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Vies des dames galantes

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DISCOURS TROISIEME.

Sur la beaute de la belle jambe et de la vertu qu'elle a.

Entre plusieurs belles beautez que j'ay veu loüer quelques fois parmi nous autres courtisans, et autant propres à attirer à l'amour, c'est qu'on estime fort une belle jambe à une belle dame, dont j'ay veu plusieurs dames en avoir gloire, et soin de les avoir et entretenir belles. Entre autres, j'ay ouy raconter d'une très-grande princesse de par le monde, que j'ay cogneu, laquelle aimoit une de ses dames par-dessus toutes les siennes, et la favorisoit par-dessus les autres, seulement parce qu'elle luy tiroit ses chausses si bien tenduës, et en accommodoit la greve, et mettoit si proprement la jarretiere, et mieux que toute autre, de sorte qu'elle estoit fort avancée auprès d'elle, mesme luy fit de grands biens: et par ainsi, sur cette curiosité qu'elle avoit d'entretenir ainsi sa jambe belle, faut penser que ce n'estoit pour la cacher sous sa juppe, ny son cotillon ou sa robbe, mais pour en faire parade quelques fois avec de beaux calleçons de toille d'or et d'argent, ou d'autre estoffe, très-proprement et mignonnement faits, qu'elle portoit d'ordinaire: car l'on ne se plaist point tant en soy, que l'on n'en veuille faire part à d'autres de la veuë et du reste. Cette dame aussi ne se pouvoit pas excuser en disant que c'estoit pour plaire à son mary, comme la pluspart d'elles le disent, et mesmes les vieilles, quand elles se font si pimpantes et gorgiases, encores qu'elles soient vieilles; mais cette-cy estoit veufve: il est vray que du temps de son mary elle faisoit de mesme, et pour ce ne voulut discontinuer par amprès, l'ayant perdu. J'ay cogneu force belles, honnestes dames et filles, qui sont autant curieuses de tenir ainsi précieuses et propres et gentilles leurs belles jambes: aussi elles en ont raison, car il y gist plus de lasciveté qu'on ne pense. J'ay ouy parler d'une très-grande dame, du temps du roy François, et très-belle, laquelle, s'estant rompu une jambe, et se l'estant faitte rabiller, elle trouva qu'elle n'estoit pas bien, et estoit demeurée toute torte: elle fut si resolue, qu'elle se la fit rompre une autre fois au rabilleur, pour la remettre en son point, comme auparavant, et la rendre aussi belle et aussi droite. Il y en eut quelqu'une qui s'en esbahit fort; mais à celle une autre belle dame fort entendue fit response et lui dit: «A ce que je vois, vous ne savez pas quelle vertu amoureuse porte en soy une belle jambe.»

—J'ay cogneu autresfois une fort belle et honneste fille de par le monde, laquelle estant fort amoureuse d'un grand seigneur, pour l'attirer à soy, et en escroquer quelque bonne pratique, et n'y pouvant parvenir, un jour, estant en une allée de parc, et le voyant venir, elle fit semblant que sa jarretiere lui tomboit; et, se mettant un peu à l'escart, haussa sa jambe, et se mit à tirer sa chausse et rabiller sa jarretiere. Ce grand seigneur l'advisa fort, et en trouva la jambe très-belle, et s'y perdit si bien, que cette jambe opéra en luy plus que n'avoit fait son beau visage; jugeant bien en soy que ces deux belles colonnes soustenoient un beau bastiment; et depuis l'advoua-t-il à sa maistresse, qui en disposa après comme elle voulut. Notez cette invention et gentille façon d'amour.

—J'ay ouy parler aussi d'une belle et honneste dame, surtout fort spirituelle, de plaisante et bonne humeur, laquelle, se faisant un jour tirer sa chausse à son vallet-de-chambre, elle luy demanda s'il n'entroit point pour cela en ruth, tentation et concupiscence[69]: encore dit-elle et franchit le mot tout outre. Le vallet, pensant bien, pour le respect qu'il luy portoit, respondit que non. Elle soudain, haussant la main, luy donna un grand soufflet. «Allez, dit-elle, vous ne me servirez jamais plus; vous estes un sot, je vous donne vostre congé.» Il y a force vallets de filles aujourd'huy qui ne sont si continents, en levant, habillant et chaussant leurs maistresses: il y a aussi des gentilshommes qui n'eussent fait ce trait, voyant un si bel appas.

Ce n'est d'aujourd'huy seulement que l'on a estimé la beauté des belles jambes et beaux pieds, car c'est une mesme chose; mais, du temps des Romains, nous lisons que Lucius Vitellius, pere de l'empereur Vitellius, estant fort amoureux de Messaline, et desirant estre en grace avec son mary par son moyen, la pria un jour de luy faire cet honneur de luy accorder un don. L'Emperiere luy demanda: «Et quoy?—C'est, madame, dit-il, qu'il vous plaise qu'un jour je vous deschausse vos escarpins.» Messaline, qui estoit toute courtoise pour ses sujets, ne luy voulut refuser cette grace; et l'ayant deschaussée, en garda un escarpin et le porta tousjours sur soy entre la chemise et la peau, le baisant le plus souvent qu'il pouvoit, adorant ainsi le beau pied de sa dame par l'escarpin, puisqu'il ne pouvoit avoir à sa disposition le pied naturel ny la belle jambe. Vous avez le Milord d'Angleterre des Cent Nouvelles de la Reyne de Navarre, qui porta de mesme le gand de sa maistresse à son costé, et si bien enrichy. J'ay cogneu force gentilshommes qui, premier que porter leurs bas de soye, prioient les dames et maistresses de les essayer et les porter devant eux quelques huict ou dix jours, du plus que du moins, et puis les portoient en très-grand vénération et contentement d'esprit et de corps.

—J'ai cogneu un seigneur de par le monde, qui, estant sur la mer avec une grande dame des plus belles du monde, qui, voyageant par son pays, et d'autant que ses femmes estoient malades de la marette, et par ce très-mal disposées pour la servir, le bonheur fut pour luy qu'il fallut qu'il la couchast et levast; mais en la couchant et levant, la chaussant et deschaussant, il en devint si amoureux qu'il s'en cuida desespérer, encor qu'il luy fust proche: comme certes la tentation en est par trop extresme, et il n'y a nul si mortifié qui ne s'en esmeust. Nous lisons de Poppea Sabina, femme de Néron, qui estoit la plus favorite des siennes, laquelle, outre qu'elle fut la plus profuse en toutes sortes de superfluïtez, d'ornements, de parures, de pompes et de ses coustrements d'habits, elle portoit des escarpins et pianelles toutes d'or. Cette curiosité ne tendoit pas pour cacher sa jambe ny son pied à Néron, son cocu de mary: luy seul n'en avoit pas tout le plaisir ny la veuë, il y en avoit bien d'autres. Elle pouvoit bien avoir cette curiosité pour elle, puisqu'elle faisoit ferrer les pieds de ses juments qui traisnoient son coche de fers d'argent. M. Saint Jerosme reprend bien fort une dame de son temps qui estoit trop curieuse de la beauté de sa jambe, par ces propres mots: «Par la petite botine brunette, et bien tirée et luisante, elle sert d'appeau aux jeunes gens, et d'amorces par le son des bouclettes.» Pensez que c'estoit quelque façon de chaussure qui couroit de ce temps-là, qui estoit par trop affetée, et peu séante aux prudes femmes. La chaussure de ces botines est encore aujourd'huy en usage parmy les dames de Turquie, et des plus grandes et plus chastes. J'ay veu discourir et faire question quelle jambe estoit plus tentative et attrayante, ou la nue ou la couverte et chaussée. Plusieurs croyent qu'il n'y a que le naturel, mesme quand elle est bien faite au tour de la perfection et selon la beauté que dit l'Espagnol que j'ay dit cy-devant, et qu'elle est bien blanche, belle et bien polie, et monstrée à propos dans un beau lict; car autrement, si une dame la vouloit monstrer toute nue en marchant ou autrement, et des souliers aux pieds, quand bien elle seroit la plus pompeusement habillée du monde, elle ne seroit jamais trouvée bien décente ny belle; comme une qui seroit bien chaussée d'une belle chaussure de soye de couleur ou de fillet blanc, comme on fait à Fleurence pour porter l'esté, dont j'ay veu d'autresfois nos dames en porter avant le grand usage que nous avons eu depuis des chausses de soye; et après faudroit qu'elle fust tirée et tendue comme la peau d'un tabourin, et puis attachée ou avec esguillettes ou autrement, selon la volonté et l'humeur des dames: puis faut accompagner le pied d'un bel escarpin blanc, et d'une mule de velours noir ou d'autre couleur, ou bien d'un beau petit patin, tant bien fait que rien plus, comme j'en ay veu porter à une très-grande dame de par le monde, des mieux faits et plus mignonnement. En quoy faut adviser aussi la beauté du pied; car s'il est par trop grand il n'est plus beau; s'il est par trop petit, il donne mauvaise opinion et signifiance de sa dame, d'autant qu'on dit petit pied grand c.., ce qui est un peu odieux: mais il faut qu'il soit un peu mediocre, comme j'en ay veu plusieurs qui en ont porté grandes tentations, et mesmes quand leurs dames le faisoient sortir et paroistre à demy hors du cotillon, et le faisoient remüer et fretiller par certains petits tours et remuements lascifs, estant couverts d'un beau petit patin peu liégé, et d'un escarpin blanc, pointu et point quarré par le devant, et le blanc est le plus beau. Mais ces petits patins et escarpins sont pour les grandes et hautes femmes, non pour les courtaudes et nabottes, qui ont leurs grands chevaux de patins liégés de deux pieds: autant vaudroit voir remüer cela comme la massue d'un géant ou la marotte d'un fou. D'une autre chose aussi se doit bien garder la dame, de ne déguiser son sexe, et ne s'habiller en garçon, soit pour une mascarade ou autre chose: car encor qu'elle eust la plus belle jambe du monde, elle s'en monstre difforme, d'autant qu'il faut que toutes choses ayent leur propriété et leur séance; tellement qu'en dementant leur sexe, defigurent du tout leur beauté et gentillesse naturelle. Voylà pourquoy il n'est bien-séant qu'une femme se garçonne pour se faire monstrer plus belle, si ce n'est pour se gentiment adoniser d'un beau bonnet avec la plume à la Guelfe ou Gibeline attachée, ou bien au-devant du front, pour ne trancher ny de l'un ny de l'autre, comme depuis peu de temps nos dames d'aujourd'huy l'ont mis en vogue: mais pourtant à toutes il ne sied pas bien; il faut en avoir le visage poupin et fait exprès, ainsi que l'on a vu à nostre reyne de Navarre, qui s'en accommodoit si bien, qu'à voir le visage seulement adonisé, on n'eust sceu juger de quel sexe elle tranchoit, ou d'un beau jeune enfant, ou d'une très-belle dame qu'elle estoit.

Dont il me souvient qu'une de par le monde que j'ay cogneue qui, la voulant imiter sur l'age de vingt-cinq ans, et de par trop haute et grande taille, hommasse et nouvellement venuë à la Cour, pensant faire de la galante, comparut un jour en la salle du bal, et ne fut sans estre fort regardée et assez brocardée, jusques au Roy qui en donna aussi-tost sa sentence, car il disoit des mieux de son royaume, et dit qu'elle ressembloit fort bien une batteleuse, ou, pour dire plus proprement, de ces femmes en peinture que l'on porte de Flandres, et que l'on met au-devant des cheminées d'hostellerie et cabarets avec des fleustes d'Allemant au bec; si bien qu'il luy fit dire, si elle comparessoit plus en cet habit et contenance, qu'il luy feroit signifier de porter sa fleuste pour donner l'aubade et récréation à la noble compagnie. Telle guerre lui fit-il, autant pour ce que cette coiffure lui séoit mal, que pour haine qu'il portoit à son mary. Voilà pourquoy tels déguisements ne siezent bien à toutes dames; car quand bien cette reyne de Navarre, qui est la plus belle du monde, se fust voulu autrement déguiser de son bonnet, elle n'eust jamais comparu si belle comme elle est, et n'eust peu: aussi, qu'auroit-elle sceu prendre forme plus belle que la sienne, car de plus belle n'en pouvoit-elle prendre n'y emprunter de tout le monde? Et si elle eust voulu monstrer sa jambe, que j'ay ouy dire à aucunes de ses femmes, et la peindre pour la plus belle et mieux faite du monde, autrement qu'en son naturel, ou bien estant chaussée proprement sous ses beaux habits, on ne l'eust jamais trouvée si belle. Ainsi faut-il que les belles dames comparoissent et fassent monstre de leurs beautez.

—J'ay lu dans un livre espagnol, intitulé el Viage del Principe[70], qui fut celui que le roy d'Espagne fit en ses Pays-Bas du temps de l'empereur Charles son père, entr'autres beaux recueils qu'il receut parmi ses riches et opulentes villes, ce fut de la reyne d'Hongrie en sa belle ville de Bains, dont le proverbe dit: Mas brava que las fiestas de Bains[71]. Entre autres magnificences fut que, durant le siége d'un chasteau qui fut battu en feinte, et assiégé en forme de place de guerre (je le descris ailleurs), elle fit un jour un festin, sur tous autres, à l'Empereur son bon frère, à la reyne Eleonor sa sœur, au Roy son nepveu, et à tous les seigneurs, chevaliers et dames de la Cour. Sur la fin du festin comparut une dame, accompagnée de six nymphes Oréades, vestues à l'antique, à la nymphale et mode de la vierge chasseresse, toutes vestues d'une toille d'argent et vert, et un croissant au front, tout couvert de diamants, qu'ils sembloient imiter la lueur de la lune, portant chacune son arc et ses flèches en la main, et leurs carquois fort riches au costé, leurs botines de mesme toille d'argent, tant bien tirées que rien plus. Et ainsi entrèrent en la salle, menans leurs chiens après elles, et présentèrent à l'Empereur, et luy mirent sur sa table toute sorte de venaison en paste, qu'elles avoient prise en leur chasse. Et, après, vint Palès, la déesse des pasteurs, avec six nymphes Napées, vestues toutes de blanc de toille d'argent, avec les garnitures de mesme en la teste, toutes couvertes de perles; et avoient aussi des chausses de pareille toille avec l'escarpin blanc, qui portèrent de toute sorte de laitage, et le posèrent devant l'Empereur. Puis, pour la troisième bande, vint la déesse Pomona, avec ses nymphes Nayades, qui portèrent le dernier service du fruict. Cette déesse estoit la fille de donna Béatrix Pacheco, comtesse d'Autremont, dame d'honneur de la reyne Eleonor, laquelle pouvoit avoir alors que neuf ans. C'est celle qui est aujourd'huy madame l'admirale de Chastillon, que M. l'admiral espousa en secondes nopces; laquelle fille et déesse apporta, avec ses compagnes, toutes sortes de fruicts qui se pouvoient alors trouver, car c'estoit en esté, des plus beaux et plus exquis, et les présenta à l'Empereur avec une harangue si éloquente, si belle, et prononcée de si bonne grace, qu'elle s'en fit fort aimer et admirer de l'Empereur et de toute l'assemblée, veu son jeune age, que dès lors on présagea qu'elle seroit ce qu'elle est aujourd'huy, une belle, sage, honneste, vertueuse, habile et spirituelle dame. Elle estoit pareillement habillée à la nymphale comme les autres, vestue de toilles d'argent et blanc, chaussée de mesme, et garnie à la teste de force pierreries; mais c'estoient toutes esmeraudes, pour représenter en partie la couleur du fruict qu'elles apportoient; et outre le présent du fruict, elle en fit un à l'Empereur et au roy d'Espagne d'un rameau de victoire tout esmaillé de verd, les branches toutes chargées de grosses perles et pierreries, ce qui estoit fort riche à voir et inestimable; à la reyne Eleonor un esvantail, avec un mirouer dedans, tout garni de pierreries de grande valeur. Certes cette princesse et reyne d'Hongrie monstroit bien qu'elle estoit une honneste dame en tout, et qu'elle savoit son entregent aussi bien que le mestier de la guerre; et à ce que j'ay ouy dire, l'Empereur son frère avoit un grand contentement et soulagement d'avoir une si honneste sœur et digne de luy. Or, l'on me pourroit objecter pourquoy j'ay fait cette disgression en forme de discours. C'est pour dire que toutes ces filles, qui avoient joué ces personnages avoient esté choisies et prises pour les plus belles d'entre toutes celles des reynes de France et de Hongrie et madame de Lorraine, qui estoient françoises, italiennes, flamandes, allemandes et lorraines; parmy lesquelles n'y avoit faute de beauté; et Dieu sait si la reyne d'Hongrie avoit esté curieuse d'en choisir de plus belles et de meilleure grace. Madame de Fontaine-Chalandry, qui est encore en vie, en sauroit bien que dire, qui estoit lors fille de la reyne Eleonor, et des plus belles: on l'appeloit aussi la belle Torcy, qui m'en a bien conté. Tant il y a que je tiens d'elle et d'ailleurs, que les seigneurs, gentilshommes et cavaliers de cette cour, s'amusèrent à regarder et contempler les belles jambes, greves et beaux petits pieds de ces dames; car, vestues ainsi à la nymphale, elles estoient courtement habillées et en pouvoient faire une très belle monstre, plus que de leurs beaux visages qu'ils pouvoient voir tous les jours, mais non leurs belles jambes; dont aucuns en vindrent plus amoureux par la veuë et monstre d'icelles belles jambes, que non pas de leurs belles faces; d'autant qu'au dessus des belles colonnes, coustumièrement il y a de belles corniches de frize, de beaux architraves, riches chapiteaux, bien polis et entaillés. Si faut-il que je fasse encor cette digression et que j'en fasse ma fantaisie, puisque nous sommes sur les feintes et représentations. Quasi en mesme temps que ces belles festes se faisoient es Pays-Bas, et surtout à Bains, sur la réception du roy d'Espagne, se fit l'entrée du roy Henry, tournant de visiter son pays de Piedmond et ses garnisons à Lyon, qui certes fut des belles et plus triomphantes, ainsi que j'ay ouy dire à d'honnestes dames et gentilshommes de la Cour qui y estoient. Or, si cette feinte et représentation de Diane et de sa chasse fut trouvée belle en ce royal festin de la reyne d'Hongrie, il s'en fit une à Lyon, qui fut bien autre et mieux imitée; car, ainsi que le Roy marchoit, venant à rencontrer un grand obélisque à l'antique, à costé de la main droite, il rencontra de mesme un préau ceint, sur le grand chemin, d'une muraille de quelque peu plus de six pieds de hauteur, et ledit préau aussi haut de terre, lequel avoit esté distinctement remply d'arbres de moyenne fustaye, entreplantez de taillis espais et à force de touffes d'autres petits arbrisseaux, avec aussi force arbres fruitiers. Et en cette petite forest s'esbattoient force petits cerfs tous en vie, biches, chevreuils, toutefois privez. Et lors Sa Majesté entrouyt aucuns cornets et trompes sonner, et tout aussitost apperceut venir, au travers ladite forest, Diane chassant avec ses compagnes et vierges forestières, elle tenant à la main un riche arc turquois, avec sa trousse pendant au costé, accoutrée en atours de nymphe, à la mode que l'antiquité nous la représente encore; son corps estoit vestu avec un demy bas à six grands lambeaux ronds de toile d'or noire, semée d'estoiles d'argent, les manches et le demeurant de satin cramoisy, avec profilure d'or, troussée jusques à demy jambe, decouvrant sa belle jambe et greve, et ses botines à l'antique de satin cramoisy, couvertes de perles en broderie: ses cheveux estoient entrelacés de gros cordons de riches perles, avec quantité de pierreries et joyaux de grand valeur; et au dessus du front un petit croissant d'argent, brillant de menus petits diamants; car d'or ne fust esté si beau ny si bien représentant le croissant naturel, qui est clair et argentin.

Ses compagnes estoient accoutrées de diverses façons d'habits et de taffetas rayez d'or, tant plein que vuide, le tout à l'antique, et de plusieurs autres couleurs à l'antique, entremeslées tant pour la bizarreté que pour la gayté; les chausses et botines de satin; leurs testes adornées de mesme à la nymphale, avec force perles et pierreries. Aucunes conduisoient des limiers et petits levriers, espaigneuls et autres chiens, en laisse avec des cordons de soye blanche et noire, couleurs du Roy pour l'amour d'une dame du nom de Diane qu'il aimoit: les autres accompagnoient et faisoient courre les chiens courants qui faisoient grand bruit. Les autres portoient de petits dards de bresil, le fer doré avec de petites et gentilles houppes pendantes, de soye blanche et noire, les cornets et trompes mornées d'or et d'argent pendantes en escharpes à cordons de fil d'argent et soye noire. Et ainsi qu'elles apperceurent le Roy, un lion sortit du bois, qui estoit privé et fait de longue main à cela, qui se vint jetter aux pieds de la dite déesse, lui faisant feste; laquelle, le voyant ainsi doux et privé, le prit avec un gros cordon d'argent et de soye noire, et sur l'heure le présenta au Roy; et s'approchant avec le lion jusque sur le bord du mur du préau joignant le chemin, et à un pas près de Sa Majesté, lui offrit ce lion par un dixain en rime, tel qu'il se faisoit de ce temps, mais non pourtant trop mal limée et sonnante; et par icelle rime, qu'elle prononça de fort bonne grace, sous ce lion doux et gracieux luy offroit sa ville de Lyon, toute douce, gracieuse, et humiliée à ses loix et commandements. Cela dit et fait de fort bonne grace, Diane et toutes ses compagnes lui firent une humble révérence, qui, les ayant toutes regardées et saluées de bon œil, monstrant qu'il avoit très-agréable leur chasse, et les en remerciant de bon cœur, se partit d'elles et suivit son chemin de son entrée. Or notez que cette Diane et toutes ses belles compagnes estoient les plus apparentes et belles femmes mariées, veufves et filles de Lyon, où il n'y en a point de faute, qui joüerent leurs mystères si bien et de si bonne sorte, que la pluspart des princes, seigneurs, gentilhommes et courtisans, en demeurèrent fort ravis. Je vous laisse à penser s'ils en avoient raison. Madame de Valentinois, dite Diane de Poictiers, que le Roy servoit, au nom de laquelle cette chasse se faisoit, n'en fut pas moins contente, et en aima toute sa vie fort la ville de Lyon; aussi estoit-elle leur voisine, à cause de la duché de Valentinois qui en est fort proche. Or, puis que nous sommes sur le plaisir qu'il y a de voir une belle jambe, il faut croire, comme j'ay ouy dire, que non le Roy seulement, mais tous ces gallants de la Cour, prirent un beau et merveilleux plaisir à contempler et mirer celles de ces belles nymphes si folastrement accoutrées et retroussées, qu'elles en donnoient autant ou plus de tentation pour monter au second estage, que d'admiration et de sujet à loüer une si gentille invention.

Pour laisser donc notre digression et retourner où je l'avois prise, je dis que nous avons veu faire en nos Cours et représenter par nos Reynes, et principalement par la Reyne-mere, de fort gentils ballets; mais d'ordinaire, entre nous autres courtisans, nous jettions nos yeux sur les pieds et jambes des dames qui les représentoient, et prenions par dessus très-grand plaisir leur voir porter leurs jambes si gentiment, et demener et fretiller leurs pieds si affettement que rien plus; car leurs robbes et cottes estoient bien plus courtes que de l'ordinaire, mais non pourtant si bien à la nymphale que de l'ordinaire, ny si hautes comme il le falloit et qu'on eust desiré; néantmoins nos yeux s'y baissoient un peu, et mesme lorsqu'on dansoit la volte, qui, en faisant voleter la robbe, monstroit toujours quelque chose agréable à la veuë, dont j'en ay veu plusieurs s'y perdre et s'en ravir entr'eux-mesmes. Ces belles dames de Sienne, au commencement de la révolte de leur ville et république, firent trois bandes des plus belles et des plus grandes dames qui fussent; chacune bande montoit à mille, qui estoit en tout trois mille, l'une vestue de taffetas violet, l'autre de blanc, et l'autre incarnat; toutes habillées à la nymphale d'un fort court accoustrement, si-bien qu'à plein elles monstroient la belle jambe et belle greve; et firent ainsi leur monstre par la ville devant tout le monde, et mesme devant M. le cardinal de Ferrare et M. de Thermes, lieutenants-généraux de nostre roy Henry; toutes resolues, et promettant de mourir pour la république et pour la France, et toutes prestes de mettre la main à l'œuvre pour la fortification de la ville, comme desjà elles avoient la fascine sur l'espaule; ce qui rendit en admiration tout le monde. Je mets ce conte ailleurs, où je parle des femmes généreuses; car il touche l'un des plus beaux traits qui fut jamais fait parmy galantes dames. Pour ce coup je me contenteray de dire que j'ay ouy raconter à plusieurs gentilshommes et soldats, tant François qu'estrangers, mesmes à aucuns de la ville, que jamais chose du monde plus belle ne fut veuë, à cause qu'elles estoient toutes grandes dames, et principales citadines de ladite ville, les unes plus belles que les autres, comme l'on sçait qu'en cette ville la beauté n'y manque point parmy les dames, car elle y est très-commune; mais s'il faisoit beau voir leur beau visage, il faisoit bien autant beau voir et contempler leurs belles jambes et greves, par leurs gentilles chaussures tant bien tirées et accommodées, comme elles sçavent très-bien faire, et aussi qu'elles s'estoient fait faire leurs robbes fort courtes à la nymphale, afin de plus légèrement marcher, ce qui tentoit et eschauffoit les plus refroidis et mortifiés; et ce qui faisoit bien autant de plaisir aux regardants, estoit que les visages estoient bien veus toujours et se pouvoient voir, mais non pas ces belles jambes et greves. Et ne fut sans raison qui inventa cette forme d'habiller à la nymphale; car elle produisit beaucoup de bons aspects et belles œillades; car si l'accoustrement en est court, il est fendu par les costez, ainsi que nous voyons encor par ces belles antiquitez de Rome, qui en augmente davantage la veuë lascive. Mais aujourd'huy les belles dames et filles de l'isle de Sio, quoi et qui les rend aimables? Certes ce sont bien leurs beautez et leurs gentillesses, mais aussi leurs gorgiases façons de s'habiller, et surtout leurs robbes fort courtes, qui monstrent à plein leurs belles jambes et belles greves et leurs pieds affetiez et bien chaussés. Surquoy il me souvient qu'une fois à la Cour, une dame de fort belle et riche taille, contemplant une belle et magnifique tapisserie de chasse où Diane et toute sa bande de vierges chasseresses y estoient fort naifvement représentées, et toutes vestues montroient leurs beaux pieds et belles jambes, elle avoit une de ses compagnes auprès d'elle, qui estoit de fort basse et petite taille, qui s'amusoit aussi à regarder avec elle icelle tapisserie; elle luy dit: «Ha! petite, si nous nous habillions toutes de cette façon, vous le perdriez comptant, et n'auriez grand avantage, car vos gros patins vous decouvriroient, et n'auriez jamais telle grace en vostre marcher, ny à monstrer vostre jambe, comme nous autres qui avons la taille grande et haute: par quoy il vous faudroit cacher et ne paroistre guières. Remerciez donc la saison et les robbes longues que nous portons, qui vous favorisent beaucoup et qui vous couvrent vos jambes si dextrement, qu'elles ressemblent, avec vos grands et hauts patins d'un pied de hauteur, plustost une massuë qu'une jambe, car qui n'auroit de quoy se battre il ne faudroit que vous couper une jambe et la prendre par le bout, et du costé de vostre pied chaussé et enté dans vos patins, et on feroit rage de bien battre.» Cette dame avoit beaucoup de sujet de dire de telles paroles, car la plus belle jambe du monde, si elle est ainsi enchassée dans ces gros patins, elle perd du tout sa beauté, d'autant que ce gros pied bot luy rend une difformité par trop grande, car si le pied n'accompagne la jambe en belle chaussure et gentille forme, tout n'en vaut rien. Pourquoy les dames qui prennent ces gros et grands lourdauts de patins pensent embellir et enrichir leurs tailles et par elles s'en faire mieux aimer et paroistre; mais de leur costé elles appauvrissent leur belle jambe et belle greve, qui vaut bien autant en son naturel qu'une grande taille contrefaite. Aussi, le temps passé, le beau pied portoit une telle lasciveté en soy, que plusieurs dames romaines prudes et chastes, au moins qui le vouloient contrefaire, et encore aujourd'huy plusieurs autres en Italie, à l'imitation du vieux temps, font autant de scrupule de le monstrer au monde comme leur visage, et le cachent sous leurs grandes robbes le plus qu'elles peuvent afin qu'on ne le voye pas, et conduisent en leur marcher si sagement, discretement et compassément, qu'il ne passe jamais devant la robbe. Cela est bon pour celles qui sont confites en preud'hommie ou semblance, et qui ne veulent point donner de tentation; nous leur devons cette obligation, mais je croy que, si elles avoient la liberté, elles feroient monstre et du pied et de la jambe et d'autres choses. Aussi qu'elles veulent monstrer à leurs marys, par certaine hypocrisie et ce petit scrupule, qu'elles sont dames de bien: d'ailteurs je m'en rapporte à ce qui en est.

Je sçay un gentilhomme fort galent et honneste, qui, pour avoir veu à Rheims, au sacre du roy dernier, la belle jambe, chaussée d'un bas de soie blanc, d'une belle et grande dame veufve et de haute taille, par dessous les eschaffaux que l'on fait pour les dames à voir le sacre, en devint si épris, que depuis il se cuida désespérer d'amour; et ce que n'avoit peu faire le beau visage, la belle jambe et la belle greve le firent: aussi cette dame méritoit bien en toutes ses belles parties de faire mourir un honneste gentilhomme. J'en ay tant cogneu d'autres pareils en ceste humeur. Tant y a, pour fin, ainsi que j'ay veu tenir par maxime à plusieurs gallants courtisans mes compagnons, la monstre d'une belle jambe et d'un beau pied estre fort dangereuse et ensorceler les yeux lascifs à l'amour; et je m'estonne que plusieurs bons escrivains, tant de nos poëtes qu'autres, n'en ont escrit des loüanges comme ils ont fait d'autres parties de leur corps. De moy, j'en eusse écrit davantage; mais j'aurois peur que, pour trop loüer ces parties du corps, l'on m'objectast que je ne me souciasse gueres des autres, et aussi qu'il me faut escrire d'autres sujets, et ne m'est permis de m'arrester tant sur un. Parquoy je fais fin en disant ce petit mot: «Pour Dieu, Mesdames ne soyez si curieuses à vous faire paroistre grandes de taille et vous monstrer autres, que vous n'advisiés à la beauté de vos jambes, lesquelles vous avez belles, au moins aucunes; mais vous en gastez le lustre par ces hauts patins et grands chevaux. Certes il vous en faut bien; mais si demesurément, vous en dégoustez le monde plus que vous ne pensez.»

Sur ce discours loüera qui voudra les autres beautez de la dame, comme ont fait plusieurs poëtes; mais une belle jambe, une greve bien façonnée et un beau pied, ont une grande faveur et pouvoir à l'empire d'amour.

DISCOURS QUATRIÈME.

Sur les femmes mariées, les veufves et les filles; sçavoir desquelles les unes sont plus portées à l'amour que les autres.

INTRODUCTION.

Moy estant un jour à Madrid à la cour d'Espagne, et discourant avec une fort honneste dame, comme il arrive d'ordinaire, selon la coutume du pays, elle me vint faire cette demande: Qual era mayor fuego d'amor, et de la biuda, et du la casada, o de la hija moça? c'est-à-dire, quel estoit le plus grand feu, ou celuy de la veufve, ou de la mariée, ou de la fille jeune. Après luy avoir dit mon advis, elle me dit le sien en telles paroles: Lo que me parece desta cosa es, que aunque las moças con el hevor de la sangre se disponen a querer mucho, no deve ser tanto come lo que quieren las casadas y biudas, con la grand experiencia del negocio. Esta rason deve ser natural, como lo seria del que por haver nacido ciego, de la perfection de la luz, no puede judiciar de ella con tanto desseo come el que vido, y fue privado de la vista; ce qui sonne en françois: «Ce qui me semble de cette chose est qu'encore que les filles, avec cette grande ferveur de sang, soient disposées d'aimer fort, toutefois elles n'aiment point tant comme les femmes mariées et les veufves, par une grande expérience de l'affaire; et la raison naturelle y est en cela, d'autant qu'un aveugle né, et qui dès sa naissance est privé de la veuë, il ne la peut tant desirer comme celuy qui en a jouï si doucement, et après l'a perdue.» Puis adjousta: Que con menos pena se abstienne d'una cosa la persona que nunca supo, que aquella que vive enamorada degusto passado; ce qui signifie: «D'autant qu'avec moins de peine on s'abstient d'une chose que l'on n'a jamais tasté, que de celle que l'on a aimé et esprouvé.» Voilà les raisons qu'en alléguoit cette dame sur ce sujet.

Or le vénérable et docte Bocace, parmy ses questions de son Philocoppe[72], en la neufiesme, fait celle-là mesme: De laquelle de ces trois, de la mariée, de la veufve et de la fille, l'on se doit plutost rendre amoureux pour plus heureusement conduire son desir à effect. Bocace respond, par la bouche de la Reyne qu'il introduit parlante, que, combien que ce soit très-mal fait, et contre Dieu et sa conscience, de desirer la femme mariée, qui n'est nullement à soy, mais subjecte à son mary, il est fort aisé d'en venir à bout, et non pas de la fille et veufve, quoy que telle amour soit périlleuse, d'autant que plus on souffle le feu il s'allume davantage, autrement il s'esteint. Aussi toutes les choses faillent en les usant, fors la luxure, qui en augmente. Mais la veufve, qui a esté long-temps sans tel effect, ne le sent quasi point, et ne s'en soucie non plus que si jamais elle n'eust esté mariée, et est plus-tost reschauffée de la mémoire que de la concupiscence. Et la pucelle, qui ne sçait et ne connoist encore ce que c'est, si-non par imagination, le souhaite tièdement. Mais la mariée, eschauffée plus que les autres, desire souvent venir en ce point, dont quelquesfois elle en est outragée de paroles par son mary et bien battue; mais, desirant s'en venger (car il n'y a rien de si vindicatif que la femme, et mesme par cette chose), le fait cocu à bon escient, et en contente son esprit: et aussi que l'on s'ennuye à manger tousjours d'une mesme viande, mesme les grands seigneurs et dames bien souvent délaissent les bonnes et délicates viandes pour en prendre d'autres. Davantage, quant aux filles, il y a trop de peine et consommation de temps, pour les réduire et convertir à la volonté des hommes: et si elles aiment, elles ne sçavent qu'elles aiment. Mais, aux veufves, l'ancien feu aisément reprend sa force, leur faisant desirer aussi-tost ce que par longue discontinuation de temps elles avoient oublié, et leur tarde de retourner et parvenir à tel effect, regrettant le temps perdu et les longues nuicts passées froidement dans leurs licts de viduïté peu eschauffées.

Sur ces raisons de cette reyne parlante, un certain gentilhomme, nommé Farrament, respondit à la Reyne, et laissant les femmes mariées à part, comme estant aisées a esbranler sans user de grands discours, pour dire le contraire, reprend celuy des filles et des veufves, et maintient la fille estre plus ferme en amour que non pas la veufve; car la veufve, qui a ressenty par le passé les secrets d'amour, n'aime jamais fermement, ains en doute et lentement, desirant promptement l'un, puis l'autre, ne sachant auquel elle se doive conjoindre pour son plus grand profit et honneur: et quelquesfois ne veut aucun des deux, ainsi vacille en sa délibération, et la passion amoureuse n'y peut prendre pied ny fermeté. Mais tout le contraire se rencontre en la pucelle, et toutes telles choses lui sont inconnues: laquelle ne tend seulement qu'à faire un amy et y mettre toute sa pensée, après l'avoir bien choisi, et luy complaire en tout, croyant que ce luy est un très-grand honneur d'estre ferme en son amour; et attend avec une ardeur plus grande les choses qui n'ont jamais esté ny veuës d'elle, ny ouyes, ny esprouvées, et souhaite beaucoup plus que les autres femmes expérimentées de voir, ouyr et esprouver toutes choses. Aussi le desir qu'elle a de voir choses nouvelles la maistrise fort: elle s'enquiert à celles qui sont expérimentées, lesquelles luy augmentent le feu davantage; et par ainsi elle desire la conjonction de celuy qu'elle a fait seigneur de sa pensée. Cette ardeur ne se rencontre pas en la veufve, d'autant qu'elle y a desjà passé.

Or la reyne de Bocace, reprenant la parole, et voulant mettre fin à cette question, conclud que la veufve est plus soigneuse du plaisir d'amour cent fois que la pucelle, d'autant que la pucelle veut garder chèrement sa virginité et son pucelage, veu que tout son honneur y consiste: joint que les pucelles sont naturellement craintives, et mesmes en ce fait mal-habiles, et ne sont pas propres à trouver les inventions et commoditez aux occasions qu'il faut pour tels effects. Ce qui n'est pas ainsi en la veufve, qui est desjà fort exercée, hardie et rusée en cet art, ayant desjà donné et aliéné ce que la pucelle attend de donner: ce qui est occasion qu'elle ne craint d'estre visitée ou accusée par quelque signal de bresche: elle connoist mieux les secretes voyes pour parvenir à son attente. Au reste, la pucelle craint ce premier assaut de virginité, car il est à d'aucunes quelquesfois plus ennuyeux et cuisant que doux et plaisant; ce que les veufves ne craignent point, mais s'y laissent aller et couler très-doucement, quand bien l'assaillant seroit des plus rudes: et ce plaisir est contraire à plusieurs autres, duquel dès le premier coup on s'en rassasie le plus souvent, et se passe légèrement; mais en cettuy-cy l'affection du retour en croist tousjours. Parquoy la veufve, donnant le moins, et qui la donne souvent, est cent fois plus libérale que la pucelle, à qui il convient abandonner sa très-chère chose, à quoy elle songe mille fois. C'est pourquoy, conclud la Reyne, il vaut mieux s'adresser à la veufve qu'à la fille, estant plus aisée à gagner et corrompre.


ARTICLE PREMIER.

De l'amour des femmes mariées.

Or maintenant, pour prendre et déduire les raisons de Bocace, et les esplucher un peu, et discourir sur icelles, selon les discours que j'en ay veu faire aux honnestes gentilshommes et dames sur ce sujet, comme l'ayant bien expérimenté, je dis qu'il ne faut douter nullement que, qui veut tost avoir joüissance d'un amour, il se faut adresser aux dames mariées, sans que l'on s'en donne grande peine et que l'on consomme beaucoup de temps; d'autant que, comme dit Bocace, tant plus on attise un feu et plus il se fait ardent. Ainsi est-il de la femme mariée, laquelle s'eschauffe si fort avec son mary, que, luy manquant de quoy esteindre le feu qu'il donne à sa femme, il faut bien qu'elle emprunte d'ailleurs, ou qu'elle brusle toute vive. J'ay connu une dame assez grande, et de bonne sorte, qui disoit une fois à son amy, qui me l'a conté, que de son naturel elle n'estoit aspre à cette besogne tant que l'on diroit bien (mais qui sait?), et que volontiers aisément bien souvent elle s'en passeroit, n'estoit que son mary, la venant attiser, et n'estant assez suffisant et capable pour luy amortir sa chaleur, qu'il luy rendoit si grande et si chaude qu'il falloit qu'elle courust au secours à son amy: encore, ne se contentant de luy bien souvent, se retiroit seule, ou en son cabinet, ou en son lict, et là toute seule passoit sa rage tellement quellement, ou à la mode lesbienne, ou autrement par quelque autre artifice; voire jusques-là, disoit-elle, que, n'eust esté la honte, elle s'en fust fait donner par les premiers qu'elle eust trouvés dans une salle du bal, à l'escart ou sur des degrez, tant elle estoit toumentée de cette mauvaise ardeur. Semblable en cela aux juments qui sont sur les confins de l'Andalousie, lesquelles devenant si chaudes, et ne trouvant leurs estalons pour se faire saillir, se mettent leur nature contre le vent qui regne en ce temps-là, qui leur donne dedans, et par ce moyen passent leurs ardeurs et s'emplissent de la sorte: d'où viennent ces chevaux si vistes que nous voyons venir deçà, comme retenans la vitesse naturelle du vent leur pere. Je croy qu'il y a plusieurs marys qui desireroient fort que leurs femmes trouvassent un tel vent qui les rafraischist et leur fist passer leur chaleur, sans qu'elles allassent rechercher leurs amoureux et leur faire des cornes fort vilaines.

Voilà un naturel de femme que je viens d'alléguer, qui est bien estrange, d'autant qu'il ne brusle si-non lorsqu'on l'attise. Il ne s'en faut pas estonner, car, comme disoit une dame espagnole: Que quanto mas me quiero socao de la braza, tanto mas mi marido me abraza in et brazero; c'est-à-dire: «Que tant plus je me veux oster des braises, tant plus mon mary me brusle en mon brasier.» Et certes elles y peuvent brusler, et de cette façon, veu que par les paroles, par les seuls attouchements et embrassements, voire par attraits, elles se laissent aller fort aisément, quand elles trouvent les occasions, sans aucun respect du mary.

Car, pour dire le vray, ce qui empesche plus toute fille ou femme d'en venir là bien souvent, c'est la crainte qu'elles ont d'enfler par le ventre: ce que les mariées ne craignent nullement; car, si elles enflent, c'est le pauvre mary qui a tout fait, et porte toute la couverture. Et quant aux loix d'honneur qui leur défendent cela, qu'allègue Bocace, la pluspart des femmes s'en mocquent, disant pour leurs raisons valables que les loix de la nature vont devant, et que jamais elle ne fit rien en vain, et qu'elle leur a donné des membres et des parties tant nobles, pour en user et mettre en besogne, et non pour les laisser chomer oisivement, ne leur défendant ny imposant plus qu'aux autres aucune vacation. Disent plus (au moins aucunes de nos dames), que cette loy d'honneur n'est que pour celles qui n'aiment point et qui n'ont fait d'amys honnestes, ausquelles est très-mal-séant et blasmable, de s'aller abandonner et prostituer leur chasteté et leur corps, comme si elles estoient quelques courtisannes: mais celles qui aiment, et qui ont fait des amys, cette loy ne leur défend nullement qu'elles ne les assistent en leurs feux qui les bruslent, et ne leur donnent de quoy pour les esteindre; et que c'est proprement donner la vie à un qui la demande, se monstrant en cela benignes, et nullement barbares ny cruelles, comme disoit Regnaud sur le discours de la pauvre Geneviefve affligée. Sur quoy j'ai cogneu une fort honneste dame et grande, laquelle, un jour son amy l'ayant trouvée en son cabinet, qui traduisoit cette stance dudit Regnaud, una dona deve donque morire, en vers françois aussi beaux et bien faits que j'en vis jamais (car je les vis depuis), et ainsi qu'il luy demanda ce qu'elle avoit escrit: «Tenez, voilà une traduction que je viens de faire, qui sert d'autant de sentence par moy donnée, et arrest formé pour vous contenter en ce que vous desirez, dont il n'en reste que l'exécution;» laquelle, après la lecture, se fit aussitost. Lequel arrest fut bien meilleur que s'il eust esté rendu à la Tournelle; car, encore que l'Arioste ornast les paroles de Regnaud de très-belles raisons, je vous asseure qu'elle n'en oublia aucune à les très-bien traduire et représenter, bien que la traduction valoit bien autant pour esmouvoir que l'original; et donna bien à entendre à tel amy qu'elle lui vouloit donner la vie, et ne luy estre nullement inexorable, ainsi que l'autre en sceut bien prendre le temps.

Pourquoy donc une dame, quand la nature la fait bonne et miséricordieuse, n'usera-t-elle librement des dons qu'elle lui a donnés, sans en estre ingrate, ou sans répugner et contredire du tout contre elle? Comme ne fit pas une dame dont j'ay ouy parler, laquelle, voyant un jour dans une salle son mary marcher et se pourmener, elle se peut empescher de dire à son amant: «Voyez, dit-elle, notre homme marcher; n'a-t-il pas la vraye encloüeure d'un cocu? N'eusse-je pas donc offensé grandement la nature, puis qu'elle l'avoit fait et destiné tel, si je l'eusse démentie et contrefaite?» J'ay ouy parler d'une autre dame, laquelle, se plaignant de son mary, qui ne la traitoit pas bien, l'espioit avec jalousie, et se doutoit qu'elle lui faisoit des cornes. «Mais il est bon! disoit-elle à son amy; il luy semble que son feu est pareil au mien: car je luy esteins le sien en un tournemain, et en quatre ou cinq gouttes d'eau; mais, au mien, qui a un braisier bien plus grand et une fournaise plus ardente, il y en faut davantage: car nous sommes du naturel des hydropiques ou d'une fosse de sable, qui d'autant plus qu'elle avale d'eau, et plus elle en veut avaler.»

Une autre disoit bien mieux, qu'elles estoient semblables aux poules qui ont la pépie faute d'eau, et qui en peuvent mourir si elles ne boivent. L'on peut dire le mesme de ces femmes, que la soif engendre la pépie, et qu'elles en meurent bien souvent si on ne leur donne à boire souvent; mais il faut que ce soit d'autre eau que de fontaine. Une autre dame disoit qu'elle estoit du naturel du bon jardin, qui ne se contente pas de l'eau du ciel, mais en demande à son jardinier, pour en estre plus fructueux. Une dame disoit qu'elle vouloit ressembler aux bons œconomes et mesnagers, lesquels ne donnent tout leur bien à mesnager et faire valoir à un seul, mais le départent à plusieurs mains; car une seule n'y pourroit fournir pour le bien esvaluer. Semblablement vouloit-elle ainsi mesnager son cas, pour le méliorer, et elle s'en trouvoit mieux. J'ay ouy parler d'une honneste dame qui avoit un amy fort laid et un beau mary, et de bonne grace, aussi la dame estoit très-belle. Une sienne familière luy remonstrant pourquoy elle n'en choisissoit un plus beau: «Ne savons-nous pas, dit-elle, que pour bien cultiver une terre, il y faut plus d'un laboureur, et volontiers les plus beaux et les plus délicats n'y sont pas les plus propres, mais les plus ruraux et les plus robustes?» Une autre dame que j'ay cogneue, qui avoit un mary fort laid et de fort mauvaise grace, choisit un amy aussi laid que luy; et comme une sienne compagne luy demanda pourquoy: «C'est, dit-elle, pour mieux m'accoustumer à la laideur de mon mary.»

Une autre dame discourant un jour de l'amour, tant à son esgard que des autres de ses compagnes, dit ces paroles: «Si les femmes estoient tousjours chastes, elles ne sçauroient ce que c'est de leur contraire,» se fondant en cela sur l'opinion d'Héliogabale, qui disoit que la moitié de la vie devoit estre employée à cultiver les vertus, et l'autre moitié dans les vices; autrement si l'on estoit toujours d'une mesme façon, tout bon ou tout mauvais, il seroit impossible de juger de son contraire, qui sert souvent de tempérament. J'ay veu de grands personnages appprouver cette maxime, et mesme pour les femmes. Aussi la femme de l'empereur Sigismond, qui s'appeloit Barbe, disoit qu'estre tousjours en un mesme estat de chasteté appartenoit aux sottes, et en reprenoit fort ses dames et damoiselles qui persistoient en cette sotte opinion; ainsi que de son costé elle la renvoya bien loin, car tout son plaisir fut en festes, danses, bals et amour, en se mocquant de celles qui ne faisoient pas de mesmes, ou qui jeusnoient pour macérer leur chair, et qui faisoient des retraites. Je vous laisse à penser s'il faisoit bon à la cour de cet empereur et impératrice, je dis pour ceux et celles qui se plaisoient à l'amour.

—J'ay ouy parler d'une fort honneste dame et de réputation, laquelle venant à estre malade du mal d'amour qu'elle portoit à son serviteur, sans vouloir hazarder ce petit honneur qu'elle portoit entre ses jambes, à cause de cette rigoureuse loy d'honneur tant recommandée et preschées des marys; et d'autant que de jour en jour elle alloit bruslant et seichant, de sorte qu'en un instant elle se vid devenir seiche, maigre, allanguie, tellement que, comme auparavant, elle s'estoit veue fraische, grasse et en bon point, et puis toute changée par la connoissance qu'elle en eust dans son miroir: «Comment, dit-elle alors, seroit-il donc dit qu'à la fleur de mon aage, et qu'à l'appétit d'un léger point d'honneur et volage scrupule pour retenir par trop mon feu, je vinse ainsi peu à peu à me seicher, me consommer et devenir vieille et laide avant le temps, ou que j'en perdisse le lustre de ma beauté qui me faisoit estimer, priser et aimer, et qu'au lieu d'une dame de belle chair je devinsse une carcasse, ou plustost une anatomie, pour me faire chasser et bannir de toute bonne compagnie, et estre la risée d'un chacun? Non, je m'en garderay bien, mais je m'aidray des remedes que j'ay en ma puissance.» Et, par ainsi, elle exécuta tout ce qu'elle avoit dit, et, se donnant de la satisfaction et à son amy, reprit son embonpoint, et devint belle comme devant, sans que son mary sceust le remede dont elle avoit usé, mais l'attribuant aux médecins, qu'il remercioit et honoroit fort, pour l'avoir ainsi remise à son gré pour en faire mieux son profit.

—J'ay ouy parler d'une autre bien grande, de fort bonne humeur, et qui disoit bien le mot, laquelle estant maladive, son médecin luy dit un jour qu'elle ne se trouveroit jamais bien si elle ne le faisoit; elle soudain respondit: «Eh bien! faisons-le donc.» Le médecin et elle s'en donnèrent au cœur joye, et se contentèrent admirablement bien. Un jour, entre autres, elle luy dit: «On dit partout que vous me le faites; mais c'est tout un, puisque je me porte bien;» et franchissoit tousjours le mot galant qui commence par f. «Et tant que je pourray je le feray, puis que ma santé en dépend.» Ces deux dames ne ressembloient pas à cette honneste dame de Pampelone que j'ay dit encore ci-devant, dans les Cent Nouvelles de la Reyne de Navarre, laquelle, estant devenue esperduement amoureuse de M. d'Avannes, aima mieux cacher son feu et le couver dans sa poictrine qui en brusloit, et mourir, que de faillir son honneur. C'est de quoy j'ay ouy discourir cy-dessus à quelques honnestes dames et seigneurs. C'estoit une sotte, et peu soigneuse du salut de son ame, d'autant qu'elle-mesme se donnoit la mort, estant en sa puissance de l'en chasser, et pour peu de chose. Car enfin, comme disoit un ancien proverbe françois, d'une herbe de pré tondue, et d'un c.. f....., le dommage est bien-tost rendu. Et qu'est-ce après que tout cela est fait? La besogne, comme d'autres, après qu'elle est faite, paroist-elle devant le monde? La dame en va-t-elle plus mal droit? y connoist-on rien? Cela s'entend quand on besogne à couvert, à huis clos, et que l'on n'en voit rien. Je voudrois bien sçavoir si beaucoup de grandes dames que je connois (car c'est en elles que l'amour va plustost loger, comme dit cette dame de Pampelone, c'est aux grands portaux que battent de grands vents) delaissent de marcher la teste haut eslevée, ou en cette Cour ou ailleurs, et de paroistre braves comme une Bradamante ou une Marfise. Et qui seroit celuy tant présompteux qui osast leur demander si elles en viennent? Leurs marys mesmes (vous dis-je) ne leur oseroient dire quoy que ce soit, tant elles savent si bien contrefaire les prudes et se tenir en leur marche altiere; et si quelqu'un de leurs marys pense leur en parler ou les menacer, ou outrager de paroles ou d'effet, les voilà perdus; car, encore qu'elles n'eussent songé aucun mal contre eux, elles se jettent aussi-tost à la vengeance, et la leur rendent bien; car il y a un proverbe ancien qui dit que, quand et aussi-tost que le mary bat sa femme, son cas en rit: cela s'appelle qu'il espere faire bonne chere, connoissant le naturel de sa maistresse qui le porte, et qui, ne pouvant se vanger d'autres armes, s'aide de luy pour son second et grand amy, pour donner la venuë au galant de son mary, quelque bonne garde et veille qu'il fasse auprès d'elle. Car, pour parvenir à leur but, le plus souverain remede qu'elles ont, c'est d'en faire leurs plaintes entre elles-mesmes, ou à leurs femmes et filles-de-chambre, et puis les gagner, ou à faire des amys nouveaux, si elles n'en ont point; ou, si elles en ont, pour les faire venir aux lieux assignez: elles font la garde que leurs marys n'entrent et ne les surprennent. Or ces dames gagent leurs filles et femmes, et les corrompent par argent, par présents, par promesses, et bien souvent aucunes composent et contractent avec elles, à sçavoir que leur dame et maistresse de trois venuës que l'amy leur donnera, la servante en aura la moitié ou au moins le tiers. Mais le pis est que bien souvent les maistresses trompent leurs servantes en prenant tout pour elles, s'excusant que l'amy ne leur en a pas plus donné, ains si petite portion, qu'elles-mesmes n'en ont pas eu assez pour elles; et paissent ainsi de bayes ces pauvres filles, femmes et servantes, pendant qu'elles sont en sentinelle et font bonne garde: en quoy il y a de l'injustice; et je croy que si cette cause estoit plaidée par des raisons alléguées d'un costé et d'autre, il y auroit bien à débattre et à rire; car enfin c'est un vray larcin de leur dérosber ainsi leur salaire et pension convenue. Il y a d'autres dames qui tiennent fort bien leur pact et promesse, et ne leur en desrobent rien, et sont comme les bons facteurs de boutique, qui font juste part de leur gain et profit du talent à leur maistre ou compagnon; et, par ainsi, telles dames méritent d'estre bien servies pour estre si bien reconnoissantes des peines qu'on a pris à les si bien veiller et garder. Car enfin, elles se mettent en danger et hazard. Ce qui est arrivé à une que je sçay, qui faisant un jour le guet pendant que sa maistresse estoit en sa chambre avec son amy et faisoit grande chere, et ne chaumoit point, le maistre d'hostel du mary la reprit et la tança aigrement de ce qu'elle faisoit, et qu'il valoit mieux qu'elle fust avec sa maistresse que d'estre ainsi maquerelle et faire la garde au dehors de sa chambre, et un si mauvais tour au mary de sa maistresse; et adjouta qu'il l'en advertiroit. Mais la dame le gagna par le moyen d'une autre de ses filles-de-chambre de laquelle il estoit amoureux, luy promettant quelque chose par les prières de la maistresse; et aussi qu'elle luy fit quelque présent, dont il fut appaisé. Toutefois, depuis elle ne l'ayma plus et luy garda bonne; car, espiant une occasion prise à la volée, le fit chasser par son mary.

—Je sçay une belle et honneste dame, laquelle ayant une servante en qui elle avoit mis son amitié, luy faisoit beaucoup de bien, mesme usoit envers elle de grandes privautez et l'avoit très-bien dressée à telles menées; si bien que quelquefois, quand elle voyoit le mary de cette dame longuement absent de sa maison, empesché à la Cour et en autre voyage, bien souvent elle regardoit sa maistresse en l'habillant, qui estoit des plus belles et des plus aimables, et puis disoit: «Hé! n'est-il pas bien malheureux, ce mary, d'avoir une si belle femme et la laisser ainsi seule si long-temps sans la venir voir? ne mérite-t-il pas que vous le fassiez cocu tout à plat? Vous le devez; car si j'estois aussi belle que vous, j'en ferois autant à mon mary s'il demeuroit autant absent.» Je vous laisse à penser si la dame et maistresse de cette servante trouvoit goust à cette noix, mesme si elle n'avoit pas trouvé chaussure à son pied, et ce qu'elle pouvoit faire par après par le moyen d'un si bon instrument. Or, il y a des dames qui s'aydent de leurs servantes pour couvrir leurs amours, sans que leurs maris s'en apperçoivent, et leur mettent en main leurs amants, pour les entretenir et les tenir pour serviteurs, afin que, sous cette couverture, les marys, entrant dans la chambre de leurs femmes, croyent que ce sont les serviteurs de telles ou de telles damoiselles: et, sous ce prétexte, la dame a un beau moyen de jouer son jeu, et le mary n'en connoist rien.

—J'ay connu un fort grand prince qui se mit à faire l'amour à une dame d'autour d'une grande princesse, seulement pour savoir les secrets des amours de sa maistresse, pour y mieux parvenir en après. J'ay veu joüer en ma vie quantité de ces traits, mais non pas de la façon que faisoit une honneste dame de par le monde, que j'ay connue, laquelle fut si heureuse d'estre servie de trois braves et galants gentilshommes, l'un après l'autre, lesquels, la laissant venoient à aimer et servir une très-grande princesse qui estoit sa dame, si bien qu'elle rencontra là-dessus gentiment qu'elle estoit reyne des Romains[73]. Ce qui lui estoit un honneur bien plus grand qu'à une que je sçay, laquelle, estant à la suite d'une grande dame mariée, ainsi que cette grande dame fut surprise dans sa chambre par son mary, lors qu'elle ne venoit que de recevoir un petit poulet de papier de son amy, vint à estre si bien secondée par cette dame qui estoit avec elle, qu'aussi-tost elle prit finement le poulet, et l'avala tout entier, sans en faire à deux fois ny que le mary s'en apperceust, qui l'en eust sans doute très-mal traitée s'il eust veu le dedans: ce qui fut une très-grande obligation de service, que la grande dame a tousjours reconnu. Je sçay bien bien des dames pourtant qui se sont trouvées mal pour s'estre trop fiées à leurs servantes, et d'autres aussi qui ont couru le mesme hazard pour ne s'y estre pas fiées. J'ay ouy parler d'une dame belle et honneste, qui avoit pris et choisi un gentilhomme des braves, vaillants et accomplis de la France, pour lui donner joüissance et plaisir de son gentil corps. Elle ne se voulut jamais fier à pas une de ses femmes, et le rendez-vous ayant esté donné en un logis autre que le sien, il fut dit et concerté qu'il n'y auroit qu'un lict en la chambre, et que ses femmes coucheroient à l'antichambre. Comme il fust arresté ainsi fut-il joüé; et d'autant qu'il se trouva une chatonnière à la porte, sans y penser et sans y avoir préveu que sur le coup, ils s'advisèrent de la boucher avec un ais, afin que, si l'on la venoit à pousser, qu'elle fist bruit, qu'on l'entendist, et qu'ils fissent silence et y pourveussent. Or, d'autant qu'il y avoit anguille sous roche, une de ses femmes, faschée et despitée de ce que sa maistresse se deffioit d'elle, qu'elle tenoit pour la plus confidente des siennes, ainsi qu'elle luy avoit souventes-fois monstré, elle s'advisa, quand sa maistresse fut couchée, de faire le guet et estre aux escoutes à la porte. Elle l'entendoit bien gazouiller tout bas; mais elle connut que ce n'estoit point la lecture qu'elle avoit accoustumé de faire en son lict, quelques jours auparavant, avec sa bougie, pour mieux colorer son fait. Sur cette curiosité qu'elle avoit de sçavoir mieux le tout, se présenta une occasion fort bonne et fort à propos: car, estant entré d'avanture un jeune chat dans la chambre, elle le prit avec ses compagnes, le fourra et le poussa par la chatonnière en la chambre de sa maistresse, non sans abattre l'ais qui l'avoit fermée, ny sans faire bruit. Si bien que l'amant et l'amante, en estant en cervelle, se mirent en sursaut sur le lict, et advisèrent, à la lueur de leur flambeau et bougie, que c'estoit un chat qui estoit entré et avoit fait tomber la trappe. Parquoy, sans autrement se donner de la peine, se recouchèrent, voyant qu'il estoit tard et qu'un chacun pouvoit dormir, et ne refermèrent pourtant la dite chatonnière, la laissant ouverte pour donner passage au retour du chat, qu'ils ne vouloient laisser là-dedans renfermé tout la nuict. Sur cette belle occasion, la dite dame suivante, avec ses compagnes, eut moyen de voir choses et autres de sa maistresse, lesquelles, depuis, déclarèrent le tout au mary, d'où s'ensuivit la mort de l'amant et le scandale de la dame. Voilà à quoy sert un despit et une mesfiance que l'on prend quelquefois des personnes, qui nuit aussi souvent que la trop grand confiance. Ainsi que je sçay d'un très-grand personnage, qui eut une fois dessein de prendre toutes les filles-de-chambre de sa femme, qui estoit une très-grande et belle dame, et les faire gesner, peur leur faire confesser tous les desportements de sa femme et les services qu'elles lui faisoient en ses amours. Mais cette partie pour ce coup fut rompue, pour éviter plus grand scandale. Le premier conseil vint d'une dame que je ne nommeray pas, qui vouloit mal à cette grande dame: Dieu l'en punit après.

Pour venir à la fin de nos femmes, je conclus qu'il n'y a que les femmes mariées dont on puisse tirer de bonnes denrées, et prestement; car elles sçavent si bien leur mestier, que les plus fins et les plus haut hupez de marys y sont trompez. J'en ay dit assez au chapitre des cocus[74] sans en parler davantage.


ARTICLE II.

De l'amour des filles.

Partant, suivant l'ordre de Bocace, notre guide en ce discours, je viens aux filles, lesquelles, certes, il faut advoüer que de leur nature, pour le commencement, elles sont très-craintives et n'osent abandonner ce qu'elles tiennent si cher, à raison des continuelles persuasions et recommandations que leur font leurs pères et mères et maistresses, avec les menaces rigoureuses; si-bien que, quand elles en auraient toutes les envies du monde, elles s'en abstiennent le plus qu'elles peuvent: et aussi elles ont peur que ce meschant ventre les accuse aussi-tost, sans lequel elles mangeroient de bons morceaux. Mais toutes n'ont pas ce respect, car, fermant les yeux à toutes considérations, elles y vont hardiment non la teste baissée, mais très-bien renversée: en quoy elles errent grandement, d'autant que le scandale d'une fille desbauchée est très-grand, et d'importance mille fois plus que d'une femme mariée ny d'une veufve; car elle, ayant perdu ce beau trésor, en est scandalisée, vilipendée, monstrée au doigt de tout le monde, et perd de très-bons partis de mariage, quoy que j'en aye bien cogneu plusieurs qui ont eu tousjours quelque malotru, qui, ou volontairement, ou à l'improviste, ou sciemment, ou dans l'ignorance, ou bien par contrainte, s'est allé jetter entre leurs bras, et les espouser telles qu'elles estoient, encore bien-aises.

J'en ay cogneu quantité des deux espèces qui ont passé par-là, entr'autres une servante qui se laissa fort scandaleusement engrosser et aller à un prince de par le monde, et sans cacher ny mettre ordre à ses couches; et estant descouverte, elle ne respondoit autre chose sinon: «Qu'y saurois-je faire? il ne m'en faut pas blasmer, ny ma faute, ny la pointe de ma chair, mais mon peu de prévoyance: car, si j'eusse esté bien fine et bien avisée, comme la plupart de mes compagnes, qui ont fait autant que moy, voire pis, mais qui ont très-bien sceu remédier à leurs grossesses et à leurs couches, je ne fusse pas maintenant mise en cette peine, et on n'y eust rien connu.» Ses compagnes, pour ce mot, luy en voulurent très-grand mal, et elle fut renvoyée hors de la troupe par sa maistresse, qu'on disoit pourtant luy avoir commandé d'obéir aux volontez du prince; car elle avoit affaire de luy et desiroit le gagner. Au bout de quelque temps, elle ne laissa pour cela de trouver un bon party et se marier richement; duquel mariage en estoit sorty une très-belle lignée. Voilà pourquoy, si cette pauvre fille eust été rusée comme ses compagnes et autres, cela ne luy fust arrivé; car, certes, j'ay veu en ma vie des filles aussi rusées et fines que les plus anciennes femmes mariées, voire jusqu'à estre très-bonnes et rusées maquerelles, ne se contentant de leur bien, mais en pourchassoient à autruy.

—Ce fut une fille en nostre Cour qui inventa et fit joüer cette belle comédie intitulée le Paradis d'Amour, dans la salle de Bourbon, à huis clos, où il n'y avoit que les comédiens, qui servoient de joüeurs et de spectateurs tout ensemble. Ceux qui en sçavent l'histoire m'entendent bien. Elle fut joüée par six personnages de trois hommes et trois femmes; l'un estoit prince, qui avoit sa dame qui estoit grande, mais non pas trop aussi; toute-fois il l'aimoit fort: l'autre estoit un seigneur, et celui-là joüoit avec la grande dame, qui estoit de riche matière: le troisiesme estoit gentilhomme, qui s'apparioit avec la fille: car, la galante qu'elle estoit, elle vouloit joüer son personnage aussi bien que les autres. Aussi costumierement l'auteur d'une comédie joüe son personnage ou le prologue, comme fit celle-là, qui certes, toute fille qu'elle estoit, le joüa aussi bien, ou possible, mieux que les mariées. Aussi avoit-elle vu son monde ailleurs qu'en son pays, et, comme dit l'Espagnol, raffinada en Secobia, «raffiné en Ségovie,» qui est un proverbe en Espagne, d'autant que les bons draps se raffinent en Ségovie.

—J'ay ouy parler et raconter de beaucoup de filles, qui, en servant leurs dames et maistresses de dariolettes[75], vouloient aussi taster de leurs morceaux. Telles dames aussi souvent sont esclaves de leurs damoiselles, craignants qu'elles ne les descouvrent et publient leurs amours. Ce fut une fille à qui j'ouys dire un jour que c'estoit une grande sottise aux filles de mettre leur honneur à leur devant, et que, si les unes, sottes, en faisoient scrupule, qu'elle n'en daignoit faire: et qu'à tout cela il n'y a que le scandale: mais la mode de tenir son cas secret et caché rabille tout; et ce sont des sottes et indignes de vivre au monde, qui ne s'en sçavent aider et la pratiquer. Une dame espagnole, pensant que sa fille appréhendast le forcement du premier lict nuptial, et y allant, se mit à l'exhorter et persuader que ce n'estoit rien, et qu'elle n'y auroit point de douleur, et que de bon cœur elle voudroit estre en sa place pour luy faire mieux à connoistre; la fille respondit: Bezo las manos, senora madre, de tal merced, que bien la tomare yo por my; c'est à dire: «Grand mercy, ma mère, d'un si bon office, que moy-mesme je me le feray bien.»

—J'ay ouy raconter d'une fille de très-haut lignage, laquelle s'en estant aidée à se donner du plaisir, on parla de la marier vers l'Espagne. Il y eut quelqu'un de ses plus secrets amys qui luy dit un jour en joüant qu'ils s'estonnoit fort d'elle, qui avoit tant aimé le levant, de ce qu'elle alloit naviguer vers le couchant et occident, parce que l'Espagne est vers l'occident. La dame luy respondit: «Ouy, j'ay ouy dire aux mariniers qui ont beaucoup voyagé, que la navigation du levant est très-plaisante et agréable; ce que j'ay souvent pratiqué par la boussole que je porte ordinairement sur moy; mais je m'en aideray, quand je seray en l'occident, pour aller droit au levant.» Les bons interprétes sçauront bien interpréter cette allégorie et la deviner sans que je la glose. Je vous laisse à penser par ces mots si cette fille avoit tousjours dit ses heures de Nostre-Dame.

—Une autre que j'ay ouy nommer, laquelle ayant ouy raconter des merveilles de la ville de Venise, de ses singularitez, et de la liberté qui regnoit pour toutes personnes, et mesme pour les putains et courtisannes: «Hélas! dit-elle à une de ses compagnes, si nous eussions fait porter tout nostre vaillant en ce lieu-là par lettre de banque, et que nous y fussions pour faire cette vie courtisanesque, plaisante et heureuse, à laquelle toute autre ne sçauroit approcher, quand bien nous serions emperieres de tout le monde!» Voilà un plaisant souhait, et bon; et de fait, je croy que celles qui veulent faire cette vie ne peuvent estre mieux que là.

—J'aymerois autant un souhait que fit une dame du temps passé, laquelle se faisant raconter à un pauvre esclave eschapé de la main des Turcs des tourments et maux qu'ils luy faisoient et à tous les autres pauvres chrestiens, quand ils les tenoient, celuy qui avoit esté esclave luy en raconta assez, et de toutes sortes de cruautez. Elle s'advisa de lui demander ce qu'ils faisoient aux femmes. «Hélas! madame, dit-il, ils leur font tant cela qu'ils les en font »mourir.—Pleust-il doncques au ciel, respondit-elle, que je »mourusse pour la foy ainsi martyre!»

—Trois grandes dames estoient ensemble un jour, que je sçay, qui se mirent sur des souhaits. L'une dit: «Je voudrois avoir un tel pommier qui produisist tous les ans autant de pommes d'or comme il produit de fruit naturel.» L'autre disoit: «Je voudrois qu'un tel pré me produisist autant de perles et pierreries comme il fait de fleurs.» La troisième, qui estoit fille, dit: «Je voudrois avoir une suye dont les trous me valussent autant que celuy d'une telle dame favorisée d'un tel roy que je ne nommeray point; mais je voudrois que mon trou fust visité de plus de pigeons que n'est le sien.» Ces dames ne ressembloient pas à une dame espagnolle dont la vie est escrite dans l'Histoire d'Espagne, laquelle, un jour que le grand Alphonse, roy d'Arragon, faisoit son entrée dans Sarragosse, se vint jetter à genoux devant luy et luy demander justice. Le Roy ainsi qu'il la vouloit ouyr, elle demanda de luy parler à part, ce qu'il luy octroya: et, s'estant plainte de son mary, qui couchoit avec elle trente-deux fois tant de jour que de nuict, qu'il ne luy donnoit patience, ny cesse, ny repos; le Roy, ayant envoyé querir le mary et sceu qu'il estoit vray, ne pensant point faillir puis qu'elle estoit sa femme; le conseil de Sa Majesté arresté sur ce fait, le Roy ordonna qu'il ne la toucheroit que six fois; non sans s'esmerveiller grandement (dit-il) de la grande chaleur et puissance de cet homme, et de la grande froideur et continence de cette femme, contre tout le naturel des autres (dit l'Histoire), qui vont à jointes mains requerir leurs marys et autres hommes pour en avoir, et se douloir quand ils donnent à d'autres ce qui leur appartient. Cette dame ne ressembloit pas à une fille, damoiselle de maison, laquelle, le lendemain de ses nopces, racontant à aucunes de ses compagnes ses adventures de la nuict passée: «Comment! dit-elle, et n'est-ce que cela? Comme j'avois entendu dire à aucunes de vous autres, et à d'autres femmes, et à d'autres hommes, qui font tant des braves et galants, et qui promettent monts et merveilles, ma foy, mes compagnes et amyes, cet homme (parlant de son mary), qui faisoit tant de l'eschauffé amoureux, et du vaillant, et d'un si bon coureur de bague, pour toute course n'en a fait que quatre, ainsi que l'on court ordinairement trois pour la bague, et l'autre pour les dames: encore entre les quatre y a-t-il fait plus de poses qu'il n'en fut fait hier au soir au grand bal.» Pensez que puis qu'elle se plaignoit de si peu, elle en vouloit avoir la douzaine: mais tout le monde ne ressemble pas au gentilhomme espagnol. Et voilà comme elles se moquent de leurs marys. Ainsi que fit une, laquelle, au commencement et premier soir de ses nopces, ainsi que son mary la vouloit charger, elle fit de la revesche et de l'opiniastre fort à la charge. Mais il s'advisa de luy dire que, s'il prenoit son grand poignard, il y auroit bien un autre jeu, et qu'il y auroit bien à crier; de quoy elle, craignant ce grand dont il la menaçoit, se laissa aller aussitost: mais ce fut elle qui le lendemain n'en eut plus peur, et, ne s'estant contentée du petit, luy demanda du premier abord où estoit ce grand dont il l'avoit menacée le soir avant. A quoy le mary respondit qu'il n'en avoit point, qu'il se moquoit; mais qu'il faloit qu'elle se contentast de si peu de provision qu'il avoit sur luy. Alors elle dit: «Est-ce bien fait cela, de se moquer ainsi des pauvres et simples filles?» Je ne sais si l'on doit appeler cette fille simple et niaise, ou bien fine et rusée, qui en avoit tasté auparavant. Je m'en rapporte aux diffiniteurs. Bien plus estoit simple une autre fille, laquelle s'estant plainte à la justice qu'un galant l'avoit prise par force, et luy enquis sur ce fait, il respondit: «Messieurs, je m'en rapporte à elle s'il est vray, et si elle-mesme n'a pris mon cas et l'a mis de la main propre dans le sien.—Hà! Messieurs, dit la fille, il est bien vray cela; mais qui ne l'eust fait? car, après qu'il m'eust couchée et troussée, il me mit son cas roide et pointu comme un baston contre le ventre, et m'en donnoit de si grands coups que j'eus peur qu'il ne me le perçast et n'y fist un trou. Dame, je le pris alors et le mis dans le trou qui estoit tout fait.» Si cette fille estoit simplette, ou le contrefaisoit, je m'en rapporte.

—Je vous feray deux comptes de deux femmes mariées, simples comme celle-là, ou bien rusées, ainsi qu'on voudra. Ce fut d'une très-grande dame que j'ay connue, laquelle estoit très-belle, et pour cela fort désirée. Ainsi qu'un jour un très-grand prince a requit d'amour, voire l'en sollicitoit fort en luy promettant de très-belles et grandes conditions, tant de grandeurs que de richesses pour elle et pour son mary, tellement qu'elle, ayant de telles douces tentations, y presta assez doucement l'oreille; toute-fois du premier coup ne s'y voulut laisser aller, mais, comme simplette, nouvelle et jeune mariée, n'ayant encore veu son monde, vint descouvrir le tout à son mary et luy demander avis si elle le feroit. Le mary luy respondit soudain: «Nenny, m'amie. Hélas! que penseriez-vous faire, et de quoy parlez-vous? d'un infame trait à jamais irréparable pour vous et pour moy.—Hà! mais, Monsieur, répliqua la dame, vous serez aussi grand, et moi si grande qu'il n'y aura rien à redire.» Pour fin le mary ne voulut dire ouy; mais la dame, qui commença à prendre cœur par après et se faire habile, ne voulut perdre ce party, et le prit avec ce prince et avec d'autres encore, en renonçant à sa sotte simplicité. J'ay ouy faire ce conte à un qui le tenoit de ce grand prince et l'avoit ouy de la dame, à laquelle il en fit la réprimande, et qu'en telles choses il ne faloit jamais s'en conseiller au mary, et qu'il y avoit autre conseil en sa Cour. Cette dame estoit aussi simple, ou plus, qu'une autre que j'ay ouy dire, à laquelle un jour un honneste gentilhomme présentant son service amoureux assez près de son mary, qui entretenoit pour lors de devis une autre dame, il luy vint mettre son eprevier, ou, pour plus clairement parler, son instrument entre les mains. Elle le prit, et, le serrant fort estroitement et se tournant vers son mary, luy dit: «Mon mary, voyez le beau présent que me fait ce gentilhomme; le recevray-je? dites-le-moy.» Le pauvre gentilhomme, estonné, retire à soy son eprevier de si grande rudesse, que, rencontrant une pointe de diamant qu'elle avoit au doigt, le luy esserta de telle façon d'un bout à l'autre, qu'elle le cuida perdre du tout, et non sans grande douleur, voire en danger de la vie, ayant sorti de la porte assez hastivement, et arrousant la chambre du sang qui desgoutoit par-tout. Mais le mary ne courut après luy pour luy faire aucun outrage pour ce sujet; il s'en mit seulement fort à rire, tant pour la simplicité de sa pauvre femmelette, que pour le beau présent produit, joint qu'il en estoit assez puny. Voilà deux femmes fort simples, lesquelles, et quelques-unes de leurs semblables (car il y en a assez), ne ressemblent pas à plusieurs et à une infinité qui se rencontrent dans le monde, qui sont plus doubles et fines que celles-là, qui ne demandent conseil à leurs marys, ny qui leur montrent tels présents qu'on leur fait.

J'ay ouy raconter en Espagne d'une fille, laquelle la premiere nuict de ses nopces, ainsi que son mary s'efforçoit et s'ahanoit[76] de forcer sa forteresse, non sans se faire mal, elle se mit à rire et lui dire: Senor, bien es razon que seays martyr, pues que io soy virgen; mas, pues que io tomo la patientia, bien la podeys tomar; c'est-à-dire: «Seigneur, c'est bien raison que vous soyez martyr, puis que je suis vierge; mais d'autant que je prends patience, vous la pouvez bien prendre.» Celle-là, en revanche de l'autre qui s'estoit moqué de sa femme, se moquoit bien de son mary. Comme certes plusieurs filles ont bien raison de se moquer à telle nuict, mesme quand elles ont sceu auparavant ce que c'est, ou l'ont appris d'autres, ou d'elles-mesmes s'en sont doutées et imaginées ce grand point de plaisir qu'elles estiment très-grand et perdurable. Une autre dame espagnole, qui, le lendemain de ses nopces, racontant les vertus de son mary, en dit plusieurs, fors, dit-elle, que no era buen contador y arithmetico, porque no sapra multiplicar; en françois, «qu'il n'estoit point bon compteur et arithméticien, parce qu'il ne sçavoit pas multiplier.»

Une dame de bon lieu et de bonne maison, que j'ay connue et ouy parler, le soir de ses nopces, que chacun estoit aux escoutes à l'accoustumée, comme son mary luy eust livré le premier assaut, estant un peu sur son repos, non pas du dormir, luy demanda si elle en voudrait encore; gentiment elle luy respondit: «Ce qu'il vous plaira, monsieur.» Pensez qu'à telle response le galant mary devoit estre bien estonné. Telles filles qui disent de telles sornettes si promptement après les nopces, pourroient bien donner de bons martels à leurs pauvres marys et leur faire à croire qu'ils ne sont les premiers qui ont mouillé l'ancre dans leur fonds, ny les derniers qui le mouilleront; car il ne faut point douter que qui ne s'efforce et ne se tue à saper sa femme, qu'elle ne s'advise à luy faire porter les cornes, ce disoit un ancien proverbe françois: Et qui ne la contente pas, va ailleurs chercher son repas. Toutefois, quand une femme tire ce qu'elle peut de l'homme, elle l'assomme, c'est-à-dire qu'il en meurt; et c'est un dire ancien qu'il ne faut tirer de son amy ce qu'on voudrait bien, et qu'il le faut espargner tant que l'on peut; mais non pas le mary, duquel il en faut tirer ce qu'on peut. Voilà pourquoy, dit le refrain espagnol, que el primero pensamiento de la muger, luego que es casada, es de embiudarse; c'est-à-dire: «Le premier pensement de la femme mariée est de songer à se faire veufve.» Ce refrain n'est pas général, comme j'espere le dire ailleurs, mais il n'est que pour aucunes.

—Il y a de certaines filles qui, ne pouvant tenir longuement leurs chaleurs, ne s'addonnent aisément qu'aux princes et aux seigneurs, qui sont gens fort propres pour les esbranler, tant pour leurs faveurs que pour leurs présents, et aussi pour l'amour de leurs gentillesses, car enfin tout est beau et parfait en eux, encore qu'ils fussent des fats. Au contraire, j'en ay veu d'autres qui ne les recherchent pas, mais les fuyent grandement, à cause qu'ils ont un peu la réputation d'estre scandaleux, grands vanteurs, causeurs et peu secrets; aimans mieux des gentilshommes sages et discrets, desquels pourtant le nombre est rare; et bien heureuse pourtant est celle-là qui en trouve. Mais, pour obvier à tout cela, elles choisissent (au moins aucunes) leurs valets, desquels aucuns sont beaux, d'autres non, comme j'en ay connu qui l'ont fait, et si n'en faut prier longuement leurs dits valets: car, les levant, couchant, deshabillant, chaussant, deschaussant et leur baillant leurs chemises, comme j'ay veu beaucoup de filles à la Cour et ailleurs qui n'en faisoient aucune difficulté ni scrupule, il n'est pas possible qu'eux, voyans beaucoup de belles choses en elles, n'en eussent des tentations, et plusieurs d'elles qu'elles ne le fissent exprès; si bien qu'après que les yeux avoient bien fait leur office, il falloit bien que d'autres membres du corps vinssent à faire le leur.

—J'ay connu une fille de par le monde, belle s'il en fust jamais, qui rendit son valet compagnon d'un grand prince qui l'entretenoit, et qui pensoit estre le seul heureux jouissant; mais le valet en cela alloit du pair avec luy; aussi l'avoit-elle bien sceu choisir, car il estoit très-beau et de très-belle taille; si bien que, dans le lict ou bien à la besogne, on n'y eust connu aucune différence. Encor le valet en beaucoup de beautez emportoit le prince, auquel telles amours et telles privautez furent inconnues jusqu'à ce qu'il la quitta pour se marier; et pour cela il n'en traita plus mal le valet, mais se plaisoit fort de le voir; et quand il le voyoit en passant, il disoit seulement: «Est-il possible que cet homme ait esté mon corrival? ouy, je le voy, car, ostée ma grandeur, il m'enporte d'ailleurs.» Il avoit aussi mesme nom que le prince, et fut un très bon tailleur, et des renommez de la Cour; si bien qu'il n'y avoit guères de filles ou femmes qu'il n'habillast quand elles vouloient estre bien habillées. Je ne sçay s'il les habilloit de la mesme façon qu'il habilloit sa maistresse, mais elles n'estoient point mal.

—J'ay cogneu une fille de bonne maison, qui, ayant un laquais de l'aage de quatorze ans, et en ayant fait son bouffon et plaisant, parmy ses bouffonneries et plaisanteries, elle faisoit autant de difficultés que rien à se laisser baiser, toucher et taster à luy, aussy privement que si c'eust esté une femme, et bien souvent devant le monde, excusant le tout, en disant qu'il estoit fol et plaisant bouffon. Je ne sçay s'il passoit outre, mais je sçay bien que depuis, estant mariée et veufve, et remariée, elle a este une très-insigne putain. Pensez qu'elle alluma sa mesche en ce premier tison; si bien qu'elle ne luy faillit jamais après entre ses autres plus grandes fougues et plus hauts feux. J'avois bien demeuré un an à voir cette fille; mais quand je les vis en ces privautez devant sa mere, qui avoit la réputation d'estre l'une des plus prudes femmes de son temps, qui en rioit et en estoit bien-aise, je présageay aussitost que de ce petit jeu l'on viendroit au grand, et à bon escient, et que la damoiselle seroit un jour quelque bonne fripesaulce, comme elle le fut.

—J'ay cogneu deux sœurs d'une fort bonne maison de Poictou, filles desquelles on parloit estrangement, et d'un grand laquais basque qui estoit à leur pere, lequel, sous ombre qu'il dansoit très-bien, non seulement le bransle de son pays, mais tous autres, les menoit danser ordinairement, mesme les y apprenoit. Il les fit danser, et leur apprit la danse des putains à la fin, et en furent assez gentiment scandalisées: toutefois elles ne laissèrent à estre bien mariées, car elles estoient riches, et sur ce nom de richesses on n'y advise rien, on prend tout, et fust-il encore plus chaud et plus ardent. J'ay connu ce Basque depuis, gentil soldat et de brave façon, et qui monstroit bien avoir fait le coup. Il fut soldat des gardes de la coronelle de M. de Strozze.

—J'ai cogneu aussi une maison de par le monde, et grande, d'où la dame faisoit profession de nourrir en sa compagnie des honnestes filles, entr'autres des parentes de son mary; et d'autant que la dame estoit fort maladive et sujette aux médecins et apothicaires, il y en abordoit ordinairement là-dedans, et par ce aussi que les filles sont sujettes à maladies comme à pasles couleurs, mal de la furette, fievres et autres. Il advint que deux entr'autres tombèrent en fievre-quarte: un apothicaire les eut en charge pour les penser. Certes il les pensoit de ses drogues, de la main et de médecines; mais la plus propre fut qu'il coucha avec une (maraud qu'il fut), car il eut affaire avec une fort belle et honneste fille de la France, de laquelle un très-grand roy s'en fust dignement contenté; et il fallut que ce M. l'apoticaire luy passast cette paille sur le ventre. J'ay cogneu la fille, qui certes méritoit d'autres assaillants, et après bien mariée, et telle qu'on la donna pucelle, telle la trouva-on. En quoy pourtant je trouve qu'elle fut bien fine; car, puisqu'elle ne pouvoit tenir son eau, elle s'adressa à celui qui donnoit des antidotes pour engarder d'engrosser, car c'est ce que les filles craignent le plus: dont en cela il y en a de si experts qui leur donnent des drogues qui les engardent très-bien d'engrosser; ou bien, si elles engrossent, leur font escouler leur grossesse si subtilement et si sagement, que jamais on ne s'en apperçoit, et n'en sent-on rien que le vent. Ainsi que j'en ay ouy parler d'une fille, laquelle avoit esté autrefois nourrie fille de la feue reyne de Navarre Marguerite. Elle vint par cas fortuit, ou à son escient, à engrosser sans qu'elle y pensast pourtant. Elle rencontra un sublin[77] apothicaire, qui, luy ayant donné un breuvage, luy fit évader son fruit, qui avoit déjà six mois, pièce par pièce, morceau par morceau, si aisément, qu'estant en ses affaires jamais elle n'en sentit ny mal ny douleur; et puis après se maria galamment, sans que le mary y connust aucune trace; car on leur donne des remedes pour se faire paroistre vierges et pucelles comme auparavant, ainsi que j'en ay allégué un au Discours des Cocus[78]. Et un que j'ay ouy dire à un empirique ces jours passez, qu'il faut avoir des sangsuës et les mettre à la nature, et faire par-là tirer et succer le sang: lesquelles sangsuës, en sucçant, laissent et engendrent de petites ampoules et fistules pleines de sang, si bien que le galant mary, qui vient le soir des nopces les assaillir, leur creve ces ampoulles d'où le sang en sort, et luy et elle s'ensanglantent, qui est une grande joie à l'un et à l'autre; et par ainsi, l'honor della citella è salva[79]. Je trouve ce remede plus souverain que l'autre, s'il est vray; et s'ils ne sont bons tous deux, il y en a cent autres qui sont meilleurs, ainsi que le savent très-bien ordonner, inventer et appliquer ces messieurs les médecins sçavants et experts apoticaires. Voilà pourquoy ces messieurs ont ordinairement de très-belles et bonnes fortunes, car ils sçavent blesser et remédier, ainsi que fit la lance de Pélias. J'ai cogneu cet apoticaire dont je viens de parler à cette heure, duquel faut que je die ce petit mot en passant, que je le vis à Geneve la première fois que je fus en Italie, par ce que pour lors ce chemin par-là estoit commun pour les François, et par les Suisses et Grisons, à cause des guerres. Il me vint voir à mon logis. Soudain je luy demanday ce qu'il faisoit en cette ville, et s'il estoit-là pour médeciner les filles, comme il avoit fait en France. Il me respondit qu'il estoit-là pour en faire pénitence. «Comment! ce dis-je, est-ce que vous n'y mangez de si bons morceaux comme là?—Hà! monsieur, me répliqua-il, c'est parce que Dieu m'a appellé, et que je suis illuminé de son Saint-Esprit, et que j'ay maintenant la connoissance de sa sainte parole.—Ouy, luy dis-je; et dès ce temps-là si estiés-vous de la religion, et si vous vous mesliez de médeciner les corps et les ames, et preschiés et instruisiés les filles.—Mais, monsieur, je reconnois à cette heure mieux mon Dieu, répliqua-il encore, qu'alors, et ne veux plus pécher.» Je tais plusieurs autres propos que nous eusmes sur ce sujet, tant serieusement qu'en riant. Mais ce maraud joüit de ce boucon, qui estoit bien plus digne d'un galant homme que de luy. Si est-ce que bien luy servit de vuider de cette maison de bonne heure, car mal luy en eust pris. Or laissons cela. Que maudit soit-il pour la haine et l'envie que je luy porte, ainsi que M. de Ronsard parloit à un médecin qui venoit voir sa maistresse soir et matin, plus pour luy taster son teton, son sein, son ventre, son flanc et son beau bras, que pour la médeciner de la fievre qu'elle avoit; dont il en fit un très-gentil sonnet, qui est dans son second livre des Amours, qui se commence:

Ha! que je porte et de haine et d'envie
Au médecin qui vient soir et matin,
Sans nul propos, tastonner le testin,
Le sein, le ventre et les flancs de m'amie!

—Je porte de mesme une grande jalousie à un médecin qui faisoit traits pareils à une belle grande dame, que j'aymois, et de qui je n'avois telle et pareille privauté, et je l'eusse desirée plus qu'un petit royaume. Telles gens certes sont extrémement bienvenus des dames, et y acquièrent de belles adventures, quand ils les veulent rechercher. J'ay cogneu deux médecins à la Cour, qui s'appeloient, l'un M. Castelan, médecin de la Reyne-mère, et l'autre le seigneur Cabrion, médecin de M. de Nevers, et qui avoit esté à feu Ferdinand de Gonzague. Ils ont eu tous deux des rencontres d'amour, à ce qu'on disoit, que les plus grands de la Cour se fussent donnez au diable, par manière de parler, pour estre leurs corrivaux. Je devisois un jour, le feu baron de Vitaux et moy, avec M. Le Grand, un grand médecin de Paris, de bonne compagnie et de bon devis, luy estant venu voir le dit baron, qui estoit malade des affaires d'amour; et tous deux l'interrogeant sur plusieurs propos et négociations des dames, ma foy, il nous en conta bien, et nous en fit une douzaine de contes qui levoient la paille; et s'y enfonça si avant, que, l'heure de neuf venant à sonner, il nous dit, en se levant de la chaire où il estoit assis: «Vrayment, je suis plus grand fol que vous autres, qui m'avez retenu icy deux bonnes heures à baguenauder avec vous autres, et cependant j'ay oublié six ou sept malades qu'il faut que j'aille voir.» Et, nous disant adieu, part et s'en va, non sans nous dire, après que nous luy eusmes dit: «Vous avez, messieurs les médecins, vous en sçavez et en faites de bonnes, et mesmes vous, monsieur, qui en venez parler comme maistre.» Il respondit (en baissant la teste): «Semon, semon, ouy, ouy, nous en sçavons et faisons de bonnes, car nous sçavons des secrets que tout le monde ne sçait pas: mais à cette heure que je suis vieux, j'ay dit adieu à Vénus et à son enfant; je laisse cela à vous autres qui estes jeunes.» Une autre espèce de gens y a-t-il qui a bien gasté des filles quand on les met à apprendre les lettres, qui sont leurs précepteurs, et le font quand ils veulent estre meschants; car, leur faisants leçons, et estants seuls dans une chambre ou dans une estude, je vous laisse à penser quelles commoditez ils y ont, et quelles histoires, contes et fables ils leur peuvent alléguer à propos pour les mettre en chaleur; et, lorsqu'ils les voyent en telles altères et appetits, comme ils vous sçavent prendre l'occasion au poil.

—J'ay cogneu une fille de fort bonne maison, et grande, vous dis-je, qui se perdit et se rendit putain pour avoir ouy raconter à son maistre d'escole l'histoire, ou plutost la fable de Tirésias; lequel, pour avoir essayé l'un et l'autre sexe, fut éleu juge par Jupiter et Junon, sur une question meue entr'eux deux, à sçavoir qui avoit et sentoit plus de plaisir au coït et acte vénérien, ou l'homme ou la femme. Le juge député jugea contre Junon que c'estoit la femme; dont elle, de dépit d'avoir esté jugée, rendit le pauvre juge aveugle et luy osta la veuë. Il ne se faut esbahyr si cette fille fut tentée par un tel conte; car, puis qu'elle oyoit souvent dire, ou à ses compagnes, ou à d'autres femmes, que les hommes estoient si ardents après cela, et y prenoient si grand plaisir, que les femmes, veue la sentence de Tirésias, en devoient bien prendre davantage; et, par conséquent, il le faut esprouver. Vrayment, telles leçons se devoient bien faire à ces filles; n'y en a-t-il pas d'autres? Mais leurs maistres diront qu'elles veulent tout sçavoir, et que, puis qu'elles sont à l'estude, si les passages et histoires se rencontrent qui ont besoin d'estre expliquées (ou que d'elles-mesmes s'expliquent), il faut bien leur expliquer et leur dire sans sauter ou tourner le feuillet. Combien de filles estudiantes se sont perdues lisant cette histoire que je viens de dire, et celle de Biblis, de Camus[80], et force autres pareilles, escrites dans la Métamorphose d'Ovide, jusques au livre de l'Art d'aimer qu'il a fait; ensemble une infinité d'autres fables lascives, et propos lubrics d'autres poëtes, que nous avons en lumière, tant françois, latins, que grecs, italiens, espagnols! Aussi dit le refrain espagnol: de una mula que haze hin, y de una hija que habla latin, libera nos, Domine[81]. Et on sçait, quand leurs maistres veulent estre meschants, et qu'ils font de telles leçons à leurs disciples, comment ils les sçavent engraver et donner la saulce, que le plus pudique du monde s'y laisseroit aller. Saint Augustin mesmes, en lisant le quatrième livre de l'Eneïde, où sont contenus les amours et la mort de Didon, ne s'en esmeut-il pas de compassion, et ne s'en adolora? Je voudrois avoir autant de centaines d'escus comme il y a eu de filles, tant du monde que de religieuses, qui se sont emeues, pollues et despucelées, par la lecture d'Amadis de Gaules. Je vous laisse à penser que pouvoient faire des livres grecs, latins et autres, glosez, commentez et interprétez par leurs maistres, fins renards et corrompus, meschants garnements, dans leurs chambres secretes et parmy leurs oisivetez.

—Nous lisons en la vie de saint Louis, dans l'Histoire de Paul Emile, d'une Marguerite, comtesse de Flandres, sœur de Jeanne, fille du premier Baudoüin, empereur de Grèce et qui luy succéda, d'autant qu'elle n'eut point d'enfants, dit l'histoire: on luy bailla en sa première jeunesse un précepteur appelé Guillaume, homme de sainte vie, estimé, et qui avoit déjà pris quelques ordres de prestrise, qui néanmoins ne l'empescha pas de faire deux enfants à sa disciple, qui furent appelés Jean et Beaudoüin, et si secretement que peu de gens s'en apperceurent, lesquels furent après pourtant approuvez légitimes du pape. Quelle sentence et quel pédagogue! Voyez l'histoire.

—J'ay cogneu une grande dame à la Cour, qui avoit la réputation de se faire entretenir à son liseur et faiseur de leçons; si bien que Chicot, bouffon du Roy, luy en fit le reproche publiquement devant Sa Majesté et force autres personnes de sa Cour, luy disant si elle n'avoit pas de honte de se faire entretenir (disant le mot) à un si laid et si vilain masle que celuy-là, et si elle n'avoit pas l'esprit d'en choisir un plus beau. La compagnie s'en mit fort à rire et la dame à pleurer, ayant opinion que le Roy avoit fait joüer ce jeu; car il estoit coustumier de faire joüer ces esteufs. Cette dame, et les autres qui font telles élections de telles manieres de gens, ne sont nullement excusables, mais bien fort blasmables d'autant qu'elles ont leur libéral arbitre, et toutes franches sont pleines de leurs libertez et commoditez pour faire tel choix qu'il leur plaist. Mais les pauvres filles qui sont sujettes esclaves de leurs pères et mères, parents, tuteurs, maistresses, et craintives, sont contraintes de prendre toutes pierres quand elles les trouvent, pour mettre en œuvre, et n'aviser s'il est froid ou chaud, ou rosty ou bouilly: et par ce, selon que l'occasion se rencontre, tant qu'elles se servent le plus souvent de leurs valets, de leurs maistres d'escole et d'estude, des joueurs de luth, des violons, des appreneurs de danses, des peintres, bref, de ceux qui leur apprennent des exercices et sciences, voire d'aucuns prescheurs, comme en parle Bocace, et la Reyne de Navarre en ses Nouvelles; comme font aussi des pages comme j'en ay connus, et des laquais, enfin de ceux qu'elles trouvent à propos. Et voilà pourquoy le mesme Bocace, et autres avec luy, trouvent que les filles simples sont plus constantes en amours et plus fermes que les femmes et veufves; d'autant qu'elles ressemblent les personnes qui sont sur l'eau dans un bateau qui vient à s'enfoncer: ceux qui ne savent nager nullement se viennent à prendre aux premières branches qu'ils peuvent attraper, et les tiennent fermement et opiniastrement jusque ce que l'on les soit venu secourir; les autres, qui sçavent bien nager, se jettent dans l'eau, et bravement nagent jusques à ce qu'elles en ayent atteint la rive: tout de mesmes les filles, aussi-tost qu'elles ont attrapé un serviteur, lequel elles ont premier choisi, le tiennent et le gardent fermement, tellement qu'elles ne veulent désamparer et l'aiment constamment, de peur qu'elles ont de n'avoir la liberté et la commodité d'en pouvoir recouvrer un autre comme elles voudroient; au lieu que les femmes mariées ou veufves, qui sçavent les ruses d'amour et qui sont expertes, et en ont les libertez et commoditez de nager dans des eaux sans danger, prennent tel party qu'il leur plaist; et si elles se faschent d'un serviteur ou le perdent, en savent aussi-tost prendre un nouveau ou en recouvrent deux; car à elles, pour un perdu deux recouverts. Davantage, les pauvres filles n'ont pas les moyens, ny les biens, ny les escus, pour faire les acquiets tous les jours de nouveaux serviteurs; car, c'est tout ce qu'elles peuvent donner à leurs amoureux, que quelques petites faveurs de leurs cheveux, ou petites perles, ou grains, ou bracelets, quelques petites bagues ou escharpes et autres petits menus présents qui ne coustent guères; car, quelque fille, comme j'en ay veu, grande, de bonne maison et riche héritière qu'elle soit, elle est tenue si courte en ses moyens, ou de ses pere et mere, freres, parents et tuteurs; qu'elle n'a pas les moyens de les despartir à son serviteur ny deslier guère largement sa bourse, si ce n'est celle du devant: et aussi que d'elles-mesmes elles sont avares, quand ce ne seroit que cette seule raison qu'elles n'ont guères de quoy pour eslargir, car la libéralité consiste et dépend du tout des moyens. Au lieu que les femmes et veufves peuvent disposer de leurs moyens fort librement, quand elles en ont: et mesme quand elles ont envie d'un homme, et qu'elles s'en viennent enamouracher et encapricher, elles vendroient et donneroient jusqu'à leur chemise plustost qu'elles n'en tastassent; à la mode des friants et de ceux qui sont sujets à leur bouche, quand ils ont envie d'un bon morceau, il faut qu'ils en tastent, quoy qu'il leur couste au marché: Ces pauvres filles ne sont de mesme, lesquelles, selon qu'elles le rencontrent, ou bons ou mauvais, il faut qu'elles s'y arrestent. J'en alléguerois une infinité d'exemples de leurs amours et de leurs divers appetits et bizarres joüissances; mais je n'aurois jamais finy, et aussi que les contes n'en vaudraient rien si on ne les nommoit et par nom et par surnom, ce que je ne veux faire pour tout le bien du monde, car je ne les veux scandaliser, et j'ay protesté de fuyr en ce livre tout scandale, car on ne me sçauroit reprocher d'aucune médisance. Et pour alléguer des contes et oster les noms, il n'y a nul mal, et j'en laisse à deviner au monde les personnes dont il est question; et bien souvent en penseront une qui en sera l'autre.

—Or, tout ainsi que l'on voit des bois de telles et diverses natures, que les uns bruslent tous verts, comme est le fresne, le fayan; et aussi-tost d'austres, qui auroient beau estre secs, vieux et taillez de long-temps, comme est l'hommeau, le vergne, et d'autres, ne bruslent qu'à toutes les longueurs du monde: force autres, comme est le général naturel de tous bois secs et vieux, bruslent en leurs seicheresses et vieillesse si soudainement, qu'il semble qu'il soit plustost consommé et mis en cendres que bruslé. De mesmes sont les filles, les femmes et les veufves: les unes, dès lors qu'elles sont en la verdeur de leur age, bruslent aisément et si bien, qu'on diroit que dès le ventre de leur mère elles en rapportent la chaleur amoureuse et le putanisme; et ainsi que fit la belle Laïs de la belle Timandre, sa putain de mère très-insigne, jusques là qu'elle n'attend pas seulement le temps de maturité, qui peut estre à douze ou treize ans, qu'elle monte en amour, mesme plustost, ainsi qu'il advint il n'y a pas douze ans à Paris, d'une fille d'un patissier, laquelle se trouva grosse en l'age de neuf ans[82]; si bien qu'estant fort malade de sa grossesse, son père en ayant porté de l'urine au médecin, ledit médecin dit aussi-tost qu'elle n'avoit autre maladie, sinon qu'elle estoit grosse. «Comment! respondit le père, monsieur, ma fille n'a que neuf ans.» Qui fut esbahy? ce fut le médecin. «C'est tout un, dit-il; pour le seur elle est grosse.» Et, l'ayant visitée de plus près, il la trouva ainsi; et ayant confessé avec qui elle avoit eu à faire, son galand fut puny de mort par la justice, pour avoir eu à faire à elle à un age si tendre, et l'avoir fait porter si jeunement. Je suis bien mary qu'il m'ait fallu apporter cet exemple et le mettre icy, d'autant qu'il est d'une personne privée et de basse condition, pour ce que j'ay délibéré de n'eschafourer mon papier de si petites personnes, mais de grandes et hautes. Je me suis un peu extravagué de mon dessein; mais, par ce que ce conte est rare et inusité, je seray excusé; et aussi que je ne sçache point tel miracle advenu à nos grandes dames d'estat, que j'aye bien sceu, ouy bien qu'en tel age de neuf, de dix, de douze et de treize ans, elles ayent porté et enduré fort aisément le masle, soit en fornication, soit en mariage, comme j'en alléguerois plusieurs exemples de plusieurs desvirginées en telles enfances, sans qu'elles en soient mortes, non pas seulement pasmées du mal, si-non du plaisir.

Surquoy il me souvient d'un conte d'un galant et beau seigneur s'il en fut oncques, lequel est mort, et, se plaignant un jour de la capacité de la nature des filles et femmes avec lesquelles il avoit négocié, il disoit qu'à la fin il seroit contraint de rechercher les filles enfantines, et quasi sortantes hors du berceau, pour ny sentir tant de vagues en si pleine mer, comme il avoit fait avec les autres, et pour plus à plaisir nager à un destroit. S'il eust adressé ces paroles à une grande et honneste dame que je connois, elle lui eust fait la mesme response qu'elle fit à un gentilhomme de par le monde, qui, lui faisant une mesme complainte, elle luy respondit: «Je ne sçay qui se doit plustost plaindre, ou vous autres hommes de nos capacitez et amplitudes, ou nous autres femmes de vos petitesses ou menuises, ou plustost petites menuseries; car il y a autant à se plaindre en vous autres que vous en nous, que si vous portiez vos mesures pareilles à nos calibres, nous n'aurions rien à nous reprocher les uns aux autres.» Celle-là parloit par vraye raison; et c'est pourquoy une grande dame, un jour à la Cour regardant et contemplant ce grand Hercule de bronze qui est en la fontaine de Fontainebleau, elle estant tenue sous les bras par un gentilhomme qui la couduisoit, elle lui dit que cet Hercule, encore qu'il fust très-bien fait et représenté, n'estoit pas si bien proportionné de tous ses membres comme il falloit, d'autant que celuy du mitan estoit par trop petit et par trop inesgal, et peu correspondant à son grand colosse de corps. Le gentilhomme luy respondit qu'il n'y trouvoit rien à redire de ce qu'elle luy disoit, si-non qu'il falloit croire que de ce temps les dames ne l'avoient si grand comme du temps d'aujourd'huy.

—Une très-grande dame et princesse[83], ayant sçeu que quelques-uns avoient imposé son nom à une grosse et grande colouvrine, elle demanda pourquoy. Il y eu eut un qui respondit: «C'est par ce, madame, qu'elle a le calibre plus grand et plus gros que les autres.» Si est-ce pourtant qu'elles y ont trouvé assez de remede, et en trouvent tous les jours assez pour rendre leurs portes plus estroites, quarrées et plus malaisées d'entrée; dont aucunes en usent, et d'autres non; mais nonobstant, quand le chemin y est bien battu et frayé souvent par continuelle habitation et fréquentation, ou passages d'enfants, les ouvertures de plusieurs en sont toujours plus grandes et plus larges. Je me suis là un peu perdu et desvoyé; mais puis que ça esté à propos il n'y a point de mal, et je retourne à mon chemin.

—Plusieurs autres filles y a-t-il lesquelles laissent passer cette grande tendreur et verdeur de leurs ans, et en attendent les plus grandes maturitez et seicheresses, soit ou qu'elles sont de leur nature très-froides à leur commencement et à leur avenement, car il y en a et s'en trouve, soit ou qu'elles soient tenues de court, comme il est bien nécessaire à aucunes, comme dit le refrain esgnol, vignas e hinas son muy malas à guardar; c'est-à-dire: «Les vignes et les jeunes filles sont fort difficiles à garder,» que pour le moins quelque passant, paysant ou séjournant n'en taste aucunes. Il y en a aussi qui sont immobiles, que tous les aquilons et vents d'un hyver ne sçauraient esmouvoir ny esbranler. Il y a d'autres si sottes, si simples, si grossieres et si ignares, qu'elles ne voudroient pas ouyr nommer seulement ce nom d'amour. Comme j'ay ouy parler d'une femme qui faisoit de l'austère et réformée, que quand elle entendoit parler d'une putain elle en evanouissoit soudain; et ainsi qu'on faisoit ce conte à un grand seigneur devant sa femme, il disoit: «Que cette femme ne vienne donc pas céans; car si elle evanoüit pour ouyr parler des putains, elle mourra tout à trac céans pour en voir.» Il y a pourtant des filles que, lorsqu'elles commencent un peu à sentir leur cœur, elles s'y apprivoisent si bien, qu'elles viennent manger aussitost dans la main. D'autres sont si dévotes et consciencieuses, craignant tant les commandements de Dieu nostre souverain, qu'elles renvoyent bien loin celuy d'amour. Mais pourtant en ay-je veu force de ces dévotes patenostrieres, mangeuses d'images, et citadines ordinaires d'églises, qui, sous cette hypocrisie, couvoient et cachoient leurs feux, afin que par telles feintes et faux semblants, le monde ne s'en apperceust, et les estimast très-prudes, voire à demi saintes. Mais bien souvent elles ont trompé le monde et les hommes. Ainsy que j'ay ouy raconter d'une grande princesse, voire reyne, qui est morte, laquelle, quand elle vouloit attaquer quelqu'un d'amour (car elle y estoit fort sujette), commençoit tousjours ses propos par l'amour de Dieu que nous lui devons, et soudain les faisoit tomber sur l'amour mondain, et sur son intention qu'elle en vouloit à celuy auquel elle parloit, dont par après elle en venoit au grand œuvre, ou, pour le moins, à la quittessence. Et voilà comme nos dévotes, ou plustost bigotes, nous trompent; je dis ceux-là qui, peu rusez, ne connoissent leur vie.

—J'ay ouy faire un conte, je ne sçay s'il est vray; mais un de ces ans, se faisant une procession générale à une ville de par le monde, se trouva une femme, soit grande ou petite, en pieds nuds et grande condition[84], faisant de la marmiteuse plus que dix, et c'estoit en caresme: au partir de là elle s'en alla disner avec son amant d'un quartier de chevreau et d'un jambon: la senteur en vint jusqu'à la ruë; on monta en haut, et on la trouva en telle magnificence, qu'elle fut prise et condamnée de la promener par la ville avec son quartier d'agneau à la broche sur l'espaule et le jambon pendu au col. N'estoit-ce pas bien employé de la punir de cette façon?

—D'autres dames y en a qui sont superbes, orgueilleuses, qui dédaignent et le ciel et la terre par manière de dire, qui rabroüent les hommes et leurs propres amoureux, et les rechassent loin; mais à telles il faut user de temporisement seulement et de patience et de continuation, car avec tout cela et le temps vous les mettez et avez sous vous à l'humilité, estant le propre et superbe de la gloire, après avoir fait assez des siennes et monté bien haut, de descendre et venir au rabais: et mesmes de ces glorieuses en ay-je veu aucunes lesquelles bien souvent, après avoir bien desdaigné l'amour et ceux qui leur en parloient, s'y rangeoient, les aimoient, jusqu'à espouser aucuns qui estoient de basse condition et nullement à elles en rien pareils. Et ainsi se joue amour d'elles et les punit de leur outrecuidance, et se plaist de s'attaquer à elles plustost qu'à d'autres, car la victoire en est plus glorieuse, puis qu'elles surmontent la gloire. J'ay cogneu d'autrefois une fille à la Cour, si entiere et si desdaigneuse, que quand quelque habile et galant homme la venoit accoster et la taster d'amour, elle luy respondoit si orgueilleusement, en si grand mespris de l'amour, par paroles si rebelles et arrogantes (car elle disoit des mieux), que plus il n'y retournoit: et si, par cas fortuit, quelquefois on la vouloit accoster et s'y prendre, comment elle les renvoyoit et rabroüoit, et de paroles, et de gestes, avec mines desdaigneuses; car elle estoit très-habile. Enfin l'amour la punit, et se laissa si bien aller à un qu'il l'engrossa quelque vingt jours avant qu'elle se mariast; et si pourtant c'est un qui n'estoit nullement comparable à force autres honnestes gentilhommes qui l'avoient voulu servir. En cela il faut dire avec Horace, sic placet Veneri; c'est-à-dire, «c'est ainsi qu'il plaist à Vénus;» et ce sont de ses miracles.

—Il me vint en fantaisie une fois à la comédie d'y servir une belle et honneste fille, habile s'il en fut oncques, de fort bonne maison, mais glorieuse et fort haute à la main, dont j'estois amoureux extrémement. Je m'advisois de la servir et arraisonner aussi arrogamment comme elle me pouvoit parler et respondre; car à brave brave et demy. Elle ne s'en sentit pour cela nullement intéressée, car, en la menant de telle façon, je la loüois extrémement, d'autant qu il n'y a rien qui amollisse plus un cœur dur d'une dame que la loüange, autant de ses beautez et perfections, que de sa superbité; voire luy disant qu'elle luy séoit très-bien, veu qu'elle ne tenoit rien du commun, et qu'une fille ou dame, se rendant par trop privée et commune, ne se tenant sur un port altier et sur une réputation hautaine, n'estoit bien digne d'estre ferme[85]; et pour ce, que je l'en honorois davantage, et que je ne la voulois jamais appeler autrement que ma Gloire. En quoy elle se pleut tant, qu'elle voulut aussi m'appeler son Arrogant. Continuant ainsi tousjours, je la servis longuement; et si me peux vanter que j'eus part en ses bonnes graces autant ou plus que grand seigneur de la Cour qui la voulut servir; mais un très-grand favory du Roy, brave certes et vaillant gentilhomme, me la ravit, et par la faveur de son Roy l'espousa. Et pourtant, tant qu'elle a vescu, telles alliances ont tousjours duré entre nous deux, et l'ay tousjours très-honorée. Je ne sçay si je seray repris d'avoir fait ce conte, car on dit volontiers que tout conte fait de soy n'est pas bon; mais je me suis esgaré à ce coup, encore que dans ce livre j'en aye fait plusieurs de moy-mesme en toutes façons, mais je tais le nom.

—Il y a encore d'autres filles qui sont de si joyeuse complexion, et qui sont si folastres, si endemenées et si enjoüées, qui ne se mettent autres sujets en leurs pensées qu'à songer à rire, à passer leur temps et à folastrer, qu'elles n'ont pas l'arrest d'ouyr ny songer à autre chose, sinon à leurs petits esbattements. J'en ay connues plusieurs qui eussent mieux aimé ouyr un violon, ou danser, ou sauter, ou courir, que tous les propos d'amour: aucunes la chasse, si bien qu'elles se pouvoient plustost nommer sœurs de Diane que de Vénus. J'ay cogneu un brave et galant seigneur, mais il est mort, qui devint si fort perdu de l'amour d'une fille, et puis dame, qu'il en mouroit; «car, disoit-il, lorsque je luy veux remonstrer mes passions, elle ne me parle que de ses chiens et de sa chasse, si bien que je voudrois de bon cœur estre métamorphosé en quelque beau chien ou levrier, ou que mon ame fust entrée dans leur corps, selon l'opinion de Pythagore, afin qu'elle se pust arrester à mon amour, et mon ame guérir de ma play.» Mais après il la laissa, car il n'estoit pas bon laquais, et ne la pouvoit suivre ny accompagner partout où ses humeurs gaillardes, ses plaisirs et ses esbattements la conduisoient. Si faut-il noter une chose, que telles filles, après avoir laissé leur poulinage et jetté leur gourme (comme l'on dit des poulains), et après s'estre ainsi esbattues au petit jeu, veulent essayer le grand, quoy qu'il tarde; et telle jeunesse ressemble à celle de petits jeunes loups, lesquels sont tous jolis, gentils et enjoüez en leur poil follet; mais, venant sur l'aage, ils se convertissent en malice et à mal faire. Telles filles que je viens de dire font de mesme, lesquelles, après s'estre bien joüées et passé leurs fantaisies en leurs plaisirs, et jeunesses en chasses, en bals, en voltes, en courantes et en danses, ma foy, après elles se veulent mettre à la grande danse et à la douce carolle de la déesse d'amour. Bref, pour faire fin finale, il ne se voit guères de filles, femmes ou veufves qui tost ou tard ne bruslent, ou en leurs saisons ou hors de leurs saisons, comme tous bois, fors un qu'on nomme larix, duquel elles ne tiennent nullement. Ce larix donc est un bois qui ne brusle jamais, et ne fait feu, ny flamme, ny charbon, ainsi que Jules César en fit l'expérience retournant de la Gaule. Il avoit mandé à ceux du Piedmont de luy fournir vivres et dresser estappes sur son grand chemin du camp. Ils luy obéyrent, fors ceux d'un chasteau appelé Larignum, où s'estoient retirés quelques meschants garnements, qui firent des refusants et rebelles, si bien qu'il fallut à César rebrousser et les aller assiéger. Approchant de la forteresse, il vit qu'elle n'estoit fortifiée que de bois, dont il s'en moqua, disant que soudain il l'auroit. Parquoy commanda aussi-tost d'apporter force fagots et paille pour y mettre le feu, qui fut si grand et fit si grande flamme, que bien-tost on en espéroit voir la ruine et destruction; mais, après que le feu fut consommé et la flamme disparue, tous furent bien estonnez, car ils virent la forteresse en mesme estat qu'auparavant et en son entier, et point bruslée ny ruynée: dont il fallut à César qu'il s'aidast d'autre remede, qui fut par sappe, ce qui fut cause que ceux de dedans parlementerent et se rendirent; et d'eux apprit César la vertu de ce bois larix, duquel portoit nom ce chasteau Larignum, parce qu'il en estoit basti et fortifié. Il y a plusieurs peres, meres, parents et marys, qui voudroient que leurs filles et femmes participassent du naturel de ce bois, ils en auroient leur esprit plus content, et n'auroient si souvent la puce en l'oreille, et n'y auroit tant de putains ny de cocus. Mais il n'en est pas de besoin, car le monde en demeureroit plus despeuplé, et y vivroit-on comme marbres, sans aucuns plaisirs ny sentiments, ce disoit quelqu'un et quelqu'une que je sçay, et nature demeureroit imparfaite; au lieu qu'elle est très-parfaite, laquelle si nous suivons comme un bon capitaine, nous ne sortirons jamais du bon chemin.


ARTICLE III.

De l'amour des veufves.

Or, c'est assez parlé des filles, il est raison maintenant que nous parlions de mesdames les veufves à leur tour. L'amour des veufves est bon, aisé et profitable, d'autant qu'elles sont en leur pleine liberté, et nullement esclaves des peres, meres, freres, parents et marys, ny d'aucune justice, qui plus est. On a beau faire l'amour à une veufve et coucher avec, on n'en est point puny, comme l'on est des filles et des femmes. Mesmes les Romains, qui nous ont donné la pluspart des loix que nous avons, ne les ont jamais fait punir pour ce fait, ny en leur corps ny en leurs biens: ainsi que je tiens d'un grand jurisconsulte, qui m'alléguoit là-dessus Papinian, ce grand jurisconsulte aussi, lequel, traitant de la matiere des adulteres, dit que, si quelquefois par mesgarde on avoit compris sous ce nom d'adultere la honte de la fille ou de la veufve, c'estoit abusivement parler; et en autre passage il dit que l'héritier n'a nulle réprimende ou esgard sur les mœurs de la veufve du deffunt, n'estoit que le mary en son vivant eust fait appeler sa femme en justice pour cela, car lors ledit héritier en pouvoit prendre arrements de la poursuite, et non autrement. Et, de fait, on ne trouve point en tout le droit des Romains aucune peine ordonnée à la veufve, si-non à celle qui se remarieroit dans l'an de son deuil, ou qui, ne se remariant, avoit fait enfant après l'onsiesme mois d'un mesme an, estimant le premier an de son veufvage estre affecté à l'honneur de son premier lict. Et, quant à son douaire, l'héritier ne luy eust sceu faire perdre, quand bien elle eust fait toutes les folies du monde de son corps; et en alleguoit une belle raison (celuy de qui je tiens cecy); car si l'héritier qui n'a aucun pensement que le bien, en luy ouvrant la porte pour accuser la veufve de ce forfait et la priver de son dot, on l'ouvriroit tout d'une main à la calomnie; et n'y auroit veufve, si femme de bien fust-elle, qui pust se sauver des calomnieuses poursuites de ces galants héritiers, selon ces dires. Comme je voy, les veufves romaines avoient bon temps et bon sujet de s'esbattre: et ne se faut estonner si une, du temps de Marc Aurele, ainsi qu'il se trouve en sa vie, comme elle alloit au convoy des funérailles de son mary, parmy ses plus grands cris, sanglots, soupirs, pleurs et lamentations, serroit la main si estroitement à celuy qui la tenoit et conduisoit, faisant signal par-là que c'estoit en nom d'amour et de mariage, qu'au bout de l'an, ne le pouvoit espouser que par dispense (ainsi que fut dispensé Pompée quand il espousa la fille de César; mais elle ne se donnoit guéres qu'aux plus grands et grandes, comme j'ay ouy dire à un grand personnage), il l'espousa, et cependant en tiroit tousjours de bons brins, et empruntoit force pains sur la fournée, comme l'on dit. Cette dame ne vouloit rien perdre, mais se pourvoyoit de bonne heure; et, pour cela, ne perdoit rien de son bien ny de son douaire.

Voilà comme les veufves romaines estoient heureuses, comme sont bien encore nos veufves françoises, lesquelles, pour se donner à leur cœur et gentil corps joye, ne perdent rien de leurs droits, bien que par les parlements il y en ait eu plusieurs causes débattues. Ainsi que je sçay un grand et riche seigneur de France, qui fit long-temps plaider sa belle-sœur sur son dot, luy imposant sa vie estre un peu lubrique, et quelque autre crime plus grief que celuy meslé parmy; mais, nonobstant, elle gagna son procès, et fallut que le beau-frere la dotast très-bien, et luy donnast ce qui luy appartenoit: mais pourtant l'administration de son fils et fille luy fut ostée, d'autant qu'elle se remaria; à quoy les juges et grands sénateurs des parlements ont esgard, ne permettant aux veufves qui convolent au second mariage, la tutelle de leurs enfants. Et encore il n'y a pas long-temps que je sçay deux veufves d'assez bonne qualité, qui ont emporté leurs filles mineures, s'estant remariées, par dessus leurs beaux-freres et autres de leurs parents; mais aussi elles furent grandement secourues des faveurs du prince qui les entretenoit. Mais de ces sujets, meshuy je m'en desparts d'en parler, d'autant que ce n'est pas ma profession, et que, pensant dire quelque chose de bon, possible ne dirois-je rien qui vaille: je m'en remets à nos grands législateurs.

Or, de nos veufves, les unes se plaisent à tourner encore en mariage, et en resonder encore le guay, comme les mariniers qui, sauvez de deux, trois ou quatre naufrages, retournent encore à la mer, et comme font encore les femmes mariées, qui, en leur mal d'enfant, jurent, protestent de n'y retourner jamais, et que jamais homme ne leur fera rien; mais elles ne sont pas plustost purifiées, les voilà encore au premier branle. Ainsi qu'une dame espagnolle, laquelle, estant en mal d'enfant, se fit allumer une chandelle de Nostre-Dame de Montferrat qui aide fort à enfanter, pour la vertu de ladite Nostre-Dame. Toutefois, ne laissa d'avoir de grandes douleurs, et à jurer que plus jamais elle n'y retourneroit. Elle ne fut pas plustost accouchée, qu'elle dit à la femme qui la luy donnoit allumée: Serra esto cabillo de candela para otra vez; c'est-à-dire: «Serrez ce bout de chandelle pour une autre fois.»

D'autres dames ne se veulent marier; et de celles qui n'en veulent point, plusieurs y en a, et y en a eu, lesquelles, venues en viduité sur le plus beau de leur age, s'y sont contenues. Nous avons veu la Reine-Mere, en l'age de trente-sept à trente-huit ans, estant tombée veufve, qui s'est tousjours contenue veufve; et, bien qu'elle fust belle, bien agréable et très-aimable, ne songea pas tant seulement à un seul pour l'espouser. Mais l'on me dira aussi, qui eust-elle sceu espouser qui eust esté sortable à sa grandeur, et pareil à ce grand roy Henry, son feu seigneur et mary, et qu'elle eust perdu le gouvernement du royaume, qui valoit mieux que cent marys, et dont l'entretien en estoit bien meilleur et plus plaisant. Toutefois, il n'y a rien que l'amour ne fasse oublier; et d'autant est-elle à loüer, et à estre recoudée au temple de la gloire et immortalité, de s'estre vaincue et commandée, et n'avoir fait comme une Reyne Blanche, laquelle, ne se pouvant contenir, vint à espouser son maistre d'hostel, qui s'appelloit le sieur de Rabaudange; ce que le roy son fils, pour le commencement, trouva fort estrange et amer; mais pourtant, parce qu'elle estoit sa mère, il excusa et pardonna audit Rabaudange, pour l'avoir espousée, en ce que, le jour, devant le monde, il la servoit tousjours de maistre-d'hostel, pour ne priver sa mere de sa grandeur et majesté; et la nuict elle en feroit ce qu'elle voudroit, s'en serviroit, ou de valet ou de maistre, remettant cela à leurs discrétions et volontez, et de l'un et de l'autre; mais pensez qu'il commandoit: car, quelque grande qu'elle soit, venant-là, elle est tousjours subjugué par le supérieur, selon le droit de la nature et de l'agent en cela. Je tiens ce conte du feu grand cardinal de Lorraine dernier, lequel le faisoit à Poissy au roy François second, lorsqu'il fit les dix-huit chevaliers de l'ordre de Saint-Michel, nombre très-grand, non encore veu, ny jamais ouy jusqu'alors; et, entre autres, il y eut le seigneur de Rabaudange, fort vieux, lequel on n'avoit veu de long-temps à la Cour, si-non à aucuns voyages de nos autres guerres, s'estant retiré dès la mort de M. de Lautrec, de tristesse et de despit, comme l'on voit souvent, pour avoir perdu son bon maistre, duquel il estoit capitaine de sa garde au voyage du royaume de Naples, où il mourut; et disoit encore monsieur le cardinal, qu'il pensoit que ce monsieur de Rabaudange estoit venu et descendu de ce mariage. Il y a quelque temps qu'une dame de France espousa son page aussi-tost qu'elle l'eust jeté hors de page, et qui s'estoit assez tenue en viduité.

Or c'est assez parlé de ces veufves. Parlons maintenant d'autres, qui sont celles qui, abhorrans les vœux et réformations des secondes nopces, s'en accommodent, et réclament encore le doux et plaisant dieu Hymenée. Il y en a les unes qui, par trop amoureuses de leurs serviteurs durant la vie de leurs marys, y songent desjà avant qu'ils soient morts, et projettent entre elles et leurs serviteurs comment ils s'y comporteroient. «Ah! disent-elles, si mon mary estoit mort, nous ferions cecy, nous ferions cela; nous vivrions de cette façon, nous nous accommoderions de cette autre, et ainsi si accortement, que l'on ne se douteroit jamais de nos amours passez; nous ferions une vie si plaisante! après nous irions à Paris, à la Cour; nous nous entretiendrions si bien que rien ne nous sçauroit nuire: vous feriés la cour à une telle, et moy à un tel; nous aurions cecy du Roy, nous aurions cela. Nous ferions pourvoir nos enfants de tuteurs et curateurs: nous n'aurions à faire de leurs biens ny affaires, et ferions les nostres, ou bien nous joüirions de leurs biens en attendant leur majorité. Nous aurions les meubles et ceux de mon mary. Pour le moins, cela ne me sçauroit manquer, car je sçay où sont les titres et escrits (et force autres paroles). Bref, qui seroit plus heureux que nous?»

Voilà les beaux desseins que font ces femmes mariées à leurs serviteurs avant le temps; dont aucunes y en a qui ne les font mourir que par souhaits, par paroles, que par espérance et attentes; et autres y en a qui les advancent de gagner le logis mortuaire s'ils tardent trop; de quoy nos cours de parlement en ont eu et en ont tous les jours tant de causes par-devant elles qu'on ne sçauroit dire. Mais le meilleur, et le plus, est qu'elles ne font pas comme une dame d'Espagne, laquelle, estant très-mal traitée de son mary, elle le tua, et puis après elle se tua, ayant fait avant cette épitaphe qu'elle laissa sur la table de son cabinet, escrite de sa main:

Aqui jaze qui ha buscado una muger,
Y con ella casado, no l'a podidr hazer muger,
A las otras, no a my, cerca my, dona contentamiento.
Y por este, y su flaquezza y atrevimiento,
Yo lo he matado,
Por le dar pena de su pecado.
Y a my tan bien, por falta de my juyzio,
Y por da fin a la mal-adventura qu'io avio.

C'est-à-dire.

«Icy gist qui a cherché une femme et ne l'a pu faire femme: aux autres, et non à moy, près de moy, donnoit contentement, et, pour cela et pour sa lascheté et outre-cuidance, je l'ay tué, pour lui donner la peine de son péché; et à moi aussi je me suis donné la mort, par faute d'entendement, et pour donner fin à la maladventure que j'avais.»

Cette dame se nommoit dona Magdalana de Soria, laquelle, selon aucuns, fit un beau coup de tuer son mary pour le sujet qu'il luy avoit donné; mais elle fit aussi bien de la sotte de se faire mourir: aussi l'advoue-elle bien, que pour faute de jugement elle se tua. Elle eust mieux fait de se donner du bon temps par après, si ce n'estoit qu'elle eust possible craint la justice, et avoit-elle peur d'en estre reprise, et pour ce ayma mieux triompher de soy-mesme que d'en bailler la gloire à l'authorité des juges. Je vous asseure qu'il y en a eu, et y en a, qui sont plus accortes que cela; car elles joüent leur jeu si finement, que voilà les marys trespassez et elles très-bien vivantes et fort accordantes à leurs galants serviteurs, pour faire avec eux non pas gode mihi, mais gode chere.

Il y a d'autres veufves qui sont plus sages, vertueuses et plus aimantes leurs marys, et point envers eux cruelles; car elles les regrettent, les pleurent, les plaignent à telle extrémité, qu'à les voir on ne les jugeroit pas vives une heure après. «Hà! ne suis-je pas, disent-elles, la plus malheureuse du monde, la plus infortunée d'avoir perdu chose si prétieuse? Dieu! pourquoy ne m'envoyes-tu la mort à cette heure, pour le suivre de près! Non, je ne veux plus vivre après luy; car et que me peut-il jamais rester et advenir au monde qui me puisse donner allégement? Si ce n'estoient ses petits enfants qu'il m'a laissés pour gages, et qui ont besoin encore de quelque soustien, non, je me tueray toute à cette heure. Que maudite soit l'heure que je fus jamais née! Au moins si je le pouvois voir en phanstome, ou par vision, ou par songes, encore aurois-je trop d'heur. Ah! mon cœur, ah! mon ame, n'est-il pas possible que je te suive? Ouy, je te suivray quand, à part de tout le monde, je me defferois toute seule. Hé, qui seroit la chose qui me pourroit soutenir la vie, ayant fait la perte inestimable de toy, que, toy vivant, je n'aurois d'autre sujet que de vivre, et, toy mourant, que de mourir? Et quoy! ne vaut-il pas mieux que je meure maintenant en ton amour, en ta grace, et en ma gloire, et en mon contentement, que de traisner une vie si fascheuse et malheureuse, et nullement loüable? Hà! Dieu! que j'endure de maux et tourments pour une absence! et que j'en seray délivrée, si je te vais voir bien-tost, et comblée de grands plaisirs! Hélas! il estoit si beau, il estoit si aimable, il estoit si parfait en tout, il estoit si brave, si vaillant! C'estoit un second Mars, un second Adonis: qui plus est, il m'estoit si bon, il m'aimoit tant, il me traitoit si bien! Bref, le perdant, j'ay perdu tout mon heur.» Ainsi vont disant nos veufves desplorées telles et une infinité d'autres paroles après la mort de leurs marys, les unes d'une façon, les autres de l'autre; les unes déguisées d'une sorte, les autres d'une autre; mais pourtant tousjours approchantes de celles que je viens de produire; les unes despitent le ciel, les autres maugréent la terre; les unes blasphement contre Dieu, les autres maudissent le monde; les unes font des évanoüissements, les autres contrefont les mortes; les unes font des transies, les autres les folles, les forcenées et hors de leurs sens, qui ne connoissent personne, qui ne veulent manger, qui ne veulent parler. Bref, je n'aurois jamais fait, si je voulois spécifier toutes leurs méthodes hypocrites et dissimulées dont elles usent pour monstrer leur deuil et ennuy au monde. Je ne parle pas de toutes, mais d'aucunes, voire de plusieurs en pluriel et en nombre. Leurs consolants et consolantes, qui n'y pensent point en mal et y vont à la bonne routine, y perdent leur escrime et ne gagnent rien d'aucuns; et d'aucuns de ceux-là quand ils y voyent que leur patiente et leur dolente ne fait pas bien son jeu ni la grimacée, les instruisent. Comme une dame de par le monde que je sçay, qui disoit à une autre qui estoit sa fille: «Faites l'esvanouye, mamie; vous ne vous contraignez pas assez.» Or, après tous ces grands mystères joüez, et ainsi qu'un grand torrent, après avoir fait son cours et violent effort, se vient à remettre et retourner à son berceau, comme une rivière qui a aussi esté desbordée, ainsi aussi voyez-vous ces veufves se remettre et retourner à leur première nature, reprendre leurs esprits, peu à peu se hausser en joie, songer au monde. Au lieu de testes de mort qu'elles portoient, ou peintes, ou gravées et eslevées; au lieu d'os de trespassez mis en croix ou en lacs mortuaires, au lieu de larmes, ou de jayet ou d'or maillé, ou en peinture; vous les voyez convertir en peintures de leurs marys portées au col, accommodées pourtant de testes de mort et larmes peintes en chiffres, en petits lacs; bref, en petites gentillesses, desguisées pourtant si gentiment, que les contemplants pensent qu'elle les portent et prennent plus pour le deuil des marys que pour la mondanité. Puis, après tout, ainsi qu'on voit les petits oiseaux, quand ils sortent du nid, ne se mettre du premier coup à la grande volée, mais, volletant de branche en branche, apprennent peu à peu l'usage de bien voler; ainsi les veufves, sortant de leur grand deuil désespéré, ne le monstrent au monde si-tost qu'elles l'ont laissé, mais peu à peu s'esmancipent, et puis tout à coup jettent et le deuil et le froc de leur grand voile sur les orties, comme on dit, et mieux que devant reprennent l'amour en leur teste, et ne songent à rien tant qu'à un second mariage ou autre lasciveté: et voilà comment leurs grandes violences n'ont point de durée. Il vaudroit mieux qu'elles fussent plus posées en leurs tristesses.

—J'ay cogneu une très-belle dame, laquelle, après la mort de son mary, vint à estre si esplorée et désespérée, qu'elle s'arrachoit les cheveux, se tiroit la peau du visage et de la gorge, l'allongeant tant qu'elle pouvoit; et, quand on lui remonstroit le tort qu'elle faisoit à son beau visage: «Hà Dieu! que me dites-vous? disoit-elle; que voulez-vous que je fasse de ce visage?» Au bout de huit mois après, ce fut elle qui s'accommoda de blanc et de rouge d'Espagne, les cheveux bien poudrez; qui fut un grand changement.

—J'allégueray là-dessus un bel exemple, qui pourra servir à semblable, d'une belle et honneste dame d'Ephese, laquelle ayant perdu son mary, il fut impossible à ses parents et amys de luy trouver aucune consolation; si bien que, accompagnant son mary à ses funérailles, avec une infinité de regrets, de sanglots, de cris, de plaintes et de larmes, après qu'il fut mis et colloqué dans le charnier où il devoit reposer, elle, en despit de tout le monde, s'y jetta, jurant et protestant de n'en partir jamais, et que là elle se vouloit laisser aller à la faim, et là finir ses jours auprès du corps de son mary; et de fait fit cette vie l'espace de deux ou trois jours. La fortune sur ce voulut qu'il fust exécuté un homme de-là, et pendu, pour quelque forfait, dans la ville et après fut porté hors de la ville au gibet accoustumé, où faloit que tels corps pendus et exécutez fussent gardez quelques jours soigneusement par quelques soldats ou sergents, pour servir d'exemple, afin qu'ils ne fussent de enlevez. Ainsi donc qu'un soldat estoit à la garde de ce corps, et estoit en sentinelle et escoute, il ouyt-là-près une voix desplorante, et s'en approchant vid que c'estoit dans le charnier, où, estant descendu, il y apperceut cette dame belle comme le jour, toute esplorée et lamentante; et, s'advançant à elle, se mit à l'interroger de la cause de sa désolation, qu'elle luy déclara benignement; et se mettant à la consoler là-dessus, n'y pouvant rien gagner pour la première fois, y retourna pour la deuxiesme et troisiesme, et fit si bien qu'il la gagna, la remit peu à peu, luy fit essuyer ses larmes, et, entendant la raison, se laissa si bien aller qu'il en joüyt par deux fois, la tenant couchée sur le cercueil mesme du mary; puis après se jurèrent mariage: ce qu'ayant accomply très-heureusement, le soldat s'en retourna, par son congé, à la garde de son pendu; car il y alloit de la vie. Mais, tout ainsi qu'il avoit esté bienheureux en cette belle entreprise et exécution, le malheur fut tel pour luy, que, cependant qu'il s'y amusoit par trop, voicy venir les parents de ce pauvre corps au hazard, pour le despendre s'ils n'y eussent trouvé des gardes; et, n'y en ayant point trouvé, le despendirent aussi-tost et emportèrent de vitesse pour l'enterrer où ils pourroient, afin d'estre privez d'un tel deshonneur et spectacle ord et sale à leur parenté. Le soldat, ne voyant ny ne trouvant plus le corps, s'en vint courant desespéré à sa dame, luy annoncer son infortune, et comment il estoit perdu, d'autant que la loy de-là portoit que quiconque soldat s'endormoit en garde, et qui laissoit emporter le corps, devoit estre mis en sa place et estre pendu, et que pour ce il couroit cette fortune. La dame qui, auparavant avoit esté consolée de luy, et avoit besoin de consolation pour elle, s'en trouva garnie à propos pour luy et pour ce luy dit: «Ostez-vous de peine, et venez-moy seulement aider pour oster mon mary de son tombeau, et nous le mettrons et pendrons au lieu de l'autre, et par ainsi le prendra-on pour l'autre.» Tout ainsi qu'il fut dit, tout ainsi fut-il fait: encore dit-on que le pendu de devans avoit eu une oreille coupée, elle en fit de mesme pour représenter mieux l'autre. La justice vint le lendemain, qui n'y trouva rien à dire. Et par ainsi sauva son galand par un acte et opprobre fort vilain à son mary, elle, dis-je, qui l'avoit tant pleuré et regretté, qu'on n'eust jamais espéré si ignominieuse issue.

La première fois que j'ouys cette histoire, ce fut M. d'Aurat qui la conta au brave M. du Gua et à quelques-uns qui disnoient avec luy; laquelle M. du Gua sceut très-bien relever et remarquer, car c'estoit l'homme du monde qui aimoit mieux un bon conte et le sçavoit mieux faire valoir. Et, sur ce point, estant allé à la chambre de la Reyne-mere, il vid une belle jeune veufve qui ne venoit que d'estre faite, et de frais esmoulue, et fort esplorée, son voile bas jusqu'au bout du nez, piteuse, marmiteuse, avare de paroles à un chacun. Soudain monsieur me dit: «Voy celle-là; avant qu'il soit un an, elle fera un jour de la dame d'Ephese.» Ce qu'elle fit, non pas si ignominieusement du tout, mais elle espousa un homme de peu, et comme M. du Gua le prophétisa. Et me dit de mesme M. de Beaujeux, valet-de-chambre de la Reyne-mere, et le meilleur violon de la chrétienté. Il n'estoit pas parfait seulement en son art et en la musique, mais il estoit de fort gentil esprit, et sçavoit beaucoup de fort belles histoires et beaux contes, et point communs, mais très-rares; et n'en estoit point chiche à ses plus privez amis; et en contoit quelques-uns des siens, car en son temps il avoit eu et veu de bonnes adventures d'amour; car avec son art excellent et son esprit bon et audacieux, deux instruments bons pour l'amour, il pouvoit faire beaucoup. M. le maréchal de Brissac l'avoit donné à la Reine-mere, estant reyne régente, et lui avoit envoyé de Piedmont avec sa bande de violons très-exquise, toute complette: et luy s'appeloit Baltazarin; depuis il changea de nom. C'est luy qui composoit ces beaux balets qui ont esté tousjours dansez à la Cour. Il estoit fort amy de M. du Gua et de moy, et souvent causions ensemble, et tousjours nous faisoit quelque beau conte, mesme de l'amour et des ruses des dames, dont il nous fit celuy-là de cette dame ephesienne que nous avions desjà sceu par M. d'Aurat, comme j'ay dit, qui disoit le tenir de Lempridius, et depuis je l'ay leu dans le livre des Funérailles, très-beau certes, dédié à feu M. de Savoye. Je me fusse passé, ce dira quelqu'un, d'avoir fait cette digression: ouy, mais je voulois parler de mon amy en cela, lequel souvent me faisoit souvenir, quand il voyoit quelques-unes de nos veufves esplorées: «Voilà, disoit-il, qui joüera un jour le rolle de «nostre dame d'Ephese, ou bien elle l'a desjà joüé.» Et certes ce fut une estrange tragi-comédie, pleine de grande inhumanité, d'offenser si cruellement son mary. Elle ne fit pas comme une dame de nostre temps, que j'ay ouy dire, laquelle, son mary mort, elle lui coupa ses parties du devant ou du mitan, jadis d'elle tant aimées, et les embauma, aromatisa et odorifera de parfums et poudres musquées et très-odoriférantes, et puis les enchassa dans une boëte d'argent doré, qu'elle garda et conserva comme une chose très-précieuse. Pensez qu'elle les visitoit quelquefois en commémoration éternelle. Je ne sçay s'il est vray, mais le conte en fut fait au Roy, qui le refit à plusieurs autres de ses plus privez; et j'ay ouy dire à luy qu'au massacre de la Saint-Barthelemy fut tué le seigneur de Pleuvian, qui en son temps avoit esté brave soldat, et en la guerre de Toscane sous M. de Soubise, et en la guerre civile comme il le fit bien paroître en la bataille de Jarnac, commandant à un régiment, et dans le siége de Niort. Quelque temps après, le soldat qui le tua dit et remonstra à sa femme, toute esperdue de pleurs et d'ennuys, qui estoit riche et belle, que, s'il ne l'espousoit, qu'il la tueroit, et luy feroit passer le pas de son mary; car, en cette feste, tout estoit de guerre et de couteau. La pauvre femme, qui estoit encore belle et jeune, pour se sauver la vie, fut contrainte faire et nopces et funérailles tout ensemble. Encore estoit-elle excusable; car qu'eust pu faire moins une pauvre femme, fragile et foible, si ce n'eust esté de se tuer elle-mesme, ou tendre sa belle poictrine à l'espée du meurtrier? Mais le temps n'est plus, belle bergeronnette; il ne se trouve plus de ces folles et sottes de jadis; aussi que nostre saint christianisme nous le deffend; ce qui sert beaucoup aujourd'huy à nos veufves d'excuse, qui disent, s'il n'estoit deffendu de Dieu, elles se tueroient, et par ainsi couvrent leur mommon.

—Audit massacre de la Saint-Barthelemy fut faite une veufve par la mort de son mary, tué comme les autres. Elle en eut un tel extrême regret, que, quand elle voyoit un pauvre catholique, encore qu'il n'eust esté de la feste, elle se pasmoit quelquefois, ou le regardoit en horreur et haine comme la peste. D'entrer dans Paris, voire de deux lieues à la ronde, il n'en falloit point parler, car ses yeux ny son cœur ne le pouvoient souffrir; que dis-je de la voir? non pas d'en ouyr parler. Au bout de deux ans elle s'y résoud, vient saluer la bonne ville, et s'y pourmener et visiter le palais dans son coche; mais de passer par la ruë de la Huchette où son mary avoit esté tué, plustost la mort ou le feu, dans lequel elle se fust plustost jettée et précipitée que dans cette ruë: comme fait le serpent, qui abhorre si fort l'ombre d'un fresne, qu'il aime mieux se hazarder dans un feu bien ardent, comme dit Pline, que dans cette ombre tant odieuse à luy. Si bien que le feu Roy y estant, disoit à Monsieur qu'il n'avoit veu femme si hagarde en sa perte et en sa douleur que celle-là; et enfin il la faudroit abattre pour la chapperonner, comme les oiseaux hagards. Mais au bout de quelque temps, il dit que d'elle-mesme elle s'estoit assez gentiment apprivoisée, de sorte que d'elle-mesme elle se laissa fort bien et privément chapperonner, sans l'abattre que de soy-mesme. Que fit-elle dans peu de temps après? ce fut-elle qui voit Paris de très-bon œil, qui l'embrasse, qui s'y pourmene, qui l'arpente et deça et delà, et de longueur et de largeur, et de droit et de travers, sans respect d'aucun serment: et puis fiés-vous en elle! Un jour, moi, tournant d'un voyage, absent de la Cour huit mois, ayant fait la révérence au roy, je vis entrer dans la salle du Louvre cette veufve tant parée, tant attifée, accompagnée de ses parentes et amyes, comparoistre devant le Roy, les Reynes et toute la Cour, et là recevoir les premiers ordres de mariage, qui sont les fiançailles, des mains d'un évesque de Digne, grand aumosnier de la reyne de Navarre. Qui fust esbahi? ce fut moi; mais, à ce qu'elle me dit après, elle fut esbahye davantage quand, sans y penser, elle me vid en cette noble assistance des fiançailles, la regardant et roulant de mes yeux finement, me souvenant de ses serments et mines que je luy avois veu faire. Et elle de mesme regarda fort, car je luy avois esté serviteur, et pour mariage, pensant, ce luy sembloit, que j'estois là arrivé à propos, et avois pris la poste exprès pour me produire à jour nommé là, pour luy servir de tesmoin et juge, et la condamner en cette cause. Et me dit et jura qu'elle eust voulu avoir baillé dix mille escus de son bien, et que je ne fusse comparu là, qui luy aidois à juger sa conscience.

—J'ay cogneu une grande dame, comtesse et veufve, de très-haut lieu, laquelle en fit de mesme: car, estant huguenotte fort et ferme, accorda mariage avec un fort honneste gentilhomme catholique; mais le malheur fut qu'avant l'accomplissement une fievre pestilente la saisit a Paris si contagieusement, qu'elle luy causa la mort. Et, estant sur ses arteres[86], se perdit fort en grands regrets, jusqu'à dire: «Hélas! faut-il qu'en une si grande ville, où toute science abonde, ne se puisse trouver un médecin qui me guérisse! Hé! qu'il ne tienne point à argent, car je luy en donneray prou. Au moins si ma mort se fust ensuivie après mon mariage accomply, et que mon mary m'eust connue avant combien je l'aimois et honorois!» Sofonisbe dit autrement, car elle se repentit d'avoir fiancé avant boire le poison. Et ainsi disant (cette comtesse) et plusieurs autres semblables paroles, se tourna de l'autre costé du lit et mourut. Que c'est de la ferveur d'amour, d'aller se ressouvenir, en un passage stygien et oublieux, des plaisirs et fruits amoureux dont elle en eust bien voulu taster encore avant que de sortir du jardin! Or si ces dames huguenotes ont fait tels traits, j'ay bien cogneu des dames catholiques qui en ont fait de pareils, et ont espousé des huguenots, après en avoir dit pis que pendre, et d'eux et de leur religion. Si je les voulois mettre en place je n'aurois jamais fait. Voilà pourquoy les veufves doivent estre sages, et ne braire tant au commencement de leur veufvage, de crier, de tourmenter, de faire tant d'éclairs, de tonnerres, pluyes de leurs larmes, pour après faire ces belles levées de boucliers, et s'en faire moquer: il vaut mieux en dire moins et en faire plus. Mais elles disent là-dessus: «Et bien, pour le commencement il faut faire de la résoluë comme un meurtrier, de l'effrontée, de l'asseurée à boire toute honte. Cela dure quelque peu, mais cela passe; après qu'on m'a mis sur le bureau, on me laisse et en prend-on une autre.»

—J'ay leu dans un petit livre espagnol, de Victoria Colonne, fille de ce grand Fabrice Colonne, et femme de ce grand marquis de Pescaire, le non-pair de son temps. Après qu'elle eut perdu son mary, Dieu sçait qu'elle entra en tel désespoir de douleur, qu'il fut impossible de lui donner ni innover aucune consolation; et quand on luy en vouloit à sa douleur appliquer quelqu'une ou vieille ou nouvelle, elle leur disoit: «Et sur quoy me voulez-vous consoler? sur mon mary mort? vous vous trompez: il n'est pas mort, car il est encore tout vivant et tout grouillant dans mon ame. Je l'y sens tous les jours et toutes les nuicts revivre, remuer et renaistre.» Ces paroles certes eussent esté belles, si au bout de quelque temps, ayant pris congé de luy, et l'ayant envoyé pourmener par de-là l'Achéron, elle ne fust remariée avec l'abbé de Farfe, certes fort dissemblable à son grand Pescaire. Je ne veux point dire en race, car il estoit de la noble maison des Ursins, laquelle vaut bien autant, et est autant ancienne ou plu que celle d'Avalos. Mais les effets de l'un à l'autre n'alloient à la balance, car ceux de Pescaire estoient incomparables, et sa valeur inestimable: encore que le dit abbé fist de grandes preuves de sa personne en s'employant fort fidelement et vaillamment pour le service du roy François; mais c'estoit en forme de petites, couvertes et légères deffaites, et contraires à celles de l'autre, puisqu'il les avoit faites grandes, descouvertes, avec des victoires très-signalées: aussi la profession des armes de l'autre, accommencée et accoustumée dès le jeune aage et continuée ordinairement, devoit bien surpasser de bien loin celle d'un homme d'église, qui tard s'estoit mis au mestier: non que je veuille pour cela mal-dire d'aucuns voüez à Dieu et à son église, qu'ils ont rompu le vœu et quitté la profession pour empoigner les armes, car je ferois tort à tant de braves capitaines qui l'ont esté et ont passé par-là.

César Borgia, duc de Valentinois, n'a-t-il pas esté auparavant cardinal, qui a esté un si grand capitaine, que Machiavel, le vénérable précepteur des princes et des grands, le met pour exemple et pour rare miroir à tous les autres pareils, de l'ensuivre et s'y mirer? Nous avons eu M. le mareschal de Foix, qui a esté d'église, et se nommoit avant le proto-notaire de Foix, qui a este un très-grand capitaine. M. le mareschal Strozzy estoit voüé à l'église; et pour un chapeau rouge qui luy fut desnié, quitta la robbe, et se mit aux armes. M. de Salvoison, dont j'ay parlé (qui l'a suivy de près, voire en titre de grand capitaine eust marché avec luy s'il eust esté d'aussi grande maison, et parent de la Reyne), fust, en sa première profession, traisnant la robbe longue; et pourtant quel capitaine a-t-il esté? Ce fust esté l'incomparable s'il eust plus vescu. Le mareschal de Bellegarde n'a-t-il pas porté le bonnet quarré, qu'un long temps on appelloit le Prevost d'Ours? Feu M. Danguien[87], qui mourut en la bataille de Sainct-Quentin, avoit esté évesque; M. le chevalier de Bonnivet de mesme. Et ce galant homme, M. de Martigues, avoit esté aussi d'église; bref, infinité d'autres, desquels je ne pourrois emplir ce papier. Si faut-il que je loue les miens, et non sans un très-grand sujet. Le capitaine Bourdeille, mon frere, le Rodomont jadis du Piedmont, en tout fut dédié à l'église aussi; mais n'y connoissant son naturel propre, changea sa grande robbe à une courte, et en un tournemain se rendit un des bons capitaines et vaillants du Piedmont, et s'en alloit très-grand et une très-belle vogue, sans qu'il mourut, hélas! en l'âge de vingt-cinq ans. De nostre temps, en nostre Cour, nous en avons tant veus, et mesme le petit monsieur de Clermont-Tallard, lequel j'ay veu abbé de Bon-Port, et depuis, ayant quitté l'abbaye, a esté veu parmy nos armées et en nostre Cour, un des braves, vaillants et honnestes hommes que nous eussions; ainsi qu'il le monstra très-bien à sa mort, qu'il acquit si glorieusement à la Rochelle, la première fois que nous entrasmes dans le fossé. J'en nommerois une milliasse; mais je n'aurois jamais fait. M. de Souillelas[88], dit le jeune Oraison, avoit esté évesque de Rieux, et depuis eust un régiment, servant le Roy fort fidèlement et vaillamment en Guyenne, sous le mareschal de Matignon. Bref, je n'aurois jamais fait si je voulois nombrer tous ces gens: parquoy je me tais pour la briefveté, et de peur aussi qu'on ne m'impute que je suis trop grand faiseur de digressions. Pourtant j'ay fait celle-cy à propos, en parlant de cette Victoria Colonna, qui espousa cet abbé. Si elle ne se fust remariée avec luy, elle eust mieux porté titre et nom de Victoria, pour avoir esté victorieuse sur soy-mesme; et que puis qu'elle ne pouvoit rencontrer un second pareil au premier, se devoit contenir.

J'ay cogneu force dames qui ont imité cette précédente. J'en ay veu une qui avoit espousé un de mes oncles, le plus brave, le plus vaillant, le plus parfait qui fust de son temps. Après qu'il fust mort, elle en espousa un autre qui le ressembloit autant qu'un asne à un cheval d'Espagne; mais mon oncle estoit le cheval d'Espagne. Une autre dame ay-je cogneu, qui avoit espousé un mareschal de France, beau, honneste gentilhomme et vaillant: en secondes nopces, elle en alla prendre un tout contraire à celuy-là, et avoit esté aussi d'église. Une veufve ay-je cogneue, venant à mourir son mary, elle fit l'espace d'un an des lamentations si desespérées, qu'on la pensoit voir morte à toute heure de champ. Au bout de l'an qu'il faloit laisser son grand deuil, et prendre le petit, elle dit à une de ses femmes: «Serrez-moi bien ce crespe, car possible en auray-je affaire un autre coup;» et puis tout-à-coup se reprit: «Mais qu'ay-je? dit-elle. Je resve, plustost mourir que d'en avoir jamais affaire.» Au bout de son deuil, elle se remaria à un second, fort inesgal au premier. «Mais disent-elles, ces femmes, il estoit d'aussi bonne maison que le premier.» Ouy, je le confesse; mais aussi, où est la vertu et la valeur? ne sont-elles pas plus à priser que tout? Et le meilleur que je trouve eu cela, c'est que le coup fait, elles ne l'emportent guères loin; car Dieu permet qu'elles sont maltraitées et rossées comme il faut: après, les voilà aux repentailles; mais il n'est plus temps. Ces dames ainsi convolantes ont quelque opinion et humeur en leur teste, que nous ne savons pas bien: comme j'ai ouy parler d'une dame espagnole, qui se voulant remarier, et qu'on lui remonstroit que deviendroit l'amitié grande que son mary lui avoit porté, elle respondit: La muerte del marido, y nuevo casamiento no han de romper el amor d'una casta muger; c'est-à-dire: «La mort du mary et un nouveau mariage ne doivent point rompre l'amour d'une femme chaste.» Or accordez-moy ces deux contraires, s'il vous plaist. Une autre dame espagnole dit bien mieux, qu'on vouloit remarier: Si hallo un marido bueno, no quiero tener el temor de perder lo; y si malo, que necessidad ay del; c'est-à-dire: «Si je trouve un bon mary, je ne veux point estre en la crainte de le perdre; si un mauvais, quelle nécessité ai-je de l'avoir?

—Valeria, dame romaine, ayant perdu son mary, et ainsi que la reconfortoient aucunes de ses compagnes sur sa perte et sa mort, elle leur dit: «Il est mort certes pour vous autres, mais il vit en moy éternellement.» Cette marquise, que je viens de dire, avoit emprunté d'elle pareil mot. Ces dires de ces honnestes dames sont bien contraires à un qui me dit, en parlant espagnol, que la jornada de la biudez d'una muger es d'una dia; c'est-à-dire: que la journée du veufvage d'une femme se fait tout en un jour.» Aucunes sont-là logées, d'autres non. Mais que dirons-nous des femmes veufves qui cachent leur mariage, et ne veulent qu'il soit publié? J'en ai cogneu une qui tint le sien sous la presse plus de sept ou huit ans, sans le vouloir jamais faire imprimer, ny le publier: et disoit-on qu'elle le faisoit de crainte qu'elle avoit de son jeune fils, qui estoit un de ses vaillants et honnestes hommes du monde, et qu'il ne fist du diable, et sur elle et sur l'homme, encore qu'il fust bien grand. Mais, aussi-tost qu'il vint à mourir à une rencontre de guerre qui le couronna de beaucoup de gloire, aussi-tost elle le fit imprimer et mettre en lumière. J'ay ouy parler d'une grande dame veufve, qui est mariée à un très-grand prince et seigneur, veuf il y a plus de quinze ans; mais le monde n'en sçait ny n'en connoist rien, tant cela est secret et discret: et disoit-on que le seigneur craignoit sa belle-mère, qui luy estoit fort impérieuse, et ne vouloit qu'il se remariast à cause de ses petits enfants.

—J'ay ouy raconter à une dame de grande qualité et ancienne, que feu M. le cardinal du Bellay avoit espousé, estant évesque et cardinal, madame de Chastillon, et est mort marié: et le disoit sur un propos qu'elle tenoit à M. de Manne, Provençal, de la maison de Seulal et évesque de Frejus, lequel avoit suivy l'espace de quinze ans en la Cour de Rome ledit cardinal, et avoit esté de ses privez protonotaires: et, venant à parler dudit cardinal, elle lui demanda s'il ne luy avoit jamais dit et confessé qu'il eust esté marié. Qui fut estonné? ce fut M. de Manne de telle demande. Il est encore vivant, qui pourra dire si je mens; car j'y estois. Il respondit que jamais il n'en avoit ouy parler, ny à lui ny à d'autres. «Or, je vous l'apprens donc, dit-elle; car, il n'y a rien de si vray qu'il a esté marié:» et est mort marié réellement avec ladite dame de Chastillon. Je vous asseure que j'en ris bien, contemplant la contenance estonnée dudit M. de Manne, qui estoit fort conscientieux et religieux, qui pensoit savoir tous les secrets de son feu maistre; mais il estoit de Gallice pour celuy-là: aussi estoit-il scandaleux, pour le rang saint qu'il tenoit. Cette madame de Chastillon estoit la veufve de feu M. Chastillon, qu'on disoit qui gouvernoit le petit roy Charles huitiesme avec Bourdillon et Bonneval, qui gouvernoient le sang royal. Il mourut à Ferrare, ayant esté blessé au siége de Ravenne, et là fut porté pour se faire penser. Cette dame demeura veufve fort jeune et belle, sage et vertueuse, et pour cela fut eslue pour dame d'honneur de la feue reyne de Navarre. Ce fut celle-là qui bailla ce beau conseil à cette dame et grande princesse, qui est escrit dans les Cent Nouvelles de ladite Reyne, d'elle et d'un gentilhomme qui avoit coulé la nuict dans son lit par une trapelle dans la ruelle, et en vouloit joüir; mais il n'y gagna que de belles esgratigneures dans son beau visage; elle s'en voulant plaindre à son frère, elle luy fit cette belle remonstrance qu'on verra dans cette Nouvelle, et lui donna ce beau conseil, qui est un des beaux et des plus sages, et des plus propres pour fuyr scandale, qu'on eust sceu donner, et fust-ce esté un premier président de Paris, et qui monstroit bien pourtant que la dame estoit bien autant rusée et fine en tels mystères, que sage et advisée: et pour ce, ne faut douter si elle tint son cas secret avec son cardinal. Ma grande-mère, madame la séneschalle de Poitou, eut sa place après sa mort, par l'élection du roy François, qui la nomma et l'esleut, et l'envoya quérir jusques en sa maison, et la donna de sa main à la Reyne sa sœur, pour la connoistre très-sage et très-vertueuse dame, mais non si fine, ny rusée, ny accorte en telle chose que sa précédente, ny convolée en secondes nopces. Et si voulez sçavoir de qui la nouvelle s'entend, c'estoit de la reyne mesmes de Navarre, et de l'amiral de Bonnivet, ainsi que je tiens de ma feue grande-mère: dont pourtant me semble que ladite reyne n'en devoit céder son nom, puis que l'autre ne peut rien gagner sur sa chasteté, et s'en alla en confusion, et qui vouloit divulguer le fait, sans la belle et sage remonstrance que lui fit cette dite dame d'honneur madame de Chastillon; et quiconque l'a leue la trouvera telle; et je crois que M. le cardinal, son dit mary, qui estoit l'un des mieux disants, sçavants, éloquents, sages et advisez de son temps, luy avoit mis cette science dans le corps, pour dire et remonstrer si bien. Ce conte pourroit être un peu scandaleux, à cause de la sainte et religieuse profession de l'autre; mais, qui le voudra faire, il faut qu'il desguise le nom. Et si ce trait a esté tenu secret touchant ce mariage, celuy de M. le cardinal de Chastillon dernier n'a pas esté de même; car il le divulgua et publia luy-mesme assez, sans emprunter de trompette, et est mort marié sans laisser sa grande robbe et bonnet rouge. D'un costé, il s'excusoit sur la religion réformée, qu'il tenoit fermement; et de l'autre, sur ce qu'il vouloit tenir son rang tousjours et ne le quitter (ce qu'il n'eust fait autrement), et entrer en conseil, là où entrant il pouvoit beaucoup servir à sa religion et à son party, ainsi que certes il estoit très-capable, très-suffisant et très-grand personnage. Je pense que mondit sieur cardinal du Bellay en a peu faire de mesme; car, de ce temps-là, il penchoit fort à la religion et doctrine de Luther, ainsi que la cour de France en estoit un peu abreuvée: car toutes choses nouvelles plaisent, et aussi que ladite dame doctrine licentioit assez gentiment les personnes, et mesme les ecclésiastiques, au mariage. Or, ne parlons plus de ces gens d'honneur, pour la révérence grande que nous devons à leur ordre et à leurs saints grades.

—Il faut un peu mettre sur les rangs nos vieilles veufves qui n'ont pas six dents en gueule, et qui se remarient. Il n'y a pas longtemps qu'une dame, veufve de trois marys, espousa en Guyenne pour le quatriesme un gentilhomme qui tient assez quelque grade, elle estant de l'age de quatre-vingts ans. Je ne sçay pas pourquoy elle le faisoit (car elle estoit très-riche et avoit force escus), dont pour ce le gentilhomme la pourchassa, si ce n'estoit qu'elle ne se vouloit encore rendre, et vouloit encore fringuer sur les lauriers[89], comme disoit mademoiselle Sevin, la folle de la reyne de Navarre.

J'ay cogneu aussi une grande dame qui, en l'âge de soixante-seize ans, se remaria et espousa un gentilhomme qui n'estoit pas de la qualité de son premier, et vesquit cent ans, et pourtant s'y entretint belle; car elle avoit esté des belles femmes en son temps, et avoit bien fait valoir son jeune et gentil corps en toutes façons, et à marier, et mariée, et veufve, ce disoit-on. Voilà deux terribles humeurs de femmes! il falloit bien qu'elles eussent de la chaleur; aussi ay-je ouy dire aux bons et experts fourniers qu'un vieux four est plus aisé à s'eschauffer beaucoup qu'un neuf, et quand il est une fois eschauffé, il garde mieux sa chaleur et fait meilleur pain. Je ne sçay quels appétits savoureux y peuvent prendre leurs chalants et amoureux; mais j'ay veu beaucoup de galants et braves gentilshommes aussi affectionnez à l'amour des vieilles, voire plus que des jeunes, et si me disoit-on que c'estoit pour en tirer des commoditez. Aucuns en ay-je veu aussi qui les aimoient d'une très-ardente amour, sans en tirer rien de leur bourse, sinon de leur corps; ainsi que nous avons veu autrefois un très-grand prince souverain[90] qui aimoit si ardemment une grande dame veufve agée, qu'il quittoit sa femme et toutes autres, tant belles fussent-elles et jeunes, pour coucher avec elle. Mais en cela il avoit raison car c'estoit une des belles et aimables dames que l'on eust sceu voir; et son hyver valoit plus certes que les printemps, estez et automnes des autres. Ceux qui ont pratiqué les courtisannes d'Italie, aucuns a-t-on veu et voit-on choisir tousjours les plus fameuses et antiques et qui ont plus traisné le balet, pour y trouver quelque chose de plus gentil, tant au corps qu'en l'esprit. Voilà pourquoy cette gentille Cléopâtre, ayant esté mandée par Marc Antoine de le venir trouver, ne s'en esmeut autrement, s'asseurant bien que, puisqu'elle avoit sceu attraper Jules Cesar et Cnejus Pompejus, fils du grand Pompée, lorsqu'elle estoit encore jeunette fillette, et ne sçavoit encore bien que c'estoit de son monde ny de son mestier, qu'elle meneroit bien autrement son homme, qui estoit fort grossier, et sentant son gros gendarme, elle estant en la vigueur de son entendement et de son age, comme elle fit. Aussi, pour en parler au vray, si la jeunesse est propre pour l'amour à aucuns, à d'autres la maturité d'un age, d'un bon esprit et longue expérience, et d'un beau parler, de longue main pratiqués, servent beaucoup pour les suborner.

Un doute y a-t-il que j'ay demandé autrefois à des médecins, d'un qui disoit pourquoy il ne vivoit plus longuement, puis qu'en sa vie il n'avoit tenu ny touché vieille, sur cet aphorisme des médecins qui disent: vetulam non cognovi[91], avec d'autres quolibets. Certes, ces médecins m'ont dit un proverbe ancien qui disoit: «qu'en vieille grange l'on bat bien; mais de vieux fleaux, on n'en fait rien de bon.» Aussi un autre: «Il n'en chaut quel age la beste ait, mais qu'elle porte.» Et aussi que par expérience ils ont connu des vieilles si ardentes et chaudasses, que, venant à habiter avec un jeune homme, elles en tirent ce qu'elles en peuvent, et l'alambiquent tant qu'il a de substance ou de suc dans le corps, afin de se humecter mieux: je dis celles qui, pour l'amour de l'age, sont asseichées et ont faute d'humeurs. Lesdits médecins me disoient autres raisons; mais aux plus curieux je les laisse à leur demander.

—J'ay veu une vieille veufve, dame grande, qui mit sur les dents, en moins de quatre ans, et son troisiesme mary et un jeune gentilhomme qu'elle avoit pris pour son amy; et les renvoya dans la terre, non par assassinat ny poison, mais par attenuation et alambiquement de leur substance. Et, à voir celle dame, on n'eust jamais pensé qu'elle eust fait le coup; car elle faisoit devant les gens plus de la dévote, de la marmiteuse et de l'hypocrite, jusques-là qu'elle ne vouloit pas prendre sa chemise devant ses femmes, de peur de la voir nue; ny pisser devant elles: mais, comme disoit quelque dame de ses parentes, qu'elle faisoit ces difficultez à ces femmes et point à ses galands. Mais quoy, est-il plus deffensible et plus loisible à une femme d'avoir eu plusieurs marys en sa vie, comme il y en eu prou qui en ont eu trois, quatre et cinq, ou bien à une autre qui en sa vie n'aura eu que son mary et un amy, ou deux, ou trois? comme certes j'en ay cogneu aucunes continentes et loyales jusques-là? Et en cela j'ay ouy dire à une grande dame de par le monde, qu'elle ne mettoit aucune différence entre une dame qui avoit eu plusieurs marys et une qui n'avoit eu qu'un amy ou deux, avec son mary, si ce n'est que ce voile marital cache tout; mais, quant à la sensualité et lasciveté, il n'y a pas différence d'un double; et en cela pratiquent le refrain espagnol, qui dit que algunas mugeres son de natura de anguillas en retener y de lobas en excoger; c'est-à-dire: «de nature des anguilles à retenir, et des louves à choisir;» car l'anguille est fort glissante et mal tenable, et la louve choisit tousjours le loup le plus laid.

—Il m'advint une fois à la Cour, qu'une dame assez grande, qui avoit esté mariée quatre fois, me vint dire qu'elle venoit de disner avec son beau-frère, et que je devinasse avec qui, et me le disoit naïvement sans y songer malice; et moy, un peu malicieusement, et riant pourtant, je luy respondis: «Et qui diable seroit le devin qui le pourroit deviner? Vous avez esté mariée quatre fois: je laisse à penser au monde la qualité des beaux-freres que vous pouvez avoir.» Alors elle me respondit, et répliqua: «Vous y songez en mal,» et me nomma le beau-frère. «C'est bien parlé, lui répliquay-je, cela; mais non comme vous parliez.»

—Il y eut jadis à Rome[92] une dame qui avoit eu vingt-deux marys l'un après l'autre, et pareillement un homme qui avoit eu vingt-une femmes, dont ils s'advisèrent tous deux, pour faire un bon concert, de se remarier ensemble. Le mary à la fin survesquit sa femme: en quoy le mary fut tellement estimé et honoré dans Rome de tout le peuple, d'une si belle victoire, que comme victorieux, il fut mené et pourmené en un char triomphant, couronné de lauriers et la palme en main. Quelle victoire, et quel triomphe!

—Du temps du roi Henry, en sa Cour fut le seigneur de Barbazan, dit Saint-Anian, qui se maria par trois fois l'une après l'autre. Sa troisiesme femme estoit fille de madame de Mouchy, gouvernante de madame de Lorraine, qui, plus brave que les deux premieres, eut raison de luy, car il mourut sous elle; et, ainsi qu'on le plaignoit à la Cour, et qu'elle de mesme se desconfortoit outrageusement de sa perte. M. de Montpesat, qui disoit très-bien le mot, alla rencontrer qu'au lieu de la plaindre on la devoit exalter et loüer beaucoup de sa victoire qu'elle avoit eu sur son homme, qu'on disoit qu'il estoit si vigoureux et si fort et envitaillé, qu'il avoit fait mourir ses deux premières femmes de force de leur faire; et cette-cy, ne s'estre rendue au combat, mais demeurée victorieuse, devoit estre loüée et admirée par la Cour, pour si belle victoire d'un si vaillant et robuste champion, et pour ce elle-mesme devoit s'en tenir très-glorieuse. Quelle gloire!

—J'ay ony tenir cette mesme maxime de cy-devant d'un seigneur de France, qu'il ne mettoit pas plus de différence entre une femme qui avoit eu quatre ou cinq marys, et une putain qui a eu quatre serviteurs l'un après l'autre; si-non que l'une se colore par le mariage, et l'autre point. Aussi un galant homme que je sçay, ayant espousé une femme qui avoit été mariée trois fois, il y eut quelqu'un que je sçay, qui disoit bien: «Il a espousé, dit-il, enfin une putain sortant du bordel de réputation.» Ma foy, telles femmes qui se remarient ressemblent les chirurgiens avares, lesquels veulent tout à coup resserrer les plaies d'un pauvre blessé, afin d'allonger la guérison et en gagner tousjours mieux la petite pièce d'argent. Aussi, se disoit une: «Il n'est beau de s'arrêter au beau mitan de la carrière; mais il la faut achever, et aller jusques au bout.» Je m'estonne que ces femmes, qui sont si chaudes et promptes à se remarier, et mesme si surannées, n'usent pour leur honneur de quelques remèdes réfrigératifs et potions tempérées, pour expeller toutes ces chaleurs; mais tant s'en faut qu'elles en veulent user, qu'elles s'en aident du tout de leur contraire. J'ai veu et leu un petit livret d'autrefois, en italien, sot pourtant, qui s'est voulu mesler de donner des receptes contre la luxure, et en met trente-deux; mais elles sont si sottes que je ne conseille point aux femmes d'en user, pour ne mettre leur corps à trop fascheuse subjection. Voilà pourquoy je ne les ay mises icy par escrit. Pline en allègue une, de laquelle usoient le temps passé les vestales; et les dames d'Athènes s'en servoient aussi durant les fêtes de la déesse Cérès, dites Themophoria[93], pour se refroidir et oster tout appetit chaud de l'amour, et par ce vouloient celebrer cette feste en plus grande chasteté, qu'estoient des paillasses de feuilles d'arbre dit agnus castus. Mais pensez que durant la feste elles se chastroient de cette façon, et puis après elles jettoient bien la paillasse au vent. J'ay veu un pareil arbre en une maison en Guyenne, d'une grande, honneste et très-belle dame, et qui le monstroit souvent aux estrangers qui la venoient voir, par grande spéciauté, et leur en disoit la propriété: mais au diable si j'ay jamais veu ny ouy dire que femme ou dame en ait encore osé cueillir une seule branche, ny fait pas seulement un petit recoin de paillasse, non pas même la dame propriétaire de l'arbre et du lieu, qui n'en eust peu disposer comme il luy eust pleu. Ce fust esté aussi dommage, car son mary ne s'en fust pas mieux trouvé: aussi qu'elle valoit bien que l'on laissast se régler au cours de la nature, tant elle estoit belle et agréable, et aussi qu'elle a fait une très-belle lignée. Et pour dire vray, il faut laisser et ordonner telles receptes austéres et froides aux pauvres religieuses, lesquelles, encore qu'elles jeusnent et macérent leurs corps, si sont-elles souvent assaillies, les pauvrettes des tentations de la chair; et si elles avoient liberté au moins aucunes, elles se voudroient rafraischir comme les mondaines; et bien souvent pour s'estre repenties se repentent, ainsi qu'on voit les courtisannes de Rome, dont j'en allégueray un plaisant conte d'une, laquelle s'estant vouée au voile, avant qu'aller au monastère, un sieur ami, gentilhomme français, la vint voir pour luy dire adieu puisqu'elle s'en alloit estre recluse; et avant que s'en aller, la pria d'amour; et la prenant, elle luy dit: Fate dunque presto; ch'adesso mi verrano cercar per far mi monaca, e menare al monasterio[94]. Pensez qu'elle voulut faire ce coup pour prendre sa dernière main, et dire: Tandem hæc olim meminisse juvabit; c'est-à-dire: «Encore me fait-il grand bien de m'en ressouvenir pour la dernière fois.» Quelle repentance et quelle intrade de religion! Et quand une fois elles y ont esté professes, au moins les belles, je dis aucunes, je croy qu'elles vivent plus de repentance que de viandes corporelles ny spirituelles. Dont aucunes y a qui sçavent y remédier, ou par dispenses et par pleines libertez qu'elles prennent d'elles-mesmes; car on ne les traite icy comme les Romains le temps passé traitoient cruellement leurs vestales quand elles avoient forfait; ce qui estoit une chose horrible et abominable: aussi estoient-ils payens, et pleins d'horreurs et de cruautez; nous autres chrestiens, qui en suivons la douceur de nostre Christ, devons estre benins comme luy; et comme il nous pardonne, il faut que nous pardonnions. Je mettrois icy par escrit la façon de laquelle ils les traitoient; mais je la laisse au bout de la plume. Or laissons ces pauvres ames, que, ma foy, quand elles sont-là une fois renfermées, elles endurent assez de mal; ainsi que dit une fois une dame d'Espagne, voyant mettre en religion une fort belle et honneste damoiselle: O tristezilla, y en que pecaste, que tum presto vienes à penitentia, y seys metida en sepultura viva! c'est-à-dire: «O pauvre misérable, en quoi avez-vous tant péché, que si prestement vous venez à pénitence, et estes mise toute vive en sépulture!» Et voyant que les religieuses luy faisoient toutes les bonnes cheres, recueils et honneurs du monde, elle dit que todo le hedia, hasla el encensio de la yglesia; c'est-à-dire: «que tout luy puoit, jusques à l'encens de l'église.»

—Une question y a-t-il que je voudrois qui me fust dissolue, en toute vérité et sans dissimulation, par aucunes dames qui ont fait le voyage; à sçavoir, quand elles sont remariées, comment elles se comportent à l'endroit de la mémoire des premiers marys. En cela il y a une maxime: que les dernieres amitiez et inimitiez font oublier les premieres; aussi les secondes nopces ensevelissent les premieres. Sur quoy j'allégueray un exemple plaisant, non pour tant qu'il doive estre fort authorisable; si est-ce qu'on dit que sous un lieu obscur et vil encore la sapience et science s'y cache. Une grande dame de Poictou demandant une fois à une paysanne, sienne tenancière, combien de marys elle avoit eus, et comment elle s'en estoit trouvée, elle, faisant sa petite révérence à la pitaude, luy respondit de sang froid: «Je vous dirai, madame, j'ay eu deux marys, grâce à Dieu. L'un s'appeloit Guillaume, qui estoit le premier; et le second s'appeloit Colas. Guillaume estoit bon homme, aisé de moyens, et me traitoit fort bien; mais Dieu pardonne à Colas, car Colas me le faisoit bien.» Mais elle disoit tout à trac ce qui se commence par f., sans le déguiser ou farder comme je le déguise. Voyez, s'il vous plaist, comme cette maraude prioit Dieu pour l'ame du trépassé bon compagnon, et, s'il vous plaist, sur quel sujet, et du premier mérite. Je penserois que de mesmes en font plusieurs dames convolantes et revolantes; car, puisqu'elles en viennent là, c'est pour ce grand point; et, pour ce, qui le joüe le mieux est le plus aimé. Et volontiers croyent que le second doit faire rage; mais bien souvent aucunes sont trompées, car elles ne trouvent en leurs boutiques l'assortiment qu'elles y pensoient trouver, ou bien à d'aucunes, s'il y en a, il est si chetif et usé et gasté, flasque et foulé et lasche, qu'on se repend d'y avoir mis son denier; comme j'en ay veu force exemples que je ne veux alléguer, car il est temps, ce me semble, de faire fin ou jamais non.

—D'autres dames y a-t-il qui disent qu'elles aiment mieux leurs derniers marys de beaucoup que les premiers: «D'autant, m'ont dit aucunes, que les premiers que nous espousons, le plus souvent nous les prenons par le commandement de nos roys et reynes maistresses, par la contrainte de nos peres et meres, parents, tuteurs, non par la volonté pure de nous autres: au lieu qu'en nos viduitez, comme très-bien émancipées, nous en faisons telle élection qui nous plaist, et ne les prenons que pour nos beaux et bons plaisirs, et par amourettes, et à nostre gentil contentement.» Certainement il peut y avoir de la raison, si ce n'estoit que bien souvent les amours qui s'accommencent par anneaux se finissent par couteaux, ce dit un vieux proverbe, ainsi que tous les jours nous en voyons les expériences et exemples d'aucunes, qui pensants estre bien traitées de leurs hommes, qu'elles avoient tirez de la justice et du gibet, de la pauvreté, de la chetiverie du bordel, et eslevez, les battoient, rossoient, les traitoient fort mal, et bien souvent leur ostoient la vie, dont en cela c'estoit juste punition divine, pour avoir esté par trop ingrates à leurs premiers marys, qui leur estoient par trop bons et en disoient pis que pendre. Et ne ressembloient pas à une que j'ay ouy raconter, laquelle la première nuict de ses nopces, ainsi que son mary la commençoit à assaillir, elle se mit à pleurer et souspirer bien fort, si bien que tout à un coup elle faisoit deux choses fort contraires. Son mary luy demandoit ce qu'elle avoit à s'attrister, et s'il ne s'acquittoit pas bien de son devoir. Elle luy respondit: «Hélas prou: mais je me ressouviens de mon mary, qui m'avoit tant priée et repriée de ne me remarier jamais après sa mort, et que j'eusse souvenance et pitié de ses petits enfants. Hélas! je voy bien que j'en auray encor tant de vous. Hé, que feray-je! Je croy que s'il me peut voir du lieu où il est maintenant, il me maudit bien.» Quelle humeur de n'avoir point songé à telles considérations, ny avoir esté sage, si-non après le coup! Mais le mary, l'ayant appaisée et fait souvent passer cette fantaisie par le trou lu milieu, le lendemain matin, ouvrant la fenestre de la chambre, envoya dehors toute la mémoire du mary premier; car se disoit un grand proverbe ancien, que femme qui enterre un mary ne se soucie plus d'en enterrer un autre: et aussi un autre qui dit: Plus de mine en une femme perdant son mary, que de mélancolie.

—J'ay cogneu une autre veufve, grande dame, bien contraire à cette-cy, qui ne pleura ainsi; car, la première nuict et seconde de ses nopces, elle se conjoignit tellement avec son mary second, qu'ils enfoncèrent et rompirent le chaslis, encore qu'elle eust une espèce de cancre à un tétin; et nonobstant son mal, ne laissa d'un seul point son amoureux plaisir, l'entretenant par après souvent de la sottise et inhabilité de son premier mary. Aussi, à ce que j'ay ouy dire à aucuns et aucunes, c'est la chose que les seconds marys veulent le moins de leurs femmes, qu'elles les entretiennent de la vertu et valeurs de leurs premiers marys, comme estants jaloux des pauvres trépassez, qui y songent autant comme de revenir en ce monde: d'en dire mal tant que l'on voudra. Si en a-t-il force pourtant qui leur en demandent des nouvelles; mais, comme se sentant fort vigoureux et forts, et faisans comparaisons, les interrogent de leurs forces et vigueurs en ces douces charges, comme j'ay ouy dire à aucuns et aucunes, lesquelles, pour leur faire trouver meilleur, leur font accroire que les autres n'estoient qu'apprentifs, dont bien souvent elles s'en trouvent mieux. Autres disoient le contraire, et que les premiers faisoient rage, afin de faire efforcer les derniers à faire les asnes desbatez. Telles femmes veufves seroient bonnes à l'isle de Chio, la plus belle isle et gentille et plaisante du Levant, jadis possédée des Gennois, et depuis trente-cinq ans usurpée par les Turcs, dont c'est un grand dommage et perte pour la chrestienté. En ceste isle donc, comme je tiens d'aucuns marchands gennois, le coustume est que si une femme veut demeurer en viduïté, sans aucuns propos de se remarier, le seigneur la contraint de payer un certain prix d'argent, qu'ils appellent argomoniatique, qui vaut autant dire (sauf l'honneur des dames) c.. reposé et inutile. Je leur ay demandé sur quoy cette coutume pouvoit estre fondée: ils me respondirent que pour tousjours mieux repeupler l'isle. Je vous assure que nostre France ne demeurera donc indeserte ny infertile par faute de nos veufves qui ne se remarient point; car je pense qu'il y en a plus qui se remarient que d'autres, et par ce ne payeront de tribut du c.. inutile et reposé; que si ce n'est par le mariage, pour le moins autrement qu'ils le font travailler et fructifier, comme j'espère de dire. Non plus ne payeront aussi aucunes de nos filles de France que celles de Chio, lesquelles, soit des champs ou de ville, si elles laissent perdre leur pucelage avant que d'estre mariées, et qu'elles veulent continuer le mestier sont tenues de bailler pour une fois un ducat (dont c'est un très-bon marché pour faire cela toute leur vie) au capitaine de la nuict, afin de le pouvoir faire à leur plaisir, sans aucune crainte et danger; et en cela gist le plus grand et asseuré gain qu'ait le gentil capitaine en son Estat.

—Il ne fut jamais que les Grecs n'eussent tousjours quelques inventions tendantes à la paillardise; comme le temps passé nous lisons de la coustume de l'isle de Cypre, qu'on dit que la bonne dame Vénus, patronne de-là, introduisit une loy que les filles de-là falloit qu'elles allassent se pourmenants le long des rivages, costes et orées de la mer, pour gagner leur mariage par la libéralité de leurs corps aux mariniers, passants et navigeants, qui descendoient exprès, voire bien souvent se destournoient de leur chemin droit de la boussole pour prendre la terre, et là, prenants leurs petits rafraischissements avec elles, les payoient très-bien, et puis s'en alloient les uns à regret pour laisser telles beautez; et par ainsi ces belles filles gagnoient leurs mariages, qui plus qui moins, qui bas qui haut, qui grand qui petit, selon les beautez, qualitez et tentations des filaudes.

—Aujourd'huy aucunes de nos filles de nos nations chrestiennes ne vont point se pourmener, s'exposer ainsi aux vents, aux pluyes, aux froids, au soleil, aux chaleurs, car la peine est trop laborieuse et trop dure pour leurs tendres et délicates peaux et blanches charnures; mais elles se font venir trouver sous de riches pavillons et dans de pompeuses courtines, et là tirent leur solde amoureuse et maritale de leurs amoureux, sans payer aucun tribut. Je ne parle pas des courtisannes de Rome qui en payent, mais de plus grandes qu'elles: si bien qu'à aucunes, la plus part du temps, leurs peres, meres et freres n'ont pas grande peine de chercher argent ny leur en donner pour les marier; ains, au contraire, bien souvent aucunes y a-t-il qui en baillent aux leurs, et les advancent en biens et charges, en grades et dignitez, ainsi que j'en ay veu plusieurs. Aussi Lycurgus ordonna que les filles vierges fussent mariées sans doüaire d'argent, à ce que les hommes les espousassent pour leurs vertus, non pour l'avarice. Mais quelles vertus estoit-ce, qu'aux bonnes festes solemnelles elles chantoient, dansoient publiquement toutes nuës avec les garçons, voire luitoient en belle place marchande; ce qui se faisoit pourtant avec toute honnesteté, dit l'histoire: c'est à sçavoir, et quelle honnesteté en tel estat estoit-ce, les belles filles voir publiquement? D'honnesteté n'y en avoit-il point, mais ouy bien un plaisir pour la veuë, et mesme en leur mouvement de corps à danser, et encore plus à luiter: et puis quand ils venoient à tomber l'un sur l'autre, et, comme dit le latin, Illa sub, ille super, et ille sub, illa super, c'est-à-dire, «elle dessous, luy dessus, et elle dessus, luy dessous.» Et comment me pourroit-on desguiser cela, qu'il y eust là toute honnesteté? Je croy qu'il n'y a chasteté qui ne s'en esbranlast, et, que, se faisant là en public et de jour les petites attaques, qu'à couvert et de nuict et du rendez-vous les grands combats et camisades s'en ensuivissent. Tout cela se pouvoit faire sans aucun doute, veu que ledit Lycurgus permit à ceux qui estoient beaux et dispos d'emprunter les femmes des autres pour y labourer comme en terre grasse: et si n'estoit chose reprochable à un vieil et lassé de prester sa femme belle et jeune à un galant jeune homme qu'il choisissoit; mais il vouloit qu'il fust permis à la femme de choisir pour secours le plus proche parent de son mary, tel qu'il luy plairoit, pour se coupler avec luy, à ce que les enfants qu'ils pourroient engendrer fussent au moins du sang et de la race mesme du mary. Les Juifs avoient cette loy de la belle-sœur au beau-frère; mais nostre loy chrestienne a tout rabillé cela, encore que nostre Saint Pere en aye baillé plusieurs dispenses fondées sur plusieurs raisons.

—Or, parlons un peu, et le plus sobrement que nous pourrons, d'aucunes autres veufves, et puis nous fairons la fin. Il y a une autre espèce de veufves dont il y en a qui ne se remarient point, mais fuyent le mariage comme peste: ainsi que me dit une, et de grande maison, et bien spirituelle, à laquelle ayant demandé si elle offriroit encore son vœu au dieu Hymenée, elle me respondit: «Par vostre foy, seroit-il pas fat et malhabile le forçat ou l'esclave, après avoir longuement tiré à la rame, attaché à la cadene, s'il venoit à recouvrer sa liberté, s'il s'en alloit de son bon gré encore s'assujettir sous les loix d'un orageux corsaire? Pareillement moy, après avoir assez esté sous l'esclavage d'un mary, et en reprendre un autre, que meriterois-je, puis que d'ailleurs, sans aucun hazard, je me puis donner du bon temps?» Et une autre dame grande, et ma parente (car je ne veux pas prendre le Turc), luy ayant demandé si elle n'avoit point envie de convoler, «nenny, me respondit-elle, mon cousin, mais bien de conjoüir:» faisant une allusion sur ce mot de conjoüir, comme voulant dire qu'elle vouloit bien faire à son c.. joüir d'autre chose qu'à un second mary, suivant le proverbe ancien qui dit qu'il vaut mieux voler en amour qu'en mariage: aussi que les femmes sont sottes par-tout.

—J'ay ouy parler d'une autre à qui il fut demandé par un gentilhomme qui vouloit tenter le guay pour la pourchasser, et luy demandant si elle ne vouloit point un mary: «Hà! dit-elle, ne me parlez point de mary, je n'en auray jamais plus: mais avoir un amy, c'est une autre affaire.—Permettez donc, madame, que je sois cet amy, puisque mary je ne puis estre.» Elle luy repliqua: «Servez bien et perseverez; possible le serez-vous.»

—J'ay cogneu une grande dame qui, durant qu'elle estoit fille et mariée, on ne parloit que de son embonpoint: elle vint à perdre son mary, et en faire un regret si extrême qu'elle en devint seiche comme bois[95]; pourtant ne delaissa de se donner au cœur joye d'ailleurs, jusqu'à emprunter l'aide d'un sien secretaire, voire de son cuisinier ce disoit-on; mais pour cela ne recouvroit son embonpoint, encore que le dit cuisinier, qui estoit tout gresseux et gras, ce me semble, la devoit rendre grasse. Et ainsi en prenoient et de l'un et de l'autre de ses valets, faisant, avec cela, la plus prude et chaste femme de la Cour, n'ayant que la vertu en la bouche, et mal-disante de toutes les autres femmes, et y trouvant à toutes à redire. Telle estoit cette grande dame de Dauphiné, dans les Cent Nouvelles de la Reyne de Navarre, qui fut trouvée couchée sur belle herbe avec son palefrenier ou muletier dessus elle, par un gentilhomme qui en estoit amoureux à se perdre; mais par ainsi guérit aisément son mal d'amour.

—J'ay leu dans un vieux roman de Jean de Saintré, qui est imprimé en lettres gothiques, que le feu roy Jean le nourrit page. Par l'usance du temps passé les grands envoyoient leurs pages en message, comme on fait bien aujourd'huy; mais alors alloient partout et par pays à cheval; mesme que j'ay ouy dire à nos peres qu'on les envoyoit bien souvent en petites ambassades; car, en depeschant un page avec un cheval et une piece d'argent, on en estoit quitte, et autant espargné. Ce petit Jean de Saintré (car ainsi l'appeloit-on long-temps) estoit fort aimé de son maistre le roy Jean, car il estoit tout plein d'esprit, fut envoyé souvent porter de petits messages à sa sœur, qui estoit pour lors veufve (le livre ne dit pas de qui). Cette dame en devint amoureuse après plusieurs messages par luy faits; et un jour, le trouvant à propos et hors de compagnie, elle l'arraisonna, et se mit à demander s'il aimoit point aucune dame de la Cour, et laquelle luy revenoit le mieux; ainsi qu'est la coustume de plusieurs dames d'user de ces propos quand elles veulent donner à aucuns la première pointe ou attaque d'amour, comme j'ay veu pratiquer. Ce petit Jean de Saintré, qui n'avoit jamais songé rien moins qu'à l'amour, luy dit que non encore. Elle luy en alla descouvrir plusieurs, et ce qui luy en sembloit. «Encore moins,» respondit-il, après luy avoir presché des vertus et loüanges de l'amour. Car, aussi bien de ce temps vieux comme aujourd'huy, aucunes grandes dames y estoient sujettes; car le monde n'estoit pas fin comme il est: et les plus fines tant mieux pour elles, qui en faisoient passer de belles aux marys, mais avec leurs hypocrisies et naïvetez. Cette dame donc, voyant ce jeune garçon qui estoit de bonne prise, luy va dire qu'elle luy vouloit donner une maistresse qui l'aymeroit bien, mais qu'il la servist bien, et luy fit promettre, avec toutes les hontes du monde qu'il eust sur ce coup, et surtout qu'il fust secret: enfin elle se déclara à luy qu'elle vouloit estre sa dame et amoureuse; car de ce temps ce mot de maistresse ne s'usoit. Ce jeune page fut fort estonné, pensant qu'elle se moquast ou le voulust faire atrapper ou le faire foüetter. Toutefois elle luy monstra aussitost tant de signes de feu et d'embrasement d'amour, qu'il connut que ce n'estoit pas moquerie; luy disant toujours qu'elle le vouloit dresser de sa main et le faire grand. Tant y a que leurs amours et jouissances durèrent longuement, et estant page et hors de page, jusques à ce qu'il luy fallut aller à un lointain voyage, qu'elle le changea en un gros, gras abbé; et c'est le conte que vous voyez en les Nouvelles du monde advantureux, d'un valet de chambre de la reyne de Navarre; là où vous voyez l'abbé faire un affront au dit Jean de Saintré, qui estoit si brave et si vaillant; aussi bien-tost après le rendit-il à M. l'abbé par bon eschange, et au triple. Ce conte est très-beau, et est pris de là où je vous dis. Voilà comme ce n'est d'aujourd'huy que les dames aiment les pages, et mesmes quand ils sont maillés comme perdreaux. Quelles humeurs de femmes, qui veulent avoir des amys prou, mais des marys point! Elles font cela pour l'amour de la liberté, qui est une si douce chose; et leur semble que quand elles sont hors de la domination de leurs marys, qu'elles sont en paradis; car elles ont leur doüaire très-beau, et le mesnagent; ont les affaires de la maison en maniement; elles touchent les deniers; tout passe par leurs mains: au lieu qu'elles estoient servantes, elles sont maistresses, font eslection de leurs plaisirs et de ceux qui leur en donnent à leur souhait. Aucunes il y a qui se faschent certes de ne rentrer en second mariage, soit pour les grandeurs, dignitez, biens et richesses, grades, bons et doux traitements, comme elles faisoient aux autres; ou pensant y trouver du pire, et par ce se contiennent: ainsi que j'ay cogneu et ouy parler de plusieurs grandes dames et princesses, lesquelles, de peur de ne rencontrer à leur souhait de la grandeur, et de perdre leurs rangs, n'ont jamais voulu se marier; mais ne laissent pour cela à faire bien l'amour, et le mettre et convertir en joüissance; et n'en perdoient pour cela ny leurs rangs, ny leurs tabourets, ny leurs siéges et séances. N'estoient-elles pas bienheureuses celles-là, jouyr de la grandeur, et de monter haut et s'abaisser bas tout ensemble? De leur en dire mot, ou leur en faire la remonstrance, n'en faloit point parler; autrement il y avoit plus de despits, plus de desmentis, de négatives, de contradictions et de vengeances.

—J'ay ouy raconter d'une dame veufve et l'ay cogneue, qui s'estoit fait longuement servir à un honneste gentilhomme, sous prétexte de mariage; mais il ne se mettoit nullement en évidence. Une grande princesse, sa maistresse, luy en voulut faire la reprimande. Elle, rusée et corrompue, luy respondit: «Et quoy, madame, seroit deffendu de n'aimer d'amour honneste? ce seroit par trop grande cruauté.» Et on sçait que cet amour honneste s'appeloit un amour bien lascif, et composé de confitures spermatiques: comme certes sont toutes amours, qui naissent toutes pures, chastes et honnestes; mais après se dépucellent, et, par quelque certain attouchement d'une pierre philosophale, se convertissent et se rendent deshonnestes et lubriques.

—Feu M. de Bussy, qui estoit l'homme de son temps qui disoit des mieux, et racontoit aussi plaisamment, un jour à la Cour, voyant une dame veufve, grande, qui continuoit toujours le mestier d'amour, «Et quoy, dit-il, cette jument va-elle encore à l'estallon?» Cela fut rapporté à la dame, qui luy en voulut mal mortel; ce que M. de Bussy sceut: «Et bien, dit-il, je sçay comme je feray mon accord et rabilleray cela. Dites-luy, je vous prie, que je n'ay pas parlé ainsi; mais bien j'ay dit: Cette poultre[96] va-elle encore au cheval? Car je sçay bien qu'elle n'est pas marrye de quoy je la tiens pour dame de joye, mais pour vieille; et lorsqu'elle sçaura que je l'ay nommée poultre, qui est une jeune cavalle, elle pensera que je l'ay encore en estime d'une jeune dame.» Par ainsi, la dame, ayant sceu cette satisfaction et rabillement de paroles, s'appaisa, et se remit en amitié avec M. de Bussy; dont nous en rismes bien. Toutefois elle avoit beau faire, car on la tenoit tousjours pour une jument vieille et réparée, qui, toute suragée qu'elle estoit, hannissoit encore aux chevaux. Cette dame ne ressembloit pas à une autre dont j'ay ouy parler, laquelle, ayant esté bonne compagne en son premier temps, et se jettant fort sur l'age, se mit à servir Dieu en jeusnes et oraisons. Un gentilhomme honneste luy remonstrant pourquoy elle faisoit tant de veilles à l'église, et tant de jeusnes à la table, et si c'estoit pour vaincre et matter les aiguillons de la chair, «Hélas! dit-elle, ils me sont tous passez;» proférant ces mots aussi piteusement que jamais fit Milo Crotoniates, ce fort et puissant luiteur; lequel un jour estant descendu dans l'arene, ou le champ des luiteurs, pour y voir l'esbat seulement, car il estoit devenu fort vieux, il y en eut un de la troupe qui luy vient dire s'il ne vouloit point faire encore un coup du vieux temps. Luy, se rebrassant et retroussant ses bras fort piteusement, regardant ses nerfs et muscles, il dit seulement: «Hélas! ils sont morts.» Si cette femme en eust fait de mesme et se fust retroussée, le trait estoit pareil à celuy de Milo; mais on n'y eust veu grand cas qui valust ny qui tentast. Un autre pareil trait et mot au précédent M. de Bussy fit un gentilhomme que je sçay. Venant à la Cour, d'où il avoit esté absent six mois, il vid une dame qui alloit à l'Académie, qui estoit alors introduite à la Cour par le feu Roy: «Comment, dit-il, l'Académie dure encore? on m'avoit dit qu'elle estoit abolie.—En doutez-vous, luy respondit un, si elle y va? son magister luy apprend la philosophie, qui parle et traite du mouvement perpétuel.»

—Une dame de par le monde rencontra bien mieux d'une autre à laquelle on loüoit fort ses beautez, fors qu'elle avoit ses yeux immobiles, qu'elle ne remuoit nullement. «Pensez, dit-elle, que toute sa curiosité est à mettre son mouvement au reste de son corps, et mesme à celuy du mitan, sans le renvoyer à ses yeux.» Or, si je voulois mettre par escrit et tous les bons mots et bons contes que je sçay pour bien amplifier ce sujet, je n'aurois jamais fait, et d'autant que j'ay d'autres pas à faire je m'en désiste, et concluray avec Bocace, cy-dessus allégué, que, et filles, et mariées, et veufves, au moins la plus grande part, tendent toutes à l'amour.

Je ne veux point parler des personnes viles, ny des champs, ny de ville, car telle n'a point esté mon intention d'en escrire, mais des grandes, pour lesquelles ma plume vole. Toutefois, si au vray on me demandoit mon opinion, je dirois volontiers qu'il n'y a que les mariées, tout hazard et danger des marys à part, pour estre propres à l'amour et en tirer prestement l'essence; car les marys les eschauffent tant, que, comme une fournaise qui est souvent bien embrasée, elles ne demandent que de la matiere et du bois pour entretenir tousjours leur chaleur; et aussi qui se veut bien servir de la lampe, il y faut mettre souvent de l'huile; mais aussi garde le jarret, et les embusches de ces marys jaloux, où les plus habiles bien souvent y sont attrapez! Toutefois il y faut aller le plus sagement que l'on peut et le plus hardiment, et faire comme un Roy, lequel, comme il estoit fort sujet à l'amour, et fort aussi respectueux aux dames, et discret, et par conséquent bien-aimé et receu d'elles, quand quelquefois il changeoit de lict et s'alloit coucher en celuy d'une autre dame qui l'attendoit, ainsi que je tiens de bon lieu, jamais il n'y alloit, et fust-ce en ses galeries cachées de Saint Germain, Bloys et Fontainebleau, et petits degrés eschapatoires, et recoins, et galletas de ses chasteaux, qu'il n'eust son valet-de-chambre favory, dit Griffon, qui portoit son espieu devant luy avec le flambeau, et luy après, son grand manteau devant les yeux ou sa robe de nuict, et son espée sous le bras; et estant couché avec la dame, se faisoit mettre son espieu et son espée auprès de son chevet, et Griffon à la porte bien fermée, qui quelquefois faisoit le guet et quelquefois dormoit. Je vous laisse à penser, si un grand roy prenoit si bien garde à soy (car il y en a eu d'atrapez, et des roys et de grands princes); ce que les petits compagnons auprès de ce grand doivent faire. Mais il y a de certains presomptueux qui desdaignent tout; aussi sont-ils bien atrappez souvent.

—J'ay ouy conter que le roy François, ayant en main une fort belle dame qui luy a longtemps duré, allant un jour inopiné à ladite dame et en heure inopinée coucher avec elle, vint à frapper à la porte rudement, ainsi qu'il devoit et avoit pouvoir, car il estoit maistre. Elle qui estoit pour lors accompagnée du sieur de Bonnivet, n'osa pas dire le mot des courtisannes de Rome: Non si parla, la signora è accompagnata[97]. Ce fut à s'adviser là où son galand se cacheroit pour plus grande seureté. Par cas c'estoit en esté, où l'on avoit mis des branches et feuilles dans la cheminée, ainsi qu'est la coustume de France. Parquoy elle luy conseille et l'advisa aussitost de se jeter dans la cheminée, et se cacher dans ces feuillages tout en chemise, que bien luy servit de quoy ce n'estoit en hyver. Après que le Roy eut fait sa besogne avec la dame, il voulut faire de l'eau; et se levant, la vint faire dans la cheminée, par faute d'autre commodité; dont il en eust si grande envie, qu'il en arrosa le pauvre amoureux plus que si l'on luy eust jetté un sceau d'eau, car il l'en arrousa, en forme de chantepleure de jardin, de tous costez, voire et sur le visage, par les yeux, par le nez, la bouche, et par tout; possible en eschappa-t-il quelque goutte dans la bouche. Je vous laisse à penser en quelle peine estoit ce gentilhomme, car il n'osoit se remuer, et quelle patience et constance tout ensemble! Le Roy, ayant fait, s'en alla, prit congé de la dame et sortit de la chambre. La dame fit fermer par derrière, et appella son serviteur dans son lict, l'eschauffa de son feu, et lui fit prendre chemise blanche: ce ne fust pas sans rire après la grande appréhension; car s'il eust esté descouvert, et luy et elle estoient en très-grand danger. Cette dame est celle-là mesme laquelle estant fort amoureuse de M. de Bonnivet, en voulant monstrer au Roy le contraire, qui en concevoit quelque petite jalousie, elle luy disoit: «Mais il est bon, Sire, de Bonnivet, qui pense estre beau; et tant plus je luy dis qu'il l'est, tant plus il se voit; et je me moque de luy, et par ainsi j'en passe mon temps, car il est fort plaisant et dit de très-bons mots, si bien qu'on ne sçauroit s'en garder de rire quand on est près de luy, tant il raconte bien.» Elle vouloit par là monstrer au Roy que sa conversation ordinaire qu'elle avoit avec luy n'estoit point l'aimer et en joüir, ny pour fausser compagnie au Roy. Ha! qu'il y a plusieurs dames qui usent de ces ruses pour couvrir leurs amours qu'elles ont avec quelques-uns; elles en disent du mal, s'en moquent devant le monde, et derrière n'en font pas ce beau semblant, et cela s'appellent ruses et astuces d'amour.

—J'ay cogneu une très-grande dame, laquelle, ayant veu un jour sa fille, qui estoit l'une des belles du monde, estre en peine à cause de l'amour d'un gentilhomme dont son frere estoit estomaqué, entr'autres discours que la mère luy dit: «Hé! ma fille, n'aimez plus cet homme-là; il a si mauvaise grâce et façon! il est si laid! il ressemble à un vray pastissier de village.» La fille s'en mit à rire et moquer, et applaudir au dire de sa mère, et l'advoüer pour semblance de pastissier de village; mais qu'il eust un bonnet rouge, toutefois elle l'aimoit. Mais, quelque temps après, qui fut environ six mois, elle le quitta pour en avoir un autre. J'ay connu plusieurs dames qui ont dit pis que pendre des femmes qui aimoient en lieux bas, comme leurs secrétaires, valets de chambre et autres personnes basses, et détestoient devant le monde cet amour plus que poison; et toutefois elles s'y abandonnoient autant, ou plus qu'à d'autres. Et ce sont les finesses des dames, jusque là que, devant le monde, elles se courroucent contre eux, les menacent, les injurient; mais derrière elles s'en accommodent galamment. Ces femmes ont tant de ruses! car, comme dit l'Espagnol, mucho sabe la sorra; pero sab mas la dama enamorada; c'est à dire: «Le renard sait beaucoup, mais une dame amoureuse sait bien davantage.» Quoy que fist cette dame précédente pour oster martel au roy François, si ne peut-elle tant faire qu'il ne lui en restast quelques grains en teste: car, comme j'ay sceu, et surquoy il me souvient, qu'une fois m'estant allé pourmener à Chambord, un vieux concierge qui estoit céans, et avoit esté valet de chambre du Roy François m'y reçut fort honnestement; car il avoit dès ce temps-là connu les miens à la Cour et aux guerres, et luy-mesme me voulut monstrer tout; et m'ayant mené à la chambre du Roy, il me monstra un escrit au costé de la fenestre: «Tenez, dit-il, lisez cela, monsieur; si vous n'avez veu de l'escriture du Roy mon maistre, en voilà.» Et l'ayant leu en grandes lettres, il y avoit ce mot: «Toute femme varie.» J'avois avec moy un fort honneste gentilhomme de Périgord, mon amy, qui s'appeloit M. de Roche, qui me dit soudain: «Pensez que quelques-unes de ces dames qu'il aimoit le plus, et de la fidelité desquelles il s'assuroit le plus, il les avoit trouvées varier et luy faire faux-bons, et en elles avoit découvert quelque changement dont il n'estoit guères content, et, de despit, en avoit escrit ce mot.» Le concierge, qui nous ouyt, dit: «C'est mon, vrayment, ne vous en pensez pas moquer: car, de toutes celles que je luy ay jamais veues et cogneues, je n'en ay veu aucune qui n'allast au change plus que ses chiens de la meute à la chasse du cerf; mais c'estoit avec une voix fort basse, car s'il s'en fust apperçu, il les eust bien relevées.» Voyez, s'il vous plaist, de ces femmes qui ne se contentent ny de leurs marys, ny de leurs serviteurs, grands roys et princes et grands seigneurs; mais il faut qu'elles aillent au change et que ce grand roy les avoit bien connues et expérimentées pour telles, et pour les avoir desbauchées et tirées des mains de leurs marys, de leurs mères et de leurs libertez et viduitez.

—J'ay cogneu une bien grande dame, veufve, qui en a fait de mesme: car, encore qu'elle fust quasi adorée d'un très-grand, si falloit-il avoir quelques menus autres serviteurs, afin de ne pas perdre toutes les heures du temps et demeurer en oisiveté; car un seul ne peut pas en ces choses y vaquer ny fournir toujours: aussi que telle est la règle de l'amour, que la dame d'amour n'est pas pour un temps préfix, n'y aussi pour une personne préfixe, ny seule arrestée. Je m'en rapporte à cette dame des Cent Nouvelles de la Reyne de Navarre, qui avoit trois serviteurs au coup, et estoit si habile qu'elle les sçavoit tous trois fort accortement entretenir.

—J'ay cogneu une dame, laquelle ayant esté servie d'un fort honneste gentilhomme, et puis en ayant esté quittée au bout de quelque temps, se vinrent à raconter de leurs amours passez. Le gentilhomme, qui voulut faire du galant, lui dit: «Et quoy! penseriez vous que vous seule fussiez de ce temps ma maistresse? vous seriez bien estonnée si, avec vous, j'en avois eu deux autres?» Elle luy respondit aussi-tost: «Vous seriez bien plus estonné si vous eussiez pensé estre le seul mon serviteur, car j'en avois bien trois autres pour réserve.» Voilà comment un bon navire veut avoir tousjours deux ou trois ancres pour bien s'affermir. Pour faire fin, vive l'amour pour les femmes! et, comme j'ay trouvé une fois dans les tablettes d'une très-belle et honneste dame qui habloit un peu l'espagnol et l'entendoit très-bien, ce petit refrain escrit de sa propre main, car je la connois très-bien: Hembra o dama sin campagnero, esperança sin trabajo, y navio sine timon, nunca pueden haser cosa que sea buena; c'est-à-dire: «Jamais femme ou dame sans compagnon, ny espérance sans travail; ny navire sans gouvernail, ne pourroient faire chose qui vaille.» Ce refrain peut estre bon et pour la femme et pour la veufve, et pour la fille; car et l'une et l'autre ne peuvent rien faire de bon sans la compagnie de l'homme, ny l'espérance que l'on a de les avoir n'est point tant agréable à les attrapper aisément, comme avec un peu de peine et travail, rudesse et rigueur. Toutefois la femme et la veufve n'en donnent pas tant que la fille, d'autant que l'on dit qu'il est plus aisé et facile de vaincre et abattre une personne qui a esté vaincue, abattue et renversée, que celle qui ne le fust jamais; et qu'on ne prend point tant de travail et peine à marcher par un chemin desjà bien frayé et battu, que par celuy qui n'a jamais esté fait ny tracé: et de ces deux comparaisons je m'en rapporte aux voyageurs et guerriers. Ainsi est-il des filles; car mesme il y en a aucunes si capricieuses, qui jamais n'ont voulu se marier, ains vivre toujours en condition filiale; et si on leur demandoit pourquoy, «C'est ainsi, et telle est mon humeur,» disent-elles. Aussi que Cybele, Junon, Vénus, Thétis, Cérès et autres déesses du ciel, ont toutes méprisé ce nom de vierge, fors Pallas, qui prit du cerveau de Jupiter sa naissance, faisant voir par-là que la virginité n'est qu'une opinion conçue en la cervelle. Aussi demandez à nos filles qui ne se marient jamais, ou, si elles se marient, c'est le plus tard qu'elles peuvent, et fort surannées, pourquoy elles ne se marient. «Parce, disent-elles, que je ne le veux, et telle est mon humeur et mon opinion.» Nous en avons veu aux Cours de nos roys aucunes du temps du roy François. Madame la régente avoit une fille belle et honneste, qui s'appeloit Poupincourt, qui ne se maria jamais, et mourut vierge de l'âge de soixante ans, comme elle nasquit, car elle fut très-sage. La Brelaudière est morte fille et pucelle en l'âge de quatre-vingts ans, laquelle on a veu gouvernante de madame d'Angoulesme estant fille. Mademoiselle de Charansonne de Savoye mourut à Tours dernièrement fille, et fut enterrée avec son chapeau et son habit blanc virginal, très-solemnellement, en grande pompe, solemnité et compagnie, en l'âge de quarante-cinq ans ou plus: et ne faut point mettre en doute si c'estoit à faute de party, car, estant l'une des belles et honnestes filles et sages de la Cour, je luy en ay veu refuser de très-bons et très-grands. Ma sœur de Bourdeille, qui est à la Cour fille de la Reyne, a refusé de mesme de fort bons partis, et jamais n'a voulu se marier ny ne le fera, tant elle est résolue et opiniastre de vivre et mourir fille et bien agée; et s'est jusques ici laissée vaincre à cette opinion, et a un bon age. J'ai veu l'infante de Portugal, fille de la feue reyne Eleonor, en mesme résolution, et est morte fille et vierge en l'age de soixante ans ou plus. Ce n'est pas faute de grandeur, car elle estoit grande en tout, ny par faute de biens, car elle en avoit force, et mesme en France, où M. le général Gourgues a bien fait ses affaires; ny pour faute de dons de nature, car je l'ay veüe à Lisbonne, en l'age de quarante-cinq ans, une très-belle et agréable fille, de bonne grace, de belle apparence, douce, agréable, et qui méritoit bien un mary pareil à elle en tout, courtoise, et mesme à nous autres Français. Je le peux dire, pour avoir eu cet honneur d'avoir parlé à elle souvent et privement. Feu M. le grand prieur de Lorraine, lorsqu'il mena ses galères du levant en ponant pour aller en Écosse, du temps du petit roy François, passant et séjournant à Lisbonne quelques jours, la visita et vid tous les jours: elle le receut fort courtoisement et se pleust fort en sa compagnie, et luy fit tout plein de beaux présents. Entre autres, elle luy bailla une chaisne pour pendre sa croix, toute de diamants et rubis, et perles grosses proprement et richement élabourées; et pouvoit valoir de quatre à cinq mille escus, et luy faisoit trois tours; car je croy qu'elle pouvoit bien valoir cela: aussi l'engageoit-il toujours pour trois mille escus, ainsi qu'il fit une fois à Londres, lorsque nous tournions d'Écosse; mais aussitost en France il l'envoya desengager, car il l'aimoit pour l'amour de la dame de laquelle il estoit encapricié et fort pris: et croy qu'elle ne l'aimoit pas moins, et que volontiers elle eust rompu son nœud virginal pour luy; cela s'appelle par mariage, car c'estoit une très-sage et vertueuse princesse: et si diray-je bien plus, que, sans les troubles qui commencèrent en France, messieurs ses frères l'attiroient et l'y tenoient. Il vouloit luy-mesme retourner avec ses galères et reprendre mesme route, et revoir cette princesse, et luy parler de nopces: et croy qu'il n'en fust point esté esconduit, car il estoit d'aussi bonne maison qu'elle, et extrait de grands roys comme elle, et surtout l'un des beaux, des agréables, des honnestes et des meilleurs de la chrestienté; messieurs ses frères, principalement les deux aisnez, car ils estoient les oracles de tous et conduisoient la barque: je vis un jour qu'il leur en parloit, leur racontant son voyage et les plaisirs qu'il avoit receus là, et les faveurs: ils vouloient fort qu'il refist le voyage et y retournast encore, et luy conseilloient de donner là, car le Pape en eust aussitost donné la dispense de la croix: et, sans ces maudits troubles, il y alloit et en fust sorty, à mon advis, à son honneur et contentement. La dite princesse l'aimoit fort, et m'en parla en très-bonne part, et le regretta beaucoup, m'interrogeant de sa mort, et comme esprise, ainsi qu'il est aisé, en telle chose, à un homme un peu clairvoyant le connoistre.

—J'ay ouy dire une autre raison encore à une personne fort habile, je ne dis fille ou femme, et possible avoit-elle expérimenté, pourquoy aucunes filles sont si tardives de se marier. Elles disent que c'est propter mollitiem; et ce mot mollities s'interprète qu'elles sont si molles, c'est-à-dire tant amatrices d'elles-mesmes et tant soucieuses de se délicater et se plaire seules en elles-mesmes, ou bien avec d'aucunes de leur compagnie, à la mode lesbienne, et y prennent tel plaisir à part elles, qu'elles pensent et croyent fermement qu'avec les hommes elles n'en sçauroient jamais tant tirer de plaisir; et, pour ce, se contentent-elles en leur joye et savoureux plaisirs, sans se soucier des hommes, ny de leurs accointances, ny du mariage. Ces filles ainsi vierges et pucelles eussent esté à Rome fort honorées et fort privilégiées, jusques-là que la justice n'avoit pouvoir sur elles à les sentencier à la mort: si bien que nous lisons que, du temps du triumvirat, il y eut un sénateur romain parmy les proscrits, qui fut condamné à mourir, non luy seulement, mais toute sa lignée de luy procréée; et estant sur l'eschaffaut représentée une sienne fille fort belle et gentille, d'age pourtant non meure et encore trouvée pucelle, il fallut que le bourreau la dépucelast et la dévirginisast luy-mesme sur l'eschaffaut; et puis ainsi pollue la repassa par le cousteau: cruauté certes fort vilaine. Les vestales de mesme estoient très-honorées et respectées, autant pour leur virginité que pour leur religion: car si elles venoient le moins du monde à faillir de leurs corps, elles estoient cent fois plus punies rigoureusement que quand elles n'avoient pas bien gardé le feu sacré car on les enterroit toutes vives avec des pitiés effroyables. Il se lit d'un Albinus, Romain, qui, ayant rencontré hors de Rome quelques vestales qui s'en alloient à pied en quelque part, il commanda à sa femme de descendre avec ses enfants de son chariot, pour les y monter à parfaire leur chemin. Elles avoient aussi telle authorité, que bien souvent ont elles esté crues et moyenneresses à faire l'accord entre le peuple de Rome et les chevaliers, quand quelquefois ils avoient rumeur ensemble. L'empereur Théodose les chassa de Rome par le conseil des chrestiens, envers lequel empereur les Romains députèrent un Symmachus, pour le prier de les remettre avec leurs biens, rentes et facultez qu'elles avoient grandes, et telles, que tous les jours elles donnoient si grande quantité d'aumosnes, qu'elles n'ont jamais permis à nul Romain ny estranger, passant ou venant, de demander l'aumosne, tant leur pie charité s'estendoit sur les pauvres: et toutefois Théodose ne les y voulut jamais remettre. Elles s'appeloient vestales, de ce mot de Vesta, qui signifie feu, lequel a beau tourner, virer, mouvoir, flamber, jamais ne jette semence ny n'en reçoit: de mesme la vierge. Elles duroient trente ans ainsi vierges, au bout desquels se pouvoient marier; desquelles peu sortant de là se trouvoient plus heureuses, ny plus ny moins que nos religieuses qui se sont dévoilées et ont quitté leurs habits. Elles estoient fort pompeuses et superbement habillées, lesquelles le poëte Prudence descrit gentiment, telles comme peuvent estre les chanoinesses d'aujourd'huy de Mons en Hainault, et de Remiremont en Lorraine, qui se marient. Aussi ce poëte Prudence les blasme fort qu'elles alloient parmy la ville dans des coches fort superbes, et ainsi si bien vestues aux amphithéâtres, voir les jeux des gladiateurs et combattants à outrance entre eux et des bestes sauvages, comme prenant grand plaisir à voir ainsi les hommes s'entre tuer et répandre le sang; et pour ce il supplie l'Empereur d'abolir ces sanguinaires combats et si pitoyables spectacles. Ces vestales, certes, ne devoient voir tels jeux; mais pouvoient-elles dire aussi: «Par faute d'autres jeux plus plaisants, que les autres dames voyent et pratiquent, nous pouvons nous contenter en ceux-cy.»

—Quant à la condition de plusieurs veufves, il y en a aussi plusieurs qui font l'amour de mesme que ces filles, ainsi que j'en ay cogneu aucunes, et autres qui aiment mieux s'esbattre avec les hommes en cachette, et en toute leur pleiniere volonté, que leur estant sujettes par mariage: pour ce, quand on en voit aucunes garder longement leurs viduïtez, il ne les en faut pas tant loüer, comme l'on diroit, jusqu'à ce que l'on sçache leur vie. C'est après, selon que l'on descouvre, qu'il les en faut louer ou mespriser; car une femme, quand elle veut desplier ses esprits, comme on dit, est terriblement fine, et mene l'homme vendre au marché sans qu'il s'en prenne garde; et, estant ainsi fine, elle sçait si bien ensorceller et esbloüer les yeux et les pensées des hommes, qu'ils ne peuvent jamais guères bien connoistre leur bien; car telle prendra-t-on pour une prude femme et confite en sapience, qui sera une bonne putain, et joüera son jeu si bien à point, et si à couvert, qu'on n'y connoistra rien. Je sçay bien que plusieurs me pourroient dire que j'ay obmis plusieurs bons mots et contes qui eussent mieux encore embelly et annobly ce sujet. Je le vois; mais, d'ici au bout du monde, je n'en eusse veu la fin; et, qui en voudra prendre la peine de faire mieux, l'on luy aura grande obligation.

Or, mes dames, je fais fin, et m'excusez si j'ay dit quelque chose qui vous offense. Je ne fus jamais né ny dressé pour vous offenser ni desplaire. Si je parle d'aucunes, je ne parle pas de toutes; et de ces aucunes, je n'en parle que par noms couverts et point divulgués. Je les cache si bien, qu'on ne s'en peut apercevoir, et le scandale n'en peut tomber sur elles que par doutes et soupçons, et non par vraye apparence.

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