son mandat, et ensuite les titres du vice-roi qui tenait des souverains espagnols des pouvoirs beaucoup plus élevés que ceux sur lesquels Bobadilla s'appuyait.
Le commissaire imagina alors d'informer les habitants qu'il était nanti d'un mandat de la couronne, enjoignant à Christophe Colomb et à ses frères de livrer entre ses mains tous les forts, tous les bâtiments ou navires, tout enfin ce qui appartenait à l'État, et ordonnant que tout arriéré quelconque de solde fût payé par eux à qui de droit. Cette dernière injonction fut accueillie avec de grands transports de la joie la plus bruyante par la multitude charmée.
Cette popularité acquise par un si pitoyable moyen qui n'était d'ailleurs qu'un leurre, puisqu'il n'était au pouvoir de personne de tenir la solde à jour lorsque la métropole laissait les caisses publiques de la colonie presque constamment vides; cette popularité, disons-nous, accrut l'audace de Bobadilla, qui déclara que si Don Diego ne lui remettait pas les prisonniers, il irait lui-même les chercher et les délivrer. Don Diego persista avec énergie dans son refus; alors le commissaire se rendit au fort et somma Michel Diaz, qui le commandait, de faire sortir les prisonniers. Michel Diaz répondit qu'il n'y consentirait que sur l'ordre du vice-roi; à cette réponse, Bobadilla ne connut plus de bornes, il fit débarquer les matelots de son navire, se fit suivre par la lie de la population; et à la tête d'une tourbe ardente et ameutée, il attaqua le fort qui, peu en état de se défendre, fut pris par ce ramassis de gens sans aveu. Les prisonniers furent ainsi délivrés; mais, pour conserver une apparence de justice dans ce renversement de toute légalité, ils furent mis sous la surveillance d'un alguazil.
Ainsi débuta le haut commissaire royal, qui venait cependant pour rétablir l'ordre, scruter avec impartialité la conduite de chacun, et faire régner les lois et l'équité. Conséquent avec ce premier acte, il prit domicile dans la maison de Colomb, s'y installa en maître, se mit en possession de ses armes, de ses objets précieux, de ses chevaux, de ses livres, de ses lettres, de ses manuscrits particuliers, n'établissant aucun compte de ce dont il s'emparait, payant quelque arriéré à ceux qu'il favorisait le plus, avec les deniers de Colomb, et disposant du reste comme il l'entendait sous prétexte qu'il avait tout confisqué au profit de la couronne. Puis, il donna des autorisations de vingt années pour se livrer à la recherche de l'or, n'imposant que le onzième du produit net pour l'État au lieu du tiers qui avait été exigé jusque-là; enfin, il tint le langage le plus véhément contre Colomb, et dit publiquement qu'il avait pouvoir de le renvoyer en Espagne chargé de fers, affirmant que jamais plus ni lui ni personne de sa famille n'exercerait le commandement de l'île.
Tels furent les premiers actes de ce commissaire, qui était le même Bobadilla que, dans ses entretiens avec le docteur Garcia Fernandez, Christophe Colomb, avant son départ de Cadix pour son second voyage d'Amérique, avait signalé comme un de ses ennemis les plus prononcés: et encore, il était impossible qu'il put alors prévoir jusqu'à quel point l'âme perverse d'un tel homme pousserait la violence de l'inimitié. Nous allons dire quels furent les excès où il osa se laisser aller.
Ce fut au fort de la Conception que Colomb apprit ces étranges nouvelles. Malgré la connaissance qu'il eut des proclamations de Bobadilla, il aimait à se flatter qu'il ne devait voir en lui qu'un premier chef de la justice dont il avait plusieurs fois demandé l'envoi à ses souverains, et que tout au plus celui-ci avait des pouvoirs particuliers pour s'enquérir des troubles qui avaient récemment éclaté: tout ce qui, selon lui, sortait de ces limites, était, comme on l'avait vu pour Aguado, une extension d'autorité que le nouveau commissaire assumait de son fait. Le sentiment qu'il avait de ses services, de son intégrité, de sa confiance en Leurs Majestés lui permettait peu de soupçonner toute la vérité.
Sous l'empire de ces idées, il écrivit des lettres aussi modérées que conciliantes à Bobadilla et, à son tour, il fit des proclamations pour contre-balancer l'effet de celles du commissaire. Des émissaires lui furent alors expédiés porteurs de lettres royales où il lui était ordonné, s'il en était requis par Bobadilla, de lui obéir en quoi que ce fût; en même temps il fut mandé immédiatement à San-Domingo pour comparaître devant le nouveau gouverneur.
Quoique blessé au dernier point dans sa dignité, il n'hésita pas et il partit sans emmener presque aucune suite. Bobadilla fit quelques sortes de préparatifs militaires pour recevoir Colomb, comme s'il avait paru craindre qu'il n'en eût appelé aux caciques de la Vega pour l'aider à conserver ses pouvoirs. De plus, il avait fait arrêter Don Diego, et, sans aucun motif allégué, il l'avait fait mettre aux fers à bord d'une caravelle.
Poursuivant le cours de ses violences, dès que Colomb fut arrivé, il le fit également arrêter, mettre aux fers et enfermer dans un fort. Cet outrage immense fait, sans aucune autre raison que sa volonté personnelle, à un homme d'une apparence ainsi que d'un caractère si vénérables et qui avait rendu des services si éminents à l'Espagne, parut si énorme, que nul ne voulut prendre la charge de le consommer, et que ce fut un des domestiques de Bobadilla qui eut cette triste mission. Las Casas a consigné, dans ses écrits, l'infâme nom de ce vil mercenaire qu'il dépeint comme un type d'insolence: il s'appelait Espinosa. Colomb tendit les mains et les pieds à ce stipendié, et il n'opposa que le dédain et le mépris à tant d'injustice et d'ingratitude.
Colomb se soumit donc sans résistance, et même sans se plaindre de l'arrogance d'un être aussi violent et aussi mal inspiré que l'était Bobadilla: il se garda bien d'accuser Leurs Majestés qu'il pensait bien devoir un jour éprouver une grande indignation, lorsqu'elles sauraient jusqu'à quel point Bobadilla avait durement agi contre lui. Il adhéra, enfin, sans récriminer aux iniquités criantes de Bobadilla et il poussa la magnanimité jusqu'à écrire à son frère Don Barthélemy, qui était à Xaragua à la tête d'un corps de troupes armé, de se soumettre aussi; Don Barthélemy licencia aussitôt ses soldats, se dirigea paisiblement vers San-Domingo et n'y arriva que pour être également mis aux fers et transféré sur une caravelle, autre que celle où était détenu Don Diego. Bobadilla ne voulut se donner la honte de voir ni Colomb ni aucun de ses frères, et il les fit emprisonner en se contentant de faire savoir qu'il tenait ses instructions de Fonseca.
Ce fut ainsi que ces deux hommes, l'un l'âme de ces affreuses machinations, l'autre le servile instrument de son horrible chef, procédèrent pour consommer la ruine de celui qui avait découvert l'île et qui y avait gagné la grande bataille de la Vega Real; eux dont l'un ne devait parler, ne devait étendre sa main épiscopale que pour concilier, que pour bénir au nom d'un Dieu de paix, de mansuétude et de charité; et dont l'autre, chargé de rendre la justice en ne consultant que sa conscience, profanait ce saint nom de justice en n'écoutant que les passions dont il se faisait l'écho, et en ne faisant servir son pouvoir que pour plaire lâchement à celui qui l'avait fait nommer pour accomplir ces attentats inouïs!
Honte! oui, cent fois honte et exécration sur le méprisable Fonseca! Honte! cent fois honte et exécration sur son lâche acolyte Bobadilla! et puissent leurs noms ne passer à la postérité que flétris par tous les cœurs honnêtes et généreux! On vit ainsi le génie, le dévouement, les grands services, l'élévation de caractère chargés de fers dans les personnes de Colomb ainsi que de ses frères; et, pour pendant à ce triste tableau, on vit la lâcheté, l'ignominie, la haine, la trahison, la perfidie triompher dans les personnes odieuses de Fonseca et de Bobadilla. Nous le répétons donc avec une émotion que rien ne pourra jamais affaiblir: «Honte! cent fois honte et exécration à tout jamais, sur Fonseca et sur Bobadilla!»
Les plus mauvais jours du temps d'Aguado furent alors mille fois surpassés: on alla jusqu'à accuser le pieux et intègre Colomb de s'être opposé à la conversion des naturels, pour avoir le prétexte de les faire vendre comme esclaves, et d'avoir caché et détourné à son profit une grande quantité de perles de la côte de Paria qui auraient dû figurer dans les valeurs de la couronne. Les plus tarés d'entre les révoltés furent admis à déposer contre Colomb; Guevara, Reguelme furent publiquement acquittés et déchargés de toute prévention; et, si Roldan conserva son pouvoir, ce fut non pas à cause de son retour à de meilleurs sentiments qu'on eut de la peine à lui pardonner, mais uniquement parce qu'il avait été l'un des premiers rebelles, et qu'il avait donné le fatal exemple de méconnaître le pouvoir et l'autorité du vice-roi.
Il ne restait plus qu'à statuer sur le sort de Colomb et de ses frères; ce fut une tâche facile pour l'infâme Bobadilla et promptement remplie par lui: il ordonna qu'ils seraient conduits en Espagne sur des bâtiments dont on hâta les préparatifs de départ, et que quelques pièces à leur charge rédigées par lui, seraient en même temps envoyées à la métropole. À ces pièces furent jointes des lettres particulières de Bobadilla qui avaient pour but de prouver la culpabilité des prisonniers. Un trait fut ajouté à ces scandales, c'est que l'ordre fut donné de conserver, pendant la traversée, les fers et les chaînes rivés sur les personnes de Colomb, de Barthélemy, de Diego! Jusqu'à un certain point, on pouvait supposer qu'aussi longtemps que ces illustres personnages auraient été à Hispaniola ou dans le voisinage, Bobadilla aurait pu croire possible leur évasion et, dans des vues d'intérêt personnel, leur laisser ces ignobles fers dont il avait eu l'ignominie de les charger; mais il ne pouvait avoir une semblable crainte lorsque les navires auraient atteint le large; et ce ne peut être que par l'effet de la méchanceté la plus noire et la plus injustifiable qu'il put prescrire une mesure aussi détestable.
Alonzo de Villejo fut l'officier chargé d'exécuter les ordres de Bobadilla; ses instructions portaient expressément de ne remettre ses prisonniers qu'à Fonseca en personne, ce qui était une preuve évidente de l'accord qu'il y avait entre ces deux hommes. Villejo se rendit à la prison où était Colomb, et il se présenta à lui en disant qu'il venait le chercher.
«Villejo, lui dit Colomb, vous savez que j'ai souvent bravé la mort et que je ne la crains pas; mais si mes jours doivent être tranchés, je ne demande qu'une seule grâce, c'est qu'il me soit permis d'écrire une lettre à Leurs Majestés pour leur dire que je meurs innocent, et plein de reconnaissance ainsi que de respect pour les facilités qu'elles m'ont données lors du premier voyage pendant lequel j'ai découvert des pays qui me sont devenus si funestes, mais qui pourront être un jour une source intarissable de richesse et de grandeur pour l'Espagne.»
«Excellence, lui répondit Villejo, il est vrai que je tiens mon commandement de monseigneur Fonseca, mais je ne l'aurais pas accepté si ç'avait été pour me déshonorer. J'ai l'ordre de conduire Votre Excellence en Espagne; mais j'en jure par mon épée, dès que vous aurez mis le pied à mon bord, vous serez à l'abri de toute insulte. Malheur à celui qui oserait y manquer d'égards ou de respect à l'homme que les revers accablent si cruellement, mais que je n'admire pas moins comme le plus grand génie de l'humanité!»
Colomb fut attendri jusqu'aux larmes en entendant des paroles si différentes de celles qu'on lui adressait depuis l'arrivée de Bobadilla; il releva alors majestueusement son front qu'il avait tenu appuyé contre une de ses mains, et ce fut en ces termes qu'il remercia Villejo:
«Villejo, vous avez un noble cœur; il me tarde de me trouver sur le pont d'un bâtiment dont l'air sera purifié par l'effet de votre présence, par celle de vos braves marins; ne perdons pas une minute, partons, je vous suis, et laissons cette terre qui m'est devenue si inhospitalière.»
Les navires appareillèrent dans le mois d'octobre; à peine eurent-ils perdu la côte de vue, que Villejo voulut faire enlever les chaînes de Colomb; mais il s'y refusa obstinément en disant avec fierté:
«Leurs Majestés m'ont enjoint d'obéir strictement aux ordres de Bobadilla; c'est en s'appuyant sur leur autorité qu'il m'a fait charger de fers, je dois donc les garder jusqu'à ce que nos souverains en ordonnent autrement; je les conserverai ensuite comme des souvenirs de mes services et de mes infortunes.»
Fernand, second fils de Colomb, qui, ainsi que nous l'avons déjà mentionné, fut l'historien de son père, affirme avoir, depuis lors, toujours vu ces chaînes dans le cabinet de Colomb, qui, à l'époque de sa mort, demanda qu'elles fussent ensevelies avec lui: c'était un appel qu'il faisait à Dieu de l'injustice et de l'ingratitude dont il avait été la victime; c'était comme s'il avait voulu présenter au ciel les preuves de la méchanceté des misérables qui l'avaient si outrageusement persécuté.
Malgré le refus de Colomb, Villejo n'en fut pas moins très-bien inspiré; l'histoire, qui a mission de flétrir les lâches, les infâmes et les persécuteurs, doit aussi préconiser ceux qui ont agi avec noblesse, désintéressement, abnégation et grandeur. Que Villejo soit donc glorifié pour sa belle conduite, et n'oublions pas de mettre presque sur la même ligne, son second, Andreas Martin, qui témoigna, pendant toute la campagne, la plus vive sympathie pour l'illustre captif et qui ne cessa de lui prodiguer les marques les plus sincères d'attentions et de respect! La traversée fut courte, exempte de mauvais temps. Elle fut en quelque sorte dirigée par Colomb à qui Villejo soumettait toujours ses vues; et ce fut à Cadix que Villejo aborda avec Colomb toujours chargé de fers, mais qui supporta très-stoïquement cette épreuve pourtant si douloureuse.
Il y eut un long cri d'indignation poussé à Cadix lorsqu'on y apprit que Colomb y arrivait avec ces mêmes fers; et ce cri eut un retentissement qui se propagea en Espagne avec autant de rapidité que l'avait fait la nouvelle de son retour triomphant après son premier voyage. Nul ne voulait connaître ni seulement écouter quels en étaient les motifs réels ou supposés: Colomb était ignominieusement renvoyé du Nouveau Monde qu'il avait eu la gloire de découvrir; c'en était assez pour exalter l'opinion publique du pays, qui se montra on ne peut plus exaspérée de l'indigne affront dont on avait abreuvé un aussi grand cœur que celui de Colomb. Ainsi, tous les soins que s'était donnés Bobadilla pour chercher à indisposer la nation contre notre illustre marin par les lettres particulières qu'il avait écrites afin qu'elles fussent lues et répandues, ces soins furent entièrement perdus; les lettres furent, au contraire, tenues secrètes ou détruites: elles auraient été déchirées avec colère, si l'on s'était permis d'en proposer la lecture à qui que ce fût.
Christophe Colomb ne sachant pas exactement jusqu'à quel point les souverains espagnols avaient autorisé Bobadilla dans l'indigne traitement qu'on lui avait fait subir, avait pensé qu'il n'était pas dans les convenances qu'il leur écrivît immédiatement, mais il avait adressé une lettre détaillée à une dame de la cour qui avait été gouvernante du prince Juan pendant son enfance, qui était l'une des personnes les plus aimées d'Isabelle, et qui avait constamment porté l'intérêt le plus vif à tout ce qui concernait Colomb ainsi que ses deux fils, toujours pages à la cour. Cette lettre arriva à Grenade où étaient alors Leurs Majestés, au moment même où de violents murmures sur le sort de Colomb éclataient jusque dans l'Alhambra qui était le palais de leur résidence.
«Quel est donc ce bruit inaccoutumé, dit la reine d'un air étonné, et pourquoi cette explosion soudaine de mécontentement?»
Comme Isabelle prononçait ces mots, entra chez elle l'ex-gouvernante de son fils, tenant la lettre de Colomb ouverte à la main, et qui lui dit:
«Lisez, reine, vous saurez tout; et je désire vivement ne pas mériter votre désapprobation en ajoutant que je partage ce mécontentement.»
Isabelle lut cet écrit avec une émotion extrême. En voyant combien on avait abusé de sa condescendance et de son consentement en lui faisant signer un acte dont il avait été fait un usage si abominable, elle se leva, se rendit avec précipitation chez le roi à qui l'on venait d'expliquer la cause de l'indignation du peuple, et elle lui remit la lettre, en s'écriant:
«Sire, faites justice, expédiez un courrier extraordinaire, et que Colomb et ses frères soient libres!»
Le roi, toujours mal disposé envers Colomb qu'il se repentait d'avoir élevé à de si hautes dignités, réfléchissait, lorsque Isabelle entra chez lui, à ce qu'il y avait lieu de faire dans la circonstance présente, et il était encore indécis; mais la voix convaincue de la reine ne lui permit plus d'hésiter, et il pensa qu'il serait au moins très-imprudent de chercher à résister à la force du vœu populaire qui se prononçait avec une énergie toujours croissante. C'était un des traits caractéristiques de Ferdinand de savoir céder à propos ou lorsque encore on le pouvait avec honneur: il est peu de rois qui aient possédé ce tact si heureux.
Ferdinand acquiesça donc aux désirs d'Isabelle; sans attendre même les documents de Bobadilla, il fut décidé qu'un blâme sévère serait jeté sur lui, et qu'on ferait mettre à l'instant même Colomb en liberté comme si son innocence ne pouvait pas être l'objet d'un doute; il fut aussi ordonné que ses frères seraient libres et dégagés de toute poursuite; qu'ils seraient traités avec la plus grande distinction; que Leurs Majestés écriraient à Colomb pour lui exprimer leurs regrets les plus vifs du traitement qu'il avait subi et pour l'inviter à se rendre à Grenade; enfin, qu'une somme de 2,000 ducats lui serait expédiée pour le mettre à même de faire dignement les frais de son voyage.
Colomb se sentit revivre en recevant la lettre royale qui lui fut écrite; il partit pour Grenade et il y arriva, non comme un homme ruiné ou malheureux, mais la figure souriante, la physionomie ouverte, et vêtu d'habits d'une richesse et d'une élégance extrêmes: c'était le temps des beaux costumes; or, à personne mieux qu'à Colomb la mise de l'époque ne pouvait convenir, à cause des avantages personnels de sa taille élevée, de sa tournure distinguée et de son maintien imposant.
Le roi et la reine mirent tous leurs soins à le recevoir dignement. Quand Isabelle vit cet homme vénérable qu'elle avait toujours affectionné, s'approcher avec sa noblesse et sa modestie accoutumées, et qu'elle pensa à toutes ses souffrances, elle ne put maîtriser son attendrissement; des larmes s'échappèrent de ses yeux. Colomb avait été bien malheureux, bien maltraité, et il avait tout supporté avec impassibilité; mais quand il vit l'accueil bienveillant du roi, quand il aperçut les pleurs de la sensible Isabelle, des sanglots sortirent de sa poitrine oppressée, il se jeta à leurs pieds, et pendant quelques minutes, il lui fut impossible de proférer une seule parole.
Ferdinand et Isabelle s'empressèrent de le relever et cherchèrent à l'encourager par les expressions les plus gracieuses; alors il redevint maître de lui-même, fit une éloquente justification de sa conduite, parla du zèle qui l'avait sans cesse animé et qui l'animerait toujours pour les intérêts de l'Espagne, et pria Leurs Majestés de croire que si, comme il était probable, il avait commis quelques fautes, ses intentions n'en avaient pas moins toujours été pures, que ces fautes tenaient en partie aux difficultés de la position, et peut-être aussi à son inexpérience dans l'art du gouvernement.
Leurs Majestés exprimèrent vivement toute leur indignation contre Bobadilla qu'elles désavouèrent complètement pour la manière odieuse dont il avait interprété leurs sentiments; elles déclarèrent qu'il serait destitué, que Colomb rentrerait en possession de ses priviléges, de ses dignités, et qu'il serait indemnisé de toutes ses pertes.
Colomb conçut, d'après cette réparation, l'espoir qu'il serait très-prochainement rappelé au gouvernement d'Hispaniola et des Indes occidentales, avec ses titres de vice-roi et de grand-amiral; mais il eut la douleur en ceci d'éprouver un désappointement qui répandit un nuage de tristesse sur le reste de sa vie. Ferdinand avait bien pu, en effet, se complaire à donner à la reine et au peuple espagnol la satisfaction d'une désapprobation formelle aux actes iniques de Bobadilla qui, seul, fut en cause en cette circonstance, puisque rien ne pouvait mettre Colomb en mesure de prouver matériellement la connivence de Fonseca; d'ailleurs, il croyait au-dessous de sa dignité de descendre au rôle d'accusateur. Ferdinand avait bien pu aussi faire à l'illustre marin une réception éclatante; mais les historiens s'accordent à dire qu'il fut au fond très-satisfait de l'éloignement de Colomb du théâtre de sa gloire, de la perte de ses fonctions, et qu'il avait résolu, dans son esprit, que jamais il ne les réoccuperait. Il s'était longtemps repenti d'avoir accordé à un sujet, particulièrement à un étranger, des pouvoirs et des prérogatives aussi étendus, se doutant peu, quand il les avait accordés, quelle serait l'importance des contrées qui seraient découvertes.
De récents voyages entrepris au mépris des stipulations faites avec Colomb prouvaient à Ferdinand que ces contrées, ainsi que l'avait annoncé l'illustre navigateur après avoir débarqué sur la côte de Paria, devaient réellement présenter une surface pour ainsi dire sans bornes; Vincent Yanez Pinzon, qui commandait la Niña dans la première expédition du Nouveau Monde, avait, depuis lors, traversé la Ligne Équinoxiale et confirmé les assertions de Colomb, en explorant la côte orientale de l'Amérique jusqu'au cap Saint-Augustin. Diego Lepe, autre marin de Palos, avait, après Pinzon, doublé ce même cap et vu le continent se dessiner à l'œil selon une longue ligne indéfinie qui se dirigeait dans le Sud-Ouest. En un mot, tous ceux qui en revenaient dépeignaient ce pays comme étant d'une fertilité, d'une richesse extrêmes. Ferdinand n'en déplorait que plus, selon ses idées égoïstes, d'avoir créé Colomb vice-roi de ce même pays, avec un droit sur ses productions et sur les profits du commerce qui y serait effectué. Ainsi donc, chaque découverte nouvelle qui aurait dû, si son esprit avait eu de la grandeur, augmenter sa reconnaissance, ne faisait qu'accroître ses regrets d'avoir accordé d'aussi magnifiques récompenses.
D'ailleurs, selon l'habitude des princes qui font de la politique plus avec la tête qu'avec le cœur, Ferdinand considérait que Colomb ne pouvait plus personnellement lui être utile. La grande découverte était faite, la route d'un monde nouveau était connue, et chacun pouvait la parcourir. Des marins habiles s'étaient formés et enhardis sous ses auspices; ils assiégeaient le gouvernement, offrant de faire des expéditions à leur compte, et même de donner à la couronne une bonne part dans les gains. Pourquoi donc, toujours, selon lui, conférer des dignités élevées et des avantages princiers, tandis qu'il trouvait sous la main nombre d'hommes qui ne demandaient qu'une simple autorisation de pouvoir faire des armements et de partir.
Tels furent les motifs qu'on attribua à Ferdinand pour éloigner Colomb du gouvernement auquel il avait toutes sortes de droits; et dans le fait, sa conduite subséquente prouva que c'était bien sous ce point de vue rétréci qu'il avait envisagé cette question. Peu lui importa donc de manquer à ses engagements, d'être injuste, peu généreux, d'être même ingrat; son but était que Colomb n'exerçât plus les fonctions de vice-roi, et il s'attacha à l'atteindre.
Il fallut alors trouver une raison plus ou moins plausible, pour paraître justifier l'éloignement de Colomb, et Fonseca ne fut pas longtemps à la proposer. C'est, en effet, le propre de certains hommes de savoir colorer leurs actes, quelque injustes qu'ils soient, par un certain vernis qui leur donne l'apparence des convenances ou de l'équité. Ainsi, l'on prétendit que les éléments des factions qui avaient été en guerre ouverte à Hispaniola, n'avaient pas cessé d'exister et qu'ils se reproduiraient pour causer de nouveaux troubles, si Colomb y retournait trop tôt; qu'il était donc plus sage d'y envoyer un officier de talent pour remplacer Bobadilla et pour y exercer le commandement pendant deux ans; qu'alors, seulement, les mauvaises passions seraient calmées, et que Colomb pourrait y retourner pour reprendre son autorité avec plus de facilité pour lui-même, et plus d'avantage pour la couronne. Mais si l'on pense que Colomb avait alors soixante-cinq ans, on sera convaincu que c'était partie gagnée que d'obtenir un délai de deux années pendant lesquelles il perdrait l'habitude des affaires; il en éprouva un vif déplaisir, mais il fut obligé de se contenter de ce mauvais arrangement et d'un espoir aussi incertain.
Le choix du successeur de Bobadilla fut fait en faveur de Don Nicolas de Ovando, décoré de l'ordre d'Alcantara; l'on verra plus loin que cet homme qui passait alors pour être équitable, modéré et modeste, cachait, sous son apparente humilité, une soif excessive du commandement. Il fut le fléau le plus impitoyable de la race indienne; et, dans ses procédés envers Colomb, il manqua complètement de justice et de générosité.
Plusieurs causes retardèrent le départ d'Ovando: pendant ces délais, il arrivait d'Hispaniola les plus fâcheuses nouvelles. Bobadilla s'était persuadé que la sévérité avait été le principal écueil de ses prédécesseurs; et ses premiers actes avaient été une protection déclarée accordée à la révolte, à l'indiscipline, à la licence: la porte avait été ouverte par là à l'insubordination, à l'oubli de toute règle; la foule s'était élancée dans ce courant d'idées qui promettait l'impunité à tous ses caprices; et quand Bobadilla voulut rétablir un peu d'ordre dans la colonie, il lui fut impossible de se faire obéir, et il recueillit amplement ce qu'il avait semé. Enfin, ceux mêmes des ennemis de Colomb qui avaient conservé un peu de droiture et qui ne voulaient pas aller à une catastrophe terrible, en vinrent à regretter leur ancien vice-roi, toujours si juste et si dévoué, ainsi que l'administration de son frère l'Adelantado, dont la règle sévère était plus inflexible encore pour lui-même que pour les autres.
Chaque concession de Bobadilla était suivie de la demande d'une nouvelle concession toujours plus compromettante. On vendit les fermes et les domaines de la couronne à de très-bas prix; on accorda toutes sortes de permissions pour l'exploitation des mines; on n'exigea que la rétribution de la onzième partie de leurs produits au lieu du tiers qui, jusque-là, avait été payé à la couronne. Il fallut donc, pour conserver l'intégralité du revenu public, augmenter considérablement les concessions, ce qui entraîna naturellement l'accroissement des fameux repartimientos, si préjudiciables aux intérêts et à la conservation de la population indigène; alors, on en vint à un recensement des naturels, à leur classement; et puis, on en disposait en faveur des colons, selon la faveur, le caprice ou l'importunité.
Bobadilla poussait l'oubli de toutes les convenances, jusqu'à dire à ses administrés: «Ne perdez pas de temps, ne négligez rien pour vous enrichir; qui peut savoir combien cela durera!» Ceux-ci agissaient d'après ses incitations; ils écrasaient les insulaires de travaux: et, dans le fait, ils firent produire au droit du onzième, plus que n'avait produit celui du tiers; mais les Indiens succombaient par milliers à la peine sans qu'on en prît le moindre souci. La tyrannie la plus oppressive était exercée contre eux par leurs maîtres dont la plupart n'étaient autre chose que d'ignobles condamnés provenant des cachots de l'Espagne. Ces insolents parvenus se donnaient des airs de grands seigneurs; ils ne marchaient que suivis d'une quantité considérable de serviteurs; ils prenaient à leur service les femmes et les filles des caciques eux-mêmes; dans leurs voyages ou même dans leurs courses, ils se faisaient porter sur les épaules des Indiens, nonchalamment allongés sur des litières ou dans des hamacs, et se faisaient rafraîchir par d'autres Indiens, agitant l'air qu'ils respiraient avec des feuilles de palmiers ou avec des éventails en plumes. On voyait parfois les épaules de ces infortunés porteurs ruisseler du sang que le poids ou le frottement des litières en faisait jaillir; les Espagnols n'en avaient aucune pitié. Quand ils arrivaient dans un village, ils s'emparaient capricieusement de toutes les provisions qui étaient à leur convenance; ils faisaient danser les jeunes filles et les jeunes gens pour récréer leurs loisirs; jamais ils ne parlaient aux naturels que dans le langage le plus grossier et le plus dégradant; enfin, pour les moindres fautes, ou au moindre accès de mauvaise humeur, ils les faisaient battre ou frapper à coups de fouet, à tel point que plusieurs en mouraient sans que personne intervînt en leur faveur.
Ces affreux détails parvenus aux oreilles de la reine Isabelle, affligèrent profondément le cœur de cette généreuse princesse; aussi pressa-t-elle, autant qu'il fut en son pouvoir, le départ d'Ovando. Il fut ordonné au nouveau gouverneur de faire cesser immédiatement des abus si criants; de révoquer les licences ou les autorisations imposant des travaux excessifs qui avaient été accordées par Bobadilla; d'alléger considérablement les fardeaux exigés des Indiens; de s'occuper, avec soin, de leur instruction religieuse; de préciser les pertes que l'on avait fait subir à Colomb tant lors de son emprisonnement, que pour les arriérés de solde ou autres émoluments qui pouvaient lui être dus, afin qu'il pût en être complètement indemnisé ou dédommagé: il fut enfin établi que Colomb aurait un représentant dans l'île pour surveiller ses intérêts, et qu'Hispaniola serait la capitale du gouvernement colonial qui devait s'étendre sur toutes les îles avoisinantes ainsi que sur le continent récemment découvert. L'homme que Colomb désigna pour le représenter fut le même Alonzo Sanchez de Carvajal, dont la conduite honorable a pu être appréciée dans le récit que nous avons fait de la révolte de Roldan.
Plusieurs autres mesures administratives furent prises en même temps: en particulier, nous citerons le décret en vertu duquel il fut permis de transporter, dans l'île, des nègres esclaves bien que nés en Espagne, et qui descendaient des naturels de la côte de Guinée où le trafic dit des noirs avait lieu de la part des Espagnols et des Portugais. On ne peut s'empêcher de faire, à cette occasion, le rapprochement que c'est dans cette même île d'Hispaniola où fut effectuée la première introduction de ces esclaves, qu'a eu lieu aussi la première et terrible insurrection d'une population noire contre ses maîtres, qui a ébranlé pour bien longtemps peut-être encore, la sécurité et le bonheur de ce beau pays.
L'armement équipé pour Ovando fut le plus considérable que l'on eût encore vu pour cette destination. Ce gouverneur était un des favoris du roi; Fonseca s'appliqua à être aussi libéral pour lui, qu'il avait été mesquin envers Colomb, et c'était encore une manière de témoigner l'antipathie qu'il avait toujours éprouvée à son égard. La flotte se composa, en effet, de trente bâtiments bien approvisionnés, contenant 2,500 hommes, dont plusieurs étaient d'un haut rang; il s'y trouvait un assez grand nombre de familles. Un cortége brillant fut accordé au nouveau gouverneur; on lui donna des gardes du corps à cheval; et, malgré les lois somptuaires de l'Espagne qui interdisaient certains objets de luxe aux sujets de la couronne, il lui fut permis de se parer de pierres précieuses et d'étoffes de soie de la plus grande valeur. On voit que rien ne fut fait pour adoucir, dans l'esprit de Colomb, la mortification qu'on lui faisait éprouver en la personne du rival qui lui était si injustement préféré. Ce fut le 13 février 1502, que la flotte appareilla.
Notre illustre marin passa neuf mois à Grenade, toujours attendant qu'on s'occupât de lui mais s'efforçant de rétablir ses affaires tombées, depuis les derniers événements, dans la plus grande confusion. Il y reprit aussi son projet sur le Saint-Sépulcre, et avec sa ferveur accoutumée, il fit un long écrit pour rappeler à Leurs Majestés l'engagement qu'il avait pris devant elles, de faire tourner au succès de cette opération, les avantages qu'il avait alors espéré recueillir de ses découvertes; mais l'on doute qu'il ait jamais communiqué ou présenté cet écrit aux souverains espagnols. Toutefois, ce même écrit existe encore, minuté de la main de Colomb et réuni en un corps de volume. C'est la bibliothèque dite Colombienne de la cathédrale de Séville qui possède ce précieux manuscrit.
Il parait que ce qui l'empêcha d'entretenir les souverains espagnols du retour de ses idées vers ce sujet, fut la nouvelle direction qu'elles prirent lorsqu'il fut informé de l'heureuse issue du voyage de Vasco de Gama qui venait de contourner l'Afrique, de conduire ses vaisseaux triomphants jusqu'aux côtes occidentales de la presqu'île de l'Inde, et d'en renvoyer une partie sous les ordres de Pedro Alvarez Cabral, qui les ramena en Portugal chargés de marchandises précieuses de l'Orient. Les richesses du Calicut devinrent alors l'âme de toutes les conversations; les beaux rêves du prince Henri et du roi Jean II se trouvaient ainsi réalisés; et tandis que les sauvages régions du Nouveau Monde si opulentes, mais en espérance seulement pour le moment, ne rapportaient rien à l'Espagne et ne lui rapporteraient rien pendant longtemps encore, la route que Gama avait frayée allait mettre immédiatement le Portugal en jouissance et comme en possession des trésors de ces merveilleuses contrées.
Il est probable que les lauriers que Colomb avait cueillis dans sa découverte du Nouveau Monde, avaient enflammé le courage de Vasco de Gama dont les succès, à leur tour, excitèrent l'imagination de Colomb en qui la passion pour les découvertes ne pouvait être affaiblie ni par son âge déjà assez avancé, ni par les malheurs qu'il avait éprouvés; il formula alors un système qui reposait sur de grandes probabilités, mais auquel il manquait la sanction de l'expérience, et cette sanction, il s'offrit à Ferdinand et à Isabelle pour consacrer ses efforts à l'obtenir. Selon lui, le continent qu'il avait découvert dans sa partie septentrionale, se dirigeait, aussi loin qu'il avait pu en observer le gisement de la côte, vers la partie de l'Ouest, et un fort courant des eaux de la mer était établi dans le même sens. À l'opposé de ce continent dans le Nord, était la longue langue de terre appelée Cuba, que tout le monde à son bord et lui-même pendant son second voyage, considéraient comme le promontoire extrême des points les plus orientaux de l'Asie. Tout disait donc, toujours selon lui, que plus loin, entre ce promontoire et le continent qu'il avait découvert, se trouvait un détroit qui devait conduire dans l'Inde. Il se flattait de trouver ce détroit, de le traverser, de parcourir une route encore plus facile et plus directe que celle que les Portugais venaient de suivre en doublant le cap de Bonne-Espérance, et c'est par là qu'il voulait terminer la longue série de ses voyages et de ses travaux. Il est à remarquer que le point du globe qu'il avait désigné comme étant celui où devait se trouver son détroit, était précisément le même où l'on voit l'isthme de Panama. Par ce brillant exposé, on se convainc que l'esprit de Christophe Colomb était resté insensible aux atteintes de la vieillesse, et que son corps était déjà suffisamment reposé des persécutions dont il avait été l'objet. «L'homme disait-il, est un instrument qui doit se briser à l'œuvre dans la main de la Providence lorsqu'elle a besoin de s'en servir. Aussi longtemps que l'esprit déclare vouloir, le corps doit obéir!»
Ce plan rencontra, comme toujours, quelques contradicteurs toutefois peu sérieux; mais, en général, il fut goûté comme n'ayant pu être conçu que par un esprit très-supérieur; on l'adopta et une expédition fut préparée pour qu'il fût mis à exécution. Colomb partit, en effet, de Séville où il se trouvait pendant l'automne de 1501, pour aller en surveiller les préparatifs; mais Fonseca et ses agents y mirent tant de mauvais vouloir, y apportèrent tant d'obstacles, que ce ne fut qu'au mois de mai de l'année suivante, que les bâtiments furent prêts à prendre la mer.
Avant de mettre à la voile, Colomb pensa à prendre quelques mesures de prévoyance en cas qu'il lui arrivât, quelque catastrophe dans un voyage si long, et dans une entreprise assez périlleuse pour glacer des courages ordinaires. Il avait alors 66 ans; sa constitution n'était plus aussi vigoureuse que par le passé, mais le déclin de ses forces physiques n'avait nullement altéré sa grande intelligence, ni abattu son énergie naturelle; aussi, se disposait-il à partir, à cette période de la vie où l'homme, en général, cherche le repos, et pour une expédition dont on ne pouvait se dissimuler ni les fatigues ni les incidents fâcheux, avec autant d'ardeur que s'il avait été dans toute la force de l'âge.
Il fit dresser des copies authentiques de toutes les lettres patentes qui émanaient de Leurs Majestés au sujet des diverses stipulations le concernant qui avaient été passées; il fit également enregistrer la lettre qu'il avait adressée à l'ex-gouvernante du prince Juan, où il se justifiait pleinement des accusations de Bobadilla; il en fut de même de deux autres lettres qu'il avait écrites aux directeurs de la banque de Gènes qu'il chargeait de percevoir le dixième de ses revenus, pour être employé à diminuer les droits sur les objets de consommation de sa ville natale, et il en fit parvenir les copies certifiées et légalisées à son ami le docteur Nicolo Oderigo, qui avait été ambassadeur de la république de Gênes près la cour d'Espagne, le priant de veiller à ce qu'elles fussent déposées en lieu de sûreté, et de tenir son fils Diego au courant de tout ce qui aurait trait à cette transaction.
Enfin, il écrivit au pape Alexandre VII, pour lui faire connaître son intention inébranlable de lever, à son retour, des troupes pour une croisade au Saint-Sépulcre; l'informant des causes qui, en lui faisant perdre son gouvernement, l'avaient forcé d'ajourner cette expédition, espérant cependant pouvoir plus tard donner suite à son projet, et exprimant le désir d'aller, après son voyage, présenter ses respectueux hommages au chef de la chrétienté.
Colomb appareilla de Cadix le 9 mai 1502; sa flottille se composait seulement de quatre caravelles dont la plus grande n'était que de 70 tonneaux; la plus petite n'en jaugeait que 50. Le personnel de ces bâtiments n'était que de 150 hommes; et c'est avec un si faible armement, avec des navires si frêles, qu'il allait à la recherche d'un détroit dont il espérait franchir les eaux pour se lancer ensuite dans des mers tout à fait inconnues, et accomplir la circonnavigation complète du globe. On le voit, Colomb avait toujours le même désir des grandes choses et la même confiance en lui pour parvenir à les exécuter malgré l'insignifiance des moyens. Son frère, Don Barthélemy, commandait une des caravelles, et son plus jeune fils Fernand, qui était alors dans sa quatorzième année, l'accompagnait dans ce voyage.
La flottille se dirigea sur les Canaries où elle relâcha; continuant bientôt sa route, elle fit une excellente traversée jusqu'aux îles Caraïbes; elle aborda, le 15 juin, à l'une d'entre elles du nom de Mantinino et qui est aujourd'hui appelée la Martinique. Le dessein primitif de Colomb avait été de se rendre directement à la Jamaïque, et d'y prendre son point de départ pour aller à la recherche du détroit supposé; mais parmi ses quatre navires, il y en avait un qui se trouvait en si mauvais état, qu'il fut obligé de s'arrêter aux îles Caraïbes pour le réparer de son mieux, et qu'ensuite, il se vit forcé de le conduire à San-Domingo, se proposant de l'y laisser et de l'y échanger contre un de ceux de la flotte nombreuse d'Ovando. Il était, à la vérité, contraire à ses instructions de toucher à Hispaniola; mais il y avait ici un cas de force majeure: en effet, puisque le bâtiment avarié qui était sous ses ordres pouvait à peine continuer à tenir la mer, où devait-il le conduire et le laisser, si ce n'est à San-Domingo? C'est un de ces cas exceptionnels qui sont admis chez toutes les nations, et même en temps de guerre, par les puissances belligérantes.
La flotte qui avait amené Ovando, était alors dans le port de San-Domingo, et prête à remettre à la voile pour l'Espagne. Il s'y trouvait Roldan, Bobadilla et d'autres ardents ennemis de Colomb; dans la ville elle-même, il y avait aussi plusieurs de leurs adhérents contre lesquels des mesures sévères avaient été prises et qui étaient tous dans un état d'exaspération difficile à décrire. Le bâtiment sur lequel Bobadilla devait effectuer la traversée, était le plus considérable; il y avait fait porter une quantité d'or de très-haute valeur qu'il avait recueillie pendant son usurpation, et dont il espérait faire servir une partie à se faire des amis puissants en Espagne qui le mettraient à même de conserver le reste pour lui. Dans le nombre des présents qu'il destinait pour Leurs Majestés, on voyait une grosse masse d'or vierge, qui est encore citée à cause du poids qu'elle avait, lequel était de trois mille six cents castillanos, équivalents à près de cent mille francs de notre monnaie. Roldan et d'autres aventuriers avaient également fait embarquer beaucoup d'or qui, hélas! était le résultat du travail excessif imposé aux Indiens et de leurs longues sueurs.
C'était le 29 juin que Colomb était arrivé à San-Domingo; il expédia aussitôt un officier au gouverneur pour lui expliquer le but de sa relâche; en outre, il demanda la permission de remonter un peu la rivière dont l'embouchure formait, en quelque sorte, le port, pour y mettre sa flottille à l'abri, parce qu'il prévoyait un ouragan comme devant éclater bientôt. Ovando ne prit conseil que de l'effroi que lui causait la présence de Colomb aussi près du siége de son gouvernement, et il se refusa soit à l'échange d'un de ses navires contre celui de Colomb qui était avarié, soit à la demande fondée sur l'approche d'une tempête que, dans son inexpérience, il traitait de prophétie absurde et menteuse.
Colomb indigné de ne pouvoir s'arrêter un seul moment dans un port qu'il avait découvert, s'éloigna pour chercher un refuge loin des yeux du jaloux Ovando; mais voyant que le mauvais temps devenait de plus en plus imminent, il navigua le long de la côte, espérant y trouver un abri dans quelque baie ou quelque rivière jusqu'alors inexplorée. La flotte de Bobadilla appareilla presque au même moment, sans se préoccuper de l'avertissement de Colomb qui ne se vérifia que trop, deux jours après qu'il eut été donné. L'ouragan fut, en effet, d'une rare furie; les navires de Colomb furent séparés. Il put, à son bord, se maintenir près de terre et y trouver un mouillage; mais les autres bâtiments furent poussés au large et eurent à lutter pendant longtemps contre la rage des éléments. Don Barthélemy ne dut son salut qu'à son expérience et à son énergie; il perdit son grand canot qui fut emporté de dessus le pont par une lame affreuse, et il eut plusieurs avaries; les autres navires souffrirent pareillement beaucoup; enfin, ils se rallièrent tous au port Hermoso, situé à quelques lieues dans l'Ouest de San-Domingo.
Quant à la flotte de Bobadilla, l'ouragan la frappa avec toute sa violence; et, comme elle était beaucoup moins bien manœuvrée que les bâtiments de Colomb, elle éprouva les plus grands désastres. Le navire, entre autres, où se trouvaient Bobadilla, Roldan et les ennemis les plus invétérés de Colomb, coula au fond: tout l'équipage périt! La fameuse masse d'or vierge fut engloutie; plusieurs autres bâtiments furent également perdus; ceux qui purent revenir à San-Domingo étaient dans un état déplorable; un seul enfin se trouva en état de continuer son voyage; ce fut précisément le plus faible de tous, celui à bord duquel se trouvaient quatre mille pièces d'or qui étaient la propriété de Colomb et qui furent rapportées en Espagne par son fondé de pouvoir Carvajal.
Ce terrible événement a été décrit par Fernand, fils de Colomb, et par le vénérable Las Casas, qui fut, par la suite, l'avocat si zélé des Indiens et l'apôtre si renommé de la religion dont il était un des plus dignes ministres; tous les deux le considérèrent comme un de ces jugements redoutables qui semblent quelquefois suppléer à la justice humaine, et comme une punition infligée par la Providence. Tous les deux aussi font ressortir cette circonstance que, pendant que les adversaires les plus actifs de Colomb mouraient presque sous ses yeux en méprisant sa science profonde, le seul navire qui n'eût éprouvé aucune avarie et que la tempête eût, en quelque sorte, pris plaisir à épargner, fut la frêle caravelle qui portait sa propriété. Les équipages, alors très-superstitieux, allèrent jusqu'à dire que l'habile navigateur, par une puissance surnaturelle, avait évoqué l'ouragan et l'avait fait servir à la destruction de ses ennemis. Guarionex, l'infortuné cacique de la Vega, était sur le même navire que Bobadilla et que Roldan, et il y périt aussi.
Ce n'est pas nous qui, en aucun cas, contesterons le savoir de Colomb; nous croyons, cependant, devoir dire, en cette occasion, que nous nous croyons fondé à n'admettre l'infaillibilité absolue d'aucun homme, d'aucun instrument météorologique, d'aucune donnée préalable, d'aucun signe précurseur, en ce qui concerne toute prédiction ou toute annonce sur le temps qu'il fera, non-seulement deux jours, mais même deux heures à l'avance. Que Colomb, par exemple, en cette occasion, ait remarqué que les nuages des régions supérieures avaient une marche assez prononcée à l'encontre de celle des nuages plus voisins de la terre; qu'il ait observé que les vents alizés faiblissaient, que par intervalles, les brises de l'Ouest prenaient de l'ascendant ou toute autre indication pratique, et qu'il ait jugé prudent de prendre ses précautions et de se mettre à l'abri; nous le concevons facilement, d'autant qu'en marin consommé, Colomb avait l'habitude, qui est celle de tous les chefs prudents, d'avoir toujours la pensée préoccupée de sa route, de son navire, de l'état du ciel et des probabilités du moment! Mais quant à déclarer positivement qu'une tempête devait éclater dans deux jours, nous croyons que c'est au-dessus des facultés humaines, et que ni Colomb ni personne au monde n'a jamais pu le prédire avec certitude!
Après avoir quoique imparfaitement pu réparer ses navires et avoir renouvelé sa provision d'eau et de bois de chauffage, Colomb mit le cap sur le continent qu'il avait découvert; mais les calmes survinrent et les courants le portèrent jusqu'à la côte Sud-Ouest de Cuba. Lorsque le vent redevint favorable, la flottille reprit sa route et, le 30 juillet, elle atteignit l'île de Guanaga, située près de la terre d'Honduras; une grande pirogue s'en détacha et se rendit à bord de Colomb avec un cacique et sa famille. La pirogue était manœuvrée par vingt-cinq Indiens; elle était tentée avec des feuilles de palmiers et chargée d'objets du pays parmi lesquels on remarquait des haches, des ustensiles de cuivre et des sortes de creusets pour faire fondre ce métal; il y avait aussi différents vases de marbre, d'argile, de bois durci au feu, des espèces de manteaux en coton de couleurs variées, et plusieurs articles qui annonçaient un certain degré de civilisation. On prétend, autant que les naturels purent se faire comprendre, qu'ils conseillèrent à Colomb de se diriger vers le pays d'où ils venaient, et qu'il y trouverait une contrée riche, cultivée et des habitants industrieux; ainsi, dit-on, il serait promptement arrivé à Yucatan, et la découverte du Mexique s'en serait suivie. Il est facile de raisonner après l'événement et de faire parler à sa guise des Indiens dont la langue est inconnue, et dont on interprète le dire selon ses idées; mais ce n'était pas là le plan de Colomb ce n'était pas ce qui avait été approuvé par ses souverains, et il dut naturellement continuer sa recherche du détroit imaginaire, il est vrai, mais qu'il espérait et qu'il pouvait raisonnablement espérer de trouver.
Quelques lieues plus dans le Sud, Colomb aperçut des montagnes, et puis le cap Honduras. Dans ces parages, il éprouva des temps très-mauvais; il y eut beaucoup d'orages et il tombait souvent une forte pluie. Ses bâtiments furent très-endommagés dans leur voilure, dans leur grément; ils eurent des voies d'eau, et les provisions se détériorèrent. Les matelots épuisés de fatigues, se trouvèrent assaillis par plusieurs de leurs terreurs habituelles. Colomb, de son côté, fut repris par la goutte; mais quoique accablé par ses veilles, quoiqu'en proie aux plus fortes douleurs, il ne cessait de tout voir, de tout ordonner; et, d'un lit de repos qu'il avait fait placer à l'entrée de la petite dunette construite à bord pour lui, il se tenait au fait de tout ce qui se passait. Si la maladie sévissait avec trop de rigueur, il s'armait de patience, mais il regrettait parfois d'avoir fait faire une aussi rude campagne à son fils Fernand et à son frère chéri Don Barthélemy; ses pensées se reportaient alors aussi sur Diego, son fils ainé, et sur les embarras et les difficultés de toutes sortes que sa mort lui causerait, si elle venait à avoir lieu.
Pour donner une idée des rigueurs de ce voyage, il nous suffira de faire observer que, dans l'espace de quarante jours, on ne put franchir qu'une distance de 70 lieues. Enfin, le 14 septembre, on arriva devant un cap où le gisement de la terre prit brusquement la direction du Sud. On doubla ce cap; aussitôt une douce brise se fit sentir, on fit déployer toutes les voiles, et le nom Gracias-à-Dios (Grâce-à-Dieu!) fut donné à cette partie du continent.
Pendant trois autres semaines, Colomb battit la côte voisine; il eut le malheur d'y perdre, dans la houle de l'embouchure d'un fleuve, un de ses canots et l'équipage entier de cette embarcation. Les entrevues qu'il eut généralement alors avec les naturels eurent un caractère de méfiance et d'inimitié. On alla jusqu'à dire que les Indiens y possédaient un pouvoir de lancer des sorts et des charmes sur leurs adversaires, et que leur magie s'était étendue sur les navires espagnols et sur les mers qu'ils visitaient en ce moment.
Toutefois, le 5 octobre, Colomb atteignit le point de la côte appelé Costa-Rica (Côte-Riche), ainsi nommé, à cause des mines d'or et d'argent contenues dans les flancs de ses montagnes; il y trouva les naturels en possession d'une grande quantité d'ornements de l'or le plus pur. Cette quantité augmenta encore dans le pays appelé Veragua, où on l'assura qu'existaient les mines les plus belles de toutes les contrées avoisinantes. En naviguant le long de ces terres, on l'entretint souvent d'un royaume très-étendu situé à quelques jours de marche dans l'Occident, nommé Ciguare, où les habitants portaient des bracelets, des couronnes d'or, brodaient leurs vêtements avec des fils de ce métal, et en garnissaient en relief leurs meubles et leurs effets. On ajoutait qu'ils étaient armés de boucliers, d'épées, de cuirasses comme les Espagnols; qu'ils avaient des chevaux; qu'enfin, il y avait des ports fréquentés, qu'on y faisait le commerce, et que même le canon y était connu. Colomb crut comprendre, d'après ces narrations d'ailleurs fort confuses, que la mer bordait une grande partie de ce royaume de Ciguare, et que, non bien loin de là, était une magnifique rivière, qu'il se plut à croire pouvoir être le Gange.
On a pu supposer, depuis lors, que, dans ces vagues rumeurs, il était question du royaume du Mexique; mais nous devons nous souvenir que si Colomb se méprit à cet égard et crut soit au voisinage des États du Grand-Kan, soit à celui du Gange, c'est qu'il devait fonder ses raisonnements sur les opinions très-arrêtées de tous les savants de l'époque, qui attribuaient à la circonférence de notre globe une étendue moindre d'un tiers que celle qui a été constatée depuis lors.
Aussi, l'illustre et infatigable navigateur continua-t-il à se livrer, avec opiniâtreté, à la recherche de son détroit, luttant contre les vents, les courants, les difficultés d'une navigation on ne peut plus périlleuse, et ayant à surmonter le mauvais vouloir des Indiens de ces contrées qui se montrèrent plus ou moins hostiles, et qu'on a crus être de la même race que les habitants des îles Caraïbes. À la vue des bâtiments de la flottille, ces Indiens faisaient retentir leurs forêts et leurs montagnes, de cris de guerre, du bruit de leurs tambours ou autres instruments, et ils ne se présentaient, en général, sur le rivage, qu'en troupes considérables, armés de massues, de lances et de sortes d'épées fabriquées avec leur bois le plus dur.
Enfin, après avoir découvert Porto-Bello et doublé le cap Nombre-de-Dios, Colomb atteignit un petit détroit qu'il nomma el Retrete (le Cabinet). C'était un point qu'un voyageur entreprenant, appelé Bastides, venait d'explorer; mais Colomb l'ignorait. Quoi qu'il en soit, ses navires étaient, en ce moment, dans un état si pitoyable, et ses équipages dans une situation si fâcheuse de lassitude et de maladie, que toute sa persévérance dut céder devant l'impérieuse loi de la nécessité, et qu'il fallut songer au retour. Cependant, il voulut donner à son voyage un caractère d'utilité, et il se proposa de se diriger vers la côte de Veragua avec le dessein d'acquérir quelque certitude sur les mines qui paraissaient si abondantes en ce pays. Il y avait loin de là, il faut le dire, à l'accomplissement des vues élevées qui avaient présidé à la grande et glorieuse pensée du but primitif de son expédition; mais puisqu'il était devenu de toute impossibilité de continuer à y donner suite, il était d'un bon esprit de ne pas quitter ces parages sans chercher au moins à trouver une compensation dans les avantages matériels qu'ils pourraient procurer.
Ainsi, malgré ses travaux pour ainsi dire surhumains, le problème géographique d'une si éminente portée qu'il s'était posé et que son âge avancé ne l'empêcha pas de vouloir résoudre lui-même, resta voilé, et l'on ne put pas savoir alors s'il se trouvait un détroit ou un isthme au fond du golfe dans lequel il s'était si intrépidement lancé, ou si les terres qu'il avait devant lui étaient attenantes à celles de l'Asie, ou enfin s'il existait une mer interposée entre ces mêmes terres et les contrées de l'Inde.
On a su, quelques années après, que c'était cette dernière hypothèse qui était la véritable; ce fut un chef de guerriers espagnols nommé Nugnez Balboa qui, en 1513, après avoir traversé le Mexique par terre, vit, le premier, paraître devant ses yeux éblouis le vaste océan qui est connu sous le nom de Mer Pacifique, et que, quelquefois aussi, on appelle Mer du Sud. L'épisode de cette découverte, bien que ce soit ici une digression, mérite d'être rapporté dans cette histoire de la vie de Colomb, car c'est un événement remarquable qui rentre sous plusieurs rapports dans notre sujet.
Ce fut après avoir gravi le sommet d'une éminence, que Nugnez Balboa se trouva spontanément en face d'une immense étendue d'eau dont les ondes paisibles, à peine plissées par le souffle léger d'une brise naissante, brillèrent devant lui sous l'éclat d'un ciel azuré qu'enflammait le soleil le plus radieux. Aucune terre ne bornait cette vaste nappe liquide du côté du couchant. À ce spectacle imprévu, Nugnez Balboa fut saisi d'un saint respect, ainsi que l'est tout homme à qui se révèle, pour la première fois, quelque grande création de la nature. Ses idées furent d'abord confuses et indécises comme celles qui suivent un long sommeil; mais la réflexion vint bientôt les fixer, et il pressentit que l'Océan qu'il venait de découvrir était celui qui baignait, par son autre extrémité, les rivages de l'Inde que le grand Colomb avait cherchés dans cette direction.
L'enthousiasme s'empara de lui à la pensée qu'il avait ainsi complété la découverte de l'immortel navigateur; cédant à cet enthousiasme, il prit son élan, se précipita le long de l'éminence en courant vers la plage qu'il atteignit bientôt et, continuant sa course, il pénétra dans l'onde amère où il s'avança jusqu'à ce que sa poitrine y fût à moitié plongée; en ce moment, il éleva les bras, étendit les mains, redressa fièrement la tête; puis avec l'accent d'un homme inspiré qui prend les cieux à témoin, il s'écria de toute la voix que ses poumons purent lui donner:
«Mer calme et resplendissante, mer mystérieuse, mer si longtemps cherchée! au nom de mon souverain, je prends possession de tes eaux et je te nomme la Mer Pacifique! Heureux celui qui, le premier, franchira ton étendue; heureux celui qui abordera ainsi au continent asiatique! La navigation aura atteint par là sa phase suprême; les peuples de tous les continents seront en relation directe entre eux; et, libres d'échanger leurs produits, ils entreront dans une ère nouvelle qui sera l'honneur de l'humanité!»
Il s'arrêta alors un moment, ensuite reprenant:
«Mer calme et resplendissante, dit-il, mer mystérieuse, mer si longtemps cherchée! je répète que je te nomme la Mer Pacifique; c'est à un fils de la noble Espagne que l'univers devra ta découverte, et cette découverte sera, à tout jamais, la gloire de Nugnez Balboa.»
Ces nobles paroles planèrent sur la surface des flots et, s'élevant dans les airs, le vent les apporta aux oreilles attentives des compagnons de Nugnez Balboa qui, ébahis sur la plage, étaient en contemplation devant cette scène sans pareille dans les annales du monde; elles furent redites ensuite, propagées, répandues; enfin, sept ans après, elles portèrent leur fruit.
Ce fut, en effet, en 1520 qu'un autre intrépide navigateur, qui s'appelait Magellan, résolut d'accomplir les prédictions ou les vœux de Nugnez Balboa. Il partit, côtoya la bande occidentale de l'Amérique vers le Sud, découvrit la terre de Feu, doubla le continent par son extrémité méridionale; et après avoir traversé cette même Mer Pacifique dans toute son étendue, en gouvernant vers ce magique Ouest que Colomb, dans son premier voyage, indiquait avec tant de confiance aux frères Pinzon qui commandaient la Pinta et la Niña, deux des navires de Magellan, dans l'espace d'un peu moins de deux ans, eurent l'honneur d'aborder en Espagne, après avoir accompli le premier voyage qui ait été fait autour de la terre. Mais, hélas! Magellan n'eut pas la douce satisfaction de voir la fin d'une campagne qu'il avait si brillamment commencée; il fut tué par les sauvages de l'île de Matan, le 27 avril 1521!
Quant à Christophe Colomb qui avait indiqué la route et qui fut obligé de renoncer à son projet, ce ne fut pas sans des difficultés extrêmes qu'il parvint à rejoindre la côte de Veragua; nous allons voir, en effet, que si, jusqu'à cette période, il avait, dans sa recherche d'un détroit, été en butte à mille tribulations ou exposé à des périls sans cesse renaissants, son retour ne fut ni moins accidenté, ni moins dangereux; on verra aussi quelle force d'âme, quelle habileté infinie, quelles ressources d'imagination il fallait qu'il y eût, dans sa splendide organisation intellectuelle, pour triompher de tous les obstacles qui vinrent, de nouveau, se réunir contre lui.
Ce fut le 5 décembre de l'année 1502, que Colomb appareilla d'El Retrete pour retourner vers la côte de Veragua. Presque aussitôt, le vent lui devint aussi défavorable qu'il l'avait été lorsqu'il avait à suivre la direction opposée; il augmenta même à tel point que la navigation en devint presque impraticable: pendant neuf jours surtout, ce fut une tempête continuelle, d'autant plus redoutable que la flottille se trouvait dans une mer inconnue, et qu'à chaque instant elle pouvait craindre de se voir jetée à la côte ou sur quelque rocher. Le journal de Colomb dépeint la mer aussi tourmentée que si elle avait été dans un état de haute ébullition, s'élevant parfois en montagnes couvertes d'écume. Pendant la nuit, elle lançait des parties lumineuses qui s'en détachaient comme des flammes; une journée entière, le ciel lui-même sembla également enflammé, tant les nuées s'entr'ouvraient souvent pour livrer passage à des éclairs étincelants! Le tonnerre s'y mêlait avec sa voix formidable et, presque sans cesse, des torrents de pluie inondaient les navires et transperçaient les vêtements des infortunés matelots.
Un autre danger vint menacer l'expédition: ce fut celui d'une trombe qui s'en approcha en aspirant l'eau de la mer que l'on voyait dans ses flancs, et la soulevant jusqu'aux nuages. Jamais pareil spectacle n'avait frappé les yeux des marins de ces bâtiments, et jamais, peut-être, phénomène de cette nature ne s'est annoncé avec un caractère aussi funeste; toutefois, par un hasard providentiel que les équipages attribuèrent à la vertu des prières qu'ils adressèrent à saint Jean l'Évangéliste, le fléau passa entre les navires effrayés et il ne leur causa aucun dommage.
Le calme survint ensuite et dura avec une persévérance désolante. Ce qui, particulièrement, impressionna beaucoup alors les marins, c'est qu'ils virent une grande quantité de requins obstinés à rôder dans leurs eaux. On avait la croyance à bord que ces animaux voraces, qui suivent ordinairement les bâtiments pour recueillir les débris alimentaires qu'on en jette au dehors, avaient aussi l'instinct ou le pressentiment de la mort de quelque homme à bord, ou même du naufrage prochain du navire.
Trois semaines s'écoulèrent encore après ce calme, pendant lesquelles, repoussé par les vents, contrarié par les courants, Colomb ne put pas franchir plus de 30 lieues en bonne direction; aussi donna-t-il à la partie de la terre qui avoisinait le plus la route qu'il avait eue à faire, le nom de Costa de los contrastes (Côte des contrariétés). Enfin, à la joie inexprimable de tous, et à force de prudence, de travaux, de fatigues, de veilles et d'habileté, le grand-amiral vit, le 6 janvier, les rivages tant désirés de Veragua, et il mouilla dans une rivière à laquelle, en l'honneur de la fête du jour qui était celui de l'Épiphanie, il donna le nom de Belem ou de Bethléem.
Les naturels se tinrent d'abord sur la défensive, mais il fallait se les concilier pour obtenir les renseignements que l'on voulait avoir. Le puissant moyen de séduction, celui des présents, fut employé; Colomb y joignit celui qui manquait rarement de produire son effet: il se présenta personnellement, il déploya son affabilité, agit sur les esprits par la fascination qu'exerçaient habituellement son noble visage, son grand air de dignité naturelle; et, après quelque indécision, les indigènes consentirent à entrer en pourparlers; ils apportèrent plusieurs objets d'un très-bel or pour en faire des échanges, et ils dirent qu'il y avait des mines de ce métal près de la rivière de Veragua, qui n'était qu'à deux lieues de distance.
Don Barthélemy fut chargé par Colomb d'avoir une entrevue particulière avec Quibian: c'était le cacique de Veragua; il l'invita à aller voir les bâtiments de la flottille où il fut reçu avec une grande distinction. Quibian était un homme sérieux, méfiant, taciturne et très-robuste. Peu de jours après, Don Barthélemy, accompagné par soixante-huit marins bien armés, partit pour aller explorer le terrain où se trouvaient les mines. Il remonta la rivière une lieue et demie au-dessus de son embouchure, et il arriva en vue du village où résidait Quibian. Le cacique descendit de la hauteur où était le village avec une suite non armée, mais très-nombreuse, et il s'assit sur une pierre auprès de la rivière. Il accueillit les Espagnols avec déférence, surtout Don Barthélemy dont la haute stature, le regard fier et les formes herculéennes avaient fait une grande impression sur son esprit. On pouvait cependant voir une secrète jalousie se manifester sur sa physionomie à l'aspect des Européens, mais il ne leur en donna pas moins des guides pour les diriger.
Don Barthélemy, en suivant les indications de ses guides, parcourut un espace d'environ six lieues; là, dans un sol de la plus magnifique végétation, il trouva la terre effectivement parsemée d'une telle quantité de parcelles d'or, qu'elles adhéraient aux racines elles-mêmes des arbres; puis, il fut conduit sur une éminence d'où il put contempler un paysage délicieux, garni de plusieurs villages entourés d'arbustes ou de plantes charmantes, et il acquit la certitude que toute l'étendue en était remplie du précieux métal, jusqu'à une distance de vingt journées de marche vers l'Ouest.
Une autre expédition le long de la côte vers l'occident, également commandée par l'infatigable Don Barthélemy, fut non moins satisfaisante. Ce qu'il vit, ce qu'on lui raconta ou ce qu'il crut comprendre, tout non-seulement confirma ses idées sur la richesse aurifère du pays en général, mais lui garantit l'assurance d'un royaume riche et civilisé dans l'intérieur. L'imagination brillante de Colomb s'enflamma aux récits de son frère; il se lança dans ses hypothèses savantes, il se crut sur le point d'atteindre les contrées fabuleuses que l'historien Josephe plaçait aux points les plus éloignés du globe, et d'où l'on avait retiré les monceaux d'or qu'il avait fallu pour bâtir et embellir le temple de Jérusalem.
Don Barthélemy, qui était un homme très-positif, entra pourtant tout à fait dans les idées de Colomb; ils pensèrent tous les deux qu'il fallait fonder une colonie sur le point où ils étaient, et qu'elle serait le centre de la vaste région de ces mines qui semblaient inépuisables. Colomb proposa alors à son frère de rester sur les lieux avec tout le personnel dont il serait permis de disposer, pendant que lui-même irait en Espagne pour y faire goûter ses plans, et pour en revenir avec des renforts et des moyens de colonisation. Le dévouement de Don Barthélemy à la personne de son frère était tel qu'il ressemblait à l'obéissance aveugle du fils le plus respectueux envers le père le plus tendrement aimé, et Colomb n'eut pas plutôt exprimé son désir, que son frère y acquiesça sans faire la moindre objection.
On se mit aussitôt à tout préparer pour l'exécution du projet: quatre-vingts hommes furent choisis pour rester sur les lieux; des maisons en bois, couvertes en feuilles de palmiers, furent construites sur la rive la plus élevée de la crique où étaient les navires, et un magasin fut élevé pour recevoir les munitions, les provisions, ainsi que l'artillerie. Mais, au moment de partir, le grand-amiral s'aperçut d'une diminution assez considérable dans la hauteur des eaux, à l'embouchure de la rivière où il était mouillé; il chercha une passe, sonda sur plusieurs points, essaya de franchir les moins élevés en s'allégeant ou en se touant; mais tout fut inutile; il se vit dans l'obligation de renoncer à appareiller pour le moment, et d'attendre le retour des pluies pour pouvoir sortir du bassin, momentanément fermé, où il était enclavé.
Cependant, les préparatifs pour un séjour prolongé dans ce pays, avaient éveillé la susceptibilité, on doit le dire fort naturelle, de Quibian. On le vit, en effet, tenir des hommes épiant avec anxiété tout ce qui se faisait, et l'on sut qu'il envoyait des émissaires dans toutes les directions, pour faire rassembler les guerriers de ses dominations auprès de lui. Ces mouvements furent suivis avec autant de zèle que d'intelligence par un nommé Diego Mendez, notaire, remplissant dans l'expédition les fonctions d'officier de l'état civil, et qui était entièrement dévoué au grand-amiral. L'intrépidité de cet homme lui fit même affronter un danger extrême pour mieux connaître ce qui se passait sur les lieux: suivi d'un seul compagnon, il osa pénétrer jusqu'à la résidence du cacique, alléguant qu'ayant appris qu'il avait été blessé à la jambe par une flèche, dans une escarmouche avec un détachement maraudeur ennemi, il venait, en qualité de chirurgien, lui offrir ses services et l'usage de drogues bienfaisantes dont il s'était pourvu. L'habitation de Quibian était entourée de trois cents poteaux surmontés de têtes d'adversaires tués en diverses rencontres; c'était fort peu encourageant pour Mendez, mais il ne se laissa pas intimider par cet affreux spectacle; il eut l'audace de s'avancer jusqu'à la porte du cacique où le fils de celui-ci se présenta avec colère, et le repoussa d'un coup de poing violent qu'il lui appliqua sur la poitrine. L'Espagnol n'en parut que fort peu ému, fit connaître le but supposé de sa visite, et montra quelques présents qu'il destinait à Quibian et à sa famille. Les présents furent acceptés, Mendez put rester quelques heures dans le village comme pour prendre du repos, mais il ne lui fut pas permis de voir le cacique.
Il se retira convaincu de la réalité de ses soupçons et il fit part à Colomb de mille détails qui ne pouvaient laisser aucun doute. Un Indien vint, d'ailleurs, fortifier les assertions de Mendez, en affirmant que la blessure de Quibian n'était que supposée; que c'était parce qu'elle n'existait pas qu'il n'avait pas voulu se laisser voir, et qu'il avait le projet d'aller, au moment le plus sombre de la nuit, incendier les maisons ainsi que les magasins, massacrer les Espagnols et mettre le feu à leurs navires.
Don Barthélemy s'offrit aussitôt pour porter un coup fatal au cacique et pour déjouer ses desseins en les prévenant spontanément. Le grand-amiral, qui n'hésitait jamais plus que son frère, lui donna soixante-quatorze hommes bien armés, parmi lesquels était le courageux Mendez, et il les fit embarquer dans des canots qui les portèrent, à l'entrée de la nuit, jusqu'au point le plus près du village des ennemis. Tous étant débarqués, Don Barthélemy prit les devants seul avec Mendez et quatre hommes, recommandant aux autres d'observer le plus strict silence, de ne le suivre qu'à une assez grande distance, mais de s'élancer au pas de course lorsque la détonation d'une arquebuse se ferait entendre. Ils auraient alors à lui porter secours et, surtout, à entourer l'habitation, pour qu'aucun des chefs qu'il y supposait réunis, ne put s'échapper.
Quibian, entendant du bruit près de sa demeure, se précipita vers la porte, s'assit sur le seuil, et, reconnaissant Don Barthélemy, il l'invita à s'approcher tout seul. L'intrépide marin, inaccessible à la crainte, fait signe à Mendez de s'arrêter avec les quatre hommes, et va droit au cacique, s'informant de sa blessure qu'il demande à voir. Quibian s'y refuse; alors Don Barthélemy le prend par le bras comme pour l'aider à se mettre debout: son adversaire résiste, un commencement de lutte s'engage; aussitôt Mendez et ses quatre compagnons accourent. Cependant Don Barthélemy et Quibian faisant tous les deux usage de leur force musculaire qui était remarquable, s'étreignent et combattent corps à corps avec une énergie et une vigueur sans égales; mais le cacique est renversé, et soudain Mendez et sa suite lui garrottent les pieds et les mains. Toutefois, ils avaient fait le signal convenu de la décharge d'une arquebuse; le gros de la troupe arrive en courant, l'habitation est cernée et tous ceux qui s'y trouvaient, les femmes du cacique, ses enfants, les chefs principaux, tous furent pris, tous furent dirigés vers les navires de Colomb.
Don Barthélemy retint avec lui ceux des soldats qui ne furent pas jugés nécessaires pour escorter les prisonniers, et, toujours infatigable, il se mit à la poursuite des Indiens qui pouvaient être hostiles.
Quant à Quibian, il fut confié à la garde spéciale de Jean Sanchez, premier pilote de la flottille, avec mission de veiller avec le plus grand soin à ce qu'il ne s'évadât pas. Sanchez s'y engagea, et dit même que si son prisonnier lui échappait, il consentait à ce que sa barbe lui fut entièrement arrachée, et poil par poil. En arrivant dans son canot, il y fit attacher Quibian à l'un des bancs; mais les gémissements et les plaintes de Quibian sur les douleurs que lui faisait souffrir la pression des cordes furent si vifs, que Sanchez consentit à ce qu'il fût donné un peu de jeu à ses liens. Or, pendant qu'on y procédait, le captif glissa comme une anguille, et se jeta à l'eau! Il faisait nuit et quoi que l'on fit à bord du canot, il fut impossible de le reprendre. Sanchez ramena à bord le reste des prisonniers, mais rien ne put le consoler de la mortification que lui causèrent, d'un côté, l'assurance si peu réalisée qu'il avait donnée que le cacique ne lui échapperait pas, de l'autre, le chagrin d'avoir été vaincu en stratagème par un sauvage.
Don Barthélemy ne revint que le lendemain soir; tout était ou redevenait tranquille à son approche, et il arriva avec les dépouilles conquises dans l'habitation de Quibian, parmi lesquelles étaient des bracelets, des anneaux pour le bas des jambes, des plaques et deux couronnes en or. Le cinquième du butin fut mis de côté pour le trésor de leurs Majestés Espagnoles; une couronne fut décernée, par un vœu unanime, au brave Don Barthélemy, et le reste fut partagé entre ceux qui l'avaient accompagné et si bien secondé!
Une crue dans les eaux de la rivière permit, peu après, à Colomb, de faire sortir sa flottille; il laissa cependant une caravelle pour l'usage du nouvel établissement, et il mouilla une lieue au large pour y attendre des vents favorables.
Mais Quibian ne s'était pas noyé comme quelques personnes l'avaient supposé: revenu chez lui et trouvant son habitation dévastée, voyant les navires espagnols au large, pensant que ses femmes, ses enfants, ses amis les plus chers y étaient captifs, et que ses joyaux ou autres objets les plus précieux y étaient aussi renfermés, il fut animé d'un désir infini de vengeance, alla chercher des guerriers dans les environs, arriva à l'improviste au milieu des Espagnols restés dans le pays, peu sur leurs gardes en ce moment et disséminés à quelque distance de leurs maisons. Don Barthélemy, qui se trouvait heureusement sur les lieux et qui entendit les cris affreux que poussaient les naturels, saisit une lance, sortit avec huit hommes qui se trouvaient auprès de lui et s'élança sur les Indiens. Mendez, selon sa coutume, prêt à braver le danger, accourut à leur secours avec quelques autres Espagnols qu'il put promptement rallier; la rencontre fut rude, un Européen fut tué, huit furent blessés; Don Barthélemy reçut un coup de lance dans la gorge, mais il n'abandonna pas le champ de bataille. Enfin les Indiens, après avoir vu tomber un grand nombre des leurs, s'enfuirent dans leurs forêts et dans leurs montagnes. Précisément, pendant la mêlée, une chaloupe de la flottille vint dans la rivière pour chercher de l'eau et du bois. Diego Tristan, qui commandait la caravelle d'où provenait la chaloupe, était à bord; malgré l'avis de plusieurs personnes, il persista à vouloir remonter la rivière; mais quelques-uns des fuyards qui étaient cachés, se croyant découverts, firent pleuvoir sur l'embarcation une nuée de traits, de flèches ou de javelots. Tristan, surpris, et n'ayant pu faire usage de ses armes à feu, fut atteint à l'œil par un de ces javelots, et mourut à l'instant. La confusion la plus grande succéda à cette catastrophe; les naturels s'enhardirent jusqu'à aborder la chaloupe avec leurs pirogues et ils en massacrèrent l'équipage à l'exception d'un seul homme qui se jeta par-dessus le bord, nagea entre deux eaux et atteignit le rivage où il se cacha pour se dérober au sort fatal dont il était menacé.
Les colons furent tellement impressionnés de cette attaque et de l'idée des dangers nouveaux qui paraissaient devoir les menacer à tout moment dans l'avenir, qu'ils résolurent de s'embarquer sur leur caravelle et d'abandonner l'établissement. Don Barthélemy, soumis aveuglément aux ordres de son frère, s'y opposa de toutes ses forces, mais on persista à vouloir donner suite au projet. Toutefois, les pluies avaient cessé, les eaux de la rivière s'étaient de nouveau abaissées, et il fut impossible à la caravelle de franchir les hauts-fonds qui barraient le passage. Pour comble de contrariétés, les vents devinrent très-forts, la mer fut très-mauvaise, et il fut impossible d'informer le grand-amiral de la situation fâcheuse où l'on était. Les colons furent d'ailleurs très-douloureusement émus quand ils virent les cadavres de Diego Tristan et de ses compagnons, soulevés à fleur d'eau par l'effet de leur décomposition, et descendre le courant de la rivière accompagnés de troupes de corbeaux ou autres oiseaux carnassiers qui s'en disputaient les restes, se battant entre eux et jetant des cris qui imprimaient la désolation dans le cœur des témoins de cette horrible scène.
La position des Espagnols était devenue vraiment déplorable; le jour, ils voyaient de tous côtés, derrière les arbres, dans les fossés, près des tertres, partout enfin, des Indiens qui les espionnaient de loin avec des figures sinistres et qui fuyaient dans l'intérieur dès qu'ils étaient poursuivis; la nuit, les bois et les montagnes retentissaient de hurlements affreux et du bruit rauque ou discordant de trompettes ou de tambours sauvages, qui étaient des appels aux armes prémédités contre eux. Don Barthélemy crut, par prudence, devoir abandonner le village, et il alla se fortifier le mieux qu'il put sur un plateau découvert où il ne pouvait pas être surpris. Là, il fallut monter une garde incessante, se tenir perpétuellement sur le qui-vive, et faire de temps en temps usage de ses armes à feu pour inspirer quelque terreur; mais les provisions et les munitions devaient finir par s'épuiser, et le moment en était extrêmement redouté de tous.
Pendant que des dangers si grands menaçaient ceux qui étaient à terre, une anxiété très-pénible régnait à bord des navires de Colomb. Tristan ne revenait pas; on ne possédait plus qu'un seul canot dans toute la flottille, la mer continuait à être très-mauvaise, de sorte qu'on était sans nouvelles de la terre et qu'on vivait dans l'impatience la plus vive d'en avoir. Les naturels qui étaient prisonniers sur les navires, tentèrent alors un effort désespéré pour aller informer leurs compatriotes de l'agitation et du malaise qu'ils n'avaient pu s'empêcher de remarquer autour d'eux. Pendant l'obscurité d'une nuit, ils se dégagèrent de leurs liens et, malgré la grosse mer qu'ils allaient avoir à franchir, ils voulurent se jeter à la nage. Plusieurs y réussirent; ceux qui en furent empêchés furent saisis et confinés dans une prison du bord; mais tel était leur désespoir, qu'ils se servirent des cordes qui les attachaient, pour se pendre ou pour s'étrangler, et que le lendemain ils furent tous trouvés morts!
C'est dans les grandes occasions que l'on voit les grands dévouements; un nommé Pedro Ledesma en fit preuve en cette circonstance. Il s'était parfaitement rendu compte de l'état où l'on se trouvait, il appréciait les préoccupations qui devaient assaillir le grand-amiral, et il demanda à être admis devant lui. Il s'offrit alors à traverser à la nage la barre qui brisait près du rivage, si la seule embarcation qui restait à la flottille voulait le porter jusque-là, à aller ensuite chercher des nouvelles de Don Barthélemy, et à revenir aussitôt les transmettre à Colomb. On ne pouvait faire une proposition plus hardie ni, en même temps, plus opportune et plus utile; aussi fut-elle acceptée avec autant de promptitude que de reconnaissance.
Le courageux Pedro Ledesma eut la force, l'énergie et le bonheur d'accomplir sa mission comme il avait eu l'heureuse idée et la résolution d'en concevoir le plan; il partit donc et, le même jour, il revint auprès du grand-amiral, à qui il fit le tableau sincère, mais affligeant, de tout ce qu'il avait ou vu ou appris. Colomb en conçut un chagrin profond; il ne balança pas dans le projet de recueillir sur ses navires tout ce qui pouvait rester à terre, en personnel ou en matériel de l'établissement, mais il n'en voyait pas moins que le moment allait en être longtemps retardé par un mauvais temps dont rien ne lui annonçait la fin comme devant être prochaine: et combien d'événements sinistres il pouvait se passer jusque-là!
Les navires de la flottille, eux-mêmes, couraient aussi de grands dangers, mouillés comme ils l'étaient, sur une rade foraine où aucun abri ne les garantissait de la violence d'un vent très-intense et d'une mer fort tourmentée, d'autant qu'ils n'étaient retenus sur leurs ancres que par des câbles fatigués ou énervés. Le souci constant que tant de puissants motifs entretenaient dans l'âme de Colomb, les veilles non interrompues auxquelles il se livrait, surtout la douleur de ne pouvoir porter aucun secours à Don Barthélemy, son frère, qu'il aimait tant, finirent par réagir sur sa santé, et il tomba dans un état de maladie si grave, que le délire s'empara de son esprit et qu'on craignit sérieusement pour ses jours.
Le sentiment de l'égarement de ses idées ne lui fut cependant pas inconnu, car, dans une lettre qu'il écrivit peu de temps après à Leurs Majestés, il fait allusion à cette circonstance, et il raconte comment, dans les instants où sa raison semblait le plus l'abandonner, une voix secrète et divine semblait aussi lui dire qu'il triompherait de difficultés infinies qui l'assiégeaient, de même que, par sa confiance en Dieu, il avait triomphé de beaucoup d'autres; effectivement, au moment où il y avait le plus à désespérer de sa guérison et du retour du beau temps, la santé lui était revenue et le calme s'était rétabli dans les éléments.
Les communications se renouèrent donc entre la mer et la terre; tout ce qui avait quelque valeur fut transporté sur la flottille; les hommes rentrèrent tous à bord, mais il fallut se résigner à la perte de la caravelle échouée dans la rivière. Don Barthélemy, toujours semblable à lui-même, toujours faisant preuve de ce beau caractère qu'il avait déployé dans ses anciennes fonctions d'Adelantado, et Mendez, toujours aussi actif, aussi dévoué, se surpassèrent dans cette opération pénible du transport des objets et du rembarquement des hommes, qu'ils firent effectuer malgré les obstacles qu'y apportaient les naturels, avec autant de bravoure que d'intelligence; ils quittèrent la terre les derniers: en revoyant Colomb, l'un trouva un frère tendre et rassuré qui le remercia et le récompensa en le pressant étroitement sur son cœur; l'autre, un chef juste et bienveillant qui, en retour de ses bons et loyaux services, lui donna le commandement de la caravelle, devenu vacant par la mort de l'infortuné Tristan.
Ce fut à la fin d'avril 1503, que la flottille put quitter la côte de Veragua; le grand-amiral avait le plus grand désir et, certainement aussi, le besoin le plus vif de se rendre à Hispaniola, qui était le seul point où il put trouver à se ravitailler et à se réparer. Il profita, à cet effet, d'un vent assez favorable qui lui permit de gagner du chemin vers l'Est, et il chercha à s'élever suffisamment pour atteindre l'île le plus promptement possible. Heureusement pour lui qu'il fit cette route qui l'éloignait peu de la côte, car il arriva subitement que celle de ses caravelles qu'il avait voulu laisser à San-Domingo, ne put plus tenir la mer; il n'eut que le temps de la faire entrer dans un port, appelé par la suite Porto-Bello, où il en retira l'équipage et où il la laissa. Il continua ensuite à suivre son même air-de-vent; mais bientôt, il fut obligé de mettre le cap au Nord, et il ne put atteindre que le groupe des îlots des Jardins-de-la-Reine qui est situé dans le Sud de Cuba. Cette navigation avait duré plus de trente jours pendant lesquels ses matelots, sans cesse à la pompe ou aux manœuvres et d'ailleurs fort mal nourris, étaient littéralement épuisés. Ils essuyèrent cependant une bourrasque violente pendant laquelle les deux seules caravelles qui restaient, d'abord souventées, s'abordèrent ensuite et s'endommagèrent tellement, qu'il ne fut pas possible de songer à gagner Hispaniola. Le grand-amiral se dirigea donc vers la terre alors la plus voisine qui était l'île de la Jamaïque, mais il ne parvint à y mouiller que le 24 juin.
Le port dans lequel entra Colomb fut nommé par lui San-Gloria; il vit là, à l'inspection de ses navires, qu'il lui serait impossible de les y radouber, qu'il y avait même danger à ce qu'ils coulassent dans le port; il se hâta, dès lors, de les amarrer ensemble et de les échouer sur la partie la plus vaseuse de la côte; il y fît élever des sortes de teugues ou de dunettes sur toute la longueur des ponts, pour y coucher et y abriter son monde; il les mit en état de défense contre une attaque soudaine des naturels, et il prit toutes les mesures de discipline ou de prudence nécessaires pour éviter tout conflit avec eux. Les Indiens accoururent bientôt sur le rivage; Colomb donna à deux officiers la charge expresse de surveiller tous les échanges ou achats, afin qu'ils fussent faits avec la plus grande loyauté de la part des Espagnols; il envoya l'intrépide Mendez accompagné de quatre hommes dans l'intérieur, pour y traiter amicalement avec les caciques des environs afin d'assurer ses approvisionnements, et il éprouva un grand soulagement d'esprit lorsqu'il vit ce serviteur si zélé, si dévoué et si intelligent, revenir au bout de quelques jours, dans une belle pirogue qu'il avait achetée, qu'il avait remplie de vivres, et après avoir conclu des arrangements satisfaisants pour établir des marchés.
Ayant ainsi pourvu au plus pressé, Colomb porta ses pensées vers l'avenir, mais il ne put se le peindre que sous les couleurs les plus sombres. Au nombre des éventualités futures, celle de l'impossibilité de sortir de l'île et d'être condamné à y périr, lui ainsi que tous les siens, de misère, de chagrin, peut-être même de mort violente, n'était pas la moins probable de toutes. Il fallait trouver un moyen de se rendre à Hispaniola ou d'y faire connaître sa position; sans cela il n'y avait que le hasard le plus providentiel qui put amener, de lui-même, un navire européen précisément au point où l'on était, et donner un secours qu'on pouvait considérer comme inespéré; mais comment quitter l'île sans bâtiment, sans moyens d'en construire un, sans même une seule chaloupe ou un seul canot en bon état! Obsédé par ces réflexions et par de plus pénibles encore, frémissant au sort funeste qui pouvait atteindre son fils Fernand et son frère Don Barthélemy, Colomb s'enferma le soir dans sa cabine comme pour prendre quelque repos, mais en réalité pour se livrer aux plus profondes méditations, et pour chercher dans les ressources toujours si fécondes de son imagination quel était le meilleur parti à suivre dans la situation si critique où il était.
Au point du jour, il se leva; quoique la veille il eût eu assez d'empire sur lui pour ne laisser apercevoir dans sa physionomie aucune trace de l'anxiété qui l'assiégeait, on aurait pu remarquer qu'en faisant son apparition au milieu de ses marins, il y avait sur ses traits une certaine empreinte de satisfaction qui éclatait comme malgré lui. Mendez fut un des premiers qui s'approcha de lui pour le saluer; le grand-amiral lui parla sur un ton en apparence fort indifférent, mais en le quittant pour recevoir d'autres marques de respect, il lui dit à mi-voix de venir le voir bientôt dans sa cabine où il avait quelque chose de très-particulier à lui communiquer.
Mendez fut ponctuel. Nous allons rapporter l'entretien qui eut lieu pendant cette conférence. L'art de formuler des dialogues a été poussé très-loin depuis quelque temps dans les relations; les historiens eux-mêmes n'en dédaignent pas l'emploi quoique souvent ces dialogues ne soient que des fictions, tant il y a de charmes dans ces conversations où le cœur semble se montrer à découvert, tant on est certain d'attacher le lecteur et de l'intéresser ainsi! Mais on en a tellement abusé, on a tellement ainsi métamorphosé la vérité elle-même en roman, que, pour éviter cet écueil dans un récit aussi sérieux que celui-ci, nous nous en sommes le plus souvent abstenu, et que nous n'avons fait parler nos personnages que lorsque nous avons eu des raisons suffisantes de croire que le langage que nous placions dans leur bouche avait été réellement tenu par eux. Tel est le dialogue suivant dont l'authenticité est doublement constatée, d'abord par le témoignage de Colomb lui-même; ensuite, par celui de Mendez qui l'a inséré tout entier dans une description qu'il a faite de ces événements dont il pouvait certainement bien dire:
«Quorum pars magna fui!»
Le vénérable grand-amiral ouvrit la conversation en ces termes:
«Diego Mendez, mon fils, de tous ceux qui sont ici, vous et moi nous connaissons le mieux le péril où nous nous trouvons: nous sommes en très-petit nombre, et ces sauvages insulaires sont au contraire très-nombreux; d'ailleurs, leur caractère est irritable et changeant; à la suite de la moindre altercation, ils peuvent très-facilement jeter à notre bord des faisceaux de broussailles et de bois embrasés, et nous brûler sur nos bâtiments. Je vous sais on ne peut plus de gré des mesures que vous avez prises pour assurer notre subsistance; mais le capricieux Indien qui nous apporte des vivres avec joie aujourd'hui, peut cesser de venir demain, et nous forcer, soit à mourir de faim, soit à faire une guerre qui devrait finir par notre extermination. J'ai cherché un remède à ces maux, mais je ne puis rien sans un homme très-capable, très-énergique et très-déterminé! Je vais m'expliquer: vous avez eu la fort heureuse idée d'acheter une bonne pirogue; c'est bien peu pour s'aventurer sur des mers comme celles qui nous entourent, mais avec l'assistance de Dieu, et avec un brave marin pour la conduire et la diriger, je suis persuadé que cette pirogue atteindra Hispaniola ... Il n'y a que ce moyen de nous procurer un navire et de nous tirer d'ici; dites-moi, Mendez, qu'en pensez-vous?»
«Seigneur grand-amiral, répondit Mendez, le danger dont vous parlez est effectivement beaucoup plus grand qu'on ne peut aisément l'imaginer; mais la traversée d'ici à Hispaniola, dans une aussi frêle embarcation et à travers ces mers dont nous ne connaissons que trop bien la violence, est, à mon sens, une entreprise inutile à tenter, car elle est impossible à exécuter! Je ne connais personne, Seigneur, qui osât s'aventurer à ce point.»
Colomb s'abstint de répondre; mais, à l'air expressif de son noble visage, Mendez comprit facilement que c'était lui que le grand-amiral désirait charger de cette périlleuse mission; il reprit alors sa phrase, et il la continua ainsi:
«Seigneur, j'ai plusieurs fois exposé ma vie pour le salut de nous tous, et Dieu m'a protégé de la manière la plus éclatante; l'exposer une fois de plus pour vous obéir ne m'arrêterait pas; mais sachez que l'on s'est plaint à bord que, lorsqu'il y avait quelque honneur à retirer d'une mission, c'était moi que Votre Excellence choisissait, tandis que d'autres auraient aussi bien pu s'en acquitter que moi; je ne puis donc accepter aujourd'hui que si, après avoir publiquement communiqué votre projet et réclamé le dévouement des équipages, personne ne se présente pour remplir vos intentions. En ce cas, je m'avancerai, et je me mettrai à votre disposition.»
Le grand-amiral consentit joyeusement à l'offre de Mendez; l'équipage fut, quelques moments après, rassemblé en sa présence, et il fit un appel à une bonne volonté à laquelle nul ne se sentit le désir de répondre, tant le projet parut téméraire et irréalisable! Aussitôt, Diego Mendez s'avança vers Colomb, et il lui dit d'une voix ferme et accentuée qui impressionna vivement tous les assistants:
«Seigneur, je n'ai qu'une vie à perdre, mais j'en fais volontiers le sacrifice pour votre service et pour le bien de tous ceux qui sont ici présents; d'ailleurs, j'ai foi en la bonté de Dieu, et je me mets sous sa protection!»
Le grand Colomb embrassa le généreux Mendez; et tous les marins le comblèrent d'actions de grâces et de marques de reconnaissance et de respect.
Sans perdre de temps, la pirogue fut halée à terre, on y plaça une fausse quille et des fargues qui en exhaussaient le plat-bord; on y appliqua un bon couroi; on y mit quelque lest; elle fut matée et voilée; des vivres, de l'eau y furent embarqués ainsi qu'une boussole et plusieurs autres instruments de navigation; des instructions très-précises sur la route à suivre furent dressées par le grand-amiral, et il écrivit à Ovando, gouverneur d'Hispaniola, pour qu'il lui envoyât un navire propre à le ramener avec ses compagnons; enfin il remit à Mendez une lettre pour être portée à Leurs Majestés.
Dans cette dernière lettre, Colomb donnait tous les détails relatifs à son dernier voyage; il demandait qu'un bâtiment lui fût expédié à Hispaniola, pour qu'il pût effectuer son retour en Espagne, et il s'offrait à repartir aussitôt pour Veragua, dépeignant les avantages qu'il y avait à en recueillir pour la métropole, et la nécessité d'en initier les nombreuses peuplades aux clartés de la religion chrétienne. Quel génie pour les découvertes, quelle foi religieuse, et quelle passion pour les voyages n'y avait-il pas dans le cœur de cet homme extraordinaire, puisqu'il persistait toujours dans les mêmes idées, lors même que l'âge et les infirmités se faisaient si péniblement ressentir, et qu'il était enfermé dans des débris de navires, sur la côte éloignée d'une île presque complètement inconnue en Europe!