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Vie de Tolstoï

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Je m'étonne toujours de ces paroles si souvent répétées: «Oui, c'est bien en théorie; mais comment sera-ce en pratique?» Comme si la théorie consistait en de belles paroles nécessaires pour la conversation, mais pas du tout pour y conformer la pratique!... Quand j'ai compris une chose à laquelle j'ai réfléchi, alors je ne puis la faire autrement que je l'ai comprise[161].

Il commence par décrire, avec une exactitude photographique, la misère à Moscou, telle qu'il l'a vue, au cours de ses visites aux quartiers pauvres, ou aux asiles de nuit[162]. Il se convainc que ce n'est pas avec de l'argent, comme il l'avait cru d'abord, qu'il pourra sauver ces malheureux, tous plus ou moins atteints par la corruption des villes. Alors, il cherche bravement d'où vient le mal. Et d'anneau en anneau se déroule la chaîne effrayante des responsabilités. Les riches d'abord, et la contagion de leur luxe maudit, qui attire et déprave[163]. La séduction universelle de la vie sans travail.—L'État ensuite, cette entité meurtrière, créée par les violents pour dépouiller et asservir, à leur profit, le reste de l'humanité.—L'Église, associée; la science et l'art, complices... Comment combattre toutes ces armées du mal? D'abord, en refusant de s'y enrôler. En refusant de participer à l'exploitation humaine. En renonçant à l'argent et à la possession de la terre[164], en ne servant point l'État.

Mais ce n'est pas assez, il faut «ne pas mentir», ne pas avoir peur de la vérité. Il faut «se repentir», et arracher l'orgueil, enraciné avec l'instruction. Il faut enfin travailler de ses mains. «Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front»: c'est le premier commandement et le plus essentiel[165]. Et Tolstoï, répondant par avance aux railleries de l'élite, dit que le travail physique n'entrave en rien l'énergie intellectuelle, mais qu'il l'accroît au contraire et qu'il répond aux exigences normales de la nature. La santé ne peut qu'y gagner; l'art, davantage encore. De plus, il rétablit l'union entre les hommes.

Dans ses ouvrages suivants, Tolstoï complétera ces préceptes d'hygiène morale. Il s'inquiétera d'achever la cure de l'âme, d'en refaire l'énergie, en proscrivant les plaisirs vicieux, qui endorment la conscience[166], et les plaisirs cruels, qui la tuent[167]. Il donne l'exemple. En 1884, il a fait le sacrifice de sa passion la plus enracinée: la chasse[168]. Il pratique l'abstinence, qui forge la volonté. Tel, un athlète qui s'impose une dure discipline, pour combattre et pour vaincre.

Que devons-nous faire? marque la première étape de la route difficile où Tolstoï allait s'engager, quittant la paix relative de la méditation religieuse pour la mêlée sociale. Et dès lors commença cette guerre de vingt ans, qu'au nom de l'Évangile le vieux prophète d'Iasnaïa Poliana livra, seul, en dehors de tous les partis, et les condamnant tous, aux crimes et aux mensonges de la civilisation.





Autour de lui, la révolution morale de Tolstoï rencontrait peu de sympathie; elle désolait sa famille.

Depuis longtemps déjà, la comtesse Tolstoï observait, inquiète, les progrès d'un mal qu'elle combattait en vain. Dès 1874, elle s'indignait de voir son mari perdre tant de forces et de temps à des travaux pour les écoles.

Ce Syllabaire, cette arithmétique, cette grammaire, je les méprise et ne puis faire semblant de m'y intéresser.

Ce fut bien autre chose quand à la pédagogie succéda la religion. Si hostile fut l'accueil fait par la comtesse aux premières confidences du nouveau converti que Tolstoï éprouve le besoin de s'excuser, quand il parle de Dieu dans ses lettres:

La comtesse est touchée, sans doute; elle tâche de dissimuler son impatience; mais elle ne comprend pas; elle observe son mari avec inquiétude:

Ses yeux sont étranges, fixes. Il ne parle presque pas. Il semble n'être pas de ce monde[170].

Elle pense qu'il est malade:

Léon travaille toujours, à ce qu'il dit. Hélas! il écrit des discussions religieuses quelconques. Il lit et réfléchit, jusqu'à se donner mal à la tête, et tout cela pour montrer que l'Église n'est pas d'accord avec la doctrine de l'Évangile. C'est à peine s'il se trouve en Russie une dizaine de personnes que cela puisse intéresser. Mais il n'y a rien à faire. Je ne souhaite qu'une chose: qu'il en finisse au plus vite, et que cela passe comme une maladie[171].

La maladie ne passa point. La situation devint de plus en plus pénible entre les deux époux. Ils s'aimaient, ils avaient l'un pour l'autre une estime profonde; mais il leur était impossible de se comprendre. Ils tâchaient de se faire des concessions mutuelles, qui devenaient—comme c'est l'habitude—de mutuels tourments. Tolstoï s'obligeait à suivre les siens, à Moscou. Il écrivait dans son Journal:

Le mois le plus pénible de ma vie. L'installation à Moscou. Tous s'installent. Quand donc commenceront-ils à vivre? Tout cela, non pour vivre, mais parce que les autres gens font ainsi! Les malheureux[172]!...

Dans ces mêmes jours, la comtesse écrivait:

Moscou. Il y aura demain un mois que nous sommes ici. Les deux premières semaines, j'ai pleuré chaque jour, parce que Léon était non seulement triste, mais tout à fait abattu. Il ne dormait pas, il ne mangeait pas, et même parfois, il pleurait; j'ai cru que je deviendrais folle[173].

Ils durent s'éloigner l'un de l'autre, pendant quelque temps. Ils se demandent pardon de se faire souffrir. Comme ils s'aiment toujours!... Il lui écrit:

Tu dis: «Je t'aime et tu n'en as pas besoin». C'est la seule chose dont j'aie besoin... Ton amour me réjouit plus que tout au monde[174].

Mais, dès qu'ils se retrouvent ensemble, le désaccord s'accuse. La comtesse ne peut prendre son parti de cette manie religieuse, qui pousse maintenant Tolstoï à apprendre l'hébreu avec un rabbin.

Rien autre ne l'intéresse plus. Il dépense ses forces à des sottises. Je ne puis cacher mon mécontentement[175].

Elle lui écrit:

Je ne puis que m'attrister que de pareilles forces intellectuelles se dépensent à couper du bois, chauffer le samovar, et coudre des bottes.

Et elle ajoute, avec le sourire affectueux et moqueur d'une mère qui regarde jouer son enfant, un peu fou:

Enfin, je me suis calmée avec le proverbe russe: «Que l'enfant s'amuse de n'importe quoi, pourvu qu'il ne pleure pas[176]

Mais la lettre n'est pas partie qu'elle voit en pensée son mari lisant ces lignes, de ses bons yeux candides, qu'attriste ce ton d'ironie; et elle rouvre la lettre, dans un élan d'amour:

Tout d'un coup, tu t'es représenté si clairement à moi, et j'ai senti un tel accès de tendresse pour toi! Il y a en toi quelque chose de si sage, de si bon, de si naïf, de si persévérant, tout cela éclairé par une lumière de compassion pour tous, et ce regard qui va droit à l'âme... Et cela n'appartient qu'à toi seul.

Ainsi, ces deux êtres qui s'aimaient, se torturaient l'un l'autre et se désolaient ensuite du mal qu'ils avaient pu faire, sans pouvoir l'empêcher. Situation sans issue, qui dura près de trente ans, et à laquelle, seule, devait mettre fin, dans une heure d'égarement, la fuite du vieux roi Lear, mourant, à travers la steppe.

On n'a pas assez remarqué l'appel émouvant aux femmes, qui termine Que devons-nous faire?—Tolstoï n'a aucune sympathie pour le féminisme moderne[177]. Mais pour celle qu'il nomme «la femme-mère», pour celle qui connaît le vrai sens de la vie, il a des paroles d'adoration pieuse; il fait un magnifique éloge de ses peines et de ses joies, de la grossesse et de la maternité, de ces souffrances terribles, de ces années sans repos, de ce travail invisible, épuisant, dont la femme n'attend la récompense de personne, et de cette béatitude qui inonde l'âme, au sortir de la douleur, quand elle a accompli la Loi. Il trace le portrait de l'épouse vaillante, qui est pour son mari une aide, non un obstacle. Elle sait que, «seul le sacrifice obscur, sans récompense, pour la vie des autres, est la vocation de l'homme».

Une telle femme non seulement n'encouragera pas son mari à un travail faux et trompeur, qui n'a pour but que de jouir du travail des autres; mais avec horreur et dégoût, elle envisagera cette activité qui serait une séduction pour ses enfants. Elle exigera de son compagnon le vrai travail, qui veut de l'énergie et ne craint pas le danger... Elle sait que les enfants, les générations à venir, sont ce qu'il est donné aux hommes de voir de plus saint, et qu'elle vit pour servir, de tout son être, cette œuvre sacrée. Elle développera dans ses enfants et dans son mari la force du sacrifice... Ce sont de telles femmes, qui dominent les hommes et leur servent d'étoile conductrice... O femmes-mères! Entre vos mains est le salut du monde[178]!

C'est l'appel d'une voix qui supplie, qui espère encore... Ne sera-t-elle pas entendue?...

Quelques années plus tard, la dernière lueur d'espoir est éteinte:

Vous ne le croirez peut-être pas; mais vous ne sauriez imaginer combien je suis isolé, jusqu'à quel point mon moi véritable est méprisé par tous ceux qui m'entourent[179].

Si les plus aimants méconnaissaient ainsi la grandeur de sa transformation morale, on ne pouvait attendre des autres ni plus de pénétration, ni plus de respect. Tourgueniev, avec qui Tolstoï avait tenu à se réconcilier, plutôt dans un esprit d'humilité chrétienne que parce qu'il avait changé de sentiments à son égard[180], disait ironiquement: «Je plains beaucoup Tolstoï; mais d'ailleurs, comme disent les Français, chacun tue ses puces, à sa manière[181]».

Quelques années plus tard, sur le point de mourir, il écrivait à Tolstoï la lettre connue, où il suppliait son «ami, le grand écrivain de la terre russe», de «retourner à la littérature[182]».

Tous les artistes européens s'associaient à l'inquiétude et à la prière de Tourgueniev, mourant. Eugène-Melchior de Vogüé, à la fin de l'étude qu'en 1886 il consacrait à Tolstoï, prenait prétexte d'un portrait de l'écrivain en costume de moujik, tirant l'alène, pour lui adresser une éloquente apostrophe:

Artisan de chefs-d'œuvre, ce n'est pas là votre outil!... Notre outil, c'est la plume; notre champ, l'âme humaine, qu'il faut abriter et nourrir, elle aussi. Permettez qu'on vous rappelle ce cri d'un paysan russe, du premier imprimeur de Moscou, alors qu'on le remettait à la charrue: «Je n'ai pas affaire de semer le grain de blé, mais de répandre dans le monde les semences spirituelles».

Comme si Tolstoï avait jamais songé à renier son rôle de semeur du blé de la pensée!... A la fin de: En quoi consiste ma foi[183], il écrivait:

Je crois que ma vie, ma raison, ma lumière, m'est donnée exclusivement pour éclairer les hommes. Je crois que ma connaissance de la vérité est un talent qui m'est prêté pour cet objet, que ce talent est un feu, qui n'est feu que quand il brûle. Je crois que l'unique sens de ma vie, c'est de vivre dans cette lumière qui est en moi, et de la tenir haut devant les hommes pour qu'ils la voient[184].

Mais cette lumière, ce feu «qui n'est feu que quand il brûle», inquiétaient la plupart des artistes. Les plus intelligents n'étaient pas sans prévoir que leur art risquait fort d'être la première proie de l'incendie. Ils affectaient de croire que l'art tout entier était menacé et que, comme Prospero, Tolstoï brisait pour jamais sa baguette magique d'illusions créatrices.

Or, rien n'était moins vrai; et j'entends démontrer que, loin de ruiner l'art, Tolstoï a suscité en lui des énergies qui restaient en jachère, et que sa foi religieuse, au lieu de tuer son génie artistique, l'a renouvelé.





Il est singulier que, lorsqu'on parle des idées de Tolstoï sur la science et sur l'art, on laisse généralement de côté le plus important des livres où ces idées sont exprimées: Que devons-nous faire? (1884-1886). C'est là que, pour la première fois, Tolstoï engage le combat contre la science et l'art; et jamais nul des combats suivants n'a dépassé en violence cette première rencontre. On s'étonne que, lors des récents assauts livrés chez nous à la vanité de la science et des intellectuels, personne n'ait songé à reprendre ces pages. Elles constituent le réquisitoire le plus terrible qu'on ait écrit contre «les eunuques de la science» et les «forbans de l'art», contre ces castes de l'esprit, qui, après avoir détruit ou asservi les anciennes castes régnantes: Église, État, Armée, se sont installées à leur place, et, sans vouloir ou pouvoir rien faire d'utile aux hommes, prétendent qu'on les admire et qu'on les serve aveuglément, édictant comme des dogmes une foi impudente en la science pour la science et en l'art pour l'art,—masque menteur dont cherche à se couvrir leur justification personnelle, l'apologie de leur monstrueux égoïsme et de leur néant.

«Ne me faites point dire, continue Tolstoï, que je nie l'art et la science. Non seulement je ne les nie pas, mais c'est en leur nom que je veux chasser les vendeurs du temple.»

La science et l'art sont aussi nécessaires que le pain et l'eau, même plus nécessaires.... La vraie science est la connaissance de la mission, et par conséquent du vrai bien de tous les hommes. Le vrai art est l'expression de la connaissance de la mission et du vrai bien de tous les hommes.

Et il loue ceux qui, «depuis que les hommes existent, ont sur les harpes et sur les tympanons, par les images et la parole, exprimé leur lutte contre la duplicité, leurs souffrances dans cette lutte, leur espoir dans le triomphe du bien, leur désespoir au triomphe du mal et leur enthousiasme à la vue prophétique de l'avenir».

Alors, il trace l'image du vrai artiste, dans une page brûlante d'ardeur douloureuse et mystique:

L'activité de la science et de l'art n'a de fruit que lorsqu'elle ne s'arroge aucun droit et ne se connaît que des devoirs. C'est seulement parce que cette activité est telle, parce que son essence est le sacrifice, que l'humanité l'honore. Les hommes qui sont appelés à servir les autres par le travail spirituel souffrent toujours dans l'accomplissement de cette tâche: car le monde spirituel naît seulement dans les souffrances et les tortures. Le sacrifice et la souffrance, tel est le sort du penseur et de l'artiste: car son but est le bien des hommes. Les hommes sont malheureux, ils souffrent, ils meurent; on n'a pas le temps de flâner et de s'amuser. Le penseur ou l'artiste ne reste jamais assis sur les hauteurs olympiennes, comme nous sommes habitués à le croire; il est toujours dans le trouble et dans l'émotion. Il doit décider et dire ce qui donnera le bien aux hommes, ce qui les délivrera des souffrances, et il ne l'a pas décidé, il ne l'a pas dit; et demain il sera peut-être trop tard, et il mourra... Ce n'est pas celui qui est élevé dans un établissement où l'on forme des artistes et des savants (à dire vrai, on en fait des destructeurs de la science et de l'art); ce n'est pas celui qui reçoit des diplômes et un traitement, qui sera un penseur ou un artiste; c'est celui qui serait heureux de ne pas penser et de ne pas exprimer ce qui lui est mis dans l'âme, mais qui ne peut se dispenser de le faire: car il y est entraîné par deux forces invincibles: son besoin intérieur et son amour des hommes. Il n'y a pas d'artistes gras, jouisseurs, et satisfaits de soi[185].

Cette page splendide, qui jette un jour tragique sur le génie de Tolstoï, était écrite sous l'impression immédiate de la souffrance que lui causait le spectacle de la misère à Moscou et dans la conviction que la science et l'art étaient complices de tout le système actuel d'inégalité sociale et de violence hypocrite.—Cette conviction, jamais il ne la perdra. Mais l'impression de sa première rencontre avec la misère du monde ira en s'atténuant; la blessure est moins saignante[186]; et dans nul de ses livres suivants on ne retrouvera le frémissement de douleur et de colère vengeresse qui tremble en celui-ci. Nulle part, cette sublime profession de foi de l'artiste qui crée avec son sang, cette exaltation du sacrifice et de la souffrance, «qui sont le lot du penseur», ce mépris pour l'art olympien, à la façon de Gœthe. Les ouvrages où il reprendra ensuite la critique de l'art traiteront la question d'un point de vue littéraire et moins mystique; le problème de l'art y sera dégagé du fond de cette misère humaine, à laquelle Tolstoï ne peut penser sans délirer, comme le soir de sa visite à l'asile de nuit, où, rentré chez lui, il sanglote et crie désespérément.

Ce n'est pas à dire que ces ouvrages didactiques soient jamais froids. Froid, il lui est impossible de l'être. Jusqu'à la fin de sa vie, il restera celui qui écrivait à Fet:

Si l'on n'aime pas ses personnages, même les moindres, alors il faut les insulter de telle façon que le ciel en ait chaud, ou se moquer d'eux jusqu'à ce que le ventre en éclate[187].

Il ne s'en fait pas faute, dans ses écrits sur l'art. La partie négative—insultes et sarcasmes—y est d'une telle vigueur qu'elle est la seule qui ait frappé les artistes. Elle blessait trop violemment leurs superstitions et leurs susceptibilités pour qu'ils ne vissent point, dans l'ennemi de leur art, l'ennemi de tout art. Mais jamais la critique, chez Tolstoï, ne va sans la reconstruction. Jamais il ne détruit pour détruire, mais pour réédifier. Et dans sa modestie, il ne prétend même pas rien bâtir de nouveau; il défend l'Art, qui fut et sera toujours, contre les faux artistes qui l'exploitent et qui le déshonorent:

La science véritable et l'art véritable ont toujours existé et existeront toujours; il est impossible et inutile de les contester, m'écrivait-il, en 1887, dans une lettre qui devance de plus de dix ans sa fameuse Critique de l'Art[188]. Tout le mal d'aujourd'hui vient de ce que les gens soi-disant civilisés, ayant à leur côté les savants et les artistes, sont une caste privilégiée comme les prêtres. Et cette caste a tous les défauts de toutes les castes. Elle dégrade et rabaisse le principe en vertu duquel elle s'organise. Ce qu'on appelle dans notre monde les sciences et les arts n'est qu'un immense humbug, une grande superstition dans laquelle nous tombons ordinairement, dès que nous nous affranchissons de la vieille superstition de l'Église. Pour voir clair dans la route que nous devons suivre, il faut commencer par le commencement,—il faut relever le capuchon qui me tient chaud, mais qui me couvre la vue.—La tentation est grande. Nous naissons ou nous nous hissons sur les marches de l'échelle; et nous nous trouvons parmi les privilégiés, les prêtres de la civilisation, de la Kultur, comme disent les Allemands. Il nous faut, comme aux prêtres brahmanes ou catholiques, beaucoup de sincérité et un grand amour du vrai, pour mettre en doute les principes qui nous assurent cette position avantageuse. Mais un homme sérieux, qui se pose la question de la vie, ne peut pas hésiter. Pour commencer à voir clair, il faut qu'il s'affranchisse de la superstition où il se trouve, quoiqu'elle lui soit avantageuse. C'est une condition sine quâ non.... Ne pas avoir de superstition. Se mettre dans l'état d'un enfant, ou d'un Descartes...

Cette superstition de l'art moderne, dans laquelle se complaisent des castes intéressées, «cet immense humbug», Tolstoï les dénonce dans son livre: Qu'est-ce que l'Art? Avec une rude verve, il en montre les ridicules, la pauvreté, l'hypocrisie, la corruption foncière. Il fait table rase. Il apporte à cette démolition la joie d'un enfant qui massacre ses jouets. Toute cette partie critique est souvent pleine d'humour, mais aussi d'injustice: c'est la guerre. Tolstoï se sert de toutes armes et frappe au hasard, sans regarder au visage ceux qu'il frappe. Bien souvent, il arrive—comme dans toutes les batailles—qu'il blesse tels de ceux qu'il eût été de son devoir de défendre: Ibsen ou Beethoven. C'est la faute de son emportement qui ne lui laisse pas le temps de réfléchir assez avant d'agir, de sa passion qui l'aveugle souvent sur la faiblesse de ses raisons, et—disons-le—c'est aussi la faute de sa culture artistique incomplète.

En dehors de ses lectures littéraires, que peut-il bien connaître de l'art contemporain? Qu'a-t-il pu voir de la peinture, qu'a-t-il pu entendre de la musique européenne, ce gentilhomme campagnard, qui a passé les trois quarts de sa vie dans son village moscovite, qui n'est plus venu en Europe depuis 1860;—et qu'y a-t-il vu alors, à part les écoles, qui seules l'intéressaient?—Pour la peinture, il en parle d'après ouï-dire, citant pêle-mêle, parmi les décadents, Puvis, Manet, Monet, Bœcklin, Stuck, Klinger, admirant de confiance, à cause de leurs bons sentiments, Jules Breton et Lhermitte, méprisant Michel-Ange, et, parmi les peintres de l'âme, ne faisant pas une fois mention de Rembrandt.—Pour la musique, il la sent beaucoup mieux[189], mais ne la connaît guère: il en reste à ses impressions d'enfance, s'en tient à ceux qui étaient déjà des classiques vers 1840, n'a rien appris à connaître depuis, (à part Tschaikovsky, dont la musique le fait pleurer); il jette au fond du même sac Brahms et Richard Strauss, fait la leçon à Beethoven[190], et, pour juger Wagner, croit en savoir assez après une seule représentation de Siegfried où il arrive après le lever du rideau et d'où il part au milieu du second acte[191].—Pour la littérature, il est (cela va sans dire) un peu mieux informé. Mais par quelle étrange aberration évite-t-il de juger les écrivains russes qu'il connaît bien et se mêle-t-il de faire la loi aux poètes étrangers, dont l'esprit est le plus loin du sien et dont il feuillette les livres avec une hautaine négligence[192]!

Son intrépide assurance augmente encore avec l'âge. Il en vient à écrire un livre, pour prouver que Shakespeare «n'était pas un artiste».

Il pouvait être n'importe quoi; mais il n'était pas un artiste[193].

Admirez cette certitude! Tolstoï ne doute pas. Il ne discute pas. Il a la vérité. Il vous dira:

La Neuvième Symphonie est une œuvre qui désunit les hommes[194].

Ou:

En dehors de l'air célèbre pour violon de Bach, du Nocturne en Es dur de Chopin, et d'une dizaine de morceaux, non pas même entiers, choisis parmi les œuvres de Haydn, Mozart, Schubert, Beethoven et Chopin,... tout le reste doit être rejeté et méprisé, comme un art qui désunit les hommes.

Ou:

Je vais prouver que Shakespeare ne peut être tenu même pour un écrivain de quatrième ordre. Et, comme peintre de caractères, il est nul.

Que le reste de l'humanité soit d'un autre avis, n'est pas pour l'arrêter: au contraire!

Mon opinion, écrit-il fièrement, est entièrement différente de celle qui s'est établie sur Shakespeare, dans tout le monde européen.

Dans sa hantise du mensonge, il le flaire partout; et plus une idée est généralement répandue, plus il se hérisse contre elle; il s'en défie, il y soupçonne, comme il dit à propos de la gloire de Shakespeare, «une de ces influences épidémiques qu'ont toujours subies les hommes. Telles, les Croisades du moyen âge, la croyance aux sorciers, la recherche de la pierre philosophale, la passion des tulipes. Les hommes ne voient la folie de ces influences qu'une fois qu'ils en sont débarrassés. Avec le développement de la presse, ces épidémies sont devenues particulièrement extraordinaires.»—Et il donne comme type le plus récent de ces maladies contagieuses l'Affaire Dreyfus, dont il parle, lui, l'ennemi de toutes les injustices, le défenseur de tous les opprimés, avec une indifférence dédaigneuse[195]. Exemple bien frappant des excès où peuvent l'entraîner sa méfiance du mensonge et cette répulsion instinctive contre «les épidémies morales» dont il s'accusait lui-même, sans pouvoir la combattre. Revers des vertus humaines, inconcevable aveuglement qui entraîne ce voyant des âmes, cet évocateur des forces passionnées, à traiter le Roi Lear «d'œuvre inepte» et la fière Cordelia de «créature sans aucun caractère[196]».

Notez qu'il voit très bien certains des défauts réels de Shakespeare, défauts que nous n'avons pas la sincérité d'avouer: ainsi, le caractère artificiel de la langue poétique, uniformément prêtée à tous les personnages, la rhétorique de la passion, de l'héroïsme, voire de la simplicité. Et je comprends parfaitement qu'un Tolstoï, qui fut le moins littérateur de tous les écrivains, ait manqué de sympathie pour l'art de celui qui fut le plus génial des hommes de lettres. Mais pourquoi perdre son temps à parler de ce qu'on ne peut comprendre, et quelle valeur peuvent avoir des jugements sur un monde qui vous est fermé?

Valeur nulle, si nous y cherchons la clef de ces mondes étrangers. Valeur inestimable, si nous leur demandons la clef de l'art de Tolstoï. On ne réclame pas d'un génie créateur l'impartialité critique. Quand un Wagner, quand un Tolstoï parlent de Beethoven ou de Shakespeare, ce n'est pas de Beethoven ou de Shakespeare qu'ils parlent, c'est d'eux-mêmes: ils exposent leur idéal. Ils n'essaient même pas de nous donner le change. Pour juger Shakespeare, Tolstoï ne tâche pas de se faire «objectif». Bien plus, il reproche à Shakespeare son art objectif. Le peintre de Guerre et Paix, le maître de l'art impersonnel n'a pas assez de mépris pour ces critiques allemands, qui, à la suite de Goethe, «inventèrent Shakespeare» et «la théorie que l'art doit être objectif, c'est-à-dire représenter les événements, en dehors de toute valeur morale,—ce qui est la négation délibérée de l'objet religieux de l'art».

Ainsi, c'est du haut d'une foi que Tolstoï édicte ses jugements artistiques. Ne cherchez dans ses critiques nulle arrière-pensée personnelle. Il ne se donne pas en exemple; il est aussi impitoyable pour ses œuvres que pour celles des autres[197]. Que veut-il donc, et que vaut pour l'art l'idéal religieux qu'il propose?

Cet idéal est magnifique. Le mot «art religieux» risque de tromper sur l'ampleur de la conception. Bien loin de rétrécir l'art, Tolstoï l'élargit. L'art, dit-il, est partout.

L'art pénètre toute notre vie; ce que nous nommons art: théâtres, concerts, livres, expositions, n'en est qu'une infime partie. Notre vie est remplie de manifestations artistiques de toutes sortes, depuis les jeux d'enfants jusqu'aux offices religieux. L'art et la parole sont les deux organes du progrès humain. L'un fait communier les cœurs, et l'autre les pensées. Si l'un des deux est faussé, la société est malade. L'art d'aujourd'hui est faussé.

Depuis la Renaissance, on ne peut plus parler d'un art des nations chrétiennes. Les classes se sont séparées. Les riches, les privilégiés ont prétendu s'arroger le monopole de l'art; et ils ont fait de leur plaisir le critérium de la beauté. En s'éloignant des pauvres, l'art s'est appauvri.

La catégorie des émotions éprouvées par ceux qui ne travaillent pas pour vivre est bien plus limitée que les émotions de ceux qui travaillent. Les sentiments de notre société actuelle se ramènent à trois: l'orgueil, la sensualité et la lassitude de vivre. Ces trois sentiments et leurs ramifications constituent presque exclusivement le sujet de l'art des riches.

Il infecte le monde, il pervertit le peuple, il propage la dépravation sexuelle, il est devenu le pire obstacle à la réalisation du bonheur humain. Il est d'ailleurs sans beauté véritable, sans naturel, sans sincérité,—un art affecté, fabriqué, cérébral.

En face de ce mensonge d'esthètes, de ce passe-temps de riches, élevons l'art vivant, l'art humain, celui qui unit les hommes, de toutes classes, de toutes nations. Le passé nous en offre de glorieux modèles.

Toujours la majorité des hommes a compris et aimé ce que nous considérons comme l'art le plus élevé: l'épopée de la Genèse, les paraboles de l'Évangile, les légendes, les contes, les chansons populaires.

L'art le plus grand est celui qui traduit la conscience religieuse de l'époque. N'entendez point par là une doctrine de l'Église. «Chaque société a une conception religieuse de la vie: c'est l'idéal du plus grand bonheur auquel tend cette société.» Tous en ont un sentiment plus ou moins clair; quelques hommes d'avant-garde l'expriment nettement.

Il existe toujours une conscience religieuse. C'est le lit où coule le fleuve[198].

La conscience religieuse de notre époque est l'aspiration au bonheur réalisé par la fraternité des hommes. Il n'y a d'art véritable que celui qui travaille à cette union. Le plus haut est celui qui l'accomplit directement par la puissance de l'amour. Mais il en est un autre qui participe à la même tâche, en combattant par les armes de l'indignation et du mépris tout ce qui s'oppose à la fraternité. Tels, les romans de Dickens, ceux de Dostoievsky, les Misérables de Hugo, les tableaux de Millet. Même sans atteindre à ces hauteurs, tout art qui représente la vie journalière avec sympathie et vérité rapproche entre eux les hommes. Ainsi, le Don Quichotte et le théâtre de Molière. Il est vrai que ce dernier genre d'art pèche habituellement par son réalisme trop minutieux et par la pauvreté des sujets, «quand on les compare aux modèles antiques, comme la sublime histoire de Joseph». La précision excessive des détails nuit aux œuvres, qui ne peuvent, pour cette raison, devenir universelles.

Les œuvres modernes sont gâtées par un réalisme, qu'il serait plus juste de taxer de provincialisme en art.

Ainsi Tolstoï condamne, sans hésiter, le principe de son génie propre. Que lui importe de se sacrifier tout entier à l'avenir,—et qu'il ne reste plus rien de lui?

L'art de l'avenir ne continuera plus celui du présent, il sera fondé sur d'autres bases. Il ne sera plus la propriété d'une caste. L'art n'est pas un métier, il est l'expression de sentiments vrais. Or, l'artiste ne peut éprouver un sentiment vrai que lorsqu'il ne s'isole pas, lorsqu'il vit de l'existence naturelle à l'homme. C'est pourquoi celui qui se trouve à l'abri de la vie est dans les pires conditions pour créer.

Dans l'avenir, «les artistes seront tous les hommes doués». L'activité artistique deviendra accessible à tous «par l'introduction dans les écoles élémentaires de l'enseignement de la musique et de la peinture, qui sera donné à l'enfant, en même temps que les premiers éléments de la grammaire». Au reste, l'art n'aura plus besoin d'une technique compliquée, comme celle d'à présent; il s'acheminera vers la simplicité, la netteté, la concision, qui sont le propre de l'art classique et sain, de l'art homérique[199]. Comme il sera beau de traduire dans cet art aux lignes pures des sentiments universels! Composer un conte ou une chanson, dessiner une image pour des millions d'êtres, a bien plus d'importance—et de difficulté—que d'écrire un roman ou une symphonie[200]. C'est un domaine immense et presque vierge. Grâce à de telles œuvres, les hommes apprendront le bonheur de l'union fraternelle.

L'art doit supprimer la violence, et seul il peut le faire. Sa mission est de faire régner le royaume de Dieu, c'est-à-dire de l'Amour[201].

Qui de nous n'épouserait ces généreuses paroles? Et qui ne voit qu'avec beaucoup d'utopies et quelques puérilités, la conception de Tolstoï est vivante et féconde! Oui, l'ensemble de notre art n'est que l'expression d'une caste, qui se subdivise elle-même, d'une nation à l'autre, en petits clans ennemis. Il n'y a pas en Europe une seule âme d'artiste qui réalise en elle l'union des partis et des races. La plus universelle, en notre temps, fut celle même de Tolstoï. En elle nous nous sommes aimés, hommes de tous les peuples et de toutes les classes. Et qui a, comme nous, goûté la joie puissante de ce vaste amour, ne saurait plus se satisfaire des lambeaux de la grande âme humaine, que nous offre l'art des cénacles européens.





La plus belle théorie n'a de prix que par les œuvres où elle s'accomplit. Chez Tolstoï, théorie et création sont toujours unies, comme foi et action. Dans le même temps où il élaborait sa Critique de l'Art, il donnait des modèles de l'art nouveau qu'il voulait,—des deux formes de l'art, l'une plus haute, l'autre moins pure, mais toutes deux «religieuses», au sens le plus humain,—l'une travaillant à l'union des hommes par l'amour, l'autre en livrant combat au monde ennemi de l'amour. Il écrivait ces chefs-d'œuvre: la Mort d'Ivan Iliitch (1884-86), les Récits et les Contes populaires (1881-86), la Puissance des Ténèbres (1886), la Sonate à Kreutzer (1889) et Maître et Serviteur (1895)[202]. Au sommet et au terme de cette période artistique, comme une cathédrale aux deux tours, symbolisant l'une, l'amour éternel, l'autre, la haine du monde, s'élève Résurrection (1899).

Toutes ces œuvres se distinguent des précédentes par des caractères artistiques nouveaux. Les idées de Tolstoï n'avaient pas seulement changé sur l'objet de l'art, mais sur sa forme. On est frappé, dans Qu'est-ce que l'art? ou dans le livre sur Shakespeare, des principes de goût et d'expression qu'il énonce. Ils sont, pour la plupart, en contradiction avec ses plus grandes œuvres antérieures. «Netteté, simplicité, concision», lisons-nous dans Qu'est-ce que l'art? Mépris de l'effet matériel. Condamnation du réalisme minutieux.—Et dans le Shakespeare: idéal tout classique de perfection et de mesure. «Sans le sentiment de la mesure, il ne saurait exister d'artistes.»—Et si, dans les œuvres nouvelles, le vieil homme ne parvient pas à s'effacer tout à fait, avec son génie d'analyse et sa sauvagerie native, qui, par certains côtés, s'accuse même davantage, son art s'est profondément modifié par la netteté du dessin plus vigoureusement accentué, par les raccourcis d'âmes, par la concentration du drame intérieur, ramassé sur lui-même comme une bête de proie qui se tend pour bondir[203], par l'universalité de l'émotion, dégagée des détails passagers d'un réalisme local, enfin, par la langue imagée, savoureuse, qui sent la terre.

Son amour du peuple lui avait depuis longtemps fait goûter la beauté de la langue populaire. Enfant, il avait été bercé par les récits des conteurs mendiants. Homme fait et écrivain célèbre, il éprouvait une jouissance artistique à causer avec ses paysans.

Ces hommes-là, disait-il plus tard à M. Paul Boyer[204], sont des maîtres. Autrefois, quand je causais avec eux, ou avec ces errants qui vont, le bissac à l'épaule, par nos campagnes, je notais soigneusement telles de leurs expressions que j'entendais pour la première fois, oubliées souvent de notre langue littéraire moderne, mais toujours frappées au bon vieux coin russe.... Oui, le génie de la langue vit en ces hommes....

Il devait y être d'autant plus sensible que son esprit n'était pas encombré de littérature[205]. A force de vivre loin des villes, au milieu des paysans, il s'était fait un peu la façon de penser du peuple. Il en avait la dialectique lente, le bon sens raisonneur qui se traîne pas à pas, avec de brusques saccades qui déconcertent, la manie de répéter une idée dont on est convaincu, de la répéter dans les mêmes termes, sans se lasser, indéfiniment.

Mais c'en étaient plutôt les défauts que les qualités. A la longue seulement, il prit garde au génie latent du parler populaire, à la saveur d'images, à la crudité poétique, à la plénitude de sagesse légendaire. Dès l'époque de Guerre et Paix, il avait commencé d'en subir l'influence. En mars 1872, il écrivait à Strakov:

Il ne dut pas seulement au peuple des modèles de style; il lui dut plusieurs de ses inspirations. En 1877, un conteur de bylines vint à Iasnaïa Poliana, et Tolstoï nota plusieurs de ses récits. Du nombre étaient la légende De quoi vivent les hommes et les Trois Vieillards, qui devinrent, comme on sait, deux des plus beaux Récits et Contes populaires que Tolstoï publia quelques années plus tard[207].

Œuvre unique dans l'art moderne. Œuvre plus haute que l'art: qui songe, en la lisant, à la littérature? L'esprit de l'Évangile, le chaste amour de tous les hommes frères, s'unit à la bonhomie souriante de la sagesse populaire. Simplicité, limpidité, bonté de cœur ineffable,—et cette lueur surnaturelle qui, si naturellement, baigne le tableau par moments! Elle enveloppe d'une auréole la figure centrale, le vieillard Elysée[208], ou plane dans l'échoppe du cordonnier Martin,—celui qui, par sa lucarne au ras du sol, voit passer les pieds des gens et à qui le Seigneur fait visite, sous la figure des pauvres qu'a secourus le bon savetier[209]. Souvent se mêle, en ces récits, aux paraboles évangéliques, je ne sais quel parfum de légendes orientales, de ces Mille et une Nuits, que Tolstoï aimait depuis l'enfance[210]. Parfois aussi, la lueur fantastique se fait sinistre et donne au conte une grandeur effrayante. Tel le Moujik Pakhom[211], l'homme qui se tue à acquérir beaucoup de terre, toute la terre dont il fera le tour, en marchant pendant une journée. Et il meurt en arrivant.

Sur la colline, le starschina, assis par terre, le regardait courir, et il s'esclafait, se tenant le ventre à deux mains. Et Pakhom tomba.

—«Ah! Bravo, mon gaillard, tu as acquis beaucoup de terre.»

Le starschina se leva, jeta au domestique de Pakhom une pioche:

—«Voilà, enterre-le.»

Le domestique resta seul. Il creusa à Pakhom une fosse, juste de la longueur des pieds à la tête: trois archines,—et il l'enterra.

Presque tous ces contes renferment sous leur poétique enveloppe la même morale évangélique de renoncement et de pardon:

Ne te venge pas de qui t'offense[212].

Ne résiste pas à qui te fait du mal[213].

C'est à moi qu'appartient la vengeance, dit le Seigneur[214].

Et partout et toujours, pour conclusion, l'amour. Tolstoï, qui voulait fonder un art pour tous les hommes, a atteint du premier coup à l'universalité. L'œuvre a eu, dans le monde entier, un succès qui ne peut cesser: car elle est épurée de tous les éléments périssables de l'art; il n'y a plus rien là que d'éternel.


La Puissance des Ténèbres ne s'élève pas à cette auguste simplicité de cœur; elle n'y prétend point: c'est l'autre tranchant du glaive. D'un côté, le rêve de l'amour divin. De l'autre, l'atroce réalité. On peut voir, en lisant ce drame, si la foi de Tolstoï et son amour du peuple étaient jamais capables de lui faire idéaliser le peuple et trahir la vérité!

Tolstoï, si gauche dans la plupart de ses essais dramatiques[215], atteint ici à la maîtrise. Les caractères et l'action sont posés avec aisance: le bellâtre Nikita, la passion emportée et sensuelle d'Anissia, la bonhomie cynique de la vieille Matrena, qui couve maternellement l'adultère de son fils, et la sainteté du vieux Akim à la langue bègue,—Dieu vivant dans un corps ridicule.—Puis, c'est la chute de Nikita, faible et sans méchanceté, mais englué dans le péché, roulant au fond du crime, malgré ses efforts pour se retenir sur la pente; sa mère et sa femme l'entraînent...

Les moujiks ne valent pas cher. Mais les babas! Des fauves! Elles n'ont peur de rien... Vous autres sœurs, vous êtes des millions de Russes, et vous êtes toutes aveugles comme des taupes, vous ne savez rien, vous ne savez rien!... Le moujik, lui au moins, il peut apprendre quelque chose, au cabaret, ou qui sait? en prison ou à la caserne; mais la baba,... quoi? Elle n'a rien vu, rien entendu. Telle elle a grandi, telle elle meurt... Elles sont comme des petits chiens aveugles, qui vont courant et heurtant de la tête contre les ordures. Elles ne savent que leurs sottes chansons: «Ho-ho! Ho-ho!»... Eh quoi! Ho-ho?... Elles ne savent pas[216].

Ensuite, la scène terrible du meurtre de l'enfant nouveau-né. Nikita ne veut pas tuer. Anissia, qui pour lui a assassiné son mari, et dont les nerfs sont depuis torturés par son crime, devient féroce, folle, menace de le livrer; elle crie:

Au moins, je ne serai plus seule. Il sera aussi un assassin. Qu'il sache ce que c'est!

Nikita écrase l'enfant, entre deux planches. Au milieu de son crime, il s'enfuit, épouvanté, il menace de tuer Anissia et sa mère, il sanglote, il supplie:

Ma petite mère, je n'en peux plus!

Il croit entendre crier l'enfant écrasé.

Où me sauver?...

C'est une scène de Shakespeare.—Moins sauvage et plus poignante encore la variante de l'acte IV, le dialogue de la petite fille et du vieux domestique, qui, seuls dans la maison, la nuit, entendent, devinent le crime qui s'accomplit au dehors.

Enfin, l'expiation volontaire. Nikita, accompagné de son père, le vieux Akim, entre, déchaussé, au milieu d'une noce. Il s'agenouille, il demande pardon à tous, il s'accuse de tous les crimes. Le vieux Akim l'encourage, le regarde avec un sourire de douleur extatique:

Dieu! oh! le voilà, Dieu!

Ce qui donne au drame une saveur d'art spéciale, c'est sa langue paysanne.

«J'ai dépouillé mes calepins de notes pour écrire la Puissance des Ténèbres», disait Tolstoï à M. Paul Boyer.

Ces images imprévues, jaillies de l'âme lyrique et railleuse du peuple russe, ont une verve et une vigueur auprès desquelles toutes les images littéraires semblent pâles. Tolstoï s'en délecte; on sent que l'artiste s'amuse, en écrivant son drame, à noter ces expressions et ces pensées, dont le comique ne lui échappe point[217], tandis que l'apôtre se désole des ténèbres de l'âme.


Tout en observant le peuple et en laissant tomber dans sa nuit un rayon de la lumière d'en haut, Tolstoï consacrait à la nuit plus sombre encore des classes riches et bourgeoises deux romans tragiques. On sent que la forme du théâtre domine, à cette époque, sa pensée artistique. La Mort d'Ivan Iliitch et la Sonate à Kreutzer sont toutes deux de vrais drames intérieurs, resserrés, concentrés; et dans la Sonate c'est le héros du drame qui le raconte lui-même.

La Mort d'Ivan Iliitch (1884-86) est une des œuvres russes qui ont le plus remué le public français. Je notais, au début de cette étude, comment j'avais été le témoin du saisissement causé par ces pages à des lecteurs bourgeois de la province française, qui semblaient indifférents à l'art. C'est que l'œuvre met en scène, avec une vérité troublante, un type de ces hommes moyens, fonctionnaires consciencieux, vides de religion, d'idéal, et presque de pensée, qui s'absorbent dans leurs fonctions, dans leur vie machinale, jusqu'à l'heure de la mort, où ils s'aperçoivent avec effroi qu'ils n'ont pas vécu. Ivan Iliitch est le représentant de cette bourgeoisie européenne de 1880, qui lit Zola, va entendre Sarah Bernhardt, et, sans avoir aucune foi, n'est même pas irréligieuse: car elle ne se donne la peine ni de croire ni de ne pas croire,—elle n'y pense jamais.

Par la violence du réquisitoire, tour à tour âpre et presque bouffon, contre le monde et surtout contre le mariage, la Mort d'Ivan Iliitch ouvre une série d'œuvres nouvelles; elle annonce les peintures plus farouches encore de la Sonate à Kreutzer et de Résurrection. Vide lamentable et risible de cette vie (comme il y en a des milliers, des milliers), avec ses ambitions grotesques, ses pauvres satisfactions d'amour-propre, qui ne font guère plaisir,—«toujours plus que de passer la soirée en tête-à-tête avec sa femme»,—les déboires de carrière, les passe-droits qui aigrissent, le vrai bonheur: le whist. Et cette vie ridicule est perdue pour une cause plus ridicule encore, en tombant d'une échelle, un jour qu'Ivan a voulu accrocher un rideau à la fenêtre du salon. Mensonge de la vie. Mensonge de la maladie. Mensonge du médecin bien portant, qui ne pense qu'à lui-même. Mensonge de la famille, que la maladie dégoûte. Mensonge de la femme, qui affecte le dévouement et calcule comment elle vivra, lorsque le mari sera mort. Universel mensonge, auquel s'oppose, seule, la vérité d'un domestique compatissant, qui ne cherche pas à cacher au mourant son état et l'aide fraternellement. Ivan Iliitch, «plein d'une pitié infinie pour lui-même», pleure son isolement et l'égoïsme des hommes; il souffre horriblement, jusqu'au jour où il s'aperçoit que sa vie passée a été un mensonge, et que ce mensonge, il peut le réparer. Aussitôt, tout s'éclaire,—une heure avant sa mort. Il ne pense plus à lui, il pense aux siens, il s'apitoie sur eux; il doit mourir et les débarrasser de lui.

—Où es-tu donc, douleur?—La voilà... Eh bien, tu n'as qu'à persister.—Et la mort, où est-elle?...—Il ne la trouva plus. Au lieu de la mort, il y avait la lumière.—«C'est fini», dit quelqu'un.—Il entendit ces paroles et se les répéta.—«La mort n'existe plus», se dit-il.

Ce «rayon de lumière» ne se montre même plus dans la Sonate à Kreutzer[218]. C'est une œuvre féroce, lâchée contre la société, comme une bête blessée, qui se venge de ce qu'elle a souffert. N'oublions pas qu'elle est la confession d'une brute humaine, qui vient de tuer, et que le virus de la jalousie infecte. Tolstoï s'efface derrière son personnage. Et sans doute, on retrouve ses idées, montées de ton, dans ces invectives enragées contre l'hypocrisie générale: hypocrisie de l'éducation des femmes, de l'amour, du mariage—cette «prostitution domestique»,—du monde, de la science, des médecins,—ces «semeurs de crimes». Mais son héros l'entraîne à une brutalité d'expressions, à une violence d'images charnelles,—toutes les ardeurs d'un corps luxurieux,—et par réaction, toutes les fureurs de l'ascétisme, la peur haineuse des passions, la malédiction à la vie jetée par un moine du moyen âge, brûlé de sensualité. Après avoir écrit son livre, Tolstoï lui-même fut épouvanté:

Je ne prévoyais pas du tout, dit-il dans sa Postface à la Sonate à Kreutzer[219], qu'une logique rigoureuse me conduirait, en écrivant cette œuvre, où je suis venu. Mes propres conclusions m'ont d'abord terrifié, je voulais ne pas les croire, mais je ne le pouvais pas... J'ai dû les accepter.

Il devait, en effet, reprendre, sous une forme sereine, les cris farouches du meurtrier Posdnicheff contre l'amour et le mariage:

Celui qui regarde la femme—surtout sa femme—avec sensualité, commet déjà l'adultère avec elle.

Quand les passions auront disparu, alors l'humanité n'aura plus de raison d'être, elle aura exécuté la Loi; l'union des êtres sera accomplie.

Il montrera, en s'appuyant sur l'Évangile selon saint Mathieu, que «l'idéal chrétien n'est pas le mariage, qu'il ne peut exister de mariage chrétien, que le mariage, au point de vue chrétien, n'est pas un élément de progrès, mais de déchéance, que l'amour, ainsi que tout ce qui le précède et le suit, est un obstacle au véritable idéal humain[220]...»

Mais ces idées ne s'étaient jamais formulées en lui avec cette netteté, avant qu'elles fussent sorties de la bouche de Posdnicheff. Comme il arrive souvent chez les grands créateurs, l'œuvre a entraîné l'auteur; l'artiste a devancé le penseur.—L'art n'y a rien perdu. Pour la puissance de l'effet, pour la concentration passionnée, pour le relief brutal des visions, pour la plénitude et la maturité de la forme, nulle œuvre de Tolstoï n'égale la Sonate à Kreutzer.

Il me reste à expliquer son titre.—A vrai dire, il est faux. Il trompe sur l'œuvre. La musique ne joue là qu'un rôle accessoire. Supprimez la sonate: rien ne sera changé. Tolstoï a eu le tort de mêler deux questions qu'il prenait à cœur: la puissance dépravante de la musique et celle de l'amour. Le démon musical méritait une œuvre à part; la place que Tolstoï lui accorde en celle-ci est insuffisante à prouver le danger qu'il dénonce. Je dois m'arrêter un peu sur ce sujet: car je ne crois pas qu'on ait jamais compris l'attitude de Tolstoï à l'égard de la musique.

Il s'en fallait de beaucoup qu'il ne l'aimât point. On ne craint ainsi que ce qu'on aime. Qu'on se souvienne de la place que tiennent les souvenirs musicaux dans Enfance et surtout dans Bonheur Conjugal, où tout le cycle d'amour, de son printemps à son automne, se déroule entre les phrases de la Sonate quasi una fantasia de Beethoven. Qu'on se souvienne aussi des symphonies merveilleuses qu'entendent chanter en eux Nekhludov[221] et le petit Pétia, la nuit avant sa mort[222]. Si Tolstoï avait appris fort médiocrement la musique[223], elle l'émouvait jusqu'aux larmes; et il s'y livra avec passion, à certaines époques de sa vie. En 1858, il fonda à Moscou une Société musicale, qui devint plus tard le Conservatoire de Moscou.

Il aimait beaucoup la musique, écrit son beau-frère S.-A. Bers. Il touchait du piano et affectionnait les maîtres classiques. Souvent, avant de se mettre au travail[224], il s'asseyait au piano. Probablement y trouvait-il l'inspiration. Il accompagnait toujours ma sœur cadette, dont il aimait la voix. J'ai remarqué que les sensations provoquées en lui par la musique étaient accompagnées d'une légère pâleur du visage et d'une grimace imperceptible qui, semblait-il, exprimait l'effroi[225].

C'était bien l'effroi qu'il éprouvait, au choc de ces forces inconnues qui ébranlaient jusqu'aux racines de son être! Dans ce monde de la musique, il sentait fondre sa volonté morale, sa raison, toute la réalité de la vie. Qu'on relise, dans le premier volume de Guerre et Paix, la scène où Nicolas Rostov, qui vient de perdre au jeu, rentre désespéré. Il entend sa sœur Natacha qui chante. Il oublie tout.

Il attendait avec une fiévreuse impatience la note qui allait suivre, et pendant un moment, il n'y eut plus au monde que la mesure à trois temps: Oh! mio crudele affetto!

—«Quelle absurde existence que la nôtre, pensait-il. Le malheur, l'argent, la haine, l'honneur, tout cela n'est rien... Voilà le vrai!... Natacha, ma petite colombe!... Voyons si elle va atteindre le si?... Elle l'a atteint, Dieu merci!»

Et lui-même, sans s'apercevoir qu'il chantait, pour renforcer le si, il l'accompagna à la tierce.

—«Oh! mon Dieu, que c'est beau! Est-ce moi qui l'ai donné? quel bonheur!» pensait-il; et la vibration de cette tierce éveilla dans son âme tout ce qu'il y avait de meilleur et de plus pur. Qu'étaient, à côté de cette sensation surhumaine, et sa perte au jeu et sa parole donnée!... Folies! On pouvait tuer, voler, et pourtant être heureux[226].

Nicolas ne tue ni ne vole, et la musique n'est pour lui qu'un trouble passager; mais Natacha est sur le point de s'y perdre. C'est à la suite d'une soirée à l'Opéra, «dans ce monde étrange, insensé de l'art, à mille lieues du réel, où le bien et le mal, l'extravagant et le raisonnable se mêlent et se confondent», qu'elle écoute la déclaration d'Anatole Kouraguine qui l'affole et qu'elle consent à l'enlèvement.

Plus Tolstoï avance en âge, plus il a peur de la musique[227]. Un homme qui eut de l'influence sur lui, Auerbach, qu'il vit à Dresde en 1860, fortifia sans doute ses préventions. «Il parlait de la musique comme d'un Pflichtloser Genuss (une jouissance déréglée). Selon lui, elle était un tournant vers la dépravation[228]

Entre tant de musiciens dépravants, pourquoi, demande M. Camille Bellaigue[229], avoir été choisir justement le plus pur et le plus chaste de tous, Beethoven?—Parce qu'il est le plus fort. Tolstoï l'avait aimé, et il l'aima toujours. Ses plus lointains souvenirs d'Enfance étaient liés à la Sonate Pathétique; et quand Nekhludov, à la fin de Résurrection, entend jouer l'andante de la Symphonie en ut mineur, il a peine à retenir ses larmes; «il s'attendrit sur lui-même».—Cependant, on a vu avec quelle animosité Tolstoï s'exprime dans Qu'est-ce que l'Art?[230] au sujet des «œuvres maladives du sourd Beethoven»; et déjà en 1876, l'acharnement avec lequel «il aimait à démolir Beethoven et à émettre des doutes sur son génie» avait révolté Tschaikovsky et refroidi l'admiration qu'il avait pour Tolstoï. La Sonate à Kreutzer nous permet de voir au fond de cette injustice passionnée. Que reproche Tolstoï à Beethoven? Sa puissance. Il est comme Gœthe, écoutant la Symphonie en ut mineur, et, bouleversé par elle, réagissant avec colère contre le maître impérieux qui l'assujettit à sa volonté[231]:

Cette musique, dit Tolstoï, me transporte immédiatement dans l'état d'âme où se trouvait celui qui l'écrivit... La musique devrait être chose d'État, comme en Chine. On ne devrait pas admettre que le premier venu disposât d'un pouvoir aussi effroyable d'hypnotisme... Ces choses-là (le premier Presto de la Sonate), on ne devrait avoir la permission de les jouer que dans certaines circonstances importantes...

Et voyez, après cette révolte, comme il cède au pouvoir de Beethoven, et comme ce pouvoir est, de son aveu même, ennoblissant et pur! En écoutant le morceau, Posdnicheff tombe dans un état indéfinissable qu'il ne peut analyser, mais dont la conscience le rend joyeux; la jalousie n'y a plus de place. La femme n'est pas moins transfigurée. Elle a, tandis qu'elle joue, «une sévérité d'expression majestueuse», puis, «un sourire faible, pitoyable, bienheureux, après qu'elle a fini».... Qu'y a-t-il, en tout cela, de pervers?—Il y a ceci que l'esprit est esclave et que la force inconnue des sons peut faire de lui ce qu'elle veut. Le détruire, s'il lui plaît.

Cela est vrai; mais Tolstoï n'oublie qu'une chose: c'est la médiocrité ou l'absence de vie chez la plupart de ceux qui écoutent ou qui font de la musique. La musique ne saurait être dangereuse pour ceux qui ne sentent rien. Le spectacle de la salle de l'Opéra, pendant une représentation de Salomé, est bien fait pour rassurer sur l'immunité du public aux émotions les plus malsaines de l'art des sons. Il faut être riche de vie, comme Tolstoï, pour risquer d'en souffrir.—La vérité, c'est que, malgré son injustice blessante pour Beethoven, Tolstoï sent plus profondément sa musique que la majorité de ceux qui aujourd'hui l'exaltent. Lui, du moins, il connaît ces passions frénétiques, cette violence sauvage, qui grondent dans l'art du «Vieux Sourd», et que ne sent plus aucun des virtuoses ni des orchestres d'aujourd'hui. Beethoven eût été peut-être plus content de sa haine que de l'amour des Beethovéniens.





Dix ans séparent Résurrection de la Sonate à Kreutzer[232], dix ans qu'absorbe de plus en plus la propagande morale. Et dix ans la séparent du terme auquel aspire cette vie affamée de l'éternel. Résurrection est en quelque sorte le testament artistique de Tolstoï. Elle domine cette fin de vie de même que Guerre et Paix en couronne la maturité. C'est la dernière cime, la plus haute peut-être,—sinon la plus puissante,—le faîte invisible[233] se perd au milieu de la brume. Tolstoï a soixante-dix ans. Il contemple le monde, sa vie, ses erreurs passées, sa foi, ses colères saintes. Il les regarde d'en haut. C'est la même pensée que dans les œuvres précédentes, la même guerre à l'hypocrisie; mais l'esprit de l'artiste, comme dans Guerre et Paix, plane au-dessus de son sujet; à la sombre ironie, à l'âme tumultueuse de la Sonate à Kreutzer et de la Mort d'Ivan Iliitch il mêle une sérénité religieuse, détachée de ce monde qui se reflète en lui, exactement. On dirait, par instants, d'un Gœthe chrétien.

Tous les caractères d'art que nous avons notés dans les œuvres de la dernière période se retrouvent ici, et surtout la concentration du récit, plus frappante en un long roman qu'en de courtes nouvelles. L'œuvre est une, très différente en cela de Guerre et Paix et d'Anna Karénine. Presque pas de digressions épisodiques. Une seule action, suivie avec ténacité, et fouillée dans tous ses détails. Même vigueur de portraits, peints en pleine pâte, que dans la Sonate. Une observation de plus en plus lucide, robuste, impitoyablement réaliste, qui voit l'animal dans l'homme,—«la terrible persistance de la bête dans l'homme, plus terrible, quand cette animalité n'est pas à découvert, quand elle se cache sous des dehors soi-disant poétiques[234]». Ces conversations de salon, qui ont simplement pour objet de satisfaire un besoin physique: «le besoin d'activer la digestion, en remuant les muscles de la langue et du gosier[235]». Une vision crue des êtres qui n'épargne personne, ni la jolie Korchaguine, «avec les os de ses coudes saillants, la largeur de son ongle du pouce», et son décolletage qui inspire à Nekhludov «honte et dégoût, dégoût et honte»,—ni l'héroïne, la Maslova, dont rien n'est dissimulé de la dégradation, son usure précoce, son expression vicieuse et basse, son sourire provocant, son odeur d'eau-de-vie, son visage rouge et enflammé. Une brutalité de détails naturalistes: la femme qui cause, accroupie sur le cuveau aux ordures. L'imagination poétique, la jeunesse se sont évanouies, sauf dans les souvenirs du premier amour, dont la musique bourdonne en nous avec une intensité hallucinante, la chaste nuit du Samedi Saint, et la nuit de Pâques, le dégel, le brouillard blanc si épais «qu'à cinq pas de la maison, l'on ne voyait rien qu'une masse sombre d'où jaillissait la lueur rouge d'une lampe», le chant des coqs dans la nuit, la rivière glacée qui craque, ronfle, s'éboule et résonne comme un verre qui se brise, et le jeune homme qui, du dehors, regarde à travers la vitre la jeune fille qui ne le voit pas, assise près de la table, à la lueur tremblante de la petite lampe,—Katucha pensive, qui sourit et qui rêve.

Le lyrisme de l'auteur tient peu de place. Son art a pris un tour plus impersonnel, plus dégagé de sa propre vie. Tolstoï a fait effort pour renouveler le champ de son observation. Le monde criminel et le monde révolutionnaire, qu'il étudie ici, lui étaient étrangers[236]; il n'y pénètre que par un effort de sympathie volontaire; il convient même qu'avant de les regarder de près, les révolutionnaires lui inspiraient une invincible aversion[237]. D'autant plus admirable est son observation véridique, ce miroir sans défauts. Quelle abondance de types et de détails précis! Et comme tout est vu, bassesses et vertus, sans dureté, sans faiblesse, avec une calme intelligence et une pitié fraternelle!... Lamentable tableau des femmes dans la prison! Elles sont impitoyables entre elles; mais l'artiste est le bon Dieu: il voit, dans le cœur de chacune, la détresse sous l'abjection, et sous le masque d'effronterie le visage qui pleure. La pure et pâle lueur, qui peu à peu s'annonce dans l'âme vicieuse de la Maslova et l'illumine à la fin d'une flamme de sacrifice, prend la beauté émouvante d'un de ces rayons de soleil qui transfigurent une humble scène de Rembrandt. Nulle sévérité, même pour les bourreaux. «Pardonnez-leur, Seigneur, ils ne savent ce qu'ils font»... Le pire est que, souvent, ils savent ce qu'ils font, ils en ont le remords, et ne peuvent point ne pas le faire. Il se dégage du livre le sentiment de l'écrasante fatalité qui pèse sur ceux qui souffrent, comme sur ceux qui font souffrir,—ce directeur de prison, plein de bonté naturelle, las de sa vie de geôlier, autant que des exercices de piano de sa fille chétive et blême, aux yeux cernés, qui massacre inlassablement une rapsodie de Liszt;—ce général gouverneur d'une ville sibérienne, intelligent et bon, qui, pour échapper à l'insoluble conflit entre le bien qu'il veut faire et le mal qu'il est forcé de faire, s'alcoolise depuis trente-cinq ans, assez maître de lui toutefois pour garder de la tenue, même lorsqu'il est ivre;—et la tendresse familiale qui règne chez ces gens, que leur métier rend sans entrailles à l'égard des autres.

Le seul des caractères qui n'ait point une vérité objective, est celui du héros, Nekhludov, parce que Tolstoï lui a prêté ses idées propres. C'était déjà le défaut—ou le danger—de plusieurs des types les plus célèbres de Guerre et Paix ou d'Anna Karénine: le prince André, Pierre Besoukhov, Levine, etc. Mais il était moins grave alors: car les personnages se trouvaient, par leur situation et leur âge, plus près de l'état d'esprit de Tolstoï. Au lieu qu'ici, l'auteur loge dans le corps d'un viveur de trente-cinq ans son âme désincarnée de vieillard de soixante-dix ans. Je ne dis point que la crise morale d'un Nekhludov ne puisse être vraie, ni même qu'elle ne puisse se produire avec cette soudaineté[238]. Mais rien, dans le tempérament, dans le caractère, dans la vie antérieure du personnage, tel que Tolstoï le représente, n'annonçait ni n'explique cette crise; et quand elle est commencée rien ne l'interrompt plus. Sans doute, Tolstoï a marqué avec profondeur l'alliage impur qui est d'abord mêlé aux pensées de sacrifice; les larmes d'attendrissement et d'admiration pour soi, puis plus tard l'épouvante et la répugnance qui saisissent Nekhludov, en face de la réalité. Mais jamais sa résolution ne fléchit. Cette crise n'a aucun rapport avec des crises antérieures, violentes mais momentanées[239]. Rien ne peut plus arrêter cet homme faible et indécis. Ce prince, riche, considéré, très sensible aux satisfactions du monde, sur le point d'épouser une jolie fille qui l'aime et qui ne lui déplaît point, décide brusquement de tout abandonner, richesse, monde, situation sociale, et d'épouser une prostituée, afin de réparer une faute ancienne; et son exaltation se soutient, sans fléchir, pendant des mois; elle résiste à toutes les épreuves, même à la nouvelle que celle dont il veut faire sa femme continue sa vie de débauche[240].—Il y a là une sainteté, dont la psychologie d'un Dostoievsky nous eût montré la source dans les obscures profondeurs de la conscience et jusque dans l'organisme de ses héros. Mais Nekhludov n'a rien d'un héros de Dostoievsky. Il est le type de l'homme moyen, médiocre et sain, qui est le héros habituel de Tolstoï. En vérité, l'on sent trop la juxtaposition d'un personnage très réaliste[241] avec une crise morale qui appartient à un autre homme;—et cet autre, c'est le vieillard Tolstoï.

La même impression de dualité d'éléments se retrouve, à la fin du livre, où se juxtapose à une troisième partie d'observation strictement réaliste une conclusion évangélique qui n'est pas nécessaire—acte de foi personnel, qui ne sort pas logiquement de la vie observée. Ce n'était pas la première fois que la religion de Tolstoï s'ajoutait à son réalisme; mais, dans les œuvres passées, les deux éléments sont mieux fondus. Ici, ils coexistent, ils ne se mêlent point; et le contraste frappe d'autant plus que la foi de Tolstoï se passe davantage de toute preuve, et que son réalisme se fait de jour en jour plus libre et plus aiguisé. Il y a là trace, non de fatigue, mais d'âge,—une certaine raideur dans les articulations. La conclusion religieuse n'est pas le développement organique de l'œuvre. C'est un Deus ex machinâ.... Et je suis convaincu que, tout au fond de Tolstoï, en dépit de ses affirmations, la fusion n'était point parfaite entre ses natures diverses: sa vérité d'artiste et sa vérité de croyant.

Mais si Résurrection n'a pas l'harmonieuse plénitude des œuvres de la jeunesse, si je lui préfère, pour ma part, Guerre et Paix, elle n'en est pas moins un des plus beaux poèmes de compassion humaine,—le plus véridique peut-être. Plus qu'au travers de toute autre, j'aperçois dans cette œuvre les yeux clairs de Tolstoï, les yeux gris-pâle qui pénètrent, «ce regard qui va droit à l'âme[242]», et dans chaque âme voit Dieu.





Tolstoï ne renonça jamais à l'art. Un grand artiste ne peut, même s'il le veut, abdiquer sa raison de vivre. Il peut, pour des causes religieuses, renoncer à publier; il ne le peut, à écrire. Jamais Tolstoï n'interrompit sa création artistique. M. Paul Boyer, qui l'a vu à Iasnaïa Poliana, dans ces dernières années, dit qu'il menait de front les œuvres d'évangélisation ou de polémique et les œuvres d'imagination; il se délassait des unes par les autres. Quand il avait terminé quelque traité social, quelque Appel aux Dirigeants ou aux Dirigés, il s'accordait le droit de reprendre une des belles histoires qu'il se contait à lui-même,—tel son Hadji-Mourad, une épopée militaire, qui chantait un épisode des guerres du Caucase et de la résistance des montagnards sous Schamyl[243]. L'art était resté son délassement, son plaisir. Mais il eût regardé comme une vanité d'en faire parade[244]. A part son Cycle de lectures pour tous les jours de l'année (1904-5)[245], où il rassembla les Pensées de divers écrivains sur la vérité et la vie—véritable Anthologie de la sagesse poétique du monde, depuis les Livres Saints d'Orient jusqu'aux artistes contemporains,—presque toutes ses œuvres proprement artistiques, à partir de 1900, sont restées manuscrites[246].

En revanche, il jetait hardiment, ardemment, ses écrits polémiques et mystiques dans la bataille sociale. De 1900 à 1910, elle absorbe le meilleur de ses forces. La Russie traversait une crise formidable, où l'empire des tsars parut un moment craquer sur ses bases et déjà près de s'effondrer. La guerre russo-japonaise, la débâcle qui suivit, l'agitation révolutionnaire, les mutineries de l'armée et de la flotte, les massacres, les troubles agraires semblaient marquer «la fin d'un monde»,—comme dit le titre d'un ouvrage de Tolstoï.—Le sommet de la crise fut atteint entre 1904 et 1905. Tolstoï publia, dans ces années, une série d'œuvres retentissantes: Guerre et Révolution[247], le Grand Crime, la Fin d'un Monde.[248] Durant cette dernière période de dix ans, il occupe une situation unique, non seulement en Russie, mais dans l'univers. Il est seul, étranger à tous les partis, à toutes les patries, rejeté de son Église qui l'a excommunié[249]. La logique de sa raison, l'intransigeance de sa foi, l'ont «acculé à ce dilemme: se séparer des autres hommes, ou de la vérité.» Il s'est souvenu du dicton russe: «Un vieux qui ment, c'est un riche qui vole»; et il s'est séparé des hommes, pour dire la vérité. Il la dit tout entière à tous. Le vieux chasseur de mensonges continue de traquer infatigablement toutes les superstitions religieuses ou sociales, tous les fétiches. Il n'en a pas seulement aux anciens pouvoirs malfaisants, à l'Église persécutrice, à l'autocratie tsarienne. Peut-être même s'apaise-t-il un peu à leur égard, maintenant que tout le monde leur jette la pierre. On les connaît, elles ne sont plus si redoutables! Et après tout, elles font leur métier, elles ne trompent pas. La lettre de Tolstoï au tsar Nicolas II[250] est, dans sa vérité sans ménagements pour le souverain, pleine de douceur pour l'homme, qu'il appelle son «cher frère», qu'il prie de «lui pardonner s'il l'a chagriné sans le vouloir»; et il signe: «Votre frère qui vous souhaite le véritable bonheur».

Mais ce que Tolstoï pardonne le moins, ce qu'il dénonce avec virulence, ce sont les nouveaux mensonges, car les anciens sont percés à jour. Ce n'est pas le despotisme, c'est l'illusion de la liberté. Et l'on ne sait ce qu'il hait le plus, parmi les sectateurs de nouvelles idoles, des socialistes ou des «libéraux».

Il avait pour les libéraux une antipathie de longue date. Tout de suite, il l'avait ressentie, quand, officier de Sébastopol, il s'était trouvé dans le cénacle des gens de lettres de Pétersbourg. Ç'avait été une des causes de son malentendu avec Tourgueniev. L'aristocrate orgueilleux, l'homme d'antique race, ne pouvait supporter ces intellectuels et leur prétention de faire, bon gré, mal gré, le bonheur de la nation, en lui imposant leurs utopies. Très Russe, de vieille souche[251], il avait une méfiance pour les nouveautés libérales, pour ces idées constitutionnelles qui venaient d'Occident; et ses deux voyages en Europe ne firent que fortifier ses préventions. Au retour du premier voyage, il écrit:

Éviter l'ambition du libéralisme[252].

Au retour du second, il note que «la société privilégiée» n'a aucunement le droit d'élever à sa manière le peuple qui lui est étranger[253]....

Dans Anna Karénine, il expose largement son dédain pour les libéraux. Levine refuse de s'associer à l'œuvre des institutions provinciales pour instruire le peuple et aux innovations à l'ordre du jour. Le tableau des élections à l'assemblée provinciale des seigneurs montre le marché de dupe que fait un pays, en substituant à son ancienne administration conservatrice une administration libérale. Rien de changé, mais un mensonge de plus et qui n'a point l'excuse ou la consécration des siècles.

«Nous ne valons peut-être pas grand'chose, dit le représentant de l'ancien régime, mais nous n'en avons pas moins duré mille ans.»

Et Tolstoï s'indigne contre l'abus que les libéraux font du mot: «Peuple, Volonté du peuple...» Eh! que savent-ils du peuple? Qu'est-ce que le peuple?

C'est surtout à l'époque où le mouvement libéral semble sur le point de réussir et fait convoquer la première Douma, que Tolstoï exprime violemment sa désapprobation des idées constitutionnelles.

En ces derniers temps, la déformation du christianisme a donné lieu à une nouvelle supercherie, qui a mieux enfoncé nos peuples dans leur servilité. A l'aide d'un système complexe d'élections parlementaires, il leur fut suggéré qu'en élisant leurs représentants directement, ils participaient au gouvernement, et qu'en leur obéissant, ils obéissaient à leur propre volonté, ils étaient libres. C'est une fourberie. Le peuple ne peut exprimer sa volonté, même avec le suffrage universel: 1º parce qu'une pareille volonté collective d'une nation de plusieurs millions d'habitants ne peut exister; 2º parce que, même si elle existait, la majorité des voix ne serait pas son expression. Sans insister sur ce fait que les élus légifèrent et administrent, non pour le bien général, mais pour se maintenir au pouvoir,—sans appuyer sur le fait de la dépravation du peuple due à la pression et à la corruption électorale,—ce mensonge est particulièrement funeste, en raison de l'esclavage présomptueux où tombent ceux qui s'y soumettent... Ces hommes libres rappellent les prisonniers qui s'imaginent jouir de la liberté, lorsqu'ils ont le droit d'élire ceux parmi leurs geôliers qui sont chargés de la police intérieure de la prison... Un membre d'un État despotique peut être entièrement libre, même parmi les plus cruelles violences. Mais un membre d'un État constitutionnel est toujours esclave, car il reconnaît la légalité des violences commises contre lui... Et voici qu'on voudrait amener le peuple russe au même état d'esclavage constitutionnel que les autres peuples européens[254]!...

Dans son éloignement du libéralisme, c'est le dédain qui domine. Vis-à-vis du socialisme, c'est—ou plutôt ce serait—la haine, si Tolstoï ne se défendait de haïr quoi que ce fût. Il le déteste doublement, parce que le socialisme amalgame en lui deux mensonges: celui de la liberté et celui de la science. Ne se prétend-il pas fondé sur je ne sais quelle science économique, dont les lois absolues régentent le progrès du monde!

Tolstoï est très sévère pour la science. Il a des pages d'une ironie terrible sur cette superstition moderne et «ces futiles problèmes: origine des espèces, analyse spectrale, nature du radium, théorie des nombres, animaux fossiles et autres sornettes, auxquelles on attribue aujourd'hui la même importance qu'on attribuait, au moyen âge, à l'Immaculée Conception ou à la Dualité de la Substance».—Il raille «ces servants de la science, qui, de même que les servants de l'Église, se persuadent et persuadent aux autres qu'ils sauvent l'humanité, qui, de même que l'Église, croient en leur infaillibilité, ne sont jamais d'accord entre eux, se divisent en chapelles, et qui, de même que l'Église, sont la cause principale de la grossièreté, de l'ignorance morale, du retard que met l'homme à s'affranchir du mal dont il souffre: car ils ont rejeté la seule chose qui pouvait unir l'humanité: la conscience religieuse[255]

Mais son inquiétude redouble et son indignation éclate, quand il voit cette arme dangereuse du nouveau fanatisme dans les mains de ceux qui prétendent régénérer l'humanité. Tout révolutionnaire l'attriste, quand il recourt à la violence. Mais le révolutionnaire intellectuel et théoricien lui fait horreur: c'est un pédant meurtrier, une âme orgueilleuse et sèche, qui n'aime pas les hommes, qui n'aime que ses idées[256].

De basses idées, d'ailleurs.

Le socialisme a pour but la satisfaction des besoins les plus bas de l'homme: son bien-être matériel. Et ce but même, il est impuissant à l'atteindre par les moyens qu'il préconise[257].

Au fond il est sans amour. Il n'a que de la haine pour les oppresseurs et «une envie noire pour la vie douce et rassasiée des riches: une avidité de mouches qui se rassemblent autour des déjections[258]». Quand le socialisme aura vaincu, l'aspect du monde sera terrible. La horde européenne se ruera sur les peuples faibles et sauvages avec une force redoublée, et elle en fera des esclaves, afin que les anciens prolétaires de l'Europe puissent tout à leur aise se dépraver par le luxe oisif, comme les Romains[259].

Heureusement que la meilleure force du socialisme se dépense en fumées,—en discours, comme ceux de Jaurès....

Quel admirable orateur! Il y a de tout dans ses discours,—et il n'y a rien... Le socialisme, c'est un peu comme notre orthodoxie russe: vous le pressez, vous le poussez dans ses derniers retranchements, vous croyez l'avoir saisi, et brusquement il se retourne et vous dit: «Mais non! je ne suis pas celui que vous croyez, je suis autre.» Et il vous glisse dans la main... Patience! Laissons faire le temps. Il en sera des théories socialistes comme des modes de femmes, qui très rapidement passent du salon à l'antichambre[260].

Si Tolstoï fait ainsi la guerre aux libéraux et aux socialistes, ce n'est pas, tant s'en faut, pour laisser le champ libre à l'autocratie; c'est au contraire pour que la bataille se livre dans toute son ampleur entre le vieux monde et le monde nouveau, après qu'on aura éliminé de l'armée les éléments troubles et dangereux. Car lui aussi, il croit dans la Révolution. Mais sa Révolution a une bien autre envergure que celle des révolutionnaires: c'est celle d'un croyant mystique du moyen âge, qui attend pour le lendemain le règne du Saint-Esprit:

Je crois qu'à cette heure précise commence la grande révolution, qui se prépare depuis deux mille ans dans le monde chrétien,—la révolution qui substituera au christianisme corrompu et au régime de domination qui en découle le véritable christianisme, base de l'égalité entre les hommes et de la vraie liberté, à laquelle aspirent tous les êtres doués de raison[261].

Et quelle heure choisit-il, le voyant prophétique, pour annoncer la nouvelle ère de bonheur et d'amour? L'heure la plus sombre de la Russie, l'heure des désastres et des hontes. Pouvoir superbe de la foi créatrice! Tout est lumière autour d'elle,—jusqu'à la nuit. Tolstoï aperçoit dans la mort les signes du renouvellement,—dans les calamités de la guerre de Mandchourie, dans la débâcle des armées russes, dans l'affreuse anarchie et la sanglante lutte de classes. Sa logique de rêve tire de la victoire du Japon cette conclusion étonnante que la Russie doit se désintéresser de toute guerre: car les peuples non chrétiens auront toujours l'avantage, à la guerre, sur les peuples chrétiens «qui ont franchi la phase de soumission servile».—Est-ce abdication pour son peuple?—Non, c'est orgueil suprême. La Russie doit se désintéresser de toute guerre, parce qu'elle doit accomplir «la grande révolution».

Et voici que l'Évangéliste de Iasnaïa Poliana, ennemi de la violence, prophétise, sans s'en douter, la Révolution Communiste[262]!

La Révolution de 1905, qui affranchira les hommes de l'oppression brutale, doit commencer en Russie.—Elle commence.

Pourquoi la Russie doit-elle jouer ce rôle de peuple élu?—Parce que la révolution nouvelle doit avant tout réparer «le grand Crime», la monopolisation du sol au profit de quelques milliers de riches, l'esclavage de millions d'hommes, le plus cruel des esclavages[263]. Et parce que nul peuple n'a conscience de cette iniquité autant que le peuple russe[264].

Mais surtout parce que le peuple russe est, de tous les peuples, le plus pénétré du vrai christianisme, et que la révolution qui vient doit réaliser, au nom du Christ, la loi d'union et d'amour. Or cette loi d'amour ne peut s'accomplir, si elle ne s'appuie sur la loi de non-résistance au mal[265]. Et cette non-résistance est, a toujours été un trait essentiel du peuple russe.

Le peuple russe a toujours observé à l'égard du pouvoir une tout autre attitude que les autres pays européens. Jamais il n'est entré en lutte contre le pouvoir; jamais surtout il n'y a participé, et par conséquent il n'a pu en être souillé. Il l'a considéré comme un mal qu'il faut éviter. Une antique légende représente les Russes faisant appel aux Variagues, pour venir les gouverner. La majorité des Russes a toujours mieux aimé supporter les actes de violence que d'y répondre ou d'y tremper. Elle s'est donc toujours soumise...

Soumission volontaire, qui n'a aucun rapport avec l'obéissance servile[266].

Le vrai chrétien peut se soumettre, il lui est même impossible de ne pas se soumettre sans lutte à toute violence; mais il ne saurait y obéir, c'est-à-dire en reconnaître la légitimité[267].

Au moment où Tolstoï écrivait ces lignes, il était sous l'émotion d'un des plus tragiques exemples de cette non-résistance héroïque d'un peuple,—la sanglante manifestation du 22 janvier 1905, à Saint-Pétersbourg, où une foule désarmée, conduite par le pope Gapone, se laissa fusiller, sans un cri de haine, sans un geste pour se défendre.

Depuis longtemps en Russie, les vieux croyants, qu'on nommait les sectateurs, pratiquaient opiniâtrément, malgré les persécutions, la non-obéissance à l'État et refusaient de reconnaître la légitimité du pouvoir[268]. Après les désastres de la guerre russo-japonaise, cet état d'esprit n'eut pas de peine à se propager dans le peuple des campagnes. Les refus de service militaire se multiplièrent; et plus ils furent cruellement réprimés, plus la révolte grossit au fond des cœurs.—D'autre part, des provinces, des races entières, sans connaître Tolstoï, avaient donné l'exemple du refus absolu et passif d'obéissance à l'État: les Doukhobors du Caucase, dès 1898, les Géorgiens de la Gourie, vers 1905. Tolstoï agit beaucoup moins sur ces mouvements qu'ils n'agirent sur lui; et l'intérêt de ses écrits est justement qu'en dépit de ce qu'ont prétendu les écrivains du parti de la révolution, comme Gorki[269], il fut la voix du vieux peuple russe.

L'attitude qu'il garda, vis-à-vis des hommes qui mettaient en pratique, au péril de leur vie, les principes qu'il professait[270], fut très modeste et très digne. Pas plus avec les Doukhobors et les Gouriens qu'avec les soldats réfractaires, il ne se pose en maître qui enseigne.

Celui qui ne supporte aucune épreuve ne peut rien apprendre à celui qui en supporte[271].

Il implore «le pardon de tous ceux que ses paroles et ses écrits ont pu conduire aux souffrances[272]». Jamais il n'engage personne à refuser le service militaire. C'est à chacun de se décider soi-même. S'il a affaire à quelqu'un qui hésite, «il lui conseille toujours d'entrer au service et de ne pas refuser l'obéissance, tant que ce ne lui sera pas moralement impossible». Car, si l'on hésite, c'est que l'on n'est pas mûr; et «mieux vaut qu'il y ait un soldat de plus qu'un hypocrite ou un renégat, ce qui est le cas avec ceux qui entreprennent des œuvres au-dessus de leurs forces[273]». Il se défie de la résolution du réfractaire Gontcharenko. Il craint «que ce jeune homme n'ait été entraîné par l'amour-propre et par la gloriole, non par l'amour de Dieu[274]». Aux Doukhobors, il écrit de ne pas persister dans leur refus d'obéissance, par orgueil et par respect humain, mais, «s'ils en sont capables, de délivrer des souffrances leurs faibles femmes et leurs enfants. Personne ne les condamnera pour cela». Ils ne doivent s'obstiner «que si l'esprit du Christ est ancré en eux, parce qu'alors ils seront heureux de souffrir[275]». En tout cas, il prie ceux qui se font persécuter «de ne rompre, à aucun prix, leurs rapports affectueux avec ceux qui les persécutent[276]». Il faut aimer Hérode, comme il l'écrit, dans une belle lettre à un ami:

Vous dites: «On ne peut aimer Hérode».—Je l'ignore, mais je sens, et vous aussi, qu'il faut l'aimer. Je sais, et vous aussi, que si je ne l'aime pas, je souffre, qu'il n'y a pas en moi la vie[277].

Divine pureté, ardeur inlassable de cet amour, qui finit par ne plus se contenter des paroles mêmes de l'Évangile: «Aime ton prochain comme toi-même», parce qu'il y trouve encore un relent d'égoïsme[278]!

Amour trop vaste, au gré de certains, et si dégagé de tout égoïsme humain qu'il se dilue dans le vide!—Et pourtant, qui plus que Tolstoï se défie de «l'amour abstrait»?

Le plus grand péché d'aujourd'hui: l'amour abstrait des hommes, l'amour impersonnel pour ceux qui sont quelque part, au loin.... Aimer les hommes qu'on ne connaît pas, qu'on ne rencontrera jamais, c'est si facile! On n'a besoin de rien sacrifier. Et en même temps, on est si content de soi! La conscience est bernée.—Non. Il faut aimer le prochain,—celui avec qui l'on vit, et qui vous gêne[279].

Je lis dans la plupart des études sur Tolstoï que sa philosophie et sa foi ne sont pas originales. Il est vrai: la beauté de ces pensées est trop éternelle pour qu'elle paraisse jamais une nouveauté à la mode.... D'autres relèvent leur caractère utopique. Il est encore vrai: elles sont utopiques, comme l'Évangile. Un prophète est un utopiste; il vit dès ici-bas de la vie éternelle; et que cette apparition nous ait été accordée, que nous ayons vu parmi nous le dernier des prophètes, que le plus grand de nos artistes ait cette auréole au front,—c'est là, me semble-t-il, un fait plus original et d'importance plus grande pour le monde qu'une religion de plus, ou une philosophie nouvelle. Aveugles, ceux qui ne voient pas le miracle de cette grande âme, incarnation de l'amour fraternel dans un siècle ensanglanté par la haine!





Sa figure avait pris les traits définitifs, sous lesquels elle restera dans la mémoire des hommes: le large front que traverse l'arc d'une double ride, les broussailles blanches des sourcils, la barbe de patriarche, qui rappelle le Moïse de Dijon. Le vieux visage s'était adouci, attendri; il portait la marque de la maladie, du chagrin, de l'affectueuse bonté. Comme il avait changé, depuis la brutalité presque animale des vingt ans et la raideur empesée du soldat de Sébastopol! Mais les yeux clairs ont toujours leur fixité profonde, cette loyauté de regard, qui ne cache rien de soi, et à qui rien n'est caché.


Neuf ans avant sa mort, dans la réponse au Saint-Synode (17 avril 1901), Tolstoï disait:

Je dois à ma foi de vivre dans la paix et la joie, et de pouvoir aussi, dans la paix et la joie, m'acheminer vers la mort.

Je songe, en l'entendant, à la parole antique: «que l'on ne doit appeler heureux aucun homme avant qu'il soit mort».

Cette paix et cette joie, qu'alors il se vantait d'avoir, lui sont-elles restées fidèles?

Les espérances de la «grande Révolution» de 1905 s'étaient évanouies. Des ténèbres amoncelées, la lumière attendue n'était point sortie. Aux convulsions révolutionnaires succédait l'épuisement. A l'ancienne injustice rien n'avait changé, sinon que la misère avait encore grossi. Déjà en 1906, Tolstoï a perdu un peu confiance dans la vocation historique du peuple slave de Russie; et sa foi obstinée cherche, au loin, d'autres peuples qu'il puisse investir de cette mission. Il pense au «grand et sage peuple chinois». Il croit «que les peuples d'Orient sont appelés à retrouver cette liberté, que les peuples d'Occident ont perdue presque sans retour», et que la Chine, à la tête des Asiatiques, accomplira la transformation de l'humanité dans la voie du Tao, de la Loi éternelle[280].

Espoir vite déçu: la Chine de Lao-Tse et de Confucius renie sa sagesse passée, comme déjà l'avait fait le Japon avant elle, pour imiter l'Europe[281]. Les Doukhobors persécutés ont émigré au Canada; et là, ils ont aussitôt, au scandale de Tolstoï, restauré la propriété[282]. Les Gouriens, à peine délivrés du joug de l'État, se sont mis à assommer ceux qui ne pensaient pas comme eux; et les troupes russes, appelées, ont tout fait rentrer dans l'ordre. Il n'est pas jusqu'aux Juifs,—eux, «dont la patrie jusqu'alors, la plus belle que pût désirer un homme, était le Livre[283]»,—qui ne tombent dans la maladie du Sionisme, ce mouvement faussement national, «qui est la chair de la chair de l'européanisme contemporain, son enfant rachitique[284]».

Tolstoï est triste, mais il n'est pas découragé. Il fait crédit à Dieu, il croit en l'avenir[285]:

Ce serait parfait, si on pouvait faire pousser une forêt, en un clin d'œil. Malheureusement, c'est impossible, il faut attendre que la semence germe, fasse venir des pousses, puis des feuilles, puis la tige qui se transforme enfin en arbre[286].

Mais il faut beaucoup d'arbres pour faire une forêt; et Tolstoï est seul. Glorieux, mais seul. On lui écrit, du monde entier: des pays mahométans, de la Chine, du Japon, où l'on traduit Résurrection, et où se répandent ses idées sur «la restitution de la terre au peuple[287]». Les journaux américains l'interviewent; des Français le consultent sur l'art, ou sur la séparation des Églises et de l'État[288]. Mais il n'a pas trois cents disciples, et il en convient. D'ailleurs, il ne s'est pas soucié d'en faire. Il repousse les tentatives de ses amis pour former des groupes de Tolstoïens:

Il ne faut pas aller à la rencontre l'un de l'autre, mais aller tous à Dieu.... Vous dites: «Ensemble, c'est plus facile...»—Quoi?—Labourer, faucher, oui. Mais s'approcher de Dieu, on ne le peut qu'isolément... Je me représente le monde comme un énorme temple dans lequel la lumière tombe d'en haut et juste au milieu. Pour se réunir, tous doivent aller à la lumière. Là, nous tous, venus de divers côtés, nous nous trouverons ensemble avec des hommes que nous n'attendions pas: en cela est la joie[289].

Combien se sont-ils trouvés ensemble sous le rayon qui tombe de la coupole?—Qu'importe! Il suffit d'un seul, avec Dieu.

De même qu'une matière en combustion peut seule communiquer le feu à d'autres matières, seules la vraie foi et la vraie vie d'un homme peuvent se communiquer à d'autres hommes et répandre la vérité[290].

Peut-être; mais jusqu'à quel point cette foi isolée a-t-elle pu assurer le bonheur à Tolstoï?—Qu'il est loin, à ses derniers jours, de la sérénité volontaire d'un Gœthe! On dirait qu'il la fuit, qu'elle lui est antipathique.

Il faut remercier Dieu d'être mécontent de soi. Puisse-t-on l'être toujours! Le désaccord de la vie avec ce qu'elle devrait être est précisément le signe de la vie, le mouvement ascendant du plus petit au plus grand, du pire au mieux. Et ce désaccord est la condition du bien. C'est un mal, quand l'homme est tranquille et satisfait de soi-même[291].

Et il imagine ce sujet de roman, qui montre curieusement que l'inquiétude persistante d'un Levine ou d'un Pierre Besoukhov n'était pas morte en lui.

Je me représente souvent un homme élevé dans les cercles révolutionnaires, et d'abord révolutionnaire, puis populiste, socialiste, orthodoxe, moine au Mont Athos, ensuite athée, bon père de famille, et enfin Doukhobor. Il commence tout, sans cesse abandonne tout: les hommes se moquent de lui, il n'a rien fait, et meurt oublié, dans un hospice. En mourant, il pense qu'il a gâché sa vie. Et cependant, c'est un saint[292].

Avait-il donc des doutes encore, lui, si plein de sa foi?—Qui sait? Chez un homme resté robuste, de corps et d'esprit, jusque dans sa vieillesse, la vie ne pouvait s'arrêter à un point de la pensée. Il fallait qu'elle marchât.

Le mouvement, c'est la vie[293].

Bien des choses avaient dû changer en lui, au cours des dernières années. Son opinion à l'égard des révolutionnaires n'avait-elle pas été modifiée? Qui peut même dire si sa foi en la non-résistance au mal n'avait pas été un peu ébranlée?—Déjà, dans Résurrection, les relations de Nekhludov avec les condamnés politiques changent complètement ses idées sur le parti révolutionnaire russe.

Jusque-là, il avait de l'aversion pour leur cruauté, leur dissimulation criminelle, leurs attentats, leur suffisance, leur contentement de soi, leur insupportable vanité. Mais quand il les voit de plus près, quand il voit comme ils étaient traités par l'autorité, il comprend qu'ils ne pouvaient être autres.

Et il admire leur haute idée du devoir, qui implique le sacrifice total.

Mais depuis 1900, la vague révolutionnaire s'était étendue; partie des intellectuels, elle avait gagné le peuple, elle remuait obscurément des milliers de misérables. L'avant-garde de leur armée menaçante défilait sous la fenêtre de Tolstoï, à Iasnaïa-Poliana. Trois récits, publiés par le Mercure de France[294], et qui comptent parmi les dernières pages écrites par Tolstoï, font entrevoir la douleur et le trouble que ce spectacle jetait dans son esprit. Où était-il le temps où, dans la campagne de Toula, passaient les pèlerins, simples d'esprit et pieux? Maintenant, c'est une invasion d'affamés errants. Il en vient, chaque jour. Tolstoï, qui cause avec eux, est frappé de la haine qui les anime; ils ne voient plus, comme autrefois, dans les riches, «des gens qui font le salut de leur âme en distribuant l'aumône, mais des bandits, des brigands, qui boivent le sang du peuple travailleur». Beaucoup sont des gens instruits, ruinés, à deux doigts du désespoir qui rend l'homme capable de tout.

Ce n'est pas dans les déserts et dans les forêts, mais dans les bouges des villes et sur les grandes routes que sont élevés les barbares qui feront de la civilisation moderne ce que les Huns et les Vandales ont fait de l'ancienne.

Ainsi disait Henry George. Et Tolstoï ajoute:

Les Vandales sont déjà prêts en Russie, et ils seront particulièrement terribles parmi notre peuple profondément religieux, parce que nous ne connaissons pas ces freins: les convenances et l'opinion publique, qui sont si développées chez les peuples européens.

Tolstoï recevait souvent des lettres de ces révoltés, protestant contre ses doctrines de la non-résistance et disant qu'à tout le mal que les gouvernants et les riches faisaient au peuple, on ne pouvait que répondre: «Vengeance! Vengeance! Vengeance!»—Tolstoï les condamne-t-il encore? On ne sait. Mais quand il voit, quelques jours après, saisir dans son village, chez les pauvres qui pleurent, leur samovar et leurs brebis, devant les autorités indifférentes, il a beau faire, lui aussi, il crie vengeance contre les bourreaux, contre «ces ministres et leurs acolytes, qui sont occupés au commerce de l'eau-de-vie, ou à apprendre aux hommes le meurtre, ou à prononcer les condamnations à la déportation, à la prison, au bagne ou à la pendaison,—ces gens, tous parfaitement convaincus que les samovars, les brebis, les veaux, la toile, qu'on enlève aux miséreux, trouvent leur meilleur placement dans la distillation de l'eau-de-vie qui empoisonne le peuple, dans la fabrication des armes meurtrières, dans la construction des prisons, des bagnes, et surtout dans la distribution des appointements à leurs aides et à eux.»

Il est triste, quand on a vécu, toute sa vie, dans l'attente et l'annonce du règne de l'amour, de devoir fermer les yeux, parmi ces visions menaçantes, et de s'en sentir troublé.—Il l'est encore davantage, quand on a la conscience véridique d'un Tolstoï, de se dire qu'on n'a pas mis d'accord tout à fait sa vie avec ses principes.


Ici, nous touchons au point le plus douloureux de ses dernières années,—faut-il dire, de ses trente dernières années?—et il ne nous est permis que de l'effleurer d'une main pieuse et craintive: car cette douleur, dont Tolstoï s'efforça de garder le secret, n'appartient pas seulement à celui qui est mort, mais à d'autres qui vivent, qu'il aima, et qui l'aiment.

Il n'était pas arrivé à communiquer sa foi à ceux qui lui étaient les plus chers, à sa femme, à ses enfants. On a vu que la fidèle compagne, qui partageait vaillamment sa vie et ses travaux artistiques, souffrait de ce qu'il avait renié sa foi dans l'art pour une autre foi morale, qu'elle ne comprenait pas. Tolstoï ne souffrait pas moins de se voir incompris de sa meilleure amie.

Je sens par tout mon être, écrivait-il à Ténéromo, la vérité de ces paroles: que le mari et la femme ne sont pas des êtres distincts, mais ne font qu'un... Je voudrais ardemment pouvoir transmettre à ma femme une partie de cette conscience religieuse, qui me donne la possibilité de m'élever parfois au-dessus des douleurs de la vie. J'espère quelle lui sera transmise, non par moi, sans doute, mais par Dieu, bien que cette conscience ne soit guère accessible aux femmes[295].

Il ne semble pas que ce vœu ait été exaucé. La comtesse Tolstoï admirait et aimait la pureté de cœur, l'héroïsme candide, la bonté de la grande âme «qui ne faisait qu'une» avec elle; elle apercevait qu'«il marchait devant la foule et montrait le chemin que doivent suivre les hommes[296]»; quand le Saint-Synode l'excommuniait, elle prenait bravement sa défense et réclamait sa part du danger qui le menaçait. Mais elle ne pouvait faire qu'elle crût ce qu'elle ne croyait pas; et Tolstoï était trop sincère pour l'obliger à feindre,—lui qui haïssait la feintise de la foi et de l'amour, plus que la négation de la foi et de l'amour[297]. Comment donc eût-il pu l'obliger, ne croyant pas, à modifier sa vie, à sacrifier sa fortune et celle de ses enfants?

Avec ses enfants, le désaccord était plus grand encore. M. A. Leroy-Beaulieu, qui vit Tolstoï dans sa famille, à Iasnaïa Poliana, dit qu'«à table, lorsque le père parlait, les fils dissimulaient mal leur ennui et leur incrédulité[298]». Sa foi n'avait effleuré que ses trois filles, dont l'une, sa préférée Marie, était morte[299]. Il était moralement isolé parmi les siens. «Il n'avait guère que sa dernière fille et son médecin[300]» pour le comprendre.

Il souffrait de cet éloignement de pensée, il souffrait des relations mondaines qu'on lui imposait, de ces hôtes fatigants, venus du monde entier, de ces visites d'Américains et de snobs, qui l'excédaient; il souffrait du «luxe» où sa vie de famille le contraignait à vivre. Modeste luxe, si l'on en croit les récits de ceux qui l'ont vu dans sa simple maison, d'un ameublement presque austère, dans sa petite chambre, avec un lit de fer, de pauvres chaises et des murailles nues! Mais ce confort lui pesait: c'était un remords perpétuel. Dans le second des récits publiés par le Mercure de France, il oppose amèrement au spectacle de la misère environnante celui du luxe de sa propre maison.

Mon activité, écrivait-il déjà en 1903, quelque utile qu'elle puisse paraître à certains hommes, perd la plus grande partie de son importance, parce que ma vie n'est pas entièrement d'accord avec ce que je professe[301].

Que n'a-t-il donc réalisé cet accord! S'il ne pouvait obliger les siens à se séparer du monde, que ne s'est-il séparé d'eux et de leur vie,—évitant ainsi les sarcasmes et le reproche d'hypocrisie, que lui ont jetés ses ennemis, trop heureux de son exemple et s'en autorisant pour nier sa doctrine!

Il y avait pensé. Depuis longtemps, sa résolution était prise. On a retrouvé et publié[302] une admirable lettre que, le 8 juin 1897, il écrivait à sa femme. Il faut la reproduire presque en entier. Rien ne livre mieux le secret de cette âme aimante et douloureuse:

Depuis longtemps, chère Sophie, je souffre du désaccord de ma vie avec mes croyances. Je ne puis vous forcer à changer ni votre vie ni vos habitudes. Je n'ai pas pu davantage vous quitter jusqu'à présent, car je pensais que, par mon éloignement, je priverais les enfants, encore très jeunes, de cette petite influence que je pourrais avoir sur eux, et que je vous ferais à tous beaucoup de peine. Mais je ne puis continuer à vivre comme j'ai vécu pendant ces seize dernières années[303], tantôt luttant contre vous et vous irritant, tantôt succombant moi-même aux influences et aux séductions auxquelles je suis habitué et qui m'entourent. J'ai résolu de faire maintenant ce que je voulais faire depuis longtemps: m'en aller.... De même que les Hindous, arrivés à la soixantaine, s'en vont dans la forêt, de même que chaque homme vieux et religieux désire consacrer les dernières années de sa vie à Dieu et non aux plaisanteries, aux calembours, aux potins, au lawn-tennis, de même moi, parvenu à ma soixante-dixième année, je désire de toutes les forces de mon âme le calme, la solitude, et, sinon un accord complet, du moins pas ce désaccord criant entre toute ma vie et ma conscience. Si je m'en étais allé ouvertement, c'eût été des supplications, des discussions, j'eusse faibli, et peut-être n'aurais-je pas mis à exécution ma décision, tandis quelle doit être exécutée. Je vous prie donc de me pardonner, si mon acte vous attriste. Et principalement toi, Sophie, laisse-moi partir, ne me cherche pas, ne m'en veuille point et ne me blâme pas. Le fait que je t'ai quittée ne prouve pas que j'aie des griefs contre toi.... Je sais que tu ne pouvais pas, tu ne pouvais pas voir et penser comme moi; c'est pourquoi tu n'as pas pu changer ta vie et faire un sacrifice à ce que tu ne reconnais pas. Aussi, je ne te blâme point; au contraire, je me souviens avec amour et reconnaissance des trente-cinq longues années de notre vie commune, et surtout de la première moitié de ce temps, quand, avec le courage et le dévouement de ta nature maternelle, tu supportais vaillamment ce que tu regardais comme ta mission. Tu as donné à moi et au monde ce que tu pouvais donner. Tu as donné beaucoup d'amour maternel et fait de grands sacrifices.... Mais, dans la dernière période de notre vie, dans les quinze dernières années, nos routes se sont séparées. Je ne puis croire que ce soit moi le coupable; je sais que si j'ai changé, ce n'est ni pour mon plaisir, ni pour le monde, mais parce que je ne pouvais faire autrement. Je ne peux pas t'accuser de ne m'avoir point suivi, et je te remercie, et je me rappellerai toujours avec amour ce que tu m'as donné.—Adieu, ma chère Sophie. Je t'aime.

«Le fait que je t'ai quittée....» Il ne la quitta point.—Pauvre lettre! Il lui semble qu'il lui suffit de l'écrire, pour que sa résolution soit accomplie.... Après l'avoir écrite, il avait épuisé déjà toute sa force de résolution.—«Si je m'en étais allé ouvertement; c'eût été des supplications, j'eusse faibli....» Il ne fut pas besoin de «supplications», de «discussions», il lui suffit de voir, un moment après, ceux qu'il voulait quitter: il sentit qu'il ne pouvait pas, il ne pouvait pas les quitter; la lettre qu'il avait dans sa poche, il l'enfouit dans un meuble, avec cette suscription:

Transmettre ceci, après ma mort, à ma femme Sophie Andréievna.

Et à cela se borna son projet d'évasion.

Était-ce là sa force? N'était-il pas capable de sacrifier sa tendresse à son Dieu?—Certes, il ne manque pas, dans les fastes chrétiens, de saints au cœur plus ferme qui n'hésitèrent jamais à fouler intrépidement aux pieds leurs affections et celles des autres.... Qu'y faire? Il n'était point de ceux-là. Il était faible. Il était homme. Et c'est pour cela que nous l'aimons.

Plus de quinze ans auparavant, dans une page d'une douleur déchirante, il se demandait à lui-même:

Eh bien, Léon Tolstoï, vis-tu selon les principes que tu prônes?

Et il répondait, accablé:

Je meurs de honte, je suis coupable, je mérite le mépris... Pourtant, comparez ma vie d'autrefois à celle d'aujourd'hui. Vous verrez que je cherche à vivre selon la loi de Dieu. Je n'ai pas fait la millième partie de ce qu'il faut faire, et j'en suis confus, mais je ne l'ai pas fait, non parce que je ne l'ai pas voulu, mais parce que je ne l'ai pas pu.... Accusez-moi, mais n'accusez pas la voie que je suis. Si je connais la route qui conduit à ma maison, et si je la suis en titubant, comme un homme ivre, cela veut-il dire que la route soit mauvaise? Ou indiquez-m'en une autre, ou soutenez-moi sur la vraie route, comme je suis prêt à vous soutenir. Mais ne me rebutez pas, ne vous réjouissez pas de ma détresse, ne criez pas, avec transport: «Regardez! Il dit qu'il va à la maison, et il tombe dans le bourbier!» Non, ne vous réjouissez pas, mais aidez-moi, soutenez-moi!... Aidez-moi! Mon cœur se déchire de désespoir que nous nous soyons tous égarés; et lorsque je fais tous mes efforts pour sortir de là, vous, à chacun de mes écarts, au lieu d'avoir compassion, vous me montrez du doigt, en criant: «Voyez, il tombe avec nous dans le bourbier[304]

Plus près de la mort, il répétait:

Je ne suis pas un saint, je ne me suis jamais donné pour tel. Je suis un homme qui se laisse entraîner, et qui parfois ne dit pas tout ce qu'il pense et sent; non parce qu'il ne le veut pas, mais parce qu'il ne le peut pas, parce qu'il lui arrive fréquemment d'exagérer ou d'errer. Dans mes actions, c'est encore pis. Je suis un homme tout à fait faible, avec des habitudes vicieuses, qui veut servir le Dieu de vérité, mais qui trébuche constamment. Si l'on me tient pour un homme qui ne peut se tromper, chacune de mes fautes doit paraître un mensonge ou une hypocrisie. Mais si on me tient pour un homme faible, j'apparais alors ce que je suis en réalité: un être pitoyable, mais sincère, qui a constamment et de toute son âme désiré et qui désire encore devenir un homme bon, un bon serviteur de Dieu.

Ainsi, il resta, persécuté par le remords, poursuivi par les reproches muets de disciples plus énergiques et moins humains que lui[305], déchiré par sa faiblesse et son indécision, écartelé entre l'amour des siens et l'amour de Dieu,—jusqu'au jour où un coup de désespoir, et peut-être le vent brûlant de fièvre qui se lève aux approches de la mort, le jetèrent hors du logis, sur les chemins, errant, fuyant, frappant aux portes d'un couvent, puis reprenant sa course, tombant sur sa route enfin, dans un obscur petit pays, pour ne plus se relever[306]. Et, sur son lit de mort, il pleurait, non sur soi, mais sur les malheureux; et il disait, au milieu de ses sanglots:

Il y a sur la terre des millions d'hommes qui souffrent; pourquoi êtes-vous là tous à vous occuper du seul Léon Tolstoy?

Alors, elle vint—c'était le dimanche 20 novembre 1910, peu après six heures du matin,—elle vint, «la délivrance», ainsi qu'il la nommait, «la mort, la mort bénie...»





Le combat était terminé, le combat de quatre-vingt-deux ans, dont cette vie avait été le champ. Tragique et glorieuse mêlée, à laquelle prirent part toutes les forces de la vie, tous les vices et toutes les vertus.—Tous les vices, hors un seul, le mensonge, qu'il pourchassa sans cesse et traqua dans ses derniers refuges.

D'abord, la liberté ivre, les passions qui s'entrechoquent dans la nuit orageuse qu'illuminent de loin en loin d'éblouissants éclairs,—crises d'amour et d'extase, visions de l'Éternel. Années du Caucase, de Sébastopol, années de jeunesse tumultueuse et inquiète... Puis, la grande accalmie des premières années du mariage. Le bonheur de l'amour, de l'art, de la nature,—Guerre et Paix. Le plein jour du génie, qui enveloppe tout l'horizon humain et le spectacle de ces luttes, qui pour l'âme sont déjà du passé. Il les domine, il en est maître; et déjà elles ne lui suffisent plus. Comme le prince André, il a les yeux tournés vers le ciel immense qui luit au-dessus d'Austerlitz. C'est ce ciel qui l'attire:

Ces paroles sont écrites, au milieu du plus terrible orage, celui dont les Confessions sont le souvenir et l'écho. Tolstoï a été plus d'une fois rejeté sur le sol, les ailes fracassées. Et toujours il s'obstine. Il repart. Le voici qui plane dans «le ciel immense et profond», avec ses deux grandes ailes, dont l'une est la raison et l'autre est la foi. Mais il n'y trouve pas le calme qu'il cherchait. Le ciel n'est pas en dehors de nous. Le ciel est en nous. Tolstoï y souffle ses tempêtes de passions. Par là il se distingue des apôtres qui renoncent: il met à son renoncement la même ardeur qu'il mettait à vivre. Et c'est toujours la vie qu'il étreint, avec une violence d'amoureux. Il est «fou de la vie». Il est «ivre de la vie». Il ne peut vivre sans cette ivresse[308]. Ivre de bonheur et de malheur, à la fois. Ivre de mort et d'immortalité[309]. Son renoncement à la vie individuelle n'est qu'un cri de passion exaltée vers la vie éternelle. Non, la paix qu'il atteint, la paix de l'âme qu'il invoque, n'est pas celle de la mort. C'est celle de ces mondes enflammés qui gravitent dans les espaces infinis. Chez lui, la colère est calme[310], et le calme est brûlant. La foi lui a donné des armes nouvelles pour reprendre, plus implacable, le combat que, dès ses premières œuvres, il ne cessait de livrer aux mensonges de la société moderne. Il ne s'en tient plus à quelques types de romans, il s'attaque à toutes les grandes idoles: hypocrisies de la religion, de l'État, de la science, de l'art, du libéralisme, du socialisme, de l'instruction populaire, de la bienfaisance, du pacifisme[311]... Il les soufflette, il s'acharne contre elles.

Le monde voit, de loin en loin, de ces apparitions de grands esprits révoltés, qui, comme Jean le Précurseur, lancent l'anathème contre une civilisation corrompue. La dernière de ces apparitions avait été Rousseau. Par son amour de la nature[312], par sa haine de la société moderne, par sa jalouse indépendance, par sa ferveur d'adoration pour l'Évangile et pour la morale chrétienne, Rousseau annonce Tolstoï, qui se réclamait de lui: «Telles de ses pages me vont au cœur, disait-il, je crois que je les aurais écrites[313]

Mais quelle différence entre les deux âmes, et comme celle de Tolstoï est plus purement chrétienne! Quel manque d'humilité, quelle arrogance pharisienne, dans ce cri insolent des Confessions de l'homme de Genève:

Être éternel! Qu'un seul te dise, s'il l'ose: Je fus meilleur que cet homme-là!

Ou dans ce défi au monde:

Je le déclare hautement et sans crainte: quiconque pourra me croire un malhonnête homme est lui-même un homme à étouffer.

Tolstoï pleurait des larmes de sang sur les «crimes» de sa vie passée:

J'éprouve les souffrances de l'enfer. Je me rappelle toute ma lâcheté passée, et ces souvenirs ne me quittent pas, ils empoisonnent ma vie. On regrette d'ordinaire que l'on ne garde pas le souvenir après la mort. Quel bonheur qu'il en soit ainsi! Quelle souffrance ce serait, si, dans cette autre vie, je me rappelais tout le mal que je commis ici-bas[314]!...

Ce n'est pas lui qui eût écrit ses Confessions, comme Rousseau, parce que, dit celui-ci, «sentant que le bien surpassait le mal, j'avais mon intérêt à tout dire[315]». Tolstoï, après avoir essayé, renonce à écrire ses Mémoires; la plume lui tombe des mains: il ne veut pas être un objet de scandale pour ceux qui le liront:

Des gens diraient: Voilà donc cet homme que plusieurs placent si haut! Et quel lâche il était! Alors, à nous, simples mortels, c'est Dieu lui-même qui ordonne d'être lâches[316].

Jamais Rousseau n'a connu de la foi chrétienne la belle pudeur morale, l'humilité qui donne au vieux Tolstoï une candeur ineffable. Derrière Rousseau,—encadrant la statue de l'île aux Cygnes—on voit Saint-Pierre de Genève, la Rome de Calvin. En Tolstoï, on retrouve les pèlerins, les innocents, dont les confessions naïves et les larmes avaient ému son enfance.


Mais, bien plus encore que la lutte contre le monde, qui lui est commune avec Rousseau, un autre combat remplit les trente dernières années de la vie de Tolstoï, un magnifique combat entre les deux plus hautes puissances de son âme: la Vérité et l'Amour.

La Vérité,—«ce regard qui va droit à l'âme»,—la lumière pénétrante de ces yeux gris qui vous percent... Elle était sa plus ancienne foi, la reine de son art.

L'héroïne de mes écrits, celle que j'aime de toutes les forces de mon âme, celle qui toujours fut, est, et sera belle, c'est la vérité[317].

La vérité, seule épave, surnageant du naufrage, après la mort de son frère[318]. La vérité, pivot de sa vie, roc au milieu de la mer...

Mais bientôt, «la vérité horrible[319]» ne lui avait plus suffi. L'Amour l'avait supplantée. C'était la source vive de son enfance, «l'état naturel de son âme[320]». Quand vint la crise morale de 1880, il n'abdiqua point la vérité, il l'ouvrit à l'amour[321].

L'amour est «la base de l'énergie[322]». L'amour est la «raison de vivre», la seule, avec la beauté[323]. L'amour est l'essence de Tolstoï mûri par la vie, de l'auteur de Guerre et Paix et de la lettre au Saint-Synode[324].

Cette pénétration de la vérité par l'amour fait le prix unique des chefs-d'œuvre qu'il écrivit, au milieu de sa vie,—nel mezzo del cammin,—et distingue son réalisme du réalisme à la Flaubert. Celui-ci met sa force à n'aimer point ses personnages. Si grand qu'il soit ainsi, il lui manque le: Fiat lux! La lumière du soleil ne suffit point, il faut celle du cœur. Le réalisme de Tolstoï s'incarne dans chacun des êtres, et, les voyant avec leurs yeux, il trouve, dans le plus vil, des raisons de l'aimer et de nous faire sentir la chaîne fraternelle qui nous unit à tous[325]. Par l'amour, il pénètre aux racines de la vie.

Mais il est difficile de maintenir cette union. Il y a des heures où le spectacle de la vie et ses douleurs sont si amers qu'ils paraissent un défi à l'amour, et que, pour le sauver, pour sauver sa foi, on est obligé de la hausser si loin au-dessus du monde qu'elle risque de perdre tout contact avec lui. Et comment fera celui qui a reçu du sort le don superbe et fatal de voir la vérité, de ne pouvoir pas ne la point voir? Qui dira ce que Tolstoï a souffert du continuel désaccord de ses dernières années, entre ses yeux impitoyables qui voyaient l'horreur de la réalité, et son cœur passionné qui continuait d'attendre et d'affirmer l'amour!

Nous avons tous connu ces tragiques débats. Que de fois nous nous sommes trouvés dans l'alternative de ne pas voir, ou de haïr! Et que de fois un artiste,—un artiste digne de ce nom, un écrivain qui connaît le pouvoir splendide et redoutable de la parole écrite,—se sent-il oppressé d'angoisse au moment d'écrire telle ou telle vérité[326]! Cette vérité saine et virile, nécessaire au milieu des mensonges modernes, des mensonges de la civilisation, cette vérité vitale, semble-t-il, comme l'air qu'on respire... Et puis l'on s'aperçoit que cet air, tant de poumons ne peuvent le supporter, tant d'êtres affaiblis par la civilisation, ou faibles simplement par la bonté de leur cœur! Faut-il donc n'en tenir aucun compte et leur jeter implacablement cette vérité qui tue? N'y a-t-il pas, au-dessus, une vérité qui, comme dit Tolstoï, «est ouverte à l'amour?»—Mais quoi! peut-on pourtant consentir à bercer les hommes avec de consolants mensonges, comme Peer Gynt endort, avec ses contes, sa vieille maman mourante?... La société se trouve sans cesse en face de ce dilemme: la vérité, ou l'amour. Elle le résout, d'ordinaire, en sacrifiant à la fois la vérité et l'amour.

Tolstoï n'a jamais trahi aucune de ses deux Fois. Dans ses œuvres de la maturité, l'amour est le flambeau de la vérité. Dans les œuvres de la fin, c'est une lumière d'en haut, un rayon de la grâce qui descend sur la vie, mais ne se mêle plus avec elle. On l'a vu dans Résurrection, où la foi domine la réalité, mais lui reste extérieure. Le même peuple, que Tolstoï dépeint, chaque fois qu'il regarde les figures isolées, comme très faible et médiocre, prend, dès qu'il y pense d'une façon abstraite, une sainteté divine[327].—Dans sa vie de tous les jours, s'accusait le même désaccord que dans son art, et plus cruellement. Il avait beau savoir ce que l'amour voulait de lui, il agissait autrement; il ne vivait pas selon Dieu, il vivait selon le monde. L'amour lui-même, où le saisir? Comment distinguer entre ses visages divers et ses ordres contradictoires? Était-ce l'amour de sa famille, ou l'amour de tous les hommes?... Jusqu'au dernier jour, il se débattit dans ces alternatives.

Où est la solution?—Il ne l'a pas trouvée. Laissons aux intellectuels orgueilleux le droit de l'en juger avec dédain. Certes, ils l'ont trouvée, eux, ils ont la vérité, et ils s'y tiennent avec assurance. Pour ceux-là, Tolstoï était un faible et un sentimental, qui ne peut servir d'exemple. Sans doute, il n'est pas un exemple qu'ils puissent suivre: ils ne sont pas assez vivants. Tolstoï n'appartient pas à l'élite vaniteuse, il n'est d'aucune église,—pas plus de celle des Scribes, comme il les appelait, que de celles des Pharisiens de l'une ou l'autre foi. Il est le type le plus haut du libre chrétien, qui s'efforce, toute sa vie, vers un idéal qui reste toujours plus lointain[328].

Tolstoï ne parle pas aux privilégiés de la pensée, il parle aux hommes ordinaires—hominibus bonæ voluntatis.—Il est notre conscience. Il dit ce que nous pensons tous, âmes moyennes, et ce que nous craignons de lire en nous. Et il n'est pas pour nous un maître plein d'orgueil, un de ces génies hautains qui trônent dans leur art et leur intelligence, au-dessus de l'humanité. Il est—ce qu'il aimait à se nommer lui-même dans ses lettres, de ce nom le plus beau de tous, le plus doux,—«notre frère».

Janvier 1911.





NOTE SUR LES ŒUVRES POSTHUMES DE TOLSTOY[329]

Tolstoy laissait, en mourant, une quantité d'œuvres inédites. La plus grande partie en a été publiée depuis. Elles forment trois volumes de traduction française par J.-W. Bienstock (collection Nelson)[330]. Ces œuvres sont de toutes les époques de sa vie. Il en est qui remontent jusqu'en 1883 (Journal d'un fou). D'autres sont des dernières années. Elles comprennent des nouvelles, des romans, des pièces de théâtre, des dialogues. Beaucoup sont restées inachevées. Je les diviserais volontiers en deux classes: les œuvres que Tolstoy écrivait par volonté morale, et celles qu'il écrivait par instinct artistique. Dans un petit nombre d'entre elles, les deux tendances se fondent harmonieusement.

Malheureusement, il faut déplorer que le désintéressement de sa gloire littéraire,—peut-être même une secrète pensée de mortification—ait empêché Tolstoy de poursuivre la composition de ses œuvres qui s'annonçaient comme devant être les plus belles. Tel Le journal posthume du vieillard Féodor Kouzmitch. C'est la fameuse légende du tsar Alexandre Ier, se faisant passer pour mort et s'en allant, sous un faux nom, vieillir en Sibérie, par expiation volontaire. On sent que Tolstoy s'était passionné pour le sujet et identifié avec son héros. On ne se console pas qu'il ne nous reste de ce «journal» que les premiers chapitres: par la vigueur et la fraîcheur du récit, ils valent les meilleures pages de Résurrection. Il y a là des portraits inoubliables (la vieille Catherine II), et surtout une puissante peinture du tsar mystique et violent, dont la nature orgueilleuse a encore des soubresauts de réveil chez le vieillard pacifié.

Le père Serge (1891-1904) est aussi dans la grande manière de Tolstoy; mais le récit est un peu écourté. Il a pour sujet l'histoire d'un homme qui cherche Dieu dans la solitude et l'ascétisme, par orgueil blessé, et qui finit par le trouver parmi les hommes, en vivant pour eux. La sauvage violence de quelques pages vous saisit à la gorge. Rien de sobre et de tragique comme la scène où le héros découvre la vilenie de celle qu'il aimait:—(sa fiancée, la femme qu'il adorait comme une sainte, a été la maîtresse du tsar qu'il vénérait passionnément). Non moins saisissante est la nuit de tentation, où le moine, pour retrouver la paix de l'âme troublée, se tranche un doigt avec une hache. A ces épisodes farouches s'opposent l'entretien mélancolique de la fin, avec la pauvre vieille petite amie d'enfance, et les dernières pages, d'un laconisme indifférent et serein.

C'était aussi un sujet émouvant que La mère: Une bonne et raisonnable mère de famille, après s'être pendant quarante ans vouée tout entière aux siens, se trouve seule, sans activité, sans raison d'agir, et, quoique libre penseuse, se retire sous l'aile d'un couvent et écrit son Journal. Mais les premières pages seules de cette œuvre subsistent.

Une série de petits récits sont d'un art supérieur:

Alexis le Pot, qui se relie à la veine des beaux contes populaires. Histoire d'un simple, toujours sacrifié, toujours doucement satisfait, et qui meurt.—Après le bal (20 août 1903): Un vieillard raconte comment il aimait une jeune fille et comment il cessa brusquement de l'aimer, après avoir vu le père, un colonel, commander la fustigation d'un soldat. Œuvre parfaite, d'abord d'un charme exquis de souvenirs juvéniles, puis d'une précision hallucinante.—Ce que j'ai vu en rêve (13 novembre 1906): Un prince ne pardonne pas à sa fille qu'il adorait, parce qu'elle s'est enfuie de la maison, après s'être laissé séduire. Mais à peine l'a-t-il revue que c'est lui qui demande pardon. Et toutefois (la tendresse de Tolstoy et son idéalisme ne l'abusent jamais) il ne peut arriver à vaincre le sentiment de dégoût que lui cause la vue de l'enfant de sa fille.

Khodynka, une courte nouvelle, dont l'action se passe en 1893: Une jeune princesse russe, qui a voulu se mêler à une fête populaire de Moscou, se trouve prise dans une panique, foulée aux pieds, laissée pour morte et ranimée par un ouvrier, qui a été lui-même rudement bousculé. Un sentiment de fraternité affectueuse les unit un instant. Puis ils se quittent et ne se verront plus.

De dimensions beaucoup plus vastes, et s'annonçant comme un roman épique, est Hadji-Mourad (décembre 1902), qui raconte un épisode des guerres du Caucase en 1851[331]. Tolstoy, en l'écrivant, était dans la pleine maîtrise de ses moyens artistiques. La vision (des yeux et de l'âme) est parfaite. Mais, chose curieuse, on ne s'intéresse pas véritablement à l'histoire: car on sent que Tolstoy ne s'y intéresse pas tout à fait. Chaque personnage qui paraît, au cours du récit, éveille juste autant de sympathie chez lui; et de chacun, même s'il ne fait que passer sous nos yeux, il trace un portrait achevé. Mais à force d'aimer tous, il ne préfère rien. Il semble écrire cette remarquable nouvelle, sans besoin intérieur, par une nécessité toute physique. Comme d'autres exercent leurs muscles, il faut qu'il exerce son mécanisme intellectuel. Il a besoin de créer. Il crée.

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D'autres œuvres ont un accent personnel, souvent jusqu'à l'angoisse. Il en est d'autobiographiques, comme Le journal d'un fou (20 octobre 1883), qui retrace le souvenir des premières nuits d'effroi de Tolstoy, avant la crise de 1869[332], et comme Le Diable (19 novembre 1889). Cette dernière et très longue nouvelle a des parties de tout premier ordre et, malheureusement, un dénouement absurde: Un propriétaire campagnard, qui a eu des relations avec une jeune paysanne de son domaine, s'est marié et a pris soin (car il est honnête et il aime sa jeune femme) d'écarter la paysanne. Mais il l'a «dans le sang», et il ne peut la voir sans la désirer. Elle le recherche. Il finit par la reprendre; il sent qu'il ne pourra plus s'arracher à elle: il se tue. Les portraits de l'homme, bon, faible, robuste, myope, intelligent, sincère, travailleur, tourmenté,—de sa jeune femme romanesque et amoureuse, qui l'idéalise,—de la belle et saine paysanne, ardente et sans pudeur,—sont des chefs-d'œuvre. Il est fâcheux que Tolstoy ait mis plus de morale dans la fin de son roman qu'il n'en a mis dans l'histoire vécue: car il a eu réellement une aventure analogue.

La lumière luit dans les ténèbres, drame en cinq actes, présente bien des faiblesses artistiques. Mais, lorsqu'on connaît la tragédie cachée de la vieillesse de Tolstoy, qu'elle est émouvante cette œuvre qui, sous d'autres noms, met en scène Tolstoy et les siens! Nicolas Ivanovitch Sarintzeff est parvenu à la même foi que l'auteur de Que devons-nous faire? et il essaie de la mettre en pratique. Cela ne lui est point permis. Les larmes de sa femme (sincères ou simulées?) l'empêchent de quitter les siens. Il reste dans sa maison, où il vit pauvrement et fait de la menuiserie. Sa femme et ses enfants continuent de mener grand train et de donner des fêtes. Bien qu'il n'y prenne point part, on l'accuse d'hypocrisie. Cependant, par son influence morale, par le simple rayonnement de sa personnalité, il fait autour de lui des prosélytes—et des malheureux. Un pope, convaincu par ses doctrines, abandonne l'église. Un jeune homme de bonne famille refuse le service militaire et se fait envoyer au bataillon de discipline. Et le pauvre Sarintzeff-Tolstoy est déchiré par le doute. Est-il dans l'erreur? N'entraîne-t-il pas les autres inutilement dans la souffrance et dans la mort? A la fin, il ne voit plus d'autre solution à ses angoisses que de se laisser tuer par la mère du jeune homme, qu'il a sans le vouloir conduit à sa perte.

On trouvera encore, dans un bref récit, des derniers temps de la vie de Tolstoy: Il n'y a pas de coupable (septembre 1910), la même confession douloureuse d'un homme qui souffre horriblement de sa situation et qui ne peut en sortir. Aux riches désœuvrés s'opposent les pauvres accablés; et ni les uns ni les autres ne sentent l'ineptie monstrueuse d'un tel état social.

Deux œuvres de théâtre ont une réelle valeur: l'une est une petite pièce paysanne, qui combat les méfaits de l'alcool: Toutes les qualités viennent d'elle (Probablement de 1910). Les personnages sont très individuels; leurs traits typiques, leurs ridicules de langage sont saisis de façon amusante. Le paysan qui, à la fin, pardonne à son voleur est à la fois noble et comique, par son inconsciente grandeur morale et son naïf amour-propre.—La seconde pièce, d'une tout autre importance, est un drame en douze tableaux: le Cadavre vivant. Elle montre les gens faibles et bons écrasés par la stupide machine sociale. Le héros, Fedia, est un homme qui s'est perdu par sa bonté même et par le profond sentiment moral qu'il cache sous une vie débauchée: car il souffre, d'une façon intolérable, de la bassesse du monde et de sa propre indignité; mais il n'a pas la force de réagir. Il a une femme qu'il aime, qui est bonne, tranquille, raisonnable, mais «sans le petit raisin qu'on met dans le cidre pour le faire mousser», «sans le pétillement dans la vie», qui procure l'oubli. Et il lui faut l'oubli.

«Nous tous dans notre milieu, dit-il, nous avons trois voies devant nous, trois seulement. Être fonctionnaire, gagner de l'argent et ajouter à la vilenie au milieu de laquelle on vit, cela me dégoûtait; peut-être n'en étais-je pas capable... La seconde voie, c'est celle où l'on combat cette vilenie: pour cela, il faut être un héros, je n'en suis pas un. Reste la troisième: s'oublier, boire, faire la noce, chanter: c'est celle que j'ai choisie, et vous voyez où cela m'a mené[333]...»

Et, dans un autre passage:

«Comment j'en suis arrivé à ma perte? D'abord, le vin. Ce n'est pas que j'aie plaisir à boire. Mais j'ai toujours le sentiment que tout ce qui se fait autour de moi n'est pas ce qu'il faut; et j'ai honte.... Et quant à être maréchal de la noblesse, ou directeur de banque, c'est si honteux, si honteux!... Après avoir bu, on n'a plus honte.... Et puis, la musique, pas l'opéra ou Beethoven, mais les tsiganes, cela vous verse dans l'âme tant de vie, tant d'énergie.... Et puis les beaux yeux noirs, le sourire.... Mais plus cela enchante, plus on a honte, ensuite[334]....»

Il a quitté sa femme, parce qu'il sent qu'il lui fait du mal et qu'elle ne lui fait pas de bien. Il la laisse à un ami dont elle est aimée, qu'elle aimait sans se l'avouer, et qui lui ressemble. Il disparaît dans les bas-fonds de la bohême; et tout est bien ainsi: les deux autres sont heureux, et lui,—autant qu'ils peuvent l'être. Mais la société ne permet point qu'on se passe de son consentement; elle accule stupidement Fedia au suicide, s'il ne veut pas que ses deux amis soient condamnés pour bigamie.—Cette œuvre étrange, si profondément russe, et qui reflète le découragement des meilleurs après les grandes espérances de la Révolution, brisées, est simple, sobre, sans aucune déclamation. Les caractères sont tous vrais et vivants, même les personnages de second plan: (la jeune sœur intransigeante et passionnée dans sa conception morale de l'amour et du mariage; la bonne figure compassée du brave Karenine, et sa vieille maman, pétrie de nobles préjugés, conservatrice, autoritaire en paroles, accommodante en actes); jusqu'aux silhouettes fugitives des tsiganes et des avocats.

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J'ai laissé de côté quelques œuvres, où l'intention dogmatique et morale prime la libre vie de l'œuvre—bien qu'elle ne fasse jamais tort à la lucidité psychologique de Tolstoy:

Le faux coupon: un long récit, presque un roman, qui veut montrer l'enchaînement, dans le monde, de tous les actes individuels, bons ou mauvais. Un faux, commis par deux collégiens, déclenche toute une suite de crimes, de plus en plus horribles,—jusqu'à ce que l'acte de résignation sainte d'une pauvre femme qu'assassine une brute agisse sur l'assassin et, par lui, de proche en proche, remonte jusqu'aux premiers auteurs de tout le mal, qui se trouvent ainsi rachetés par leurs victimes. Le sujet est superbe, et touche à l'épopée; l'œuvre aurait pu atteindre à la grandeur fatale des tragédies antiques. Mais le récit est trop long, trop morcelé, sans ampleur; et bien que chaque personnage soit justement caractérisé, ils restent tous indifférents.

La sagesse enfantine est une suite de vingt et un dialogues entre des enfants, sur tous les grands sujets: religion, art, science, instruction, patrie, etc. Ils ne sont pas sans verve; mais le procédé fatigue vite, tant de fois répété.

Le jeune tsar, qui rêve des malheurs qu'il cause malgré lui, est une des œuvres les plus faibles du recueil.

Enfin, je me contente d'énumérer quelques esquisses fragmentaires: Deux pèlerins,—Le pope Vassili,—Quels sont les assassins? etc.

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Dans l'ensemble de ces œuvres, on est frappé de la vigueur intellectuelle, conservée par Tolstoy jusqu'à son dernier jour[335]. Il peut sembler verbeux, quand il expose ses idées sociales; mais toutes les fois qu'il est en face d'une action, d'un personnage vivant, le rêveur humanitaire disparaît, il ne reste plus que l'artiste au regard d'aigle, qui d'un coup va au cœur. Jamais il n'a perdu cette lucidité souveraine. Le seul appauvrissement que je constate, pour l'art, c'est du côté de la passion. A part de courts instants, on a l'impression que ses œuvres ne sont plus pour Tolstoy l'essentiel de sa vie; elles sont, ou un passe-temps nécessaire, ou un instrument pour l'action. Mais c'est l'action qui est son véritable objet, et non plus l'art. Quand il lui arrive de se laisser reprendre par cette illusion passionnée, il semble qu'il en ait honte; il coupe court ou peut-être, comme pour Le journal posthume du vieillard Féodor Kouzmitch, il abandonne complètement l'œuvre qui risquerait de resouder les chaînes qui l'attachaient à l'art... Exemple unique d'un grand artiste, en pleine force créatrice et tourmenté par elle, qui lui résiste et qui l'immole à son Dieu.

R. R.

Avril 1913.





LA RÉPONSE DE L'ASIE A TOLSTOY

Au temps où paraissaient les premières éditions de ce livre, nous ne pouvions mesurer encore le retentissement de la pensée de Tolstoy dans le monde. Le grain était en terre. Il fallait attendre l'été.

Aujourd'hui, la moisson est levée. Et de Tolstoy a surgi un arbre de Jessé. Sa parole s'est faite acte. Au Saint Jean le Précurseur d'Iasnaïa-Poliana a succédé le Messie de l'Inde, qu'il avait consacré: Mahâtmâ Gandhi.

Admirons la magnifique économie de l'histoire humaine, où, malgré les disparitions apparentes des grands efforts de l'esprit, rien ne se perd d'essentiel, et le flux et le reflux des réactions mutuelles forment un courant continu, qui s'enrichit sans cesse, en fécondant la terre.

A dix-neuf ans, en 1847, le jeune Tolstoy, malade à l'hôpital de Kazan, avait pour voisin de lit un prêtre lama bouddhiste, blessé grièvement à la face par un brigand, et il recevait de lui la première révélation de la loi de Non-Résistance, que le torrent de sa vie devait, trente ans, recouvrir.

Soixante-deux ans après, en 1909, le jeune Indien Gandhi recevait des mains de Tolstoy mourant cette sainte lumière, que le vieil apôtre russe avait couvée en lui, réchauffée de son amour, nourrie de sa douleur; et il en faisait le flambeau qui a illuminé l'Inde: la réverbération en a touché toutes les parties de la terre.

Mais, avant d'en arriver au récit de ce baptême dans le Jourdain, nous voulons rapidement retracer l'ensemble des rapports de Tolstoy avec l'Asie. Une Vie de Tolstoy serait, sans cette étude, incomplète aujourd'hui. Car l'action de Tolstoy sur l'Asie aura, dans l'histoire, plus d'importance peut-être que l'action sur l'Europe. Il a été la première grande Voie de l'esprit qui relie, de l'Est à l'Ouest, tous les membres du Vieux-Continent. Maintenant la sillonnent, en l'un et l'autre sens, deux rivières de pèlerins.

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Nous avons maintenant tous les moyens de connaître le sujet: car Paul Birukoff, pieux disciple du maître, a rassemblé en un volume sur Tolstoy et l'Orient les documents conservés[336].

L'Orient l'attira toujours. Tout jeune étudiant à l'Université de Kazan, il avait choisi d'abord la faculté des langues orientales arabo-turques. Dans ses années de Caucase, il fut en contact prolongé avec la culture mahométane, et il en subit fortement l'impression. Peu après 1870 commencent à paraître, dans ses recueils de Récits et Légendes pour les Écoles primaires, des contes arabes et indiens. Quand vint l'heure de sa crise religieuse, la Bible ne lui suffit point; il ne tarda pas à consulter les religions d'Orient. Il lut considérablement[337]. Bientôt lui vint l'idée de faire profiter l'Europe de ses lectures, et il rassembla, sous le titre: Les pensées des hommes sages, un recueil, où l'Évangile, Bouddhâ, Laotse, Krishna fraternisaient. Il s'était convaincu, dès le premier coup d'œil, de l'unité fondamentale des grandes religions humaines.

Mais ce qu'il cherchait surtout, c'était le rapport direct avec les hommes d'Asie. Et dans les dix dernières années de sa vie, un réseau serré de correspondance se tressa entre Iasnaïa et tous les pays d'Orient.


De tous, c'était la Chine, dont la pensée lui était le plus proche. Et ce fut elle qui se livra le moins. Dès 1884, il étudiait Confucius et Laotse; ce dernier était son préféré, parmi les sages de l'antiquité[338]. Mais, en fait, Tolstoy dut attendre jusqu'en 1905 pour échanger sa première lettre avec un compatriote de Laotse, et il ne paraît avoir eu que deux correspondants chinois. Il est vrai qu'ils sont de marque. L'un était un savant, Tsien Huang-t'ung; l'autre ce grand lettré Ku-Hung-Ming, dont le nom est bien connu en Europe[339], et qui, professeur d'Université à Pékin, chassé par la Révolution, a dû s'exiler au Japon.

Dans les lettres qu'il adresse à ces deux Chinois d'élite, et particulièrement dans celle, très longue, à Ku-Hung-Ming, qui a la valeur d'un manifeste (octobre 1906), Tolstoy exprime l'attachement et l'admiration qu'il éprouve pour le peuple chinois. Ces sentiments ont été renforcés par les épreuves que la Chine a subies, avec une noble mansuétude, en ces dernières années où les nations d'Europe ont fait assaut contre elle d'ignobles brutalités. Il l'engage à persévérer dans cette sereine patience et prophétise qu'elle lui devra la victoire finale. L'exemple de Port-Arthur, dont l'abandon par la Chine à la Russie a coûté si cher à la Russie (guerre russo-japonaise), assure qu'il en sera de même pour l'Allemagne à Kiautschau et pour l'Angleterre à Wei-ha-Wei. Les voleurs finissent toujours par se voler entre eux.—Mais Tolstoy est inquiet d'apprendre que, depuis peu, l'esprit de violence et de guerre s'éveille chez les Chinois; il les conjure d'y résister. S'ils se laissaient gagner par la contagion, ce serait un désastre, non seulement dans le sens où l'entendait «un des plus grossiers et ignares représentants de l'Occident, le Kaiser d'Allemagne», qui redoutait pour l'Europe le péril jaune,—mais dans l'intérêt supérieur de l'humanité. Car, avec la vieille Chine disparaîtrait le point d'appui de la vraie sagesse populaire et pratique, paisible et laborieuse, qui, de l'Empire du Milieu, doit s'étendre progressivement à tous les peuples. Tolstoy croit le moment venu d'une transformation capitale dans la vie de l'humanité; il a la conviction que la Chine est appelée à y jouer le premier rôle, à la tête des peuples d'Orient. La tâche de l'Asie est de montrer au reste du monde le vrai chemin à la vraie liberté; et ce chemin, dit Tolstoy, n'est autre que le Tao. Surtout que la Chine se garde de vouloir se réformer sur le plan et l'exemple de l'Occident,—c'est-à-dire en remplaçant son despotisme par un régime constitutionnel, une armée nationale et la grande industrie! Qu'elle considère le tableau lamentable de ces peuples d'Europe, avec l'enfer de leur prolétariat, avec leurs luttes de classes, leur course aux armements et leurs guerres sans fin, leur politique de rapine coloniale,—la banqueroute sanglante de toute une civilisation! L'Europe est un exemple,—oui!—de ce qu'il ne faut pas faire. Et comme la Chine ne peut, d'autre part, rester dans l'état présent, où elle se voit livrée à toutes les agressions, une seule voie lui est ouverte: celle de la Non-Résistance absolue vis-à-vis de son gouvernement et de tous les gouvernements. Qu'elle poursuive, impassible, sa culture de la terre, en se soumettant à la seule loi de Dieu! L'Europe se trouvera désarmée devant la passivité héroïque et sereine de 400 millions d'hommes. Toute la sagesse humaine et le secret du bonheur sont dans la vie de travail paisible sur son champ, en se guidant d'après les principes des trois religions de Chine: le Confucianisme, qui libère de la force brutale; le Taoïsme, qui prescrit de ne pas faire aux autres ce qu'on ne veut pas que les autres vous fassent; et le Bouddhisme, qui est tout abnégation et amour.

Des conseils de Tolstoy, nous voyons ce que la Chine d'aujourd'hui paraît faire; et il ne semble pas que son docte correspondant, Ku-Hung-Ming, en ait beaucoup profité: car son traditionalisme, distingué mais borné, offre pour toute panacée à la fièvre du monde moderne en travail une Grande Charte de Fidélité à l'ordre établi par le passé[340].—Mais il ne faut point juger de l'immense Océan par ses vagues de surface. Et qui peut dire si le peuple de Chine n'est pas beaucoup plus près des pensées de Tolstoy, qui s'accordent avec la millénaire tradition de ses sages, que ne le feraient supposer ces guerres de partis et ces révolutions, qui passent et qui meurent sur son éternité?

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Tout au contraire des Chinois, les Japonais, avec leur vitalité fébrile, leur curiosité affamée de toute pensée nouvelle dans l'univers, furent les premiers d'Asie avec qui Tolstoy entra en relations (dès 1890, ou peu après). Il se méfiait d'eux, de leur fanatisme national et guerrier, surtout de leur prodigieuse souplesse à s'adapter à la civilisation d'Europe et à en épouser sur-le-champ tous les abus. On ne peut dire que sa méfiance ait été entièrement injustifiée: car la correspondance assez abondante qu'il entretint avec eux lui apporta plus d'un mécompte. Tel qui se disait son disciple, tout en ayant la prétention de concilier son enseignement avec le patriotisme, le désavoua publiquement, comme le jeune Jokai, rédacteur en chef du journal Didaitschoo-lu, en 1904, au moment de la guerre du Japon avec la Russie. Encore plus décevant fut le jeune H. S. Tamura qui, d'abord bouleversé jusqu'aux larmes par la lecture d'un article de Tolstoy sur la guerre russo-japonaise[341], tremblant de tout son corps, et criant, transporté, que «Tolstoy est l'unique prophète de notre temps», se laisse quelques semaines après rouler par la vague de délire patriotique, après la destruction de la flotte russe par les Japonais, à Tsusima, et finit par publier contre Tolstoy un mauvais livre qui l'attaque...

Plus solides et sincères—mais si loin de la vraie pensée de Tolstoy—ces social-démocrates japonais, protestataires héroïques contre la guerre[342], qui écrivent à Tolstoy, en septembre 1904, et à qui Tolstoy, en les remerciant, exprime sa condamnation absolue, à la fois de la guerre et du socialisme[343].

Mais l'esprit de Tolstoy pénétrait, malgré tout, le Japon et le labourait jusqu'au fond. Lorsqu'en 1908, pour son quatre-vingtième anniversaire, ses amis russes s'adressèrent à tous les amis du monde, afin de publier un livre de témoignages, Naoshi Kato envoya un intéressant Essai, qui montre l'influence considérable de Tolstoy au Japon. La plupart de ses livres religieux y avaient été traduits; vers 1902-1903, ils produisirent, dit Kato, une révolution morale, non seulement chez les chrétiens japonais, mais chez les bouddhistes; et de cette commotion, un renouvellement du bouddhisme est sorti. Jusqu'alors, la religion était un ordre établi et une loi du dehors. Elle prit (ou reprit) un caractère intérieur. «Conscience religieuse» devint, depuis, le mot à la mode. Et certes, ce réveil du moi n'était pas sans dangers. Il pouvait mener,—il mena, en nombre de cas,—vers de tout autres fins que l'esprit de sacrifice et d'amour fraternel—à la jouissance égoïste, à l'indifférentisme, au désespoir, et même au suicide: il y eut des catastrophes chez ce peuple vibrant qui, dans ses crises de passion, porte toutes les doctrines aux ultimes conséquences. Mais il se forma ainsi, particulièrement près de Kioto, de petits groupes tolstoyens qui travaillaient leur champ et professaient le pur Évangile de l'amour[344]. D'une façon générale, on peut dire que la vie spirituelle au Japon a subi, en partie, l'empreinte de la personnalité de Tolstoy. Encore aujourd'hui, subsiste au Japon une Société Tolstoy, qui publie une revue mensuelle de soixante-dix pages, intéressante et nourrie[345].

Le plus aimable exemple de ces disciples japonais est le jeune Kenjiro Tokutomi, qui contribua aussi au livre du jubilé de 1908. Il avait écrit, de Tokio, une lettre enthousiaste à Tolstoy, dans les premiers mois de 1906, et Tolstoy y avait aussitôt répondu. Mais Tokutomi n'avait pas eu la patience d'attendre la réponse: il s'était embarqué sur le premier bateau, pour aller le voir. Il ne savait pas un mot de russe et très peu d'anglais. Il arriva à Iasnaïa en juillet, y demeura cinq jours, reçu avec une bonté paternelle, et repartit directement pour le Japon, couvant, tout le reste de sa vie, les grands souvenirs de cette semaine et le lumineux «sourire» du vieillard. Il l'évoque dans ses charmantes pages de 1908, où parle son cœur simple et pur:

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