Vie de Tolstoï
«Je vois son sourire, à travers le brouillard des 730 jours passés depuis que je l'ai vu, et par-dessus les 10 000 kilomètres qui nous séparent.
Maintenant je vis dans une petite campagne, dans une chétive maison, avec ma femme et mon chien. Je plante des légumes, j'arrache la mauvaise herbe, qui repousse sans cesse. Toute mon énergie et toutes mes journées se dépensent à arracher, arracher, arracher... Peut-être cela tient-il à ma nature d'esprit, peut-être à ce temps imparfait. Mais je suis, pleinement heureux... Seulement, c'est bien triste, quand on ne sait qu'écrire, dans une occasion pareille!...»
Le petit Japonais a su, par ces simples lignes d'une humble vie heureuse, de sagesse et de labeur, réaliser beaucoup mieux l'idéal de Tolstoy et parler à son cœur que tous les doctes collaborateurs au livre du Jubilé[346].
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* *
En sa qualité de Russe, Tolstoy avait de nombreuses occasions de connaître les mahométans,—puisque l'empire de Russie en comptait vingt millions de sujets. Aussi tiennent-ils une large place dans sa correspondance. Mais ils n'y apparaissent guère avant 1901. Et ce fut, au printemps de cette année, sa réponse au Saint-Synode et son excommunication qui les lui conquirent. La haute et ferme parole traversa le monde musulman comme le char d'Élie. Ils n'en retinrent que l'affirmation monothéiste, où leur semblait se répercuter la voix de leur Prophète, et ils tâchèrent naïvement de l'annexer. Des Baschkirs de Russie, des muftis indiens, des musulmans de Constantinople lui écrivent qu'ils ont «pleuré de joie», en lisant le démenti public infligé par sa main à toute la chrétienté; et ils le félicitent de s'être enfin délivré «de la sombre croyance à la Trinité». Ils l'appellent leur «frère» et s'efforcent de le convertir tout à fait. Avec une comique inconscience, l'un d'eux, un mufti de l'Inde, Mohammed Sadig, de Kadiam, Gurdaspur, se réjouit de lui faire connaître que son nouveau Messie islamique (un certain Chazrat Mirza Gulam Achmed) vient d'anéantir le mensonge chrétien de la Résurrection en retrouvant au Kaschmir le tombeau de «Ijuz Azaf» (Jésus), et il lui en envoie une photo, avec le portrait de son saint réformateur.
On ne saurait imaginer l'admirable tranquillité, à peine teintée d'ironie (ou de mélancolie), avec laquelle Tolstoy reçoit ces étranges avances. Qui ne l'a point vu dans ces controverses ne connaît point la souveraine modération où sa nature impérieuse était arrivée. Jamais il ne se départit de sa courtoisie et de son calme bon sens. C'est l'interlocuteur mahométan qui s'emporte, qui lui prête, irrité, «un reste des préjugés chrétiens du moyen age[347]» ou qui, à son refus de croire en le nouveau Messie musulman, lui oppose la classification menaçante que le saint homme fait, en trois compartiments, des hommes recevant la lumière de la vérité:
«... Les uns la reçoivent par leur propre raison. Les autres par les signes visibles et les miracles. Les troisièmes par la force de l'épée. (Exemple: le Pharaon, à qui Moïse a dû faire boire la mer Rouge, pour le convaincre de son Dieu.) Car «le Prophète envoyé par Dieu doit enseigner au monde entier[348]...»
Tolstoy ne suit pas ses correspondants agressifs sur le terrain de combat. Son noble principe est que les hommes, aimant la vérité, ne doivent jamais appuyer sur les différences entre les religions et sur leurs manques, mais sur ce qui les unit et ce qui fait leur prix.—«C'est à quoi je m'efforce, dit-il, envers toutes les religions, et notamment envers l'Islam[349].»—Il se contente de répondre au bouillant mufti que «le devoir de quiconque possède un sentiment vraiment religieux est de donner l'exemple d'une vie vertueuse.» C'est là tout ce dont nous avons besoin[350]. Il admire Mahomet, et certaines de ses paroles l'ont ravi[351]. Mais Mahomet n'est qu'un homme, comme le Christ. Pour que le Mahométisme ainsi que le Christianisme deviennent une religion juste, il faudra qu'ils renoncent à la croyance aveugle en un homme et un livre; qu'ils admettent seulement ce qui est en accord avec la conscience et la raison de tous les hommes.—Même sous la forme mesurée dont il revêt sa pensée, Tolstoy s'inquiète toujours de ne pas froisser la foi de celui qui lui parle:
«Pardonnez si j'ai dû vous blesser. On ne peut pas dire la vérité à moitié. On doit la dire toute, ou pas du tout[352].»
Inutile d'ajouter qu'il ne convainc point ses interlocuteurs.
Du moins, il en trouve d'autres, mahométans éclairés, libéraux, qui sympathisent pleinement avec lui:—au premier rang, le célèbre grand-mufti d'Égypte, le cheikh réformateur Mohammed Abdou[353], qui lui adresse, du Caire, en 1904 (le 8 avril), une noble lettre, le félicitant de l'excommunication dont il était l'objet: car l'épreuve est la divine récompense pour les élus. Il dit que la lumière de Tolstoy réchauffe et rassemble les chercheurs de vérité, que leurs cœurs sont dans l'attente de tout ce qu'il écrit. Tolstoy répond, avec une chaude cordialité.—Il reçoit aussi l'hommage de l'ambassadeur de Perse à Constantinople, prince Mirza Riza Chan, délégué à la première conférence de la Paix, à La Haye, en 1901.
Mais il est surtout attiré par le mouvement Béhaïste (ou Bâbiste), dont il entretient constamment ses correspondants. Il entre en relations personnelles avec certains Béhaïstes, comme le mystérieux Gabriel Sacy, qui lui écrit d'Égypte (1901), et qui aurait été, dit-on, un Arabe de naissance, converti au Christianisme, puis passé au Béhaïsme. Sacy lui expose son Credo, Tolstoy répond (10 août 1901) que le «Bâbisme l'intéresse depuis longtemps et qu'il a lu tout ce qui lui était accessible à ce sujet»; il n'attache aucune importance à sa base mystique et à ses théories; mais il croit à son grand avenir en Orient, comme enseignement moral: «tôt ou tard, le Béhaïsme se fondra avec l'anarchisme chrétien.» Ailleurs, il écrit à un Russe qui lui envoie un livre sur le Béhaïsme qu'il a la certitude de la victoire «de tous les enseignements religieux rationalistes, qui surgissent actuellement des diverses confessions: Brahmanisme, Bouddhisme, Judaïsme, Christianisme». Il les voit allant toutes «vers le confluent d'une religion unique, universellement humaine[354]».—Il a le contentement d'apprendre que le courant béhaïste a pénétré en Russie, chez des Tatares de Kazan, et il invite chez lui leur chef, Woissow, dont l'entretien avec lui a été noté par Gussev (février 1909)[355].
Dans le livre du jubilé, en 1908, l'Islam est représenté par un juriste de Calcutta, Abdullah-al-Mamun-Suhrawardy, qui élève à Tolstoy un majestueux monument. Il l'appelle yogi et souscrit à ses enseignements de la Non-Violence, qu'il ne juge pas opposés à ceux de Mahomet; mais «il faut lire le Coran, comme Tolstoy a lu la Bible, sous la lumière de la vérité, et non dans la nuée de la superstition». Il loue Tolstoy de n'être pas un surhomme, un Uebermensch, mais le frère de tous, non pas la lumière de l'Occident ou de l'Orient, mais lumière de Dieu, lumière pour tous. Et, dans une lueur prophétique, il annonce que la prédication de Tolstoy pour la Non-Violence, «mêlée aux enseignements des sages de l'Inde, produira peut-être en notre temps de nouveaux Messies».
*
* *
C'était de l'Inde en effet que devait sortir le Verbe agissant, dont Tolstoy fut l'annonciateur.
L'Inde était, en cette fin du XIXe siècle, et au début du XXe, en plein réveil. L'Europe ne connaît pas encore,—à part une élite de savants bien renseignés, qui ne sont pas très pressés de dispenser leur science au commun des mortels et se cantonnent volontiers dans leur coque linguistique, où ils se sentent à huis clos[356]—l'Europe est encore loin d'imaginer la prodigieuse résurrection du génie indien qui s'annonça dès les années 1830[357] et resplendit vers 1900. Ce fut une floraison éclatante et soudaine dans tous les champs de l'esprit. Dans l'art, dans la science, dans la pensée. Le seul nom de Rabindranath Tagore a, détaché de la constellation de sa glorieuse famille, rayonné sur le monde. Presque en même temps, le Vedantisme était rénové par le fondateur de l'Arya-Samâj (1875), Dayananda Sarasvati, celui qu'on a nommé le «Luther hindou»; et Keshub Chunder Sen faisait du Brahmâ-Samâj un instrument de réformes sociales passionnées et un terrain de rapprochement entre la pensée chrétienne et la pensée d'Orient. Mais, surtout, le firmament religieux de l'Inde s'illuminait de deux étoiles de première grandeur, subitement apparues,—ou réapparues après des siècles, pour parler selon le grand style de l'Inde, au sens profond[358]—ces deux miracles de l'esprit: Ramakrishna (1836-1886), le fou de Dieu, qui embrassait dans son amour toutes les formes du Divin, et son disciple, plus puissant encore que le maître, Vivekananda (1863-1902), dont la torrentielle énergie a, pour des siècles, réveillé dans son peuple épuisé le Dieu d'action, le Dieu de la Gitâ.
La vaste curiosité de Tolstoy ne les ignora point. Il lut les traités de Dayananda, que lui envoya le directeur de The Vedic Magazine (Kangra, Sakaranpur), Rama Deva. Dès 1896, il s'était enthousiasmé des premiers écrits parus de Vivekananda[359], et il savourait les Entretiens de Ramakrishna[360].—C'est un malheur pour l'humanité que Vivekananda, lors de son voyage d'Europe en 1900, n'ait pas été orienté vers Iasnaïa Poliana. Celui qui écrit ces lignes ne peut se consoler, en cette année de l'Exposition Universelle où le grand Swami passait à Paris, si mal entouré, de n'avoir pas été celui qui relie les deux voyants, les deux génies religieux de l'Europe et de l'Asie.
Ainsi que le Swami de l'Inde, Tolstoy était nourri de l'esprit de Krishna, «seigneur de l'Amour[361]». Et plus d'une voix de l'Inde le saluait comme un Mahâtmâ, un ancien Rishi réincarné[362]. Gopal Chetti, directeur de The New Reformer, qui se voua dans l'Inde aux idées de Tolstoy, le rapproche, en son écrit pour le Livre du Jubilé (1908), de Bouddhâ le prince qui renonça; et il dit que, si Tolstoy était né aux Indes, il eût été tenu pour un Avatara, un Purusha (incarnation de l'Ame universelle), un Sri-Krishna.
Mais le courant fatal du fleuve de l'histoire allait porter Tolstoy, du Rêve en Dieu des yogis au seuil de la grande action de Vivekananda et de Gandhi,—de l'Hind-Swaraj.
Détours étranges du destin! Le premier qui l'y conduisit fut l'homme qui, plus tard, devait devenir le meilleur lieutenant du Mahâtmâ indien, mais qui, en ce temps, était encore, comme Paul avant le chemin de Damas, le violent ennemi de ces pensées: C.-R. Das[363]... Est-il permis d'imaginer que la voix de Tolstoy a pu contribuer à le ramener à sa vraie mission?—A la fin de 1908, C.-R. Das était dans le camp de la Révolution. Il écrivit à Tolstoy, sans lui rien voiler de sa foi violente; il combattait, à visage découvert, la doctrine tolstoyenne de la Non-Résistance; et cependant, il lui demandait un mot de sympathie pour son journal, Free Hindostan. Tolstoy répondit une très longue lettre, presque un traité, qui, sous le titre de Lettre à un Indien, 14 décembre 1908, se répandit dans le monde entier. Il proclamait énergiquement la doctrine de la Non-Résistance et de l'Amour, en encadrant chaque partie de son argumentation dans des citations de Krishna. Il n'apportait pas moins de vigueur dans son combat contre la nouvelle superstition de la science que contre les anciennes superstitions religieuses. Et il faisait aux Indiens un reproche véhément de renier leur sagesse antique pour épouser l'erreur d'Occident.
«On pouvait espérer, disait-il, que, dans l'immense monde brahmano-bouddhiste et confucianiste, ce nouveau préjugé scientifique n'aurait point place, et que les Chinois, les Japonais, les Hindous, ayant compris le mensonge religieux qui justifie la violence, arriveraient directement à concevoir la loi de l'amour, propre à l'humanité, qui fut promulguée avec une force si éclatante par les grands maîtres de l'Orient. Mais la superstition de la science, qui a remplacé celle de la religion, envahit de plus en plus les peuples de l'Orient. Elle subjugue déjà le Japon et lui prépare les pires désastres. Elle se répand sur ceux qui, en Chine et dans l'Inde, prétendent, comme vous, être les meneurs de vos peuples. Vous invoquez, dans notre journal, comme un principe fondamental qui doit guider l'activité de l'Inde, l'idée suivante:
«Resistance to agression is not simply justifiable, but imperative; non-resistance hurts both altruism and egoism.»
«... Eh quoi! vous, membre d'un des peuples les plus religieux, vous allez, d'un cœur léger et confiant en votre instruction scientifique, abjurer la loi de l'amour, proclamée au sein de votre peuple, avec une clarté exceptionnelle, dès l'antiquité reculée!... Et vous répétez ces stupidités que vous ont suggérées les champions de la violence, les ennemis de la vérité, les esclaves de la théologie d'abord, ensuite de la science,—vos maîtres européens!
«Vous dites que les Anglais ont asservi l'Inde, parce que l'Inde ne résiste pas assez à la violence par la force?—Mais c'est tout juste le contraire! Si les Anglais ont asservi les Hindous, ce n'est que pour cette raison que les Hindous reconnaissaient et reconnaissent encore la violence comme principe fondamental de leur organisation sociale; ils se soumettaient, au nom de ce principe, à leurs roitelets; au nom de ce principe, ils ont lutté contre eux, contre les Européens, contre les Anglais... Une Compagnie commerciale—trente mille hommes, des hommes plutôt faibles—ont asservi un peuple de deux cents millions! Dites cela à un homme libre de préjugés! Il ne comprendra pas ce que ces mots peuvent signifier... N'est-il pas évident, d'après ces chiffres mêmes, que ce ne sont pas les Anglais, mais les Hindous eux-mêmes qui ont asservi les Hindous?...
«Si les Hindous sont asservis par la violence, c'est parce qu'eux-mêmes ont vécu de la violence, vivent à présent de la violence et ne reconnaissent pas la loi éternelle de l'amour, propre à l'humanité.
«Digne de pitié et ignorant l'homme qui cherche ce qu'il possède et ignore qu'il le possède! Oui, misérable et ignorant l'homme qui ne connaît pas le bien de l'amour qui l'entoure et que je lui ai donné!» (Krishna).
«L'homme n'a qu'à vivre en accord avec la loi de l'amour, qui est propre à son cœur et qui recèle en soi le principe de Non-Résistance, de Non-Participation à toute violence. Alors, non seulement une centaine d'hommes ne pourraient asservir des millions, mais des millions ne pourraient asservir un seul. Ne résistez pas au mal et ne prenez pas part à ce mal, à la contrainte de l'administration, des tribunaux, des impôts, et surtout de l'armée!—Et rien, ni personne au monde ne pourra vous asservir!»
Une citation de Krishna termine (comme elle a commencé) cette prédication de la Non-Résistance faite par la Russie à l'Inde:
«Enfants, levez plus haut vos regards aveuglés, et un monde nouveau, plein de joie et d'amour, vous apparaîtra, un monde de Raison, créé par Ma Sagesse, le seul monde réel. Alors, vous connaîtrez ce que l'amour a fait de vous, ce dont il vous a gratifiés et ce qu'il exige de vous.»
Or, cette lettre de Tolstoy tombe dans les mains d'un jeune Indien, qui était «homme de loi», à Johannesburg, en Sud-Afrique. Il se nommait Gandhi. Il en fut saisi. Il écrivit à Tolstoy, vers la fin de 1909[364]. Il lui annonçait la campagne de sacrifice, qu'il dirigeait depuis une dizaine d'années, dans l'esprit évangélique de Tolstoy[365]. Il lui demandait l'autorisation de traduire en langue indienne la lettre à C.-R. Das.
Tolstoy lui envoya sa bénédiction fraternelle, dans le «combat de la douceur contre la brutalité, de l'humilité et de l'amour contre l'orgueil et la violence». Il lut l'édition anglaise de l'Hind Swarâj, que Gandhi lui fit parvenir; et il pénétra aussitôt toute l'importance de cette expérience religieuse et sociale:
«La question que vous traitez, de la Résistance passive, est de la plus haute valeur, non seulement pour l'Inde, mais pour toute l'humanité.»
Il se procura la biographie de Gandhi par Joseph J. Doke[366], et il fut captivé. Malgré la maladie, il tint à lui adresser quelques lignes affectueuses (8 mai 1910). Et lorsqu'il se sentit rétabli il lui adressa, de Kotschety, le 7 septembre 1910,—un mois avant sa fuite vers la solitude et la mort,—une lettre d'une telle importance que, malgré sa longueur, je tiens à la reproduire, presque entière, à la fin de cette étude. Elle est et restera, aux yeux de l'avenir, l'Évangile de la Non-Résistance et le testament spirituel de Tolstoy. Les Indiens du Sud-Afrique la publièrent en 1914, dans le Golden Number of Indian Opinion, consacré à la Résistance passive en Sud-Afrique[367]. Elle fut associée au succès de leur cause, à la première victoire politique de la Non-Résistance.
Par un contraste saisissant, l'Europe, à la même heure, y répondait par la guerre de 1914, où elle s'entre-dévora.
Mais quand la tempête fut passée et que sa clameur sauvage, par degrés, s'éteignit, on entendit de nouveau, par delà le champ de ruines, monter comme une alouette la voix pure et ferme de Gandhi. Elle redisait, sur un mode plus clair et plus mélodieux, la grande parole de Tolstoy, le cantique d'espoir d'une nouvelle humanité.
R. R.
Mai 1927.
LETTRE ÉCRITE PAR TOLSTOY, DEUX MOIS AVANT SA MORT, A GANDHI
«A M. K. Gandhi, Johannesburg, Transvaal, Sud-Afrique.
«7 septembre 1910, Kotschety.
«J'ai reçu votre journal Indian Opinion et je me suis réjoui de connaître ce qu'il rapporte des Non-Résistants absolus. Le désir m'est venu de vous exprimer les pensées qu'a éveillées en moi cette lecture.
«Plus je vis—et surtout, à présent, où je sens avec clarté l'approche de la mort—plus fort est le besoin de m'exprimer sur ce qui me touche le plus vivement au cœur, sur ce qui me paraît d'une importance inouïe: c'est à savoir que ce que l'on nomme Non-Résistance n'est, en fin de compte, rien autre que l'enseignement de la Loi d'amour, non déformé encore par des interprétations menteuses. L'amour, ou, en d'autres termes, l'aspiration des âmes à la communion humaine et à la solidarité, représente la loi supérieure et unique de la vie... Et cela, chacun le sait et le sent au profond de son cœur (nous le voyons le plus clairement chez l'enfant). Il le sait aussi longtemps qu'il n'est pas encore entortillé dans la nasse de mensonge de la pensée du monde.
«Cette loi a été promulguée par tous les sages de l'humanité: hindous, chinois, hébreux, grecs et romains. Elle a été, je crois, exprimée le plus clairement par le Christ, qui a dit en termes nets que cette Loi contient toute loi et les Prophètes. Mais il y a plus: prévoyant les déformations qui menacent cette loi, il a dénoncé expressément le danger qu'elle soit dénaturée par les gens dont la vie est livrée aux intérêts matériels. Ce danger est qu'ils se croient autorisés à défendre leurs intérêts par la violence, ou, selon son expression, à rendre coup pour coup, à reprendre par la force ce qui a été enlevé par la force, etc., etc. Il savait (comme le sait tout homme raisonnable) que l'emploi de la violence est incompatible avec l'amour, qui est la plus haute loi de la vie. Il savait qu'aussitôt la violence admise, dans un seul cas, la loi était du coup abolie. Toute la civilisation chrétienne, si brillante en apparence, a poussé sur ce malentendu et cette contradiction, flagrante, étrange, en quelques cas, voulue, mais le plus souvent inconsciente.
«En réalité, dès que la résistance par la violence a été admise, la loi de l'amour était sans valeur et n'en pouvait plus avoir. Et si la loi d'amour est sans valeur, il n'est plus aucune loi, excepté le droit du plus fort. Ainsi vécut la chrétienté durant dix-neuf siècles. Au reste, dans tous les temps, les hommes ont pris la force pour principe directeur de l'organisation sociale. La différence entre les nations chrétiennes et les autres n'a été qu'en ceci: dans la chrétienté, la loi d'amour avait été posée clairement et nettement, comme dans aucune autre religion; et les chrétiens l'ont solennellement acceptée, bien qu'ils aient regardé comme licite l'emploi de la violence et qu'ils aient fondé leur vie sur la violence. Ainsi, la vie des peuples chrétiens est une contradiction complète entre leur confession et la base de leur vie, entre l'amour, qui doit être la loi de l'action, et la violence, qui est reconnue sous des formes diverses, telles que: gouvernement, tribunaux et armées, déclarés nécessaires et approuvés. Cette contradiction s'est accentuée avec le développement de la vie intérieure, et elle a atteint son paroxysme en ces derniers temps.
«Aujourd'hui, la question se pose ainsi: oui ou non; il faut choisir! Ou bien admettre que nous ne reconnaissons aucun enseignement moral religieux, et nous laisser guider dans la conduite de notre vie par le droit du plus fort. Ou bien agir en sorte que tous les impôts perçus par contrainte, toutes nos institutions de justice et de police, et avant tout l'armée, soient abolis.
«Le printemps dernier, à l'examen religieux d'un institut de jeunes filles, à Moscou, l'instructeur religieux d'abord, puis l'archevêque qui y assistait ont interrogé les fillettes sur les Dix Commandements, et principalement sur le Cinquième: «Tu ne tueras point!» Quand la réponse était juste, l'archevêque ajoutait souvent cette autre question: «Est-il toujours et dans tous les cas défendu de tuer par la loi de Dieu?» Et les pauvres filles, perverties par les professeurs, devaient répondre et répondaient: «—Non, pas toujours. Car dans la guerre et pour les exécutions, il est permis de tuer.»—Cependant une de ces malheureuses créatures (ceci m'a été raconté par un témoin oculaire) ayant reçu la question coutumière: «—Le meurtre est-il toujours un péché?»—rougit et répondit, émue et décidée: «—Toujours!» Et à tous les sophismes de l'archevêque elle répliqua, inébranlable, qu'il était interdit toujours, dans tous les cas, de tuer,—et cela déjà par le Vieux Testament: quant au Christ, il n'a pas seulement défendu de tuer, mais de faire du mal à son prochain. Malgré toute sa majesté et son habileté oratoire, l'archevêque eut la bouche fermée, et la jeune fille l'emporta.
«Oui, nous pouvons bavarder, dans nos journaux, sur le progrès de l'aviation, les complications de la diplomatie, les clubs, les découvertes, les soi-disant œuvres d'art, et passer sous silence ce qu'a dit cette jeune fille! Mais nous ne pouvons pas en étouffer la pensée, car tout homme chrétien sent comme elle plus ou moins obscurément. Le socialisme, l'anarchisme, l'Armée du Salut, la criminalité croissante, le chômage, le luxe monstrueux des riches, qui ne cesse d'augmenter, et la noire misère des pauvres, la terrible progression des suicides, tout cet état de choses témoigne de la contradiction intérieure, qui doit être et qui sera résolue. Résolue, vraisemblablement, dans le sens de la reconnaissance de la loi d'amour et de la condamnation de tout emploi de la violence. C'est pourquoi votre activité, au Transvaal, qui semble pour nous au bout du monde, se trouve cependant au centre de nos intérêts; et elle est la plus importante de toutes celles d'aujourd'hui sur la terre; non seulement les peuples chrétiens, mais tous les peuples du monde y prendront part.
«Il vous sera sans doute agréable d'apprendre que chez nous aussi, en Russie, une agitation pareille se développe rapidement, et que les refus de service militaire augmentent d'année en année. Quelque faible que soit encore chez vous le nombre des Non-Résistants et chez nous celui des réfractaires, les uns et les autres peuvent se dire: «Dieu est avec nous. Et Dieu est plus puissant que les hommes.»
«Dans la profession de foi chrétienne, même sous la forme de christianisme perverti qui nous est enseigné, et dans la croyance simultanée à la nécessité d'armées et d'armements pour les énormes boucheries de la guerre, il existe une contradiction si criante qu'elle doit, tôt ou tard, probablement très tôt, se manifester dans toute sa nudité. Alors il faudra ou bien anéantir la religion chrétienne, sans laquelle pourtant, le pouvoir des États ne pourrait se maintenir, ou bien supprimer l'armée et renoncer à tout emploi de la force, qui n'est pas moins nécessaire aux États. Cette contradiction est sentie par tous les gouvernements, aussi bien par le vôtre Britannique que par le nôtre Russe; et, par esprit de conservation, ils poursuivent ceux qui la dévoilent, avec plus d'énergie que toute autre activité ennemie de l'État. Nous l'avons vu en Russie, et nous le voyons par ce que publie votre journal. Les gouvernements savent bien d'où le danger le plus grave les menace, et ce ne sont pas seulement leurs intérêts qu'ils protègent ainsi avec vigilance. Ils savent qu'ils combattent pour l'être ou le ne-plus-être.
«LÉON TOLSTOY.»
LISTE CHRONOLOGIQUE DES ŒUVRES DE TOLSTOY[368]
=====1852=====
L'Enfance (1851-2).—L'Incursion.—Les Cosaques (terminé en 1862).
=====1853=====
Le Journal d'un marqueur.
=====1854=====
L'Adolescence.—La Coupe en forêt.
=====1855=====
Sébastopol en décembre 1854.—Sébastopol en mai 1855.—Sébastopol en août 1855.
=====1856=====
Deux hussards.—Une tourmente de neige.—Une rencontre au détachement.—La matinée d'un seigneur.—Adolescence.
=====1857=====
Albert.—Lucerne.
=====1858=====
Trois morts.
=====1859=====
Bonheur conjugal.
=====1860=====
Polikouchka.
=====1861=====
Le fileur de lin.
=====1862=====
Sur l'instruction du peuple.—Méthodes pour apprendre à lire et à écrire.—Projet d'un plan général pour les Écoles élémentaires.—Éducation et Instruction.—Progrès et définition de l'instruction.—Qui doit enseigner à écrire.—L'école d'Iasnaïa Poliana en novembre et décembre.—Sur la libre initiative et le développement des écoles du peuple.—Sur l'activité sociale dans le domaine de l'instruction du peuple.—Tikhon et Malanya (œuvres posthumes).—Idylle.
=====1863=====
Les Décembristes (extraits d'un roman projeté).
1864-1869
Guerre et Paix.
=====1872=====
Syllabaire (Traductions de fables d'Ésope, Hindoues, américaines, etc., contes de fées, récits de physique, zoologie, botanique, histoire; nouvelles (Le prisonnier du Caucase, Dieu voit la vérité); courtes histoires; poèmes épiques; arithmétique; notes et guide pour le maître).
Les deux voyageurs (œuvres posthumes).
=====1873=====
Au sujet de la famine de Samara (Lettre à l'éditeur de «Moscow Vedomosty»).
=====1874=====
Sur l'instruction du peuple. (Lettre à J. U. Shatiloff).—Rapport au Comité littéraire de Moscou.
=====1875=====
Nouveau Syllabaire. Quatre livres russes de lecture.—Quatre vieux livres slaves de lecture.
=====1876=====
Anna Karenine (1873-1876).
=====1878=====
Premiers souvenirs (fragment).—Les Décembristes (second fragment).—Les Décembristes (troisième fragment).
=====1879=====
Qui suis-je? (archives Tchertkoff).—Les Confessions (addition en 1882).
=====1880=====
Critique de la Théologie dogmatique.—Chapitres d'une nouvelle du temps de Pierre Ier.—Défense d'une petite fille.—En essayant une plume.—Comment meurt l'amour.—Commencement d'un conte fantastique.—Sur Rousseau.—Oasis.—Un cosaque fugitif.
=====1881=====
Concordance et traduction des Quatre Évangiles.—Abrégé de l'Évangile.—De quoi vivent les hommes.
=====1882=====
L'Église et l'État.—La Non-Résistance au mal.—Article sur le recensement.
=====1884=====
En quoi consiste ma Foi (Ma Religion).—Préface à l'œuvre de Bondareff: «Le triomphe de l'agriculteur, ou le travail et la paresse.»—Le journal d'un fou.
=====1885=====
Légendes pour l'imagerie populaire: (Les deux frères et l'or; Les petites filles plus sages que les vieux; L'ennemi résiste, mais Dieu persiste; Les trois ermites; Tentation du Christ; Souffrances du Christ; Ilias; Comment un diablotin racheta un morceau de pain; Le pécheur repentant; Le fils de Dieu; Pour une peinture de la Cène; Histoire d'Ivan l'Imbécile).
Récits populaires: (Les deux vieillards; Le cierge; Où l'amour est, Dieu est; Laisse le feu flamber, tu ne pourras l'éteindre).
L'enseignement des douze apôtres.—Socrate.—La vie de Pierre le Publicain.—Pietr Hlebnik (Scènes dramatiques).
=====1886=====
La Puissance des Ténèbres.—La mort d'Ivan Iliitch.—Que devons-nous faire?—Que sommes-nous?—Le premier bouilleur.—Légendes pour l'imagerie populaire: (Faut-il beaucoup de terre pour un homme?—Un grain gros comme un œuf de poule).—Nicolas Palkine.—Calendrier avec proverbes.—Sur la charité.—Sur la foi.—Sur la lutte contre le mal (lettre à un Révolutionnaire).—Sur la religion.—Sur les femmes.—A la jeunesse.—Le royaume de Dieu (fragment).—Préface à une collection «Florilège».—Ægée (scènes dramatiques).
=====1887=====
De la vie.—Sur le sens de la vie (Rapport lu devant la Société de Psychologie de Moscou).—Sur la vie et la mort (Lettre à Tchertkoff).—Marchez pendant que vous avez la lumière.—Entretiens de gens qui ont des loisirs (Introduction à la nouvelle précédente).—L'ouvrier Emelian et le tambour vide.—Les trois fils (parabole).—Pour le tableau de Makovsky: «l'Acquitté.»—Le travail manuel et l'activité intellectuelle (Lettre à Romain Rolland).
=====1888=====
Sur Gogol (article non terminé).
=====1889=====
Le Diable (œuvres posthumes).—Histoire d'une ruche.—La Sonate à Kreutzer.—Sur l'amour de Dieu et du prochain.—Appel aux hommes-frères.—Sur l'Art (à propos de la conférence de Goltsev: La beauté dans l'art).—Les Fruits de l'instruction (comédie).—Il est temps de se ressaisir.—Préface à l'œuvre de Yershoff: «Souvenirs de Sébastopol».—La fête des lumières en janv. 12.
=====1890=====
Pourquoi les hommes s'étourdissent-ils?—«Quarante ans», légende de Kostomaroff.—Postface à la Sonate à Kreutzer.—Sur Bondareff.—Sur les relations entre les sexes.—Sur le projet d'Henry George.—Mémoires d'un chrétien.—Vies des Saints.—Première épître de Jean.—«Notre Père», annoté.—La sagesse chinoise (Grand enseignement; Livre de la Voie de la Vérité).—Seulement le bien-être pour tous.—Il vivait dans un village un homme nommé Nicolas.—Préface à l'œuvre de Tchertkoff: «Un mauvais divertissement.»—Sur le suicide («Ce que signifie cet étrange phénomène»).
=====1891=====
Mémoires d'une mère (Œuvres posthumes).—«Ça coûte cher» (d'après Maupassant).—Sur la Famine.—Sur ce qui est l'Art et ce qui n'est pas l'Art; quand l'Art est une chose importante, et quand il est une chose inutile (fragment).—Sur les tribunaux (œuvres posthumes).—Le premier échelon.—Un horloger.—Une terrible question.—«Le Café de Surate» (d'après Bernardin de Saint-Pierre).—Sur les moyens de venir en aide à la population, au cas de mauvaise récolte.
=====1892=====
Aide à ceux qui sont frappés par la famine.—Chez ceux qui sont dans le besoin (Deux articles).—Rapport sur les secours à ceux qui sont frappés par la famine.—Sur la Raison et la Religion (lettre au baron Rosen).—Lettre sur le Karma.—«Françoise» (d'après Maupassant).
=====1893=====
Rapports sur les secours à ceux qui sont frappés par la famine.—Le Salut est en vous (Le Royaume de Dieu est en vous) (1891-3).—Christianisme et service militaire (Chapitre éliminé par la censure de «Le Royaume de Dieu est en vous»).—La Religion et la Morale.—Le Non-Agir.—Ce que veut l'amour.—Préface au Journal d'Amiel.—L'esprit chrétien et le patriotisme.—Sur la question du Libre-Arbitre.
=====1894=====
Karma (conte bouddhiste, d'après l'anglais).—Le jeune tsar (œuvres posthumes).—Sur les relations avec l'État.—Lettre sur l'Immortalité.—Préface aux œuvres de Maupassant.—Préface aux contes de Semyonoff.—Aux Italiens.
=====1895=====
Maître et Serviteur.—Trois paraboles.—Honte!—Postface au livre: «La vie et la mort de B. N. Drojgine.»—Postface à l'article de P. J. Birukoff: «La persécution des chrétiens en 1895.»—Lettre à un Polonais.—Lettre à P. V. Veriguin (sur les livres et l'imprimerie).—Sur les rêves insensés.
=====1896=====
Comment lire les Évangiles et où réside leur essence.—«Carthago delenda est» (premier article).—Au peuple chinois (inachevé).—Sur la Non-Résistance.—Sur la supercherie de l'Église.—Le patriotisme et la paix.—Lettre aux libéraux.—Les rapports avec l'ordre existant du gouvernement.—L'approche de la fin.—L'enseignement chrétien.—Postface à l'appel: «Au secours!»
=====1897=====
Qu'est-ce que l'art?—Lettre à l'éditeur d'un journal suédois, pour que le prix Nobel soit attribué aux Doukhobors.—J'ai vécu plus de cinquante ans de vie consciente.
=====1898=====
Appel pour l'aide aux Doukhobors.—Les deux guerres.—Famine ou non-famine.—«Carthago delenda est» (deuxième article).—Le père Serge (œuvres posthumes).—Préface à l'article de Carpenter: «La Science contemporaine.»—A l'éditeur de Russkiya Vedomosty (avec une lettre de Sokoloff).
=====1899=====
Résurrection.—Sur l'éducation religieuse.—Lettre à un officier.—Lettre à un Suédois, au sujet de la Conférence de la Paix, à la Haye.
=====1900=====
Où est l'issue?—L'esclavage de notre temps.—Le cadavre vivant.—Tu ne tueras point.—Lettre aux Doukhobors émigrés au Canada.—Le faut-il ainsi?—Le patriotisme et le gouvernement.—Deux versions différentes du conte de la Ruche (œuvres posthumes).—Préface au livre: «Anatomie de la pauvreté.»
=====1901=====
L'unique moyen.—Qui a raison?—Aux jeunes gens oisifs.—Un appel du peuple travailleur russe à l'autorité.—Sur la tolérance religieuse.—Raison, foi, prière (trois articles).—Réponse au Synode.—Carnet de l'officier.—Carnet du soldat.—Sur l'Alliance franco-russe (lettre).—Au tsar et à ses conseillers (premier article).—Sur l'éducation (lettre à P. J. Birukoff).—Lettre à un journal bulgare.—Préface au conte de Polenz: «Le paysan.»
=====1902=====
Appel au clergé.—La lumière luit dans les ténèbres, drame (œuvres posthumes).—Qu'est-ce que la religion, et en quoi consiste son essence.—La destruction de l'enfer et son rétablissement.—Aux travailleurs.
=====1903=====
Sur Shakespeare et le Drame.—Après le Bal (œuvres posthumes).—Le roi assyrien Assarhadon.—Le travail, la mort et la maladie.—Trois questions.—Aux réformateurs politiques.—Sur la conception d'une source spirituelle (corrigé en 1908).—Sur le travail physique.—Lettre sur le Karma (à Sysuyeff).—«C'est vous!» (adaptation de l'allemand).
=====1904=====
Souvenirs d'enfance (1903, 1904, et quelques pages en 1906).—Hadji-Mourad (1896-8, 1901-4) (œuvres posthumes).—Le faux coupon (1903-4).—Harrison et la non-résistance au mal par la violence.—Qui suis-je?—Pensées d'hommes sages.—Ressaisissez-vous! (corrigé à nouveau en 1906-7).—Postface au livre de Tchertkoff: «Notre révolution.»
=====1905=====
Cycles de lectures.—Buddhâ.—Divin et humain.—Lamennais.—Pascal.—Pierre Heltchitsky.—Le procès de Socrate.—Korney Vassiliyeff.—Prière.—Nouvelle préface à l'enseignement des Douze Apôtres.—Préface au «Bien-Aimé» de Tchertkoff.—Une seule chose est nécessaire.—Alexis le Pot (œuvres posthumes).—La fin d'un monde.—Le grand Crime.—Sur le mouvement social en Russie.—Comment et pourquoi devons-nous vivre.—La baguette verte (deux versions).—La vraie liberté (lettre à un paysan,—corrigé en 1907).
=====1906=====
Le père Vassily (œuvres posthumes).—Sur le sens de la Révolution Russe.—Appel au peuple russe (gouvernement, révolutionnaires et masses).—Sur le service militaire.—Sur la guerre.—Une seule solution possible de la question de la terre.—Sur le catholicisme (à Paul Sabatier).—Lettre à un Chinois.—Préface aux «Problèmes sociaux» de Henry George.—Notes posthumes de l'ermite Theodor Kouzmich (œuvres posthumes).—Ce que j'ai vu en rêve (œuvres posthumes).—Qu'y a-t-il à faire?—Au tsar et à ses conseillers (deuxième article).
=====1907=====
Conversations avec des enfants sur les questions morales.—Préface aux Pensées choisies de La Bruyère, La Rochefoucauld, Vauvenargues, Montesquieu, et courtes esquisses biographiques.—Aimez-vous les uns les autres.—Tu ne tueras personne.—Sur les compréhensions de la vie.—Première rencontre avec Ernest Crosby.—Pourquoi les nations chrétiennes, et le peuple Russe en particulier, sont actuellement dans une situation misérable.
=====1908=====
Je ne puis plus me taire.—Cycle de lectures (corrigé et amplifié).—Aphorismes pour son portrait.—Bienfaits de l'amour.—Le loup (conte pour les enfants).—Souvenirs du procès d'un soldat (lettre à P. J. Birukoff).—La loi de violence et la loi d'amour.—Qui sont les meurtriers? (œuvres posthumes).—Sur l'annexion de la Bosnie-Herzégovine par l'Autriche.—Réponse aux félicitations du Jubilé.—
Lettre à un Hindou.—Préface à l'Album des Peintures d'Orloff.—Préface au conte de V. Morozoff: «Pour une parole.»—Préface à la nouvelle de A. J. Ertel: «Jardinage.»—«Pouvoir de l'enfance» (d'après Victor Hugo).—Sur le procès de Molochnikoff.—L'enseignement du Christ adapté pour les enfants.
=====1909=====
Il n'y a pas de coupable, au monde (première version).—Isidore le prêtre régulier (œuvres posthumes).—Où est la principale tâche d'un éducateur (conversations avec les instituteurs des Écoles élémentaires).—Sagesse des enfants (œuvres posthumes).—Lettre au Congrès de la Paix.—Le seul commandement.—Sur l'arrêt de Gusseff.—Pour tous les jours.—Sur l'éducation (lettre à V. F. Bulgakoff).—Charge inévitable.—Sur la pendaison.—Sur les «points de repère».—Sur Gogol.—Sur l'État.—Sur la Science.—Sur la jurisprudence.—Réponse à une femme Polonaise.—Arrêtez, et pensez, pour l'amour de Dieu!—Sur un article de Struve.—Lettre à un Vieux-Croyant.—Lettre à un Révolutionnaire.—Au sujet de la visite du fils d'Henry George.—Il est temps de comprendre.—Salut à ceux qui ont souffert pour l'amour de la Vérité.—Le passant et le paysan.—Les chants du village.—Entretien du père et du fils (adaptation de l'allemand).—Conversation avec un voyageur.—L'hôtellerie (parabole pour les enfants).—Article aux journaux, sur les lettres d'abus.—La peine capitale et la chrétienté.
=====1910=====
Trois jours au village.—La voie de la vie.—Hodynka.—«Toutes les qualités viennent d'elle», comédie.—Sur la folie.—Au Congrès Slave, à Sofia.—Terre fertile.—Non prémédité.—Supplément à la Lettre au Congrès de la Paix.—Il n'y a pas de coupable au monde (deuxième version).—Conte pour les enfants.—Philosophie et Religion (réminiscences de N. Y. Grot).—Sur le socialisme (inachevé).—Les moyens efficaces.
| TABLE DES MATIÈRES | |
|---|---|
| Pages. | |
| La lumière qui vient de s'éteindre | 1 |
| Histoire de mon Enfance | 22 |
| Les récits du Caucase | 25 |
| Les Cosaques | 27 |
| Récits de Sébastopol | 35 |
| Trois Morts | 50 |
| Bonheur Conjugal | 54 |
| Guerre et Paix | 61 |
| Anna Karénine | 71 |
| Les Confessions et la crise religieuse | 81 |
| La crise sociale: Que devons-nous faire? | 96 |
| La critique de l'Art | 111 |
| Les Contes Populaires | 132 |
| La Puissance des Ténèbres | 134 |
| La Mort d'Ivan Iliitch | 137 |
| La Sonate à Kreutzer | 139 |
| Résurrection | 148 |
| Les idées sociales de Tolstoï | 156 |
| Sa figure avait pris les traits définitifs | 175 |
| Le combat était terminé | 194 |
| NOTES SUR LES ŒUVRES POSTHUMES | |
| Les œuvres posthumes de Tolstoy | 206 |
| La réponse de l'Asie à Tolstoy | 214 |
| Lettre écrite par Tolstoy, deux mois avant sa mort, à Gandhi | 232 |
| Liste chronologique des Œuvres de Tolstoy | 236 |
COULOMMIERS
IMPRIMERIE
PAUL BRODARD
11541-1-29.
[1] A part quelques interruptions,—une surtout, assez longue, entre 1865 et 1878.
[2] Pour sa remarquable biographie de Léon Tolstoï: Vie et Œuvre, Mémoires, Souvenirs, Lettres, Extraits du Journal intime, Notes et Documents biographiques réunis, coordonnés et annotés par P. Birukov, revisés par Léon Tolstoï, traduits sur le manuscrit par J.-W. Bienstock,—4 vol. éd. du Mercure de France.
C'est le recueil de documents le plus important sur la vie et l'œuvre de Tolstoï. J'y ai abondamment puisé.
[3] Il fit aussi les campagnes napoléoniennes et fut prisonnier en France pendant les années 1814-1815.
[4] Enfance, chap. II.
[5] Enfance, chap. XXVII.
[6] Iasnaïa Poliana, dont le nom signifie la Clairière claire, est un petit village au sud de Moscou, à quelques lieues de Toula, «dans une des provinces les plus foncièrement russes. Les deux grandes régions de la Russie, dit M. A. Leroy-Beaulieu, la région des forêts et celle des terres de culture s'y touchent et s'y enchevêtrent. Aux environs ne se rencontrent ni Finnois, ni Tatars, ni Polonais, ni Juifs, ni Petits-Russiens. Ce pays de Toula est au cœur même de la Russie.»
(A. Leroy-Beaulieu: Léon Tolstoï, Revue des Deux Mondes, 15 déc. 1910.)
[7] Tolstoï l'a dépeint dans Anna Karénine, sous les traits du frère de Levine.
[8] Il écrivit le Journal d'un Chasseur.
[9] En réalité, elle était une parente éloignée. Elle avait aimé le père de Tolstoï, et elle en avait été aimée; mais, comme Sonia dans Guerre et Paix, elle s'était effacée.
[10] Enfance, chap. XII.
[11] N'a-t-il pas prétendu, dans des notes autobiographiques (datées de 1878), qu'il se rappelait les sensations de l'emmaillotement et du bain d'enfant dans le baquet! (Voir Premiers Souvenirs. Une traduction française en a été publiée dans le même volume que Maître et Serviteur.)
Le grand poète suisse Carl Spitteler a, lui aussi, été doué de cet extraordinaire pouvoir d'évoquer ses images du seuil de la vie. Il a consacré tout un livre (Meine frühesten Erlebnisse) à ses toutes premières années d'enfance.
[12] Premiers Souvenirs.
[13] De 1842 à 1847.
[14] Nicolas, plus âgé que Léon de cinq ans, avait déjà terminé ses études en 1844.
[15] Il aimait les conversations métaphysiques «d'autant plus, dit-il, qu'elles étaient plus abstraites et qu'elles arrivaient à un tel degré d'obscurité que, croyant dire ce qu'on pense, on dit tout autre chose». (Adolescence, XXVII.)
[16] Adolescence, XIX.
[17] Surtout dans ses premières œuvres, dans les Récits de Sébastopol.
[18] C'était le temps où il lisait Voltaire et y trouvait plaisir. (Confessions, 1.)
[19] Confessions, 1, trad. J.-W. Bienstock.
[20] Jeunesse, III.
[21] En mars-avril 1847.
[22] «Tout ce que fait l'homme, il le fait par amour-propre», dit Nekhludov dans Adolescence.
En 1853, Tolstoï note, dans son Journal: «Mon grand défaut: l'orgueil. Un amour-propre immense, sans raison... Je suis si ambitieux que si j'avais à choisir entre la gloire et la vertu (que j'aime), je crois bien que je choisirais la première.»
[23] «Je voulais que tous me connussent et m'aimassent. Je voulais que rien qu'en entendant mon nom, tous fussent frappés d'admiration et me remerciassent.» (Jeunesse, III.)
[24] D'après un portrait de 1848, quand il avait vingt ans (reproduit dans le premier volume de Vie et Œuvre).
[25] «Je m'imaginais qu'il n'y avait pas de bonheur sur terre pour un homme qui avait, comme moi, le nez si large, les lèvres si grosses et les yeux si petits.» (Enfance, XVII.) Ailleurs, il parle avec désolation de «ce visage sans expression, ces traits veules, mous, indécis, sans noblesse, rappelant les simples moujiks, ces mains et ces pieds trop grands». (Jeunesse, I.)
[26] «Je partageais l'humanité en trois classes: les hommes comme il faut, les seuls dignes d'estime; les hommes non comme il faut, dignes de mépris et de haine; et la plèbe: elle n'existait pas.» (Jeunesse, XXXI.)
[27] Surtout pendant un séjour à Saint Pétersbourg, en 1847-8.
[28] Adolescence, XXVII.
[29] Entretiens avec M. Paul Boyer (Le Temps), 28 août 1901.
[30] Nekhludov figure aussi dans Adolescence et Jeunesse (1854), dans une Rencontre au Détachement (1856), le Journal d'un Marqueur (1856), Lucerne (1857) et Résurrection (1899).—Il faut remarquer que ce nom désigne des personnages différents. Tolstoï n'a pas cherché à lui conserver le même aspect physique, et Nekhludov se tue, à la fin du Journal d'un Marqueur. Ce sont des incarnations diverses de Tolstoï, dans ce qu'il a de meilleur et de pire.
[31] La Matinée d'un Seigneur, t. II des Œuvres complètes, trad. de J.-W. Bienstock.
[32] Elle est contemporaine des récits d'Enfance.
[33] 11 juin 1851, au camp fortifié de Starï-Iourt, dans le Caucase.
[34] Journal, trad. J.-W. Bienstock.
[35] Ibid., juillet 1851.
[36] Lettre à sa tante Tatiana, janvier 1852.
[37] Un portrait de 1851 montre déjà le changement qui s'accomplit dans l'âme. La tête est levée, la physionomie s'est un peu éclaircie, les cavités des yeux sont moins sombres, les yeux gardent leur fixité sévère, et la bouche entr'ouverte, qu'ombre une moustache naissante, est morose; il y a toujours quelque chose d'orgueilleux et de défiant, mais bien plus de jeunesse.
[38] Les lettres qu'il écrit alors à sa tante Tatiana sont pleines d'effusions et de larmes. Il est, comme il le dit, Liova-riova, Léon le pleurnicheur (6 janvier 1852).
[39] La Matinée d'un Seigneur est le fragment d'un projet de Roman d'un propriétaire russe. Les Cosaques forment la première partie d'un grand roman du Caucase. L'immense Guerre et Paix n'était, dans la pensée de l'auteur, qu'une sorte de préambule à une épopée contemporaine, dont les Décembristes devaient être le centre.
[40] Le pèlerin Gricha, ou la mort de la mère.
[41] Dans une lettre à M. Birukov.
[42] La Matinée d'un Seigneur ne fut achevée qu'en 1855-6.
[43] Les deux Vieillards (1885).
[44] L'Incursion, t. III des Œuvres complètes.
[45] T. III des Œuvres complètes.
[46] T. IV des Œuvres complètes.
[47] Bien qu'ils aient été terminés beaucoup plus tard, en 1860, à Hyères (ils ne parurent qu'en 1863), le gros de l'œuvre est de cette époque.
[48] Les Cosaques, t. III des Œuvres complètes.
[49] «Peut-être, dit Olénine, amoureux de la jeune Cosaque, aimé-je en elle la Nature... En l'aimant, je me sens faire partie indivise de la Nature.»
Souvent, il compare celle qu'il aime à la Nature.
«Elle est, comme la Nature, égale, tranquille et taciturne.»
Ailleurs, il rapproche l'aspect des montagnes lointaines et de «cette femme majestueuse».
[50] Ainsi, dans la lettre d'Olénine à ses amis de Russie.
[51] En français dans le texte.
[52] Il rajoute, à la fin de sa lettre:
«Comprenez-moi bien!... J'estime que, sans la religion, l'homme ne peut être ni bon, ni heureux; je voudrais la posséder plus que toute autre chose au monde; je sens que mon cœur se dessèche sans elle... Mais je ne crois pas. C'est la vie qui crée chez moi la religion, et non la religion la vie... Je sens en ce moment une telle sécheresse dans le cœur qu'il me faut posséder une religion. Dieu m'aidera. Cela viendra... La nature est pour moi le guide qui mène à la religion, chaque âme a son chemin différent et inconnu; on ne le trouve qu'en ses profondeurs...»
[53] Journal, trad. J.-W. Bienstock.
[54] On retrouve aussi cette manière dans la Coupe en forêt, terminée à la même époque. Par exemple: «Il y a trois sortes d'amour: 1º l'amour esthétique; 2º l'amour dévoué; 3º l'amour actif, etc.» (Jeunesse.)—Ou bien: «Il y a trois sortes de soldats: 1º les soumis; 2º les autoritaires; 3º les fanfarons,—qui se subdivisent eux-mêmes en: a, soumis de sang-froid; b, soumis empressés; c, soumis qui boivent, etc.». (Coupe en forêt.)
[55] Jeunesse, XXXII (vol. II des Œuvres complètes).
[56] Envoyé à la revue le Sovrémennik, et publié aussitôt.
[57] Tolstoï y est revenu, beaucoup plus tard, dans ses Entretiens avec son ami Ténéromo. Il lui a raconté notamment une crise de terreur qui le prit, une nuit qu'il était couché dans le «logement» creusé en plein rempart, sous le blindage. On trouvera cet Épisode de la guerre de Sébastopol dans le volume intitulé les Révolutionnaires, trad. J.-W. Bienstock.
[58] Un peu plus tard, Droujinine le mettra amicalement en garde contre ce danger: «Vous avez une tendance à la finesse excessive de l'analyse; elle peut se transformer en un grand défaut. Parfois, vous êtes prêt à dire: chez un tel, le mollet indiquait son désir de voyager aux Indes... Vous devez refréner ce penchant, mais ne l'étouffer pour rien au monde.» (Lettre de 1856, citée par P. Birukov.)
[59] T. IV des Œuvres complètes, p. 82-83.
[60] Que la censure mutila.
[61] 2 septembre 1855, trad. J-W. Bienstock.
[62] «Son amour-propre se confondait avec sa vie; il ne voyait pas d'autre alternative: être le premier, ou se détruire... Il aimait à se trouver le premier parmi les hommes auxquels il se comparait.»
[63] En 1889, Tolstoï, écrivant une préface aux Souvenirs de Sébastopol par un officier d'artillerie, A.-J. Erchov, revint en pensée sur ces scènes. Tout souvenir héroïque en avait disparu. Il ne se rappelait plus que la peur qui dura sept mois,—la double peur: celle de la mort et celle de la honte,—l'horrible torture morale. Tous les exploits du siège, pour lui, se résumaient en ceci: avoir été de la chair à canon.
[64] Suarès: Tolstoï, éd. de l'Union pour l'Action morale, 1899 (réédité, aux Cahiers de la Quinzaine, sous le titre: Tolstoï vivant).
[65] Tourgueniev se plaint, dans une conversation, du «stupide orgueil nobiliaire de Tolstoï, de sa fanfaronnade de Junker».
[66] «Un trait de mon caractère, bon ou mauvais, mais qui me fut toujours propre, c'est que, malgré moi, je m'opposais toujours aux influences extérieures épidémiques... J'avais une répulsion pour le courant général.» (Lettre à P. Birukov.)
[67] Tourgueniev.
[68] Grigorovitch.
[69] Eugène Garchine: Souvenirs sur Tourgueniev, 1883. Voir Vie et Œuvre de Tolstoï par Birukov.
[70] La plus violente, qui amena entre eux une brouille décisive, eut lieu en 1861. Tourgueniev faisait montre de ses sentiments philanthropiques et parlait des œuvres de bienfaisance dont s'occupait sa fille. Rien n'irritait plus Tolstoï que la charité mondaine.
—«Je crois, dit-il, qu'une jeune fille bien habillée, qui tient sur ses genoux des guenilles sales et puantes, joue une scène théâtrale qui manque de sincérité.»
La discussion s'envenima. Tourgueniev, hors de lui, menaça Tolstoï de le souffleter. Tolstoï exigea une réparation, sur l'heure, un duel au fusil. Tourgueniev, qui avait aussitôt regretté son emportement, envoya une lettre d'excuses. Mais Tolstoï ne pardonna point. Près de vingt ans plus tard, comme on le verra par la suite, ce fut lui qui demanda pardon, en 1878, alors qu'il abjurait toute sa vie passée et humiliait à plaisir son orgueil devant Dieu.
[71] Confessions, t. XIX des Œuvres complètes, trad. J.-W. Bienstock.
[72] «Il n'y avait, dit-il, aucune différence entre nous et un asile d'aliénés. Même à cette époque, je le soupçonnais vaguement; mais, comme font tous les fous, je traitais chacun de fou, excepté moi.» (Ibid.)
[73] Voir sur cette période ses charmantes lettres, si juvéniles à sa jeune tante la comtesse Alexandra A. Tolstoï (Briefwechsel mit der Gräfin A. A. Tolstoï, publ. par Ludwig Berndt, nouvelle édition augmentée, Rotapfelverlag, Zürich, 1926.)
[74] Confessions.
[75] Journal du prince D. Nekhludov, Lucerne, t. V. des Œuvres complètes.
[76] Passant de Suisse en Russie, sans transition, il découvre que «la vie en Russie est un éternel tourment!...»
«C'est bon qu'il y ait un refuge dans le monde de l'art, de la poésie et de l'amitié. Ici, personne ne me trouble... Je suis seul, le vent hurle; dehors il fait froid, sale; je joue misérablement un andante de Beethoven, avec des doigts gourds, et je verse des larmes d'émotion; ou je lis dans L'Iliade; ou j'imagine des hommes, des femmes, je vis avec eux; je barbouille du papier, ou je songe, comme maintenant, aux êtres aimés... (Lettre à la comtesse A. A. Tolstoï, 18 août 1857).
[77] Journal du prince D. Nekhludov.
[78] Il fit dans ce voyage la connaissance, à Dresde, d'Auerbach qui avait été son premier inspirateur pour l'instruction du peuple; à Kissingen, de Frœbel; à Londres, de Herzen; à Bruxelles, de Proudhon, qui semble l'avoir beaucoup frappé.
[79] Surtout en 1861-62.
[80] L'Éducation et la culture.—Voir Vie et Œuvres de Tolstoï, t. II.
[81] Tolstoï a exposé ces théories dans la revue Iasnaïa Poliana, 1862 (t. XIII des Œuvres complètes).—Sur Tolstoï éducateur, voir l'excellent livre de Charles Baudouin, Neuchâtel et Paris, 1920.
[82] T. IV des Œuvres complètes.
[83] T. V des Œuvres complètes.
[84] Ibid.
[85] T. VI des Œuvres complètes.
[86] Discours sur la Supériorité de l'élément artistique dans la littérature sur tous ses courants temporaires.
[87] Il lui opposait ses propres exemples, le vieux postillon des Trois Morts.
[88] On remarquera que déjà un autre frère de Tolstoï, Dmitri, était mort de phtisie, en 1856. Tolstoï lui-même se croyait atteint, en 1856, en 1862 et en 1871. Il était, comme il l'écrit, le 28 octobre 1852, «d'une complexion forte, mais d'une santé faible». Constamment, il souffrait de refroidissements, de maux de gorge, de maux de dents, de maux d'yeux, de rhumatismes. Au Caucase, en 1852, il devait, «deux jours par semaine au moins, garder la chambre». La maladie l'arrête, plusieurs mois, en 1854, sur la route de Silistrie à Sébastopol. En 1856, il est sérieusement malade de la poitrine, à Iasnaïa. En 1862, par crainte de la phtisie, il va faire une cure de koumiss à Samara, chez les Bachkirs, et il y retournera presque chaque année, après 1870. Sa correspondance avec Fet est pleine de ces préoccupations. Cet état de santé fait mieux comprendre l'obsession de sa pensée par la mort. Plus tard, il parlait de la maladie, comme de sa meilleure amie:
Quand on est malade, il semble qu'on descende une pente très douce, qui, à un certain point, est barrée par un rideau, léger rideau de légère étoffe: en deçà, c'est la vie; au delà, c'est la mort. Combien l'état de maladie l'emporte, en valeur morale, sur l'état de santé! Ne me parlez pas de ces gens qui n'ont jamais été malades! Ils sont terribles, les femmes surtout. Une femme bien portante, mais c'est une vraie bête féroce! (Entretiens avec M. Paul Boyer, le Temps, 27 août 1901.)
[89] 17 octobre 1860, lettre à Fet (Correspondance inédite, p. 27-30).
[90] Écrit à Bruxelles en 1861.
[91] Une autre nouvelle de cette époque, un simple récit de voyage, qui évoque des souvenirs personnels, la Tourmente de Neige (1856), a une grande beauté d'impressions poétiques et quasi-musicales. Tolstoï en a repris un peu le cadre, plus tard, pour Maître et Serviteur (1895).
[92] T. V des Œuvres complètes.
[93] Quand il était enfant, il avait, dans un accès de jalousie, fait tomber d'un balcon celle qui devait devenir madame Bers,—sa petite camarade de jeux, alors âgée de neuf ans. Elle en resta longtemps boiteuse.
[94] Voir dans Bonheur Conjugal la déclaration de Serge:
«Supposez un monsieur A, un homme vieux qui a vécu, et une dame B, jeune, heureuse, qui ne connaît encore ni les hommes ni la vie. Par suite de diverses circonstances de famille, il l'aimait comme une fille, et ne pensait pas pouvoir l'aimer autrement..., etc.»
[95] Peut-être mettait-il aussi dans son œuvre les souvenirs d'un roman d'amour, ébauché à Iasnaïa en 1856, avec une jeune fille, très différente de lui, très frivole et mondaine, qu'il finit par laisser, bien qu'ils fussent sincèrement épris l'un de l'autre.
[96] De 1857 à 1861.
[97] Journal, octobre 1857, trad. Bienstock.
[98] Lettre à Fet, 1863 (Vie et Œuvre de Tolstoï).
[99] Confessions, trad. Bienstock.
[100] «Le bonheur de famille m'absorbe tout entier.» (5 janvier 1863.)—«Je suis si heureux! si heureux! Je l'aime tant!» (8 février 1863.)—Voir Vie et Œuvre.
[101] Elle avait écrit quelques nouvelles.
[102] Elle recopia, dit-on, sept fois Guerre et Paix.
[103] Aussitôt après son mariage, Tolstoï suspendit ses travaux pédagogiques, écoles et revue.
[104] Ainsi que sa sœur Tatiana, intelligente et artiste, dont Tolstoï aimait beaucoup l'esprit et le talent musical.
Tolstoï disait: «J'ai pris Tania (Tatiana), je l'ai pilée avec Sonia (Sophie Bers, comtesse Tolstoï), et il en est sorti Natacha». (Cité par Birukov.)
[105] L'installation de Dolly dans la maison de campagne délabrée;—Dolly et les enfants;—beaucoup de détails de toilette;—sans parler de certains secrets de l'âme féminine, que l'intuition d'un homme de génie n'eût peut-être pas suffi à pénétrer, si une femme ne les lui avait trahis.
[106] Indice caractéristique de la mainmise sur l'esprit de Tolstoï par le génie créateur: son Journal s'interrompt, treize ans, depuis le 1er novembre 1865, en pleine composition de Guerre et Paix. L'égoïsme artistique fait taire le monologue de la conscience.—Cette époque de création est aussi une époque de forte vie physique. Tolstoï est fou de la chasse. «A la chasse, j'oublie tout...» (Lettre de 1864.)—A une de ces chasses à cheval, il se cassa le bras (septembre 1864), et ce fut pendant sa convalescence qu'il dicta les premières parties de Guerre et Paix.—«En revenant de mon évanouissement, je me suis dit: «Je suis un artiste.» Et je le suis, mais un artiste isolé.» (Lettre à Fet, 23 janvier 1865.) Toutes les lettres de cette époque, écrites à Fet, exultent de joie créatrice. «Je regarde comme un essai de plume, dit-il, tout ce que j'ai publié jusqu'à ce jour.» (Ibid.)
[107] Déjà, parmi les œuvres qui exercèrent une influence sur lui, entre vingt et trente-cinq ans, Tolstoï indique:
«Gœthe: Hermann et Dorothée... Influence très grande.
Homère: Iliade et Odyssée (en russe)... Influence très grande.»
En juin 1863, il note dans son Journal:
«Je lis Gœthe, et plusieurs idées naissent en moi.»
Au printemps de 1865, Tolstoï relit Gœthe, et il nomme Faust «la poésie de la pensée, la poésie qui exprime ce que ne peut exprimer aucun autre art.»
Plus tard, il sacrifia Gœthe, comme Shakespeare, à son Dieu. Mais il resta fidèle à son admiration pour Homère. En août 1857, il lisait, avec un égal saisissement, l'Iliade et l'Évangile. Et, dans un de ses derniers livres, le pamphlet contre Shakespeare (1903), c'est Homère qu'il oppose à Shakespeare, comme exemple de sincérité, de mesure et d'art vrai.
[108] Les deux premières parties de Guerre et Paix parurent en 1865-66, sous le titre de l'Année 1805.
[109] Tolstoï commença l'œuvre, en 1863, par les Décembristes, dont il écrivit trois fragments (publiés dans le t. VI des Œuvres complètes). Mais il s'aperçut que les fondations de son édifice n'étaient pas suffisamment assurées; et, creusant plus avant, il arriva à l'époque des guerres napoléoniennes, et écrivit Guerre et Paix. La publication commença en janvier 1865 dans le Rousski Viestnik; le sixième volume fut terminé en automne 1869. Alors Tolstoï remonta le cours de l'histoire; et il conçut le projet d'un roman épique sur Pierre le Grand, puis d'un autre: Mirovitch, sur le règne des impératrices du XVIIIe siècle et de leurs favoris. Il y travailla, de 1870 à 1873, s'entourant de documents, ébauchant plusieurs scènes; mais ses scrupules réalistes l'y firent renoncer: il avait conscience de n'arriver jamais à ressusciter d'une façon assez véridique l'âme de ces temps éloignés.—Plus tard, en janvier 1876, il eut l'idée d'un nouveau roman sur l'époque de Nicolas I; puis il se remit aux Décembristes, avec passion, en 1877, recueillant les témoignages des survivants et visitant les lieux de l'action. Il écrit, en 1878, à sa tante, la comtesse A.-A. Tolstoï: «Cette œuvre est pour moi si importante! Vous ne pouvez vous imaginer combien c'est important pour moi; aussi important que l'est pour vous votre foi. Je voudrais dire: encore plus.» (Corresp. inédite, p. 9.)—Mais il s'en détacha, à mesure qu'il approfondissait le sujet: sa pensée n'y était plus. Déjà, le 17 avril 1879, il écrivait à Fet: «Les Décembristes? Dieu sait où ils sont!... Si j'y pensais, si j'écrivais, je me flatte de l'espoir que l'odeur seule de mon esprit serait insupportable à ceux qui tirent sur les hommes, pour le bien de l'humanité.» (Ibid., p. 132.)—A cette heure de sa vie, la crise religieuse était commencée: il allait brûler toutes ses idoles anciennes.
[110] La première traduction française de Guerre et Paix, composée à Saint-Pétersbourg, date de 1879. Mais la première édition française est de 1885, en 3 volumes, chez Hachette. Tout récemment, une nouvelle traduction, intégrale, en 6 volumes, vient d'être publiée dans les Œuvres complètes (t. VII-XII).
[111] Pierre Besoukhov, qui a épousé Natacha, sera un Décembriste. Il a fondé une société secrète pour veiller au bien général, une sorte de Tugendbund. Natacha s'associe à ses projets, avec exaltation. Denissov ne comprend rien à une révolution pacifique; mais il est tout prêt à une révolte armée. Nicolas Rostov a gardé son loyalisme aveugle de soldat. Lui, qui disait, après Austerlitz: «Nous n'avons qu'une chose à faire: remplir notre devoir, nous battre et ne jamais penser», il s'irrite contre Pierre, et il dit: «Mon serment avant tout! Si on m'ordonnait de marcher contre toi, avec mon escadron, je marcherais et je frapperais.» Sa femme, la princesse Marie, l'approuve. Le fils du prince André, le petit Nicolas Bolkonsky, âgé de quinze ans, délicat, maladif et charmant, aux grands yeux, aux cheveux d'or, écoute fiévreusement la discussion; tout son amour est pour Pierre et pour Natacha; il n'aime guère Nicolas et Marie; il a un culte pour son père, qu'il se rappelle à peine; il rêve de lui ressembler, d'être grand, d'accomplir quelque chose de grand,—quoi? il ne sait... «Quoi qu'ils disent, je le ferai... Oui, je le ferai. Lui-même m'aurait approuvé.»—Et l'œuvre se termine par un rêve de l'enfant, qui se voit sous la forme d'un grand homme de Plutarque, avec l'oncle Pierre, précédé de la Gloire, et suivi d'une armée.—Si les Décembristes avaient été écrits alors, nul doute que le petit Bolkonsky n'en eût été un des héros.
[112] J'ai dit que les deux familles Rostov et Bolkonski, dans Guerre et Paix, rappellent par beaucoup de traits la famille paternelle et maternelle de Tolstoï. Nous avons vu aussi s'annoncer dans les récits du Caucase et de Sébastopol plusieurs types de soldats et d'officiers de Guerre et Paix.
[113] Lettre du 2 février 1868, citée par Birukov.
[114] Notamment, disait-il, celui du prince André, dans la première partie.
[115] Il est regrettable que la beauté de la conception poétique soit quelquefois ternie par les bavardages philosophiques, dont Tolstoï surcharge son œuvre, surtout dans les dernières parties. Il tient à exposer sa théorie de la fatalité de l'histoire. Le malheur est qu'il y revient sans cesse et qu'il se répète obstinément. Flaubert, qui «poussait des cris d'admiration», en lisant les deux premiers volumes, qu'il déclarait «sublimes» et «pleins de choses à la Shakespeare», jeta d'ennui le troisième volume:—«Il dégringole affreusement. Il se répète, et il philosophise. On voit le monsieur, l'auteur et le Russe, tandis que jusque-là on n'avait vu que la Nature et l'Humanité.» (Lettre à Tourgueniev, janvier 1880.)
[116] La première traduction française d'Anna Karénine parut en deux volumes, 1886, chez Hachette. Dans les Œuvres complètes, la traduction intégrale remplit quatre volumes (t. XV-XVIII).
[117] Lettre à sa femme (archives de la comtesse Tolstoï), citée par Birukov (Vie et Œuvre).
[118] Le souvenir de cette terrible nuit se retrouve dans le Journal d'un Fou, 1883. (Œuvres posthumes.)
[119] Pendant qu'il termine Guerre et Paix, dans l'été de 1869, il découvre Schopenhauer, et il s'en enthousiasme: «Schopenhauer est le plus génial des hommes.» (Lettre à Fet, 30 août 1869.)
[120] Cet Abécédaire, énorme manuel de 700 à 800 pages, divisé en quatre livres, comprenait, à côté de méthodes d'enseignement, de très nombreux récits. Ceux-ci ont formé plus tard Les Quatre Livres de Lecture dont M. Charles Salomon vient de publier la première traduction française intégrale, 1928.
[121] Il y a, dit-il encore, entre Homère et ses traducteurs, la différence de «l'eau bouillie et distillée, et de l'eau de source froide, à faire mal aux dents, éclatante, ensoleillée, qui parfois charrie du sable, mais qui en est plus pure et plus fraîche». (Lettre à Fet, déc. 1870.)
[122] Corresp. inéd.
[123] Archives de la comtesse Tolstoï (Vie et Œuvre).
[124] Le roman fut terminé en 1877. Il parut—sauf l'épilogue,—dans le Rousski Viestniki.
[125] La mort de trois enfants (18 novembre 1873, février 1875, fin novembre 1875), de la tante Tatiana, sa mère adoptive (20 juin 1874), de la tante Pélagie (22 décembre 1875).
[126] Lettre à Fet, 1er mars 1876.
[127] «La femme est la pierre d'achoppement de la carrière d'un homme. Il est difficile d'aimer une femme et de rien faire de bon; et la seule façon de n'être pas constamment gêné, entravé par l'amour, c'est de se marier.» (Trad. Hachette, t. I, p. 312.)
[128] T. I, p. 86.
[129] T. I, p. 149.
[130] Devise, en tête du livre.
[131] Noter aussi, dans l'épilogue, l'esprit nettement hostile à la guerre et au nationalisme, au panslavisme.
[132] «Le mal, c'est ce qui est raisonnable pour le monde. Le sacrifice, l'amour, c'est l'insanité.» (II, 244.)
[133] II, 79.
[134] II, 346.
[135] II, 353.
[136] «Maintenant, je m'attelle de nouveau à l'ennuyeuse et vulgaire Anna Karénine, avec le seul désir de m'en débarrasser au plus vite...» (Lettres à Fet, 26 août 1875, Corresp. inéd. p. 95.)
«Il me faut achever le roman qui m'ennuie». (Ibid. 1er mars 1876.)
[137] Dans les Confessions (1879). t. XIX des Œuvres complètes.
[138] Je résume ici plusieurs pages des Confessions, en conservant les expressions de Tolstoï.
[139] Cf. Anna Karénine: «Et Levine aimé, heureux, père de famille, éloigna de sa main toute arme, comme s'il eût craint de céder à la tentation de mettre fin à son supplice» (II, 339). Cet état d'esprit n'était pas spécial à Tolstoï et à ses héros. Tolstoï était frappé du nombre croissant de suicides, chez les classes aisées de toute l'Europe, et particulièrement en Russie. Il y fait souvent allusion dans ses œuvres de ce temps. On dirait qu'a passé sur l'Europe de 1880 une grande vague de neurasthénie, qui a submergé des milliers d'êtres. Ceux qui étaient adolescents alors en gardent, comme moi, le souvenir; et pour eux, l'expression par Tolstoï de cette crise humaine a une valeur historique. Il a écrit la tragédie cachée d'une génération.
[140] Confessions, p. 67.
[141] Ses portraits de cette époque accusent ce caractère populaire. Une peinture de Kramskoï (1873) représente Tolstoï en blouse de moujik, la tête penchée, l'air d'un Christ allemand. Le front commence à se dégarnir aux tempes; les joues sont creuses et barbues.—Dans un autre portrait de 1881, il a l'air d'un contre-maître endimanché: les cheveux coupés, la barbe et les favoris qui s'étalent; la figure paraît beaucoup plus large du bas que du haut; les sourcils sont froncés, les yeux moroses, le nez aux grosses narines de chien, les oreilles énormes.
[142] Confessions, p. 93-95.
[143] A vrai dire, ce n'était pas la première fois. Le jeune volontaire au Caucase, l'officier de Sébastopol, Olenine des Cosaques, le prince André et Pierre Besoukhov, dans Guerre et Paix, avaient eu des visions semblables. Mais Tolstoï était si passionné que, chaque fois qu'il découvrait Dieu, il croyait que c'était pour la première fois et qu'il n'y avait eu avant que la nuit et le néant. Il ne voyait plus dans son passé que les ombres et les hontes. Nous qui, par son Journal, connaissons, mieux que lui-même, l'histoire de son cœur, nous savons combien ce cœur fut toujours, même dans ses égarements, profondément religieux. Au reste, il en convient, dans un passage de la préface à la Critique de la théologie dogmatique: «Dieu! Dieu! j'ai erré, j'ai cherché la vérité où il ne le fallait point. Je savais que j'errais. Je flattais mes mauvaises passions, en les sachant mauvaises; mais je ne t'oubliais jamais. Je t'ai senti toujours, même quand je m'égarais».—La crise de 1878-9 fut seulement plus violente que les autres, peut-être sous l'influence des deuils répétés et de l'âge qui venait; et sa seule nouveauté fut en ceci qu'au lieu que la vision de Dieu s'évanouit sans laisser de traces, après que la flamme d'extase était tombée, Tolstoï, averti par l'expérience passée, se hâta de «marcher, tandis qu'il avait la lumière», et de déduire de sa foi tout un système de vie. Non qu'il ne l'eût déjà tenté. (On se souvient de ses Règles de vie, conçues quand il était étudiant.) Mais, à cinquante ans, il avait moins de chances de se laisser distraire de sa route par les passions.
[144] Le sous-titre des Confessions est Introduction à la Critique de la Théologie dogmatique et à l'Examen de la doctrine chrétienne.
[145] «Moi, qui plaçais la vérité dans l'unité de l'amour, je fus frappé de ce fait que la religion détruisait elle-même ce qu'elle voulait produire.» (Confessions, p. 111.)
[146] «Et je me suis convaincu que l'enseignement de l'Église est, théoriquement, un mensonge astucieux et nuisible, pratiquement, un composé de superstitions grossières et de sorcelleries, sous lequel disparaît absolument le sens de la doctrine chrétienne.» (Réponse au Saint-Synode, 4-17 avril 1901.)
Voir aussi l'Église et l'État (1883).—Le plus grand crime que Tolstoï reproche à l'Église, c'est son «alliance impie» avec le pouvoir temporel. Il lui a fallu affirmer la sainteté de l'État, la sainteté de la violence. C'est «l'union des brigands avec les menteurs».
[147] A mesure qu'il avançait en âge, ce sentiment de l'unité de la vérité religieuse à travers l'histoire humaine, et de la parenté du Christ avec les autres sages, depuis Bouddha jusqu'à Kant et à Emerson, ne fît que s'accentuer, au point que Tolstoï se défendait, dans ses dernières années, d'avoir «aucune prédilection pour le christianisme». Tout particulièrement importante, en ce sens, est une lettre, écrite le 27 juillet-9 août 1909 au peintre Jan Styka, et récemment reproduite dans le Théosophe du 16 janvier 1911. Suivant son habitude, Tolstoï, tout plein de sa conviction nouvelle, a une tendance à oublier un peu trop son état d'âme ancien et le point de départ de sa crise religieuse, qui était purement chrétien:
«La doctrine de Jésus, écrit-il, n'est pour moi qu'une des belles doctrines religieuses que nous avons reçues de l'antiquité égyptienne, juive, hindoue, chinoise, grecque. Les deux grands principes de Jésus: l'amour de Dieu, c'est-à-dire de la perfection absolue, et l'amour du prochain, c'est-à-dire de tous les hommes sans aucune distinction, ont été prêchés par tous les sages du monde: Krishna, Bouddha, Lao-Tse, Confucius, Socrate, Platon, Epïctète, Marc-Aurèle, et parmi les modernes, Rousseau, Pascal, Kant, Emerson, Channing, et beaucoup d'autres. La vérité religieuse et morale est partout et toujours la même... Je n'ai aucune prédilection pour le christianisme. Si j'ai été particulièrement intéressé par la doctrine de Jésus, c'est: 1º parce que je suis né et que j'ai vécu parmi les chrétiens; 2º parce que j'ai trouvé une grande jouissance d'esprit à dégager la pure doctrine des surprenantes falsifications opérées par les Églises.»
Nous étudions, dans un chapitre spécial, à la fin du volume, la vaste synthèse religieuse de Tolstoï, où fraternisent toutes les grandes religions du monde.—Voir p. 214: la Réponse de l'Asie à Tolstoy.
[148] Tolstoï proteste qu'il n'attaque pas la vraie science, qui est modeste et connaît ses limites. (De la Vie, ch. IV, trad. franç. de la comtesse Tolstoï.)
[149] Ibid., ch. X.
[150] Tolstoï relit fréquemment les Pensées de Pascal, pendant la période de crise, qui précède les Confessions. Il en parle dans ses lettres à Fet (14 avril 1877, 3 août 1879); il recommande à son ami de les lire.
[151] Dans une lettre sur la raison, écrite le 26 novembre 1894 à la baronne X... (lettre reproduite dans le volume intitulé les Révolutionnaires, 1906), Tolstoï dit de même:
«L'homme n'a reçu directement de Dieu qu'un seul instrument de la connaissance de soi-même et de son rapport avec le monde; il n'y en a pas d'autres. Cet instrument, c'est la raison. La raison vient de Dieu. Elle est non seulement la qualité supérieure de l'homme, mais l'instrument unique de la connaissance de la vérité.»
[152] De la Vie, ch. X, XIV-XXI.
[153] De la Vie, XXII-XXV.—Comme pour la plupart de ces citations, je résume plusieurs chapitres en quelques phrases caractéristiques.
[154] Cette pensée religieuse a certainement évolué au sujet de plusieurs questions, notamment en ce qui touche la conception de la vie future.
[155] Je cite la traduction parue dans le Temps du 1er mai 1901.
[156] «J'avais passé jusque-là toute ma vie hors de la ville...» (Que devons-nous faire?)
[157] Ibid.
[158] Tolstoï a exprimé, maintes fois, son antipathie à l'égard des «ascètes qui agissent pour eux seuls, en dehors de leurs semblables». Il les met dans le même sac que les révolutionnaires ignorants et orgueilleux, «qui prétendent faire du bien aux autres, sans savoir ce qu'il leur faut à eux-mêmes... J'aime d'un même amour, dit-il, les hommes de ces deux catégories, mais je hais leurs doctrines de la même haine. La seule doctrine est celle qui ordonne une activité constante, une existence qui réponde aux aspirations de l'âme et cherche à réaliser le bonheur des autres. Telle est la doctrine chrétienne. Également éloignée du quiétisme religieux et des prétentions hautaines des révolutionnaires, qui cherchent à transformer le monde, sans savoir en quoi consiste le vrai bonheur.» (Lettre à un ami, publiée dans le volume intitulé Plaisirs cruels, 1895, trad. Halpérine-Kaminsky.)
[159] T. XXVI des Œuvres complètes.
[160] Photographie de 1885, reproduite dans l'édition de Que devons-nous-faire? des Œuvres complètes.
[161] Que devons-nous faire? p. 213.
[162] Toute cette première partie (les quinze premiers chapitres) qui fourmille de types, fut supprimée par la censure russe.
[163] «La vraie cause de la misère, ce sont les richesses accumulées dans les mains de ceux qui ne produisent pas, et concentrées dans les villes. Les riches se groupent dans les villes, pour jouir et pour se défendre. Et les pauvres viennent se nourrir des miettes de la richesse. Il est surprenant que plusieurs d'entre eux restent des travailleurs, et qu'ils ne se mettent pas tous à la chasse d'un gain plus facile: commerce, accaparement, mendicité, débauche, escroqueries,—voire même cambriolage.»
[164] «Le pivot du mal est la propriété. La propriété n'est que le moyen de jouir du travail des autres.»—La propriété, dit encore Tolstoï, c'est ce qui n'est pas à nous, ce sont les autres. «L'homme appelle sa propriété sa femme, ses enfants, ses esclaves, ses objets; mais la réalité lui montre son erreur; et il doit y renoncer, ou souffrir et faire souffrir.»
Tolstoï pressent déjà la Révolution russe: «Depuis trois ou quatre ans, dit-il, on nous invective dans les rues, on nous appelle fainéants. La haine et le mépris du peuple écrasé grandissent.» (Que devons-nous faire? p. 419.)
[165] Le paysan révolutionnaire Bondarev eût voulu que cette loi fût reconnue comme une obligation universelle. Tolstoï subissait alors son influence ainsi que celle d'un autre paysan, Sutaiev: «Pendant toute ma vie, deux penseurs russes ont eu sur moi une grande action morale, ont enrichi ma pensée, m'ont expliqué ma propre conception du monde: c'étaient deux paysans, Sutaiev et Bondarev.» (Que devons-nous faire? p. 404.)
Dans le même livre Tolstoï fait le portrait de Sutaiev, et note une conversation avec lui.
[166] L'Alcool et le Tabac (trad. de Halpérine-Kaminsky, publiée sous le titre: Plaisirs vicieux, 1895). Titre russe: Pourquoi les gens s'enivrent.
[167] Plaisirs cruels, 1895 (Les Mangeurs de viande; la Guerre; la Chasse), trad. de Halpérine-Kaminsky. Titres russes: (Pour Les Mangeurs de viande): Le premier degré.—La Guerre est un extrait d'un ouvrage volumineux: Le royaume de Dieu est en nous (chap. VI).
[168] Il est remarquable que Tolstoï ait eu tant de peine à s'en défaire. C'était chez lui une passion atavique: il la tenait de son père. Il n'était pas sentimental, et il semble n'avoir jamais fait dépense de beaucoup de pitié pour les bêtes. Ses yeux pénétrants se sont à peine arrêtés sur les yeux, si éloquents parfois, de nos humbles frères,—à l'exception du cheval, pour qui, en grand seigneur, il a une prédilection. Il n'était pas sans un fond de cruauté native. Après avoir raconté la mort lente d'un loup, qu'il avait tué, en le frappant d'un bâton à la racine du nez, il dit: «Je ressentais une volupté, au souvenir des souffrances de l'animal expirant.» Le remords s'éveilla tard.
[169] Été 1878. Voir Vie et Œuvre.
[170] 18 novembre 1878. Ibid.
[171] Novembre 1879. Ibid., trad. Bienstock.
[172] 5 octobre 1881. Vie et Œuvre.
[173] 14 octobre 1881, ibid.
[174] Mars 1882.
[175] 1882.
[176] 23 octobre 1884, Vie et Œuvre.
[177] «Le prétendu droit des femmes est né et ne pouvait naître que dans une société d'hommes qui se sont écartés de la loi du vrai travail. Aucune femme d'ouvrier sérieux ne demande le droit de partager son travail dans les mines ou dans les champs. Elles ne demandent que le droit de participer au travail imaginaire de la classe riche.»
[178] Ce sont les dernières lignes de Que devons-nous faire? Elles sont datées du 14 février 1886.
[179] Lettre à un ami, publiée sous le titre: Profession de foi, dans le volume intitulé Plaisirs cruels, 1895, trad. Halpérine-Kaminsky.
[180] La réconciliation eut lieu au printemps de 1878. Tolstoï écrivit a Tourgueniev pour lui demander pardon. Tourgueniev vint à Iasnaïa-Poliana en août 1878. Tolstoï lui rendit sa visite en juillet 1881. Tout le monde fut frappé de son changement de manières, de sa douceur, de sa modestie. Il était «comme régénéré».
[181] Lettre à Polonski (citée par Birukov).
[182] Lettre écrite de Bougival, 28 juin 1883.
[183] Chap. XII de l'édition russe. Le traducteur français en a fait l'introduction.
[184] On remarquera que, dans le reproche qu'il adresse à Tolstoï, M. de Vogüé, à son insu, reprend, pour son compte les expressions mêmes de Tolstoï. «A tort ou à raison, disait-il, pour notre châtiment peut-être, nous avons reçu du ciel ce mal nécessaire et superbe: la pensée... Jeter cette croix est une révolte impie.» (Le Roman russe, 1886.)—Or Tolstoï écrivait à sa tante, la comtesse A.-A. Tolstoï, en 1883: «Chacun doit porter sa croix... La mienne, c'est le travail de la pensée, mauvais, orgueilleux, plein de séduction.» (Corresp. inéd. p. 4.)
[185] Que devons-nous faire? p. 378-9.
[186] Il en arrivera même à justifier la souffrance,—non seulement la souffrance personnelle, mais la souffrance des autres. «Car c'est le soulagement des souffrances des autres qui est l'essence de la vie rationnelle. Comment donc l'objet du travail pourrait-il être un objet de souffrance pour le travailleur? C'est comme si le laboureur disait qu'une terre non labourée est une souffrance pour lui.» (De la Vie, ch. XXXIV-XXXV.)
[187] 23 février 1860. Corresp. inédite, p. 19-20.—C'est en quoi l'art «mélancolique et dyspeptique» de Tourgueniev lui déplaisait.
[188] Cette lettre du 4 octobre 1887 a paru dans les Cahiers de la quinzaine, 1902, et dans la Correspondance inédite, 1907.
Qu'est-ce que l'art? parut en 1897-98; mais Tolstoï y pensait depuis quinze ans, soit depuis 1882.
[189] Je reviendrai sur ce point à propos de la Sonate à Kreutzer.
[190] Son intolérance s'était accrue depuis 1886. Dans Que devons-nous faire? il n'osait pas encore toucher à Beethoven (ni à Shakespeare). Bien plus, il reprochait aux artistes contemporains d'oser s'en réclamer. «L'activité des Galilée, des Shakespeare, des Beethoven n'a rien de commun avec celle des Tyndall, des Victor Hugo, des Wagner. De même que les Saints Pères renieraient toute parenté avec les papes.» (Que devons-nous faire? p. 375.)
[191] Encore voulait-il partir avant la fin du premier. «Pour moi, la question était résolue. Je n'avais plus de doute. Il n'y avait rien à attendre d'un auteur capable d'imaginer des scènes comme celles-ci. On pouvait affirmer d'avance qu'il n'écrirait jamais rien qui ne fût mauvais.»
[192] On sait que, pour faire un choix parmi les poètes français des écoles nouvelles, il a cette idée admirable de «copier, dans chaque volume, la poésie qui se trouvait à la page 28»!
[193] Shakespeare, 1903.—L'ouvrage fut écrit, à l'occasion d'un article d'Ernest Crosby sur Shakespeare et la classe ouvrière.
[194] (Exactement:) «La Neuvième Symphonie n'unit pas tous les hommes, mais seulement un petit nombre d'entre eux, qu'elle sépare des autres.»
[195] «C'était là un de ces faits qui se produisent souvent, sans attirer l'attention de personne, ni intéresser—je ne dis pas l'univers—mais même le monde militaire français...»
Et plus loin:
«Il fallut quelques années, avant que les hommes s'éveillassent de leur hypnotisme et comprissent qu'ils ne pouvaient nullement savoir si Dreyfus était coupable on non, et que chacun a d'autres intérêts plus importants et plus immédiats que l'Affaire Dreyfus.» (Shakespeare, trad. Bienstock, p. 116-118.)
[196] «Le Roi Lear est un drame très mauvais, très négligemment fait, qui ne peut inspirer que du dégoût et de l'ennui.»—Othello, pour lequel Tolstoï montre quelque sympathie, sans doute parce que l'œuvre s'accordait avec ses pensées d'alors sur le mariage et sur la jalousie, «tout en étant le moins mauvais drame de Shakespeare, n'est qu'un tissu de paroles emphatiques». Le personnage d'Hamlet n'a aucun caractère; «c'est un phonographe de l'auteur, qui répète toutes ses idées, à la file». Pour la Tempête, Cymbeline, Troïlus, etc., Tolstoï ne les mentionne qu'à cause de leur «ineptie». Le seul personnage de Shakespeare qu'il trouve naturel est celui de Falstaff, «précisément parce qu'ici la langue de Shakespeare, pleine de froides plaisanteries et de calembours ineptes, s'accorde avec le caractère faux, vaniteux et débauché de cet ivrogne répugnant».
Tolstoï n'avait pas toujours pensé ainsi. Il avait plaisir à lire Shakespeare, entre 1860 et 1870, surtout à l'époque où il avait l'idée d'écrire un drame historique sur Pierre I. Dans ses notes de 1869, on voit même qu'il prenait Hamlet pour modèle et pour guide. Après avoir mentionné ses travaux achevés, Guerre et Paix, qu'il rapprochait de l'idéal homérique, Tolstoï ajoute:
«Hamlet et mes futurs travaux: poésie du romancier dans la peinture des caractères.»
[197] Il range dans «l'art mauvais» ses «œuvres d'imagination». (Qu'est-ce que l'Art?)—Il n'excepte pas de sa condamnation de l'art moderne ses propres pièces de théâtre, «dénuées de cette conception religieuse qui doit former la base du drame de l'avenir.»
[198] (Ou, plus exactement:) «C'est la direction du cours du fleuve.»
[199] Dès 1873, Tolstoï écrivait: «Pensez ce que vous voudrez, mais de telle façon que chaque mot puisse être compris du charretier qui transporte les livres de l'imprimerie. On ne peut rien écrire de mauvais dans une langue tout à fait claire et simple.»
[200] Tolstoï a donné l'exemple. Ses quatre Livres de lectures, pour les enfants des campagnes, ont été adoptés dans toutes les écoles de Russie, laïques et ecclésiastiques. Ses Premiers contes populaires sont l'aliment de milliers d'âmes. «Dans le bas peuple, écrit Stephan Anikine, ancien député à la Douma, le nom de Tolstoï se confond avec l'idée de «livre». On peut souvent entendre un petit villageois demander naïvement, dans une bibliothèque: «Donnez-moi un bon livre, un tolstoïen!» (Il veut dire un livre épais).—(A la mémoire de Tolstoï, lectures faites à l'Aula de l'Université de Genève, le 7 décembre 1910.)
[201] Cet idéal de l'union fraternelle entre les hommes ne marque point pour Tolstoï le terme de l'activité humaine; son âme insatiable lui fait concevoir un idéal inconnu, au delà de l'amour: «Peut-être la science découvrira-t-elle, un jour, à l'art un idéal encore plus élevé, et l'art le réalisera.»
[202] A ces mêmes années appartient, comme date de publication et sans doute d'achèvement, une œuvre qui fut écrite, en réalité, au temps heureux des fiançailles et des premières années du mariage: la belle histoire d'un cheval, Kholstomier (1861-1886). Tolstoï en parle dans une lettre à Fet, de 1863. (Corresp. inéd., p. 35).—L'art du début, avec ses paysages fins, sa sympathie pénétrante des âmes, son humour, sa jeunesse, a de la parenté avec les œuvres de la maturité (Bonheur conjugal, Guerre et Paix). La fin macabre, les dernières page sur les cadavres comparés du vieux cheval et de son maître, sont d'une brutalité de réalisme qui sont les années après 1880.
[203] Sonate à Kreutzer, Puissance des Ténèbres.
[204] Le Temps, 29 août 1901.
[205] «Pour le style, lui disait son ami Droujinine, en 1856, vous êtes fortement illettré, parfois comme un novateur et un grand poète, parfois comme un officier qui écrit à son camarade. Ce que vous écrivez avec amour est admirable. Aussitôt que vous êtes indifférent, votre style s'embrouille et devient épouvantable.» (Trad. Bienstock, Vie et Œuvre.)