Vie de Tolstoï
The Project Gutenberg eBook of Vie de Tolstoï
Title: Vie de Tolstoï
Author: Romain Rolland
Release date: November 7, 2011 [eBook #37951]
Language: French
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VIE
DE
TOLSTOÏ
ŒUVRES DE M. ROMAIN ROLLAND
LIBRAIRIE HACHETTE
Musiciens d'autrefois. Un vol., br.
Musiciens d'aujourd'hui. Un vol., br.
Voyage musical au pays du Passé. Un vol., br.VIE DES HOMMES ILLUSTRES
I. Vie de Beethoven. II. Vie de Michel-Ange. III. Vie de Tolstoï. Trois vol. in-16, br. ———
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CLERAMBAULT. 1 vol. in-16.
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LES TRAGÉDIES DE LA FOI (Saint Louis.—Aërt.—Le Triomphe de la Raison), 1 vol. in-16.
Le Jeu de l'Amour et de la Mort, 1 vol. in-16.
Le Théâtre du Peuple. Essai d'esthétique d'un théâtre nouveau. 1 vol. in-16.
Le Temps viendra, 3 actes, 1 vol. in-16.
Liluli. 1 vol. in-16.
Au-dessus de la Mêlée. 1 vol. in-16.
Les Précurseurs. 1 vol. in-16.
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AUTRES ÉDITEURS
STOCK: Mahâtmâ Gandhi. 1 vol.—ALCAN: Hændel. 1 vol. in-18. DE BOCCARD: Histoire de l'Opéra en Europe avant Lully et Scarlatti. 1 vol.
VIE DES HOMMES ILLUSTRES
ROMAIN ROLLAND
VIE
DE
T O L S T O Ï
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ÉDITION REVUE ET AUGMENTÉE
Trentième mille
| TABLE DES MATIÈRES NOTES |
LIBRAIRIE HACHETTE
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS
Tous droits de traduction, de reproduction
et d'adaptation réservés pour tous pays.
Copyright by Librairie Hachette, 1921.
PRÉFACE
CETTE onzième édition a été remaniée, à l'occasion du centenaire de la naissance de Tolstoy. On y a mis à profit la correspondance tolstoyenne, publiée depuis 1910. L'auteur a ajouté tout un chapitre consacré aux relations de Tolstoy avec les penseurs des différents pays d'Asie: Chine, Japon, Inde, nations islamiques. Particulièrement importants sont les rapports avec Gandhi. Nous reproduisons in extenso une lettre, écrite par Tolstoy, un mois avant sa mort, où l'apôtre russe trace tout le plan de campagne de la Non-Résistance, dont le Mahâtmâ des Indes devait faire, par la suite, un si puissant emploi.
R. R.
Août 1928.
VIE DE TOLSTOÏ
La grande âme de Russie, dont la flamme s'allumait, il y a cent ans, sur la terre, a été, pour ceux de ma génération, la lumière la plus pure qui ait éclairé leur jeunesse. Dans le crépuscule aux lourdes ombres du XIXe siècle finissant, elle fut l'étoile consolatrice, dont le regard attirait, apaisait nos âmes d'adolescents. Parmi tous ceux—ils sont nombreux en France—pour qui Tolstoï fut bien plus qu'un artiste aimé, un ami, le meilleur, et, pour beaucoup, le seul ami véritable dans tout l'art européen,—j'ai voulu apporter à cette mémoire sacrée mon tribut de reconnaissance et d'amour.
Les jours où j'appris à le connaître ne s'effaceront point de ma pensée. C'était en 1886. Après quelques années de germination muette, les fleurs merveilleuses de l'art russe venaient de surgir de la terre de France. Les traductions de Tolstoï et de Dostoïevski paraissaient dans toutes les maisons d'éditions à la fois, avec une hâte fiévreuse. De 1885 à 1887 furent publiés à Paris Guerre et Paix, Anna Karénine, Enfance et Adolescence, Polikouchka, la Mort d'Ivan Iliitch, les nouvelles du Caucase et les contes populaires. En quelques mois, en quelques semaines, se découvrait à nos yeux l'œuvre de toute une grande vie, où se reflétait un peuple, un monde nouveau.
Je venais d'entrer à l'École Normale. Nous étions, mes camarades et moi, bien différents les uns des autres. Dans notre petit groupe, où se trouvaient réunis des esprits réalistes et ironiques comme le philosophe Georges Dumas, des poètes tout brûlants de passion pour la Renaissance italienne comme Suarès, des fidèles de la tradition classique, des Stendhaliens et des Wagnériens, des athées et des mystiques, il s'élevait bien des discussions, il y avait bien des désaccords; mais pendant quelques mois, l'amour de Tolstoï nous réunit presque tous. Chacun l'aimait pour des raisons différentes: car chacun s'y retrouvait soi-même; et pour tous c'était une révélation de la vie, une porte qui s'ouvrait sur l'immense univers. Autour de nous, dans nos familles, dans nos provinces, la grande voix venue des confins de l'Europe éveillait les mêmes sympathies, parfois inattendues. Une fois, j'entendis des bourgeois de mon Nivernais, qui ne s'intéressaient point à l'art et ne lisaient presque rien, parler de la Mort d'Ivan Iliitch avec une émotion concentrée.
J'ai lu chez d'éminents critiques cette thèse que Tolstoï devait le meilleur de sa pensée à nos écrivains romantiques: à George Sand, à Victor Hugo. Sans discuter l'invraisemblance qu'il y aurait à parler d'une influence de George Sand sur Tolstoï, qui ne la pouvait souffrir, et sans nier l'influence beaucoup plus réelle qu'ont exercée sur lui J.-J. Rousseau et Stendhal, c'est bien mal se douter de la grandeur de Tolstoï et de la puissance de sa fascination sur nous que de l'attribuer à ses idées. Le cercle d'idées dans lequel se meut l'art est des plus limités. Sa force n'est pas en elles, mais dans l'expression qu'il leur donne, dans l'accent personnel, dans l'empreinte de l'artiste, dans l'odeur de sa vie.
Que les idées de Tolstoï fussent ou non empruntées—nous le verrons par la suite—jamais voix pareille à la sienne n'avait encore retenti en Europe. Comment expliquer autrement le frémissement d'émotion que nous éprouvions alors à entendre cette musique de l'âme, que nous attendions depuis si longtemps et dont nous avions besoin? La mode n'était pour rien dans notre sentiment. La plupart d'entre nous n'ont, comme moi, connu le livre d'Eugène-Melchior de Vogüé sur le Roman russe qu'après avoir lu Tolstoï; et son admiration nous a paru pâle auprès de la nôtre. M. de Vogüé jugeait surtout en littérateur. Mais nous, c'était trop peu pour nous d'admirer l'œuvre: nous la vivions, elle était nôtre. Nôtre, par sa vie ardente, par sa jeunesse de cœur. Nôtre, par son désenchantement ironique, sa clairvoyance impitoyable, sa hantise de la mort. Nôtre, par ses rêves d'amour fraternel et de paix entre les hommes. Nôtre, par son réquisitoire terrible contre les mensonges de la civilisation. Et par son réalisme, et par son mysticisme. Par son souffle de nature, par son sens des forces invisibles, son vertige de l'infini.
Ces livres ont été pour nous ce que Werther a été pour sa génération: le miroir magnifique de nos puissances et de nos faiblesses, de nos espoirs et de nos terreurs. Nous ne nous inquiétions point de mettre d'accord toutes ces contradictions, ni surtout de faire rentrer cette âme multiple, où résonnait l'univers, dans d'étroites catégories religieuses ou politiques, comme font tels de ceux qui, à l'exemple de Paul Bourget, au lendemain de la mort de Tolstoï, ont ramené le poète homérique de Guerre et Paix à l'étiage de leurs passions de partis. Comme si nos coteries, d'un jour, pouvaient être la mesure d'un génie!... Et que m'importe à moi que Tolstoï soit ou non de mon parti! M'inquiété-je de quel parti furent Dante et Shakespeare, pour respirer leur souffle et boire leur lumière?
Nous ne nous disions point, comme ces critiques d'aujourd'hui: «Il y a deux Tolstoï, celui d'avant la crise, celui d'après la crise; l'un est le bon, et l'autre ne l'est point.» Pour nous, il n'y en a eu qu'un, nous l'aimions tout entier. Car nous sentions, d'instinct, que dans de telles âmes tout se tient, tout est lié.
Ce que notre instinct sentait, sans l'expliquer, c'est à notre raison de le prouver aujourd'hui. Nous le pouvons, à présent que cette longue vie, arrivée à son terme, s'expose aux yeux de tous, sans voiles et devenue soleil, dans le ciel de l'esprit. Ce qui nous frappe aussitôt, c'est à quel point elle resta la même, du commencement à la fin, en dépit des barrières qu'on a voulu y élever, de place en place,—en dépit de Tolstoï lui-même, qui, en homme passionné, était enclin à croire, quand il aimait, quand il croyait, qu'il aimait, qu'il croyait pour la première fois, et qui datait de là le commencement de sa vie. Commencement. Recommencement. Combien de fois la même crise, les mêmes luttes se sont produites en lui! On ne saurait parler de l'unité de sa pensée—elle ne fut jamais une—mais de la persistance en elle des mêmes éléments divers, tantôt alliés, tantôt ennemis, plus souvent ennemis. L'unité, elle n'est point dans l'esprit ni dans le cœur d'un Tolstoï, elle est dans le combat de ses passions en lui, elle est dans la tragédie de son art et de sa vie.
Art et vie sont unis. Jamais œuvre ne fut plus intimement mêlée à la vie; elle a presque constamment un caractère autobiographique; depuis l'âge de vingt-cinq ans, elle nous fait suivre Tolstoï, pas à pas, dans les expériences contradictoires de sa carrière aventureuse. Son Journal, commencé avant l'âge de vingt ans et continué jusqu'à sa mort[1], les notes fournies par lui à M. Birukov[2], complètent cette connaissance et permettent non seulement de lire presque jour par jour dans la conscience de Tolstoï, mais de faire revivre le monde où son génie a pris racine et les âmes dont son âme s'est nourrie.
Une riche hérédité. Une double race (les Tolstoï et les Volkonski), très noble et très ancienne, qui se vantait de remonter à Rurik et comptait dans ses annales des compagnons de Pierre le Grand, des généraux de la guerre de Sept Ans, des héros des luttes napoléoniennes, des Décembristes, des déportés politiques. Des souvenirs de famille, auxquels Tolstoï a dû quelques-uns des types les plus originaux de Guerre et Paix: le vieux prince Bolkonski, son grand-père maternel, un représentant attardé de l'aristocratie du temps de Catherine II, voltairienne et despotique; le prince Nicolas-Grégorévitch Volkonski, un cousin-germain de sa mère, blessé à Austerlitz et ramassé sur le champ de bataille, sous les yeux de Napoléon, comme le prince André; son père, qui avait quelques traits de Nicolas Rostov[3]; sa mère, la princesse Marie, la douce laide aux beaux yeux, dont la bonté illumine Guerre et Paix.
Il ne connut guère ses parents. Les charmants récits d'Enfance et Adolescence ont, ainsi que l'on sait, peu de réalité. Sa mère mourut quand il n'avait pas encore deux ans. Il ne put donc se rappeler la chère figure, que le petit Nicolas Irténiev évoque à travers un voile de larmes, la figure au lumineux sourire, qui répandait la joie autour d'elle....
Ah! si je pouvais entrevoir ce sourire dans les moments difficiles, je ne saurais pas ce que c'est que le chagrin...[4].
Mais elle lui transmit sans doute sa franchise parfaite, son indifférence à l'opinion et son don merveilleux de raconter des histoires qu'elle inventait.
De son père, il put garder du moins quelques souvenirs. C'était un homme aimable et moqueur, aux yeux tristes, qui vivait sur ses terres, d'une existence indépendante et dénuée d'ambition. Tolstoï avait neuf ans lorsqu'il le perdit. Cette mort lui fit «comprendre pour la première fois l'amère vérité et remplit son âme de désespoir[5]».—Première rencontre de l'enfant avec le spectre d'effroi, qu'une partie de sa vie devait être consacrée à combattre, et l'autre à célébrer, en le transfigurant.... La trace de cette angoisse est marquée en quelques traits inoubliables des derniers chapitres d'Enfance, où les souvenirs sont transposés pour le récit de la mort et de l'enterrement de la mère.
Ils restaient cinq enfants, dans la vieille maison de Iasnaïa Poliana[6], où Léon-Nikolaievitch était né, le 28 août 1828, et qu'il ne devait quitter que pour mourir, quatre-vingt-deux ans après. La plus jeune, une fille, Marie, qui plus tard se fit religieuse (ce fut auprès d'elle que Tolstoï se réfugia, mourant, quand il s'enfuit de sa maison et des siens).—Quatre fils: Serge, égoïste et charmant, «sincère à un degré que je n'ai jamais vu atteindre»;—Dmitri, passionné, concentré, qui plus tard, étudiant, devait se livrer aux pratiques religieuses avec emportement, sans souci de l'opinion, jeûnant, recherchant les pauvres, hébergeant les infirmes, puis soudain se jetant dans la débauche, avec la même violence, ensuite rongé de remords, rachetant et prenant chez lui une fille qu'il avait connue dans une maison publique, et mourant de phtisie à vingt-neuf ans[7];—Nicolas, l'aîné, le frère le plus aimé, qui avait hérité de la mère son imagination pour conter des histoires[8], ironique, timide et fin, plus tard officier au Caucase, où il prit l'habitude de l'alcoolisme, plein de tendresse chrétienne, lui aussi, vivant dans des taudis, partageant avec les pauvres tout ce qu'il possédait. Tourgueniev disait de lui «qu'il mettait en pratique cette humilité devant la vie, que son frère Léon se contentait de développer en théorie».
Auprès des orphelins, deux femmes d'un grand cœur: la tante Tatiana[9], «qui avait deux vertus, dit Tolstoï: le calme et l'amour». Toute sa vie n'était qu'amour. Elle se dévouait sans cesse....
Elle m'a fait connaître le plaisir moral d'aimer....
L'autre, la tante Alexandra, qui servait toujours les autres, et évitait d'être servie, se passait de domestiques, avait pour occupations favorites la lecture de la vie des saints, les causeries avec les pèlerins et avec les innocents. De ces innocents et innocentes, plusieurs vivaient dans la maison. Une d'elles, une vieille pèlerine, qui récitait des psaumes, était marraine de la sœur de Tolstoï. Un autre, Gricha, ne savait que prier et pleurer....
O grand chrétien Gricha! Ta foi était si forte que tu sentais l'approche de Dieu, ton amour était si ardent que les paroles coulaient de tes lèvres, sans que ta raison les contrôlât. Et comme tu célébrais Sa magnificence, quand, ne trouvant pas de paroles, tout en larmes, tu te prosternais sur le sol!...[10]
Qui ne voit la part que toutes ces humbles âmes ont eue à la formation de Tolstoï? Il semble qu'en elles s'ébauche et s'essaye le Tolstoï de la fin. Leurs prières, leur amour ont jeté dans l'esprit de l'enfant les semences de foi, dont le vieillard devait voir se lever la moisson.
Sauf de l'innocent Gricha, Tolstoï, dans ses récits d'Enfance, ne parle point de ces modestes collaborateurs qui l'aidèrent à construire son âme. Mais, en revanche, comme elle transparaît au travers du livre, cette âme d'enfant, «ce cœur pur et aimant, tel un rayon clair, qui découvrait toujours chez les autres leurs meilleures qualités», cette tendresse extrême! Heureux, il pense au seul homme qu'il sache malheureux, il pleure et il voudrait se dévouer pour lui. Il embrasse un vieux cheval, il lui demande pardon de l'avoir fait souffrir. Il est heureux d'aimer, même n'étant pas aimé. Déjà l'on aperçoit les germes de son futur génie: son imagination, qui le fait pleurer, de ses propres histoires; sa tête toujours en travail, qui toujours cherche à penser ce à quoi pensent les gens; sa faculté précoce d'observation et de souvenir[11]; ce regard attentif qui scrute les physionomies, au milieu de son deuil, et la vérité de leur douleur. A cinq ans, il sentit, dit-il, pour la première fois, «que la vie n'est pas un amusement, mais une besogne très lourde[12]».
Heureusement il l'oubliait. En ce temps-là, il se berçait de contes populaires, des bylines russes, ces rêves mythiques et légendaires, des récits de la Bible,—surtout de la sublime Histoire de Joseph, que, vieillard, il donnait encore pour le modèle de l'art,—et des Mille et une Nuits, que, chaque soir, chez sa grand mère, récitait un conteur aveugle, assis sur le rebord de la fenêtre.
Il fit ses études à Kazan[13]. Études médiocres. On disait des trois frères[14]: «Serge veut et peut. Dmitri veut et ne peut pas. Léon ne veut pas et ne peut pas».
Il passait par ce qu'il nomma «le désert de l'adolescence». Désert de sable, où souffle par rafales un vent brûlant de folie. Sur cette période, les récits d'Adolescence et surtout de Jeunesse sont riches en confessions intimes. Il est seul. Son cerveau est dans un état de fièvre perpétuelle. Pendant un an, il retrouve pour son compte et essaie tous les systèmes[15]. Stoïcien, il s'inflige des tortures physiques. Épicurien, il se débauche. Puis, il croit à la métempsycose. Il finit par tomber dans un nihilisme dément: il lui semble que s'il se retournait assez vite, il pourrait voir face à face le néant. Il s'analyse, il s'analyse....
Je ne pensais plus à une chose, je pensais que je pensais à une chose....[16]
Cette analyse perpétuelle, cette machine à raisonner, qui tournait dans le vide, lui restera comme une habitude dangereuse, qui, dit-il, «lui nuit souvent dans la vie», mais où son art a puisé des ressources inouïes[17].
A ce jeu, il avait perdu toutes ses convictions: il le pensait, du moins. A seize ans, il cessa de prier et d'aller à l'église[18]. Mais la foi n'était pas morte, elle couvait seulement:
Pourtant je croyais en quelque chose. En quoi? Je ne pourrais le dire. Je croyais encore en Dieu, ou plutôt je ne le niais pas. Mais quel Dieu? Je l'ignorais. Je ne niais pas non plus le Christ et sa doctrine; mais en quoi consistait cette doctrine, je n'aurais su le dire[19].
Il était pris, par moments, de rêves de bonté. Il voulait vendre sa voiture, en donner l'argent aux pauvres, leur faire le sacrifice d'un dixième de sa fortune, se passer de domestiques.... «Car ce sont des hommes comme moi[20].» Il écrivait, pendant une maladie[21], des Règles de vie. Il s'y assignait naïvement le devoir de «tout étudier et tout approfondir: droit, médecine, langues, agriculture, histoire, géographie, mathématiques, d'atteindre le plus haut degré de perfection en musique et en peinture».... Il avait «la conviction que la destinée de l'homme était dans son perfectionnement incessant».
Mais, insensiblement, sous la poussée de ses passions d'adolescent, d'une sensualité violente et d'un immense amour-propre[22], cette foi dans la perfection déviait, perdait son caractère désintéressé, devenait pratique et matérielle. S'il voulait perfectionner sa volonté, son corps et son esprit, c'était afin de vaincre le monde et d'imposer l'amour[23]. Il voulait plaire.
Ce n'était pas aisé. Il avait alors une laideur simiesque: face brutale, longue et lourde, cheveux courts, plantés bas, petits yeux qui se fixent sur vous avec dureté, enfouis dans des cavités sombres, large nez, grosses lèvres qui avancent, et de vastes oreilles[24]. Ne pouvant se donner le change sur cette laideur qui, lorsqu'il était enfant, lui causait déjà des crises de désespoir[25], il prétendit réaliser l'idéal de «l'homme comme il faut[26]». Cet idéal le conduisit, pour faire comme les autres «hommes comme il faut», à jouer, à s'endetter stupidement et à se débaucher tout à fait[27].
Une chose le sauva toujours: son absolue sincérité.
—Savez-vous pourquoi je vous aime plus que les autres? dit Nekhludov à son ami. Vous avez une qualité étonnante et rare: la franchise.
—Oui, je dis toujours les choses que j'ai même honte à m'avouer[28].
Dans ses pires égarements, il se juge avec une clairvoyance impitoyable.
«Je vis tout à fait bestialement, écrit-il dans son Journal, je suis tout déprimé.»
Et, avec sa manie d'analyse, il note minutieusement les causes de ses erreurs:
1º Indécision ou manque d'énergie;—2º Duperie de soi-même;—3º Précipitation;—4º Fausse honte;—5º Mauvaise humeur;—6º Confusion;—7º Esprit d'imitation;—8º Versatilité;—9º Irréflexion.
Cette même indépendance de jugement, il l'applique, encore étudiant, à la critique des conventions sociales et des superstitions intellectuelles. Il bafoue la science universitaire, refuse tout sérieux aux études historiques, et se fait mettre aux arrêts pour son audace de pensée. A cette époque, il découvre Rousseau, les Confessions, Émile. C'est un coup de foudre.
Je lui rendais un culte. Je portais au cou son portrait en médaille comme une image sainte[29].
Ses premiers essais philosophiques sont des commentaires sur Rousseau (1846-7).
Cependant, dégoûté de l'Université et des hommes «comme il faut», il revient se terrer dans ses champs, à Iasnaïa Poliana (1847-1851); il reprend contact avec le peuple; il prétend lui venir en aide, en être le bienfaiteur et l'éducateur. Ses expériences de ce temps ont été racontées dans une de ses premières œuvres, la Matinée d'un Seigneur (1852), une remarquable nouvelle, dont le héros est son prête-nom favori, le prince Nekhludov[30].
Nekhludov a vingt ans. Il a laissé l'Université pour se consacrer à ses paysans. Voici un an qu'il travaille à leur faire du bien; et, dans une visite au village, nous le voyons qui se heurte à l'indifférence railleuse, à la méfiance enracinée, à la routine, à l'insouciance, au vice, à l'ingratitude. Tous ses efforts sont vains. Il rentre découragé, et il songe à ses rêves d'il y a un an, à son généreux enthousiasme, à «son idée que l'amour et le bien étaient le bonheur et la vérité, le seul bonheur et la seule vérité possibles en ce monde». Il se sent vaincu. Il est honteux et lassé.
Assis devant le piano, sa main inconsciemment effleura les touches. Un accord sortit, puis un second, un troisième... Il se mit à jouer. Les accords n'étaient pas tout à fait réguliers; souvent ils étaient ordinaires jusqu'à la banalité et ne décelaient aucun talent musical; mais il y trouvait un plaisir indéfinissable, triste. A chaque changement d'harmonies, avec un battement de cœur, il attendait ce qui allait sortir, et il suppléait vaguement par l'imagination à ce qui faisait défaut. Il entendait le chœur, l'orchestre... Et son principal plaisir lui venait de l'activité forcée de l'imagination, qui lui présentait sans liens, mais avec une clarté étonnante, les images et les scènes les plus variées du passé et de l'avenir....
Il revoit les moujiks vicieux, méfiants, menteurs, paresseux et butés, avec qui il causait tout à l'heure; mais il les revoit, cette fois, avec ce qu'ils ont de bon, non plus avec leurs vices; il pénètre en leur cœur par l'intuition de l'amour; il lit en eux leur patience, leur résignation au sort qui les écrase, leur pardon pour les injures, leur affection familiale et les causes de leur attachement routinier et pieux au passé. Il évoque leurs journées de bon travail, fatigant et sain....
«C'est beau, murmure-t-il... Pourquoi ne suis-je pas l'un d'eux?»[31]
Tout Tolstoï est déjà dans le héros de cette première nouvelle[32]: sa vision nette et ses illusions persistantes. Il observe les gens avec un réalisme sans défaut; mais, dès qu'il ferme les yeux, ses rêves le reprennent, et son amour des hommes.
Mais Tolstoï, en 1850, est moins patient que Nekhludov. Iasnaïa l'a déçu; il est las du peuple, comme de l'élite; son rôle lui pèse: il n'y tient plus. D'ailleurs ses créanciers le harcèlent. En 1851, il s'enfuit au Caucase, à l'armée, auprès de son frère Nicolas, officier.
A peine arrivé dans les montagnes sereines, il se ressaisit, il retrouve Dieu:
La nuit dernière[33], j'ai à peine dormi... Je me suis mis à prier Dieu. Il m'est impossible de décrire la douceur du sentiment que j'éprouvais en priant. J'ai récité les prières habituelles, et ensuite je suis resté longtemps encore à prier. Je désirais quelque chose de très grand, de très beau.... Quoi? je ne puis le dire. Je voulais me fondre avec l'Être infini, je lui demandais de me pardonner mes fautes... Mais non, je ne le demandais pas, je sentais que, puisqu'il m'accordait ce moment bienheureux, il me pardonnait. Je demandais, et en même temps je sentais que je n'avais rien à demander et que je ne pouvais pas, que je ne savais pas demander. Je l'ai remercié, mais non en paroles, non en pensée... Une heure à peine s'était écoulée que j'écoutais la voix du vice. Je me suis endormi en rêvant de la gloire et des femmes: c'était plus fort que moi.—N'importe! Je remercie Dieu pour ce moment de bonheur, pour ce qu'il m'a montré ma petitesse et ma grandeur. Je veux prier, mais je ne sais pas; je veux comprendre, mais je n'ose pas. Je m'abandonne à Ta Volonté[34]!
La chair n'était pas vaincue (elle ne le fut jamais); la lutte se poursuivait dans le secret du cœur, entre les passions et Dieu. Tolstoï note, dans le Journal, les trois démons qui le dévorent:
1º Passion du jeu. Lutte possible.
2º Sensualité. Lutte très difficile.
3º Vanité. La plus terrible de toutes.
Dans l'instant qu'il rêvait de vivre pour les autres et de se sacrifier, des pensées voluptueuses ou futiles l'assiégeaient: l'image de quelque femme cosaque, ou «le désespoir qu'il aurait si sa moustache gauche se soulevait plus que la droite[35]».—«N'importe!» Dieu était là, il ne le quittait plus. Le bouillonnement de la lutte même était fécond, toutes les puissances de vie en étaient exaltées.
Je pense que l'idée si frivole que j'ai eue d'aller faire un voyage au Caucase m'a été inspirée d'en haut. La main de Dieu m'a guidé. Je ne cesse de l'en remercier. Je sens que je suis devenu meilleur ici, et je suis fermement persuadé que tout ce qui peut m'arriver ne sera que pour mon bien, puisque c'est Dieu lui-même qui l'a voulu...[36].
C'est le chant d'actions de grâces de la terre au printemps. Elle se couvre de fleurs. Tout est bien, tout est beau. En 1852, le génie de Tolstoï donne ses premières fleurs: Enfance, la Matinée d'un Seigneur, l'Incursion, Adolescence; et il remercie l'Esprit de vie qui l'a fécondé[37].
Histoire de mon Enfance fut commencée, dans l'automne de 1851, à Tiflis, et terminée, le 2 juillet 1852, à Piatigorsk, au Caucase. Il est curieux que dans le cadre de cette nature qui l'enivrait, en pleine vie nouvelle, au milieu des risques émouvants de la guerre, occupé à découvrir un monde de caractères et de passions qui lui étaient inconnus, Tolstoï soit revenu, dans cette première œuvre, aux souvenirs de sa vie passée. Mais quand il écrivit Enfance, il était malade, son activité militaire se trouvait brusquement arrêtée; et, durant les longs loisirs de sa convalescence, seul et endolori, il était dans une disposition d'esprit sentimentale, où le passé se déroulait devant ses yeux attendris[38]. Après la tension épuisante des ingrates dernières années, il lui était doux de revivre «la période merveilleuse, innocente, poétique et joyeuse» du premier âge, et de se refaire un «cœur d'enfant, bon, sensible et capable d'amour». Au reste, avec l'ardeur de la jeunesse et ses projets illimités, avec le caractère cyclique de son imagination poétique, qui concevait rarement un sujet isolé, et dont les grands romans ne sont que les anneaux d'une longue chaîne historique, les fragments de vastes ensembles qu'il ne put jamais exécuter[39], Tolstoï, à ce moment, ne voyait dans les récits d'Enfance que les premiers chapitres d'une Histoire de quatre Époques, qui devait aussi comprendre sa vie au Caucase et sans doute aboutir à la révélation de Dieu par la nature.
Tolstoï a été très sévère plus tard pour ses récits d'Enfance, auxquels il a dû une partie de sa popularité.
—«C'est si mauvais, disait-il à M. Birukov, c'est écrit avec si peu d'honnêteté littéraire!... Il n'y a rien à en tirer.»
Il fut le seul de son avis. L'œuvre manuscrite, envoyée sans nom d'auteur à la grande revue russe le Sovrémennik (le Contemporain), fut aussitôt publiée (6 septembre 1852) et eut un succès général que tous les publics d'Europe ont confirmé. Cependant, malgré son charme poétique, sa finesse de touche, sa délicate émotion, on comprend qu'elle ait déplu à Tolstoï, plus tard.
Elle lui a déplu, pour les raisons mêmes qui firent qu'elle plaisait aux autres. Il faut bien le dire: sauf dans la notation de certains types locaux et dans un petit nombre de pages, qui frappent par le sentiment religieux ou par le réalisme dans l'émotion[40], la personnalité de Tolstoï s'y accuse très peu. Il y règne une douce, tendre sentimentalité, qui lui fut toujours antipathique, par la suite, et qu'il proscrivit de ses autres romans. Nous la reconnaissons, nous reconnaissons cet humour et ces larmes; ils viennent de Dickens. Parmi ses lectures favorites, entre quatorze et vingt et un ans, Tolstoï indique dans son Journal: «Dickens: David Copperfield. Influence considérable.» Il relit encore le volume, au Caucase.
Deux autres influences, qu'il signale: Sterne et Tœppfer. «J'étais alors, dit-il, sous leur inspiration[41].»
Qui eût pensé que les Nouvelles Genevoises avaient été le premier modèle de l'auteur de Guerre et Paix? Et pourtant, il suffit de le savoir pour retrouver, dans les récits d'Enfance, leur bonhomie affectueuse et narquoise, transplantée dans une nature plus aristocratique.
Tolstoï, à ses débuts, se trouvait donc être pour le public une figure de connaissance. Mais sa personnalité ne tarda pas à s'affirmer. Adolescence (1853), moins pure et moins parfaite qu'Enfance, dénote une psychologie plus originale, un sentiment très vif de la nature, et une âme tourmentée, dont Dickens et Tœppfer eussent été bien en peine. Dans la Matinée d'un Seigneur (octobre 1852)[42], le caractère de Tolstoï paraît nettement formé, avec l'intrépide sincérité de son observation et sa foi dans l'amour. Parmi les remarquables portraits de paysans qu'il peint dans cette nouvelle, on trouve déjà l'esquisse d'une des plus belles visions de ses Contes populaires: le vieillard au rucher[43], le petit vieux sous le bouleau, les mains étendues, les yeux levés, sa tête chauve luisante au soleil, autour, les abeilles dorées, volant sans le piquer, lui faisant une couronne....
Mais les œuvres-types de cette période sont celles qui enregistrent immédiatement ses émotions présentes: les récits du Caucase. Le premier, l'Incursion (terminé le 24 décembre 1852), s'impose par la magnificence des paysages: un lever de soleil au milieu des montagnes, sur le bord d'une rivière; un étonnant tableau nocturne, ombres et bruits notés avec une intensité saisissante; et le retour, le soir, tandis qu'au loin les cimes neigeuses disparaissent dans le brouillard violet et que les belles voix des soldats qui chantent montent dans l'air transparent. Plusieurs types de Guerre et Paix s'y essaient à la vie: le capitaine Khlopov, le vrai héros, qui ne se bat point pour son plaisir, mais parce que c'est son devoir, «une de ces physionomies russes, simples, calmes, qu'il est très facile et très agréable de regarder droit dans les yeux». Lourd, gauche, un peu ridicule, indifférent à ce qui l'entoure, lui seul ne change pas dans la bataille, où tous les autres changent; «il est exactement comme on l'a toujours vu: les mêmes mouvements tranquilles, la même voix égale, la même expression de simplicité sur son visage naïf et lourd». Auprès de lui, le lieutenant joue les héros de Lermontov, et, très bon, fait mine de sentiments féroces. Et le pauvre petit sous-lieutenant, tout joyeux de sa première affaire, débordant de tendresse, prêt à sauter au cou de chacun, adorable et risible, se fait stupidement tuer, comme Pétia Rostov. Au milieu du tableau, la figure de Tolstoï, qui observe, sans se mêler aux pensées de ses compagnons; déjà il fait entendre son cri de protestation contre la guerre:
Les hommes ne peuvent-ils donc vivre à l'aise, dans ce monde si beau, sous cet incommensurable ciel étoilé? Comment peuvent-ils, ici, conserver des sentiments de méchanceté, de vengeance, la rage de détruire leurs semblables? Tout ce qu'il y a de mauvais dans le cœur humain devrait disparaître au contact de la nature, cette expression la plus immédiate du beau et du bien[44].
D'autres récits du Caucase, observés à cette époque, n'ont été rédigés que plus tard: en 1854-5, la Coupe en forêt[45], d'un réalisme exact, un peu froid, mais plein de notations curieuses pour la psychologie du soldat russe,—des notes pour l'avenir;—en 1856, une Rencontre au Détachement avec une connaissance de Moscou[46], un homme du monde, déchu, sous-officier dégradé, poltron, ivrogne et menteur, qui ne peut se faire à l'idée d'être tué comme un de ces soldats qu'il méprise et dont le moindre vaut cent fois mieux que lui.
Au-dessus de toutes ces œuvres s'élève, cime la plus haute de cette première chaîne de montagnes, un des plus beaux romans lyriques que Tolstoï ait écrits, le chant de sa jeunesse, le poème du Caucase, les Cosaques[47]. La splendeur des montagnes neigeuses qui déroulent leurs nobles lignes sur le ciel lumineux remplit de sa musique le livre tout entier. L'œuvre est unique par cette fleur du génie, «le tout-puissant dieu de la jeunesse, comme dit Tolstoï, cet élan qui ne se retrouve plus». Quel torrent printanier! Quelles effusions d'amour!
«J'aime, j'aime tant!... Braves! Bons!...» répétait-il, et il voulait pleurer. Pourquoi? qui était brave? qui aimait-il? Il ne le savait pas bien[48].
Cette ivresse du cœur coule, désordonnée. Le héros, Olénine, est venu, comme Tolstoï, se retremper au Caucase, dans la vie d'aventures; il s'éprend d'une jeune Cosaque et s'abandonne au tohu-bohu de ses aspirations contradictoires. Tantôt il pense que «le bonheur, c'est de vivre pour les autres, de se sacrifier», tantôt que «le sacrifice de soi n'est que sottise»; alors, il n'est pas loin de croire, avec le vieux cosaque Erochka, que «tout se vaut. Dieu a fait tout pour la joie de l'homme. Rien n'est péché. S'amuser avec une belle fille n'est pas un péché, c'est le salut.» Mais qu'a-t-il besoin de penser? Il suffit de vivre. La vie est tout bien, tout bonheur, la vie toute-puissante, universelle: la Vie est Dieu. Un naturisme brûlant soulève et dévore l'âme. Perdu dans la forêt, au milieu de «la végétation sauvage, de la multitude de bêtes et d'oiseaux, des nuées de moucherons, dans la verdure sombre, dans l'air parfumé et chaud, parmi de petits fossés d'eau trouble qui partout clapotaient sous le feuillage», à deux pas des embûches de l'ennemi, Olénine «est pris tout à coup par un tel sentiment de bonheur sans cause que, par une habitude d'enfance, il se signe et se met à remercier quelqu'un». Comme un fakir hindou, il jouit de se dire qu'il est seul et perdu dans ce tourbillon de vie qui l'aspire, que des myriades d'êtres invisibles guettent en ce moment sa mort, cachés de tous côtés, que ces milliers d'insectes bourdonnent autour de lui, s'appelant:
—«Par ici, par ici, camarades! voici quelqu'un à piquer!»
Et il était clair pour lui qu'ici il n'était plus un gentilhomme russe, de la société de Moscou, ami et parent de tel ou tel, mais simplement un être comme le moucheron, le faisan, le cerf, comme ceux qui vivaient, qui rôdaient maintenant autour de lui.
—«Comme eux, je vivrai, je mourrai. Et l'herbe poussera dessus....»
Et son cœur est joyeux.
Tolstoï vit, à cette heure de jeunesse, dans un délire de force et d'amour de la vie. Il étreint la Nature et se fond avec elle. En elle, il verse, il endort, il exalte ses chagrins, ses joies et ses amours[49]. Mais cette ivresse romantique ne porte jamais atteinte à la lucidité de son regard. Nulle part plus qu'en ce poème ardent, les paysages ne sont peints avec une telle puissance, ni les types avec plus de vérité. L'opposition de la nature et du monde, qui fait le fond du livre, et qui sera, toute sa vie, un des thèmes favoris de la pensée de Tolstoï, un article de son Credo, lui fait déjà trouver, pour fustiger la comédie du monde, quelques âpres accents de la Sonate à Kreutzer[50]. Mais il n'est pas moins véridique pour ceux qu'il aime; et les êtres de la nature, la belle Cosaque et ses amis, sont vus en pleine lumière, avec leur égoïsme, leur cupidité, leur fourberie, leurs vices.
Surtout, le Caucase révélait à Tolstoï les profondeurs religieuses de son être. On ne saurait assez mettre en lumière cette première Annonciation de l'Esprit de Vérité. Lui-même s'en est confié, sous le sceau du secret, à sa confidente de jeunesse, sa jeune tante Alexandra Andrejewna Tolstoï. Dans une lettre du 3 mai 1859, il lui fait sa «Profession de foi»[51]:
«Enfant, dit-il, je croyais avec passion et sentimentalité, sans penser. Vers quatorze ans, je commençai à réfléchir sur la vie; et, la religion ne s'accordant pas avec mes théories, je considérai comme un mérite de la détruire... Tout était clair pour moi, logique, bien distribué en des compartiments; et pour la religion, il n'y avait aucune place... Puis, vint le temps où la vie ne m'offrait plus aucun secret, mais où elle commença à perdre tout son sens. En ce temps—c'était au Caucase—j'étais solitaire et malheureux. Je tendis toutes les forces de mon esprit, comme on ne peut le faire qu'une fois en sa vie... C'était un temps de martyre et de félicité. Jamais, ni avant, ni après, je n'ai atteint à une telle hauteur de pensée, je n'ai vu aussi profond que pendant ces deux années. Et tout ce que j'ai trouvé alors restera ma conviction... En ces deux ans de travail spirituel persistant, j'ai découvert une simple, une vieille vérité, mais que je sais maintenant, comme personne ne le sait: je découvris qu'il y a une immortalité, qu'il y a un amour, et qu'on doit vivre pour les autres, afin d'être éternellement heureux. Ces découvertes me jetèrent dans l'étonnement, par leur ressemblance avec la religion chrétienne; et, au lieu de chercher à découvrir plus avant, je me mis à chercher dans l'Évangile. Mais je trouvai peu. Je ne trouvai ni Dieu, ni le Sauveur, ni les Sacrements, rien... Mais je cherchais, de toutes, toutes, toutes les forces de mon âme, et je pleurais, et je me torturais, et je ne désirais rien que la vérité... Ainsi, je suis resté seul, avec ma religion[52].»
En novembre 1853, la guerre avait été déclarée à la Turquie. Tolstoï se fit nommer à l'armée de Roumanie, puis il passa à l'armée de Crimée et arriva le 7 novembre 1854 à Sébastopol. Il brûlait d'enthousiasme et de foi patriotique. Il fit bravement son devoir et fut souvent en danger, surtout en avril-mai 1855, où il était, un jour sur trois, de service à la batterie du 4e bastion.
A vivre pendant des mois dans une exaltation et un tremblement perpétuels, en tête-à-tête avec la mort, son mysticisme religieux se raviva. Il a des entretiens avec Dieu. En avril 1855, il note dans son Journal une prière à Dieu, pour le remercier de sa protection dans le danger et pour le supplier de la lui continuer, «afin d'atteindre le but éternel et glorieux de l'existence, qui m'est inconnu encore...». Ce but de sa vie, ce n'était point l'art, c'était déjà la religion. Le 5 mars 1855, il écrivait:
J'ai été amené à une grande idée, à la réalisation de laquelle je me sens capable de consacrer toute ma vie. Cette idée, c'est la fondation d'une nouvelle religion, la religion du Christ, mais purifiée des dogmes et des mystères.... Agir en claire conscience, afin d'unir les hommes par la religion[53].
Ce sera le programme de sa vieillesse.
Cependant, pour se distraire des spectacles qui l'entouraient, il s'était remis à écrire. Comment put-il trouver la liberté d'esprit nécessaire pour composer, sous la grêle d'obus, la troisième partie de ses Souvenirs: Jeunesse? Le livre est chaotique, et l'on peut attribuer aux conditions dans lesquelles il prit naissance son désordre et parfois une certaine sécheresse d'analyses abstraites, avec des divisions et des subdivisions à la manière de Stendhal[54]. Mais on admire sa calme pénétration du fouillis de pensées et de rêves confus qui se pressent dans un jeune cerveau. L'œuvre est d'une rare franchise avec soi-même. Et, par instants, que de fraîcheur poétique, dans le joli tableau du printemps à la ville, dans le récit de la confession et de la course au couvent pour le péché oublié! Un panthéisme passionné donne à certaines pages une beauté lyrique, dont les accents rappellent les récits du Caucase. Ainsi, la description de cette nuit d'été:
L'éclat tranquille du lumineux croissant. L'étang brillant. Les vieux bouleaux, dont les branches chevelues s'argentaient d'un côté, au clair de lune, et, de l'autre, couvraient de leurs ombres noires les buissons et la route. Le cri de la caille derrière l'étang. Le bruit à peine perceptible de deux vieux arbres qui se frôlent. Le bourdonnement des moustiques et la chute d'une pomme qui tombe sur les feuilles sèches, les grenouilles qui sautent jusque sur les marches de la terrasse, et dont le dos verdâtre brille sous un rayon de lune.... La lune monte; suspendue dans le ciel clair, elle remplit l'espace; l'éclat superbe de l'étang devient encore plus brillant; les ombres se font plus noires, la lumière plus transparente.... Et moi, humble vermisseau, déjà souillé de toutes les passions humaines, mais avec toute la force immense de l'amour, il me semblait en ce moment que la nature, la lune et moi, nous n'étions qu'un[55].
Mais la réalité présente parlait plus haut que les rêves du passé; elle s'imposait, impérieuse. Jeunesse resta inachevée; et le capitaine en second comte Léon Tolstoï, dans le blindage de son bastion, au grondement de la canonnade, au milieu de sa compagnie, observait les vivants et les mourants, et notait leurs angoisses et les siennes dans ses inoubliables récits de Sébastopol.
Ces trois récits—Sébastopol en décembre 1854, Sébastopol en mai 1855, Sébastopol en août 1855,—sont confondus d'ordinaire dans le même jugement. Cependant, ils sont bien différents entre eux. Surtout le second récit, par le sentiment et l'art, se distingue des deux autres. Ceux-ci sont dominés par le patriotisme: sur le second plane une implacable vérité.
On dit qu'après avoir lu le premier récit[56], la tsarine pleura et que le tsar ordonna, dans son admiration, de traduire ces pages en français et d'envoyer l'auteur à l'abri du danger. On le comprend aisément. Rien ici qui n'exalte la patrie et la guerre. Tolstoï vient d'arriver; son enthousiasme est intact; il nage dans l'héroïsme. Il n'aperçoit encore chez les défenseurs de Sébastopol ni ambition ni amour-propre, nul sentiment mesquin. C'est pour lui une épopée sublime, dont les héros «sont dignes de la Grèce». D'autre part, ces notes ne témoignent d'aucun effort d'imagination, d'aucun essai de représentation objective; l'auteur se promène à travers la ville; il voit avec lucidité, mais raconte dans une forme qui manque de liberté: «Vous voyez.... Vous entrez... Vous remarquez....» C'est du grand reportage, avec de belles impressions de nature.
Tout autre est la seconde scène: Sébastopol en mai 1855. Dès les premières lignes, on lit:
Des milliers d'amours-propres humains se sont ici heurtés, ou apaisés dans la mort....
Et plus loin:
... Et comme il y avait beaucoup d'hommes, il y avait beaucoup de vanités.... Vanité, vanité, partout la vanité, même à la porte du tombeau! C'est la maladie particulière à notre siècle.... Pourquoi les Homère et les Shakespeare parlent-ils de l'amour, de la gloire, des souffrances, et pourquoi la littérature de notre siècle n'est-elle que l'histoire sans fin des vaniteux et des snobs?
Le récit, qui n'est plus une simple relation de l'auteur, mais qui met en scène directement les passions et les hommes, montre ce qui se cache sous l'héroïsme. Le clair regard désabusé de Tolstoï fouille au fond des cœurs de ses compagnons d'armes; en eux ainsi qu'en lui, il lit l'orgueil, la peur, la comédie du monde qui continue de se jouer, à deux doigts de la mort. Surtout la peur est avouée, dépouillée de ses voiles et montrée toute nue. Ces transes perpétuelles[57], cette obsession de la mort sont analysées sans pudeur, sans pitié, avec une terrible sincérité. A Sébastopol, Tolstoï a appris à perdre tout sentimentalisme, «cette compassion vague, féminine, pleurnicheuse», comme il dit avec dédain. Et jamais son génie d'analyse, dont on a vu s'éveiller l'instinct pendant ses années d'adolescence et qui prendra parfois un caractère presque morbide[58], n'a atteint à l'intensité suraiguë et hallucinée du récit de la mort de Praskhoukhine. Il y a là deux pages entières consacrées à décrire ce qui se passe dans l'âme du malheureux, pendant la seconde où la bombe est tombée et siffle avant d'éclater,—et une page sur ce qui se passe en lui, après qu'elle a éclaté et qu'«il a été tué sur le coup par un éclat reçu en pleine poitrine[59]»!
Comme des entr'actes d'orchestre au milieu du drame, s'ouvrent dans ces scènes de bataille de larges éclaircies de nature, des trouées de lumière, la symphonie du jour qui se lève sur le splendide paysage où agonisent des milliers d'hommes. Et le chrétien Tolstoï, oubliant le patriotisme de son premier récit, maudit la guerre impie:
Et ces hommes, des chrétiens qui professent la même grande loi d'amour et de sacrifice, en regardant ce qu'ils ont fait, ne tombent pas à genoux, repentants, devant Celui qui, en leur donnant la vie, a mis dans l'âme de chacun, avec la peur de la mort, l'amour du bien et du beau! Ils ne s'embrassent pas, avec des larmes de joie et de bonheur, comme des frères!
Au moment de terminer cette nouvelle, dont l'accent a une âpreté qu'aucune de ses œuvres encore n'avait montrée, Tolstoï se sent pris d'un doute. A-t-il eu tort de parler?
Un doute pénible m'étreint. Peut-être ne fallait-il pas dire cela. Peut-être ce que je dis est une de ces méchantes vérités qui, cachées inconsciemment dans l'âme de chacun, ne doivent pas être exprimées pour ne pas devenir nuisibles, comme la lie qu'il ne faut pas agiter, sous peine de gâter le vin. Où est l'expression du mal qu'il faut éviter? Où l'expression du beau qu'il faut imiter? Qui est le malfaiteur et qui est le héros? Tous sont bons et tous sont mauvais....
Mais il se ressaisit fièrement:
Le héros de ma nouvelle, que j'aime de toutes les forces de mon âme, que je tâche de montrer dans toute sa beauté, et qui toujours fut, est et sera beau, c'est la Vérité.
Après avoir lu ces pages[60], le directeur du Sovrémennik, Nekrasov, écrivait à Tolstoï:
Voilà précisément ce qu'il faut à la société russe d'aujourd'hui: la vérité, la vérité, dont, depuis la mort de Gogol, il est si peu resté dans la littérature russe.... Cette vérité que vous apportez dans notre art est quelque chose de tout à fait nouveau chez nous. Je n'ai peur que d'une chose: que le temps et la lâcheté de la vie, la surdité et le mutisme de tout ce qui nous entoure fassent de vous ce qu'ils ont fait de la plupart d'entre nous,—qu'ils ne tuent en vous l'énergie[61].
Rien de pareil n'était à craindre. Le temps, qui use l'énergie des hommes ordinaires, n'a fait que tremper celle de Tolstoï. Mais, sur le moment, les épreuves de la patrie, la prise de Sébastopol, réveillèrent, avec un sentiment de douloureuse piété, le regret de sa franchise trop dure. Dans le troisième récit,—Sébastopol en août 1855,—racontant une scène d'officiers qui jouent et se querellent, il s'interrompt et dit:
Mais baissons vite le voile sur ce tableau. Demain, aujourd'hui peut-être, chacun de ces hommes ira joyeusement à la rencontre de la mort. Au fond de l'âme de chacun couve la noble étincelle qui fera de lui un héros.
Et si cette pudeur n'enlève rien de sa force au réalisme du récit, le choix des personnages montre assez les sympathies de l'auteur. L'épopée de Malakoff et sa chute héroïque se symbolisent en deux figures touchantes et fières: deux frères, dont l'un, l'aîné, le capitaine Kozeltzov, a quelques traits de Tolstoï[62]; l'autre, l'enseigne Volodia, timide et enthousiaste, avec ses fiévreux monologues, ses rêves, les larmes qui lui montent aux yeux pour un rien, larmes de tendresse, larmes d'humiliation, ses transes des premières heures qu'il passe au bastion (le pauvre petit a encore la peur de l'obscurité, et, quand il est couché, il se cache la tête dans sa capote), l'oppression que lui cause le sentiment de sa solitude et de l'indifférence des autres, puis, quand l'heure est venue, sa joie dans le danger. Celui-ci appartient au groupe des poétiques figures d'adolescents (Pétia de Guerre et Paix, le sous-lieutenant d'Incursion) qui, le cœur plein d'amour, font la guerre en riant et se brisent soudain, sans comprendre, à la mort. Les deux frères tombent frappés, le même jour,—le dernier jour de la défense.—Et la nouvelle se termine par ces lignes, où gronde une rage patriotique:
L'armée quittait la ville. Et chaque soldat, en regardant Sébastopol abandonné, avec une amertume indicible dans le cœur, soupirait et montrait le poing à l'ennemi[63].
Quand, sorti de cet enfer, où pendant une année il avait touché le fond des passions, des vanités et de la douleur humaine, Tolstoï se retrouva, en novembre 1855, parmi les hommes de lettres de Pétersbourg, il éprouva pour eux un sentiment d'écœurement et de mépris. Tout lui semblait en eux mesquin et mensonger. Ces hommes, qui de loin lui apparaissaient dans une auréole d'art,—Tourgueniev, qu'il avait admiré et à qui il venait de dédier la Coupe en forêt,—vus de près, le déçurent amèrement. Un portrait de 1856 le représente au milieu d'eux: Tourgueniev, Gontcharov, Ostrovsky, Grigorovitch, Droujinine. Il frappe, dans le laisser-aller des autres, par son air ascétique et dur, sa tête osseuse, aux joues creusées, ses bras croisés avec raideur. Debout, en uniforme, derrière ces littérateurs, «il semble, comme l'écrit spirituellement Suarès, plutôt garder ces gens que faire partie de leur société: on le dirait prêt à les reconduire en prison[64]».
Cependant, tous s'empressaient autour du jeune confrère qui leur arrivait, entouré de la double gloire de l'écrivain et du héros de Sébastopol. Tourgueniev, qui avait «pleuré et crié: Hourra!» en lisant les scènes de Sébastopol, lui tendait fraternellement la main. Mais les deux hommes ne pouvaient s'entendre. Si tous deux voyaient le monde avec la même clarté de regard, ils mêlaient à leur vision la couleur de leurs âmes ennemies: l'une, ironique et vibrante, amoureuse et désenchantée, dévote de la beauté; l'autre, violente, orgueilleuse, tourmentée d'idées morales, grosse d'un Dieu caché.
Surtout, ce que Tolstoï ne pardonnait point à ces littérateurs, c'était de se croire une caste élue, la tête de l'humanité. Il entrait dans son antipathie pour eux beaucoup de l'orgueil du grand seigneur et de l'officier vis-à-vis de bourgeois écrivassiers et libéraux[65]. C'était aussi un trait caractéristique de sa nature,—il le reconnaît lui-même,—de «s'opposer d'instinct à tous les raisonnements généralement admis[66]». Une méfiance des hommes, un mépris latent pour la raison humaine, lui faisaient partout flairer la duperie de soi-même ou des autres, le mensonge.
Il ne croyait jamais à la sincérité des gens. Tout élan moral lui semblait faux, et il avait l'habitude, avec son regard extraordinairement pénétrant, de cingler l'homme qui, lui paraissait-il, ne disait pas la vérité....[67]
Comme il écoutait! Comme il regardait son interlocuteur, du fond de ses yeux gris enfoncés dans les orbites! Avec quelle ironie se serraient ses lèvres[68]!
Tourgueniev disait qu'il n'avait jamais rien senti de plus pénible que ce regard aigu, qui, joint à deux ou trois mots d'une observation venimeuse, était capable de mettre en fureur.[69]
De violentes scènes éclatèrent, dès leurs premières rencontres, entre Tolstoï et Tourgueniev[70]. De loin, ils s'apaisaient et tâchaient de se rendre justice. Mais le temps ne fit qu'accuser la répulsion de Tolstoï pour son milieu littéraire. Il ne pardonnait pas à ces artistes le mélange de leur vie dépravée et de leurs prétentions morales.
J'acquis la conviction que presque tous étaient des hommes immoraux, mauvais, sans caractère, bien inférieurs à ceux que j'avais rencontrés dans ma vie de bohême militaire. Et ils étaient sûrs d'eux-mêmes et contents, comme peuvent l'être des gens tout à fait sains. Ils me dégoûtèrent[71].
Il se sépara d'eux. Toutefois, il garda quelque temps encore leur foi intéressée dans l'art[72]. Son orgueil y trouvait son compte. C'était une religion grassement rétribuée; elle procurait «des femmes, de l'argent, de la gloire...».
De cette religion, j'étais un des pontifes. Situation agréable et bien avantageuse....
Pour mieux s'y consacrer, il donna sa démission de l'armée (novembre 1856).
Mais un homme de sa trempe ne pouvait se fermer longtemps les yeux. Il croyait, il voulait croire au progrès. Il lui semblait «que ce mot signifiait quelque chose». Un voyage à l'étranger,—du 29 janvier au 30 juillet 1857,—en France, en Suisse et en Allemagne, fit s'écrouler cette foi.[73] A Paris, le 6 avril 1857, le spectacle d'une exécution capitale «lui montra le néant de la superstition du progrès...».
Quand je vis la tête se détacher du corps et tomber dans le panier, je compris, par toutes les forces de mon être, qu'aucune théorie sur la raison de l'ordre existant ne pouvait justifier un tel acte. Si même tous les hommes de l'univers, s'appuyant sur quelque théorie, trouvaient cela nécessaire, je saurais, moi, que c'est mal: car ce n'est pas ce que disent et font les hommes qui décide de ce qui est bien ou mal, mais mon cœur[74].
A Lucerne, le 7 juillet 1857, la vue d'un petit chanteur ambulant, à qui les riches Anglais, hôtes du Schweizerhof, refusaient l'aumône, lui fait inscrire dans son Journal du prince D. Nekhludov[75] son mépris pour toutes les illusions chères aux libéraux, pour ces gens «qui tracent des lignes imaginaires sur la mer du bien et du mal...».
Pour eux la civilisation, c'est le bien; la barbarie, le mal; la liberté, le bien; l'esclavage, le mal. Et cette connaissance imaginaire détruit les besoins instinctifs, primordiaux, les meilleurs. Et qui me définira ce qu'est la liberté, ce qu'est le despotisme, ce qu'est la civilisation, ce qu'est la barbarie? Où donc ne coexistent pas le bien et le mal? Il n'y a en nous qu'un seul guide infaillible, l'Esprit universel qui nous souffle de nous rapprocher les uns des autres.
De retour en Russie, à Iasnaïa, de nouveau il s'occupa des paysans.[76] Ce n'était pas qu'il se fît non plus illusion sur le peuple. Il écrit:
Les apologistes du peuple et de son bon sens ont beau dire, la foule est peut-être bien l'union de braves gens; mais alors ils ne s'unissent que par le côté bestial, méprisable, qui n'exprime que la faiblesse et la cruauté de la nature humaine[77].
Aussi n'est-ce pas à la foule qu'il s'adresse: c'est à la conscience individuelle de chaque homme, de chaque enfant du peuple. Car là est la lumière. Il fonde des écoles, sans trop savoir qu'enseigner. Pour l'apprendre, il fait un second voyage en Europe, du 3 juillet 1860 au 23 avril 1861[78].
Il étudie les divers systèmes pédagogiques. Est-il besoin de dire qu'il les rejette tous? Deux séjours à Marseille lui montrèrent que la véritable instruction du peuple se faisait en dehors de l'école, qu'il trouva ridicule, par les journaux, les musées, les bibliothèques, la rue, la vie, qu'il nomme «l'école inconsciente» ou «spontanée». L'école spontanée, par opposition à l'école obligatoire, qu'il regarde comme néfaste et niaise, voilà ce qu'il veut fonder, ce qu'il essaye, à son retour, à Iasnaïa Poliana[79]. Son principe est la liberté. Il n'admet point qu'une élite, «la société privilégiée libérale», impose sa science et ses erreurs au peuple, qui lui est étranger. Elle n'y a aucun droit. Cette méthode d'éducation forcée n'a jamais pu produire, dans l'Université, «des hommes dont l'humanité a besoin, mais des hommes dont a besoin la société dépravée: des fonctionnaires, des professeurs fonctionnaires, des littérateurs fonctionnaires, ou des hommes arrachés sans aucun but à leur ancien milieu, dont la jeunesse a été gâtée, et qui ne trouvent pas de place dans la vie: des libéraux irritables, maladifs[80]». Au peuple de dire ce qu'il veut! S'il ne tient pas «à l'art de lire et d'écrire que lui imposent les intellectuels», il a ses raisons pour cela: il a d'autres besoins d'esprit plus pressants et plus légitimes. Tâchez de les comprendre et aidez-le à les satisfaire!
Ces libres théories d'un conservateur révolutionnaire, comme il fut toujours, Tolstoï tâcha de les mettre en pratique, à Iasnaïa, où il se faisait beaucoup plus le condisciple que le maître de ses élèves[81]. En même temps, il s'efforçait d'introduire dans l'exploitation agricole un esprit plus humain. Nommé en 1861 arbitre territorial, dans le district de Krapivna, il fut le défenseur du peuple contre les abus de pouvoir des propriétaires et de l'État.
Mais il ne faudrait pas croire que cette activité sociale le satisfît et le remplît tout entier. Il continuait d'être la proie de passions ennemies. En dépit qu'il en eût, il aimait le monde, toujours, et il en avait besoin. Le plaisir le reprenait, par périodes; ou c'était le goût de l'action. Il risquait de se faire tuer dans des chasses à l'ours. Il jouait de grosses sommes. Il lui arrivait même de subir l'influence du milieu littéraire de Pétersbourg, qu'il méprisait. Au sortir de ces aberrations, il tombait dans des crises de dégoût. Les œuvres de cette époque portent fâcheusement les traces de cette incertitude artistique et morale. Les Deux Hussards (1856)[82] ont des prétentions à l'élégance, un air fat et mondain, qui choque chez Tolstoï. Albert, écrit à Dijon en 1857[83], est faible et bizarre, dénué de la profondeur et de la précision qui lui sont habituelles. Le Journal d'un Marqueur (1856)[84], plus frappant, mais hâtif, semble traduire l'écœurement que Tolstoï s'inspire à lui-même. Le prince Nekhludov, son Doppelgänger, son double, se tue dans un tripot:
Il avait tout: richesse, nom, esprit, aspirations élevées; il n'avait commis aucun crime; mais il avait fait pire: il avait tué son cœur, sa jeunesse; il s'était perdu, sans même avoir une forte passion pour excuse, mais faute de volonté.
L'approche même de la mort ne le change pas...
La même inconséquence étrange, la même hésitation, la même légèreté de pensée....
La mort.... A cette époque, elle commence à hanter l'âme de Tolstoï. Trois Morts (1858-9)[85] annoncent déjà la sombre analyse de la Mort d'Ivan Iliitch, la solitude du mourant, sa haine pour les vivants, ses: «Pourquoi?» désespérés. Le triptyque des trois morts—la dame riche, le vieux postillon phtisique et le bouleau abattu—a de la grandeur; les portraits sont bien tracés, les images assez frappantes, bien que l'œuvre, trop vantée, soit d'une trame un peu lâche, et que la mort du bouleau manque de la poésie précise qui fait le prix des beaux paysages de Tolstoï. Dans l'ensemble, on ne sait encore ce qui l'emporte de l'art pour l'art ou de l'intention morale.
Tolstoï l'ignorait lui-même. Le 4 février 1859, pour son discours de réception à la Société Moscovite des Amateurs des Lettres russes, il faisait l'apologie de l'art pour l'art[86]; et c'était le président de la Société, Khomiakov, qui, après avoir salué en lui «le représentant de la littérature proprement artistique», prenait contre lui la défense de l'art social et moral[87].
Un an plus tard, la mort de son frère chéri, Nicolas, emporté par la phtisie[88], à Hyères, le 19 septembre 1860, bouleversait Tolstoï, au point «d'ébranler sa foi dans le bien, en tout», et lui faisait renier l'art:
La vérité est horrible.... Sans doute, tant qu'existe le désir de la savoir et de la dire, on tâche de la savoir et de la dire. C'est la seule chose qui me soit restée de ma conception morale. C'est la seule chose que je ferai, mais pas sous la forme de votre art. L'art, c'est le mensonge, et je ne peux plus aimer le beau mensonge[89].
Mais, moins de six mois après, il revenait au «beau mensonge», avec Polikouchka[90], qui est peut-être son œuvre la plus dénuée d'intentions morales, à part la malédiction latente qui pèse sur l'argent et sur son pouvoir néfaste; œuvre purement écrite pour l'art; un chef-d'œuvre d'ailleurs, auquel on ne peut reprocher que sa richesse excessive d'observation, une abondance de matériaux qui auraient pu suffire à un grand roman, et le contraste trop dur, un peu cruel, entre l'atroce dénouement et le début humoristique[91].
De cette époque de transition, où le génie de Tolstoï tâtonne, doute de lui-même et semble s'énerver, «sans forte passion, sans volonté directrice», comme le Nekhludov du Journal d'un Marqueur, sort l'œuvre la plus pure qui soit jamais née de lui, le Bonheur Conjugal (1859)[92]. C'est le miracle de l'amour.
Depuis de longues années, il était ami de la famille Bers. Il avait été amoureux tour à tour de la mère et des trois filles[93]. Ce fut définitivement de la seconde qu'il s'éprit. Mais il n'osait l'avouer. Sophie-Andréievna Bers était encore une enfant: elle avait dix-sept ans; lui, avait plus de trente ans: il se regardait comme un vieux homme, qui n'avait pas le droit d'associer sa vie usée, souillée, à celle d'une innocente jeune fille. Il résista, trois ans[94]. Plus tard, il a conté dans Anna Karénine comment il fit sa déclaration à Sophie Bers et comment elle y répondit,—en dessinant tous deux, avec de la craie sur une table, les initiales des mots qu'ils n'osaient dire. Comme Levine dans Anna Karénine, il eut la cruelle loyauté de remettre son Journal intime à sa fiancée, afin qu'elle n'ignorât rien de ses hontes passées; et, comme Kitty dans Anna, Sophie en ressentit une amère souffrance. Le 23 septembre 1862 se fit leur mariage.
Mais depuis trois ans déjà, ce mariage était fait dans la pensée du poète, écrivant Bonheur Conjugal[95]. Depuis trois ans, il avait déjà vécu par avance les ineffables jours de l'amour qui s'ignore, et les jours enivrés de l'amour qui se découvre, et, l'heure où les divines paroles attendues se murmurent, les larmes «d'un bonheur qui s'envole pour toujours et ne reviendra jamais»; et la réalité triomphante des premiers temps du mariage, l'égoïsme amoureux, «la joie incessante et sans cause»; puis, la fatigue qui vient, le mécontentement vague, l'ennui de la vie monotone, les deux âmes unies qui doucement se disjoignent et s'éloignent l'une de l'autre, la griserie dangereuse du monde pour la jeune femme,—coquetteries, jalousie, malentendus mortels,—l'amour voilé, perdu; enfin le tendre et triste automne du cœur, la figure de l'amour qui reparaît, pâlie, vieillie, plus touchante par ses larmes, ses rides, le souvenir des épreuves, le regret du mal que l'on se fit et des années perdues,—sérénité du soir, passage auguste de l'amour à l'amitié et du roman de la passion à la maternité.... Tout ce qui devait venir, tout, Tolstoï l'avait rêvé, goûté par avance. Et afin de le mieux vivre, il l'avait vécu en elle, en la bien-aimée. Pour la première fois,—l'unique fois peut-être dans l'œuvre de Tolstoï,—le roman se passe dans le cœur d'une femme et est raconté par elle. Avec quelle délicatesse! Beauté de l'âme qui s'enveloppe d'un voile de pudeur.... L'analyse de Tolstoï a renoncé, pour cette fois, à sa lumière un peu crue; elle ne s'acharne pas, avec fièvre, à mettre à nu la vérité. Les secrets de la vie intérieure se laissent deviner, plutôt qu'ils ne sont livrés. Le cœur et l'art de Tolstoï sont attendris. Équilibre harmonieux de la forme et de la pensée: Bonheur conjugal a la perfection d'une œuvre racinienne.
Le mariage, dont Tolstoï pressentait avec une clarté profonde la douceur et les troubles, devait être son salut. Il était las, malade, dégoûté de lui et de ses efforts. Aux succès éclatants qui avaient accueilli ses premières œuvres avait succédé le silence complet de la critique[96] et l'indifférence du public. Hautainement, il affectait de s'en réjouir.
Ma réputation a beaucoup perdu de sa popularité, qui m'attristait. Maintenant, je suis tranquille, je sais que j'ai à dire quelque chose et que j'ai la force de le dire très haut. Quant au public, qu'il pense ce qu'il voudra![97]
Mais il se vantait: de son art, lui-même n'était pas sûr. Sans doute, il était maître de son instrument littéraire; mais il ne savait qu'en faire. Comme il le disait, à propos de Polikouchka, «c'était un bavardage sur le premier sujet venu, par un homme qui sait tenir sa plume[98]». Ses œuvres sociales avortaient. En 1862, il démissionna de sa charge d'arbitre territorial. La même année, la police vint perquisitionner à Iasnaïa Poliana, bouleversa tout, ferma l'école. Tolstoï était alors absent, surmené; il craignait la phtisie.
Les querelles d'arbitrage m'étaient devenues si pénibles, le travail de l'école si vague, mes doutes qui provenaient du désir d'instruire les autres en cachant mon ignorance de ce qu'il fallait enseigner m'étaient si écœurants que je tombai malade. Peut-être serais-je arrivé alors au désespoir où je faillis succomber quinze ans plus tard, s'il n'y avait pas eu pour moi un côté inconnu de la vie qui me promettait le salut: c'était la vie de famille[99].
Il en jouit d'abord, avec la passion qu'il mettait à tout[100]. L'influence personnelle de la comtesse Tolstoï fut précieuse pour l'art. Bien douée littérairement[101], elle était, ainsi qu'elle le dit, «une vraie femme d'écrivain», tant elle prenait à cœur l'œuvre de son mari. Elle travaillait avec lui, écrivait sous sa dictée, recopiait ses brouillons[102]. Elle tâchait de le défendre contre son démon religieux, ce redoutable esprit qui soufflait déjà, par moments, la mort de l'art. Elle tâchait que sa porte fût close aux utopies sociales[103]. Elle réchauffait en lui le génie créateur. Elle fit plus: elle apporta à ce génie la richesse nouvelle de son âme féminine. A part de jolies silhouettes dans Enfance et Adolescence, la femme est à peu près absente des premières œuvres de Tolstoï, ou elle reste au second plan. Elle apparaît dans Bonheur conjugal, écrit sous l'influence de l'amour pour Sophie Behrs. Dans les œuvres qui suivent, les types de jeunes filles et de femmes abondent et ont une vie intense, supérieure même à celle des hommes. On aime à croire que la comtesse Tolstoï a non seulement servi de modèle à son mari pour Natacha, dans Guerre et Paix[104], et pour Kitty, dans Anna Karénine, mais que, par ses confidences et sa vision propre, elle put lui être une précieuse et discrète collaboratrice. Certaines pages d'Anna Karénine[105] me semblent déceler une main de femme.
Grâce au bienfait de cette union, Tolstoï goûta, pendant dix ou quinze ans, une paix et une sécurité qui lui étaient depuis longtemps inconnues[106]. Alors il put, sous l'aile de l'amour, rêver et réaliser à loisir les chefs-d'œuvre de sa pensée, monuments colossaux qui dominent tout le roman du XIXe siècle: Guerre et Paix (1864-1869) et Anna Karénine (1873-1877).
Guerre et Paix est la plus vaste épopée de notre temps, une Iliade moderne. Un monde de figures et de passions s'y agite. Sur cet Océan humain aux flots innombrables plane une âme souveraine, qui soulève et refrène les tempêtes avec sérénité. Plus d'une fois, en contemplant cette œuvre, j'ai pensé à Homère et à Gœthe, malgré les différences énormes et d'esprit et de temps. Depuis, j'ai vu qu'en effet, à l'époque où il y travaillait, la pensée de Tolstoï se nourrissait d'Homère et de Gœthe[107]. Bien plus, dans des notes de 1865 où il classe les divers genres littéraires, il inscrit comme étant de la même famille: «Odyssée, Iliade, 1805[108]...» Le mouvement naturel de son esprit l'entraînait du roman des destinées individuelles au roman des armées et des peuples, des grands troupeaux humains où se fondent les volontés des millions d'êtres. Ses tragiques expériences du siège de Sébastopol l'acheminaient à comprendre l'âme de la nation russe et sa vie séculaire. L'immense Guerre et Paix ne devait être, dans ses projets, que le panneau central d'une série de fresques épiques, où se déroulerait le poème de la Russie, de Pierre le Grand aux Décembristes[109].
Il faut, pour bien sentir la puissance de l'œuvre, se rendre compte de son unité cachée[110]. La plupart des lecteurs français, un peu myopes, n'en voient que les milliers de détails, dont la profusion les émerveille et les déroute. Ils sont perdus dans cette forêt de vie. Il faut s'élever au-dessus et embrasser du regard l'horizon libre, le cercle des bois et des champs; alors on percevra l'esprit homérique de l'œuvre, le calme des lois éternelles; le rythme imposant du souffle du destin, le sentiment de l'ensemble auquel tous les détails sont liés, et, dominant son œuvre, le génie de l'artiste, comme le Dieu de la Genèse qui flotte sur les eaux.
D'abord, la mer immobile. La paix, la société russe à la veille de la guerre. Les cent premières pages reflètent, avec une exactitude impassible et une ironie supérieure, le néant des âmes mondaines. Vers la centième page seulement, s'élève le cri d'un de ces morts vivants,—le pire d'entre eux, le prince Basile:
Nous péchons, nous trompons, et tout cela pourquoi? J'ai dépassé la cinquantaine, mon ami... Tout finit par la mort... La mort, quelle terreur!
Parmi ces âmes fades, menteuses et désœuvrées, capables de toutes les aberrations et des crimes, s'esquissent certaines natures plus saines:—les sincères, par naïveté maladroite comme Pierre Besoukhov, par indépendance foncière, par sentiment vieux-russe, comme Marie Dmitrievna, par fraîcheur juvénile, comme les petits Rostov;—les âmes bonnes et résignées, comme la princesse Marie;—et celles qui ne sont pas bonnes, mais fières, et que tourmente cette existence malsaine, comme le prince André.
Mais voici le premier frémissement des flots. L'action. L'armée russe en Autriche. La fatalité règne, nulle part plus dominatrice que dans le déchaînement des forces élémentaires,—dans la guerre. Les véritables chefs sont ceux qui ne cherchent pas à diriger, mais, comme Koutouzov ou comme Bagration, à «laisser croire que leurs intentions personnelles sont en parfait accord avec ce qui est en réalité le simple effet de la force des circonstances, de la volonté des subordonnés et des caprices du hasard». Bienfait de s'abandonner à la main du Destin! Bonheur de l'action pure, état normal et sain. Les esprits troublés retrouvent leur équilibre. Le prince André respire, commence à vivre.... Et tandis que là-bas, loin du souffle vivifiant de ces tempêtes sacrées, les deux âmes les meilleures, Pierre et la princesse Marie, sont menacées par la contagion de leur monde, par le mensonge d'amour, André, blessé à Austerlitz, a soudain, au milieu de l'ivresse de l'action, brutalement rompue, la révélation de l'immensité sereine. Étendu sur le dos, «il ne voit plus rien que très haut au-dessus de lui un ciel infini, profond, où voguaient mollement de légers nuages grisâtres».
Quel calme! Quelle paix! se disait-il, quelle différence avec ma course forcenée! Comment ne l'avais-je pas remarqué plus tôt, ce haut ciel? Comme je suis heureux de l'avoir enfin aperçu! Oui, tout est vide, tout est déception, excepté lui... Il n'y a rien, hors lui... Et Dieu en soit loué!
Cependant, la vie le reprend, et la vague retombe. Abandonnées de nouveau à elles-mêmes, dans l'atmosphère démoralisante des villes, les âmes découragées, inquiètes, errent au hasard dans la nuit. Parfois, au souffle empoisonné du monde se mêlent les effluves enivrants et affolants de la nature, le printemps, l'amour, les forces aveugles, qui rapprochent du prince André la charmante Natacha, et qui, l'instant d'après, la jettent dans les bras du premier séducteur venu. Tant de poésie, de tendresse, de pureté de cœur, que le monde a flétries! Et toujours «le grand ciel qui plane sur l'abjection outrageante de la terre». Mais les hommes ne le voient pas. Même André a oublié la lumière d'Austerlitz. Pour lui, le ciel n'est plus «qu'une voûte sombre et pesante», qui recouvre le néant.
Il est temps que se lève de nouveau sur ces âmes anémiées l'ouragan de la guerre. La patrie est envahie. Borodino. Grandeur solennelle de cette journée. Les inimitiés s'effacent. Dologhov embrasse son ennemi Pierre. André, blessé, pleure de tendresse et de pitié sur le malheur de l'homme qu'il haïssait le plus, Anatole Kouraguine, son voisin d'ambulance. L'unité des cœurs s'accomplit par le sacrifice passionné à la patrie et par la soumission aux lois divines.
Accepter l'effroyable nécessité de la guerre, sérieusement, avec austérité... L'épreuve la plus difficile est la soumission de la liberté humaine aux lois divines. La simplicité de cœur consiste dans la soumission à la volonté de Dieu.
L'âme du peuple russe et sa soumission au destin s'incarnent dans le généralissime Koutouzov:
Ce vieillard, qui n'avait plus, en fait de passions, que l'expérience, résultat des passions, et chez qui l'intelligence, destinée à grouper les faits et à en tirer des conclusions, était remplacée par une contemplation philosophique des événements, n'invente rien, n'entreprend rien; mais il écoute et se rappelle tout, il saura s'en servir au bon moment, n'entravera rien d'utile, ne permettra rien de nuisible. Il épie sur le visage de ses troupes cette force insaisissable qui s'appelle la volonté de vaincre, la victoire future. Il admet quelque chose de plus puissant que sa volonté: la marche inévitable des faits qui se déroulent devant ses yeux; il les voit, il les suit, et il sait faire abstraction de sa personne.
Enfin, il a le cœur russe. Ce fatalisme du peuple russe, tranquillement héroïque, se personnifie aussi dans le pauvre moujik, Platon Karataiev, simple, pieux, résigné, avec son bon sourire dans les souffrances et dans la mort. A travers les épreuves, les ruines de la patrie, les affres de l'agonie, les deux héros du livre, Pierre et André, arrivent à la délivrance morale et à la joie mystique, par l'amour et la foi, qui font voir Dieu vivant.
Tolstoï ne termine point là. L'épilogue, qui se passe en 1820, est une transition d'une époque à une autre, de l'âge napoléonien à l'âge des Décembristes. Il donne le sentiment de la continuité et du recommencement de la vie. Au lieu de débuter et de finir en pleine crise, Tolstoï finit, comme il a débuté, au moment où une grande vague s'efface et où la vague suivante naît. Déjà l'on aperçoit les héros à venir, les conflits qui s'élèveront entre eux et les morts qui ressuscitent dans les vivants[111].
J'ai tâché de dégager les grandes lignes du roman: car il est rare qu'on se donne la peine de les chercher. Mais que dire de la puissance extraordinaire de vie de ces centaines de héros, tous individuels et dessinés d'une façon inoubliable, soldats, paysans, grands seigneurs, Russes, Autrichiens et Français! Rien ne sent ici l'improvisation. Pour cette galerie de portraits, sans analogue dans toute la littérature européenne, Tolstoï a fait des esquisses sans nombre, «combiné, disait-il, des millions de projets», fouillé dans les bibliothèques, mis à contribution ses archives de famille[112], ses notes antérieures, ses souvenirs personnels. Cette préparation minutieuse assure la solidité du travail, mais ne lui enlève rien de sa spontanéité. Tolstoï travaillait, d'enthousiasme, avec une ardeur et une joie qui se communiquent au lecteur. Surtout, ce qui fait le plus grand charme de Guerre et Paix, c'est sa jeunesse de cœur. Il n'est pas une autre œuvre de Tolstoï qui soit aussi riche en âmes d'enfants et d'adolescents; et chacune est une musique, d'une pureté de source, d'une grâce qui attendrit comme une mélodie de Mozart: le jeune Nicolas Rostov, Sonia, le pauvre petit Pétia.
La plus exquise est Natacha. Chère petite fille, fantasque, rieuse, au cœur aimant, qu'on voit grandir auprès de soi, que l'on suit dans la vie, avec la chaste tendresse qu'on aurait pour une sœur,—qui ne croit l'avoir connue?... Nuit admirable de printemps, où Natacha, à sa fenêtre que baigne le clair de lune, rêve et parle follement, au-dessus de la fenêtre du prince André qui l'écoute.... Émotions du premier bal, amour, attente d'amour, floraison de désirs et de rêves désordonné, course en traîneau, la nuit, dans la forêt neigeuse où s'allument des lueurs fantastiques. Nature, qui vous étreint de sa trouble tendresse. Soirée à l'Opéra, monde étrange de l'art, où la raison se grise; folie du cœur, folie du corps qui se languit d'amour; douleur qui lave l'âme, divine pitié, qui veille le bien-aimé mourant.... On ne peut évoquer ces pauvres souvenirs sans l'émotion qu'on aurait à parler d'une amie, la plus aimée. Ah! qu'une telle création fait mesurer la faiblesse des types féminins dans presque tout le roman et le théâtre contemporains! La vie même est saisie, et si souple, si fluide que, d'une ligne à l'autre, il semble qu'on la voie palpiter et changer.—La princesse Marie, la laide, belle par la bonté, n'est pas une peinture moins parfaite; mais comme elle eût rougi, la fille timide et gauche, comme elles rougiront, celles qui lui ressemblent, en voyant dévoilés tous les secrets d'un cœur, qui se cache peureusement aux regards!
En général, les caractères de femmes sont, comme je l'indiquais, très supérieurs aux caractères d'hommes, surtout à ceux des deux héros où Tolstoï a mis sa pensée propre: la nature molle et faible de Pierre Besoukhov, la nature ardente et sèche du prince André Bolkonski. Ce sont des âmes qui manquent de centre; elles oscillent perpétuellement, plutôt qu'elles n'évoluent; elles vont d'un pôle à l'autre, sans jamais avancer. On répondra sans doute qu'en cela elles sont bien russes. Je remarquerai pourtant que des Russes ont fait les mêmes critiques. C'est à ce propos que Tourgueniev reprochait à la psychologie de Tolstoï de rester stationnaire. «Pas de vrai développement. D'éternelles hésitations, des vibrations du sentiment[113].» Tolstoï convenait lui-même qu'il avait un peu sacrifié, par moments, les caractères individuels[114] à la fresque historique.
Et la gloire, en effet, de Guerre et Paix est dans la résurrection de tout un âge de l'histoire, de ces migrations de peuples, de la bataille des nations. Ses vrais héros, ce sont les peuples; et derrière eux, comme derrière les héros d'Homère, les dieux qui les mènent: les forces invisibles, «les infiniment petits qui dirigent les masses», le souffle de l'Infini. Ces combats gigantesques, où un destin caché entrechoque les nations aveugles, ont une grandeur mythique. Par delà l'Iliade, on songe aux épopées hindoues[115].
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Anna Karénine marque, avec Guerre et Paix, le sommet de cette période de maturité[116]. C'est une œuvre plus parfaite, que mène un esprit encore plus sûr de son métier artistique, plus riche aussi d'expérience, et pour qui le monde du cœur n'a plus aucun secret. Mais il y manque cette flamme de jeunesse, cette fraîcheur d'enthousiasme,—les grandes ailes de Guerre et Paix. Tolstoï n'a déjà plus la même joie à créer. La quiétude passagère des premiers temps du mariage a disparu. Dans le cercle enchanté de l'amour et de l'art, que la comtesse Tolstoï a tracé autour de lui, recommencent à se glisser les inquiétudes morales.
Déjà, dans les premiers chapitres de Guerre et Paix, un an après le mariage, les confidences du prince André à Pierre, au sujet du mariage, marquaient le désenchantement de l'homme qui voit dans la femme aimée l'étrangère, l'innocente ennemie, l'obstacle involontaire à son développement moral. Des lettres de 1865 annoncent le prochain retour des tourments religieux. Ce ne sont encore que de brèves menaces, qu'efface le bonheur de vivre. Mais dans les mois où Tolstoï termine Guerre et Paix, en 1869, voici une secousse plus grave:
Il avait quitté les siens, pour quelques jours, il visitait un domaine. Une nuit, il était couché; deux heures du matin venaient de sonner:
J'étais terriblement fatigué, j'avais sommeil et me sentais assez bien. Tout d'un coup, je fus saisi d'une telle angoisse, d'un tel effroi que jamais je n'ai éprouvé rien de pareil. Je te raconterai cela en détail[117]: c'était vraiment épouvantable. Je sautai du lit et ordonnai d'atteler. Pendant qu'on attelait, je m'endormis, et quand on m'éveilla, j'étais complètement remis. Hier, la même chose s'est reproduite, mais à un degré beaucoup moindre...[118].
Le château d'illusions, laborieusement construit par l'amour de la comtesse Tolstoï, se lézarde. Dans le vide où l'achèvement de Guerre et Paix laisse l'esprit de l'artiste, celui-ci est repris par ses préoccupations philosophiques[119] et pédagogiques: il veut écrire un Abécédaire[120] pour le peuple; il y travaille quatre ans avec acharnement; il en est plus fier que de Guerre et Paix, et, lorsqu'il l'a écrit (1872), il en récrit un second (1875). Puis, il s'entiche du grec, il l'étudie du matin au soir, il laisse tout autre travail, il découvre «le délicieux Xénophon», et Homère, le vrai Homère, non pas celui des traducteurs, «tous ces Joukhovski et ces Voss qui chantent d'une voix quelconque, gutturale, geignarde, doucereuse», mais «cet autre diable, qui chante à pleine voix, sans que jamais lui vienne en tête que quelqu'un peut l'écouter[121]».
Sans la connaissance du grec, pas d'instruction!... Je suis convaincu que de tout ce qui, dans le verbe humain, est vraiment beau, d'une beauté simple, jusqu'à présent je ne savais rien[122].
C'est une folie: il en convient. Il se remet à l'école avec une telle passion qu'il en tombe malade. Il doit, en 1871, aller faire une cure de koumiss, à Samara, chez les Bachkirs. Sauf du grec, il est mécontent de tout. A la suite d'un procès, en 1872, il parle sérieusement de vendre tout ce qu'il a en Russie et de s'installer en Angleterre. La comtesse Tolstoï se désole:
Si tu t'absorbes toujours dans tes Grecs, tu ne guériras pas. Ce sont eux qui te valent cette angoisse et cette indifférence pour la vie présente. Ce n'est pas en vain qu'on appelle le grec une langue morte: elle met dans un état d'esprit mort[123].
Enfin, après beaucoup de projets abandonnés, à peine ébauchés, le 19 mars 1873, à la grande joie de la comtesse, il commence Anna Karénine[124]. Tandis qu'il y travaille, sa vie est attristée par des deuils domestiques[125]; sa femme est malade. «La béatitude ne règne pas dans la maison[126]...»
L'œuvre porte un peu la trace de cette expérience attristée, de ces passions désabusées[127]. Sauf dans les jolis chapitres des fiançailles de Levine, l'amour n'a plus la jeune poésie qui égale certaines pages de Guerre et Paix aux plus belles poésies lyriques de tous les temps. En revanche, il a pris un caractère âpre, sensuel, impérieux. La fatalité qui règne sur le roman n'est plus, comme dans Guerre et Paix, une sorte de dieu Krichna, meurtrier et serein, le Destin des Empires, mais la folie d'aimer, «la Vénus tout entière...» C'est elle qui, dans la scène merveilleuse du bal, où la passion s'empare, à leur insu, d'Anna et de Wronski, prête à la beauté innocente d'Anna, couronnée de pensées et vêtue de velours noir, «une séduction presque infernale»[128]. C'est elle qui, lorsque Wronski vient de se déclarer, fait rayonner le visage d'Anna,—«non de joie: c'était le rayonnement terrible d'un incendie, par une nuit obscure[129]». C'est elle qui, dans les veines de cette femme loyale et raisonnable, de cette jeune mère aimante, fait couler une force voluptueuse de sève et s'installe dans son cœur, qu'elle ne quittera plus qu'après l'avoir détruit. Aucun de ceux qui approchent Anna n'est sans subir l'attirance et l'effroi du démon caché. La première, Kitty, le découvre, avec saisissement. Une crainte mystérieuse se mêle à la joie de Wronski, quand il va voir Anna. Levine, en sa présence, perd toute sa volonté. Anna elle-même sait bien qu'elle ne s'appartient plus. A mesure que l'histoire se déroule, l'implacable passion ronge, pièce par pièce, tout l'édifice moral de la fière personne. Tout ce qu'il y a de meilleur en elle, son âme brave et sincère, s'effrite et tombe: elle n'a plus la force de sacrifier sa vanité mondaine; sa vie n'a plus d'autre objet que de plaire à son amant; elle s'interdit peureusement, honteusement, d'avoir des enfants; la jalousie, la torture; la force sensuelle qui l'asservit l'oblige à mentir dans ses gestes, dans sa voix, dans ses yeux; elle tombe au rang des femmes qui ne cherchent plus qu'à tourner la tête à tout homme, quel qu'il soit; elle a recours à la morphine pour s'abrutir, jusqu'au jour où les tourments intolérables qui la dévorent la jettent, avec l'amer sentiment de sa déchéance morale, sous les roues d'un wagon. «Et le petit moujik à barbe ébouriffée»,—la vision sinistre qui a hanté ses rêves et ceux de Wronski,—«se penche du marchepied du wagon sur la voie»; et, disait le rêve prophétique, «il était courbé en deux sur un sac, et il y enfouissait les restes de quelque chose, qui avait été la vie, avec ses tourments, ses trahisons et ses douleurs...»
«Je me suis réservé la vengeance[130]», dit le Seigneur....
Autour de cette tragédie d'une âme que l'amour consume et qu'écrase la Loi de Dieu,—peinture d'une seule coulée et d'une profondeur effrayante,—Tolstoï a disposé, comme dans Guerre et Paix, les romans d'autres vies. Malheureusement ici, ces histoires parallèles alternent d'une façon un peu raide et factice, sans atteindre à l'unité organique de la symphonie de Guerre et Paix. On peut aussi trouver que le parfait réalisme de certains tableaux—les cercles aristocratiques de Pétersbourg et leurs oisifs entretiens,—touche parfois à l'inutilité. Enfin, plus ouvertement encore que dans Guerre et Paix, Tolstoï a juxtaposé sa personnalité morale et ses idées philosophiques au spectacle de la vie. Mais l'œuvre n'en est pas moins d'une richesse merveilleuse. Même profusion de types que dans Guerre et Paix, et tous d'une justesse frappante. Les portraits d'hommes me semblent même supérieurs. Tolstoï s'est complu à peindre Stepane Arcadievitch, l'aimable égoïste, que nul ne peut voir sans répondre à son affectueux sourire, et Karénine, le type parfait du grand fonctionnaire, l'homme d'État distingué et médiocre, avec sa manie de cacher ses sentiments vrais sous une ironie perpétuelle: mélange de dignité et de lâcheté, de pharisianisme et de sentiment chrétien; produit étrange d'un monde artificiel, dont il lui est impossible malgré son intelligence et sa générosité réelle de se dégager jamais,—et qui a bien raison de se défier de son cœur: car, lorsqu'il s'y abandonne, c'est pour tomber à la fin dans une niaiserie mystique.
Mais l'intérêt principal du roman, avec la tragédie d'Anna et les tableaux variés de la société russe vers 1860,—salons, cercles d'officiers, bals, théâtres, courses,—est dans son caractère autobiographique. Beaucoup plus qu'aucun autre personnage de Tolstoï, Constantin Levine est son incarnation. Non seulement Tolstoï lui a prêté ses idées à la fois conservatrices et démocratiques, son anti-libéralisme d'aristocrate paysan qui méprise les intellectuels[131]; mais il lui a prêté sa vie. L'amour de Levine et de Kitty et leurs premières années de mariage sont une transposition de ses propres souvenirs domestiques,—de même que la mort du frère de Levine est une douloureuse évocation de la mort du frère de Tolstoï, Dmitri. Toute la dernière partie, inutile au roman, nous fait lire dans les troubles qui l'agitaient alors. Si l'épilogue de Guerre et Paix était une transition artistique à une autre œuvre projetée, l'épilogue d'Anna Karénine est une transition autobiographique à la révolution morale, qui devait, deux ans plus tard, s'exprimer par les Confessions. Déjà, au cours du livre, revient perpétuellement, sous une forme ironique ou violente, la critique de la société contemporaine, qu'il ne cessera de combattre dans ses œuvres futures. Guerre au mensonge, à tous les mensonges, aussi bien aux mensonges vertueux qu'aux mensonges vicieux, aux bavardages libéraux, à la charité mondaine, à la religion de salon, à la philanthropie! Guerre au monde, qui fausse tous les sentiments vrais et fatalement brise les élans généreux de l'âme! La mort jette une lumière subite sur les conventions sociales. Devant Anna mourante, le guindé Karénine s'attendrit. Dans cette âme sans vie, où tout est fabriqué, pénètre un rayon d'amour et de pardon chrétien. Tous trois, le mari, la femme et l'amant, sont momentanément transformés. Tout devient simple et loyal. Mais à mesure qu'Anna se rétablit, ils sentent, tous les trois, «en face de la force morale, presque sainte qui les guidait intérieurement, l'existence d'une autre force, brutale, mais toute-puissante, qui dirige leur vie malgré eux, et ne leur accordera pas la paix.» Et ils savent d'avance qu'ils seront impuissants dans cette lutte, où «ils seront obligés de faire le mal, que le monde jugera nécessaire[132]».
Si Levine, comme Tolstoï qu'il incarne, s'épure lui aussi, dans l'épilogue du livre, c'est que la mort l'a, lui aussi, touché. Jusque-là, «incapable de croire, il l'était également de douter tout à fait[133]». Depuis qu'il a vu mourir son frère, la terreur de son ignorance le tient. Son mariage a, pour un temps, étouffé ces angoisses. Mais, dès la naissance de son premier enfant, elles reparaissent. Il passe alternativement par des crises de prière et de négation. Il lit en vain les philosophes. Dans son affolement, il en vient à redouter la tentation du suicide. Le travail physique le soulage: ici, point de doutes, tout est clair. Levine cause avec les paysans; un d'eux lui parle des hommes «qui vivent non pour soi, mais pour Dieu». Ce lui est une illumination. Il voit l'antagonisme entre la raison et le cœur. La raison enseigne la lutte féroce pour la vie; il n'y a rien de raisonnable à aimer son prochain:
La raison ne m'a rien appris; tout ce que je sais m'a été donné, révélé par le cœur[134].
Dès lors, le calme revient. Le mot de l'humble moujik, dont le cœur est le seul guide, l'a ramené à Dieu... Quel Dieu? Il ne cherche pas à le savoir. Levine, à ce moment, comme Tolstoï le restera longtemps, est humble à l'égard de l'Église, et nullement en révolte contre les dogmes.
Il y a une vérité, même dans l'illusion de la voûte céleste et dans les mouvements apparents des astres[135].
Ces angoisses de Levine, ces velléités de suicide qu'il cachait à Kitty, Tolstoï au même moment les cachait à sa femme. Mais il n'avait pas encore atteint le calme qu'il prêtait à son héros. A vrai dire, ce calme n'est guère communicatif. On sent qu'il est désiré plus que réalisé, et que tout à l'heure Levine retombera dans ses doutes. Tolstoï n'en était pas dupe. Il avait eu bien de la peine à aller jusqu'au bout de son œuvre. Anna Karénine l'ennuyait, avant qu'il eût fini[136]. Il ne pouvait plus travailler. Il restait là, inerte, sans volonté, en proie au dégoût et à la terreur de lui-même. Alors, dans le vide de sa vie, se leva le grand vent qui sortait de l'abîme, le vertige de la mort. Tolstoï a raconté ces terribles années, plus tard, quand il venait d'échapper au gouffre[137].
«Je n'avais pas cinquante ans, dit-il[138], j'aimais, j'étais aimé, j'avais de bons enfants, un grand domaine, la gloire, la santé, la vigueur physique et morale; j'étais capable de faucher comme un paysan; je travaillais dix heures de suite sans fatigue. Brusquement, ma vie s'arrêta. Je pouvais respirer, manger, boire, dormir. Mais ce n'était pas vivre. Je n'avais plus de désirs. Je savais qu'il n'y avait rien à désirer. Je ne pouvais même pas souhaiter de connaître la vérité. La vérité était que la vie est une insanité. J'étais arrivé à l'abîme et je voyais nettement que devant moi il n'y avait rien, que la mort. Moi, homme bien portant et heureux, je sentais que je ne pouvais plus vivre. Une force invincible m'entraînait à me débarrasser de la vie... Je ne dirai pas que je voulais me tuer. La force qui me poussait hors de la vie était plus puissante que moi; c'était une aspiration semblable à mon ancienne aspiration à la vie, seulement en sens inverse. Je devais user de ruse envers moi-même pour ne pas y céder trop vite. Et voilà que moi, l'homme heureux, je me cachais à moi-même la corde, pour ne pas me pendre à la poutre, entre les armoires de ma chambre, où chaque soir je restais seul à me déshabiller. Je n'allais plus à la chasse avec mon fusil, pour ne pas me laisser tenter[139]. Il me semblait que ma vie était une farce stupide, qui m'était jouée par quelqu'un. Quarante ans de travail, de peines, de progrès, pour voir qu'il n'y a rien! Rien. De moi, il ne restera que la pourriture et les vers... On peut vivre, seulement pendant qu'on est ivre de la vie; mais aussitôt l'ivresse dissipée, on voit que tout n'est que supercherie, supercherie stupide... La famille et l'art ne pouvaient plus me suffire. La famille, c'étaient des malheureux comme moi. L'art est un miroir de la vie. Quand la vie n'a plus de sens, le jeu du miroir ne peut plus amuser. Et le pire, je ne pouvais me résigner. J'étais semblable à un homme égaré dans une forêt, qui est saisi d'horreur, parce qu'il s'est égaré, et qui court de tous côtés et ne peut s'arrêter, bien qu'il sache qu'à chaque pas il s'égare davantage...»
Le salut vint du peuple. Tolstoï avait toujours eu pour lui «une affection étrange, toute physique[140]», que n'avaient pu ébranler les expériences répétées de ses désillusions sociales. Dans les dernières années, il s'était, comme Levine, beaucoup rapproché de lui[141]. Il se prit à penser à ces milliards d'êtres en dehors du cercle étroit des savants, des riches et des oisifs qui se tuaient, s'étourdissaient, ou traînaient lâchement, comme lui, une vie désespérée. Et il se demanda pourquoi ces milliards d'êtres échappaient à ce désespoir, pourquoi ils ne se tuaient pas. Il aperçut alors qu'ils vivaient, non par le secours de la raison, mais sans se soucier d'elle,—par la foi. Qu'était-ce que cette foi, qui ignorait la raison?
La foi est la force de la vie. On ne peut pas vivre sans la foi. Les idées religieuses ont été élaborées dans le lointain infini de la pensée humaine. Les réponses données par la foi au sphinx de la vie contiennent la sagesse la plus profonde de l'humanité.
Suffit-il donc de connaître ces formules de la sagesse, qu'a enregistrées le livre des religions?—Non, la foi n'est pas une science, la foi est une action; elle n'a de sens que si elle est vécue. Le dégoût qu'inspira à Tolstoï la vue des gens riches et bien pensants, pour qui la foi n'était qu'une sorte de «consolation épicurienne de la vie», le rejeta décidément parmi les hommes simples, qui mettaient seuls d'accord leur vie avec leur foi.
Et il comprit que la vie du peuple travailleur était la vie elle-même et que le sens attribué à cette vie était la vérité.
Mais comment se faire peuple, et partager sa foi? On a beau savoir que les autres ont raison; il ne dépend pas de nous que nous soyons comme eux. En vain, nous prions Dieu; en vain, nous tendons vers lui nos bras avides. Dieu fuit. Où le saisir?
Un jour, la grâce vint.
Un jour de printemps précoce, j'étais seul dans la forêt et j'écoutais ses bruits. Je pensais à mes agitations des trois dernières années, à ma recherche de Dieu, à mes sautes perpétuelles de la joie au désespoir... Et brusquement je vis que je ne vivais que lorsque je croyais en Dieu. A sa seule pensée, les ondes joyeuses de la vie se soulevaient en moi. Tout s'animait autour, tout recevait un sens. Mais dès que je n'y croyais plus, soudain la vie cessait.
—Alors, qu'est-ce que je cherche encore? cria en moi une voix. C'est donc Lui, ce sans quoi on ne peut vivre! Connaître Dieu et vivre, c'est la même chose. Dieu, c'est la vie....
Depuis, cette lumière ne m'a plus quitté[142].
Il était sauvé. Dieu lui était apparu[143].
Mais comme il n'était pas un mystique de l'Inde, à qui l'extase suffit, comme en lui se mêlaient aux rêves de l'Asiatique la manie de raison et le besoin d'action de l'homme d'Occident, il lui fallait ensuite traduire sa révélation en foi pratique et dégager de cette vie divine des règles pour la vie quotidienne. Sans aucun parti-pris, avec le désir sincère de croire aux croyances des siens, il commença par étudier la doctrine de l'Église orthodoxe, dont il faisait partie[144]. Afin d'en être plus près, il se soumit pendant trois ans à toutes les cérémonies, se confessant, communiant, n'osant juger ce qui le choquait, s'inventant des explications pour ce qu'il trouvait obscur ou incompréhensible, s'unissant dans leur foi à tous ceux qu'il aimait, vivants ou morts, et toujours gardant l'espoir qu'à un certain moment «l'amour lui ouvrirait les portes de la vérité».—Mais il avait beau faire: sa raison et son cœur se révoltaient. Tels actes, comme le baptême et la communion, lui semblaient scandaleux. Quand on le força à répéter que l'hostie était le vrai corps et le vrai sang du Christ, «il en eut comme un coup de couteau au cœur». Ce ne furent pourtant pas les dogmes qui élevèrent entre lui et l'Église un mur infranchissable, mais les questions pratiques,—deux surtout: l'intolérance haineuse et mutuelle des Églises[145], et la sanction, formelle ou tacite, donnée à l'homicide,—la guerre et la peine de mort.
Alors Tolstoï brisa net; et sa rupture fut d'autant plus violente que depuis trois années il comprimait sa pensée. Il ne ménagea plus rien. Avec emportement, il foula aux pieds cette religion, que la veille encore il s'obstinait à pratiquer. Dans sa Critique de la théologie dogmatique (1879-1881), il la traita non seulement «d'insanité, mais de mensonge conscient et intéressé[146]». Il lui opposa l'Évangile, dans sa Concordance et Traduction des quatre Évangiles (1881-1883). Enfin, sur l'Évangile, il édifia sa foi (En quoi consiste ma foi, 1883).
Elle tient toute en ces mots:
Je crois en la doctrine du Christ. Je crois que le bonheur n'est possible sur la terre que quand tous les hommes l'accompliront.
Et elle a pour pierre angulaire le Sermon sur la Montagne, dont Tolstoï ramène l'enseignement essentiel à cinq commandements:
| I. | Ne te mets pas en colère. |
| II. | Ne commets pas l'adultère. |
| III. | Ne prête pas serment. |
| IV. | Ne résiste pas au mal par le mal. |
| V. | Ne sois l'ennemi de personne. |
C'est la partie négative de la doctrine, dont la partie positive se résume en ce seul commandement:
Aime Dieu et ton prochain comme toi-même.
Le Christ a dit que celui qui aura violé le moindre de ces commandements tiendra la plus petite place dans le royaume des cieux.
Et Tolstoï ajoute naïvement:
Si étrange que cela paraisse, j'ai dû, après dix-huit siècles, découvrir ces règles comme une nouveauté.
Tolstoï croit-il donc à la divinité du Christ?—En aucune façon. A quel titre l'invoque-t-il? Comme le plus grand de la lignée des sages,—Brahmanes, Bouddha, Lao-Tse, Confucius, Zoroastre, Isaïe,—qui ont montré aux hommes le vrai bonheur auquel ils aspirent et la voie qu'il faut suivre[147]. Tolstoï est le disciple de ces grands créateurs religieux, de ces demi-dieux et de ces prophètes hindous, chinois et hébraïques. Il les défend—comme il sait défendre: en attaquant—contre ceux qu'il nomme «les Pharisiens» et «les Scribes»: contre les Églises établies et contre les représentants de la science orgueilleuse, ou plutôt «du philosophisme scientifique[148]». Ce n'est pas qu'il fasse appel à la révélation contre la raison. Depuis qu'il est sorti de la période de troubles que racontent les Confessions, il est et reste essentiellement un croyant en la Raison, on pourrait dire un mystique de la Raison.
«Au commencement était le Verbe, répète-t-il avec saint Jean, le Verbe, Logos, c'est-à-dire la Raison[149].»
Son livre De la Vie (1887) porte, en épigraphe, les lignes fameuses de Pascal[150]:
L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature, mais c'est un roseau pensant.... Toute notre dignité consiste dans la pensée... Travaillons donc à bien penser: voilà le principe de la morale.
Et le livre entier n'est qu'un hymne à la Raison.
Il est vrai que sa Raison n'est pas la raison scientifique, raison restreinte, «qui prend la partie pour le tout et la vie animale pour la vie tout entière», mais la loi souveraine qui régit la vie de l'homme, «la loi suivant laquelle doivent forcément vivre les êtres raisonnables, c'est-à-dire les hommes».
C'est une loi analogue à celles qui régissent la nutrition et la reproduction de l'animal, la croissance et la floraison de l'herbe et de l'arbre, le mouvement de la terre et des astres. Ce n'est que dans l'accomplissement de cette loi, dans la soumission de notre nature animale à la loi de la raison, en vue d'acquérir le bien, que consiste notre vie... La raison ne peut être définie, et nous n'avons pas besoin de la définir, car non seulement nous la connaissons tous, mais nous ne connaissons qu'elle... Tout ce que l'homme sait, il le connaît au moyen de la raison et non pas de la foi[151]... La vraie vie ne commence qu'au moment où se manifeste la raison. La seule vie véritable est la vie de la raison.
Qu'est-ce donc que l'existence visible, notre vie individuelle? «Elle n'est pas notre vie», dit Tolstoï, car elle ne dépend pas de nous.
Notre activité animale s'accomplit en dehors de nous... L'humanité en a fini avec l'idée de la vie considérée comme existence individuelle. La négation de la possibilité du bien individuel reste une vérité inébranlable pour tout homme de notre époque, qui est doué de raison[152].
Il y a là toute une série de postulats, que je n'ai pas à discuter ici, mais qui montrent avec quelle passion la raison s'était emparée de Tolstoï. En vérité, elle était une passion, non moins aveugle et jalouse que les autres passions qui l'avaient possédé pendant la première moitié de sa vie. Un feu s'éteint, l'autre s'allume. Ou plutôt, c'est toujours le même feu. Mais il change d'aliments.
Et ce qui ajoute à la ressemblance entre les passions «individuelles» et cette passion «rationnelle», c'est que l'une comme les autres ne se satisfont pas d'aimer, elles veulent agir, elles veulent se réaliser.
Il ne faut pas parler, mais agir, a dit le Christ.
Et quelle est l'activité de la raison?—L'amour.
L'amour est la seule activité raisonnable de l'homme, l'amour est l'état de l'âme le plus rationnel et le plus lumineux. Tout ce dont il a besoin, c'est que rien ne lui cache le soleil de la raison, qui seul le fait croître... L'amour est le bien réel, le bien suprême, qui résout toutes les contradictions de la vie, qui non seulement fait disparaître l'épouvante de la mort, mais pousse l'homme à se sacrifier aux autres; car il n'y a pas d'autre amour que celui qui donne sa vie pour ceux qu'on aime; l'amour n'est digne de ce nom que lorsqu'il est un sacrifice de soi-même. Aussi le véritable amour n'est-il réalisable que lorsque l'homme comprend qu'il lui est impossible d'acquérir le bonheur individuel. C'est alors que tous les sucis de sa vie viennent alimenter la noble greffe de l'amour véritable; et cette greffe emprunte pour sa croissance toute sa vigueur au tronc de cet arbre sauvage, l'individualité animale...[153].
Ainsi, Tolstoï n'arrive pas à la foi, comme un fleuve épuisé, qui se perd dans les sables. Il y apporte le torrent de forces impétueuses amassées durant une puissante vie.—On allait s'en apercevoir.
Cette foi passionnée, où s'unissent en une ardente étreinte la Raison et l'Amour, a trouvé son expression la plus auguste dans la célèbre réponse au Saint-Synode qui l'excommuniait[154]:
Je crois en Dieu, qui est pour moi l'Esprit, l'Amour, le Principe de tout. Je crois qu'il est en moi, comme je suis en lui. Je crois que la volonté de Dieu n'a jamais été plus clairement exprimée que dans la doctrine de l'homme Christ; mais on ne peut considérer Christ comme Dieu et lui adresser des prières, sans commettre le plus grand des sacrilèges. Je crois que le vrai bonheur de l'homme consiste en l'accomplissement de la volonté de Dieu; je crois que la volonté de Dieu est que tout homme aime ses semblables et agisse toujours envers eux, comme il voudrait qu'ils agissent envers lui, ce qui résume, dit l'Évangile, toute la loi et les prophètes. Je crois que le sens de la vie, pour chacun de nous, est seulement d'accroître l'amour en lui, je crois que ce développement de notre puissance d'aimer nous vaudra, dans cette vie, un bonheur qui grandira chaque jour, et dans l'autre monde, une félicité plus parfaite; je crois que cet accroissement de l'amour contribuera, plus que toute autre force, à fonder sur terre le royaume de Dieu, c'est-à-dire à remplacer une organisation de la vie où la division, le mensonge et la violence sont tout-puissants; par un ordre nouveau où régneront la concorde, la vérité et la fraternité. Je crois que pour progresser dans l'amour, nous n'avons qu'un moyen: les prières. Non la prière publique dans les temples, que le Christ a formellement réprouvée (Matth., VI, 5-13). Mais la prière dont lui-même nous a donné l'exemple, la prière solitaire qui raffermit en nous la conscience du sens de notre vie et le sentiment que nous dépendons seulement de la volonté de Dieu... Je crois à la vie éternelle, je crois que l'homme est récompensé selon ses actes, ici et partout, maintenant et toujours. Je crois tout cela si fermement qu'à mon âge, sur le bord de la tombe, je dois souvent faire un effort pour ne pas appeler de mes vœux la mort de mon corps, c'est-à-dire ma naissance à une vie nouvelle...[155].
Il pensait être arrivé au port, avoir atteint le refuge où son âme inquiète pourrait se reposer. Il n'était qu'au début d'une activité nouvelle.
Un hiver passé à Moscou (ses devoirs de famille l'avaient obligé à y suivre les siens)[156], le recensement de la population, auquel il obtint de prendre part, en janvier 1882, lui furent une occasion de voir de près la misère des grandes villes. L'impression produite sur lui fut effroyable. Le soir du jour où il avait pris contact, pour la première fois, avec cette plaie cachée de la civilisation, racontant à un ami ce qu'il avait vu, «il se mit à crier, pleurer, brandir le poing».
«On ne peut pas vivre ainsi!» disait-il avec des sanglots, «Cela ne peut pas être! Cela ne peut pas être[157]!...» Il retomba, pour des mois, dans un désespoir affreux. La comtesse Tolstoï lui écrivait, le 3 mars 1882:
Tu disais naguère: «A cause du manque de foi, je voulais me pendre». Maintenant, tu as la foi, pourquoi donc es-tu malheureux?
Parce qu'il n'avait pas la foi du pharisien, la foi béate et satisfaite de soi, parce qu'il n'avait pas l'égoïsme du penseur mystique, trop occupé de son salut pour songer à celui des autres[158], parce qu'il avait l'amour, parce qu'il ne pouvait plus oublier maintenant les misérables qu'il avait vus, et que dans la bonté passionnée de son cœur, il lui semblait être responsable de leurs souffrances et de leur abjection: ils étaient les victimes de cette civilisation, aux privilèges de laquelle il participait, de cette idole monstrueuse à laquelle une caste élue sacrifiait des millions d'hommes. Accepter le bénéfice de tels crimes, c'était s'y associer. Sa conscience n'eut plus de repos qu'il ne les eût dénoncés.
Que devons-nous faire? (1884-86)[159] est l'expression de cette deuxième crise, beaucoup plus tragique que la première, et bien plus grosse en conséquences. Qu'étaient les angoisses religieuses personnelles de Tolstoï dans cet océan de misère humaine, de misère réelle, non forgée par l'esprit d'un oisif qui s'ennuie? Impossible de ne pas la voir. Et impossible, l'ayant vue, de ne pas chercher à la supprimer, à tout prix.—Hélas! est-ce possible?...
Un admirable portrait, que je ne puis regarder sans émotion[160], dit ce que Tolstoï souffrit alors. Il est représenté de face, assis, les bras croisés, en blouse de moujik; il a l'air accablé. Ses cheveux sont encore noirs, sa moustache déjà grise, sa grande barbe et ses favoris tout blancs. Une double ride laboure dans le beau front large un sillon harmonieux. Il y a tant de bonté dans le gros nez de bon chien, dans les yeux qui vous regardent, si francs, si clairs, si tristes! Ils lisent si sûrement en vous! Ils vous plaignent et vous implorent. La figure est creusée, porte les traces de la souffrance, de grands plis au-dessous des yeux. Il a pleuré. Mais il est fort et prêt au combat.
Il avait une logique héroïque.