Vie de Christophe Colomb
Tout étant disposé pour le départ, Diego Mendez s'embarqua sur sa pirogue avec un autre Espagnol qui, stimulé par lui, consentit à le suivre; six Indiens furent aussi de l'expédition. Le commencement du voyage fut rude et périlleux; ils côtoyèrent l'île et ils eurent beaucoup de peine à en atteindre la pointe orientale. Arrivés là, ils voulurent mettre pied à terre pour se reposer, mais ils furent entourés par les naturels qui s'emparèrent d'eux et les conduisirent trois lieues dans l'intérieur, avec leurs vêtements et leurs provisions qu'ils avaient l'intention de se partager entre eux, et où ils se proposaient de les mettre à mort.
On en fit même les apprêts, mais une dispute s'éleva sur la distribution du butin. Pendant cette querelle, Mendez parvint seul à s'échapper; il fut poursuivi, il n'eut que le temps de regagner sa pirogue, de pousser au large, et il eut le bonheur de retourner au port où étaient les naufragés.
Mais rien ne pouvait décourager un homme comme Mendez; il avait fait le sacrifice de sa vie pour le salut commun, et il considérait comme un devoir ou de la perdre, ou de réussir dans son entreprise. Il se disposa donc à partir de nouveau; toutefois il demanda à être escorté sur le rivage jusqu'à l'extrémité de l'île par une force armée pour le protéger. Cette demande fut accueillie: un Génois, nommé Barthélemy Fiesco, qui avait commandé une des caravelles et qui était extrêmement attaché au grand-amiral, s'offrit même à partager les périls de la traversée entière. Son dévouement excita celui des six autres Espagnols; une seconde pirogue fut procurée et dix Indiens se joignirent à eux. En arrivant à Hispaniola, Fiesco devait immédiatement revenir à la Jamaïque pour y donner des nouvelles de leur voyage, et Mendez devait, en toute hâte, continuer sa route jusqu'à San-Domingo pour y expédier le plus tôt possible un navire à Colomb, et pour s'embarquer et se rendre en Europe avec les dépêches du grand-amiral à Leurs Majestés.
Aussi bien armés, aussi bien disposés et approvisionnés que possible, ces hommes généreux partirent, ils furent salués par des acclamations unanimes d'encouragement et d'admiration lorsqu'ils quittèrent le rivage; Don Barthélemy, à la tête de plusieurs marins, les suivit sur la côte, en mesurant sa marche sur la leur. Ils atteignirent tous ainsi l'extrémité de l'île où il fallut attendre, pendant trois jours, un temps plus favorable que celui qu'ils avaient en ce moment. Enfin, les pirogues s'élancèrent bravement dans l'espace; Don Barthélemy, monté sur une éminence, y attendit qu'elles disparussent à l'horizon; alors, satisfait de les voir en bonne route et paraissant naviguer avec succès, il retourna vers son frère, pour lui communiquer ces détails tranquillisants.
Cependant plusieurs mois s'écoulèrent, et Colomb n'entendit parler ni de Mendez, ni de Fiesco, ni du résultat de leur entreprise. On comprend quel devait être l'état des naufragés, se regardant comme abandonnés et à jamais confinés dans cette solitude où la nourriture était presque entièrement composée de végétaux, dans un climat tantôt très-humide, tantôt très-chaud, et où les esprits étaient en proie à une tristesse que la réflexion ne faisait qu'augmenter. Les jours succédaient aux jours, les semaines suivaient les semaines; on épiait à l'horizon tout ce qui pouvait être le signe de quelque apparence nouvelle; la moindre pirogue indienne aperçue du rivage donnait des lueurs d'espérance qui s'évanouissaient toujours; on ne pensait qu'à une libération qui n'arrivait pas; on n'osait se livrer à l'idée que les courageux messagers de Colomb eussent péri en mer, tant cette supposition, une fois admise, aurait enfanté de terreurs! mais, au fait, rien n'arrivait, le désespoir se glissait dans les âmes, les maladies assaillaient les meilleures santés, l'irritation croissait de moment en moment; quelques-uns étaient même assez injustes pour accuser leur amiral de tous les maux qui pesaient sur eux, comme s'il avait pu les empêcher, comme si, au contraire, il n'avait pas fait tout ce que peuvent la science et la prudence pour les conjurer, comme enfin s'il ne les ressentait pas autant, et plus sans doute encore, que ceux qui étaient assez injustes pour le représenter comme étant la cause de ces maux!
Au nombre des officiers de l'expédition se trouvaient deux frères, Francisco et Diego Porras, qui poussèrent l'oubli de leurs devoirs jusqu'à affirmer que Colomb ne pouvait pas, en réalité, avoir l'intention de retourner en Espagne puisqu'il en était banni par leurs souverains; ils ajoutaient que l'accès de l'île d'Hispaniola lui était également interdit, et qu'il ne pouvait vouloir autre chose que rester à la Jamaïque jusqu'à ce que ses amis eussent obtenu son rappel à la cour. C'était pour ses intérêts privés, disaient encore les frères Porras, que Mendez et Fiesco avaient été expédiés, non pas afin de décider Ovando à lui envoyer un navire car il était bien évident qu'il n'en ferait rien, mais pour aller en Espagne et pour solliciter en sa faveur; s'il en était autrement, pourquoi le navire d'Hispaniola n'arrivait-il pas; pourquoi, seulement, Fiesco, qui avait promis de revenir aussitôt qu'on aurait vu cette île, ne retournait-il pas? Enfin, si les pirogues avaient eu vraiment la mission d'aller demander du secours, ou elles seraient revenues depuis longtemps, ou elles auraient péri en mer; or, dans ces deux hypothèses, il fallait se décider à mourir à la Jamaïque de misère et d'inanition, ou tenter la fortune en se procurant d'autres pirogues et en partant pour Hispaniola. Mais quelle apparence que le grand-amiral voulût prendre un tel parti, étant aussi âgé et aussi infirme qu'il l'était devenu?
Ces suggestions insidieuses étaient parfaitement calculées pour porter les têtes à la révolte, et les frères Porras ne manquaient pas d'assurer qu'on pouvait compter sur l'appui d'Ovando et de Fonseca dont la haine jalouse contre Colomb ne devait être révoquée en doute par personne, et même, jusqu'à un certain point, sur celui de Leurs Majestés qui avaient témoigné visiblement leur mauvais vouloir envers Colomb, en le dépouillant, ainsi que chacun le savait, d'une grande partie de ses dignités, honneurs et priviléges.
Les équipages étant ainsi excités, on résolut de se révolter. En conséquence, le 2 janvier 1504, Francisco Porras entra résolument dans la cabine où le grand-amiral était retenu par une attaque de goutte; il eut l'audace de lui reprocher avec véhémence de garder volontairement les Espagnols dans ce lieu de désolation, et de n'avoir nullement l'intention de les ramener dans leur patrie. Colomb qui était couché, se souleva sur son séant et, conservant le calme le plus parfait, il voulut entreprendre de démontrer à son interlocuteur que jamais assertions n'avaient été moins fondées; Porras parut être sourd à tout argument, et il s'écria d'une voix qui retentit jusqu'aux extrémités des deux caravelles:
«Embarquez-vous pour partir ou restez ici si vous le préférez; mais moi, je quitte cet affreux séjour et je veux revoir la Castille: que ceux qui sont de mon avis se disposent à me suivre!»
Ce fut le signal du soulèvement général, de tous côtés on entendit vociférer:
«Castille! Castille!»
Et, l'exaltation gagnant tous les cerveaux, des armes furent saisies, des lances furent brandies avec colère, et des voix coupables et égarées allèrent jusqu'à menacer les jours du grand-amiral!
Colomb, toujours insensible à la crainte, sortit de son lit en trébuchant à chaque pas par l'effet des douleurs aiguës de sa maladie; l'animation lui donnant des forces, il arriva sur le pont pour faire face aux rebelles. Don Barthélemy était accouru pour faire à son frère bien-aimé un rempart de son corps; les mutins qui allaient se couvrir d'un opprobre éternel en portant leurs odieuses mains sur la personne de leur chef, furent arrêtés par la vigueur, par la résolution de Don Barthélemy, et la réflexion revenant à plusieurs d'entre eux, ceux-ci conjurèrent les deux frères, pour laisser calmer la première effervescence, pour éviter un effroyable malheur, de rentrer dans la cabine du grand-amiral. Ils les y forcèrent même en quelque sorte par leurs supplications; et, au moins, un grand crime ne fut pas commis.
Les révoltés s'emparèrent alors de dix pirogues que le grand-amiral avait achetées des naturels; et, au nombre de quarante-huit, ils se mirent en mesure de quitter l'île.
«Partez, dit Colomb à ces malheureux égarés, partez, puisque mes conseils ne peuvent pas vous retenir; je ne vous reproche pas de m'abandonner ici dans l'état où vous me voyez, quoique Dieu me soit témoin, et j'en ai donné la preuve sur la Niña, que dans aucun cas, dans aucun péril, il n'est pas de sacrifice que je n'aie été prêt à faire pour partager le sort de mes équipages; mais je vous reproche de tenter une entreprise que, conduite par vous, je regarde comme désespérée, et de ne pas assez croire en la bonté de Dieu qui, j'en ai la confiance, peut vouloir nous éprouver en nous laissant attendre ici pendant quelque temps encore, mais qui ne nous y abandonnera pas à tout jamais. Partez donc, puisque tel est votre dessein, et puissiez-vous réussir dans votre tentative!»
Ils partirent, en effet, et il ne resta avec Colomb que son frère et quelques malades qui regrettaient même de ne pas pouvoir s'en aller.
Les frères Porras côtoyèrent l'île où ils firent plusieurs débarquements, prenant des vivres, maltraitant, pillant les habitants, et ayant l'infamie de leur dire que c'était par les ordres de Colomb, afin de les animer contre lui. Arrivés à l'extrémité orientale de la Jamaïque, ils embarquèrent un supplément d'Indiens pour les faire ramer sur leurs pirogues, et ils continuèrent leur route. Mais à peine eurent-ils fait quatre lieues sur la mer, qu'ils comprirent combien l'opposition du grand-amiral à ce voyage était fondée en raison. D'abord, les vents et les courants contraires, qui règnent en ces parages, étaient un obstacle presque insurmontable à ce qu'ils gagnassent du chemin dans l'Est, ensuite la surcharge extraordinaire de leurs pirogues et la confusion qui y régnait en faisaient une impossibilité. Le danger d'emplir et de couler au fond leur fut bientôt démontré; dans leur alarme, ils jetèrent par-dessus le bord une partie de leurs effets et de leur chargement, et, le péril augmentant, ils se servirent de leurs épées pour forcer les Indiens à se jeter à l'eau. Ceux-ci étaient certainement d'habiles nageurs, mais la distance où ils étaient de la terre les effraya; plusieurs voulurent revenir à bord: en s'approchant des pirogues, ils s'accrochèrent au plat-bord pour tâcher d'y rentrer; mais les impitoyables Espagnols les poignardaient ou leur coupaient les mains, et, impassibles, les voyaient mourir sous leurs veux, soit de leurs blessures, soit d'épuisement; enfin, il ne survécut que ceux qui furent conservés à bord, comme strictement nécessaires au service des pagayes ou des avirons pour pouvoir ramer jusqu'à terre.
Ils y abordèrent dès qu'ils le purent, mais ils voulurent, après avoir pris quelque repos, faire un nouvel essai qui fut aussi infructueux; ils prirent alors le parti de rester dans cette partie de l'île et d'y subsister de rapine en errant de village en village, prenant des provisions par violence et vivant de la manière la plus licencieuse. Si les naturels essayaient de faire quelques remontrances et de dire qu'ils s'en plaindraient à Colomb, ils répondaient, toujours avec la même mauvaise foi, que le grand-amiral le voulait lui-même ainsi, que c'était l'ennemi le plus implacable de la race indienne, et que son but principal était de dominer tyranniquement sur toute l'île.
Pendant ce temps, la santé du grand-amiral, grâce surtout aux tendres soins de son frère, parvint à reprendre le dessus; il s'efforça alors à son tour d'agir par le moral et par des attentions prévenantes pour opérer la guérison des malades qui étaient restés avec lui: il y joignit tous les bons traitements qu'il put employer, et il parvint ainsi à obtenir le rétablissement de la plupart d'entre eux. Pendant leur convalescence, il fit réserver pour les plus faibles ce qui lui restait de biscuit ou d'aliments nourrissants; et d'ailleurs, il les encourageait par l'espoir qu'il leur donnait, et qui ne l'abandonnait jamais, d'une prochaine délivrance, ajoutant qu'il ne négligerait, à son retour en Espagne, pour faire valoir leurs souffrances et pour les recommander chaudement à la bienveillance de leurs souverains. Ce fut ainsi qu'au bout de quelque temps il se vit entouré d'hommes valides et capables de faire un bon service.
Mais un nouveau danger vint menacer ce reste de l'expédition. Réduits à un très-petit nombre, les Espagnols n'osaient plus se livrer à des excursions pour se procurer des vivres; les naturels, attachant tous les jours moins de prix aux objets européens qui leur étaient livrés en échange, se montraient de plus en plus indifférents à leur possession; les nouvelles des mauvais traitements infligés par les frères Porras étaient parvenues jusque dans l'Ouest de l'île, et leurs instigations pour laisser affamer Colomb avaient eu de l'effet sur plusieurs des naturels. La famine s'annonçait donc comme imminente et elle aurait prochainement frappé les marins des caravelles, si le grand-amiral n'avait pas trouvé, dans les ressources inépuisables de son génie, un moyen de détourner ce fléau et de ramener l'abondance. L'idée qu'il eut alors est une de celles qui ne peuvent éclore que dans le cerveau de quelques hommes privilégiés que les revers et le malheur ne sauraient abattre, et qui, loin de se laisser décourager, trouvent, au contraire, dans les moments les plus difficiles, comment il est possible d'y résister et d'y remédier.
Colomb fit assembler tous les caciques des environs, sous prétexte d'une communication très-importante qu'il avait à leur faire; quand ils furent réunis sur la plage, il s'avança vers eux, sortant de son bâtiment avec une physionomie qui semblait préoccupée des plus graves intérêts, marchant d'un pas lent et solennel, levant les yeux au ciel comme s'il continuait de l'interroger, et accompagné d'un interprète à qui il recommanda de rendre fidèlement le sens de ses paroles. Il dit alors:
«J'adore une divinité qui réside dans le firmament; j'ai lu dans les astres que cette divinité est irritée contre les Indiens qui refusent à son protégé et aux Espagnols qui ont la même foi, le tribut de vivres qui avait été promis; mais cette infraction sera punie de la manière la plus exemplaire; et comme un signe évident de la colère céleste, chacun pourra voir, cette nuit même, la lune changer de couleur et perdre graduellement sa lumière qui ne lui sera rendue que si les insulaires se repentent du fond de leur cœur, et se remettent à exécuter les anciens traités en rapportant, sans y manquer jamais plus, les provisions qu'ils étaient accoutumés à livrer.»
Cela dit, Colomb se retira avec le même air inspiré qu'il avait eu en sortant de son bord et, si quelques naturels furent vivement impressionnés par ce langage et par l'attitude majestueuse de Colomb, il y en eut cependant plusieurs qui tournèrent cette scène en dérision.
Mais Colomb savait, à n'en pas douter, que, pendant la nuit, la lune serait éclipsée; il attendait avec confiance le résultat de la prédiction qu'il avait faite, et il fit savoir qu'il allait rester en prières jusqu'à ce que l'événement qu'il avait prophétisé eût lieu, bien certain qu'il était alors que les plus incrédules seraient tremblants et convaincus.
Tout se passa comme l'illustre navigateur l'avait prévu: à l'heure annoncée, l'astre des nuits se couvrit d'une ombre lugubre, ses rayons disparurent et l'obscurité devint progressivement complète. Soudain, on entendit des hurlements formidables; les sauvages furent consternés, ils coururent se charger de vivres, de provisions, et ils les déposèrent aux pieds du grand-amiral, le conjurant de prier de nouveau pour détourner d'eux la punition qu'ils confessaient n'avoir que trop méritée, et promettant bien qu'à l'avenir ils ne s'exposeraient plus à de semblables calamités. Colomb, qui avait quitté sa cabine pour recevoir leurs promesses et leurs hommages, y rentra pour intercéder en leur faveur. Il revint bientôt, dit que sa divinité, qui lisait dans les cœurs, lui avait annoncé qu'elle était satisfaite et que la lune allait reprendre son éclat accoutumé. La lumière reparut bientôt en effet; et les Indiens, admirant le pouvoir surhumain du grand-amiral, qui, à son gré, obscurcissait les astres ou en ranimait l'éclat, tombèrent à ses pieds et lui jurèrent obéissance et loyauté à toute épreuve. Ils tinrent parole, et depuis ce moment, les approvisionnements ne se firent jamais plus attendre.
Huit longs mois s'étaient écoulés depuis le départ de Mendez et de Fiesco; aucune nouvelle n'en avait été reçue; l'espoir abandonnait les plus confiants d'entre les marins qui se considérant comme voués à un abandon éternel, ne savaient plus que penser ni que devenir. Quant à Colomb, il conservait sa foi en la Providence, il croyait au courage, à l'habileté de Mendez, à l'efficacité des moyens qu'il avait mis à sa disposition pour parvenir à effectuer son périlleux voyage, et il attendait toujours avec le calme qu'il puisait dans ses pieuses convictions: son frère et son fils Fernand, qui n'avaient de pensées que les siennes, partageaient, seuls, les mêmes sentiments et attendaient aussi avec la même résignation. Enfin un beau soir, pendant que ces trois personnages, si bien inspirés, causaient avec épanchement sur le bord de la mer en admirant un de ces magnifiques couchers de soleil dont la nature est si prodigue en ces climats et qui répandait sur la riche végétation de l'île un charme inexprimable; un beau soir, disons-nous, alors que la conversation la plus intime allait cesser et qu'on allait dire la prière avant de se livrer au repos, une petite caravelle doubla le cap le plus avancé qui, d'un côté, formait l'entrée du port et, contournant l'extrémité de ce cap avec la légère vitesse d'un oiseau, s'arrêta en face des naufragés, mit en panne devant eux et leur expédia aussitôt une embarcation. Un cri de joie s'échappa de toutes les poitrines, la nouvelle s'en propagea avec rapidité et tous les marins accoururent sur le rivage.
Cette embarcation portait Diego de Escobar, un des anciens complices de Roldan que Colomb reconnut de loin et qu'il jugea n'avoir été choisi que pour être le porteur d'un mauvais message. Cette impression se réalisa. Qu'attendre, en effet, d'un homme qui avait été condamné à mort pour rébellion, et à qui l'infâme Bobadilla s'était empressé de pardonner? Colomb, cependant, s'efforça de l'accueillir avec politesse.
La caravelle d'Escobar était la plus petite qui existât à Hispaniola, et elle ne pouvait certainement pas recevoir ou ramener tous les équipages de l'expédition. Colomb, Don Barthélemy et Fernand auraient pu, à la vérité, y effectuer leur retour; mais le grand-amiral, toujours magnanime, toujours conséquent avec lui-même, dit noblement qu'il subirait le même sort que ses marins et qu'il ne se séparerait pas d'eux.
Escobar remit à Colomb une lettre d'Ovando, mais qui n'était remplie que de compliments de condoléance sur sa fâcheuse position, et de regrets de n'avoir pas pu envoyer plus tôt ni une réponse, ni un bâtiment plus considérable, ajoutant, cependant, qu'il en expédierait un dès qu'il en aurait la possibilité. Le grand-amiral se hâta de répondre à Ovando pour lui dépeindre l'horreur de la situation où se trouvaient ses marins et lui, et pour réclamer instamment l'exécution de sa promesse relative à un navire de plus fortes dimensions. Escobar prit cette lettre et soudain retourna à bord de sa caravelle, qui disparut bientôt au milieu de l'obscurité toujours croissante de la nuit.
Nous avons, précédemment, fait connaître avec quel luxe Ovando, avant son départ d'Espagne, avait fait régler l'état de sa maison de gouverneur; eh bien! le fastueux Ovando fut assez impudent, fut assez éhonté pour se contenter d'envoyer à Colomb, afin de renouveler ses provisions que Mendez lui avait dit dès lors être presque épuisées, un simple baril de vin et un quartier de lard! On peut reconnaître, dans ce trait honteux, l'homme qui agissait sous l'influence de la jalouse haine de Fonseca, et qui, s'il ne s'est pas rendu coupable envers Colomb d'iniquités aussi révoltantes que lui et que Bobadilla, n'en est pas moins indigne d'obtenir, dans l'histoire, autre chose que le blâme le plus sévère.
Le grand-amiral fut, intérieurement, fort indigné du procédé d'Ovando; il pensa que cet homme n'avait retardé l'envoi de secours, que dans l'espoir qu'il mourrait de misère et de chagrin à la Jamaïque, et qu'ainsi, toute concurrence entre eux pour le gouvernement d'Hispaniola serait anéantie. Il ne vit dans Escobar qu'une sorte d'espion chargé de s'assurer de la réalité des choses; mais il ne fit aucunement part de ces réflexions à ses marins, dont il chercha, au contraire, à relever le moral en leur promettant qu'aucun retard ne serait apporté à leur délivrance, que la lettre qu'il avait reçue lui donnait le droit de le garantir, que c'était beaucoup que leur sort fût connu à San-Domingo ou que leur existence y fût confirmée, et que tout, dorénavant, devait marcher selon leurs souhaits. L'esprit des matelots est naturellement confiant, et ces explications rendirent la joie et l'espérance.
Colomb, afin même de montrer combien il comptait sur ces résultats, fit partir deux émissaires vers les frères Porras pour leur annoncer la visite qu'il avait reçue, pour les engager à revenir auprès de lui afin d'être en mesure de s'embarquer sur le bâtiment qu'il attendait, et il eut la générosité de leur promettre l'oubli du passé s'ils revenaient au sentiment de leur devoir. Francisco Porras accueillit ces émissaires, accompagné seulement de quelques-uns de ses intimes et, sans permettre qu'ils eussent aucune communication avec le gros de sa troupe, il leur dit qu'il refusait de retourner au port, mais il s'engagea à se conduire paisiblement si on lui promettait solennellement que, dans le cas où deux navires seraient envoyés, il y en aurait un d'exclusivement destiné pour lui et ses compagnon; enfin que, s'il n'en arrivait qu'un, la moitié leur en serait dévolue ainsi que le partage tant des provisions du navire que de toutes celles qui pourraient rester au grand-amiral, ou des objets d'échange qui seraient encore en sa possession au moment de l'arrivée du navire.
Les émissaires firent observer à Francisco Porras que ces demandes ne pourraient être trouvées qu'extravagantes ou inadmissibles, à quoi il répondit avec arrogance que, si elles n'étaient pas volontairement accordées, il saurait bien obtenir par la force ce qu'il déclarait être dans son droit de réclamer. Ainsi, tout fut inutile, et ce fut dans ces termes que l'on se sépara.
Toutefois, quel que fût le désir de Porras que l'objet de cette conférence restât ignoré, il y eut des indiscrétions commises et la plupart de ses adhérents, apprenant combien Colomb était bienveillant en leur offrant une amnistie qui serait suivie de leur retour à Hispaniola, ressentirent un sentiment de reconnaissance et ils exprimèrent le vœu de revenir parmi leurs anciens camarades restés au port. Francisco Porras chercha alors à les dissuader, en leur disant que c'étaient des paroles insidieuses employées par le grand-amiral pour ressaisir sur eux l'autorité qu'il avait perdue, et pour se venger de leur désertion par des châtiments qu'il leur préparait; il ajouta que la prétendue caravelle qui, selon les émissaires eux-mêmes, n'avait fait que paraître avec le crépuscule et disparaître avec la nuit, était une illusion que Colomb, fort habile dans l'art des maléfices ou des sortiléges, avait produite aux yeux prévenus des assistants, et qui si ç'avait réellement été un bâtiment, pour si petit qu'il fut, il aurait pu contenir le grand-amiral, son frère et son fils, qui n'auraient pas manqué de se délivrer ainsi de l'exil qu'ils subissaient sur cette terre ennemie, funeste et sauvage. En tenant ce langage, Porras jugeait de Colomb probablement par lui-même, et il prouvait qu'il n'aurait pas eu la grandeur d'âme de préférer son devoir en restant captif avec ses marins, à son intérêt particulier en les abandonnant pour recouvrer sa liberté.
Quand il crut avoir persuadé ses complices, il voulut les rendre tout à fait indignes du pardon du grand-amiral en leur faisant commettre un acte d'hostilité qui les compromît sans retour; enflammant leur esprit par la perspective du partage des dépouilles de Colomb et de son parti, il marcha vers le port avec le dessein de charger Colomb de fers, comme l'avait fait l'infâme Bobadilla, et de s'emparer de tout ce qui se trouvait renfermé à bord des caravelles échouées.
Le grand-amiral avait une prudence trop consommée pour ne pas entretenir des intelligences dans les lieux qu'habitait ou que parcourait Porras. Des Indiens vinrent l'informer du nouveau plan que l'on méditait de mettre à exécution contre lui et, selon son excellente maxime qu'il valait mieux, quand c'était possible, marcher contre l'ennemi que de l'attendre, il se disposa résolument à aller en avant. Son frère approuva fort ce projet, mais il fut très-alarmé de voir le grand-amiral, à son âge et valétudinaire, vouloir se mettre à la tête du mouvement, et il lui tint ce langage:
«Mon amiral, mon ami, mon frère, vous savez si je respecte vos moindres volontés; vous savez si jamais aucun de vos subordonnés eut autant de zèle pour le bien général, autant de dévouement à votre personne vénérée que moi. Je suis bien peu de chose pour oser vous faire une objection; mais mon opinion est que vous ne devez pas partir; vous devez rester ici avec votre fils, avec les malades, avec les convalescents; vous devez faire une forteresse de vos caravelles, et là, j'en conviens, si vous êtes attaqué, vous devez vous défendre jusqu'à la dernière extrémité. Moi, mon devoir est de marcher vers l'ennemi; et, animé comme je le suis par le désir de préserver vos jours, d'être utile à ceux qui resteront près de vous, croyez que, quelque nombreux que soient nos adversaires, votre frère Barthélemy saura les vaincre et les disperser. Qu'avez-vous à objecter à ce plan, et n'auriez-vous plus confiance dans celui qui eut l'honneur sans égal d'être votre Adelantado?»
«Il est vrai, répondit Colomb, que, dans l'ardeur dont j'étais transporté, j'oubliais nos malades, nos convalescents et mon fils! J'oubliais que vous avez toujours ce grand cœur, ce courage indomptable, cette force athlétique qui ont si souvent et si bien servi notre cause. Partez donc, et croyez que Colomb est sans inquiétude sur le résultat!»
Dès que Don Barthélemy se trouva en présence du corps de Porras, il envoya un message de paix et de réconciliation. Porras reçut les propositions de Don Barthélemy avec mépris; il montra alors à ses hommes combien était petit le nombre des soldats ennemis, et il ajouta que la maladie les avait épuisés ou affaiblis, un seul choc subirait pour les mettre eu fuite. Aussitôt Francisco Porras et les siens s'élancent, et six d'entre eux, conduits par lui, cherchent Don Barthélemy avec l'intention de le tuer: mais le fier guerrier abat tous ceux qui rapprochent et se fait jour jusqu'à Porras qui d'un coup de sa longue et forte épée, transperça son bouclier et le blessa à la main; cependant l'épée resta embarrassée dans le bouclier, et, avant qu'il eût pu l'en retirer, le redoutable Don Barthélemy sauta sur lui comme un tigre furieux, le saisit et le fit prisonnier.
À cet exploit vainqueur, les rebelles furent consternés: désespérant d'arracher à Don Barthélemy la proie dont il avait eu la gloire de s'emparer, ils fuirent dans toutes les directions, pendant que les Indiens, surpris au suprême degré de voir les Européens se battre entre eux, attendaient l'issue du combat pour se ranger du côté du parti victorieux. Don Barthélemy retourna triomphant vers son frère, emmenant avec lui Porras et d'autres prisonniers, et n'ayant à regretter que la mort d'un des siens. Le jour suivant, les compagnons de Porras écrivirent au grand-amiral pour implorer sa clémence, pour annoncer qu'ils seraient désormais les plus fidèles de ses subordonnes, et pour dire qu'ils se vouaient à toutes les malédictions s'ils ne tenaient pas leur nouveau serment d'obéissance. Colomb, toujours aussi indulgent en face du repentir que sévère envers la révolte, pardonna à tous ces malheureux, même à Jean Sanchez, celui qui, à Veragua, avait laissé échapper le cacique Quibian, et qui était un des six agresseurs de Don Barthélemy dans cette dernière affaire; toutefois, il retint Francisco Porras prisonnier afin qu'il fût plus tard envoyé en Espagne pour y être jugé; et ce n'était que justice.
Mais avant de faire un pas de plus dans ce récit de la vie de Colomb, il est convenable d'exposer sous les yeux de nos lecteurs le détail de la manière dont la mission donnée à l'intrépide Mendez avait été remplie, car l'arrivée de la petite caravelle d'Escobar à la Jamaïque prouve que le plan judicieux du grand-amiral pour faire connaître sa fâcheuse position à Hispaniola avait réussi, et que Mendez était parvenu à atteindre cette île, but difficile de ses efforts.
Le calme régnait sur la mer quand Mendez et Fiesco cessèrent de naviguer en vue de la Jamaïque; c'était une circonstance très-favorable pour la marche à la rame, mais le ciel était sans nuages et la chaleur était excessive. Les Indiens furent souvent obligés de se plonger dans la mer pour rafraîchir leur corps: la nuit vint et elle facilita un peu le travail des pagayes ou des avirons auquel les naturels se livraient par moitié pour que l'autre moitié prit du repos; il en fut de même des Espagnols, qui avaient à diriger la route et à surveiller les Indiens contre lesquels ils se tenaient en garde, de crainte de quelque surprise ou de quelque perfidie de leur part. On comprend combien ce devait être pénible pour tous.
Le besoin incessant de se désaltérer amena bientôt de la pénurie dans l'approvisionnement d'eau potable qui, sur de pareilles embarcations, ne pouvait être que très-restreint. À midi, du jour suivant, Mendez et Fiesco, touchés de compassion de l'état où se trouvaient les Indiens, mirent en évidence deux barils qu'ils avaient embarqués pour leur usage particulier, et dont ils administraient une simple cuillerée à chacun des rameurs lorsqu'ils s'apercevaient que les forces allaient leur manquer. L'espoir seul que leur avait donné le grand-amiral dans ses instructions, de rencontrer une petite île appelée Nevasa, pouvait les soutenir, car ils comptaient y trouver de l'eau et y prendre quelque repos; mais la nuit vint et l'île tant désirée ne parut pas. Ils craignirent alors d'avoir fait une mauvaise route et l'effroi se peignit sur tous les visages.
Le lever du soleil fut témoin de l'agonie d'un des naturels qui expira dans les angoisses de la fatigue, de la soif et dans les accablements de la chaleur. Les autres étaient gisants et pantelants dans le fond des pirogues, se débattant sous l'influence de tourments affreux, cherchant quelquefois à avaler de l'eau de mer qu'ils rejetaient bientôt avec dégoût, et la journée ne fut qu'une suite non interrompue d'essais fort courts pour ramer, de tentatives à chaque instant contrariées par le vent pour faire du chemin avec les voiles, et de douleurs toujours renaissantes.
Mendez et Fiesco s'efforçaient de relever le moral, d'inspirer du courage, et ils luttaient avec une admirable énergie contre les souffrances et le désespoir; mais leur vigueur physique et intellectuelle commençait à n'y plus suffire lorsque la nuit arriva. Heureusement qu'alors les voiles se remplirent d'une brise faible mais favorable, et tous cherchèrent à réparer un peu leurs forces épuisées en prenant quelque repos et en respirant l'air frais du moment; tous, disons-nous, excepté Mendez, qui, confiant dans les indications données par le grand-amiral, avait les yeux attentivement fixés vers l'horizon du côté de l'Orient. La lune allait se lever, il en voyait les rayons teindre de leur clarté pâle et rosée les parties les moins élevées du firmament, mais quoique le ciel fût sans nuages et que cette clarté fût assez vive pour qu'il pût supposer que l'astre devait avoir franchi la ligne de séparation qui existe entre la mer et le bas de la voûte céleste, cependant il ne le voyait pas.
Ému au dernier point, mais incertain, ses yeux ne se détachaient pas du lieu où il s'attendait toujours à voir la lune lui apparaître; tout à coup, un point blanc et lumineux attire son attention un peu plus haut, et il aperçoit l'astre se détacher d'une éminence noirâtre qu'il reconnut parfaitement être une masse de terre: «Terre, terre!» s'écria-t-il aussitôt de toute la force que ses poumons affaiblis laissaient encore à sa voix; et, à ce mot magique, le sommeil cesse partout, la joie ranime tous les corps, et chacun vient contempler ce spectacle si doux et si consolant.
«Oui, mes amis, leur dit Mendez, c'est bien la terre et c'est sans doute la bienheureuse île Nevasa, car notre grand-amiral l'a dit et il ne se trompe jamais! Heureux, heureux, mille fois heureux d'y pouvoir arriver sans avoir éprouvé des vents assez forts pour compromettre notre existence!»
C'était bien en effet l'île Nevasa: une impatience fiévreuse remplaça alors les forces absentes: chacun voulut ramer; on n'agissait, il est vrai, sur les avirons que d'une manière saccadée et comme par des effets galvaniques, mais enfin, tant bien que mal, les pirogues recevaient l'impulsion et, au point du jour, le vent aidant d'ailleurs un peu, on fut assez favorisé pour atteindre le rivage où, en débarquant, des actions de grâces furent rendues à Dieu pour le salut inespéré qu'on venait de trouver. L'île n'était qu'un amas de rochers, mais il s'y rencontrait des dépôts naturels d'eaux pluviales et c'était ce qu'on désirait le plus. Les Espagnols eurent la prudence d'en user avec modération et de recommander beaucoup de sobriété aux Indiens; plusieurs d'entre ceux-ci ne s'astreignirent pas à suivre ce sage conseil, aussi quelques-uns en burent-ils assez pour mourir sur place; d'autres furent dangereusement malades.
La journée fut consacrée au repos; on ramassa quelques coquillages qui furent trouvés excellents; une fois la soif apaisée, ce qui charma le plus les voyageurs fut la vue des hautes montagnes d'Hispaniola se dessinant sur le bleu azuré du firmament, et qu'on aperçut en gravissant une petite hauteur; on les salua avec joie comme montrant, presque sous la main, le terme de toutes les fatigues d'une entreprise dont on avait commencé à désespérer. Les pirogues partirent à la fraîcheur du soir, on rama avec une ardeur sans égale; enfin, après quatre jours de souffrances et de peines infinies, on aborda au cap Tiburon. Fidèle à sa parole, Fiesco se mit aussitôt en mesure de revenir vers Colomb; mais ni un seul Indien, ni un seul Espagnol ne voulurent, à aucun prix, consentir à se risquer de nouveau pour le retour.
Mendez, avec six naturels, partit pour San-Domingo; après avoir lutté l'espace de quatre-vingts lieues contre la mer et les courants, il apprit que le gouverneur se trouvait à cinquante lieues, guerroyant à Xaragua. Inébranlable dans sa résolution, il quitta sa pirogue et, seul, il se mit en route à travers les forêts, les ravins, les montagnes, et il finit par accomplir un des voyages les plus périlleux qui aient jamais été tentés par terre.
Ovando parut être fort affligé de la situation fâcheuse du grand-amiral; il promit de lui envoyer des secours, mais ce fut en vain que Mendez sollicita pendant sept mois pour qu'il tînt sa parole; il ne voulut même pas permettre à ce fidèle messager d'aller à San-Domingo, où il aurait pu expédier lui-même un bâtiment. Le gouverneur alléguait toujours qu'il n'avait pas à sa disposition de navire assez grand pour remplir cette mission. Enfin, à force d'intercessions, Mendez obtint pourtant l'autorisation d'aller à San-Domingo, pour y attendre quelques navires qui étaient annoncés et pour en expédier un; il avait soixante-dix lieues de route à faire dans un pays presque inaccessible et au milieu de peuplades hostiles; rien ne l'arrêta, il partit à pied, sans guide, soutenu par son seul courage.
Après son départ, Ovando vint à réfléchir que sa conduite vis-à-vis de Colomb serait sévèrement interprétée à San-Domingo: comme tous les hommes d'une portée médiocre, et sans élévation dans les sentiments, il eut peur de ses actes; croyant peut-être aussi que Colomb et ses naufragés devaient avoir péri de privations et de chagrins, il envoya presque immédiatement la petite caravelle d'Escobar, qu'il aurait fort bien pu expédier plus tôt, ne fût-ce que pour engager le grand-amiral à prendre patience, et que pour ramener une partie des naufragés, sauf à la renvoyer plusieurs fois pour aller chercher le reste.
Escobar, à son retour, fit connaître au gouverneur que la plus grande partie des marins de Colomb vivait encore; mais il dit qu'il fallait se hâter de les délivrer si l'on ne voulait pas encourir la plus redoutable des responsabilités. Déjà ce long retard avait excité l'indignation publique des habitants d'Hispaniola, à tel point que le clergé lui-même, qui, à l'exception de l'évêque Fonseca, avait toujours accordé à Colomb ses plus sincères sympathies à cause de sa piété bien connue, laissa tomber du haut de la chaire évangélique les paroles sévères qui, tout bas, circulaient de bouche en bouche.
«Eh quoi! disait-on partout, c'est ainsi que l'on traite le grand Colomb; voilà comme on laisse dans l'abandon, dans l'exil, dans le dénûment, le Descubridor du Nouveau Monde, le vainqueur de la Vega Real, celui qui a rendu son nom immortel par plus de travaux que les récits des temps fabuleux n'en racontent dans les annales de l'antiquité; celui, enfin, qui a gouverné l'île avec une sagesse que, si l'on en excepte son frère l'Adelantado également abandonné sur une île sauvage, aucun de ses successeurs n'a jamais pu égaler! Et nos compatriotes, les malheureux marins qui sont avec lui, on les oublie aussi et on les laisse voués à une mort presque inévitable!»
Mendez, que rien n'arrêtait, était cependant parvenu à atteindre San-Domingo. Il eut bientôt trouvé un navire qu'il se hâtait d'équiper en se servant du crédit de Colomb ou des fonds qui étaient disponibles chez son fondé de pouvoirs, et l'infortune du grand-amiral ayant touché les cœurs de ceux même qui lui avaient été hostiles, chacun s'empressait d'aider Mendez et de presser la délivrance des naufragés, lorsque les conseils d'Escobar faisant impression sur Ovando, l'ordre fut envoyé d'expédier, aussi promptement que possible, deux grands bâtiments sous le commandement de Diego de Salcedo qui était précisément le fondé de pouvoirs à qui Mendez s'était adressé.
L'actif Mendez se voyant dégagé du soin de continuer l'armement de son navire, profita de l'occasion d'une caravelle qui effectuait son retour en Espagne où le grand-amiral lui avait enjoint de se rendre le plus tôt possible. À peine arrivé, il demanda une audience à Leurs Majestés pour leur remettre les dépêches de l'illustre grand-amiral; Leurs Majestés lui firent savoir immédiatement qu'elles le recevraient avec la plus grande satisfaction.
Les souverains espagnols se firent minutieusement raconter par Mendez les particularités du malheureux voyage si contrarié, entrepris par Colomb pour la solution importante du problème qui consistait à déterminer si les deux grandes portions du continent américain étaient séparées par un isthme ou par un détroit. Lorsque Mendez eut achevé son récit qui finissait par l'obligation où avait été l'illustre amiral de se jeter à la côte à cause du fâcheux état de ses deux dernières caravelles, et qu'il eut dépeint toutes les horreurs de la situation désespérante où il s'était si longtemps trouvé dans une île sauvage et en dehors de toute communication avec Hispaniola, la reine Isabelle, extrêmement affectée de ce qu'elle venait d'apprendre, prononça quelques-unes de ces paroles si nobles, si compatissantes qui lui étaient naturelles, et elle déplora amèrement que l'infortuné Colomb n'eût pas reçu un secours plus immédiat.
Ce qui avait trait au dévouement de Mendez et à sa traversée presque incroyable de la Jamaïque à Hispaniola fut aussi très-vivement apprécié. Leurs Majestés s'appesantirent beaucoup sur cet intéressant épisode: Mendez fut comblé de récompenses, il reçut des lettres de noblesse et il lui fut permis de placer dans ses armoiries une pirogue, comme un souvenir parlant de sa généreuse obéissance aux intentions de Colomb. Mendez s'en montra très-reconnaissant, mais son grand cœur lui en fit reporter l'hommage jusqu'à l'amiral, dont il fut toute la vie le plus zélé, le plus fidèle des amis. Colomb manifesta, plus tard, par un sentiment d'affectueuse gratitude, le désir qu'il fût nommé chef des alguazils d'Hispaniola; mais cette faveur, quoique si bien méritée, ne fut pas accordée. Cet intrépide et excellent homme eut, ainsi que nous le dirons bientôt, le bonheur de revoir Colomb, et il fit par la suite, plusieurs voyages de découvertes. On sait enfin qu'il mourut presque dans la pauvreté, lui qui avait tant de titres à une belle et brillante existence! Il avait fait lui-même son épitaphe dans laquelle il ne proféra aucune plainte contre l'injustice des hommes, et où il paraissait n'avoir d'autre désir que de glorifier son héros. Cette épitaphe fut gravée sur sa tombe par les soins de ses héritiers; elle était ainsi conçue:
«Ci-gît le corps de l'honorable cavalier Diego Mendez, qui servit fidèlement la couronne royale d'Espagne dans la conquête des Indes, sous les ordres du grand-amiral Christophe Colomb, de glorieuse mémoire; et qui, ensuite, la servit encore sur des bâtiments équipés par ses deniers particuliers. Passant, accorde-lui, par charité, la prière d'un Pater noster et d'un Ave Maria!»
Après cette courte digression sur le sort d'un si loyal et si brave serviteur, revenons à nos naufragés à qui Diego de Salcedo s'empressa, autant qu'il fut en son pouvoir, de conduire un bâtiment pour les ramener. Ce fut le 28 juin 1504 que leur embarquement eut lieu, mais les vents et les courants contraires les empêchèrent d'arriver à San-Domingo avant le 13 du mois d'août; Colomb fut accueilli avec un vif enthousiasme: ceux-mêmes qui avaient le malheur ou le triste courage de nier son mérite, accordèrent à ses longues infortunes et aux souffrances qu'il avait endurées, le tribut que leur jalousie avait refusé à ses triomphes.
Ovando, qui était revenu dans cette ville, fut obligé de suivre l'impulsion générale. Il sortit de son palais avec un nombreux état-major et suivi de toute la population, pour aller au devant du grand-amiral. Colomb fut logé chez Ovando par qui il fut traité avec toutes les marques extérieures de la courtoisie la plus prévenante; mais le gouverneur avait l'esprit trop étroit pour que ces démonstrations fussent sincères. Bientôt, en effet, il éleva la prétention de prendre connaissance et de s'établir juge de tout ce qui s'était passé à la Jamaïque; il poussa l'indignité jusqu'à mettre en liberté le rebelle Porras, et parla de punir ceux qui avaient agi, par les ordres de Colomb, dans la répression de la révolte. Colomb, qui voulait éviter tout sujet de discorde, chercha à tout apaiser; il ne put cependant abandonner la cause de ceux qui lui avaient fidèlement obéi, et il montra, par ses instructions, qu'il avait une juridiction absolue sur tous les hommes de son expédition, depuis le jour de son départ jusqu'à celui de son retour en Espagne. Ovando l'écouta avec un extérieur de déférence; mais il fit observer que les instructions de Colomb ne lui donnaient aucune autorité dans son propre gouvernement. Il finit cependant par craindre encore une fois d'avoir été trop loin; il abandonna donc l'idée de punir les adhérents du grand-amiral, et il envoya Porras en Espagne pour que sa conduite y fût examinée par l'administration qui était chargée des affaires d'outre-mer.
Il ne fallut pas que Colomb fît un long séjour à Hispaniola, pour prendre connaissance du fâcheux état où cette île se trouvait; voici en peu de mots quelle en était la position à cette époque.
Un grand nombre d'aventuriers s'étaient embarqués à la suite d'Ovando lors de son départ d'Espagne, et tous avec la persuasion qu'ils allaient faire une fortune rapide, ou amasser en peu de temps des quantités considérables d'or. Aussi, dès leur arrivée, s'empressèrent-ils de se rendre sur les terrains où les mines étaient signalées. Ils partirent la joie au cœur, emportant chacun un havre-sac rempli de provisions, et des outils ou instruments pour fouiller la terre; mais ils virent bientôt que l'expérience leur manquait pour découvrir les veines du métal, que l'habitude d'un pénible travail leur était trop peu familière pour faire les recherches opiniâtres que l'opération exigeait, que l'exercice de l'art du mineur demandait beaucoup de patience, de fatigues, de lenteurs, et que le résultat en était, le plus souvent, très-incertain.
Dès lors il arriva, ainsi que nous l'apprend le respectable évêque Las Casas, «que leur labeur leur donnait un vif appétit, mais fort peu d'or.» Ils ne tardèrent pas à se décourager, et la plupart retournèrent, en murmurant, à San-Domingo qu'ils avaient quitté avec de si riantes espérances. La pauvreté devint leur partage; la fatigue, les maladies, la misère furent le lot de ces hommes qui avaient rêvé des richesses infaillibles, et bientôt un millier d'entre eux payèrent de leur vie, l'ambitieuse crédulité qui les avait conduits dans cette colonie.
On se souvient, d'ailleurs, que la reine Isabelle, vivement affligée du cruel esclavage que Bobadilla avait fait peser sur les malheureux Indiens, les avait tous rendus libres. Une sage politique, beaucoup de tact, pouvaient seuls ramener ces peuples affranchis au goût ou à l'habitude d'un travail régulier et librement consenti, alors qu'ils sortaient d'un état de contrainte qu'ils avaient abhorré. Ce résultat ne fut pas obtenu; aussi, au lieu de voir, comme pendant l'administration de l'Adelantado, les caciques doubler volontairement le tribut convenu, on n'obtint qu'un refus net et prononcé de se livrer à l'exploitation des mines.
Ovando informa son gouvernement de cette disposition des esprits des naturels, qu'il dépeignit, non-seulement comme ruineuse pour la colonie, mais fatale, disait-il, aux Indiens eux-mêmes, qui en contractaient des habitudes de paresse, de débauche et d'irréligion. Ainsi présentée, l'opinion du gouverneur fit impression sur Leurs Majestés Espagnoles, qui se laissèrent aller de nouveau à permettre qu'on imposât du travail aux Indiens, mais avec modération et seulement en tant que ce serait utile à leur bien-être; ajoutant qu'il fallait que ce travail fût rétribué convenablement, avec régularité, que la persuasion et la bonté fussent employées pour les y engager au lieu de la force ou de la violence, et qu'il y eût des jours fixés pour leur enseigner les préceptes de la religion chrétienne.
Aussitôt que cette latitude fut donnée, et que le travail rétribué et permis dans des vues avantageuses au corps et à l'esprit fut autorisé, les abus ne tardèrent pas à renaître, et peu de temps s'écoula avant qu'on vît régner un régime de cruautés encore plus horribles que celles que Bobadilla avait laissé infliger aux infortunés Indiens. Un grand nombre mourut de faim; beaucoup perdirent aussi la vie sous les excès des mauvais traitements, des coups de fouet ou de brutalités extrêmes; il y en eut plusieurs qui se tuèrent de désespoir et, pour comble d'horreur, des mères prétendirent aimer assez leurs enfants pour leur arracher la vie et pour les soustraire ainsi à l'existence ignominieuse et pitoyable qui les attendait! Infiniment peu d'entre eux, ayant eu la force et le courage d'achever la rude tâche qui leur avait été imposée, obtinrent, à cause de l'état de faiblesse où ils étaient tombés, la permission de retourner chez eux; mais les uns furent trouvés morts de lassitude sous un arbre ou auprès d'un ruisseau, et presque tous périrent en route. C'est ce qu'affirme l'évangélique Las Casas, qui dit avec la plus amère indignation:
«J'ai trouvé des cadavres sur les chemins, sous les arbres; et les malheureux qui n'étaient pas encore morts, pouvaient à peine articuler ces mots qu'ils prononçaient dans leur agonie: faim, faim!»
Ovando fut aussi peu clément dans ses guerres. Ayant eu à réprimer une légère insurrection dans la province d'Higuey, située vers la partie orientale de l'île, il y envoya ses troupes qui dévastèrent le pays par leurs armes aidées de l'incendie, ne firent aucune différence quant à l'âge ou au sexe, arrachèrent la vie à des milliers de naturels sous le moindre prétexte au milieu de tortures inouïes, et emmenèrent Cotabanama, l'un des caciques les plus influents de l'île, chargé de chaînes, à San-Domingo où le gouverneur le fit ignominieusement pendre, sans autre grief que d'avoir bravement combattu pour son pays, en légitime défense, contre des usurpateurs avides et étrangers.
Au nombre des actes les plus atroces du gouvernement d'Ovando et qui doivent couvrir son nom d'un opprobre éternel, nous citerons le châtiment inique qu'il infligea aux habitants de la belle contrée de Xaragua, naguère la plus fidèle alliée des Espagnols lorsque ceux-ci étaient sous l'autorité du loyal Adelantado, et renommée alors à l'égal d'un paradis terrestre. La perception du tribut que le dévoué cacique Behechio payait avec une générosité si empressée, et que l'administration actuelle cherchait toujours à faire augmenter, amena quelques difficultés que le gouverneur se plut, sur des avis fort exagérés, à qualifier de révolte et de conspiration. Ovando crut devoir aller lui-même dans ce district à la tête de quatre cents soldats, parmi lesquels se trouvaient soixante-dix cavaliers complètement bardés de feuilles d'acier qui les mettaient à l'abri de l'atteinte des armes des naturels.
Behechio était mort: sa sœur, la belle Anacoana avait été appelée à lui succéder par le vœu unanime des Xaraguais. Comme Ovando s'était annoncé en ami qui ne voulait arranger le différend existant que d'une manière pacifique, Anacoana alla au-devant de lui avec plusieurs caciques voisins qu'elle avait invités pour que la réception du gouverneur fût plus honorable. Pendant quelques jours on ne vit que des fêtes, et la charmante Higuenamota, fille d'Anacoana, en fut un des plus beaux ornements. Le perfide Ovando feignit de vouloir rendre politesse pour politesse; il dit qu'il ne s'était fait accompagner par un tel nombre de soldats que pour donner au pays le coup d'œil d'un tournoi; Anacoana, sa fille, les caciques, une multitude d'Indiens se rendirent dans un vaste champ, pour assister à ce spectacle qui devait être si curieux pour eux. Mais quand tous furent rassemblés, Ovando donna un signal! Alors, soldats et cavaliers se précipitèrent avec fureur sur les Indiens trop confiants; et, sans distinction de personnes, les renversèrent, les foulèrent aux pieds de leurs chevaux, sabrant les uns, transperçant les autres avec leurs lances, brûlant la cervelle à plusieurs, et s'acharnant à cette infâme boucherie, sans égards ni pitié! Les caciques qui échappèrent à ce carnage furent attachés à des poteaux et mis à la torture jusqu'à ce qu'ils eussent fait l'aveu forcé d'un prétendu complot; du feu fut aussitôt allumé sous leurs pieds et ils périrent tous dans les flammes.
Quant à la belle Anacoana, on l'avait épargnée pour la conduire à San-Domingo où son procès fut instruit d'après les aveux arrachés aux caciques; ce fut sur des preuves aussi honteuses qu'elle fut barbarement condamnée à être pendue!
Telle fut la fin tragique de cette femme intéressante, si belle, si attachée aux Espagnols, qui avait si bien mérité son doux nom de la Fleur d'or d'Haïti, et qui avait régné avec tant de bonheur sur un des plus séduisants pays de l'univers, devenu par l'effet des viles passions d'oppresseurs étrangers, un théâtre d'horreur et de désolation. En effet, et pour combler la mesure, ces exécutions et ces massacres ne mirent pas fin aux violences d'Ovando: pendant six mois encore, la province fut ravagée; elle fut forcée de se soumettre à la plus abjecte soumission; enfin, quand sa ruine et sa misère furent complétées, le gouverneur fit une proclamation pour glorifier le succès de ses armes, et pour annoncer que l'ordre était rétabli dans ce quartier! Il poussa l'impudence jusqu'à fonder près d'un lac, en commémoration de ce qu'il appelait son triomphe, une ville qu'il nomma Santa-Maria-de-la-Verdadera-Paz (Sainte Marie de la véritable paix).
Voilà ce que fut Ovando; il a cependant trouvé des panégyristes qui l'ont beaucoup loué de sa prudence et de son habileté. Cela prouve seulement que le puissant a toujours d'effrontés flatteurs; et que, dans ce cas-ci, on ne pouvait déshonorer le respectable mot de prudence, plus qu'en confondant cette noble qualité avec la politique odieuse et sanguinaire qui ne connaît pour mobile que le carnage, la mauvaise foi, le meurtre; et qui n'établit son empire que sur des ruines et des tombeaux. La véritable habileté n'est pas seulement celle qui est suivie du succès; c'est encore celle de l'homme au cœur honnête, à l'esprit insoucieux de tout intérêt personnel, qui n'agit que sous l'impulsion de la fermeté alliée à la bienveillance, et qui, lorsque la nécessité exige l'emploi de mesures rigoureuses, n'oublie jamais ni les dictées de l'honneur, ni les devoirs sacrés imposés par la justice et par l'humanité.
On comprend facilement l'affliction profonde que ces tristes détails produisirent dans le grand cœur de Colomb. Son frère Don Barthélemy, l'ancien Adelantado de la colonie, en fut encore plus affecté si c'est possible. Aussi, se sentait-il mal à l'aise à San-Domingo; il passait ses journées dans une sorte de consternation en pensant à ces odieuses boucheries, à la mort tragique et imméritée de la belle Anacoana dont il ne pouvait se dissimuler qu'il avait possédé toute la tendresse, et pour qui, si par devoir, si par l'austérité de mœurs qu'il s'était promis d'observer comme chef suprême de l'île, il avait pu paraître indifférent comme amant, il avait d'ailleurs montré ou professé les égards les plus sympathiques, l'amitié la plus sincère et le dévouement le plus fraternel.
«Je l'aurais défendue jusqu'à la dernière goutte de mon sang si j'avais été présent, disait-il quelquefois, en se parlant à lui-même avec une exaltation fiévreuse; et, malheureux que je suis, je ne puis même pas la venger!... Mais, au moins, je la plaindrai du fond de l'âme, et je maudirai éternellement ses infâmes bourreaux!»
C'est l'esprit rempli de ces idées et le cœur débordant de ces ressentiments qu'il entra un soir chez son frère occupé alors à écrire. Le grand-amiral lui fit un geste amical pour l'inviter à s'asseoir, et il continua une lettre qu'il était sur le point de finir, en lui disant qu'il n'avait plus que quelques mots à y ajouter. Don Barthélemy s'assit en effet, en observant, avec le respect qu'on portait alors à un frère aîné et qu'il était accoutumé lui-même à avoir, jusque dans ses moindres actions, pour Christophe Colomb, le silence que le grand-amiral semblait réclamer. Bientôt Colomb achève sa lettre, il se retourne vers Don Barthélemy, et il lui dit avec épanchement:
«Qu'avez-vous donc, cher frère? votre visage paraît encore plus assombri que d'habitude.»
«Mon frère, lui répondit Don Barthélemy, je viens vous demander une grâce, c'est de hâter notre départ le plus qu'il vous sera possible. Tout ce que je vois ici m'irrite, m'exaspère!... Nous qui avions tant fait pour y faire bénir le nom espagnol, nous ne pouvons y entendre que des malédictions de la part des naturels, et des malédictions bien justifiées!... J'avais pensé, cependant, que l'on fonderait ici un État puissant dans lequel Indiens et Espagnols auraient un jour confondu leurs efforts et leur sang pour la prospérité du pays; mais mes illusions cessent et je crains qu'il n'en faille désespérer à tout jamais. Ces nouveaux dominateurs sont-ils des hommes? Ils ont égorgé des vieillards, ils ont immolé des enfants; non, ils n'en méritent pas le nom! Enfin, ils ont condamné une femme: après un semblant de jugement, les monstres l'ont attachée à un gibet, et ils l'ont ignominieusement pendue!»
Colomb laissa un moment l'agitation de Don Barthélemy se calmer; il lui dit ensuite avec un accent plus ému que ne l'était ordinairement le sien:
«Je m'explique parfaitement votre animation, cher frère, parce que je la partage; je ne veux vous en donner d'autre preuve que les dernières phrases de cette dépêche adressée à nos souverains, et que je finissais quand vous êtes entré: lisez-la; vous verrez si en ceci, comme en toutes choses, mon cœur et mes sentiments ne sont pas à l'unisson des vôtres.»
Don Barthélemy prit la lettre des mains de Christophe Colomb, et, entre autres passages, il y lut les suivants:
«Les cinq grandes tribus qui, lors de la découverte de l'île, en peuplaient les vallées et les montagnes, et qui, par un mélange de villages, de hameaux et de terrains cultivés, faisaient de ce pays enchanteur une suite de jardins délicieux, tout a passé! Princes et caciques ont péri; ils ont péri de morts violentes! Depuis mon dernier voyage, les neuf dixièmes de la population ont disparu de la surface de la terre, et tous, hommes, femmes et enfants, par suite de mesures atroces et barbares, ou de traitements inhumains; les uns par le fer, d'autres par le fouet, plusieurs par la famine, le reste de dénûment dans les montagnes où ils s'étaient réfugiés pour se soustraire au travail excessif exigé d'eux, et qu'ils étaient incapables d'accomplir!»
Don Barthélemy s'était un peu senti soulagé en recevant la lettre de son frère et en voyant qu'il s'occupait de faire connaître la vérité à Leurs Majestés; quand il l'eut lue, il la lui rendit avec une expression de physionomie qui exprimait sa joie, et en pensant avec satisfaction qu'enfin les souffrances de ces infortunés seraient connues à la cour, et qu'elles pourraient y être apprises avec une juste sévérité.
Quant à ses affaires particulières, Colomb les avait trouvées dans la plus grande confusion, à cause des obstacles qu'Ovando créait à chaque instant pour entraver son fondé de pouvoirs; mais il ne s'arrêta pas un seul instant à l'idée égoïste de prolonger son séjour à Hispaniola pour chercher à les rétablir; il se hâta, au contraire, de faire réparer à ses frais le navire qui l'avait ramené de la Jamaïque; il en loua un autre pour offrir gratuitement passage à ceux de ses compagnons de naufrage qui voulurent retourner en Espagne; il leur avait donné même les moyens pécuniaires de vivre à San-Domingo et de se pourvoir de tout ce qui serait nécessaire à leur traversée, et il acheva ainsi de dépenser généreusement tout ce qu'il avait pu recueillir, en adoucissant la position d'hommes dont quelques-uns cependant avaient été ses ennemis déclarés. C'était se venger avec noblesse des mauvais procédés de quelques individus ingrats ou égarés; c'est bien ainsi que se manifeste la vraie grandeur.
Le grand-amiral appareilla le 12 septembre 1504; à peine en mer, un grain très-fort fit casser son grand mât. Il ne voulut cependant pas revenir à San-Domingo; mais il y renvoya son bâtiment, après s'être fait transborder, lui, son fils et ceux qui désirèrent l'accompagner, sur l'autre bâtiment que commandait Don Barthélemy. Toutefois, ce voyage semblait prédestiné à n'être, depuis le départ d'Espagne jusqu'au retour, qu'une série non interrompue de contrariétés. Les mauvais temps et les tempêtes se succédèrent sans relâche; il ne fallut rien moins que le talent de Colomb et de son frère, qui étaient les meilleurs marins de l'époque, pour faire arriver leur navire au port. Enfin, ce ne fut que le 7 novembre qu'ils parvinrent à atteindre San-Lucar, d'où Colomb se rendit à Séville, avec son fils et son frère, dans l'espoir d'y rétablir sa santé, et d'y jouir d'un repos qui aurait été bien dû aux fatigues, aux peines, aux malheurs et aux contrariétés dont il venait de faire la longue et cruelle expérience.
Hélas! nul ne peut échapper à sa destinée, et il était dans celle de Colomb de vivre, sans cesse, au milieu d'agitations toujours renouvelées. On vient de voir avec quelle générosité il avait épuisé toutes les ressources que son procureur fondé avait pu réaliser pour lui à Hispaniola; le trésor public restait lui devoir beaucoup en Espagne; mais, sous le prétexte dilatoire d'un règlement de comptes, il n'en recevait rien; ainsi, pendant que le public devait le croire immensément riche, la vérité est qu'il se trouvait dans un état de gêne très-voisin du besoin. Des lettres de lui, adressées à son fils Diego, en sont la preuve irrécusable.
«Mon fils, lui écrivait-il, soyez très-économe jusqu'à ce que les sommes arriérées auxquelles j'ai droit de prétendre, m'aient été payées.... Je ne reçois rien de ce qui m'est dû.... Je suis même obligé d'emprunter pour vivre, et je n'emprunte que lorsqu'il m'est tout à fait impossible de faire différemment.... Combien peu m'ont rapporté de fortune mes longues années de travaux, de fatigues, de périls, puisque je ne possède même pas un toit, à moi appartenant, sous lequel je puisse enfin me reposer.... C'est dans une auberge que je suis forcé de vivre, et je n'ai pas toujours ce qu'il faut pour en payer les frais lorsque vient le jour de l'échéance.»
Que de navrantes réflexions font faire ces lignes où l'on voit que celui qui avait découvert tant d'îles et de terres, n'avait même pas un toit pour s'abriter et pour se reposer de ses longs travaux passés!
La goutte l'avait repris à Séville; il aurait bien voulu pouvoir se rendre auprès de Leurs Majestés; sa mauvaise santé l'en empêchait absolument. Ce n'était donc que par des lettres, ou par l'intermédiaire de quelques amis, qu'il pouvait communiquer avec la cour; mais s'il parlait quelquefois de la restitution légitime de ses honneurs, ou du payement de son arriéré, il faisait toujours passer, en première ligne, les adoucissements qu'il croyait qu'on devait se hâter d'apporter au sort des malheureux Indiens, et les réparations ou récompenses dues à ses braves marins. C'étaient deux points qui excitaient sa plus vive sollicitude et sur lesquels il trouvait qu'il ne pouvait jamais assez s'appesantir. Quel noble et excellent cœur que celui d'un homme qui, dans les angoisses de la maladie et de la misère, savait ainsi faire passer ses sympathies avant ses besoins personnels!
Cependant tout était inutile; le roi Ferdinand avait arrêté, dans sa politique ténébreuse, que Colomb ne devait plus ressaisir les rênes de son gouvernement. Mais si, par des motifs secrets qu'on ne peut attribuer qu'aux regrets du roi de l'avoir placé si haut, ou qu'à l'influence pernicieuse du méprisable Fonseca, l'illustre Descubridor du Nouveau Monde devait être privé, sans retour, des avantages, honneurs et biens qui lui avaient été garantis, eh bien, tout cela devait être masqué, sous l'apparence de justes égards, par une immense concession honorifique et pécuniaire; depuis longtemps, on aurait dû créer, pour le grand Colomb, une position très-élevée, comme celle de président d'un conseil supérieur des Indes ou toute autre semblable, dans laquelle l'ancien vice-roi aurait trouvé un équivalent de ses dignités perdues, une existence splendide bien due à son génie ou à ses services éminents, et un repos que ne justifiaient que trop ses dangereux voyages et les malheurs qu'il avait essuyés. Mais l'ingratitude prévalut dans le cœur du roi; et, alors même qu'il en était encore temps pour son propre honneur, pour le soin de sa réputation, Ferdinand laissa les lettres de Colomb la plupart sans réponse; ses réclamations furent négligées et ses instances suivies d'une coupable indifférence.
Plus encore, tout ce qui venait de la cour était de nature à le mortifier. Ainsi, Porras, le chef des révoltés de la Jamaïque, celui que Don Barthélemy avait arrêté les armes à la main et qui avait été envoyé en Espagne pour y être jugé, fut mis en liberté parce que les documents officiels sur sa conduite n'étaient pas arrivés en même temps que lui. Porras eut, par là, toute latitude pour se faire écouter d'hommes en place et pour altérer les faits qui déposaient si fortement contre lui. Colomb apprit même qu'il devait craindre, ainsi qu'on l'avait vu dans l'affaire de Roldan, qu'il n'en résultât un acte d'accusation contre lui-même.
Ces menées ne pouvaient être dirigées que par l'appui ou la connivence de l'odieux Fonseca. Toutefois, l'honnête et fidèle Diego Mendez se trouvait à la cour; aussi Colomb s'adressa-t-il à lui avec la confiance que devaient lui inspirer le dévouement et le zèle infatigable de cet homme qui lui était si respectueusement affectionné. C'est donc à lui qu'il s'en rapporta pour contredire les faussetés articulées par Porras. Rien ne peut égaler la touchante et modeste simplicité avec laquelle Colomb établit son innocence et sa loyauté en cette occasion: on peut en juger par le passage suivant d'une de ses lettres.
«J'ai servi Leurs Majestés, écrivait-il, avec autant de zèle et d'empressement que s'il s'était agi de gagner le paradis; si je suis en faute sur quelque point que j'ignore, je désire qu'au moins on me le fasse savoir; j'espère qu'alors, il me sera facile de prouver que c'est sans aucune intention de mal faire, et uniquement parce que mes connaissances dans l'art du gouvernement n'étaient pas assez étendues, ou que j'étais restreint par mes pouvoirs et par mes instructions.»
En lisant de telles paroles, peut-on se figurer que l'homme qui les a tracées était le même que celui qui, quelques années auparavant, avait été idolâtré par la cour, que la population tout entière de l'Espagne portait dans son cœur, qui avait été accueilli partout avec une distinction suprême, avec des honneurs royaux, et qui, depuis lors, non-seulement n'avait pas démérité mais avait encore rendu des services éclatants?
La détresse pécuniaire de l'illustre navigateur et l'abandon honteux dans lequel on le laissait ne sauraient porter aucune atteinte à sa gloire ni à son renom qui s'en trouvent même rehaussés par la résignation avec laquelle il les supporta. Il est loin d'en être ainsi en ce qui concerne le roi Ferdinand, sur le caractère de qui cette détresse et cet abandon jettent une ombre ineffaçable. Mais Isabelle ne saurait mériter aucun reproche à cet égard; car, elle aussi, elle éprouvait les coups de la fortune, et ces coups étaient encore plus cruels que ceux auxquels Colomb était en proie: tant il est vrai que la pourpre du trône, que la couronne, que les adulations même les plus méritées, que les sentiments les plus généreux ne sauraient mettre les souverains à l'abri des revers, pas plus que les plus humbles de leurs sujets!
Cette reine, si grande et si adorée, venait, en effet, d'être frappée dans ses affections les plus chères: son fils, le prince Juan, avait été enlevé à ses embrassements par une mort précoce; la princesse Isabelle, sa fille, son amie de cœur et qui était si digne de l'être, avait péri dans la fleur de sa belle jeunesse; et son petit-fils, Don Miguel, devenu l'héritier présomptif de la couronne, les avait suivis dans la tombe. Enfin, son autre fille, Juana, dont le mariage avec l'archiduc Philippe devint pour elle une source de calamités, donnait à la reine des inquiétudes bien cruelles, à cause de l'altération survenue à ses facultés intellectuelles. On comprend quelle tristesse assiégeait son esprit depuis toutes ces infortunes, et quelle profonde mélancolie dut s'emparer d'un cœur qui était un vrai trésor de tendresse maternelle. Sa santé ne put que s'en ressentir avec beaucoup d'intensité; Colomb, qui avait été informé de ces lugubres détails, avait trop de délicatesse dans les sentiments pour chercher à faire connaître à Isabelle la fâcheuse position où ses propres affaires se trouvaient. Il se contenta donc, en lui écrivant, de lui parler de ses respects, de ses douleurs pour ce qui avait trait aux malheurs qu'elle éprouvait, de son dévouement sincère et éternel à sa personne; mais, toujours, il lui épargna le récit de ses afflictions personnelles, parce qu'il pensait que ce serait ajouter aux regrets de la reine qui n'en avait que trop de particuliers.
Tant d'assauts réitérés furent plus que n'en pouvait supporter Isabelle; la maladie s'empara d'elle avec une progression fatale; enfin, ce fut un jour, pendant que Colomb écrivait: «Puisse la Sainte-Trinité prendre en pitié les maux de notre reine souveraine, et la rendre à la santé!» qu'il apprit qu'elle venait de succomber sous le poids de ses peines.
Ainsi mourut, à Médina del Campo, le 26 novembre 1504, et à l'âge de 54 ans seulement, la reine Isabelle que l'on peut citer comme un modèle achevé. Elle avait pris la part la plus active à l'expulsion des Maures, à cette guerre sainte qui finit par l'établissement de l'indépendance nationale, par la libération complète du territoire espagnol et qu'il avait fallu des siècles pour accomplir; elle fut la cause intelligente et première de l'exécution des plans merveilleux de Christophe Colomb, jusque-là et partout, qualifiés de chimériques et d'absurdes; sa vie entière fut employée à l'amélioration des institutions qui régissaient ses sujets; elle fut la protectrice des sciences et des arts auxquels elle fit faire des progrès marqués dans ses États; sa bienfaisance, son humanité ne connaissaient pas de bornes; son esprit élevé la fit toujours considérer avec une sorte de respect par le roi, son époux, que seule elle avait le pouvoir de ramener souvent à des idées moins sévères ou moins absolues; elle était d'une piété libérale et éclairée; enfin, elle avait été belle entre toutes les femmes, et nous n'en connaissons aucune, ni dans les temps modernes, ni dans les temps anciens, qui l'ait surpassée, qui l'ait même égalée en véritable grandeur, en noblesse et en bonté!
On peut juger du désespoir de Colomb, en apprenant cette mort funeste. Ce fut un coup de foudre pour lui, qui avait aussi tant de véritable grandeur, tant de noblesse et de bonté! L'impression en fut si considérable que sa maladie en prit aussitôt un caractère plus fâcheux. Bientôt, hélas! il ne put plus écrire. Persuadé qu'une entrevue avec le roi Ferdinand était devenue indispensable, il avait, à tout prix, résolu de partir pour la cour, et il avait commandé une litière qui se rendit à sa porte pour l'y conduire; mais, sous l'impression terrible de la mort de la reine, sa santé ne lui laissa pas la faculté d'y monter.
Dans son testament, la reine avait dit: «Que mon corps soit enterré dans le monastère de San-Francisco, au milieu de l'Alhambra de la ville de Grenade; que mon sépulcre soit d'une extrême simplicité, qu'il n'y ait qu'une pierre ordinaire pour le recouvrir et qu'une inscription peu fastueuse, en harmonie avec la modestie de mes goûts!... Mais si le roi, mon cher époux, choisit un lieu de sépulture dans quelque autre monastère ou église du royaume, que mon cercueil y soit aussitôt transporté, et que j'y sois ensevelie à côté de lui, afin que la bienheureuse union dont nous avons joui ensemble pendant la vie, et qui, j'en ai la consolante espérance, continuera, avec la grâce de Dieu, à régner pour nos âmes dans le ciel, ne cesse point sur la terre et y soit ainsi représentée!»
Isabelle fut, en effet, enterrée dans l'Alhambra; le roi Ferdinand voulut aussi y être enseveli, et il ordonna que leurs restes mortels reposassent ensemble. Les effigies des deux royaux époux y ont depuis été sculptées, l'une près de l'autre, sur un tombeau somptueux; l'autel de la chapelle en est orné de bas-reliefs représentant la conquête de la ville de Grenade, et nous regrettons sincèrement que ces bas-reliefs ne représentent pas également la découverte du Nouveau Monde, ainsi que l'image du grand et pieux Colomb pliant aux pieds de la grande et pieuse Isabelle pour qui il avait toujours eu tant de vénération!
Trois siècles et demi ont passé depuis la mort de cette reine adorable, les regrets qu'elle causa ont conservé leur vivacité, et nous en lisons encore l'expression dans un écrit récemment publié, dont nous transcrivons le passage suivant:
«Le testament de cette admirable femme témoigne de la modeste humilité de son cœur, dans lequel les affections de l'amour conjugal étaient délicatement confondues avec la religion la plus fervente, avec la plus tendre mélancolie. Elle fut un des esprits les plus purs qui aient jamais donné des lois à une nation. Quel malheur pour l'humanité qu'une si grande souveraine n'ait pas vécu plus longtemps! Sa vigilance bienveillante aurait prévenu bien des scènes d'horreur qui se sont trouvées mêlées à l'œuvre de la colonisation du Nouveau Monde, et elle aurait adouci le sort de ses malheureux habitants. Toutefois, tel qu'il est encore, son nom brillera éternellement d'un céleste éclat dans l'aurore de l'histoire de cette découverte!»
C'était à son fils Diego qu'était adressée la lettre que Colomb écrivait, quand il reçut la nouvelle de cette mort funeste; aussitôt, il y ajouta ces paroles écrites au milieu de l'accablement qu'il ressentait de ce triste événement, mais qui portent l'empreinte du plus touchant attendrissement.
«Que te reste-t-il à faire, mon cher fils Diego? D'abord et avant tout, prie Dieu pour l'âme de la reine qui fut notre souveraine, quoique sa vie, modèle de piété, ne nous laisse aucun doute qu'elle a été admise dans les gloires du ciel, et qu'elle est actuellement bien élevée au-dessus des soucis de ce monde. Ensuite, attache-toi à faire tout ce qui dépendra de toi pour le bien du service du roi et pour adoucir son chagrin. Sa Majesté est le chef de la Chrétienté, et souviens-toi du proverbe qui dit que lorsque la tête souffre, le corps entier est malade. Nous, chrétiens, nous devons donc oublier nos ressentiments si nous en avons, et ne penser qu'à adresser au Tout-Puissant des vœux pour le bonheur du roi, pour sa santé, et pour qu'il ait une longue et glorieuse existence; nous sommes, d'ailleurs, toi et moi, particulièrement à son service, et nous devons prier plus encore que tout autre.»
Heureusement pour Colomb qu'il avait auprès de lui son ancien Adelantado, son frère chéri, Don Barthélemy, qui toujours fidèle, respectueux et dévoué, s'empressait auprès de lui et qui, tout en comprenant son affliction, tout en la partageant, s'efforçait, par les moyens les plus délicats, par les soins les plus assidus, à la lui faire oublier et à le consoler. Certes, en le voyant doux et soumis, comme l'eût été la plus tendre des filles auprès d'un père bien-aimé, on n'eût jamais soupçonné en lui le courage intrépide du guerrier valeureux qui avait massé ses soldats et chargé si rudement les Indiens le jour de la bataille de la Vega Real, de celui qui, de sa main puissante, avait terrassé le colossal Quibian, et dont le bras vigoureux avait fait prisonnier le rebelle et audacieux Porras!
Fernand, second fils de Colomb qui avait fait avec lui sa dernière campagne, était aussi auprès de lui et secondait Don Barthélemy dans ses soins affectueux; leur concours empressé parvint à rendre une amélioration momentanée à la santé de l'illustre malade, et la goutte qui avait envahi ses mains, en fut enfin chassée. Colomb, se voyant un peu mieux, conçut le projet d'envoyer à la cour ce jeune homme qui avait alors 17 ans: Don Barthélemy fut chargé de l'y conduire et, en même temps, de veiller au succès de ses propres démarches ou de ses affaires. Ce projet de Christophe Colomb alarma singulièrement son frère, qui croyait que le malade était encore plus sérieusement menacé qu'on ne le pensait, et qui résista, aussi longtemps qu'il le put, sans désobéir formellement à son frère. Mais Colomb exprima sa volonté avec tant de fermeté, que Don Barthélemy se rendit respectueusement à une intention si fortement manifestée, et qu'il partit, d'autant que, pour contredire trop ouvertement Colomb, il aurait dû dire, ou au moins donner à entendre qu'il craignait pour ses jours, et que c'eût été, probablement, agir d'une manière très-compromettante sur le moral du malade, dont l'état, d'ailleurs, n'était pas encore tout à fait désespéré.
Colomb chargea, en particulier, Don Barthélemy d'une lettre pour son fils Diego, dans laquelle, après avoir dépeint Fernand comme un jeune homme d'une intelligence et d'une conduite fort au-dessus de ce qu'on pouvait attendre de son âge, il cherchait à lui inculquer les avantages des liens de famille et de l'attachement fraternel; il y faisait ensuite une allusion chaleureuse et touchante au bien qui lui était personnellement résulté d'avoir pratiqué de semblables sentiments.
«Envers ton frère, disait-il, conduis-toi comme un frère aîné le doit envers ses cadets, c'est-à-dire comme un père. Tu n'en as pas d'autres que lui, et je rends grâce à Dieu qu'il soit tel que tu ne pourrais jamais en avoir eu de meilleur. Quant à moi, je n'ai pas eu de plus sincères amis que mes frères. Que de services ils m'ont rendus, quelle affection inépuisable j'ai trouvée dans leurs cœurs!»
Une circonstance particulière de la vie de Colomb fut, qu'à cette époque, Amerigo Vespucci (Améric Vespuce), le même qui, d'après les cartes que Colomb avait envoyées en Espagne et qui avaient été livrées par Fonseca, avait fait, avec Ojeda, un voyage au continent qui avait reçu son nom, se trouvait alors à la cour d'Espagne. Colomb entretint avec lui des relations amicales dans lesquelles rien ne dénote qu'il fut seulement contrarié que les terres qu'il avait lui-même découvertes eussent été appelées du nom de son compétiteur, et il en parle toujours comme d'un homme malheureux, n'ayant pas retiré autant d'avantages qu'il l'aurait dû de ses entreprises, digne d'un meilleur sort, et s'étant montré fort empressé à lui être utile ou agréable.
Enfin, au mois de mai 1505, le malade, se sentant quelques moments de répit, en profita et se rendit, quoique avec beaucoup de difficulté, à la cour qui était en ce moment à Ségovie; mais celui qui, peu d'années auparavant, avait fait à Barcelone une entrée triomphale, n'était plus qu'un homme fatigué, triste et négligé. Il ressentit cruellement la disparition de sa constante protectrice, de la magnanime et bienveillante Isabelle. En effet, il ne trouva plus la bonté cordiale, la sympathie vivifiante, les attentions délicates qu'elle lui avait toujours témoignées et qu'il méritait plus que jamais qu'on lui prodiguât, à cause de son âge, des services qu'il avait continué à rendre, et des souffrances qu'il avait éprouvées. Le roi, il est vrai, lui fit beaucoup de protestations d'intérêt, lui accorda quelques-uns de ces sourires qui passent sur la physionomie comme un rayon du soleil entre deux nuages; mais ce fut tout. Cependant plusieurs mois s'écoulèrent ainsi en démarches pénibles, en sollicitations réitérées, mais qui n'étaient suivies d'aucun résultat satisfaisant.
L'objet auquel Colomb tenait le plus en ce moment, et cela à cause de ses enfants qui sont souvent le mobile le plus puissant pour exciter à de grandes actions, et ce motif suffirait pour justifier la concession de récompenses héréditaires, cet objet, disons-nous, était la restitution de son titre de gouverneur. Quant aux sommes arriérées qui lui étaient dues, quant à ses légitimes réclamations pécuniaires, il déclara qu'il les considérait comme de peu d'importance, et qu'il s'en rapportait à la justice ou à la bonté du roi; mais son gouvernement, ses dignités, selon lui, faisaient partie de sa réputation et lui appartenaient en vertu de traités aussi réguliers que solennels; on ne pouvait donc en faire un point de discussion. Toutefois, c'était, précisément, ce que Ferdinand était le moins disposé à lui rendre, et il s'opposait toujours à toute conclusion sur ce sujet. Pressé, cependant, par l'évidence, il renvoya l'affaire à une junte dite de Descargos, c'est-à-dire ayant pour mission l'arrangement des affaires de la feue reine; mais rien n'y fut arrêté, car les desseins du roi étaient trop bien connus pour qu'on y vînt à quelque chose de définitif.
Tant de difficultés, tant d'angoisses et toujours l'impression ineffaçable de la mort de la reine, réagirent de nouveau sur sa santé et il fut obligé de garder non-seulement la chambre, mais encore le lit. Ce fut de ce lit de douleur qu'il fit un dernier appel à la justice de Ferdinand; dans cet appel il ne voulut plus intercéder personnellement pour lui; mais il demanda que ce fut son fils Diego qui fût investi du gouvernement dont il était dépossédé; voici comment il s'exprimait à cet égard:
«C'est une affaire qui touche à mon honneur; quant au reste, j'en suis venu à l'abandonner si Sa Majesté le juge convenable; qu'elle me le restitue si elle le croit juste; qu'elle le garde si c'est dans les intérêts de sa couronne; dans l'un comme dans l'autre cas, je me montrerai satisfait!»
Ferdinand répondit à cette offre désintéressée, par de nouveaux arguments évasifs; et, au lieu de titres, emplois ou dignités dans le Nouveau Monde, il offrit des titres et des biens dans le royaume de Castille. Colomb rejeta ces propositions comme compromettant les distinctions qui étaient le signe parlant de ses découvertes. Il acheva, dès ce moment, de se convaincre qu'il devait perdre tout espoir d'obtenir du roi ce qui était le but de ses efforts; la preuve en est dans une lettre qui existe encore, qu'il adressa à son ancien ami Diego de Deza, de la conférence de Salamanque, devenu archevêque de Séville, et de laquelle nous extrayons le passage suivant:
«Il paraît que Sa Majesté ne trouve pas convenable de remplir les promesses que lui et la reine, qui est actuellement dans les gloires du ciel, me firent par paroles, par écrit et sous le sceau royal. Lutter davantage contre sa volonté serait vouloir louvoyer contre un vent furieux. J'ai fait tout ce que j'ai pu; je l'ai fait parce que j'ai dû m'acquitter d'un devoir de père; j'abandonne donc cette affaire à la bonté de Dieu qui s'est toujours montré propice et secourable envers moi, toutes les fois que le malheur m'a le plus accablé.»
Il survint, effectivement, un incident qu'il put considérer comme une justification de la pensée exprimée à la fin de l'extrait de la lettre que nous venons de citer; ce fut l'arrivée en Espagne du roi Philippe et de la reine Juana, qui venaient de Flandre pour prendre possession du trône de Castille, lequel leur était dévolu par la mort d'Isabelle. Dans la fille de cette reine à qui elle avait si souvent entendu parler de Colomb, de l'intérêt qu'elle lui portait, de l'admiration qu'elle professait pour son génie, et qu'elle-même elle avait vu briller à la cour par la distinction de sa personne, par l'éclat qui rayonnait autour de lui, l'illustre navigateur aimait à penser et il pensait, avec raison, qu'il trouverait une protectrice et même une amie.
Le roi Ferdinand et toute la cour se rendirent à Loreda, pour y accueillir les jeunes souverains. Colomb, ne pouvant y paraître à cause de l'état de sa santé, désigna encore son frère chéri, son ancien Adelantado, pour le représenter en cette circonstance, et il ne pouvait faire un meilleur choix que celui d'un homme qui avait une prestance si remarquable, une physionomie si distinguée, un caractère si ferme, un esprit si ouvert, et qui lui tenait de si près. Don Barthélemy, malgré les agréments d'une semblable mission, ne voulut, cependant, se séparer de son cher malade que sur l'invitation pressante qui lui en fut faite, et il désira, en outre, que Don Diego, fils du grand-amiral, put rester auprès de son père: Don Diego, de son côté, insista énergiquement pour obtenir l'assentiment de Colomb qui le donna afin de ne pas mécontenter son fils; et Don Barthélemy partit, mais avec un secret pressentiment que le coup porté dans le cœur de son frère, par la mort d'Isabelle, ne lui permettrait pas de résister davantage à ses maux, et qu'il était destiné à ne plus jamais le revoir!
Hélas, Don Barthélemy ne revit plus, en effet, son frère; mais si nous n'avons plus à parler de lui dans cette relation, que ce ne soit pas sans consigner, encore une dernière fois, notre admiration pour son noble et grand caractère. Il n'eut ni le génie de Christophe, ni la science de Diego; mais que de noblesse et de vertus dans le cœur, que d'éclatantes qualités dans le caractère! Heureux ceux à qui, comme à Colomb, le ciel donne pour frères des hommes tels que Barthélemy et que Diego, qui, de la plus humble sphère, transportés spontanément sur le plus vaste théâtre, ont su s'y maintenir avec honneur et dignité: avantage précieux, mais que la Providence accorde rarement aux parvenus haut placés, dont les familles, en général, savent si peu partager ou soutenir l'élévation!
L'Adelantado était chargé d'une lettre de Colomb adressée à Leurs Majestés de Castille, dans laquelle il exprimait ses regrets de ne pouvoir aller leur porter lui-même l'expression de son respectueux dévouement, et, en même temps, l'espoir qu'elles voudraient bien le rétablir dans ses dignités, honneurs et biens. La réception qui fut faite à Don Barthélemy fut telle qu'il pouvait l'espérer; on lui donna les assurances les plus cordiales que prompte satisfaction serait donnée aux réclamations du grand-amiral.
Cette flatteuse espérance, dont Colomb fut promptement informé, lui aurait causé un bonheur infini s'il avait appris cet heureux résultat dans une position de santé ordinaire; mais le moment était venu où le mal faisait des progrès effrayants; il avait déjà jugé que sa situation était désespérée et il ne pensait plus qu'à deux points: mourir en bon chrétien, en homme pieux et résigné, et dicter ses dernières volontés.
Dans un codicille tracé peu avant ses derniers moments, il revint avec force sur les dispositions du testament qu'il avait fait, instituant son fils aîné Diego son héritier universel, avec transmission de ses honneurs et de ses biens à ses descendants mâles, par droit de primogéniture. Son second fils Fernand et ses deux frères bien-aimés Don Barthélemy et Don Diego, furent pourvus par lui, avec un esprit de convenance qui témoignait de l'affection qu'il leur portait. Il n'oublia pas non plus Beatrix Enriquez, mère de Fernand; il fit des legs aux personnes de sa famille qui vivaient encore; il s'occupa des objets les plus minutieux concernant les créanciers ou les fournisseurs à qui il pouvait devoir les sommes même les plus minimes. Enfin, envisageant certaines éventualités pécuniaires qui, au surplus, étaient fondées sur les promesses de Leurs Majestés et sur ses transactions avec la couronne, lorsqu'il entreprit son premier et immortel voyage qui était si audacieux, il destina une large part des sommes qui devaient lui en revenir, d'abord à la construction de quelques églises, ensuite à l'accomplissement de la résolution qu'il avait prise lorsqu'il assistait au siége de Baza, et qu'il y vit deux frères gardiens du Saint-Sépulcre faisant part au roi des menaces du sultan d'Égypte: à cet égard, il enjoignait minutieusement dans son testament, qu'une portion de ces sommes et des revenus qui en proviendraient fut déposée annuellement à la banque de Saint-Georges à Gênes, jusqu'à ce qu'il se formât ainsi, par accumulation, une nouvelle somme assez forte pour armer et faire une croisade dont le but serait la libération du Saint-Sépulcre. On trouve en ceci, non-seulement une preuve de plus de cet esprit de tenace persévérance que rien ne pouvait ébranler et auquel, sans doute, il dut la réussite de ses plans pour la découverte du Nouveau Monde, mais encore un témoignage réitéré de sa constante piété, et de son désir de voir affranchir de la domination des Musulmans, les lieux chers aux chrétiens sur lesquels se trouvent Nazareth où s'arrêta l'étoile des rois mages, le lac Tibériade, la montagne où le Christ se transfigura, le village où pleura la plus inconsolable des mères, et le Saint-Sépulcre objet de la vénération et des regrets des fidèles.
Ayant ainsi satisfait, autant qu'il était en lui, à tous les devoirs d'affection, de justice et de loyauté, il concentra ses pensées vers le ciel; il se confessa, il communia et il s'associa, d'un cœur ferme, à toutes les cérémonies religieuses de l'Église envers les mourants. Son fils Diego ne quitta pas le chevet de son lit, et Colomb encourageait souvent son âme défaillante pour qu'elle supportât cette dernière épreuve avec le courage d'un chrétien. Il eut la douce consolation de voir auprès de lui, dans ces tristes moments, les fidèles Mendez et Fiesco qui avaient, avec tant d'abnégation, accepté la mission qu'il leur avait donnée de la périlleuse traversée de la Jamaïque à Hispaniola, sur de frêles pirogues où tout devait leur manquer, même la subsistance, même l'eau pourtant si nécessaire dans ces climats brûlants. Ce fut, entouré de ces amis constants et empressés, ce fut en leur serrant les mains avec affection, que ce grand homme, faisant preuve jusqu'à la fin de la résignation la plus parfaite, mourut le 20 mai 1506, dans la soixante-dixième année de son âge, et en prononçant les mêmes paroles qui étaient sorties de la divine poitrine de Jésus-Christ: «In manus tuas, Domine, commendo spiritum meum!» («Entre tes mains, ô mon Dieu! je remets le salut de mon âme!»)
Le corps de Christophe Colomb fut d'abord placé au couvent de Saint-François, et ses funérailles furent célébrées en grande pompe dans l'église paroissiale de Sainte-Marie-d'Antigue à Valladolid. On trouva, cependant bientôt, que l'on n'avait pas fait assez pour les restes mortels de l'illustre navigateur; aussi les fit-on transporter, en 1513, au couvent de Las-Cuevas à Séville où ils furent déposés dans la chapelle de Santo-Christo. Mais plus on réfléchissait aux services éclatants, aux malheurs, au génie de ce grand homme, plus on reconnaissait, en Espagne, que des honneurs significatifs devaient être rendus à sa mémoire; et que plus on avait été injuste et ingrat envers lui pendant sa vie, plus aussi la gratitude publique devait se manifester, afin de compenser les rigueurs dont les dépositaires du pouvoir avaient frappé son cœur magnanime jusqu'aux derniers moments de son existence. Il y avait à ce sujet une sorte de malaise dans la nation qui se faisait jour dans toutes les occasions; enfin ce vœu populaire de réhabilitation se fit sentir dans le gouvernement.
On prit donc un grand parti et l'on décida que rien ne pourrait mieux correspondre aux sentiments de l'Espagne, et à ce qu'on devait au souvenir glorieux des services du Descubridor du Nouveau Monde, que de faire traverser les mers à son cercueil, et que de l'ensevelir, avec le plus magnifique appareil, dans l'île même qu'il avait découverte et gouvernée, et qui avait été le théâtre de sa loyale administration, de ses exploits guerriers, et des indignités que lui avaient fait subir l'ignoble Fonseca, l'infâme Bobadilla et le méprisable Ovando. Ce projet reçut son exécution en 1536, de la manière la plus pompeuse: recommençant alors après sa mort, le même voyage à l'issue duquel Colomb avait ouvert les portes de l'Amérique à l'univers étonné, son corps arriva à San-Domingo où on le plaça à côté du grand autel de la cathédrale.
Toutefois, il ne devait pas y rester et il était dans sa destinée d'éprouver, après avoir quitté la vie, des agitations semblables à celles qui l'avaient accompagné pendant sa carrière. En effet, l'île d'Hispaniola (ou de Saint-Domingue) fut cédée tout entière à la France en 1793; mais l'Espagne n'en était plus au temps où les mérites de Colomb trouvaient des envieux qui les contestaient; elle considérait alors le cercueil qui renfermait de si précieuses reliques, comme une propriété nationale d'un prix tel, que rien ne pourrait en compenser la possession; elle se réserva donc ce glorieux cercueil, et le fit embarquer pour l'île de Cuba, afin de l'y conserver comme un monument qui se rattachait aux plus belles époques de la monarchie.
En conséquence, le 20 décembre 1795, en présence de tous les dignitaires militaires ou civils et devant la population entière, le clergé fit ouvrir la voûte ainsi que le cercueil en plomb qui s'y trouvait; on y vit des ossements et des débris qui témoignaient de l'identité du défunt; on les recueillit soigneusement; on les plaça dans une caisse également en plomb, mais plaquée en or; cette caisse fut fermée à clef, puis scellée et enfermée dans une bière du bois le plus dur, que l'on recouvrit d'un beau velours noir, orné de galons, de franges, de glands en argent, et l'on mit cette bière dans un mausolée temporaire.
Le jour suivant, eurent lieu les cérémonies les plus minutieuses et les plus splendides; le corps fut enlevé pour être porté à bord d'un bâtiment où il arriva suivi d'une procession innombrable: ce fut à bras que le cercueil fut porté; ce qu'il y avait de plus élevé dans l'armée, dans la magistrature, dans l'administration, dans la colonie, rivalisa d'empressement pour avoir l'honneur d'être employé à ce transport dans lequel les hommes se renouvelaient sans cesse pour avoir, chacun, un tour de faveur dans ce pieux devoir. Des bannières garnies de crêpes étaient déployées, toutes les maisons étaient tendues de noir; les rues étaient jonchées de fleurs; et ce fut au milieu d'une musique funèbre, de décharges incessantes de mousqueterie et d'artillerie, du glas des cloches et du retentissement sourd de tambours voilés, que ce dépôt arriva et fut reçu à bord. Juste retour de la fortune qui montrait, salué avec enthousiasme, le peu que le temps avait épargné de celui qu'il y avait près de trois cents ans, on avait vu quitter ce même port chargé de fers odieux!
À la Havane de Cuba qui fut le lieu où se dirigea le bâtiment qui portait le cercueil, le capitaine général, dès qu'il en apprit la nouvelle, fit prendre aux autorités un deuil que la population s'empressa de porter; il se rendit au débarcadère pour recevoir le corps, et il y fut accompagné non-seulement par les habitants de la ville, mais encore par ceux de contrées même très-éloignées qui étaient accourus en foule pour honorer la mémoire du grand homme. Il y eut, en outre, une flottille innombrable de canots et de bateaux, qui se rangèrent autour du navire, attendant l'instant où l'extraction aurait lieu, les marins, moins que qui que ce fut, ne pouvant rester étrangers à cet acte imposant. Le même cérémonial fut observé à la Havane qu'à San-Domingo; enfin, ce fut au milieu de ces hommages, de ces démonstrations, de ces respects, que le noble cercueil fut porté à la cathédrale, et qu'il fut enseveli à droite et près du maître-autel.
À qui donc s'adressaient ces honneurs, ces distinctions suprêmes? Était-ce à un grand-amiral; était-ce à un vice-roi; bien plus encore, était-ce à un souverain? Non, sans aucun doute; pour aucun d'eux, on n'aurait vu autant d'empressement! C'était à un homme de génie; le génie seul a le privilége d'impressionner à ce point, nous ne dirons pas la multitude, mais, sans exception, toutes les classes de la société.
Enfin, après tant de changements, de translations et de mouvements n'est-on pas en droit de s'écrier:
«Reposez en paix, restes mortels de Colomb! Reposez sous les voûtes sombres du tombeau où la reconnaissance publique vous a placé, et dans une des plus belles îles du Nouveau Monde que vous, Colomb, vous eûtes le génie de deviner, l'audace de chercher, la gloire et le talent de découvrir!
«Naguère cependant, l'esprit d'usurpation a essayé d'infecter de son souffle empoisonné, et de troubler le magnifique pays qui a le bonheur de posséder vos cendres; et vous, grand Colomb, vous qui fûtes l'honneur, le courage, la loyauté mêmes, votre ombre courroucée a dû en tressaillir d'indignation.
«Mais un exemple terrible a été donné; il servira sans doute de frein à ceux qui oseraient encore rêver d'aussi coupables entreprises; et cette île chérie, si elle est gouvernée par la politique sage, libérale, prévoyante, dont vous avez si souvent donné l'exemple et le conseil, s'élèvera jusqu'au plus haut point de prospérité!
«La terre qui vous recèle est sacrée, puisqu'on peut dire d'elle:
«Colomb la découvrit, et sa cendre y repose!
«Reposez donc éternellement en paix, restes mortels de Colomb!»
Certes, tant de manifestations, de si touchantes réparations ont été tardives et n'ont porté de soulagement, ni aux malheurs de Colomb, ni aux tribulations que l'injustice et l'ingratitude lui ont fait souffrir et que la sympathie seule de la sensible et intelligente Isabelle a pu quelquefois adoucir; mais si nous avons pris à cœur de les détailler avec tant d'exactitude, c'est que la descendance de Christophe Colomb en ligne directe existe encore en Espagne, et que c'est rendre au chef glorieux, de qui cette descendance reçoit son illustration, un hommage entièrement selon son cœur; car il pensait, lui, que la gloire d'un père est le plus beau patrimoine qu'on puisse laisser à ses enfants. Or, ceux-ci ne peuvent qu'être heureux et attendris, en voyant une mémoire aussi grande être rappelée à l'admiration de l'humanité.
C'est, d'ailleurs, une haute leçon à placer sous les yeux des hommes, que de présenter le tableau du génie et du talent dédaignés ou persécutés, mais se mettant au-dessus de ces attaques, tendant à leur but sans que rien puisse ébranler leur constance ni affaiblir l'énergie de leur résolution, et recevant après eux, et jusqu'à la fin des siècles, le tribut d'éloges et d'admiration qui, de leur vivant, ne leur fut qu'imparfaitement rendu.
Nous venons de dire que la descendance de Christophe Colomb en ligne directe existe encore en Espagne: effectivement, Diego, son fils aîné, s'y maria, et laissa une fille qui épousa le duc de Veraguas. C'est de cette union de la petite-fille de Colomb avec ce duc de Veraguas, que provient directement le duc de Veraguas actuel, grand d'Espagne, homme d'un mérite éminent, qui fait partie des sociétés savantes les plus distinguées, qui patronne et encourage les arts, les sciences avec la libéralité la plus éclairée, et dont le caractère inspire partout la confiance et le respect. Les Veraguas prennent d'ailleurs le nom de Colomb comme étant le titre le plus digne des égards de leurs contemporains, et ils signent: Colon, duque de Veraguas (Colomb, duc de Veraguas). On nous a même assuré que le duc actuel, chef de la famille existante en ce moment, signe: Colon y Colon, duque de Veraguas (Colomb et Colomb, duc de Veraguas). Nous en ignorons la cause; peut-être serait-ce que son père aurait épousé une de ses cousines descendant également de Colomb, ce qui lui aurait inspiré le noble orgueil de répéter ce beau nom dans sa signature.
Ce même duc de Veraguas, vivant aujourd'hui, possède dans ses archives un nombre considérable de documents authentiques relatifs à Christophe Colomb, et, en particulier, les autographes les plus précieux de son illustre aïeul; il arriva que, lors de l'émancipation ou de la cession des colonies espagnoles, la fortune de sa famille, consistant, pour la plus grande partie, en revenus qui en provenaient, fut presque totalement perdue. À cette époque de gêne, on offrit des sommes très-élevées pour obtenir la propriété de ces documents, surtout de celles de ces pièces qui étaient écrites de la main du Descubridor du Nouveau Monde; mais rien ne put décider la famille à s'en dessaisir quelque brillantes que fussent les offres qui furent faites, tant elle attachait de valeur à conserver cet inappréciable dépôt!
En ce moment, enfin, le duc de Veraguas jouit non pas d'une fortune qui surpasse, qui atteigne même le niveau ordinaire de celle des grands d'Espagne en général, mais d'une position pécuniaire qui, si elle n'est pas à cette hauteur, a l'avantage inestimable de pouvoir être considérée comme un témoignage du respect que l'Espagne tient à rendre à la mémoire du grand homme. Cette position pécuniaire consiste en une pension de 24,000 piastres (environ 110,000 fr.), qui sont prélevées tous les ans sur les revenus des îles de Cuba et de Porto-Rico.
Dans le récit que nous venons de faire de la vie de Colomb, nous nous sommes efforcé, par-dessus tout, d'être véridique et impartial; nous n'avons pas recherché les phrases à effet, l'exagération du style, les mots ambitieux qui ne déguisent que trop souvent l'insignifiance des actes sous la pompe hyperbolique des paroles; et nous avons pensé que, pour retracer de grandes choses, la simplicité jointe à l'exactitude et à la sincérité suffisait. Quoi de plus grand, en effet, que le spectacle de l'humble fils d'un simple ouvrier s'élevant par degrés, de lui-même ou sans protecteurs, jusqu'aux hauteurs les plus sublimes de la science, jusqu'aux conceptions les plus surprenantes du génie; qui, soutenu par ses seules convictions, par la piété la plus fervente, par la foi la plus ferme, est parvenu à exécuter, avec les moyens les plus exigus, le plus merveilleux des projets qui aient jamais été conçus; qui a su trouver dans son esprit intarissable, les ressources propres à lever les difficultés provenant de la nature des choses; et qui, dans l'adversité, dans l'abandon où il fut laissé à la Jamaïque, dans mille autres circonstances critiques, a fait preuve de la plus parfaite résignation?
Lorsque, dans la première période de notre existence, notre jeune imagination commença à s'ouvrir aux clartés de l'intelligence, nous recherchâmes par-dessus tout l'histoire des grandes choses et celle des hommes supérieurs qui les exécutèrent; les temps anciens, les temps modernes nous offrirent alors des tableaux qui transportaient notre esprit; mais aucun ne nous impressionna davantage que ceux où Colomb nous apparaissait dans une auréole immortelle qui nous fascinait entièrement et dont nos yeux ne pouvaient se détacher, tant ils excitaient notre admiration!
Plus de cinquante ans, depuis lors, sont venus blanchir notre tête, mûrir notre jugement et, quelquefois, modifier certaines premières impressions; mais jamais cette admiration pour Colomb n'a cessé de s'accroître, et plus nous avons pu l'apprécier, plus aussi nous avons cru devoir le placer au-dessus de toute rivalité. Sa gloire fut honnête et pure; son instruction fut au niveau de celle des plus savants; il devança de beaucoup son siècle où si peu de personnes le comprirent, et où, sans les célestes inspirations de la magnanime Isabelle, il n'aurait été considéré que comme un visionnaire. Son caractère respirait la loyauté; partout il paraissait avec éclat, soit sur le pont d'un navire, soit au milieu des docteurs les plus consommés des universités les plus renommées, soit dans le sein des cours, ou soit dans les hasards de la guerre et des combats; il fut humain, juste, bienveillant, inflexible devant la révolte, clément en face du repentir; on le vit le plus respectueux des fils, le plus tendre des pères, le plus affectueux des frères; bref, il eut un génie surhumain, il accomplit l'entreprise la plus audacieuse, la plus incroyable qui put être tentée; il devint grand-amiral, il fut vice-roi; et s'il eut quelques imperfections, aucune n'a porté atteinte ni à sa renommée, ni à sa grandeur, et n'a souillé son nom ni son caractère d'une de ces taches indélébiles qui ternissent la mémoire de la plupart des autres grands hommes dont l'histoire conserve le souvenir.
Quand nous embrassâmes, nous-même, la carrière de la marine, rien ne nous flattait plus que la pensée d'avoir ce petit point de ressemblance avec l'illustre navigateur qui absorbait tout notre enthousiasme. Nous brûlions du désir de voir les murs de Gênes sa patrie, les rivages où sont situés Palos, Lisbonne, Cadix, San-Lucar qui saluèrent son glorieux pavillon; c'était pour nous un bonheur infini, de parcourir les routes et les mers qu'il avait parcourues, de contempler les îles ou les terres que, le premier de notre continent, il avait contemplées, de fouler le sol qu'il avait foulé, de nous extasier devant les immenses conquêtes pacifiques, qui, elles-mêmes, avaient excité ses extases, de nous associer aux sentiments douloureux qu'il avait éprouvés, lorsque la Santa-Maria fit naufrage à la Navidad, lorsque la frêle Niña fut assaillie par des tempêtes furieuses près des Açores, lorsque les vents contraires et les temps les plus orageux s'opposèrent, près de Veragua, à l'accomplissement de l'important voyage qu'il avait entrepris dans un but scientifique de premier ordre, de nous attendrir enfin et de nous indigner lorsqu'il fut jeté à la côte, et qu'avec l'intrépide Adelantado, son frère, et le jeune Fernand, son fils, il attendit dans la misère, le dénûment et l'abandon, le bon plaisir du jaloux Ovando, qui semblait se complaire à y prolonger son poignant exil.
Grâces soient rendues à la Providence! Ces murs, ces ports, ces routes, ces mers, ces lieux enchantés dont quelques-uns rappellent cependant de si tristes souvenirs, mais dont le plus grand nombre témoigne du génie de Colomb, nous les avons vus, nous les avons salués, admirés, interrogés; partout nous avons recueilli ou noté tout ce qui pouvait avoir trait au grand homme par excellence selon notre cœur; et le jour venu où le repos de la retraite nous a permis de prendre la plume et de mettre quelque ordre à nos impressions, nous avons concentré tout ce qui nous restait de facultés, pour rendre hommage à celui que nous avons tant admiré, et au culte intellectuel de qui nous resterons fidèle jusqu'au dernier de nos jours!
Toutefois, notre tâche serait incomplète, et notre impartialité pourrait être révoquée en doute, si, à côté de l'éloge, nous ne placions pas la critique, et si nous ne faisions pas connaître les imperfections ou les erreurs qui ont été reprochées au héros de cette histoire. Ces reproches, nous allons donc les passer en revue ou les examiner de près; le lecteur décidera ensuite lui-même, quel crédit il pourra leur donner, et s'il doit ou les sanctionner ou les regarder comme mal fondés.
On l'a accusé d'avoir aspiré aux richesses et aux honneurs ou aux dignités, non moins qu'à la renommée.
Comme la renommée ou l'illustration à laquelle il prétendait était de la plus noble sorte, nous ne pensons pas qu'on ait voulu dire qu'il y eût eu rien à blâmer de sa part, en la recherchant avec ardeur.
S'il a aspiré aux richesses, on a vu que c'était pour en faire un magnifique usage. Nous avons dit, en effet, qu'il épuisa toutes ses ressources à San-Domingo pour armer deux bâtiments à ses frais, et pour y offrir un passage gratuit à ses malheureux compagnons du naufrage de la Jamaïque à chacun desquels il distribua, en outre, des vêtements et des secours qui leur permirent d'attendre que ces mêmes bâtiments fussent armés et prêts à prendre la mer. Ensuite, nous l'avons vu à son arrivée, se trouver dans un état de gêne voisin du besoin et être obligé d'avoir recours à des créanciers; nous avons également cité les dons qu'il a faits à Gênes, en faveur des malheureux; nous avons dit quelles furent les dispositions qu'il institua à cet égard pour l'avenir; nous avons parlé du soin qu'il a pris de son père, de ses frères, de ses parents ou amis; enfin, nous avons fait connaître la dotation splendide dont sa piété lui suggéra l'idée pour la délivrance du Saint-Sépulcre. L'homme qui fait un tel emploi de biens aussi péniblement, aussi laborieusement, aussi légitimement acquis que les siens, ne peut être taxé d'aimer les richesses dans le sens que l'on donne à cette expression; enfin, il est impossible de prouver qu'une seule obole des sommes qu'il put avoir en sa possession, eût été le résultat de la concussion ou de la déloyauté.
Quant aux honneurs ou aux dignités, le reproche, au fond, existe en effet. Certes, philosophiquement parlant, les honneurs ou les dignités sont de frivoles puérilités; mais nous ne vivons pas, on ne vivait pas alors plus qu'aujourd'hui dans un monde imbu d'abstractions métaphysiques, ni dans un milieu de sages remplis d'austérité. Dans la société, au contraire, telle qu'elle est faite, les honneurs et les dignités sont, non-seulement un véhicule puissant qui stimule à de belles actions, mais encore ces distinctions honorifiques ont fréquemment un but très-utile que Colomb qualifia avec beaucoup de justesse, quand il dit à la reine Isabelle que celles qu'il pourrait recevoir du roi Ferdinand, mettraient un frein aux sarcasmes des gens légers qui n'étaient que trop enclins à dénigrer ses projets, et qu'elles empêcheraient le refroidissement de la confiance des marins qui pourraient être destinés à l'accompagner dans son premier voyage. On a pu également remarquer que lorsqu'il mouilla aux Açores sur la Niña ce ne fut que parce qu'il put se prévaloir de ses titres de vice-roi et de grand-amiral, que le gouverneur relâcha ses matelots qu'il avait faits prisonniers, et que l'hostilité de ce gouvernement cessa. De plus, Colomb pensait beaucoup à ses enfants en ambitionnant des dignités héréditaires; et pour peu que l'on connaisse le cœur humain, on sait que l'on fait souvent pour eux, ce qu'on ne ferait pas pour soi-même. Il aima donc beaucoup les honneurs et les dignités, soit; mais, au moins, il ne chercha pas à les acquérir en ménageant sa personne, ni en se tenant à l'écart quand il y avait un péril à affronter.
Il est des esprits chagrins qui ont blâmé sa piété qu'ils ont, en certains cas, taxée de superstitieuse. Nous ne saurions nous associer à une semblable critique. Nous avouerons, en toute sincérité, qu'en ce qui nous concerne, nous avons toujours plus pratiqué et professé la sainte morale de Jésus-Christ dans nos actions et dans notre cœur, que par une participation assidue aux cérémonies de l'Église; mais nous ne saurions articuler le moindre reproche contre ceux qui croient devoir faire, à ce sujet, des manifestations plus prononcées; or, si ces manifestations sont dignes de nos égards quand elles sont consciencieuses, qui, plus que Colomb, mérite qu'elles soient respectées? Si donc, il a fait des vœux ou des processions, s'il s'est livré à d'autres actes que, fort légèrement sans doute, on traite de superstitieux, nous trouvons qu'il a bien fait puisque le mobile en était dans ses convictions intimes; qu'en aucune circonstance, il n'a rien imposé coercitivement à qui que ce fût; et que l'accomplissement de ces mêmes actes, n'a jamais nui à celui de ses devoirs comme chef et comme commandant. Il a passé toute sa jeunesse au milieu de corsaires et d'aventuriers; mais il les a quittés avec des mœurs pures, avec une réputation intacte; aucune trace enfin n'est restée en lui de leur vie déréglée, de leurs habitudes dissolues, pas même de leur langage peu mesuré; et, sans doute, il le dut à sa piété.
D'ailleurs, et l'on en a fait la remarque, sa piété lui valut l'appui de plusieurs ecclésiastiques, entre autres du respectable Diego de Deza, et de son second père, l'admirable supérieur du couvent de la Rabida, Jean Perez de Marchena. Or, sans cet appui, sans la garantie que ces dignes prêtres donnèrent à la reine de ses sentiments religieux, il n'aurait pas pu faire approuver des plans fondés sur la sphéricité de notre globe alors fort peu admise, sur les limites qu'il attribuait à l'Atlantique, sur des terres situées à l'Occident et autres points que la plupart des hommes même les plus éclairés considéraient alors comme impossibles ou chimériques, et même comme attentatoires à la vérité de la religion. Aussi, nulle part on ne put mettre en question sa ferveur chrétienne; ce qui fut accepté comme venant de lui, aurait indubitablement été rejeté si cela avait été présenté par quelqu'un moins pieux, et la découverte de l'Amérique en aurait été ajournée pour un temps indéfini.
Viennent ensuite les plaisanteries de ceux qui l'ont représenté comme ne pensant qu'au Cathay, qu'aux États du Grand-Kan et qu'à l'île de Cipango. Il est incontestable que, s'étant adressé à Toscanelli pour obtenir son approbation à l'égard de ses théories, et que ce savant lui ayant envoyé une carte dressée sur les indications de Marco Paolo qui était le voyageur le plus éclairé qui eût pénétré aussi avant dans l'Orient, il ne pouvait qu'être fort impressionné par la présence de ces lieux sur cette carte; sa préoccupation si naturelle dura même longtemps et cela devait être; mais, en beaucoup d'occasions, surtout lorsque les embouchures de l'Orénoque révélèrent, à lui seul entre tous les marins de son expédition, que ce fleuve ne pouvait appartenir qu'à un continent, il sut fort bien se mettre au-dessus de ces préoccupations, et reconnaître une vérité à laquelle ses conavigateurs se refusaient eux-mêmes à ajouter foi. Il crut donc au Cathay, aux États du Grand-Kan, à Cipango; il y crut longtemps parce qu'il ne pouvait en être autrement; mais dans la pratique des faits, il sut toujours distinguer le vrai d'avec le faux, et reconnaître, comme il le dit une fois avec tant de sens, que «la nature est un législateur qui sait se faire respecter.»
On lui a même fait des reproches opposés ou contradictoires; ainsi, pendant que quelques-uns de ses détracteurs, car qui n'en a pas? ont prétendu ou prétendent encore que l'Amérique était connue en Europe longtemps avant le premier voyage de Colomb, et qu'il ne fit que mettre en usage les données qu'il avait pu se procurer à cet égard; il en est d'autres qui ont également prétendu ou qui prétendent encore que ce fut par hasard qu'il trouva le Nouveau Monde, lorsque tout simplement, il ne cherchait qu'à se rendre dans l'Inde, en cinglant vers l'Occident.
Aux premiers, nous répondrons en les renvoyant au commencement de cette histoire où nous avons accumulé des preuves irréfutables qui établissent, avec certitude, que tout ce qu'on avait allégué sur ce sujet, ne portait aucune marque de vraisemblance, ni aucun caractère de vérité, et qu'il est, au contraire, très-avéré que le Portugal, qui était alors la nation la plus versée dans les connaissances maritimes, croyait si peu à ces assertions de l'existence du Nouveau Monde, que les plans de Colomb y furent publiquement traités d'insensés, que même, une expédition étant secrètement partie des îles du cap Vert pour lui ravir l'honneur de la découverte, les bâtiments de cette expédition rentrèrent au port, après plusieurs jours de navigation et convaincus de l'inutilité de poursuivre une entreprise qu'ils qualifièrent d'extravagante. C'est donc bien à Colomb qu'était réservée par la Providence, ainsi que le dit un auteur espagnol, la gloire de traverser une mer qui avait donné lieu à tant de fables, et de pénétrer le grand mystère qui, par lui, devait être dévoilé à son siècle.
Aux seconds, la réponse sera tout aussi facile: Il est constant, en effet, que Colomb cherchait à se rendre dans l'Inde en cinglant à l'Occident, et c'était en soi, une entreprise assez audacieuse pour suffire à immortaliser son nom; mais cet illustre navigateur avait prévu le hasard de la découverte d'îles et de continents, dont nul autre ne soupçonnait l'existence; la preuve en est dans les stipulations qu'avant de partir, il consigna dans la convention qui fut rédigée par lui, et portant sa signature, ainsi que celle de Jean de Coloma, secrétaire royal, agissant au nom de Leurs Majestés Espagnoles; ces stipulations, que nous avons déjà relatées, portent expressément, que Colomb jouira lui-même pendant sa vie, et que ses héritiers jouiront après sa mort, du titre de grand-amiral de toutes les mers, de toutes les îles et de tous les continents qu'il pourrait découvrir, et que, de plus, il serait vice-roi et gouverneur de ces mêmes îles, terres et continents.
Cependant, on insiste, et il se trouve encore des personnes qui veulent absolument que des navigateurs, que des pêcheurs danois ou normands aient, longtemps avant l'année 1492, abordé soit au Groënland, soit à Terre-Neuve, et qui ajoutent que Christophe Colomb devait en avoir été informé. Nulle part, nous n'avons vu de preuves de ces faits; mais s'ils étaient vrais, comment se peut-il que le Portugal, la France et l'Angleterre n'en aient pas fait l'objection, lorsque Colomb leur fit ses propositions d'une expédition transatlantique. D'ailleurs, pourquoi l'illustre navigateur se serait-il tant obstiné à aller chercher dans l'Ouest des Canaries, des terres qu'il aurait su exister beaucoup plus au Nord? En dernier lieu, et nous sommes encore forcé de le dire, ce ne sont pas des contrées nouvelles que Christophe Colomb offrait d'aller découvrir: il s'annonçait, seulement, comme voulant aller dans l'Inde en faisant route à l'Ouest des Canaries; et ce qui porte vraiment le cachet de l'audace et du génie, c'est qu'ayant prévu le cas de terres interposées il avait positivement dit que si, dans cet air-de-vent, l'Atlantique avait d'autres limites que l'Inde, CES AUTRES LIMITES, IL LES DÉCOUVRIRAIT!
On a avancé aussi qu'il y avait parmi les gens de la maison de Colomb en Espagne, un pilote qui lui avait donné des notions certaines de l'existence du Nouveau Monde: mais si le fait de ce pilote avait existé, nous dirons de nouveau que les plans proposés pendant vingt ans à diverses cours par l'illustre navigateur, n'auraient été susceptibles d'aucune contradiction, et que l'honneur en aurait rejailli non sur lui, mais sur le pilote que l'on a prétendu avoir été si bien informé. D'ailleurs, ce qui prouve, matériellement, que ce bruit est une absurde fable, c'est qu'il est authentique, ainsi qu'on le voit dans cette histoire, que jamais Christophe Colomb n'a été (loin de là) en position de tenir une maison en Espagne.
Colomb fut enfin le premier entre tous les marins, et ce titre suffirait seul pour l'immortaliser, qui, à part même ses projets de découvertes, osa, sciemment, entreprendre une longue navigation en perdant la terre de vue, et cela à une époque où la science de la géographie naissait à peine, où la sphéricité de notre globe était généralement contestée, où l'art nautique était dans l'enfance, et où la boussole, elle-même, était si mal connue qu'on ne soupçonnait seulement pas la déclinaison ou la variation de l'aiguille aimantée. Il fallait donc bien qu'il y eût une immense supériorité dans l'homme qui, le 17 avril 1492, était entré comme simple particulier dans le palais de la reine Isabelle à Grenade, et qui en était sorti investi des titres de grand-amiral et de vice-roi, sans devoir cette éclatante fortune à d'autres causes qu'à son génie et qu'à son mérite personnel!
Nous avons tout dit, nous avons tout analysé, et le lecteur jugera. Mais nous irons plus loin; nous admettrons, si l'on veut, la validité de tous les reproches, de toutes les accusations que nous avons exposés avec autant d'exactitude que d'impartialité; nous demanderons ensuite, sans crainte, ce qui reste de tout cela. Or, il n'est personne qui, ayant lu le récit de tant de voyages, d'actions, de faits, de gloire, de malheurs, qui pensant à tout ce qu'il a fallu de génie, de persévérance, de résignation, de science et de talent pour accomplir une si belle vie; non, il n'est personne qui ne doive dire que ce qui reste de ces faibles attaques, c'est un grand homme au-dessus de toutes les insinuations, de toutes les calomnies, et dont la gloire brillera jusqu'au dernier jour des siècles à venir.
Mais si l'univers doit, à tout jamais, son admiration au grand marin dont nous venons de décrire la vie agitée et les travaux gigantesques, Gênes, qui fut la patrie de ce grand marin, doit, en particulier, s'enorgueillir d'avoir donné naissance à l'homme dont les conceptions surhumaines ont doublé notre monde. Quelle merveilleuse époque que celle où Gama, franchissant le cap des Tempêtes, traça une route nouvelle vers les Indes; où se propageant comme la foudre, l'invention de Guttemberg qui suivit d'assez près celle de la poudre à canon, allait multiplier, à l'infini, les chefs-d'œuvre de l'intelligence; et où, surpassant tous ses émules, Christophe Colomb s'associa à ce mouvement de la régénération moderne! À partir de cette époque, les destinées des peuples s'agrandirent; et, grâce à ces êtres privilégiés, les horizons ouverts devant l'humanité prirent des proportions infinies! Enorgueillissez-vous donc, Gênes la superbe, aucune ville, aucune nation n'en eurent jamais plus le droit et le motif!
FIN.
Note 1: Une des personnes qui s'occupent le plus de biographie m'avait fait craindre que je ne trouverais pas d'Éditeur, à cause du caractère sérieux de l'ouvrage. Elle ajoutait qu'aucun libraire ne voudrait s'en charger, à moins que je ne consentisse à en varier la lecture par plusieurs aventures galantes qu'il prétendait facile d'y introduire, et sans lesquelles il croyait que le livre ne pourrait avoir aucun succès. J'ai trouvé ce fait caractéristique; et il m'a semblé curieux ou utile de le consigner ici: mais ce serait à désespérer du bon goût en France, s'il était vrai, pour que la vie d'un aussi grand homme que Colomb pût avoir des lecteurs, qu'il fallût faire subir à son nom une aussi burlesque profanation![Retour au Texte]