Vies des dames galantes
DISCOURS CINQUIÈME.
Sur aucunes dames vieilles qui aiment autant à faire l'amour comme les jeunes.
Puisque j'ay parlé cy-devant des vieilles dames qui aiment à roussiner, je me suis mis à faire ce discours. Par quoy j'accommence, et dit qu'un jour moy, estant à la Cour d'Espagne, devisant avec une fort honneste et belle dame, mais pourtant un peu aagée, me dit ces mots: Que ningunas damas lindas, o allo menos pocas, se hazen viejas de la cinta hasta a baxo; «que nulles dames belles, ou au moins peu, se font vieilles de la ceinture jusques en bas.» Sur quoy je luy demanday comment elle l'entendoit, si c'estoit ou pour la beauté du corps de cette ceinture en bas, qu'elle n'en diminuast aucunement par la vieillesse, ou pour l'envie et l'appetit de la concupiscence qui vinssent à ne s'en estreindre ny s'en refroidir par le bas aucunement. Elle respondit qu'elle l'entendoit et pour l'un et pour l'autre; «car, quant à la picqueure de la chair, disoit-elle, ne faut pas penser que l'on s'en guérisse que par la mort, quoiqu'il semble que l'aage y vueille répugner; d'autant que toute femme belle s'aime extresmement, et en s'aimant ce n'est point pour elle, mais pour autruy; et nullement ressemble à Narcisus, qui, fat qu'il estoit, aimé de soy et de soy-mesme amoureux, abhorroit toutes autres amours.» La belle femme ne tient rien de cette humeur; ainsi que j'ay ouy raconter d'une très-belle dame, laquelle, s'aimant et se plaisant fort bien souvent seule et à part soy, dans son lit se mettoit toute nuë, et en toutes postures se contemploit, s'admiroit et s'arregardoit lascivement, en se maudissant d'estre voüée à un seul qui n'estoit digne d'un si beau corps, entendant son mary nullement égal à elle. Enfin elle s'enflamma tellement par telles contemplations et visions qu'elle dit adieu à sa chasteté et à son sot vœu marital, et fit amour et serviteur nouveau. Voilà donc comme la beauté allume le feu et la flamme d'une dame, qui la transporte à ceux qu'elle veut puis après, soit aux marys ou aux serviteurs, pour les mettre en usage; aussi qu'un amour en amene un autre. De plus, estant ainsi belle et recherchée de quelqu'un, et qu'elle ne dédaigne de respondre, la voilà troussée: ainsi que Lays disoit que toute femme qui ouvre la bouche pour dire quelque response douce à son amy, le cœur s'y en va et s'ouvre de mesme. Davantage, toute belle et honneste femme ne refuse jamais loüange qu'on lui donne; et si une fois elle se plaist ou permette d'estre loüée en sa beauté, bonnes graces et gentilles façons, ainsi que nous autres courtisans avons accoustumé de faire pour le premier assaut de l'amour, quoyqu'il tarde, avec la continuë nous l'emportons. Or est-il que toute belle femme s'estant une fois essayée au jeu d'amour ne le desapprend jamais, et la continuë luy est toujours très-douce et agréable; ny plus ny moins que, quand l'on a acoustumé une bonne viande, on se fasche fort de la laisser; et tant plus on va sur l'aage, tant meilleure est-elle pour la personne, ce disent les médecins: aussi, tant plus la femme va sur l'aage, tant plus est friande d'une bonne chair qu'elle a accoustumé; et si sa bouche d'en haut y prend de la saveur, sa bouche d'en bas aussi en prend bien autant; et la friandise ne s'en oublie jamais ny ne s'en lasse par la charge des ans, oui plustost bien par une longue maladie, ce disent les médecins, ou autres accidents: que si l'on s'en fasche pour quelque temps, pourtant on la reprend bien.
L'on dit aussi que tous exercices décroissent et diminuent par l'aage, qui oste la force aux personnes pour les faire valoir, fors celui de Vénus, qui se pratique très-doucement, sans peine et sans travail dans un mol et beau lit, et très-bien à l'aise. Je parle pour la femme et non pour l'homme, à qui pour cela tout le travail et corvée eschoit en partage. Luy donc, privé de ce plaisir, s'en abstient de bonne heure, encor que ce soit en dépit de luy; mais la femme, en quelque aage qu'elle soit, reçoit en soy, comme une fournaise, tout feu et toute matière; j'entends si on lui en veut donner: mais il n'y a si vieille monture, si elle a désir d'aller et veuille estre picquée, qui ne trouve quelque chevaucheur malautru; et quand bien une femme aagée n'en sçauroit chevir bonnement, et n'en trouveroit à point comme en ses jeunes ans, elle a de l'argent et des moyens pour en avoir au prix du marché, en de bons, comme j'ai ouy dire. Toutes marchandises qui coustent faschent fort à la bourse, contre l'opinion d'Héliogabale, qui, tant plus il acheptoit les viandes cheres, tant meilleures les trouvoit-il; fors la marchandise de Vénus, laquelle tant plus couste, tant plus plaist, pour le grand désir que l'on a de bien faire valloir la besogne et denrée que l'on aura bien acheptée; et le tallent que l'on a en main, on le fait valloir au triple, voir au centuple, si l'on peut. Ce fust ce que dist une courtisanne espagnole à deux braves cavaliers espagnols qui prindrent querelle pour elle, et sortants de son logis mirent les espées aux mains et se commencèrent à battre: elle mit la tête à la fenestre, et s'escria à eux: Senores, mis amores se gagnan con oro y plata, non con hierro; c'est-à-dire: «Messieurs, mes amours se gagnent avec l'or et l'argent, et non avec le fer.» Voilà comme tout amour bien achepté est bon. Force dames et cavaliers qui ont trafiqué tels marché en sçavent bien que dire: d'alléguer des exemples de plusieurs dames qui ont bruslé en leur vieillesse aussi bien qu'en jeunesse, ou qui ont passé, ou, pour mieux dire, entretenu leurs feux par seconds et nouveaux marys et serviteurs, ce seroit à moi maintenant chose superfluë, puis qu'ailleurs j'en ay allégué plusieurs; ci en rapporteray-je icy aucuns, car la chose la requiert et sert à cette cause.
—J'ai ouy parler d'une grande dame, qui rencontroit le mot aussi bien que dame de son temps, laquelle, voyant un jour un jeune gentilhomme qui avoit les mains très-blanches, elle luy demanda ce qu'il faisoit pour les avoir telles: il respondit en riant et gaussant, que le plus souvent qu'il pouvoit il les frottoit de sperme. «Voilà, dit-elle donc, un malheur pour moy, car il y a plus de soixante ans que j'en lave mon cas (le nommant tout à trac), il est aussi noir que le premier jour; et si je l'en lave encore tous les jours.»
—J'ai ouy parler d'une dame d'assez bonnes années, laquelle se voulant remarier, en demanda un jour l'advis à un médecin, fondant ses raisons sur ce qu'elle estoit très-humide et remplie de toutes mauvaises humeurs, qui luy estoient venues et l'avoient entrenue depuis qu'elle estoient veufve, ce qui ne luy estoit arrivé du temps de son mary, d'autant que, par les assidus exercices qu'ils faisoient ensemble, ces humeurs s'asséchoient et consommoient. Le médecin, qui estoit bon compagnon, et qui luy voulut en cela complaire, luy conseilla de se remarier et de chasser les humeurs de son corps de cette façon, et qu'il valloit mieux estre séche qu'humide. La dame pratiqua ce conseil, et l'approuva très-bien, toute surannée qu'elle estoit; mais je dis avec un mary et un amoureux nouveau, qui l'aimoit bien autant pour l'amour du bon argent que du plaisir qu'il tiroit d'elle: encore qu'il y ait plusieurs dames aagées avec lesquelles on prend bien autant de plaisir, et y fait aussi bon et meilleur qu'avec les plus jeunes, pour en sçavoir mieux l'art et la façon, et en donner le goust aux amants. Les courtisannes de Rome et d'Italie, quand elles sont sur l'aage, tiennent cette maxime, que una galina vecchia fà miglior brodo che un'altra[98]. Horace fait mention d'une vieille, laquelle s'agitoit et se mouvoit, quand elle venoit là, de telle façon et si rudement et inquiétement, qu'elle faisoit trembler non-seulement le lit, mais toute la maison. Voilà une gente vieille! Les Latins appellent s'agiter ainsi et s'esmouvoir, subare à sue, qu'est à dire une porque, ou truye. Nous lisons de l'empereur Calicula, de toutes ses femmes qu'il eut il aima Cezonnia, non tant par sa beauté qu'elle eut, ni d'aage florissant, car elle estoit desja fort avancée, mais à cause de sa grande lascivité et palliardise qui estoit en elle, et la grande iudustrie qu'elle avoit pour l'exercer, que la vieille saison et pratique luy avoit apportée, laissant toutes les autres femmes, encor qu'elles fussent plus belles et jeunes que celle-là; et la menoit ordinairement aux armées avec luy, habillée et armée en garçon, et chevauchant de mesme costé à costé de luy, jusques à la montrer souventes fois à ses amys toute nuë, et leur faire voir ses tours de souplesse et de paillardise. Il falloit bien dire que l'aage n'eust rien diminué en cette femme de beau et de lascif, puis qu'il l'aimoit tant. Neantmoins, avec tout ce grand amour qu'il lui portoit, bien souvent, quand il l'embrassoit et touschoit à sa belle gorge, il ne se pouvoit empescher de luy dire, tant il estoit sanglant: «Voilà une belle gorge, mais aussi il est en mon pouvoir de la faire couper.» Hélas! la pauvre femme fut de mesme avec lui occise d'un coup d'espée à travers le corps par un centenier, et sa fille brisée et accravantée contre une muraille, qui ne pouvoit mais de la méchanceté de son père.
—Il se lit encore de Julia, marastre de Caracalla, empereur, estant un jour quasi par négligence nue de la moitié du corps, et Caracalla la voyant, il ne dit que ces mots: «Ha! que j'en voudrois bien, s'il m'estoit permis!» Elle soudain respondit: «S'il vous plaist, ne savez-vous pas que vous estes empereur, et que vous donnez des loix et non pas les recevez?» Sur ce bon mot et bonne volonté, il l'espousa et se coupla avec elle. Pareilles quasi paroles furent données à l'un de nos trois roys derniers, que je ne nommeray point. Estant espris et devenu amoureux d'une fort belle et honneste dame, après lui avoir jetté des premières pointes et paroles d'amour, luy en fit un jour entendre sa volonté plus au long, par un honneste et très-habile gentilhomme que je sçay, qui, luy portant le petit poulet, se mit en son mieux dire pour la persuader de venir là. Elle, qui n'estoit point sotte, se défendit le mieux qu'elle put, par force belles raisons qu'elle sceut bien alléguer, sans oublier sur-tout le grand, ou, pour mieux dire, le petit point d'honneur. Somme, le gentilhomme, après force contestations, luy demanda, pour fin, ce qu'elle vouloit qu'il dist au Roy? Elle, ayant un peu songé, tout à coup, comme d'une désespérade, proféra ces mots: «Que vous luy direz? dit-elle; autre chose, si-non que je sçay bien qu'un refus ne fut jamais profitable à celuy ou à celle qui le fait à son Roy ou à son souverain, et que bien souvent, usant de sa puissance, il sçait plustost prendre et commander que requérir et prier.» Le gentilhomme, se contentant de cette response, la porte aussitost au Roy, qui prit l'occasion par le poil et va trouver la dame en sa chambre, laquelle, sans trop grand effort de lutte, fut abattue. Cette response fut d'esprit et d'envie d'avoir affaire à son Roy, encore qu'on die qu'il ne fait pas bon se joüer ni avoir affaire avec son Roy: il s'en faut ce point, dont on ne s'en trouve jamais mal si la femme s'y conduit sagement et constamment. Pour reprendre cette Julia, marastre de cet empereur, il falloit bien qu'elle fust putain, d'aimer et prendre à mary celui sur le sein de laquelle; quelque temps avant, il luy avoit tué son propre fils; elle estoit bien putain celle-là et de bas cœur. Toutesfois c'estoit grande chose que d'estre impératrice, et pour tel honneur tout s'oublie. Cette Julia fut fort aimée de son mary, encore qu'elle fust bien fort en l'aage, n'ayant pourtant rien abattu de sa beauté; car elle estoit très-belle et très-accorte, témoins ses paroles, qui lui haussèrent bien le chevet de sa grandeur.
—Philippes-Maria, duc troisiesme de Milan, espousa en secondes nopces Beatricine, veuve de feu Facin Cane, estant fort vieille; mais elle luy porta en mariage quatre cents mille escus, sans les autres meubles, bagues et joyaux, qui montoient à un haut prix, et qui effaçoient sa vieillesse; nonobstant laquelle fut soupçonnée de son mary d'aller ribauder ailleurs, et pour tel soupçon la fit mourir. Vous voyez si la vieillesse luy fit perdre le goust du jeu d'amour; pensez que le grand usage qu'elle en avoit luy en donnoit encore l'envie.
—Constance, reyne de Sicile, qui, dès sa jeunesse, et toute sa vie, n'avoit bougé vestale du cul d'un cloistre en chasteté, venant à s'emanciper au monde en l'aage de cinquante ans, qui n'estoit pas belle pourtant et toute décrépite, voulut taster de la douceur de la chair et se marier, et engrossa d'un enfant en l'aage de cinquante deux ans, duquel elle voulut enfanter publiquement dans les prairies de Palerme, y ayant fait dresser une tente et un pavillon exprès, afin que le monde n'entrast en doute que son fruit fut apposté: qui fust un des grands miracles que jamais on ait veu depuis sainte Elisabeth. L'histoire de Naples pourtant dit qu'on le reputa supposé. Si fut-il pourtant un grand personnage; mais ce sont-ils ceux-là, la pluspart, des braves, que les bastards, ainsi que me dit un jour un grand.
—J'ay cogneu une abbesse de Tarascon, sœur de madame d'Usez, de la maison de Tallard, qui se deffroqua et sortit de religion en l'aage de plus de cinquante ans, et se maria avec le grand Chanay, qu'on a veu grand joüeur à la Cour. Force autres religieuses ont fait de tels tours, soit en mariage ou autrement, pour taster de la chair en leur aage très-meur. Si telles font cela, que doivent donc faire nos dames, qui y sont accoutumées dès leurs tendres ans? la vieillesse les doit-elle empescher qu'elles ne tastent ou mangent quelquefois de bons morceaux dont elles en ont pratiqué l'usance si longtemps? Et que deviendroient tant de bons potages restaurants, bouillons composez, tant d'ambresgris, et autres drogues escaldatives et confortatives pour eschauffer et conforter leur estomach, vieil et froid? Dont ne faut douter que telles compositions, en remettant et entrenant leur débile estomach, ne fassent encore autre seconde opération sous bourre, qui les eschauffent dans le corps et leur causent quelques chaleurs vénériennes; qu'il faut par après expulser par la cohabitation et copulation, qui est le plus souverain remède qui soit, et le plus ordinaire, sans y appeler autrement l'advis des médecins, dont je m'en rapporte à eux. Et qui meilleur est pour elles, est, qu'estant aagées et venues sur les cinquante ans, n'ont plus de crainte d'engrosser, et lors ont pleiniere et toute ample liberté de se joüer et recueillir les arrerages des plaisirs, que possible aucunes n'ont osé prendre de peur de l'enflure de leur traistre ventre: de sorte que plusieurs y en a-t-il qui se donnent plus de bon temps en leurs amours depuis cinquante ans en bas, que de cinquante ans en avant. De plusieurs grandes et moyennes dames en ay-je oy parler en telles complexions, jusques-là que plusieurs en ay-je cogneu et ouy parler qui ont souhaité plusieurs fois les cinquante ans chargés sur elles pour les empescher de la groisse, et pour le faire mieux sans aucune crainte ni escandale. Mais pouquoy s'en en garderoient-elles sur l'aage? vous diriez qu'après la mort aucunes ont quelque mouvement et sentiment de chair. Si faut-il que je fasse un conte que je vais faire.
—J'ay eu d'autres fois un frere puisné qu'on appeloit le capitaine Bourdeille, l'un des braves et vaillants capitaines de son temps. Il faut que je die cela de luy, encore qu'il fust mon frère, sans offenser la loüange que je luy donne: les combats qu'il a faits aux guerres et aux estaquades en font foy; car c'estoit le gentilhomme de France qui avoit les armes mieux en la main: aussi l'appeloit-on en Piedmont l'un des Rodomonts de-là. Il fut tué à l'assaut de Hesdin, à la derniere reprise. Il fut dédié par ses pere et mere aux lettres, et pour ce il fut envoyé à l'aage de dix-huit ans en Italie pour estudier, et s'arresta à Ferrare, pour ce que madame Renée de France, duchesse de Ferrare, aimoit fort ma mere, et pour ce le retint là pour vaquer à ses études, car il y avoit université. Or, d'autant qu'il n'y estoit nay ny propre, il n'y vaquoit gueres, ains plutost s'amusa à faire la cour et l'amour: si bien qu'il s'amouracha fort d'une damoiselle française veufve, qui estoit à madame de Ferrare, qu'on appeloit mademoiselle de La Roche[99], et en tira de la joüissance, s'entr'aimant si fort l'un et l'autre, que mon frere, ayant esté rappelé de son pere, le voyant mal propre pour les lettres, fallust qu'il s'en retournast. Elle qui l'aimoit, et qui craignoit qu'il ne luy mesadvint, parce qu'elle sentoit fort de Luther, qui voguoit pour lors, pria mon frere de l'emmener avec luy en France, et en la cour de la reyne de Navarre, Marguerite, à qui elle avoit esté, et l'avoit donnée à madame Renée lorsqu'elle fut mariée, et s'en alla en Italie. Mon frère, qui estoit jeune et sans aucune considération, estant bien aise de cette bonne compagnie, la conduisit jusques à Paris, où estoit pour lors la Reyne, qui fut fort aise de la voir, car c'estoit la femme qui avoit le plus d'esprit et disoit des mieux, et estoit une veufve belle et accomplie en tout. Mon frère, après avoir demeuré quelques jours avec ma grand-mere et ma mere, qui estoient lors en sa Cour, s'en retourna voir son pere. Au bout de quelque temps, se dégoustant fort des lettres, et ne s'y voyant propre, les quitte tout à plat, et s'en va aux guerres de Piedmont et de Parme, où il acquit beaucoup d'honneur, et les pratiqua l'espace de cinq à six mois sans venir à sa maison; au bout desquels il vint voir sa mère, qui estoit lors à la Cour avec la reyne de Navarre, qui se tenoit lors à Pau, à laquelle il fit révérence ainsi qu'elle tournoit de vespres. Elle, qui estoit la meilleure princesse du monde, luy fit une fort bonne chere, et, le prenant par la main, le pourmena par l'église environ une heure ou deux, luy demandant force nouvelles des guerres de Piedmont et d'Italie, et plusieurs autres particularitez auxquelles mon frere respondit si bien, qu'elle en fut satisfaite (car il disoit des mieux), tant de son esprit que de son corps, car il estoit très-beau gentilhomme, et de l'aage de vingt-quatre ans. Enfin, après l'avoir entretenu assez de temps, et ainsi que la nature et la complexion de cette honorable princesse estoit de ne dédaigner les belles conversations et entretiens des honnestes gens, de propos en propos, tousjours en se pourmenant, vint précisément arrester coy mon frere sur la tombe de mademoiselle de La Roche, qui estoit morte il y avoit trois mois; puis le prit par la main et luy dit: «Mon cousin (car ainsi l'appeloit-elle, d'autant qu'une fille d'Albret avoit esté mariée en notre maison de Bourdeille; mais pour cela je n'en mets pas plus grand pot au feu, n'y n'en augmente davantage mon ambition), ne sentez-vous point rien mouvoir sous vous et sous vos pieds?—Non, madame, respondit-il.—Mais songez-y bien, mon cousin, lui répliqua-elle.» Mon frère lui respondit: «Madame, j'y ay bien songé, mais je ne sens rien mouvoir; car je marche sur une pierre bien ferme.—Or, je vous advise, dit lors la Reyne, sans le tenir plus en suspens, que vous estes sur la tombe et le corps de la pauvre mademoiselle de La Roche, qui est ici dessous vous enterrée, que vous avez tant aimée; et puis que les ames ont du sentiment après nostre mort, il ne faut pas douter que cette honneste créature, morte de frais, ne se soit esmue aussi-tost que vous avez esté sur elle; et si vous ne l'avez senty à cause de l'espaisseur de la tombe, ne faut douter qu'en soy ne se soit esmue et ressentie; et d'autant que c'est un pieux office d'avoir souvenance des trespassés, et mesme de ceux que l'on a aimez, je vous prie luy donner un Pater noster et un Ave Maria, et un De profundis, et l'arrousez d'eau bénite; et vous acquerrez le nom de très-fidèle amant et d'un bon chrestien. Je vous lairray donc pour cela, et pars.» Et s'en va. Feu mon frere ne faillit à ce qu'elle avoit dit, et puis l'alla trouver, qui luy en fit un peu la guerre, car elle en estoit commune en tout bon propos et y avoit bonne grace. Voilà l'opinion de cette bonne princesse laquelle la tenoit plus par gentillesse et par forme de devis que par créance, à mon advis. Ces propos gentils me font souvenir d'une épitaphe d'une courtisanne qui est enterrée à Rome à Nostre-Dame del Populo, où il y a ces mots: Quæso, viator, ne me diutius calcatam, amplius calces: «Passant, m'ayant tant de fois foulée et trépée, je te prie ne me tréper ny ne me fouler plus.» Le mot latin a plus de grace. Je mets tout cecy plus pour risée que pour autre chose. Or, pour faire fin, ne se faut esbahir si cette dame espagnole tenoit cette maxime des belles dames qui se sont fort aimées, et ont aimé et aiment, et se plaisent à estre louées, bien qu'elles ne tiennent guieres du passé; mais pourtant c'est le plus grand plaisir que vous leur pouvez donner, et qu'elles aiment plus, quand vous leur dites que ce sont tousjours elles, et qu'elles ne sont nullement changées ny envieillies, et sur-tout qui ne deviennent point vieilles de la ceinture jusqu'au bas.
J'ay ouy parler d'une fort belle et honneste dame qui disoit un jour à son serviteur: «Je ne sais que désormais la vieillesse m'apportera plus grande incommodité (car elle avoit cinquante-cinq ans); mais Dieu merci, je ne le fis jamais si bien comme je le fais, et n'y pris jamais tant de plaisir; que si cecy dure et continuë jusqu'à mon extreme vieillesse, je ne m'en soucie d'elle autrement, ny ne plains point le passé.» Or, touchant l'amour et la concupiscence, j'ay allégué ici et ailleurs assez d'exemples, sans en tirer davantage sur ce sujet. Venons maintenant à l'autre maxime, touchant cette beauté des belles femmes qui ne se diminue par vieillesse de la ceinture jusques en bas. Certes, sur cela, cette dame espagnole allégua plusieurs belles raisons et gentilles comparaisons, accomparant ces belles dames à ces beaux, vieux et superbes édifices qui ont esté, desquels la ruine en demeure encor belle; ainsi que l'on voit à Rome, en ces orgueilleuses antiquitez, les ruines de ces beaux palais, ces superbes colissées et grands termes, qui monstrent bien encore quels ont esté, donnent encore admiration et terreur à tout le monde, et la ruine en demeure admirable et espouvantable; si-bien que sur ces ruines ont y bastit encore de très-beaux édifices, monstrant que les fondements en sont meilleurs et plus beaux que sur d'autres nouveaux: ainsi que l'on voit souvent aux massonneries que nos bons architectes et massons entreprennent; et s'ils trouvent quelques vieilles ruines et fondements, ils bastissent aussi-tost dessus, et plus-tost que sur de nouveaux. J'ay bien veu aussi souvent de belles galleres et navires se bastir et se refaire sur de vieux corps et de vieilles carennes, lesquelles avoient demeuré long-temps dans un port sans rien faire, qui valloient bien autant que celles que l'on bastissoit et charpentoit tout à neuf, et de bois neuf venant de la forest. Davantage, disoit cette dame espagnole, ne void-on pas souvent les sommets des hautes tours par les vents, les orages, les tonnerres estre emportez, défraudez et gastez, et le bas demeurer sain et entier? car tousjours à telles hauteurs telles tempestes s'adressent; mesmes les vents marins minent et mangent les pierres d'enhaut, et les concavent plustost que celles du bas, pour n'y estre si exposées que celles d'enhaut. De mesme, plusieurs belles dames perdent le lustre et la beauté de leurs beaux visages par plusieurs accidents, ou de froid ou de chaud, ou de soleil et de lune, et autres, et, qui pis est, de plusieurs fards qu'elle y applicquent, pensans se rendre plus belles, et gastent tout; au lieu qu'aux partis d'enbas n'y applicquent autre fard que le naturel spermatic, n'y sentant ni froid, ny pluye, ny vent, ny soleil, ny lune, qui n'y touchent point. Si la chaleur les importune, elles s'en sçavent bien garantir et se raffraischir; de mesmes remédient au froid en plusieurs façons: tant d'incommoditez et peines y a-t-il à garder la beauté d'enhaut, et peu à garder celle d'enbas: si-bien qu'encore qu'on ayt veu une belle femme se perdre par le visage, ne faut présumer qu'elle soit perduë par le bas, et qu'il n'y reste encor quelque chose de beau et de bon, et qu'il n'y fait point mauvais bastir.
—J'ay ouy conter d'une grande dame qui avoit esté très-belle et bien adonnée à l'amour: un de ses serviteurs anciens l'ayant perduë de veuë l'espace de quatre ans, pour quelque voyage qu'il entreprit, duquel retournant, et la trouvant fort changée de ce beau visage qu'il luy avoit veu autres fois, et par ce en devint fort dégousté et reffroidy, qu'il ne la voulut plus attaquer, ny renouveller avec elle le plaisir passé. Elle le recogneut bien, et fit tant qu'elle trouva moyen qu'il la vint voir dans son lict; et, pour ce, un jour elle contrefit de la malade, et lui l'estant venuë voir sur jour, elle luy dit: «Je sçay bien, monsieur, que vous me desdaignez à cause de mon visage changé par mon aage; mais tenez, voyez (et sur ce elle luy descouvrit toute la moitié du corps nud en bas) s'il y a rien de changé là; si mon visage vous a trompé, cela ne vous trompe pas.» Le gentilhomme la contemplant, et la trouvant par-là aussi belle et nette que jamais, entra aussitost en appétit, et mangea de la chair qu'il pensoit estre pourrie et gastée. «Et voilà, dit la dame, monsieur, voilà comme vous autres estes trompez. Une autre fois, n'adjoustez plus de foy aux menteries de nos faux visages; car le reste de nos corps ne les ressemble pas toujours. Je vous apprens cela.» Une dame comme celle-là, estant ainsi devenus changée de beau visage, fut en si grand colère et despit contre luy, qu'elle ne le voulut oncques plus jamais mirer dans son miroir, disant qu'il en estoit indigne; et se faisoit coiffer à ses femmes, et, pour récompense, se miroit et s'arregardoit par les parties d'en-bas, y prenant autant de délectation comme elle avoit fait par le visage autresfois.
—J'ay ouy parler d'une autre dame, qui, tant qu'elle couchoit sur jour avec son amy, elle couvroit son visage d'un beau mouchoir blanc d'une fine toile d'Hollande, de peur que, la voyant au visage, le haut ne refroidist et empeschast la batterie du bas, et ne s'en degoustast; car il n'y avoit rien à dire au bas du beau passé. Sur quoy il y eut une fort honneste dame, dont j'ay ouy parler, qui rencontra plaisamment, à laquelle un jour son mary luy demandant «pourquoy son poil d'en-bas n'estoit pas devenu blanc et chenu comme celuy de la teste: Hà, dit-elle, le meschant traistre qu'il est, qui a fait la folie, ne s'en ressent point, ny ne la boit point. Il la fait sentir et boire à d'autres de mes membres et à ma teste; d'autant qu'il demeure toujours, sans changer, et en mesme estat et vigueur, en mesme disposition, et sur-tout en mesme chaud naturel, et a mesme appetit et santé, et non des autres membres, qui en ont pour luy des maux et des douleurs, et mes cheveux qui en sont devenus blancs et chenus.» Elle avoit raison de parler ainsi; car cette partie leur engendre bien des douleurs, des gouttes et des maux, sans que leur gallant du mitan s'en sente; et, pour trop estre chaudes à cela, ce disent les médecins, deviennent ainsi chenuës. Voilà pourquoy les belles dames ne vieillissent jamais par-là en toutes les deux façons.
—J'ay ouy raconter à aucuns qui les ont pratiquées, jusques aux courtisannes, qui m'ont asseuré n'en avoir veu guères de belles estres venues vieilles par-là: car tout le bas et mitan, et cuisses et jambes, avoient le tout beau, et la volonté et la disposition pareille au passé. Mesmes j'en ay ouy parler à plusieurs marys qui trouvoient leurs vieilles (ainsi les appeloient-ils) aussi belles par le bas comme jamais, en vouloir, en gaillardise, en beauté, et aussi volontaires, et n'y trouvoient rien de changé que le visage; et aimoient autant coucher avec elles qu'en leurs jeunes ans. Au reste, combien y a-t-il d'hommes qui aiment autant de vieilles dames pour monter dessus plustost que sur des jeunes; tout ainsi comme plusieurs qui aiment mieux des vieux chevaux, soit pour le jour d'un bon affaire, soit pour le manége et pour le plaisir, qui ont esté si bien appris en leur jeunesse, qu'en leur vieillesse vous n'y trouverez rien à dire, tant ils ont esté bien dressés, et ont continué leur gentille addresse.
—J'ay veu à l'escurie de nos roys le cheval qu'on appelloit le Quadragant, dressé du temps du roy Henry. Il avoit plus de vingt-deux ans; mais encore, tout vieux qu'il estoit, il faisoit très-bien et n'avoit rien oublié; si bien qu'il donnoit encore à son roy, et à tous ceux qui le voyoient manier, du plaisir bien grand. J'en ay veu faire de mesmes à un grand coursier qu'on appeloit le Gonzague, du haras de Mantouë, et estoit contemporain du Quadragant. J'ay veu le Moreau superbe, qui avoit esté mis pour estalon. Le seigneur M. Antonio, qui avoit la charge du haras du Roy, me le monstra à Mun, un jour que je passay par-là, aller à deux pas et un sault, et à voltes, aussi bien que lorsque M. de Carnavallet l'eut dressé, car il estoit à luy; et feu M. de Longueville luy en voulut donner trois mille livres de rente; mais le roy Charles ne le voulut pas, qui le prit pour luy, et le récompensa d'ailleurs. Une infinité d'autres en nommerois-je, mais je n'aurois jamais fait, m'en remettant aux braves escuyers, qui en ont prou veu. Le feu roy Henry, au camp d'Amiens, avoit choisi pour son jour de bataille le Bay de la Pay, un très-beau et fort courcier et vieux; et mourut de la fièvre, par le dire des plus experts mareschaux, au camp d'Amiens; ce qu'on trouva estrange. Feu M. de Guise envoya querir en son haras d'Esclairon le Bay Samson, qui servoit là d'estalon, pour le servir en la bataille de Dreux, où il le servit très-bien. Aux premieres guerres, feu M. le prince prit dans Mun vingt-deux chevaux qui servoient-là d'estalons, pour s'en servir en ses guerres, et les départit aux uns et aux autres des seigneurs qui estoient avec luy, s'en estant réservé sa part; dont le brave Avaret eut un courcier que M. le connestable avoit donné au roy Henry, et l'appeloit-on le Compere: tout vieux qu'il estoit, jamais n'en fut veu un meilleur, et son maistre le fit trouver en de bons combats, qui luy servit très-bien. Le capitaine Bourdet eut le Turc, sur lequel le feu roy Henry fut blessé et tué, que feu M. de Savoye luy avoit donné, et l'appelloit-on le Malheureux: et s'appelloit ainsi quand il fut donné au Roy, ce qui fut un très-mauvais présage pour le Roy. Jamais il ne fut si bon en sa jeunesse comme il fut en sa vieillesse: aussi son maistre, qui estoit un des vaillants gentilshommes de France, le faisoit bien valloir. Bref, tout tant qu'il en eust de ces estalons, jamais l'aage m'empescha qu'ils ne servissent bien à leurs maistres, à leur prince et à leur cause. Ainsi sont plusieurs chevaux vieux qui ne se rendent jamais: aussi dit-on que jamais bon cheval ne devint rosse. De mesme sont plusieurs dames, qui en leur vieillesse valent bien autant que d'autres en leur jeunesse, et donnent bien autant de plaisir, pour avoir esté en leur temps très-bien apprises et dressées; et volontiers telles leçons mal-aisément s'oublient: et ce qui est le meilleur, c'est qu'elles sont fort libérales et larges à donner pour entretenir leurs chevaliers et cavalcadours, qui prennent plus d'argent et veulent plus grand entretien pour monter sur une vieille monture que sur une jeune; qui est au contraire des escuyers, qui n'en prennent tant des chevaux dressés que des jeunes et à dresser: ainsi la raison en cela le veut.
Une question sur le sujet des dames aagées ay-je veu faire, à savoir quelle gloire plus grande y a-t-il à desbaucher une dame aagée et en joüir, ou une jeune. A aucuns ay-je ouy dire que c'est pour la vieille, et disoient que la folie et la chaleur qui est en la jeunesse, sont de soy assez toutes desbauchées et aisées à perdre; mais la sagesse et la froideur qui semblent estre en la vieillesse, malaisément se peuvent-elles corrompre; et qui les corrompt en est en plus belle réputation. Aussi cette fameuse courtisanne Lays se vantoit et se glorifioit fort de quoy les philosophes alloient si souvent la voir et apprendre à son eschole, plus que de tous autres jeunes gens et fols qui allassent. De mesme Flora se glorifioit de voir venir à sa porte de grands sénateurs romains, plustost que de jeunes fols chevaliers. Ainsi me semble-t-il que c'est grand gloire de vaincre la sagesse qui pourroit estre aux vieilles personnes, pour le plaisir et contentement. Je m'en rapporte à ceux qui l'ont expérimenté, dont aucuns ont dit qu'une monture dressée est plus plaisante qu'une farouche et qui ne sçait pas seulement trotter. Davantage, quel plaisir et quel plus grand aise peut-on avoir en l'ame quand on voit entrer dans une salle du bal, dans des chambres de la Reyne, ou dans une église, ou une autre grande assemblée, une dame aagée de grande qualité et d'alta guisa[100], comme dit l'Italien, et mesmes une dame d'honneur de la Reyne ou d'une princesse, ou une gouvernante des damoiselles ou filles de la Cour, que l'on prend, et l'on met en cette digne charge pour la tenir sage? On la verra qui fait la mine de la prude, de la chaste, de la vertueuse, et que tout le monde la tient ainsi pour telle, à cause de son aage, et, quand on songe en soy, et qu'on le dit à quelque sien fidèle compagnon et confident: «La voyez-vous-là en sa façon grave, sa mine sage et dédaigneuse et froide, qu'on diroit qu'elle ne feroit pas mouvoir une seule goutte d'eau? Hélas! quand je la tiens couchée en son lict, il n'y a giroüette au monde qui se remüe et se revire si souvent et si agilement que font ses reins et ses fesses.» Quant à moi, je croy que celuy qui a passé par-là et le peut dire, qu'il est très-content en soy. Ha! que j'en ay cogneu plusieurs de ces dames en ce monde, qui contrefaisoient leurs dames sages, prudes et censoriennes, qui estoient très-débordées et vénériennes quand venoient-là, et que bien souvent on abattoit plustost qu'aucunes jeunes, qui par trop peu rusées, craignent la lutte! Aussi dit-on, qu'il n'y a chasse que de vieilles renardes pour chasser et porter à manger à leurs petits.
Nous lisons que jadis plusieurs empereurs romains se sont fort délectez à débauscher et repasser ainsi ces grandes dames d'honneur et de réputation, autant pour le plaisir et contentement, comme certes il y en a plus qu'en des inférieures, que pour la gloire et honneur qu'il s'attribuoient de les avoir desbauchées et suppéditées: ainsi que j'en ay cogneu de mon temps plusieurs seigneurs, princes et gentilshommes, qui s'en sont sentis très-glorieux et très-contents dans leur ame, pour avoir fait de mesme. Jules César et Octave son successeur sont esté fort ardents à telles conquestes, ainsi que j'ay dit cy-devant; et après eux Calligula, lequel, conviant à ses festins les plus illutres dames romaines avec leurs marys, les contemplant et considérant fort fixement; mesmes avec la main leur levoit la face, si aucunes de honte la baissoient pour se sentir dames d'honneur et de réputation, ou bien d'autres qui voulussent les contrefaire, et des fort prudes et chastes, comme certainement y en pouvoit avoir peu ès temps de ces empereurs dissolus; mais il falloit faire la mine et en estre quitte pour cela, autrement le jeu ne fust esté bon, comme j'en ay veu faire de mesmes à plusieurs dames. Celles après qui plaisoient à ce monsieur l'Empereur, les prenoit privément et publiquement près de leurs marys, et, les sortant de la salle, les menoit en une chambre, où il en tiroit d'elles son plaisir ainsi qu'il luy plaisoit: et puis les retournoit en leur place se rasseoir, et devant toute l'assemblée loüoit leurs beautez et singularitez qui estoient en elles cachées, les spécifiant de part en part; et celles qui avoient quelques tares, laideurs et deffectuositez, ne les celoit nullement, ains les descrioit et les déclaroit, sans rien déguiser ni cacher. Néron fut aussi curieux, qui pis est encore, de voir sa mère morte, la contempler fixement, et manier tous ses membres, loüant les uns et vitupérant les autres. J'en ay ouy compter de mesme d'aucuns grands seigneurs chrétiens, qui ont bien cette mesme curiosité envers leurs meres mortes. Ce n'estoit pas tout de ce Calligula; car il racontoit leurs mouvements, leurs façons lubriques, leur maniements et leurs airs qu'elles observoient en leur manége, et surtout de celles qui avoient esté sages et modestes, ou qui les contrefaisoient ainsi à table: car, si à la couche elles en vouloient faire de mesme, il ne faut point douter si le cruel ne les menassoit de mort si elles ne faisoient tout ce qu'il vouloit pour le contenter, et crainte de mourir; et puis après les scandalisoit ainsi qu'il luy plaisoit, aux dépens et risée commune de ces pauvres dames, qui, pensans estre tenues fort chastes et sages, comme il y en pouvoit avoir, ou faire des hypocrites, et contrefaire les donne da ben, estoient tout à trac divulguées réputées bonnes vesses et ribaudes; ce qui n'estoit pas mal employé, de les découvrir pour telles qu'elles ne vouloient qu'on les cogneust. Et qui estoit le meilleur, c'estoient, comme j'ay dit, toutes grandes dames, comme femmes de consuls, dictateurs, préteurs, questeurs, sénateurs, censeurs, chevaliers, et d'autres de très-grands estats et dignitez; ainsi que nous pouvons dire aujourd'huy en notre chrestienté les reynes, qui se peuvent comparer aux femmes des consuls, puis qu'ils commandoient à tout le monde; les princesses grandes et moyennes, les duchesses grandes et petites, les marquises et marquisottes, les comtesses et contines, les baronnesses et chevaleresses, et autres dames de grand rang et riche étoffe: sur quoy il ne faut douter que, si plusieurs empereurs et roys en pouvoient faire de mesme envers telles grandes dames, comme cet empereur Calligula, ne le fissent; mais ils sont chrestiens, qui ont la crainte de Dieu devant les yeux, ses saints commandements, leur conscience, leur honneur, le diffame des hommes, et leurs marys; car la tyrannie seroit insupportable à des cœurs généreux. En quoy certes les roys chrestiens sont fort à estimer et loüer, de gaigner l'amour des belles dames plus par douceur et amitié que par force et rigueur; et la conqueste en est beaucoup plus belle.
J'ai ouy parler de deux grands princes qui se sont fort pleus à descouvrir ainsi les beautez, gentillesses et singularitez de leurs dames, aussi leurs difformitez, tares et deffauts, ensemble leurs manéges, mouvements et lascivetez, non en public pourtant, comme Galligula, mais en privé avec leurs grands amys particuliers. Et voilà le gentil corps de ces pauvres dames bien employé; pensant bien faire et joüer pour complaire à leurs amants, sont décriées et brocardées.
Or, afin de reprendre encore nostre comparaison, tout ainsi que l'on voit de beaux édifices bastis sur meilleurs fondements et de meilleures pierres et matière les uns plus que les autres, et pour ce durer plus longuement en leur beauté et gloire; aussi y a-t-il des corps de dames si bien complexionnez et composez, et empraints en beautez, qu'on void volontiers le temps n'y gagner tant comme sur d'autres, ny les miner aucunement.
—Il se fit qu'Artaxerces, entre toutes ses femmes qu'il eut, celle qu'il aima le plus fut Astasia, qui estoit fort aagée, et toutesfois très-belle, qui avoit été putain de son feu frère Daire. Son fils en devint si fort amoureux, tant elle estoit belle nonobstant l'aage, qu'il la demanda à son père en partage, aussi-bien que la part du royaume. Le père, par jalousie qu'il en eut, et qu'il participast avec luy ce bon boucon, la fit prestresse du Soleil, d'autant qu'en Perse celles qui ont tel estat se voüent du tout à la chasteté.
—Nous lisons dans l'histoire de Naples, que Ladislaüs Hongre et roy de Naples, assiégea dans Tarente la duchesse Marie, femme de feu Rammondelo de Balzo, et, après plusieurs assauts et faits d'armes, la prit par composition avec ses enfants, et l'espousa, bien qu'elle fust aagée, mais très-belle, et l'emmena avec soy à Naples; et fut appelée la reyne Marie, fort aimée de luy et chérie.
—J'ay veu madame la duchesse de Valentinois, en l'aage de soixante-dix ans, aussi belle de face, aussi fraische et aussi aimable comme en l'aage de trente ans: aussi fut-elle fort aimée et servie d'un des grands roys et valeureux du monde. Je le peux dire franchement, sans faire tort à la beauté de cette dame, car toute dame aimée d'un grand roy, c'est signe que perfection habite et abonde en elle, qui la fait aimer: aussi la beauté donnée des cieux ne doit estre espargnée aux demy-dieux. Je vis cette dame, six mois avant qu'elle mourust, si belle encor, que je ne sçache cœur de rocher qui ne s'en fust émeu, encore qu'auparavant elle s'estoit rompue une jambe sur le pavé d'Orléans, allant et se tenant à cheval aussi dextrement et dispostement comme elle avoit fait jamais; mais le cheval tomba et glissa sous elle. Et, pour telle rupture et maux et douleurs qu'elle endura, il eust semblé que sa belle face s'en fust changée; mais rien moins que cela, car sa beauté, sa grâce, sa majesté, sa belle apparence, estoient toutes pareilles qu'elle avoit toujours eu: et surtout elle avoit une très-grande blancheur, et sans se farder aucunement: mais on dit bien que tous les matins elle usoit de quelques bouillons composez d'or potable et autres drogues que je ne sçay pas comme les bons médecins et subtils apoticaires. Je crois que si cette dame eust encor vescu cent ans, qu'elle n'eust jamais vieilly, fust du visage, tant il estoit bien composé, fust du corps, caché et couvert, tant il estoit de bonne trempe et belle habitude. C'est dommage que la terre couvre ces beaux corps! J'ai veu madame la marquise de Rothelin, mere à madame la douairiere, princesse de Condé et de feu M. de Longueville, nullement offensée en sa beauté ny du temps, ny de l'aage, et s'y entretenir en aussi belle fleur qu'en la première, fors que le visage luy rougissoit un peu sur la fin; mais pourtant ses beaux yeux, qui estoient des nompareils du monde, dont madame sa fille en a hérité, ne changèrent oncques, et aussi prests à blesser que jamais. J'ai veu madame de La Bourdesiere, depuis en secondes nopces mareschale d'Aumont, aussi belle sur ses vieux jours que l'on eust dit qu'elle estoit en ses plus jeunes ans; si-bien que ses cinq filles, qui ont esté des belles, ne l'effaçoient en rien: et volontiers, si le choix fust été à faire, eust-on laissé les filles pour prendre la mère; et si avoit eu plusieurs enfants: aussi estoit-ce la dame qui se contregardoit le mieux, car elle estoit ennemie mortelle du serain et de la lune, et les fuyoit le plus qu'elle pouvoit; le fard commun, pratiqué de plusieurs dames, luy estoit incogneu. J'ay veu, qui est bien plus, madame de Mareuil, mère de madame la marquise de Mezieres, et grand-mère de la princesse Dauphin, en l'aage de cent ans, auquel mourut, aussi dispote, fraische et belle et saine qu'en l'aage de cinquante ans: ç'avoit esté une très-belle femme en sa jeune saison. Sa fille, madame la dite marquise, avoit esté telle, et mourut ainsi, mais non si aagée de vingt ans, et la taille lui appetissa un peu. Elle estoit tante de madame de Bourdeille, femme à mon frère aisné, qui lui portoit pareille vertu; car, encore qu'elle eust passé cinquante-trois ans et ait eu quatorze enfants, on diroit, comme ceux qui la voyent sont de meilleur jugement que moy et l'asseurent, que ces quatre filles qu'elle a auprès d'elle se monstrent ses sœurs: aussi void-on souvent plusieurs fruits d'hyver et de la dernière saison, se parangonner à ceux d'esté et se garder, et estre aussi beaux et savoureux, voire plus. Madame l'admiralle de Brion, et sa fille, madame de Barbezieux, ont esté aussi très-belles en vieillesse. L'on me dit dernierement que la belle Paule de Toulouse, tant renommée de jadis, est aussi belle que jamais, bien qu'elle ait quatre-vingts ans, et n'y trouve-t-on rien changé, ny en sa haute taille ny en son beau visage. J'ai veu madame la présidente Comte de Bordeaux, tout de mesme et en pareil aage, et très-aimable et désirable: aussi avoit-elle beaucoup de perfections. J'en nommerois tant d'autres, mais je n'en pourrois faire la fin.
—Un jeune cavalier espagnol parlant d'amour à une dame aagée, mais pourtant encore belle, elle luy respondit: A mis completas pesta manera me habla V. M.? «Comment à mes complies me parlez vous ainsi?» Voulant signifier par les complies son aage et déclin de son beau jour, et l'approche de sa nuict. Le cavalier luy respondit: Sus completas valen mas, y son mas graciosas, que las horas de prima de qualquier otra dama. «Vos complies vallent plus, et sont plus belles et gracieuses que les heures de prime de quelque autre dame qu soit.» Cette allusion est gentille. Un autre parlant de mesme d'amour à une dame aagée, et l'autre luy remonstrant sa beauté flestrie, qui pourtant ne l'estoit trop, il luy respondit: Alas visperas se cognosce la fiesta: «A vespres la feste se connoist.» On voit encore aujourd'huy madame de Nemours, jadis en son avril la beauté du monde, faire affront au temps, encore qu'il efface tout. Je la puis dire telle, et ceux qui l'ont veuë avec moy, que ç'a esté la plus belle femme, en ses jours verdoyants, de la chrestienté. Je la vis un jour danser comme j'ay dit ailleurs, avec la reyne d'Escosse, elles deux toutes seules ensemble et sans autres dames de compagnie, et par ce caprice, que tous ceux et celles qui les advisoient danser ne sceurent juger qui l'emportoit en beauté, et eust-on dit, ce dit quelqu'un, que c'estoient les deux soleils assemblez qu'on lit dans Pline avoir apparu autrefois pour faire esbahir le monde. Madame de Nemours, pour lors madame de Guise, monstroit la taille la plus riche; et, s'il m'est loisible ainsi de dire, sans offenser la reyne d'Escosse, elle avoit la majesté plus grave et apparente, encor qu'elle ne fust reyne comme l'autre; mais elle estoit petite-fille de ce grand roy Pere du peuple, auquel elle ressembloit en beaucoup de traits du visage, comme je l'ay veu pourtrait dans le cabinet de la reyne de Navarre, qui monstroit bien en tout quel roy il estoit. Je pense avoir esté le premier qui l'ay appelée du nom de petite-fille du roy Pere du peuple, et ce fut à Lyon quand le Roy tourna de Pologne, et bien souvent l'y appelois-je: aussi me faisoit-elle cet honneur de le trouver bon, et l'aimer de moy. Elle estoit certes vraye petite-fille de ce grand roy, et sur-tout en bonté et beauté; car elle a esté très-bonne, et peu ou nul se trouve à qui elle ayt fait mal ny desplaisir, et si en a eu de grands moyens du temps de sa faveur, c'est-à-dire que celle de feu M. de Guise son mary, qui a eu grand crédit en France. Ce sont donc deux très-grandes perfections qui ont esté en cette dame, que bonté et beauté, et que toutes deux elle a très-bien entretenu jusques icy, et pour lesquelles elle a espousé deux honnestes marys, et deux que peu ou point en eust-on trouvé de pareils; et s'il s'en trouvoit encore un pareil et digne d'elle, et qu'elle le voulust pour le tiers, elle le pourroit encor user, tant elle est encor belle. Aussi qu'en Italie l'on tient les dames ferraroises pour de bons et friands morceaux, dont est venu le proverbe, pota ferraresa, comme l'on dit cazzo mantouan. Sur-quoy, un grand seigneur de ce pays-là pourchassant une fois une belle et grande princesse de nostre France, ainsi qu'on le loüoit à la cour de ses belles vertus, valeurs et perfection pour la mériter, il y eut feu M. Dau, capitaine des gardes escossaises, qui rentra mieux que tous, en disant. «Vous oubliez le meilleur, cazzo mantuan.» J'ay ouy dire un pareil mot une fois, c'est que le duc de Mantouë qu'on appeloit le Gobin[101], parce qu'il estoit fort bossu, vouloit espouser la sœur de l'empereur Maximilian, il fut dit à elle qu'il estoit ainsi fort bossu. Elle respondit, dit-on: Non importa purche la campana habbia qualche diffetto, ma ch' el sonaglio sia buono[102]; voulant entendre le cazzo mantuan. D'autres disent qu'elle ne profera le mot, car elle estoit trop sage et bien apprise; mais d'autres le dirent pour elle. Pour tourner encore à cette princesse ferraroise, je la vis, aux nopces de feu M. de Joyeuse, parestre vestue d'une mante à la mode d'Italie, et retroussée à demy sur le bras à la mode sienoise; mais il n'y eut point encore de dame qui l'effaçast, et n'y eut aucun qui ne dist: «Cette belle princesse ne se peut rendre encor, tant elle est belle; et est bien aisé à juger que ce beau visage couvre et cache d'autres grandes beautez et parties en elle que nous ne voyons point; tout ainsi qu'à voir le beau et superbe front d'un beau bastiment, il est à juger qu'au dedans il y a de belles chambres, anti-chambres, garde-robbes, beaux recoins et cabinets.» En tant de lieux encor a-t-elle fait paroistre sa beauté depuis peu, et en son arrière-saison, et mesme en Espagne aux nopces de M. et madame de Savoye, que l'admiration d'elle et de sa beauté, et de ses vertus, y en demeurera gravée pour tout jamais. Si les aisles de ma plume estoient assez fortes et simples pour la porter dans le ciel, je le ferois; mais elles sont trop foibles, si en parleray-je encore ailleurs; tant il y a que ce ç'a esté une très-belle femme en son printemps, son esté et son automne, et son hyver encor, quoy qu'elle ait eu grande quantité d'ennuys et d'enfants. Qui pis est, les Italiens, méprisants une femme qui a eu plusieurs enfants, l'appellent scrofa, qui est à dire une truye; mais celles qui en produisent de beaux, braves et généreux, comme cette princesse a fait, sont à loüer, et sont indignes de ce nom, mais de celuy des benistes de Dieu. Je puis faire cette exclamation: Quelle mondaine et merveilleuse inconstance, que la chose qui est la plus legere et inconstante fait la résistance au temps, qu'est la belle femme! Ce n'est pas moy qui le dit; j'en serois bien marry, car j'estime fort la constance d'aucunes femmes, et toutes ne sont inconstantes: c'est d'un autre de qui je tiens cette exclamation. J'alléguerois encore volontiers des dames estrangeres, aussi bien que de nos Françoises, belles en leur autonne et hyver, mais pour ce coup je ne mettray en ce rang que deux. L'une, la reyne Elisabeth d'Angleterre qui regne aujourd'huy, qu'on m'a dit estre encor aussi belle que jamais. Que si elle est telle, je la tiens pour une belle princesse; car je l'ay veuë en son esté et en son automne: quant à son hyver, elle y approche fort: si elle n'y est; car il y a long-temps que je ne l'ay veuë. La première fois que je la vis, je sçay l'aage qu'on luy donnoit alors. Je crois que ce qui l'a maintenue si long-temps en sa beauté, c'est qu'elle n'a jamais esté mariée, ny a supporté le faix du mariage, qui est fort onéreux, et mesmes quand l'on porte plusieurs enfants. Cette reyne est à loüer en toutes sortes de louanges, n'estoit la mort de cette brave, belle et rare reyne d'Escosse, qui a fort souillé ses vertus. L'autre princesse et dame estrangere est madame la marquise de Gouast, donne Marie d'Arragon, laquelle j'ay veue une très-belle dame sur sa derniere saison; et je vous le vais dire par un discours que j'abregeray le plus que je pourray. Lors que le roy Henry mourut, le pape Paul quatriesme, Caraffe, et pour l'élection d'un nouveau fallut que tous les cardinaux s'assemblassent. Entr'autres partit de France le cardinal de Guise, et alla à Rome par mer avec les galleres du Roy, desquelles estoit général M. le grand-prieur de France, frère dudit cardinal, lequel, comme bon frère, le conduisit avec seize galleres; et firent si bonne dilligence et avec si bon vent en poupe, qu'ils arrivèrent en deux jours et deux nuicts à Civita-Vecchia, et de-là à Rome; où estant, M. le grand-prieur voyant qu'on n'estoit pas encor prest de faire nouvelle élection (comme de vray elle demeura trois mois à faire), et par conséquent son frère ne pouvoit retourner, et que ses galleres ne faisoient rien au port, il s'advisa d'aller jusques à Naples voir la ville et y passer son temps. A son arrivée donc, le vice-roy, qui estoit lors le duc d'Alcala, le receut comme si ce fust esté un roy; mais avant que d'y arriver salua la ville d'une fort belle salüe qui dura long-temps, et la mesme luy fut rendue de la ville et des chasteaux, qu'on eust dit que le ciel tonnoit estrangement durant cette salüe; et tenant ses galleres en batailles et en loly, et assez loin, il envoya dans un esquif M. de l'Estrange, de Languedoc, fort habile et honneste gentilhomme, qui parloit fort bien, vers le vice-roy, pour ne luy donner l'allarme, et lui demander permission (encore que nous fussions en bonne paix, mais pourtant nous ne venions que de frais de la guerre) d'entrer dans le port pour voir la ville et visiter les sépulchres de ses prédécesseurs qui estoient là enterrez, et leur jetter de l'eau beniste et prier Dieu sur eux. Le vice-roy l'accorda très-librement. M. le grand-prieur donc s'advança et recommença la salüe aussi belle et aussi furieuse que devant, tant des canons de courcie des seize galleres, que des autres pièces et d'harquebusades, tellement que tout estoit en feu; et puis entra dans le mole fort superbement, avec plus d'estendarts, de banderolles, de flambants de taffetas cramoisi, et la sienne de damas, et tous les forçats vestus de velours cramoisi, et les soldats de sa garde de mesme, avec mandilles couvertes de passement d'argent, desquels estoit capitaine le capitaine Geoffroy, Provençal, brave et vaillant capitaine; et bien que l'on trouvast nos galleres françaises très-belles, lestes et bien espaverades, et sur-tout la Réalle, à laquelle n'y avoit rien à redire; car ce prince estoit en tout très-magnifique et libéral. Estant donc entré dans le monde en un si bel arroy, il prit terre, et tous nous autres avec luy, où le vice-roy avoit commandé de tenir prests des chevaux et des coches pour nous recueillir et nous conduire en la ville, comme de vray nous y trouvasmes cent chevaux, coursiers, genets, chevaux d'Espagne, barbes et autres, les uns plus beaux que les autres, avec des housses de velours toutes en broderies, les unes d'or, les autres d'argent. Qui vouloit montoit à cheval, montoit qui en coche vouloit, car il y en avoit une vingtaine des plus belles et riches et des mieux attelées, et traisnées par des coursiers des plus beaux qu'on eust sceu voir. Là se trouvèrent aussi force grands princes et seigneurs, tant du regne qu'espagnols, qui receurent M. le grand-prieur, de la part du vice-roy, très-honnorablement. Il monta sur un cheval d'Espagne, le plus beau que j'aye veu il a long-temps, que depuis le vice-roy luy donna, et se manioit très-bien, et faisoit de très-belles courbettes, ainsi qu'on parloit de ce temps. Luy, qui estoit un très-bon homme de cheval, et aussi bon que de mer, il le fit très-beau voir là-dessus: et il le faisoit très-bien valloir et aller, et de fort bonne grace, car il estoit l'un des plus beaux princes qui fust de ce temps-là et des plus agréables, des plus accomplis, et de fort haute et belle taille et bien dénoüée; ce qui n'advient guieres à ces grands hommes. Ainsi il fut conduit par tous ces seigneurs et tant d'autres gentilshommes chez le vice-roy, lequel l'attendoit, et luy fit tous les honneurs du monde, et logea en son palais, et le festoya fort sumptueusement, et luy et sa troupe: il le pouvoit bien faire, car il luy gaigna vingt mille escus à ce voyage.
Nous pouvions bien estre avec lui deux cents gentilshommes, que capitaines des galleres et autres; nous fusmes logés chez la pluspart des grands seigneurs de la ville, et très-magnifiquement. Dès le matin, sortant de nos chambres, nous rencontrions des estaffiers si bien créez qui se venoient présenter aussi-tost et demander ce que nous voulions faire et où nous voulions aller et pourmener, et si nous voulions chevaux ou coches. Soudain, aussi-tost nostre volonté dite aussi-tost accomplie, et alloient quérir les montures que voulions, si belles, si riches et si superbes, qu'un roy s'en fust contenté; et puis accommencions et accomplissions nostre journée ainsi qu'il plaisoit à chacun. Enfin nous n'estions guieres gastez d'avoir faute de plaisirs et délices en cette ville: ne faut dire qu'il n'y en eust, car je n'ai jamais veu ville qui en fust plus remplie en toute sorte. Il n'y manque que la familiere, libre et franche conversation d'avec les dames d'honneur et réputation, car d'autres il y en a assez: à quoi pour ce coup sceut très-bien remédier madame la marquise de Gouast, pour l'amour de laquelle ce discours se fait; car, toute courtoise et pleine de toute honnesteté, et pour la grandeur de sa maison, ayant ouy renommer M. le grand-prieur des perfections qui estoient en luy, et l'ayant veu passer par la ville à cheval et recogneu, comme de grand à grand, cela est deu communément, elle qui estoit toute grande en tout, l'envoya visiter un jour par un gentilhomme fort honneste et bien créé, et lui manda que, si son sexe et la coustume du pays lui eussent permis de le visiter, volontiers elle y fust venue fort librement pour luy offrir sa puissance, comme avoient fait tous les grands seigneurs du royaume, mais le pria de prendre ses excuses en gré, en luy offrant et ses maisons, et ses chasteaux, et sa puissance. M. le grand-prieur, qui estoit la mesme courtoisie, la remercia fort comme il devoit, et luy manda qu'il luy iroit baiser les mains incontinent après disner; à quoi il ne faillit avec sa suite de tous nous autres qui estions avec luy. Nous trouvasmes la marquise dans sa salle avec ses deux filles, donne Antonine, et l'autre donne Hieronyme ou donne Joanne (je ne sçaurois bien le dire, car il ne m'en souvient plus), avec force belles dames et damoiselles, tant bien en point et de si belle et bonne grace, que, horsmis nos cours de France et d'Espagne, volontiers ailleurs n'ay-je point veu plus belle troupe de ames. Madame la marquise salua à la française et receut M. le grand-prieur avec un très-grand honneur; et luy en fit de mesmes, encore plus humble, con mas gran sossiego, comme dit l'Espagnol. Leurs devis furent pour ce coup de propos communs. Aucuns de nous autres, qui sçavions parler italien et espagnol, accostasmes les autres dames, que nous trouvasmes fort honnestes et gallantes, et de fort bon entretien. Au départir, madame la marquise, ayant sceu de M. le grand-prieur le séjour de quinze jours qu'il vouloit faire-là, lui dit: «Monsieur, quand vous ne saurez que faire et qu'aurez faute de passetemps, lorsqu'il vous plaira venir céans vous me ferez beaucoup d'honneur, et y serez le très-bien venu comme en la maison de madame vostre mére; vous priant de disposer cette-cy de mesme et ainsi que de la sienne, et y faire ny plus ny moins. J'ay ce bonheur d'estre aimée et visitée d'honnestes et belles dames de ce royaume et de cette ville, autant que dame qui soit; et d'autant que vostre jeunesse et vertu porte que vous aimez la conversation des honnestes dames, je les prieray de se rendre icy plus souvent que de coustume, pour vous tenir compagnie et à toute cette belle noblesse qui est avec vous. Voilà mes deux filles, auxquelles je commanderay, encores qu'elles ne soient si accomplies qu'on diroit bien, de vous tenir compagnie à la française, comme de rire, danser, joüer, causer librement, et modestement, honnestement, comme vous faites à la Cour de France, à quoy je m'offrirois volontiers; mais il fascheroit fort à un prince jeune, beau et honneste comme vous estes, d'entretenir une vieille surannée, fascheuse et peu aimable comme moy; car volontiers vieillesse et jeunesse ne s'accordent guieres bien ensemble.»
M. le grand-prieur luy releva aussi-tost ces mots, en luy faisant entendre que la vieillesse n'avoit rien gaigné sur elle, et que mal-aisément il ne passeroit pas celuy-là, et que son automne surpassoit tous les printemps et estez qui estoient en cette salle. Comme de vray, elle se monstroit encor une très-belle dame et fort aimable, voire plus que ses deux filles, toutes belles et jeunes qu'elles estoient; si avoit-elle bien alors près de soixante bonnes années. Ces deux petits mots que M. le grand-prieur donna à madame la marquise luy plurent fort, selon que nous pusmes cognoistre à son visage riant, à sa parole et à sa façon. Nous partismes de-là extresmement bien édifiés de cette belle dame et surtout M. le grand-prieur, qui en fust aussi-tost espris, ainsi qu'il nous le dit. Il ne faut donc douter si cette belle dame et honneste, et sa belle troupe de dames, convia M. le grand-prieur tous les jours d'aller à son logis; car si on n'y alloit l'après-dinée on y alloit le soir. M. le grand-prieur prit pour sa maistresse sa fille aisnée, encore qu'il aimast mieux la mère; mais ce fut per adumbrar la cosa[103].
Il se fit force courements de bague, où M. le grand-prieur emporta le prix, force ballets et danses. Bref, cette belle compagnie fut cause que, luy ne pensant séjourner que quinze jours, nous y fusmes pour nos six sepmaines, sans nous y fascher nullement, car nous y avions nous autres aussi bien fait des maistresses comme nostre général. Encore y eussions demeuré davantage, sans qu'un courrier vint du Roy son maistre, qui lui porta nouvelles de la guerre eslevée en Escosse; et pour ce falloit mener et faire passer ses galleres de levant en ponant, qui pourtant ne passèrent de huict mois après. Ce fut à ce départir de ces plaisirs délicieux, et de laisser la bonne et gentille ville de Naples: et ne fut à M. nostre général et à tous nous autres sans grandes tristesses et regrets, mais nous faschant fort de quitter un lieu où nous nous trouvions si bien.
Au bout de six ans, ou plus, nous allasmes au secours de Malte. Moy estant à Naples, je m'enquis si madite dame la marquise estoit encor vivante; on me dit qu'ouy, et qu'elle estoit en la ville. Soudain je ne faillis de l'aller voir, et fus aussi-tost recogneu par un vieux maistre d'hostel de céans, qui l'alla dire à madite dame que je luy voulois baiser les mains. Elle, qui se ressouvint de mon nom de Bourdeille, me fit monter en sa chambre et la voir. Je la trouvay qui gardoit le lict, à cause d'un petit feu vollage qu'elle avoit d'un costé de jouë. Elle me fit, je vous jure, une très-bonne chere: je ne la trouvay que fort peu changée, et encore si belle, qu'elle eust bien fait commettre un péché mortel, fust de fait ou de volonté. Elle s'enquit fort à moy des nouvelles de M. le grand-prieur, et d'affection, et comme il estoit mort, et qu'on lui avoit dit qu'il avoit esté empoisonné, maudissant cent fois le malheureux qui avoit fait le coup. Je luy dis que non, et qu'elle otast cela de sa fantaisie, et qu'il estoit mort d'un purisy faux et sourd qu'il avoit gaigné à la bataille de Dreux, où il avoit combattu comme un César tout le jour; et le soir à la dernière charge, s'estant fort échauffé au combat, et suant, se retirant le soir qu'il geloit à pierre fendre, se morfondit, et se couva sa maladie, dont il mourut un mois ou six semaines après. Elle monstroit, par sa parole et sa façon, de le regretter fort: et notez que, deux ou trois ans auparavant, il avoit envoyé deux galleres en cours sous la charge du capitaine Beaulieu, l'un de ses lieutenants de galleres. Il avoit pris la bandiere de la reyne d'Escosse, qu'on n'avoit jamais veue vers les mers de levant, ny cogneuë, dont on estoit fort esbahy; car, de prendre celle de France, n'en falloit point parler, pour l'alliance entre le Turc.
M. le grand-prieur avoit donné charge au dit capitaine Beaulieu de prendre terre à Naples, et de visiter de sa part madame la marquise et ses filles, auxquelles trois il envoyoit force présents de toutes les petites singularitez qui estoient lors à la Cour et au palais, à Paris et en France; car ledit sieur grand-prieur estoit la libéralité et magnificence mesme: à quoy ne faillit le capitaine Beaulieu, et de présenter le tout, qui fut très-bien receu, et pour ce fut récompensé d'un beau présent. Madame la marquise se ressentoit si fort obligée de ce présent, et de la souvenance qu'il avoit encor d'elle, qu'elle me le réïtera plusieurs fois, dont elle l'en aima encore plus. Pour l'amour de luy elle fit encore une courtoisie à un gentilhomme gascon, qui estoit lors aux galleres de M. le grand-prieur, lequel, quand nous partismes, demeura dans la ville, malade jusqu'à la mort. La fortune fut si bonne pour luy, que, s'addressant à la dite dame en son adversité, elle le fit si bien secourir qu'il eschappa, et le prit en sa maison, et s'en servit, que, venant à vacquer une capitainerie en un de ses chasteaux, elle la luy donna, et luy fit espouser une femme riche. Aucuns de nous autres ne sceusmes qu'estoit devenu le gentilhomme, et le pensions mort, si non lors que nous fismes ce voyage de Malte il se trouva un gentilhomme qui estoit cadet de celuy dont j'ay parlé, qui un jour, sans y penser, parlant à moy de la principale occasion de son voyage qui estoit pour chercher nouvelles d'un sien frère qui avoit esté à M. le grand-prieur, et estoit resté malade à Naples il y avoit plus de six ans, et que depuis il n'en avoit jamais sceu nouvelles, il m'en alla souvenir, et depuis m'enquis de ses nouvelles aux gens de madame la marquise, qui m'en contèrent, et de sa bonne fortune: soudain je le rapportay à son cadet, qui m'en remercia fort, et vint avec moi chez ma dite dame qui en prit encor plus de langue, et l'alla voir où il estoit.
Voilà une belle obligation pour une souvenance d'amitié qu'elle avoit encore, comme j'ay dit; car elle m'en fit encore meilleure chere, et m'entretint fort du bon temps passé, et de force autres choses qui faisoient trouver sa compagnie très-belle et très-aimable; car elle estoit de très-beau et bon devis, et très-bien parlante. Elle me pria cent fois ne prendre autre logis ny repas que le sien, mais je ne le voulus jamais, n'ayant esté mon naturel d'estre importun ny coquin. Je l'allois voir tous les jours, pour sept ou huict jours que nous demeurasmes, et y estois très-bien venu, et sa chambre m'estoit toujours ouverte sans difficulté. Quand je luy dis adieu, elle me donna des lettres de faveur à son fils M. le marquis de Pescaire, général pour lors en l'armée espagnole: outre ce, elle me fit promettre qu'au retour je passerois pour la revoir, et de ne prendre autre logis que le sien. Le malheur fut tant pour moy, que les galleres qui nous tournèrent ne nous mirent à terre qu'à Terracine, d'où nous allasmes à Rome, et ne pus tourner en arrière; et aussi que je m'en voulois aller à la guerre d'Hongrie; mais, estans à Venise, nous sceusmes la mort du grand Soliman. Ce fut-là où je maudis cent fois mon malheur que je ne fusse retourné aussi bien à Naples, où j'eusse bien passé mon temps, et possible, par le moyen de ma dite dame la marquise, j'y eusse rencontré une bonne fortune, fust par mariage ou autrement; car elle me faisoit ce bien de m'aimer. Je croy que ma malheureuse destinée ne le voulut, et me voulut encore ramener en France pour y estre à jamais malheureux, et où jamais la bonne fortune ne m'a monstré bon visage, si-non par apparence et beau semblant; d'estre estimé gallant homme de bien et d'honneur prou, mais des moyens et des grades point, comme aucuns de mes compagnons, voire d'autres plus bas, lesquels j'ay veu qu'ils se fussent estimez heureux que j'eusse parlé à eux dans une Cour, dans une chambre de roy ou de reyne, ou une salle, encore à costé ou sur l'espaule, qu'aujourd'huy je les vois advancés comme potirons, et fort aggrandis, bien que je n'aye affaire d'eux et ne les tienne plus grands que moy, ny que je leur voulusse déférer en rien de la longueur d'un ongle. Or bien pour moy je peux en cela pratiquer le proverbe que nostre rédempteur Jésus-Christ a profféré de sa propre bouche, que nul ne peut estre prophete en son pays. Possible, si j'eusse servi des princes estrangers, aussi bien que les miens, et cherché l'adventure parmy eux comme j'ay fait parmy les nostres, je serois maintenant plus chargé de biens et dignitez que ne suis de douleurs et d'années. Patience: si ma parque m'a ainsi filé, je la maudis; s'il tient à mes princes, je les donne à tous les diables, s'ils n'y sont.
Voilà mon conte achevé de cette honnorable dame. Elle est morte en une très-grande réputation d'avoir esté une très-belle et honneste dame, et d'avoir laissé après elle une belle et généreuse lignée, comme M. le marquis son aisné, don Juan, don Carlos, don Césare d'Avalos; que j'ay tous veus et desquels j'en ay parlé ailleurs: les filles de mesme ont ensuivy les frères.
Or, je fais fin à mon principal discours.
DISCOURS SIXIÈME
Sur ce que les belles et honnestes femmes aiment les vaillants hommes, et les braves hommes aiment les dames courageuses.
Il ne fut jamais que les belles et honnestes dames n'aimassent les gens braves et vaillants, encore que de ieur nature elles soyent poltronnes et timides; mais la vaillance a telle vertu à l'endroit d'elles, qu'elles l'aiment. Que c'est que de se faire aimer à son contraire, malgré son naturel! Et, qu'il ne soit vray, Vénus, qui fut jadis la déesse de beauté, de toute gentillesse et honnesteté, estant à mesme, dans les cieux et en la cour de Jupiter, pour choisir quelque amoureux gentil et beau, et pour faire cocu son bonhomme de mary Vulcain, n'en alla aucun choisir des plus mignons, des plus fringants ny des plus frisés, de tant qu'il y en avoit, mais choisit et s'amouracha du dieu Mars, dieu des armées et des vaillances, encore qu'il fust tout sallaud, tout suant de la guerre d'où il venoit, et tout noirci de poussière et malpropre ce qu'il se peut, centant mieux son soldat de guerre que son mignon de cour; et, qui pis est encore, bien souvent, possible, tout sanglant, revenant des batailles, couchoit-il avec elle sans autrement se nettoyer et parfumer.
—La généreuse belle reyne Pantasilée, la renommée luy ayant fait à sçavoir les valeurs et vaillances du preux Hector, et ses merveilleux faits d'armes qu'il faisoit devant Troye sur les Grecs, au seul bruit s'amouracha de luy tant, que, par un désir d'avoir d'un si vaillant chevalier des enfants, c'est-à-dire filles qui succédassent a son royaume, s'en alla le trouver à Troye, et, le voyant, le contemplant et l'admirant, fit tout ce qu'elle peut pour se mettre en grâce avec luy, non moins par les armes qu'elle faisoit, que par sa beauté, qui estoit très-rare; et jamais Hector ne faisoit saillie sur ses ennemis qu'elle ne l'y accompagnast, et ne se meslast aussi avant que Hector là où il faisoit le plus chaud; si que l'on dit que plusieurs fois, faisant de si grandes proüesses, elle en faisoit esmerveiller Hector, tellement qu'il s'arrestoit tout court comme ravy souvent au milieu des combats les plus forts, et se mettoit un peu à l'escart pour voir et contempler mieux à son aise cette brave reyne à faire de si beaux coups. De-là en avant il est à penser au monde ce qu'ils firent de leurs amours, et s'ils les mirent à exécution: le jugement en peut estre bientost donné; mais tant y a que leur plaisir ne peut pas durer longuement; car elle, pour mieux complaire à son amoureux, se précipitoit ordinairement aux hasards, qu'elle fut tuée à la fin parmi la plus forte et plus cruelle meslée. Aucuns disent pourtant qu'elle ne vid pas Hector, et qu'il estoit mort devant qu'elle arrivast, dont arrivant et sçachant la mort, entra en un si grand dépit et tristesse, pour avoir perdu le bien de sa veuë qu'elle avoit tant desiré et pourchassé de si loingtain pays, qu'elle s'alla perdre volontairement dans les plus sanglantes batailles, et mourut, ne voulant plus vivre puisqu'elle n'avoit peu voir l'objet valeureux qu'elle avoit le mieux choisi et plus aimé. De mesmes en fit Tallestride, autre reyne des Amazones, laquelle traversa un grand pays, et fit je ne sçay combien de lieuës pour aller trouver Alexandre le Grand, luy demandant par mercy, ou à la pareille, de ce bon temps que l'on faisoit, et le donnoit-on pour la pareille; coucha avec luy pour avoir de la ligéne d'un si grand et généreux sang, l'ayant ouy tant estimer; ce que volontiers Alexandre luy accorda; mais bien gasté et dégousté s'il eust fait autrement, car la digne reyne estoit bien aussi belle que vaillante. Quinte Curce, Oroze et Justin l'asseurent, et qu'elle vint trouver Alexandre avec trois cents dames à sa suite, tant bien en point et de si bonne grace, portans leurs armes, que rien plus; et fit ainsi la révérence à Alexandre, qui la recueillit avec un très-grand honneur, et demeura l'espace de treize jours et treize nuicts avec luy, s'accommoda du tout à ses volontez et plaisirs, luy disant pourtant tousjours que si elle en avoit une fille, qu'elle la garderoit comme un très-précieux trésor: si elle en avoit un fils, qu'elle luy envoyeroit, pour la haine extreme qu'elle portoit au sexe masculin, en matiere de regner, et avoir aucun commandement parmy elles, selon les loix introduites en leurs compagnies depuis qu'elles tuèrent leurs marys. Ne faut douter là-dessus que les autres dames et sous-dames n'en firent de mesme et ne se firent couvrir aux autres capitaines et gendarmes du dit Alexandre; car, en cela, il falloit faire comme la dame.
La belle vierge Camille, belle et généreuse, et qui servoit si fidellement Diane, sa maistresse, parmy les forests et les bois, en ses chasses, ayant senty le vent et la vaillance de Turnus, et qu'il avoit à faire avec un vaillant homme aussi, qui estoit Enée, et qui luy donnoit de la peine, choisit son parti et le vint trouver seulement avec trois fort honnestes et belles dames de ses compagnes, qu'elle avoit esleu pour ses grandes amies et fideles confidentes, et tribades pensez, et pour friquarelle; et pour l'honneur en tous lieux s'en servoit, comme dit Virgile en ses Æneïdes, et s'appeloit l'une Armie la vierge et la vaillante, et l'autre Iulle, et la troisiesme Tarpée, qui sçavoit bien bransler la pique et le dard, en deux façons diverses pensez, et toutes trois filles d'Italie. Camille donc vint ainsi avec sa belle petite bande (aussi dit-on petit et beau et bon) trouver Turnus, avec lequel elle fit de très-belles armes, et s'advança si souvent et se mesla parmy les vaillants Troyens, qu'elle fut tuée, avec très-grand regret de Turnus, qui l'honnoroit beaucoup, tant pour sa beauté que pour son bon secours. Ainsi ces dames belles et courageuses alloient rechercher les braves et vaillants, les secourans en leurs guerres et combats. Qui mit le feu d'amour si ardent dans la poitrine de la pauvre Didon, si-non la vaillance qu'elle sentit en son Enéas, si nous voulons croire Virgile? Car, après qu'elle l'eut prié de luy raconter les guerres, désolations et destruction de Troye, et qu'il l'en eut contenté, à son grand regret pourtant pour renouveller telles douleurs, et qu'en son discours il n'oublioit pas ses vaillantises, et les ayant Didon très-bien remarquées et considérées en soy, lorsqu'elle commença à déclarer à sa sœur Anne son amour, les plus prégnantes et principales paroles qu'elle luy dit, furent: «Hà! ma sœur, quel hoste est cettuy-cy qui est venu chez moy! la belle façon qu'il a, et combien se monstre-t-il en grace d'estre brave et vaillant, soit en armes et en courage! et croy fermement qu'il est extraict de quelque race des dieux; car les cœurs villains sont coüards de nature.» Telles furent ses paroles. Et croy qu'elle se mit à l'aimer, tant aussi parce qu'elle estoit brave et généreuse, et que son instinct a poussoit d'aimer son semblable, aussi pour s'en aider et servir en cas de nécessité. Mais le malheureux la trompa et l'abandonna misérablement; ce qu'il ne devoit faire à cette honneste dame qui luy avoit donné son cœur et son amour; à luy, dis-je, qui estoit un estranger et un forbanny[104].
—Bocace, en son livre des Illustres malheureux, fait un conte d'une duchesse de Furly, nommée Romilde, laquelle, ayant perdu son mary, ses terres et son bien, que Caucan, roy des Avarois, luy avoit tout prit, et réduite à se retirer avec ses enfants dans son chasteau de Furly, là où il l'assiégea. Mais un jour qu'il s'en approchoit pour le recognoistre, Romilde, qui estoit sur le haut d'une tour, le vid, et se mit fort à le contempler et longuement; et le voyant si beau, estant à la fleur de son aage, monté sur un beau cheval, et armé d'un harnois très-superbe, et qu'il faisoit tant de beaux exploict d'armes, et ne s'espargnoit non plus que le moindre soldat des siens, en devint incontinent passionnément amoureuse; et, laissant arrière le deuil de son mary et les affaires de son chasteau et de son siége, luy manda par un messager que, s'il la vouloit prendre en mariage, qu'elle luy rendroit la place dès le jour que les nopces seroient célébrées. Le roy Cauean la prit au mot. Le jour donc compromis venu, elle s'habille pompeusement de ses plus beaux et superbes habits de duchesse, qui la rendirent d'autant plus belle, car elle l'estoit très-fort; et estant venue au camp du Roy pour consommer le mariage, afin qu'on ne le pust blasmer qu'il n'eust tenu sa foy, se mit toute la nuict à contenter la duchesse eschauffée. Puis lendemain au matin, estant levé, fit appeler douze soldats avarois des siens, qu'il estimoit les plus forts et roides compagnons, et mit Romilde entre leurs mains pour en faire leur plaisir l'un après l'autre; laquelle repassèrent tout une nuict tant qu'ils purent: et le jour venu, Caucan, l'ayant fait appeller, luy ayant fait forces reproches de sa lubricité et dit force injures, la fit empaler par sa nature, dont elle en mourut. Acte cruel et barbare certes, de traitter ainsi une si belle et honneste dame, au lieu de la reconnoistre, la récompenser et traitter en toute sorte de courtoisie, pour la bonne opinion qu'elle avoit eue de sa générosité, de sa valeur et de son noble courage, et l'avoir pour cela aimé! A quoy quelquefois les dames doivent bien regarder, car il y a de ces vaillants qui ont tant accoustumé à tuer, à manier et à battre le fer si rudement, que quelquefois il leur prend des humeurs d'en faire de mesme sur les dames. Mais tous ne sont pas de ces complexions; car, quand quelques honnestes dames leur font cet honneur de les aimer et avoir bonne opinion de leur valeur, laissent dans le camp leurs furies et leurs rages, et dans des cours et dans des chambres s'accommodent aux douceurs et à toutes les bonnestetez et courtoisies. Bandel, dans ses Histoires tragiques, en raconte une, qui est la plus belle que j'aye jamais leu, d'une duchesse de Savoye, laquelle un jour en sortant de sa ville de Thurin, et ayant ouy une pellerine espagnole, qui alloit à Lorette pour certain veu, s'escrier et admirer sa beauté, et dire tout haut que si une belle et parfaite dame estoit mariée avec son frere le seigneur de Mendozze, qui estoit si beau, si brave et si vaillant, qu'il se pourroit bien dire partout que les deux plus beaux pairs du monde estoient couplez ensemble. La duchesse, qui entendoit très-bien la langue espagnole, ayant en soy très-bien engravés et remarqués ces mots, et dans son ame s'y mit aussi à en graver l'amour, si bien que par un tel bruit elle devint tant passionnée du seigneur de Mendozze, qu'elle ne cessa jamais jusques à ce qu'elle eust projeté un feint pellerinage à Saint Jacques, pour voir son amoureux si-tost conceu; et, s'estant acheminée en Espagne, et pris le chemin par la maison du seigneur de Mendozze, eut temps et loisir de contenter et rassasier sa veuë de l'objet beau qu'elle avoit esleu; car la sœur du seigneur de Mendozze, qui accompagnoit la duchesse, avoit adverty son frère d'une telle et si noble et belle venue: à quoy il ne faillit d'aller au devant d'elle bien en point, monté sur un beau cheval d'Espagne, avec une si belle grace que la duchesse eut occasion de se contenter de la renommée qui luy avoit esté rapportée, et l'admira fort, tant pour sa beauté que pour sa belle façon, qui monstroit à plein la vaillance qui estoit en luy, qu'elle estimoit bien autant que les autres vertus et accomplissements et perfections; présageant dès lors qu'un jour elle en auroit bien affaire, ainsi que par après il luy servit grandement en l'accusation fausse que le comte Pancalier fit contre sa chasteté. Toutes fois, encore qu'elle le tint brave et courageux pour les armes, si fut-il pour ce coup coüard en amours; car il se monstra si froid et respectueux envers elle, qu'il ne luy fit nul assaut de paroles amoureuses; ce qu'elle aimoit le plus, et pourquoy elle avoit entrepris son voyage; et, pour ce, dépitée d'un tel froid respect ou plustost de telles coüardises d'amours, s'en partit le lendemain d'avec luy, non si contente qu'elle eust voulu. Voilà comment les dames quelquefois aiment bien autant les hommes hardis pour l'amour comme pour les armes, non qu'elles veuillent qu'ils soient effrontez et hardis, impudents et sots, comme j'en ay cogneu; mais il faut en cela qu'ils tiennent le medium. J'ay cogneu plusieurs qui ont perdu beaucoup de bonnes fortunes pour tels respects, dont j'en ferois de bons contes si je ne craignois m'esgarer trop de mon discours; mais j'espère les faire à part: si diray-je cettuy-cy. J'ay ouy conter d'autres fois d'une dame, et des très-belles du monde, laquelle, ayant de mesme ouy renommer un pour brave et vaillant, et qu'il avoit desjà en son aage fait et parfait de grands exploicts d'armes, et surtout gaignées deux grandes et signalées batailles contre ses ennemis[105], eut grand désir de le voir, et pour ce fit un voyage dans la province où pour lors il y faisoit séjour, sous quelque autre prétexte que je ne diray point. Enfin elle s'achemina; mais et qu'est-il impossible à un brave cœur amoureux? Elle le void et contemple à son aise, car il vint fort loing au-devant d'elle, et la reçoit avec tous les honneurs et respects du monde, ainsi qu'il devoit à une si grande, belle et magnanime princesse, et trop, comme dit l'autre, car il luy arriva de mesme comme au seigneur de Mendozze et à la duchesse de Savoye; et tels respects engendrerent pareils mescontentements et dépits, si bien qu'elle partit d'avec luy non si bien satisfaite comme elle y estoit venuë. Possible qu'il y eust perdu son temps et qu'elle n'eust obéy à ses volontez; mais pourtant l'essay n'en fust esté mauvais, ains fort honorable, et l'en eust-on estimé davantage. De quoy sert donc un courage hardy et généreux, s'il ne se monstre en toutes choses, et mesmes en amours comme aux armes, puisque armes et amours sont compagnes, marchent ensemble et ont une mesme sympathie: ainsi que dit le poëte, tout amant est gendarme, et Cupidon a son camp et ses armes aussi-bien que Mars. M. de Ronsard en a fait un beau sonnet dans ses premieres amours.
Or, pour tourner encore aux curiositez qu'ont les dames de voir et aimer les gens généreux et vaillants, j'ay ouy raconter à la Reyne d'Angleterre Élisabeth, qui regne aujourd'huy, un jour, elle estant à table, faisant souper avec elle M. le grand-prieur de France, de la maison de Lorraine, et M. d'Anville, aujourd'huy M. de Montmorency et connestable, parmy ce devis de table et s'estant mis sur les loüanges du feu roy Henry deuxiesme le loua fort de ce qu'il estoit brave, vaillant et généreux, et, en usant de ce mot, fort martial, et qu'il l'avoit bien monstré en toutes ses actions; et que pour ce, s'il ne fust mort si tost, elle avoit résolu de l'aller voir en son royaume, et avoit fait accommoder et apprester ses galeres pour passer en France et toucher entre leurs deux mains la foi et leur paix. «Enfin c'estoit une de mes envies de le voir; je crois qu'il ne m'en eust refusée, car, disoit-elle, mon humeur est d'aymer les gens vaillants, et veux mal à la mort d'avoir ravy un si brave roy, au moins avant que je ne l'aye veu.» Cette mesme reyne, quelque temps après, ayant ouy tant renommer M. de Nemours des perfections et valleurs qui estoient en luy, fut curieuse d'en demander des nouvelles à feu M. de Rendan, lorsque le roy François second l'envoya en Escosse faire la paix devant le petit lict qui estoit assiégé; et ainsi qu'il luy en eust conté bien au long, et toutes les especes de ses grandes et belles vertus et vaillances, M. de Rendan, qui s'entendoit en amours aussi bien qu'en armes, cogneut en elle et son visage quelque estincelle d'amour ou d'affection, et puis en ses paroles une grande envie de le voir. Par quoy ne se voulant arrester en si beau chemin, fit tant envers elle de sçavoir, s'il la venoit voir, s'il seroit le bien venu et receu; ce qu'elle l'en asseura, et par là présuma qu'ils pourroient venir en mariage. Estant donc de retour de son ambassade à la Cour, en fit au Roy et à M. de Nemours tout le discours; à quoy le roy recommanda et persuada à M. de Nemours d'y entendre: ce qu'il fit avec une très-grande joye, s'il pouvoit parvenir à un si beau royaume par le moyen d'une si belle, si vertueuse et honneste Reyne. Pour fin, les fers se mirent au feu; par les beaux moyens que le roy lui donna, il fit de fort grands préparatifs, et très-superbes et beaux appareils, tant d'habillement, chevaux, armes, bref, de toutes choses exquises, sans y rien obmettre (car je vis tout cela), pour aller parestre devant cette belle princesse; n'oubliant surtout d'y mener toute la fleur de la jeunesse de la Cour; si bien que le fol Greffier, rencontrant là-dessus, disoit que c'estoit la fleur des febves, par-là brocardant la follastre jeunesse de la Cour. Cependant M. de Lignerolles, très-habile et accort gentilhomme, et lors fort favory de M. de Nemours son maistre, fut depesché vers la dite Reyne, qui s'en retourna avec une response belle et très-digne de s'en contenter et de presser et avancer son voyage; et me souvient que la Cour en tenoit le mariage pour quasi fait: mais nous nous donnasmes la garde que, tout à coup, ledit voyage se rompit et demeura court, et avec une très-grande despense, très-vaine et inutile pourtant. Je dirois, aussi bien qu'homme de France, à quoy il tint que cette rupture se fit si-non qu'en passant ce seul mot, que d'autres amours, possible, luy serroyent plus le cœur et le tenoient plus captif et arresté; car il estoit si accomply en toutes choses et si adroit aux armes et autres vertus, que les dames à l'envy volontiers l'eussent couru à force, ainsi que j'en ai vu de plus fringantes et plus chastes, qui rompoient bien leur jeusne de chasteté pour luy.
—Nous avons, dans les Cents Nouvelles de la reyne de Navarre Marguerite, une très-belle histoire de cette dame de Milan, qui, ayant donné assignation à feu M. de Bonnivet, depuis amiral de France, une nuict attira ses femmes de chambre avec des espées nues pour faire bruit sur le degré ainsi qu'il seroit prest à se coucher: ce qu'elles firent très-bien, suivant en cela le commandement de leur maistresse, qui de son côté, fit de l'effrayée et craintive, disant que c'estoient ses beaux-frères qui s'estoient aperceus de quelque chose, et qu'elle estoit perdue, et qu'il se cachast sous le lict ou derrière la tapisserie. Mais M. de Bonnivet, sans s'effrayer, prenant sa cape à l'entour du bras et son espée de l'autre, il dit: «Et où sont-ils ces braves frères qui me voudroient faire peur ou mal? Quand ils me verront, ils n'oseront regarder seulement la pointe de mon espée.» Et, ouvrant la porte et sortant, ainsi qu'il vouloit commencer à charger sur ce degré, il trouva ces femmes avec leur tintamarre, qui eurent peur et se mirent à crier et confesser le tout. M. de Bonnivet, voyant que ce n'estoit que cela, les laissa et les recommanda au diable; et se rentra en la chambre, et ferma la porte sur lui, et vint trouver sa dame, qui se mit à rire et l'embrasser, et luy confesser que c'estoit un jeu aposté par elle, et l'asseurer que, s'il eust fait du poltron et n'eust monstré en cela sa vaillance, de laquelle il avoit le bruit, que jamais il n'eust couché avec elle; et pour s'estre monstré ainsi généreux et asseuré, elle l'embrassa et le coucha auprès d'elle; et toute la nuict ne faut point demander ce qu'ils firent; car c'estoit l'une des belles femmes de Milan, et après laquelle il avoit eu beaucoup de peine à la gaigner.
—J'ay cogneu un brave gentilhomme, qui un jour estant à Rome couché avec une gentille dame romaine, son mary absent, luy donna une pareille allarme, et fit venir une de ses femmes en sursaut l'advertir que le mary tournoit des champs. La femme, faisant de l'estonnée, pria le gentilhomme de se cacher dans un cabinet, autrement elle estoit perdue. «Non, non, dit le gentilhomme, pour tout le bien du monde je ne ferois pas cela; mais s'il vient, je le tueray.» Ainsi qu'il avoit sauté à son espée, la dame se mit à rire et confesser avoir fait cela à poste pour l'esprouver, si son mary luy vouloit faire mal, ce qu'il feroit et la défendroit bien.
—J'ay cogneu une très-belle dame qui quitta tout à trac un serviteur qu'elle avoit, pour ne le tenir vaillant, et le changea en un autre qui ne le ressembloit, mais estoit craint et redouté extresmement de son espée, qui estoit des meilleures qui se trouvassent pour lors.
—J'ay ouy faire un conte à la Cour aux anciens, d'une dame qui estoit à la Cour, maistresse de feu M. de Lorge, le bonhomme, en ses jeunes ans l'un des vaillants et renommez capitaines des gens de pied de son temps. Elle, en ayant ouy dire tant de bien de sa vaillance, un jour que le roy François premier faisoit combattre des lions en sa Cour, voulut faire preuve s'il estoit tel qu'on luy avoit fait entendre, et pour ce laissa tomber un de ses gands dans le parc des lyons, estants en leur plus grande furie, et là-dessus pria M. de Lorge de l'aller quérir s'il l'aimoit tant comme il le disoit. Luy, sans s'estonner, met sa cape au poing et l'espée à l'autre main, et s'en va asseurément parmy ces lyons recouvrer le gand. En quoy la fortune luy fut si favorable, que, faisant toujours bonne mine, et monstrant d'une belle asseurance la pointe de son espée aux lyons, ils ne l'osèrent attaquer; et ayant recouru le gand, il s'en retourna devers sa maistresse et luy rendit; en quoy elle et tous les assistants l'en estimèrent bien fort. Mais on dit que, de beau dépit, M. de Lorge la quitta pour avoir voulu tirer son passe-temps de luy et de sa valeur de cette façon. Encores dit-on qu'il luy jeta par beau dépit le gand au nez; car il eust mieux voulu qu'elle luy eust commandé cent fois d'aller enfoncer un bataillon de gens de pied, où il s'estoit bien appris d'y aller, que non de combattre des bestes, dont le combat n'en est guères glorieux. Certes tels essais ne sont ny beaux, ny honnestes, et les personnes qui s'en aident sont fort à reprouver. J'aimerois autant un tour que fit une dame à son serviteur, lequel, ainsi qu'il luy présentoit son service, et l'asseuroit qu'il n'y auroit chose, tant hazardeuse fust-elle, qu'il ne la fist, elle, le voulant prendre au mot, luy dit: «Si vous m'aimez tant, et que vous soyez si courageux que vous le dites, donnez-vous de vostre dague dans le bras pour l'amour de moy.» L'autre, qui mouroit pour l'amour d'elle, la tira soudain, s'en voulant donner: je luy tins le bras et luy ostay la dague, luy remonstrant que ce seroit un grand fol d'aller faire ainsi et de telle façon preuve de son amour et de sa valeur. Je ne nommeray point la dame, mais le gentilhomme estoit feu M. de Clermont-Tallard l'aisné, qui mourut à la bataille de Moncontour, un des braves et vaillants gentilshommes de France, ainsi qu'il le monstra à sa mort, commandant à une compagnie de gens-d'armes, que j'aimois et honorois fort. J'ay ouy dire qu'il en arriva tout de mesme à feu de Genlis, qui mourut en Allemagne, menant les troupes huguenottes aux troisiesmes troubles: car, passant un jour la rivière devant le Louvre avec sa maistresse, elle laissa tomber son mouchoir dans l'eau, qui estoit beau et riche, exprès, et luy dit qu'il se jetast dedans pour luy recourre. Luy, qui ne sçavoit nager que comme une pierre, se voulut excuser; mais elle, luy reprochant que c'estoit un coüard amy, et nullement hardy, sans dire gare se jeta à corps perdu dedans, et, pensant avoir le mouchoir, se fust noyé s'il n'eust esté aussitost secouru d'un autre batteau. Je crois que telles femmes se veulent défaire par tels essays ainsi gentiment de leurs serviteurs, qui possible les ennuyent. Il vaudroit mieux qu'elles leur donnassent de belles faveurs, et les prier, pour l'amour d'elles, les porter aux lieux honorables de la guerre, et faire preuve de leur valeur, ou les y pousser davantage, que non pas faire de ces sottises que je viens de dire, et que j'en dirois une infinité.
—Il me souvient que, lors que nous allasmes assiéger Roüen aux premiers troubles, mademoiselle de Piennes, l'une des honnestes filles de la Cour, estant en doute que feu M. de Gergeay ne fust esté assez vaillant pour avoir tué lui seul, et d'homme à homme, le feu baron d'Ingrande, qui estoit un des vaillants gentilshommes de la Cour, pour esprouver sa valeur, luy donna une faveur d'une escharpe qu'il mit à son habillement de teste: et, ainsi qu'on vint pour reconnoistre le fort de Sainte-Catherine, il donna si courageusement et vaillamment dans une troupe de chevaux qui estoient sortis hors de la ville, qu'en bien combattant il eut un coup de pistollet dans la teste, dont il mourut roide mort sur la place: en quoy ladite demoiselle fut satisfaite de sa valeur; et s'il ne fust mort ce coup, ayant si bien fait, elle l'eust espousé; mais, doutant un peu de son courage, et qu'il avoit mal tué ledit baron, ce luy sembloit, elle voulut voir cette expérience, ce disoit-elle. Et certes, encor qu'il y ait beaucoup d'hommes vaillants de leur nature, les dames les y poussent encore davantage; et, s'ils sont las et froids, elles les esmeuvent et eschauffent. Nous en avons un très-bel exemple de la belle Agnès, laquelle, voyant le roy Charles VII enamouraché d'elle et ne se soucier que de luy faire l'amour, et, mol et lasche, ne tenir compte de son royaume, luy dit un jour que, lorsqu'elle estoit encores jeune fille, un astrologue lui avoit prédit qu'elle seroit aimée et servie de l'un des plus vaillants et courageux roys de la chrestienté; que, quand le Roy lui fit cet honneur de l'aimer, elle pensoit que ce fust ce roy valleureux qui luy avoit esté prédit; mais le voyant si mol, avec si peu de soin de ses affaires, elle voyoit bien qu'elle estoit trompée, et que ce roy si courageux n'estoit pas luy, mais le roy d'Angleterre, qui faisoit de si belles armes, et luy prenoit tant de belles villes à sa barbe; «dont, dit-elle au Roy, je m'en vais le trouver, car c'est celuy duquel entendoit l'astrologue.» Ces paroles piquèrent si fort le cœur du Roy, qu'il se mit à plorer; et de-là en avant, prenant courage, et quittant sa chasse et ses jardins, prit le frein aux dents; si bien que par son bonheur et vaillance, chassa les Anglois de son royaume.
—Bertrand du Guesclin, ayant espousé sa femme, madame Thiphanie, se mit du tout à la contenter et laisser le train de la guerre, luy qui l'avoit tant pratiquée auparavant, et qui avoit acquis tant de gloire et de loüange, mais elle luy en fit une réprimende et remonstrance, qu'avant leur mariage on ne parloit que de luy et de ses beaux faits, et que désormais on luy pourroit reprocher à elle-mesme une telle discontinuation de son mary; qui portoit un très-grand préjudice à elle et à son mary, d'estre devenu un si grand casannier, dont elle ne cessa jamais jusques à ce qu'elle lui eust remis son premier courage, et renvoyé à la guerre, où il fit encore mieux que devant. Voilà comment cette honneste dame n'aima point tant son plaisir de nuict comme elle faisoit l'honneur de son mary: et certes, nos femmes mesmes, encor qu'elles nous trouvent près de leurs costez, si nous ne sommes braves et vaillants, ne nous sçauroient aymer ny nous tenir auprès d'elles de bon cœur; mais, quand nous retournons des armées, et que nous avons fait quelque chose de bien et de beau, c'est alors qu'elles nous ayment et nous embrassent de bon cœur, et qu'elles le trouvent meilleur.
—La quatriesme fille du comte de Provence, beau-pere de saint Louis, et femme à Charles, comte d'Anjou, frère dudit roy, magnanime et ambitieuse qu'elle estoit, se faschant de n'estre que simple comtesse de Provence et d'Anjou, et qu'elle seule de ses trois sœurs, dont les deux estoient reyne et l'autre impératrice, ne portoit autre titre que de dame et comtesse, ne cessa jamais, jusques à ce qu'elle eust prié, pressé et importuné son mary d'avoir et de conquester quelque royaume; et firent si bien qu'ils furent eslus par le pape Urbain roy et reyne des Deux-Siciles; et allèrent tous deux à Rome avec trente galleres se faire couronner par sa Sainteté, en grande magnificence, roy et reyne de Jérusalem et de Naples, qu'il conquesta après tant par ses armes valeureuses que par les moyens que sa femme luy donna, vendant toutes ses bagues et joyaux pour fournir aux frais de la guerre: et puis après régnèrent assez paisiblement et longuement en leurs beaux royaumes conquis. Longtemps après, une de leurs petites-filles, descendues d'eux et des leurs, Isabeau de Lorraine, fit, sans son mary René, semblable trait; car luy estant prisonnier entre les mains de Charles, duc de Bourgogne, elle estant princesse, sage et de grand magnanimité et courage, de Sicile et de Naples le royaume leur estant escheu par succession, assembla une armée de trente mille hommes, et elle-mesme la mena et conquesta le royaume, et se saisit de Naples. Je nommerois une infinité de dames qui ont servi de telles façons beaucoup à leurs marys, et qu'elles, estant hautes de cœur et d'ambition, ont poussé et encouragé leurs marys à se faire grands, acquerir des biens et des grandeurs et richesses: aussi est-ce le plus beau et le plus honorable que d'en avoir par la pointe de l'espée. J'en ay cogneu beaucoup en nostre France et en nos Cours, qui, plus poussez de leurs femmes, quasi que de leurs volontés, ont entrepris et parfait de belles choses. Force femme ay-je cogneu aussi, qui ne songeans qu'à leurs bons plaisirs, les ont empeschez et tenus tousjours auprès d'elles; les empeschant de faire de beaux faits, ne voulant qu'ils s'amusassent si-non à les contenter du jeu de Vénus, tant elles y estoient aspres. J'en ferois force contes, mais je m'extravaguerois trop de mon sujet, qui est plus beau certes, car il touche la vertu, que l'autre qui touche le vice, et contente plus d'ouyr parler de ces dames qui ont poussé les hommes à de beaux actes. Je ne parle pas seulement des femmes mariées, mais de plusieurs autres, qui, pour une seule petite faveur, ont fait faire à leurs serviteurs beaucoup de choses qu'ils n'eussent pas fait; car quel contentement leur est-ce, quelle ambition et eschauffement de cœur? Est-il plus grande que, quand on est en guerre, que l'on songe que l'on est bien aymé de sa maistresse, et que si l'on fait quelque belle chose pour l'amour d'elle, combien de bons visages, de beaux attrait, de belles œillades, d'embrassades, de plaisirs, de faveurs, qu'on espère après de recevoir d'elles.
—Scipion, entre autres reprimendes qu'il fit à Massinissa lorsque, quasi tout sanglant, il espousa Sophonisba, luy dit qu'il n'estoit bien séant de songer aux dames et à l'amour lorsqu'on est à la guerre. Il me pardonnera s'il lui plaist; mais, quant à moy, je pense qu'il n'y a point si grand contentement, ny qui donne plus de courage ny d'ambition pour bien faire, qu'elles. J'en ay esté logé-là d'autresfois. Quant à pour moy, je croy que tous ceux qui se trouvent aux combats en sont de mesmes: je m'en rapporte à eux. Je crois qu'ils sont de mon opinion, tant qu'ils sont, et que, lorsqu'ils sont en quelque beau voyage de guerre et qu'ils sont parmy les plus chaudes presses de l'ennemy, le cœur leur double et accroist quand ils songent à leurs dames, à leurs faveurs qu'ils portent sur eux, et aux caresses et beaux recueils qu'ils recevront d'elles au partir de-là s'ils en eschapent, et, s'ils viennent à mourir, quels regrets elles feront pour l'amour de leurs trespas. Enfin, pour l'amour de leurs dames et pour songer en elles, toutes entreprises sont faciles et aisées, tous combats leur sont des tournois, et toute mort leur est un triomphe.
—Je me souviens qu'à la bataille de Dreux feu M. des Bordes, brave et gentil cavalier s'il en fut de son temps, estant lieutenant de M. de Nevers, dit avant comte d'Eu, prince aussi très-accomply, ainsi qu'il fallut aller à la charge pour enfoncer un bataillon de gens de pied qui marchoit droit à l'avant-garde, où commandoit feu M. de Guise le Grand, et que le signal de la charge fut donné, ledict des Bordes, monté sur un turc gris, part tout aussi-tost, enrichy et garny d'une fort belle faveur que sa maistresse luy avoit donnée (je ne la nommeray point, mais c'estoit l'une des belles et honnestes filles, et des grandes de la Cour); et en partant, il dit: «Hà! je m'en vais combattre vaillamment pour l'amour de ma maistresse, ou mourir glorieusement.» A ce il ne faillit, car, ayant percé les six premiers rangs, mourut au septiesme, porté par terre. A vostre advis, si cette dame n'avoit pas bien employé sa belle faveur, et si elle s'en devoit desdire pour luy avoir donnée?
—M. de Bussy a esté le jeune homme qui a aussi bien fait valoir les faveurs de ses maistresses que jeune homme de son temps, et mesmes de quelques-unes que je sçay, qui méritoient plus de combats, d'exploits de guerre, de coups d'espée, que ne fit jamais la belle Angélique des paladins et chevalliers de jadis, tant chrestiens que sarrazins; mais je luy ouy dire souvent qu'en tant de combats singuliers et guerres et rencontres générales (car il en a fait prou) où il s'est jamais trouvé, et qu'il a jamais entrepris, ce n'estoit point tant pour le service de son prince ny pour ambition, que pour la seule gloire de complaire à sa dame. Il avoit certes raison, car toutes les ambitions du monde ne vallent pas tant que l'amour et la bienveillance d'une belle et honneste dame et maistresse. Et pourquoy tant de braves chevalliers errants de la Table-Ronde, et de tant de valleureux paladins de France du temps passé, ont entrepris tant de guerres, tant de voyages lointains, tant fait de belles expéditions, si-non pour l'amour des belles dames qu'ils servoient ou vouloient servir? Je m'en rapporte à nos palladins de France, nos Rollands, nos Renauds, nos Ogiers, nos Olliviers, nos Yvons, nos Richards, et une infinité d'autres. Aussi c'estoit un bon temps et bien fortuné; car, s'ils faisoient quelque chose de beau pour l'amour de leurs dames, leurs dames, nullement ingrattes, les en sçavoient bien récompenser quand ils se venoient rencontrer, ou donner des rendez-vous dans des forests, dans les bois, auprès des fontaines ou en quelques belles prairies. Et voilà le guerdon des vaillantises que l'on desire des dames. Or il y a une demande: pour-quoi les femmes aiment tant ces vaillants hommes, et, comme j'ay dit au commencement, la vaillance a cette vertu et force de se faire aimer à son contraire? Davantage, c'est une certaine inclination naturelle qui pousse les dames pour aimer la générosité, qui est certainement cent fois plus aimable que la coüardise: aussi toute vertu se fait plus aimer que le vice. Il y a aucunes dames qui aiment ces gens ainsi pourvus de valeur, d'autant qu'il leur semble que, tout ainsi qu'ils sont braves et adroits aux armes et au mestier de Mars, qu'ils le sont de mesmes à celuy de Vénus. Cette regle ne faut en aucuns, et de fait ils le sont, comme fut jadis César, le vaillant du monde, et force autres braves que j'ay cogneus que je tais, et tels y ont bien toute autre force et grace que des ruraux et autres gens d'autre profession; si-bien qu'un coup de ces gens-là en vaut quatre des autres, je dis envers les dames qui sont modestement lubriques, mais non pas envers celles qui le sont sans mesure, car le nombre leur plaist. Et si cette regle est bonne quelques fois en aucuns de ses gens, et selon l'humeur d'aucunes femmes, elle faut en d'autres; car il se trouve de ces vaillants qui sont tant rompus de l'harnois et des grandes corvees de guerre, qu'ils n'en peuvent plus quand il faut venir à ce doux jeu, de sorte qu'ils ne peuvent contenter leurs dames; dont aucunes, et plusieurs y en a, qui aimeroient mieux un bon artisan de Vénus, frais et bien émoulu, que quatre de ceux de Mars, ainsi allebrenez. J'en ay cogneu force de ce sexe féminin et de cette humeur; car enfin, disent-elles, il n'y a que de bien passer son temps et en tirer la quintessence, sans avoir acception de personnes. Un bon homme de guerre est bon, et le fait beau voir à la guerre; mais s'il ne sçait rien faire au lict (disent-elles), un bon gros vallet bien à séjour vaut bien autant qu'un beau et vaillant gentilhomme lassé. Je m'en rapporte à celles qui en ont fait l'essay et le font tous les jours; car les reins du gentilhomme, tout gallant et brave soit-il, estans rompus et froissés de l'harnois qu'ils ont tant porté sur eux, ne peuvent fournir à l'appointement comme les autres qui n'ont jamais porté peine ni fatigue. D'autres dames y en a-t-il qui aiment les vaillants, soient pour marys, soient pour serviteurs, afin qu'il débattent et soustiennent mieux leurs honneurs et leurs chastetez, si aucuns médisants il y en a qui les veulent souiller de paroles; ainsi que j'en ay veu plusieurs à la Cour, où j'y ay cogneu d'autresfois une fort belle et grande dame, que je ne nommeray point, estant fort sujette aux médisances, quitta un serviteur fort favory qu'elle avoit, le voyant mol à départir de la main et ne braver et ne quereller, pour en prendre un autre qui estoit un escalabreux, brave et vaillant, qui portoit sur la pointe de son espée l'honneur de sa dame, sans qu'on y osast aucunement toucher. Force dames ay-je cogneu de cette humeur, qui ont voulu tousjours avoir un vaillant pour leur escorte et deffense; ce qui leur est très-bon et très-utile bien souvent: mais il faut bien qu'elles se donnent garde de broncher et varier devant eux si elles se sont une fois soumises sous leur domination; car, s'ils s'apperçoivent le moins du monde de leurs fredaines et mutations, il les mainent beau et les gourmandent terriblement, et elles et leurs gallants, si elles changent; ainsi que j'en ay veu plusieurs exemples en ma vie. Voilà donc, telles femmes qui se voudront mettre en possession de tels braves et scalabreux, faut qu'elles soient braves et très-constantes envers eux, ou bien qu'elles soient si fort secretes en leurs affaires, qu'elles ne se puissent évanter: si ce n'est qu'elles voulussent faire en composant, comme les courtisannes d'Italie et de Rome, qui veulent avoir un brave (ainsi le nomment-elles) pour les défendre et maintenir; mais elles mettent tousjours par le marché qu'elles auront d'autres concurrences, et que le brave n'en sonnera mot. Cela est fort bon pour les courtisannes de Rome et pour leurs braves, non pour les gallants gentilshommes de nostre France ou d'ailleurs. Biais si une honneste dame se veut maintenir en sa fermeté et constance, il faut que son serviteur n'espargne nullement sa vie pour la maintenir et défendre si elle court la moindre fortune du monde, soit, ou de sa vie, ou de son honneur, ou de quelque meschante parole; ainsi que j'en ay veu en nostre Cour plusieurs qui ont fait taire les médisants tout court, quand ils sont venus à détracter de leurs maistresses et dames; auxquelles, par devoir de chevallerie et par les lois, nous sommes tenus de servir de champions en leurs afflictions; ainsi que fit ce brave Renaud de la belle Genevre en Escosse, le seigneur de Mendozze à cette belle duchesse que j'ay dit, et le seigneur de Carouge à sa propre femme du temps du roy Charles sixiesme, comme nous lisons dans nos Croniques. J'en alléguerois une infinités d'autres, et du vieux et du nouveau temps, ainsi que j'ay veu en nostre Cour; mais je n'aurois jamais fait. D'autres dames ay-je cogneues qui ont quitté des hommes pusilanimes, encores qu'ils fussent bien riches, pour aimer et espouser des gentilshommes qui n'avoient que l'espée et la cappe, pour manière de dire; mais ils estoient valeureux et généreux, et avoient espérance, par leurs valeurs et générositez, de parvenir aux grandeurs et aux estats, encore certes que ne ne soient pas les plus vaillants qui le plus souvent y parviennent, en quoy on leur fait tort pourtant; et bien souvent voit-on les coüards et pusilanismes y parvenir; mais, quoy qu'il soit, telle marchandise ne paroist point sur eux comme quand elle est sur les vaillants. Or je n'aurois jamais fait si je voulois raconter les diverses causes et raisons pourquoy les dames aiment ainsi les hommes remplis de générosité. Je sçay bien que si je voulois amplifier ce discours d'une infinité de raisons et d'exemples, j'en pourrois faire un livre entier; mais ne me voulant amuser sur un seul sujet, ains en varier de plusieurs et divers, je me contenteray d'en avoir dit ce que j'ay dit, encore que plusieurs me pourront reprendre que cettuy-cy estoit bien assez digne pour estre enrichy de plusieurs exemples et prolixes raisons, qu'eux-mesmes pourront bien: «Il a oublié cettuy-cy, il a oublié cettuy-là.» Je le sçay bien, et en sçay possible plus qu'ils ne pourront alléguer, et des plus sublins et secrets; mais je veux les tous publier et nommer. Voilà pourquoy je me tais. Toutefois, avant que faire pose, je dirai ce mot en passant, que, tout ainsi que les dames aiment les hommes vaillants et hardis aux armes, elles aiment aussi ceux qui le sont en amours; et jamais homme coüard et par trop respectueux en icelles n'aura bonne fortune; non qu'elles les veuillent si outrecuidez, hardis et présomptueux, que de haute lutte les vinssent porter par terre; mais elles desirent en eux une certaine modestie hardie, ou hardiesse modeste; car d'elles-mesmes, si ce ne sont des louves, ne vont pas requerir ni se laisser aller, mais elles en sçavent si bien donner les appetits, les envies, et attirent si gentiment à l'escarmouche, que qui ne prend le temps à point et ne vient aux prises, sans aucun respect de majesté et de grandeur, ou de scrupule, ou de conscience, ou de crainte, ou de quelque autre sujet, celuy vrayement est un sot et sans cœur, et qui mérite à jamais estre abandonné de la bonne fortune.
—Je sçay deux honnestes gentilshommes compagnons, pour lesquels deux fort honnestes dames, et non certes de petite qualité, ayant fait pour eux une partie un jour à Paris, et s'aller pourmener en un jardin, chacune, y estant, se separa à l'escart l'une de l'autre, avec un chacun son serviteur, en chacune son allée, qui estoit si couverte de belles treilles que le jour quasi ne s'y pouvoit voir, et la fraischeur y estoit gracieuse. Il y eut un des deux hardy, qui, cognoissant cette partie n'avoir esté faitte pour se pourmener et prendre le frais, et selon la contenance de sa dame qu'il voyoit brusler en feu, et d'autre envie que de manger des muscats qui estoient en la treille, et selon aussi les paroles eschauffées, affettées et folastres, ne perdit si belle occasion; mais, la prenant sans aucun respect, la mit sur un petit lict qui estoit fait de gazons et de mottes de terre; il en joüit fort doucement, sans qu'elle dist autre chose, si-non: «Mon Dieu! que voulez-vous faire? N'êtes-vous pas le plus grand fol et estrange du monde? et si quelqu'un vient, que dira-t-on? Mon Dieu, ostez-vous.» Mais le gentilhomme, sans s'estonner, continua si bien, qu'il en partit si content, et elle et tout, qu'ayant fait encor trois ou quatre tours d'allée, ils recommencèrent encore une seconde charge. Puis, sortant de là en autre allée couverte, ils virent d'autre costé l'autre gentilhomme et l'autre dame, qui se pourmenoient ainsi qu'ils les y avoient laissez auparavant. A quoy la dame contente dit au gentilhomme content: «Je croy qu'un tel aura fait du sot, et qu'il n'aura fait à sa dame autre entretien que de paroles, de discours et de pourmenades.» Donc, tous quatre s'assemblans, les deux dames se vindrent à demander de leurs fortunes. La contente respondit qu'elle se portoit fort bien elle, et que pour le coup elle ne se sauroit pas mieux porter. La mecontente de son costé dit qu'elle avoit eu affaire avec le plus grand sot et le plus coüard amant qui s'estoit jamais veu. Et surtout les deux gentilshommes les virent rire et crier entre elles deux en se pourmenant. «O le sot! ô le coüard! ô monsieur le respectueux!» Sur quoy le gentilhomme content dit à son compagnon: «Voilà nos dames qui parlent bien à vous, elles vous foüettent: vous trouverez que vous avez fait trop du respectueux et du badin.» Ce qu'il advoua: mais il n'estoit plus temps, car l'occasion n'avoit plus de poil pour la prendre. Toutesfois, ayant cogneu sa faute, au bout de quelque temps il la repara par quelque certain autre moyen que je dirois bien.
—J'ay cogneu deux grands seigneurs et frères, et tous deux bien parfaits et bien accomplis, qui, aymans deux dames, mais il y en avoit une plus grande que l'autre en tout, et estant entrez en la chambre de cette grande qui gardoit pour lors le lict, chacun se mit à part pour entretenir sa dame. L'un entretient la grande avec tous les respects et tous les baisements humbles qu'il put, et paroles d'honneur et respectueuses, sans faire jamais aucun semblant de s'approcher de près ny vouloir forcer la roque. L'autre frère, sans cérémonie d'honneur ny de paroles, prit la dame à un coing de fenestre, et lui ayant tout d'un coup essarté ses caleçons qui estoient bridez (car il estoit bien fort), luy fit sentir qu'il n'aimoit point à l'espagnole, par les yeux, ny par les gestes de visage, ny par paroles, mais par le vray et propre point et effet qu'un vray amant doit souhaiter: et ayant achevé son prix-fait, s'en part de la chambre, et en partant dit à son frere, assez haut que sa dame l'ouyt: «Mon frere, si vous ne faites comme moy vous ne faites rien, et vous dis que vous pouvez estre tant brave et hardy ailleurs que vous voudrez; mais si en ce lieu vous ne monstrez votre hardiesse, vous estes deshonoré; car vous n'estes ici en lieu de respect, mais en lieu où vous voyez votre dame qui vous attend.» Et par ainsi laissa son frere, qui pourtant pour l'heure retint son coup et le remit à une autre fois: ce ne fut pourtant que la dame ne l'en estimast davantage, ou qu'elle luy attribuast une trop grande froideur d'amour, ou faute de courage, ou inhabileté de corps; si l'avoit monstré assez ailleurs, soit en guerre, soit en amours.
—La feu reyne-mère fit une fois joüer une fort belle comédie en italien, pour un mardy gras, à l'hostel de Reims, que Cornelie Fiasco, capitaine des galleres, avoit inventée. Toute la Cour s'y trouva, tant hommes que dames, et force autres de la ville. Entre autres choses, il fut représenté un jeune homme qui avoit demeuré caché tout une nuict dans la chambre d'une très-belle dame et ne l'avoit nullement touchée; et ayant raconté cette fortune à son compagnon, il luy demanda: Ch'avete fatto[106]? L'autre respondit: Niente[107]. Sur cela son compagnon lui dit: Ah! poltronazzo, senza cuore! non havete fatto niente! Che maldita sia la tua poltronneria[108]! Après que la dite comédie fut joüée, le soir, ainsi que nous estions en la chambre de la Reyne, et que nous discourions de cette comédie, je demanday à une fort belle et honneste dame, que je ne nommeray point, quels plus beaux traits elle avoit observés et remarqués en la comédie, qui luy eussent pleu le plus. Elle me dit tout naïvement: «Le plus beau trait que j'ay trouvé, c'est que l'autre a respondu au jeune homme qui s'appeloit Lucio, qui luy avoit dit che non haveva fatto niente: Ah poltronazzo! non havete fatto niente! Che maldita sia la tua poltronneria!» Voilà comme cette dame qui me parloit estoit de consente avec l'autre qui luy reprochoit sa poltronnerie, et qu'elle ne l'estimoit nullement d'avoir esté si mol et lasche; ainsi comme plus à plain elle et moy nous discourusmes des fautes que l'on fait sur le sujet de ne prendre le temps et le vent quand il vient à point, comme fait le bon marinier. Si faut-il que je fasse encore ce conte, et le mesle, tout plaisant et bouffon qu'il est, parmy les autres sérieux.
—J'ay donc ouy conter à un honneste gentilhomme mien amy, qu'une dame de son pays, ayant plusieurs fois monstré de grandes familiaritez et privautez à un sien vallet-de-chambre, qui ne tendoient toutes qu'à venir à ce point, ledit vallet, point fat et sot, un jour d'esté trouvant sa maistresse par un matin à demi endormye dans son lict toute nue, tournée de l'autre costé de la ruelle, tenté d'un si grande beauté, et d'une fort propre posture, et aisée pour l'investir et s'en accommoder, estant elle sur le bord du lict, vint doucement et investit la dame, qui, se tournant, vid que c'estoit son vallet qu'elle desiroit; et, toute investie qu'elle estoit, sans autrement se desinvestir ny remüer, ny se defaire, ny depestrer de sa prise tant soit peu, ne fit que dire, tournant la teste, et se tenant ferme de peur de ne rien perdre: «Monsieur le sot, qui est-ce qui vous a fait si hardy de le mettre-là?» Le vallet luy respondit en toute révérence: «Madame, l'osteray-je?—Ce n'est pas ce que je vous dis, monsieur le sot, luy respondit la dame. Je vous dis: Qui vous a fait si hardy de le mettre-là»? L'autre retournoit toujours à dire: «Madame, l'osteray-je? et si vous voulez, je l'osteray:» et elle à redire: «Ce n'est pas ce que je vous dis encore, monsieur le sot.» Enfin, et l'un et l'autre firent ces mesmes repliques et dupliques par trois ou quatre fois, sans se desbauscher autrement de leur besogne, jusques à ce qu'elle fut achevée; dont la dame s'en trouva mieux que si elle eust commandé à son galland de l'oster, ainsi qu'il luy demandoit. Et bien servit à elle de persister en sa première demande sans varier, et au gallant en sa replique et duplique: et par ainsi continuèrent leurs coups et cette rubrique long-temps après ensemble; car il n'y a que la premiere fournée ou la premiere pinte chere, ce dit-on. Voilà un beau vallet et hardy! et à tels hardis, comme dit l'italien, il faut dire: A bravo cazzo mai non manca favor. Or, par ainsi vous voyez qu'il y en a plusieurs qui sont braves, hardis et vaillants, aussi bien pour les armes que pour les amours; d'autres qui le sont en armes et non en amours; d'autres qui le sont en amours et non aux armes, comme estoit ce marault de Paris, qui eut bien la hardiesse et vaillance de ravir Heleine à son pauvre cocu de mary Menelaüs, et coucher avec elle, et non de se battre avec luy devant Troyes. Voilà aussi pourquoy les dames n'aiment les vieillards ny ceux qui sont trop avancés sur l'aage, d'autant qu'ils sont forts timides en amours et vergogneux à demander; non qu'ils n'ayent des concupiscences aussi grandes que les jeunes, voire plus, mais non pas les puissances: et c'est ce que dit une fois une dame espagnole, que les vieillards ressembloient beaucoup de personnes que, quand elles voient les roys en leurs grandeurs, dominations et autoritez, ils souhaiteroient fort d'estre comme eux, non pas qu'ils osassent rien attenter contre eux pour les déposséder de leurs royaumes et prendre leurs places; et disoit-elle: Y a pends es nascido et desseo, quando se muere luego; c'est-à-dire «qu'à peine le desir est né qu'il meurt aussi-tost:» aussi les vieillards, quand ils voyent de beaux objets, ils les desirent fort, mais ils ne les osent attaquer, por que los viejos naturalmente son temerosos; y amor y temor no se caben en un saco; «car les vieillards sont craintifs fort naturellement; et l'amour et la crainte ne se trouvent jamais bien dans un sac.» Aussi ont-ils raison; car ils n'ont armes ny pour offencer ny pour défendre, comme des jeunes gens, qui ont la jeunesse et beauté: et aussi, comme dit le poëte, rien n'est mal séant à la jeunesse, quelque chose qu'elle fasse; aussi, dit un autre, il n'est point beau de voir un vieil gendarme ny un vieil amoureux. Or c'est assez parlé sur ce sujet; parquoy je fais fin et n'en dis plus, si-non que j'adjousteray un autre nouveau sujet faisant et approchant quasi à ce sujet, qui est que, tout ainsi que les dames aiment les hommes braves, vaillants et généreux, les hommes aiment pareillement les dames braves, de cœur et généreuses. Et comme tout homme généreux et courageux est plus aimable et admirable qu'un autre, aussi de mesme en est toute dame illustre, généreuse et courageuse; non que je veuille que cette dame fasse les actes d'un homme, ny qu'elle s'agendarme comme un homme, ainsi que j'en ay veu, cogneu et ouy parler d'aucunes qui montoient à cheval comme un homme, portoient le pistolet à l'arçon de la selle, et le tiroient, et faisoient la guerre comme un homme. J'en nommerais bien une qui durant ces guerres de la Ligue en a fait de mesme. Ce desguisement est dementir le sexe; outre qu'il n'est beau et bien séant, il n'est permis, et porte plus grand préjudice qu'on ne pense: ainsi que mal en prit à cette gente pucelle d'Orléans, laquelle en son procès fut calomniée de cela, et en partie cause de son sort et sa mort. Voilà pourquoi je ne veux ny estime trop tel garçonnement; mais je veux et aime une dame qui monstre son brave et valleureux courage, estant en adversité et en bon besoin, par de beaux actes feminins, qui approschent fort d'un cœur masle. Sans emprunter les exemples des généreuses dames de Rome et de Sparte de jadis, qui ont en cela excedé toutes autres, ils sont assez manifestes et exposez à nos yeux, j'en veux escrire de nouveaux et de nos temps. Pour le premier, et à mon gré le plus beau que je sçache, ce fut celuy de ces belles, honnestes et courageuses dames de Sienne, alors de la révolte de leur ville contre le joug insuportable des Impériaux; car, après que l'ordre y fut estably pour la garde, les dames, en estant mises à part pour n'estre propres à la guerre comme les hommes, voulurent monstrer un par-dessus, et qu'elles sçavoient faire autre chose que besogner à leurs ouvrages du jour et de la nuict; et, pour porter leur part du travail, se departirent d'elles-mesmes en trois bandes: et, un jour de Saint Anthoine, au mois de janvier, comparurent en public trois des plus belles, grandes et principales de la ville, en la grande place (qui est certes très-belle), avec leurs tambours et enseignes. La premiere estoit la signora Forteguerra, vestuë de violet, son enseigne et sa bande de mesme parure avec une devise de ces mots: Purche sia il vero. Et estoient toutes ces dames vestues à la nymphale, d'un court accoustrement qui en descouvroit et monstroit mieux la belle greve. La seconde estoit la signora Piccolomini, vestue d'incarnat, avec sa bande et enseigne de mesme, avec la croix blanche, et la devise en ces mots: Purche no l'habbia tutto. La troisiesme estoit la signora Livia Fausta, vestue toute à blanc, avec sa bande et enseigne blanche, en laquelle estoit une palme, et la devise en ces mots: Purche l'habbia. A l'entour et à la suite de ces trois dames, qui sembloient trois déesses, il y avoit bien trois mille dames, que gentilles-femmes, bourgeoises qu'autres, d'apparence toutes belles, ainsi bien parées de leurs robbes et livrées, toutes ou de satin ou de taffetas, de damas ou autres draps de soye, et toutes résoluës de vivre ou mourir pour la liberté; et chacune portoit une fascine sur l'espaule à un fort que l'on faisoit, criants: France! France! Dont M. le cardinal de Ferrare et M. de Termes, lieutenants du Roy, en furent si ravis d'une chose si rare et belle, qu'ils ne s'amusèrent à autre chose qu'à voir, admirer, contempler et loüer ces belles et honnestes dames: comme de vray j'ay ouy dire à aucunes et aucuns qui y estoient, que jamais rien ne fut si beau; et Dieu sçait si les belles dames manquent en cette ville, et en abondance, sans spéciauté.
Les hommes, qui, de leur bonne volonté, estoient fort enclins à leur liberté, en furent davantage poussez par ce beau trait, ne voulans en rien céder à leurs dames pour cela: tellement que tous à l'envy, gentilshommes, seigneurs, bourgeois, marchands, artisans, riches et pauvres, tous accoururent au fort à en faire de mesme que ces belles, vertueuses et honnestes dames; et en grande émulation, non-seulement les séculiers, mais les gens d'église poussèrent tous à cet œuvre, et au retour du fort, les hommes à part, et les femmes aussi rangées en bataille en la place auprès du palais de la Seigneurie, allèrent l'un après l'autre, de main en main, saluer l'image de la Vierge Marie, patronne de la ville, en chantant quelques hymnes et cantiques à son honneur par un si doux air et agréable armonie, que, partie d'aise, partie de pitié, les larmes tombaient des yeux à tout le peuple; lequel, après avoir receu la bénédiction de M. le révérendissime cardinal de Ferrare, chacun se retira en son logis, tous et toutes en résolution de faire mieux à l'advenir. Cette cérémonie sainte de dames me fait ressouvenir (sans comparaison) d'une profane, mais belle pourtant, qui fut faite à Rome du temps de la guerre punique, qu'on trouve dans Tite-Live. Ce fut une pompe et une procession qui s'y fit de trois fois neuf, qui sont vingt-sept jeunes belles filles romaines, et toutes pucelles, vestues de robettes assez longuettes (l'histoire n'en dit point les couleurs); lesquelles, après leur pompe et procession achevée, s'arrestèrent en une place, où elles dansèrent devant le peuple une danse en s'entredonnans une cordelette, rangée l'une après l'autre, faisant un tour de danse, et accommodant le mouvement et fretillement de leurs pieds en cadence de l'air et de la chanson qu'elles disoient: ce qui fut une chose très-belle à voir autant pour la beauté de ces belles filles que pour leur bonne grace, leur belle façon à la danse, et pour leur affetté mouvement de pieds, qui certes l'est d'une belle pucelle, quand elle les sçait gentiment et mignardement conduire et mener. Je me suis imaginé en moy cette forme de danse, et m'a fait souvenir d'une que j'ay veu de mon jeune temps danser les filles de mon pays, qu'on appeloit la jarretierre; lesquelles, prenans et s'entredonnans la jarretierre par la main, les passoient et repassoient par-dessus leur teste, puis les mesloient et entrelassoient entre leurs jambes en sautant dispostement par-dessus, et puis s'en desveloppoient et desengageoient si gentiment par de petits sauts, tousjours s'entresuivans les uns après les autres, sans jamais perdre la cadence de la chanson ou de l'instrument qui les guidoit; si que la chose estoit très-plaisante à voir, car les sauts, les entrelassements, les desgagements, le port de la jarretierre et la grace des filles, portoient je ne sçay quelque lasciveté mignarde, que je m'estonne que cette danse n'a esté pratiquée en nos cours de nostre temps, puis que les calleçons y sont fort propres, et qu'on y peut voir aisément la belle jambe, et qui a la chausse la mieux tirée, et qui a la plus belle disposition. Cette danse se peut mieux représenter par la veuë que par l'escriture.
Pour retourner à nos dames siennoises: «Hà! belles et braves dames, vous ne deviez jamais mourir, non plus que vostre los, qui a jamais ira de conserve avec l'immortalité, non plus aussi que cette belle et gentille fille de vostre ville, laquelle, en vostre siége, voyant son frere un soir detenu malade en son lict, et fort mal disposé pour aller en garde, le laissant dans le lict, tout coyment se desrobe de luy, prend ses armes et ses habillements, et, comme la vraye effigie de son frère, paroist en garde; et fut prise pour son frere, ainsi incogneue par la faveur de la nuict.» Gentil trait, certes; car, bien qu'elle se fust garçonnée et gendarmée, ce n'estoit pourtant pour en faire une continuelle habitude, que pour cette fois faire un bon office à son frere. Aussi dit-on que nul amour est égal à la fraternelle, et qu'aussi, pour un bon besoin, il ne faut rien espargner pour monstrer une gente générosité du cœur, en quelque endroit que ce soit. Je croy que le corporal qui lors commandoit à l'esquade où estoit cette belle fille, quand il sceut ce trait, fut bien marry qu'il ne l'eust mieux recogneue, pour mieux publier sa loüange sur le coup, ou bien pour l'exempter de la sentinelle, ou du tout pour s'amuser d'en contempler la beauté, sa grace et sa façon militaire; car ne faut point douter qu'elle ne s'estudiast en tout à la contrefaire. Certes on ne sçauroit trop loüer ce beau trait, et mesme sur un si juste sujet pour le frere. Tel en fit ce gentil Richardet, mais pour divers sujets, quand, après avoir ouy le soir sa sœur Bradamente discourir des beautés de cette belle princesse d'Espagne, et de ses amours et desirs vains, après qu'elle fut couchée il prit ses armes et sa belle cotte, et s'en déguise pour paroistre sa sœur, tant ils estoient de semblance de visage et beauté; et après, sous telle forme, tira de cette belle princesse ce qu'à sa sœur son sexe luy avoit desnié; dont mal pourtant très-grand luy en fust arrivé sans la faveur de Roger, qui, le prenant pour sa maistresse Bradamente, le garantit de mort. Or j'ay ouy dire à M. de La Chapelle des Ursins, qui lors estoit en Italie, et qui fit le rapport de si beau trait de ces dames siennoises au feu roy Henry, il le trouva si beau, que la larme à l'œil il jura que, si Dieu luy donnoyt un jour la paix ou la trefve avec l'Empereur, qu'il iroit par ses galleres en la mer de Toscane, et de là à Sienne, pour voir cette ville si affectée à soy et à son party, et la remercier de cette brave et bonne volonté, et sur-tout pour voir ces belles et honnestes dames, et leur en rendre graces particulières. Je croy qu'il n'y eust pas failly, car il honoroit fort les belles et honnestes dames; et si leur escrivit, principalement aux trois principales, des lettres les plus honnestes du monde de remerciements et d'offres, qui les contentèrent et animèrent davantage. Hélas! il eut bien quelque temps après la trefve; mais, l'attendant à venir, la ville fut prise, comme j'ay dit ailleurs; qui fut une perte inestimable pour la France, d'avoir perdu une si noble et si chere alliance, laquelle, se ressouvenant et se ressentant de son ancienne origine, se voulut rejoindre et remettre parmy nous; car on dit que ces braves Siennois sont venus des peuples de France qu'en la Gaule on appeloit jadis Senonnes, que nous tenons aujourd'hui ceux de Sens; aussi en tiennent-ils encore de l'humeur de nous autres François, car ils ont la teste près du bonnet, et sont vifs, soudains et prompts comme nous. Les dames, pareillement aussi, se ressentent de ces gentilles, gracieuses façons, et familiaritez françaises.
—J'ay leu dans une vieille chronique que j'ay allégué ailleurs, que le roy Charles huictiesme, en son voyage de Naples, lorsqu'il passa à Sienne, il y fut receu par une entrée si triomphante et si superbe, qu'elle passa toutes les autres qu'il fit en toute l'Italie; jusques à là que, pour plus grand respect et signe d'humilité, toutes les portes de la ville furent ostées de leurs gonds et portées par terre; et tant qu'il y demeura furent ainsi ouvertes et abandonnées à tous allants et venants, et puis après, venant son départ, remises. Je vous laisse à penser si le Roy, toute sa Cour et son armée, n'eurent pas grand sujet d'aymer et honorer cette ville (comme de vray il fit toujours), et en dire tous les biens du monde: aussi la demeure à luy et à tous en fut très-agréable, et sur la vie fut défendu de n'y faire aucune insolence, comme certes la moindre du monde ne s'ensuivit. Ha! braves Siennois, vivez pour jamais! Que pleust à Dieu fussiés-vous encore nostres en tout, comme possible vous l'estes en cœur et en ame! car la domination d'un roy de France est bien plus douce que celle d'un duc de Florence; et puis le sang ne peut mentir. Que si nous estions aussi voisins comme nous sommes reculez, possible, tous ensemble conformes de volontez, en ferions-nous-dire.
—Les principaies dames de Pavie, en leur siége du roy François sous la conduite et exemple de la signora contessa Hippofita de Malespina, leur générale, se mirent de mesme à porter la hotte, remuer terre et remparer leurs bresches, faisant à l'envy des soldats. Un pareil trait de ces dames siennoises que je viens de raconter je vis faire à aucunes dames rocheloises au siége de leur ville dont il me souvient: que le premier dimanche de caresme que le siége y estoit, Monsieur, nostre général, manda sommer M. de La Nouë de sa parole, et venir parler à luy et luy rendre compte de sa négociation que luy avoit chargé pour cette ville; dont le discours en est long et fort bizarre, que j'espère ailleurs descrire. M. de La Nouë n'y faillit pas, et pour ce M. de Strozze fut donné en ostage dans la ville, et trefves furent faites pour ce jour et pour le lendemain. Ces trefves ainsi faittes, parurent aussi-tost comme nous hors des tranchées force gens de la ville sur les remparts et sur les murailles; et sur-tout parurent une centaine de dames et bourgeoises des plus grandes, plus riches et des plus belles, toutes vestues de blanc, tant de la teste que du corps, toutes de toile de Hollande fine, qu'il fit très-beau voir: et ainsi s'estoient-elles vestues à cause des fortifications des rempars où elles travailloient, fut ou à porter la hotte ou à remuer la terre; et d'autres habillements se fussent ensaloudis, et ces blancs en estoient quittes pour les mettre à la lessive; et aussi qu'avec cet habit blanc se fissent mieux remarquer parmy les autres. Nous autres fusmes fort ravis à voir ces belles dames, et vous asseure que plusieurs s'y amusèrent plus qu'à autre chose: aussi voulurent-elles bien se monstrer à nous, et ne furent à nous guières chiches de leur veuë, car elles se plantoient sur le bord du rampart d'une fort belle grace et démarche, qu'elles valoient bien le regarder et desirer. Nous fusmes curieux de demander quelles dames c'estoient. Ils nous respondirent que c'estoit une bande de dames ainsi jurée, associée et ainsi parée pour le travail des fortifications, et pour faire de tels services à leur ville; comme certes de vray elles en firent de bons, jusques-là que les plus viriles et robustes menoient les armes: si que j'ay ouy conter d'une, pour avoir souvent répoussé ses ennemis d'une pique, elle la garde encor si soigneusement comme sacrée relique, qu'elle ne la donneroit, ny ne voudroit pour beaucoup d'argent la bailler, tant elle la tient chere chez soy.
—J'ay ouy raconter à aucuns vieux commandeurs de Rhodes, et mesmes je l'ay leu en un vieux livre, que lors que Rhodes fut assiégé par le sultan Soliman, les belles filles et dames de la ville ne pardonnèrent à leurs beaux visages et tendres et délicats corps, pour porter leur bonne part des peines et fatigues du siége, jusqu'à-là que bien souvent se présentoient aux plus pressés et dangereux assauts, et courageusement secondoient les chevaliers et soldats à les soutenir. Ah! belles Rhodiennes! vostre nom, vostre los a valu de tout temps et ne mériteriez d'estre sous la domination des barbares!
—Du temps du roy François I, la ville de Saint-Riquier, en Picardie, fut entreprise et assaillie par un gentilhomme flamand, nommé Domrin, enseigne de M. du Ru, accompagné de cent hommes d'armes et de deux mille hommes de pied, et quelque artillerie. Dedans il n'y avoit seulement que cent hommes de pied, qui estoient fort peu, et estoit prise, ne fut que les dames de la ville se présentèrent à la muraille avec armes, eau et huile bouillante et pierres, et repoussérent bravement les ennemis, bien qu'ils fissent tous les efforts pour entrer. Encore deux desdites dames levèrent deux enseignes des mains des ennemis, et les tirérent de la muraille dans la ville; si bien que les assiégeants furent contraints d'abandonner la bresche qu'ils avoient faite et les murailles, et se retirer et s'en aller: dont la renommée fut par toute la France, la Flandre et la Bourgogne. Au bout de quelque temps le roy François passant par-là, en voulut voir les femmes, les loüa et les remercia. Les dames de Péronne en firent de mesme quand la ville fut assiégée du comte de Nassau, et assistèrent aux braves gens de guerre qui estoient dedans tout de mesme façon; qui en furent estimées, loüées et remerciées de leur roy. Les femmes de Sancerre, en ces guerres civiles et leur siége, furent recommandées et loüées des beaux effets qu'elles y firent en toutes sortes. Durant cette guerre de la Ligue, les dames de Vitré s'acquittérent de mesme en leur ville assiégée par M. de Mercœur. Elles y sont très-belles et tousjours fort proprement habillées de tout temps; et pour ce n'espargnoient leurs beautez à se monstrer viriles et courageuses: comme certes tous actes virils et généreux, à un tel besoin, sont autant à estimer en les femmes qu'en les hommes. Ainsi que de mesme furent jadis les gentiles femmes de Carthage, lesquelles, quand elles virent leurs marys, leurs freres, leurs peres, leurs parents et leurs soldats cesser de tirer à leurs ennemis, par faute de cordes en leurs arcs, qui estoient toutes usées de force de tirer par une si grande longueur de siége: et par ce, ne pouvans plus chevir de chanvre, de lin, ny de soie, ny d'autres choses pour faires cordes, s'advisérent de couper leurs belles tresses et blonds cheveux, et ne pardonner à ce bel honneur de leurs testes et parement de leurs beautez; si bien qu'elles-mêmes, de leurs belles, blanches et délicates mains, en retorsérent et en firent des cordes, et en fournirent à leurs gens de guerre: dont je vous laisse à penser de quels courages et de quels nerfs ils pouvoient tendre et bander leurs arcs, en tirer et en combattre, portans si belles faveurs des dames.
—Nous lisons dans l'histoire de Naples que ce grand capitaine Sforce, sous la charge de la reyne Jeanne seconde, ayant esté pris par le mary de la reyne, Jacques, mis en estroite prison et en quelques traits de corde, sans doute il avoit la teste tranchée, sans que sa sœur Marguerite se mit en armes et aux champs, et fit si bien, elle en personne, qu'elle prit quatre gentilshommes napolitains principaux, et manda au roy que tel traittement il feroit à son frere, tel le feroit-elle à ses gens; si bien qu'il fut contraint de faire accord et le lascher sain et sauve. Ah! brave et généreuse sœur! ne tenant guiere en cela de son sexe. Je sçay aucunes sœurs et parentes que, si elles eussent fait traits pareil il y a quelque temps, possible eussent-elles sauvé un brave frere qu'elles avoient, qui fut perdu pour faute de secours et d'assistance pareille. Maintenant je veux laisser ces dames en général guerrieres et généreuses: parlons d'aucunes particulieres. Et pour la plus belle monstre de l'antiquitté, je n'allégueray que cette senle Zénobie pour toutes, laquelle, après la mort de mary, ne s'amusa, comme plusieurs, à perdre le temps à le plorer et regretter, mais à s'emparer de l'empire au nom de ses enfants, et faire la guerre aux Romains et à l'empereur Aurelian, qui en estoit lors empereur, en leur donnant de la peine beaucoup l'espace de huit ans, jusques à ce qu'estant descendüe en champ de bataille contre luy, fut vaincue et prise prisonniere, et menée devant l'Empereur; lequel, après lui avoir demandé comment elle avoit eu la hardiesse de faire la guerre aux Empereurs, elle luy respondit seulement: «Vrayment, je cognois bien que vous estes empereur, puisque vous m'avez vaincuë.» Il eut si grand aise de l'avoir vaincuë, et en tira une si grande ambition, qu'il en voulut triompher; et avec une très-grande pompe et magnificence elle marchoit devant son char triomphant, fort superbement habillée et accommodée d'une grande richesse de perles et pierreries, de grands joyaux et de chaisnes d'or, dont elle estoit enchaisnée au corps, aux pieds et aux mains, en signe de captive et d'esclave; si que, par la grande pesanteur de ses joyaux et chaisnes qu'elle portoit sur elle, fut contrainte de faire plusieurs pauses et se reposer souvent en ce triomphe. Grand cas, certes, et admirable, que, toute vaincue et prisonniere qu'elle estoit, encore donnoit-elle loy au vainqueur triompheur, et le faisoit arrester et attendre jusques à ce qu'elle eust repris son halleine! Grande aussi et honneste courtoisie estoit-ce à l'Empereur de luy permettre son aise et repos et endurer sa débilité, et ne la contraindre ny presser de se haster plus qu'elle ne pouvoit: de sorte que l'on ne sçait que plus loüer, ou l'honnesteté de l'Empereur, ou la façon de faire de la Reyne, qui possible pouvoit-elle joüer ce jeu exprès, non tant pour son imbécilité ou lassitude, que pour quelque ostentation de gloire, et monstrer au monde qu'elle en vouloit recueillir ce petit brin sur le soir de sa belle fortune, comme elle avoit fait sur le matin, et que monsieur l'Empereur luy cedoit ce coup-là pour l'attandre en ses pas lents et graves marchers. Elle se faisoit fort regarder et admirer autant des hommes que des dames, desquelles aucunes eussent fort voulu ressembler cette belle image; car elle estoit des plus belles, selon que disent ceux qui en ont escrit. Elle estoit d'une fort belle, haute et riche taille, son port très-beau, sa grace et sa majesté de mesmes, par conséquent son visage très-beau et fort agréable, les yeux noirs et fort brillants. Entre autres beautez, il luy donnoit les dents très-belles et fort blanches, l'esprit vif, fort modeste, sincere et clemente au besoin; la parole fort belle et prononcée d'une voix claire: aussi elle-mesme faisoit entendre toutes ses conceptions et volontez à ses gens de guerre, et les haranguoit souvent. Je pense certes qu'il la faisoit bien aussi beau voir ainsi vestue si superbement et gentiment en habit de femme, que quand elle estoit armée tout à blanc; car tousjours le sexe l'emporte: aussi est-il à présumer que l'Empereur ne la voulut exhiber en son triomphe qu'en son beau sexe féminin, qui la représenteroit mieux et la rendroit au peuple plus agréable en ses perfections de beauté. De plus, il est à présumer aussi qu'estant si belle, l'Empereur en avoit tasté, joüi et en jouissoit encore; et que s'il l'avoit vaincue d'une façon, il ou elle (les deux se peuvent entendre) l'avoit vaincu aussi de l'autre. Je m'estonne que, puisque cette Zénobie estoit si belle, l'Empereur ne la prist et entretinst pour l'une de ses garces, ou bien qu'elle n'ouvrist et dressast par sa permission, ou du sénat, boutique d'amour et de putanisme, comme fit Flora, afin de s'enrichir et accumuler force biens et bons moyens au travail de son corps et branslement de son lict; à laquelle boutique eussent pu venir les plus grands de Rome à l'envy tous les uns des autres; car enfin il n'y a tel contentement et félicité au monde, s'il semble, que se rüer sur la royauté et principauté, et de joüir d'une belle reyne, d'une princesse et grande dame. Je m'en rapporte à ceux qui ont esté en ces voyages, et y fait si belles factions. Et par ainsi cette reyne Zénobie se fust faite tost riche par la bourse de ces grands, ainsi que fit Flora, qui n'en recevoit point d'autres en sa boutique. N'eust-il pas mieux vallu pour elle de traitter cette vie en bombances, magnificences, chevances et honneurs, que de tomber en la nécessité et extrémité quelle tomba, à gaigner sa vie à filer parmy des femmes communes et mourir de faim, sans que le sénat, ayant pitié d'elle, veu sa grandeur passée, luy ordonna pour son vivre quelque pension, et quelques petites terres et possessions, que l'on appela long-temps les possessions zénobiennes; car enfin c'est un grand mal que la pauvreté, et qui la peut éviter, en quelque forme qu'on se puisse transmuer, fait bien, ce disoit quelqu'un que je sçai. Voilà pourquoi Zénobie ne mena son grand courage au bout de la carrière, comme elle devoit, et qu'il faut qu'on la persiste tousjours en toutes actions. On dit qu'elle avoit fait faire un charriot triomphant, le plus superbe qui fust jamais veu dans Rome, et ce, disoit-elle souvent durant ses grandes prosperitez et vanteries, pour triompher dans Rome, tant elle estoit présumptueuse de conquérir l'empire romain: mais tout cela au rebours, car l'Empereur l'ayant vaincuë le prit pour luy, et en triompha, et elle alla à pied, en faisant d'elle plus grand triomphe et pompe que s'il eust vaincu un puissant roy. Et dittes que la victoire qu'on emporte sur une dame, en quelque façon que ce soit, n'est pas grande et très-illustre! Ainsi désira Auguste de triompher de Cléopatre; mais il n'y procéda pas bien. Elle y pourveut de bonne heure, et de la façon que Paulus-Æmilius le dit à Perséus, qui, le priant en sa captivité d'avoir pitié de luy, il luy respondit que c'avoit esté à luy à y mettre ordre auparavant, voulant entendre qu'il se devoit estre tué.
J'ay ouy dire que le feu roy Henry second ne désiroit rien tant que de faire prisonnière la reyne de Hongrie, non pour la traitter mal, encore qu'elle luy eust donné plusieurs sujets par ses bruslements, mais pour avoir cette gloire de tenir cette grande reyne prisonniere, et voir quelle mine et contenance elle tiendroit en sa prison, et si elle y seroit si brave et orgueilleuse qu'en ses armées: car enfin il n'y a rien si superbe et brave qu'une belle, brave et grande dame, quand elle veut et qu'elle a du courage, comme estoit celle-là, et qui se plaisoit fort au nom que luy avoient donné les soldats espagnols, qui, comme ils appeloient l'Empereur son frère el Padre de los soldatos[109], eux l'appeloient la Madre[110]: ainsi que Vittoria, ou Vittorina, jadis du temps des Romains, fut appelée en ses armées la mère du camp. Certes, si une dame grande et belle entreprend une charge de guerre, elle y sert de beaucoup, et anime fort ses gens: comme j'ay veu en nos guerres civiles la Reyne-Mère, qui bien souvent venoit en nos armées et les asseuroit tout plein et encourageoit fort; et comme fait aujourd'huy l'infante Isabelle, sa petite-fille, en Flandres, qui préside en son armée, et se fait paroistre à ses gens de guerre toute valeureuse, si que sans elle et sa belle et agréable présence, la Flandre n'auroit moyen de tenir, ce disent tous: et jamais la reyne de Hongrie, sa grande tante, ne parut telle en beauté, valeur et générosité et belle grace. Dans nos histoires de France, nous lisons combien servit la présence de cette généreuse comtesse de Montfort, estant assiégée dans Annebon; car, encore que ses gens de guerre fussent braves et vaillants, et qu'ils eussent combattu et soustenu des assauts et faits aussi bien que gens de monde, ils commencèrent à perdre cœur et vouloir se rendre; mais elle les harangua si bien, et anima de si belles et courageuses paroles, et les anima si beau et si bien, qu'ils attendirent le secours, qui leur vint à propos, tant désiré, et le siége fut levé; et fit bien mieux, car, ainsi que ses ennemis estoient amusez à l'assaut, et que tous y estoient, et vid les tentes qui en estoient toutes vides, elle, montée sur un bon cheval, et avec cinquante bons chevaux, fit une saillie, donne l'alarme, met le feu dans le camp, si-bien que Charles de Blois; cuidant estre trahy, fit aussi-tost cesser l'assaut. Sur ce sujet je feray ce petit conte. Durant ces dernières guerres de la Ligue, feu M. le prince de Condé, dernier mort, estant à Saint-Jean, envoya demander à madame de Bourdeille, veufve de l'aage de quarante ans, et très-belle, six ou sept des gens de sa terre, des plus riches, et qui s'estoient retirez en son chasteau de Mathas près elle. Elle les luy refusa tout à trac, et que jamais elle ne trahiroit ny ne livreroit ces pauvres gens, qui s'estoient allez couvrir et sauver sous sa foy. Il luy manda pour la derniere fois que, si elle ne les luy envoyoit, qu'il luy apprendroit de luy obéyr. Elle luy fit response (car j'estois avec elle pour l'assister) que, puisqu'il ne savoit obéyr, qu'elle trouvoit fort estrange de vouloir faire obéir les autres, et lorsqu'il auroit obéy à son Roy elle luy chéyroit; au reste que, pour toutes ses menaces, elle ne craignoit ny son canon, ny son siége, et qu'elle estoit descendue de la comtesse de Montfort, de laquelle les siens avoient hérité de cette place, et elle et tout de son courage; et qu'elle estoit résolue de la garder si-bien qu'il ne la prendroit point; et qu'elle feroit autant parler là d'elle léans que son ayeule, ladite comtesse, avoit fait dans Annebon. M. le prince songea long-temps sur cette response, et temporisa quelques jours sans la plus menacer. Pourtant s'il ne fust mort il l'eust assiégée; mais elle s'estoit bien préparée de cœur, de résolution, d'hommes et de tout, pour le bien recevoir; et croy qu'il y eust receu de la honte. Machiavel, en son livre de la Guerre, raconte que Catherine, comtesse de Furly, fut assiégée dans sa dite place par César Borgia, assisté de l'armée de France, qui luy résista fort valleurusement, mais enfin fut prise. La cause de sa perte fut que cette place estoit trop pleine de forteresses et lieux forts, pour retirer d'un lieu à l'autre; si-bien que, César ayant fait ses approches, le seigneur Jean de Casale (que ladite comtesse avoit pris pour sa garde et assistance) abandonna la brèche pour se retirer en ses forts; et par cette faute, Borgia faussa et prit la place: si-bien, dit l'auteur, que ces fautes firent tort au courage généreux et à la réputation de cette brave comtesse, laquelle avoit attendu une armée que le roy de Naples et le duc de Milan n'avoient osé attendre. Et bien que son issuë en fust malheureuse, elle emporta l'honneur que sa vertu méritoit; et pour ce en Italie se firent force vers et rimes en sa loüange. Ce passage est digne de lire pour ceux qui se meslent de fortifier des places et y bastir grande quantité de forts, chasteaux, roques et cittadelles. Pour retourner à nostre propos, nous avons eu le temps passé force princesses et grandes dames en nostre France, qui ont fait de belles marques de leurs proüesses: comme fit Paule, fille du comte de Penthièvre, laquelle fut assiégée dans Roy par le comte de Charoullois, et s'y monstra si brave et si généreuse, que la ville estant prise, le comte luy fit très-bonne guerre, et la fit conduire à Compiegne, seurement, ne permettant qu'il luy fust fait aucun tort; et l'honora fort pour sa vertu, encor qu'il voulust grand mal à son mary, qu'il chargeroit de l'avoir voulu faire mourir par sortilleges et charmes d'aucunes images et chandelles.
—Richilde, fille unique et héritière de Monts, en Hainault, femme de Beaudoüin sixiesme, comte de Flandres, fit tous efforts contre Robert le Frizon son beau frere, institué tuteur des enfants de Flandres, pour luy en oster la connoissance et administration et se l'attribuer: quoy poursuivant à l'aide de Philippes roy de France, luy hazarda deux batailles; en la première elle fut prise, ce que fut aussi Robert son ennemy, et amprès furent rendus par eschange: luy en livra la seconde, laquelle elle perdit, et y perdit son fils Arnuphe, et chassée jusques à Monts.
—Isabelle de France, fille du roy Philippes le Bel, et femme du roy Edouard II, duc de Guyenne, fut en mal-grace du Roy son mary, par de meschants rapports de Hue le despensier, dont fut contrainte de se retirer en France avec son fils Édouard; puis s'en retourna en Angleterre avec le chevalier de Hainaut son parent, et une armée qu'elle y mena, au moyen de laquelle elle prit son mary prisonnier, lequel elle délivra entre les mains de ceux avec lesquels il lui convint finir ses jours; ainsi qu'à elle-mesme il luy en prit, qui, pour traiter l'amour avec un seigneur de Mortemer, fut par son fils confinée en un chasteau à finir ses jours. C'est elle qui a baillé sujet aux Anglais de quereller à tort la France. Mais voilà une mauvaise reconnoissance pourtant, et grande ingratitude de fils, qui, oubliant un grand bienfait, traita ainsi sa mère pour un si petit forfait; petit l'appelle-je, puisqu'il est naturel et que mal-aisément ayant pratiqué les gens de guerre, et qu'elle s'estoit tant accoustumée à garçonner avec eux parmi les armées et tentes et pavillons, falloit bien qu'elle garçonnast aussi entre les courtines, comme cela se voit souvent. Je m'en rapporte à nostre reyne Léonor, duchesse de Guyenne, qui accompagna le Roy son mary outre mer et en la guerre sainte. Pour pratiquer si souvent la gendarmerie et la soudardaille, elle se laissa fort aller à son honneur, jusqu'à-là qu'elle eut affaire avec les Sarrazins, dont pour ce le Roy la répudia; ce qui nous cousta bon. Pensez qu'elle voulut esprouver si ces bons compagnons estoient aussi braves champions à couvert comme en pleine campagne, et que possible son honneur estoit d'aimer les gens vaillants, et qu'une vaillance attire l'autre, ainsi que la vertu; car jamais celuy ne dit mal qui dit que la vertu ressembloit la foudre qui perce tout. Cette reyne Léonor ne fut pas la seule qui accompagna en cette guerre sainte le roy son mary; mais avant elle, et avec elle, et après, plusieurs autres princesses et grandes dames avec leurs marys se croisèrent, mais non leurs jambes, qu'elles ouvrirent et eslargirent à bon escient, si qu'aucunes y demeurèrent, et les autres en retournèrent de très-bonnes vesses; et sous la couverture de visiter le saint supulcre, parmi tant d'armes, faisoient à bon escient l'amour: aussi, comme j'ay dit, les armes et l'amour conviennent bien ensemble, tant la sympathie en est bonne et bien conjointe. Encore telles dames sont-elles à estimer, d'aimer et traitter ainsi les hommes, non comme firent jadis les amazones, lesquelles, encore qu'elles se disent filles de Mars, se desfirent de leurs marys, disans que ce mariage estoit une vraye servitude: mais prou d'ambition avoient-elles avec d'autres hommes pour en avoir des filles, et faire mourir les enfants.
Joanuclerus, en sa Cosmographie, récite que, l'an de Christ 1123, après la mort de Tibussa, reyne des Bohemes, et qui fit renfermer la ville de Prague de murailles, et qui abhorroit fort la domination des hommes, il y eut une de ses damoiselles de grand courage, nommée Valasca, qui gaigna si bien et filles et dames du pays, et leur proposa si bien et beau la liberté, et les dégousta si fort de la servitude des hommes, qu'elles tuerent chacune, qui son mary, qui son frere, qui son parent, qui son voisin, qu'en moins d'un rien elles furent maistresses; et ayant pris les armes de leurs hommes, s'en aidèrent si bien et se rendirent si braves et si adextres, à mode d'amazones, qu'elles eurent plusieurs victoires. Mais après, par les menées et finesses d'un Primislaüs, mary de Tibussa, homme qu'elle avoit pris de ville et basse condition, furent défaites et mises à mort. Ce fut par permission divine de l'acte énorme perpétré pour faire ainsi perdre le genre humain. Ces dames pouvoient bien montrer leurs beaux courages par d'autres actions courageuses et viriles, que par telles cruautez, ainsi que nous avons veu tant d'impérieres, de reynes, de princesses et grandes dames, par actes nobles, et aux gouvernements et maniements de leurs Estats, et autres sujets dont les histoires en sont assez pleines sans que je les raconte; car l'ambition de dominer, régner et impérier loge dans leurs ames aussi bien que des hommes, et en sont aussi friandes. Si en vays-je nommer une qui n'en fut tant atteinte, qui est Victoria Colonna, femme du marquis de Pescayre, de laquelle j'ay leu dans un livre espagnol que, lorsque ledit marquis entendit aux belles offres que luy fit Hieronimo Mouron de la part du pape (comme j'ay dit cy-devant) du royaume de Naples, s'il vouloit entrer en ligne avec luy, elle, en estant advertie par son mary mesme, qui ne luy céloit rien de ses plus privées affaires, ny grands ny petits, lui escrivit (car elle disoit des mieux), et luy demanda qu'il se souvinst de son ancienne valeur et vertu, qui luy avoit donné telle louange et réputation qu'elle excédoit la gloire et la fortune des plus grands roys de la terre, disant que no con grandezza de los reynos, de Estados ny de hormosos titulos si no con fé illustre y clara virtud, se alcançava la honra, la qual con loor siempre vivo, llegava à los descendientes; y que no havia nigun grado tan alto que no fuesse vencido de una trahicion y mala fé, que por esto nigun desseo tenia de ser muguer de rey, queriendo antes ser muguer de tal capitan, que no solamente en guerra con valorosa mano, mas en pas con gran honra de animo no vencido avia sabido vencer reys, y grandissimos principes, y capitanes, y darlos triumphos, y imperiarlos; disant «que non avec la grandeur des royaumes, des grands Estats ni hauts et beaux titres, sinon avec une foy illustre et claire vertu, l'honneur s'acqueroit, laquelle avec une louange tousjours vive alloit à nos descendants; et qu'il n'y avoit nul grade si haut qui ne fust vaincu ni gasté par une trahison commise et foy rompue; et que pour l'amour de cela elle n'avoit nul désir d'estre femme de roy, mais d'un tel capitaine, lequel nonseulement en guerre avec sa main valeureuse, mais en paix avec grand honneur d'un esprit non vaincu, avoit sceu vaincre les roys, les grands princes et capitaines, et les donner aux triomphes et les imperier.» Cette femme parloit d'un grand courage, d'une grande vertu, et de vérité et tout: car de regner par un vice est fort vilain, et de commander aux royaumes et aux roys par la vertu est très-beau. Fulvia, femme de P. Claudius, et en secondes nopces de Marc Antoine, ne s'amusant guières à faire les affaires de sa maison, se mit aux choses grandes, à traitter les affaires d'Estat jusque-là qu'on lui donnast la réputation de commander aux empereurs. Aussi Cleopatre l'en sçeut très-bien remercier, et luy avoir cette obligation, que d'avoir si bien instruit et discipliné Marc Antoine à obéyr et ployer sous les lois de submission. Nous lisons de ce grand prince françois Charles Martel qui onc ne voulut prendre et porter le titre de roy, qui estoit en sa puissance, mais ayma mieux régenter les roys et leur commander.
—Parlons d'aucunes de nos dames. Nous avons eu en nostre guerre de la Ligue madame de Montpensier, sœur de feu M. de Guise, qui a esté une grande femme d'Estat, et qui a porté sa bonne part de matiere, d'inventions de son gentil esprit, et du travail de son corps, à bastir ladite Ligue; si qu'après avoir esté bien bastie, joüant aux cartes un jour et à la prime (car elle aime fort ce jeu), ainsi qu'on lui disoit qu'elle meslast bien les cartes, elle repondit devant beaucoup de gens: «Je les ay si bien meslées qu'elles ne se sçauroint mieux mesler ni demesler.» Cela fust esté bon si les siens ne fussent esté morts: desquels, sans perdre cœur d'une telle perte, en entreprit la vengeance; et en ayant sceu les nouvelles dans Paris, sans se tenir recluse en sa chambre à en faire les regrets à mode d'autres femmes, sort de son hostel avec les enfants de M. son frere, les tenant par les mains, les pourmeine par la ville, fait sa déploration devant le peuple, l'animant de pleurs, de cris, de pitié et de paroles qu'elle fit à tous, de prendre les armes et s'élever en furie, et faire les insolences sur la maison et le tableau du Roy, comme l'on a veu, et que j'espère de dire en sa vie; et à luy denier toute fidelité, ains au contraire toute rebellion: dont puis après son meurtre s'en ensuivit; duquel et à sçavoir qui sont ceux et celles qui en ont donné les conseils et en sont coupables. Certainement le cœur d'une sœur perdant tels freres ne pouvoit pas digérer tel venin sans venger ce meurtre. J'ay ouy conter qu'après qu'elle eut ainsi bien mis le peuple de Paris en besogne de telles animositez et insolences, elle partit vers le prince de Parme à luy demander secours et vengeance; et y va à si grandes et longues traittes, qu'il fallut un jour à ses chevaux de coche demeurer si las et recreus au beau mitan de la Picardie dans les fanges, qu'ils ne pouvoient aller ny en avant, ny en arrière, ny mettre un pied l'un devant l'autre. Par cas passa un fort honneste gentilhomme de ce pays, qui estoit de la religion, qui, encore qu'elle fust déguisée et de nom et d'habit, il la cogneut; et, ostant de devant les yeux les menées qu'elle avoit fait contre ceux de la religion, et l'animosité qu'elle leur portoit, luy, tout plein de courtoisie, il luy dit: «Madame, je vous connois bien; je vous suis serviteur: je vous vois en mauvais estat; vous viendrez, s'il vous plaist, en ma maison que voilà près, pour vous seicher et vous reposer. Je vous accommoderay de tout ce que je pourray au mieux qu'il me sera possible. Ne craignez point; car encore que je sois de la religion, que vous nous haïssiez fort, je ne voudrois me départir d'avec vous sans vous offrir une courtoisie qui vous est très-nécessaire.» A telle offre elle se laissa aller, et l'accepta fort librement: et, après l'avoir accommodée de ce qui lui estoit nécessaire, reprend son chemin et la conduit deux lieües, elle pourtant luy celant son voyage; dont depuis cette courtoisie, à ce que j'ay ouy dire, en cette guerre, elle s'en acquitta à l'endroit du gentilhomme par force autres courtoisies. Plusieurs se sont estonnez comment elle se fia à luy, estant huguenot. Mais quoy! la nécessité fait faire beaucoup de choses; et aussi qu'elle le vid si honneste, et parler si honnestement et franchement, qu'elle jugea qu'il estoit enclin à faire un trait honneste. Madame de Nemours, sa mère, ayant esté prisonnière après la mort de messieurs ses enfants, ne faut point douter si elle demeura désolée par une telle perte insupportable, jusques à là que de son naturel elle est dame de fort douce humeur et froide, et qui ne s'esmeut que bien à propos, elle vint à débagouller mille injures contre le Roy, et lui jeter autant de malédictions et d'exécrations (car, et qui n'est la chose, la parole qu'on ne fit et ne dit pour une relle véhémence de perte et de douleur?), jusques à ne nommer le Roy autrement et tousjours que ce tyran. «Non! je ne le veux plus appeler tel, mais roy très-bon et clément, s'il me donne la mort comme à mes enfants, pour m'oster de la misère où je suis, et me colloque en la béatitude de Dieu.» Puis après, appaisant ses paroles et cris, et y faisant quelque surcéance, elle ne disoit, si-non: «Ah! mes enfants! ah! mes enfants!» réitérant ordinairement ces paroles avec ses belles larmes, qui eussent amoly un cœur de rocher. Hélas! elle les pouvoit ainsi plorer et regretter, estant si bons, si généreux, si vertueux et valleureux, mais surtout ce grand duc de Guise, vray aisné et vray parangon de toute valeur et générosité. Aussi qu'elle aimoit si naturellement ses enfants, qu'un jour, moy discourant avec une grande dame de la Cour de maditte dame de Nemours, elle me dit que c'estoit la plus heureuse princesse du monde, pour plusieurs raisons qu'elle m'alléguoit, fors en une chose, qui estoit qu'elle aimoit messieurs ses enfants par trop; car elle les aimoit si très-tant, que l'appréhension ordinaire qu'elle avoit d'eux troubloit toute sa félicité, vivant ordinairement pour eux en inquiétude et alarme. Je vous laisse donc à penser combien elle sentit de maux, d'amertumes et de picqueures par la mort de ces deux, et par l'appréhension de l'autre, qui estoit vers Lyon, et M. de Nemours prisonnier: car de sa prison, disoit-elle, ne s'en soucioit point, ny de sa mort non plus, ainsi que je viens de dire. Lorsqu'on la sortit du chasteau de Blois pour la mener en celuy d'Amboise en plus estroite prison, ainsi qu'elle eut passé la porte elle haussa et tourna la teste en haut vers le portrait du roy Louis XII, son grand-pere, qui est là engravé en pierre au-dessus sur un cheval avec une fort belle grace et guerriere façon. Elle, s'arrestant là un peu et le contemplant, dit tout haut devant force monde là accouru, d'une belle et asseurée contenance, dont jamais n'en fut espourveue: «Si celuy qui est là représenté estoit en vie, il ne permettroit pas qu'on emmenast sa petite-fille ainsi prisonniere, et qu'on la traittast de cette sorte;» et puis suivit son chemin sans plus rien dire. Pensez que dans son ame elle imploroit et invoquoit les manes de ce généreux ayeul, pour estre justes vengeurs de sa prison: ny plus ny moins que firent jadis aucuns des conjurateurs de la mort de César, lesquels, ainsi qu'ils alloient faire leurs coups, se tournèrent vers l'estatuë de Pompée, et sourdement implorèrent et invoquèrent l'ombre de sa main, jadis si valleureuse, pour conduire leur entreprise à faire le coup qu'ils firent. Possible que l'invocation de cette princesse peut servir et avancer la mort du Roy, qui l'avoit ainsi oustragée. Une dame de grand cœur qui couve une vindicte est fort à craindre. Je me souviens que, quand feu monsieur son mary, M. de Guise, eut son coup dont il mourut, elle estoit pour alors au camp, qui estoit venue là pour le voir quelques jours avant. Ainsi qu'il entra en son logis blessé, elle vint à l'endevant de luy jusqu'à la porte de son logis toute esperdue et esplorée, et l'ayant salué s'escria soudain: «Est-il possible que le malheureux qui a fait le coup et celuy qui l'a fait faire (se doutant de M. l'admiral) en demeurent impunis? Dieu! si tu es juste, comme tu le dois estre, vange cecy; autrement......» et n'achevant le mot, M. son mary la reprit, et luy dit: «Mamie, n'offensez point Dieu en vos paroles. Si c'est luy qui m'a envoyé cecy pour mes fautes, sa volonté soit faite, et loüange luy en soit donnée. S'il vient d'ailleurs, puisque les vengeances luy sont réservées, il fera bien cette-cy sans vous.» Mais, luy mort, elle la poursuivit si bien, que le meurtrier fut tiré à quatre chevaux, et l'auteur prétendu d'elle fut massacré au bout de quelques années, comme j'espere dire en son lieu, par les instructions qu'elle donna à M. son fils, comme je l'ay veu, et les conseils et persuasions dont elle le nourrit dès sa tendre jeunesse jusques après que la vengeance en fut faite totale. Les advis et exhortations des femmes et meres généreuses peuvent beaucoup en cela: dont je me souviens que le roy Charles IX, faisant le tour de son royaume, estant à Bourdeaux, fut mis en prison le baron de Bournazel, un fort brave et honneste gentilhomme de Gascogne, pour avoir tué un autre gentilhomme de son pays mesme, qui s'appelloit La Tour: on disoit que c'estoit par grande supercherie. La veufve en poursuivit si vivement la punition, qu'on se donna la garde que les nouvelles vindrent en la chambre du Roy et de la Reyne, qu'on alloit trancher la teste au dit baron. Les gentilshommes et dames s'esmeurent soudain, et travailla-t-on fort pour luy sauver la vie. On en pria par deux fois le Roy et la Reyne de lui donner grace. M. le chancelier s'y porta fort, disant qu'il falloit que justice s'en fist. Le Roy le vouloit fort, qui estoit jeune et ne demandoit pas mieux que le sauver; car il estoit des gallants de la Cour; et M. de Cypierre l'y poussoit aussi fort. Cependant l'heure de l'exécution approchoit, ce qui estonnoit tout le monde. Sur quoy survient M. de Nemours (qui aimoit ce pauvre baron, lequel l'a voit suivy en de bons lieux aux guerres), qui s'alla jeter de genoux aux pieds de la Reyne, et la supplia de donner la vie à ce pauvre gentilhomme, et la pria et pressa tant de paroles qu'elle luy fut octroyée; dont sur le champ fut envoyé un capitaine des gardes, qui l'alla quérir et prendre en la prison, ainsi qu'il sortoit pour le mener au supplice. Par ainsi fut-il sauvé, mais avec une telle peur, qu'à jamais elle demeura empreinte sur son visage, et oncques puis ne peut recouvrer couleur, comme j'ay veu et comme j'ay ouy dire de M. de Saint-Vallier, qui l'eschappa belle à cause de M. de Bourbon. Cependant la veufve ne chauma pas, et vint trouver le Roy le lendemain, ainsi qu'il alloit à la messe, et se jetta à ses pieds. Elle luy présenta son fils, qui pouvoit avoir trois ou quatre ans, et luy dit: «Sire, au moins puis que vous avez donné la grace au meurtrier du père de cet enfant, je vous supplie de la luy donner aussi dès cette heure, pour quand il sera grand, il aura eu sa revenche et tué ce malheureux.» Du depuis, à ce que j'ay ouy dire, la mere tous les matins venoit esveiller son enfant; et, en luy monstrant la chemise sanglante qu'avoit son pere lorsqu'il fut tué, et luy disoit par trois fois: «Advise-la bien: et souviens-toi bien, quand tu seras grand, de venger cecy: autrement je te deshérite.» Quelle animosité!
—Moy estant en Espagne, j'ouys conter qu'Antonio Roque, l'un des plus braves, vaillants, fins, cauts, habiles, fameux, et des plus courtois bandoulliers avec cela qui fut jamais en Espagne (ce tient-on), ayant eu envie de se faire prestre dès sa première profession, le jour venu qu'il lui falloit chanter sa premiere messe, ainsi qu'il sortoit du revestiaire et qu'il s'en alloit avec grande cérémonie au grand autel de sa paroisse, bien revestu et accommodé à faire son office, le calice à la main, il ouyt sa mere qui lui dit ainsi qu'il passoit: Ah! vellaco, vellaco, mejor seria de vengar la muerte de tu padre, que de cantar missa: «Ah! malheureux et meschant que tu es! il vaudroit mieux de venger la mort de ton pere que de chanter messe.» Cette voix lui toucha si bien au cœur, qu'il retourne froidement du my-chemin, et s'en va au revestitoire: là se dévestit, faisant acroire que le cœur lui avoit fait mal et que ce seroit pour une autre fois: et s'en va aux montagnes parmy les bandoulliers, s'y fist si fort estimer et renommer, qu'il en fut esleu chef, fait force maux et voleries, venge la mort de son pere, qu'on disoit avoir esté tué d'un autre; d'autres qu'il avoit esté exécuté par justice. Ce conte me fit un bandoullier mesme, qui avoit esté sous sa charge autrefois, et me le loüa jusques au tiers ciel, si que l'empereur Charles ne lui put jamais faire mal. Pour retourner encore à madame de Nemours, le roy ne la retint guieres en prison, et M. Descars en fut cause en partie; car il la fit sortir pour l'envoyer à Paris vers MM. du Mayne et de Nemours, et autres princes ligués, et leur porter à tous paroles de paix et oubliance de tout le passé; et qui estoit mort, et amys comme devant. De fait le Roy tira serment d'elle qu'elle feroit cette ambassade. Estant donc arrivée, au premier abord ce ne furent que pleurs, lamentations et regrets de leur perte; et puis fit le rapport de sa charge. M. du Maine lui fit la responce en luy demandant si elle luy conseilloit cela. Elle luy respondit seulement: «Mon fils, je ne suis pas venuë ici pour vous conseiller, si-non pour vous dire ce qu'on m'a dit et chargé. C'est à vous à songer si vous avez sujet et si le devez faire ce que je vous dis. Vostre cœur et vostre conscience vous en doivent donner bon conseil. Quant à moy, je me descharge de ce que j'ay promis.» Mais, sous main, elle en sceut très-bien attiser le feu, qui a duré longtemps. Il y a eu plusieurs personnes qui se sont fort estonnez comment le Roy, qui estoit si sage et des habiles de son royaume, s'aidoit de cette dame pour un tel ministere, l'ayant offensée, qu'elle n'eust eu cœur ny sentiment, si elle s'y fust employée le moins du monde: aussi se mocqua-t-elle bien de luy. On disoit que c'étoit le beau conseil du maréchal de Rhetz, qui en donna un pareil au roy Charles, pour envoyer M. de La Nouë dans La Rochelle à persuader les habitants à la paix et à leur obéyssance et devoir; jusque-là que, pour entrer en créance avec eux, il luy permit de faire de l'eschauffé et de l'animé pour eux et pour son party, à faire la guerre à outrance, et leur bailler advis et conseil contre le Roy; mais pourtant sous condition que, quand il seroit commandé et sommé par le Roy ou Monsieur, son lieutenant-général, de sortir, qu'il le feroit. Il fit et l'un et l'autre, et la guerre, et sortit; mais cependant il asseura si bien ses gens et les aguerrit, et leur fit de si bonnes leçons et les anima tellement, qu'ils nous firent ce coup la barbe. Force gens trouvoient qu'il n'y avoit là nulle finesse: j'ay veu tout cela, j'espère en faire tout le discours ailleurs. Mais ce mareschal valut cela à son roy et à la France: lequel mareschal tenoit-on mieux pour charlatan et cajoleur, que pour un bon conseiller et mareschal de France. Je diray encor ce petit mot de ma susdite dame de Nemours. J'ay ouy dire qu'ainsi qu'on bastissoit la Ligue, et qu'elle voyoit les cahiers et les listes des villes qui adhéroient, et n'y voyant point encore Paris, elle disoit toujours à M. son fils: «Mon fils, cela n'est rien, il faut encore Paris, et si vous ne l'avez, vous n'avez rien fait; pourquoy ayez Paris.» Et rien que Paris ne luy sonnoit à la bouche, si bien que les Barricades par après s'en ensuivirent. Voilà comme un cœur généreux tend toujours au plus haut: ce qui me fait souvenir d'un petit conte que j'ay lu dans un roman espagnol, qui s'intitule La conquista di Navarra. Ce royaume ayant esté pris et usurpé sur le roy Jean par le roy d'Aragon, le roy Loüis douziesme y envoya une armée, sous M. de La Palice, pour le reconquérir. Le Roy manda à la reyne donne Catherine, de par M. de La Palice, qui lui en porta la nouvelle, qu'elle s'en vinst à la Cour de France et y demeurer avec la reyne Anne sa femme, cependant que le roy son mary avec M. de La Palice attenteroient de recouvrer le royaume. La Reyne lui respondit généreusement: «Et comment, monsieur! je pensois que le roy vostre maistre vous eust ici envoyé pour m'amener avec vous en mon royaume et me remettre dans Pampelonne, et moy vous y accompagner, ainsi que je m'y estois résolue et préparée; et à cette heure vous me conviez de m'aller tenir à la Cour de France? Voilà un mauvais espoir et sinistre augure pour moi! je vois bien que je n'y entreray jamais plus.» Et ainsi qu'elle le présagea, ainsi il arriva.
Il fut dit et commandé à madame la duchesse de Valentinois, sur l'approchement de la mort du roy Henry et le peu d'espoir de sa santé, de se retirer en son hostel de Paris et n'entrer plus en sa chambre, autant pour ne le perturber en ses cogitations à Dieu, que pour inimitié qu'aucuns lui portoient. Estant doncques retirée on luy envoya demander quelques bagues et joyaux qui appartenoient à la couronne, et les eust à rendre. Elle demanda soudain à M. l'harangueur: «Comment! le Roy est-il mort?—Non, madame, respondit l'autre, mais il ne peut guieres tarder.—Tant qu'il luy restera un doigt de vie donc, dit-elle, je veux que mes ennemys sachent que je ne les crains point, et que je ne leur obéyrai tant qu'il sera vivant. Je suis encore invincible de courage, mais lorsqu'il sera mort je ne veux plus vivre après luy; et toutes les amertumes qu'on me sauroit donner ne me seront que douceurs au prix de ma perte: et par ainsi, mon roy vif ou mort, je ne crains pas mes ennemis.» Cette dame monstra-là une grande générosité de cœur. Mais elle ne mourut pas, ce dira quelqu'un, comme elle avoit dit. Elle ne laissa pourtant à sentir plusieurs approches de la mort; et aussi que plustost que mourir, elle fit mieux de vouloir vivre, pour monstrer à ses ennemys qu'elle ne les craignoit point, et que, les ayant veus d'autresfois bransler et s'humilier sous elle, m en vouloit faire de mesme en leur endroit, et leur monstrer si bien teste et visage qu'ils n'osèrent jamais luy faire desplaisir, mais bien mieux, dans deux ans ils la recherchèrent plus que jamais et rentrèrent en amitié, comme je vis: ainsi qu'est la coutume des grands et grandes, qui ont peu de tenue en leurs amitiés, et s'accordent aisément en leurs différends comme larrons en foire, et s'aiment et se hayssent de mesme: ce que nous autres petits ne faisons; car, ou il se faut battre, venger et mourir, ou en sortir par des accords bien pointillez, bien tamisez et bien solemnisez; et si nous en trouvons mieux. Il faut certes admirer cette dame de ce trait, comme coustumièrement ces grandes qui traitent les affaires d'Estat, font tousjours quelque chose de plus que l'ordinaire des autres. Voilà pourquoy le feu roy Henry troisiesme dernier et la reyne sa mère n'aimoient nullement les dames de leur Cour qui missent tant leur esprit et leur nez sur les affaires d'Estat, ny s'en meslassent tant d'en parler, ny de ce qui touchoit de près en fait du royaume; comme (disoient Leurs Majestez) si elles y avoient grande part et qu'elles en dusset être héritières, ou du tout pour mieux qu'elles y rapportassent la sueur de leur corps ou y menassent les mains, comme les hommes, à le maintenir: mais elles, se donnans du bon temps, causans sous la cheminée, bien aises en leurs chaises, ou sur leurs oreillers ou sur leurs couchettes, devisoient bien à leur aise du monde et de l'Estat de la France, comme si elles faisoient tout. Sur quoy repartit une fois une dame de par le monde, que je ne nommeray point, qui, se meslant d'en dire sa ratelée aux premiers estats à Blois, Leurs Majestez luy en firent faire la petite réprimande, et qu'elle se meslast des affaires de sa maison et à prier Dieu. Elle, qui estoit un peu trop libre en paroles, respondit: «Du temps que les roys, princes et grands seigneurs se croisoient pour aller outre mer et faire de si beaux exploits en la Terre Sainte, certainement il n'estoit permis à nous autres femmes que de prier, orer, faire vœux et jeusnes, afin que Dieu leur donnast bon voyage et bon retour; mais depuis que nous les voyons aujourd'huy ne faire pas plus que nous, il nous est permis de parler de tout: car, prier Dieu pour eux, à cause de quoy, puisqu'ils ne font pas mieux que nous?» Cette parole, certes, fut par trop audacieuse, aussi luy cuida-t-elle couster bon, et eust une grande peine d'obtenir réconciliation et pardon, qu'il fallut qu'elle demandast; et, sans un sujet que je dirois bien, elle recevoit l'affletion et punition toute entière, et bien outrageuse. Il ne fait pas bon quelquefois dire un bon mot comme celuy, quand il vient à la bouche; ainsi que j'ay veu plusieurs personnes qui ne s'y sçauroient commander; car elles sont plus débordées qu'un cheval de Barbarie; et, trouvant un bon brocard dans leur bouche, il faut qu'ils les crachent, sans espargner ny parents, ny amis, ni grands. J'en ay cogneu force à nostre Cour de telle humeur, et les appeloit-on marquis ou marquises de Belle-Bouche: mais aussi bien souvent s'en trouvoient du guet.
—Or, comme j'ai deduit la générosité d'aucunes dames en aucuns beaux faits de leurs vies, j'en veux descrire aucunes qu'elles ont montré en leur mort. Et, sans emprunter aucun exemple de l'antiquité, je ne veux alléguer que cettuy-cy de feue madama la Régente, mère du grand roy François. Ce fut en son temps, ainsi que j'ay ouy dire à aucuns et aucunes qui l'ont veue et cogneue, une très-belle dame, et fort mondaine aussi; et fut cela mesme en son aage décroissant, et, pour ce, quand on luy parloit de la mort, en haissoit fort le discours, jusqu'aux prescheurs qui en parloient en leurs sermons: «comme, ce disoit-elle, qu'on ne sceust pas assez qu'on devoit tous mourir un jour; et que tels prescheurs, quand ils ne sçauroient dire autre chose en leurs sermons, et qu'ils estoient au bout de leurs leçons, comme gens ignares, se mesloient sur cette mort.» La feuë reyne de Navarre, sa fille, n'aimoit non plus ces chansons et prédications mortuaires que sa mere. Estant donc venue la fin destinée, et gisant dans son lict, trois jours avant que mourir, elle vid la nuict sa chambre toute en clarté, qui estoit transpercée par la vitre: elle se courrouça à ses femmes-de-chambre qui la veilloient pourquoy elles faisoient un feu si ardent et esclairant. Elles luy respondirent qu'il n'y avoit qu'un peu de feu, et que c'estoit la lune qui ainsi esclairoit et donnoit telle lueur. «Comment, dit-elle, nous en sommes au bas; elle n'a garde d'esclairer à cette heure.» Et soudain, faisant ouvrir son rideau, elle vit une comette qui esclairoit ainsi droit sur son lict. «Hà! dit-elle, voilà un signe qui ne paroist pas pour personne de basse qualité. Dieu le fait paroistre pour nous autres grands et grandes. Refermez la fenestre; c'est une comette qui m'annonce la mort; il se faut donc préparer.» Et le lendemain au matin, ayant envoyé quérir son confesseur, fit tout le devoir de bonne chrestienne, encore que les médecins l'asseurassent qu'elle n'estoit pas-là. «Si je n'avois veu, dit-elle, le signe de ma mort, je le croirois, car je ne me sens point si bas;» et leur conta à tous l'apparition de sa comette. Et puis, au bout de trois jours, quittant les songes du monde, trépassa. Je ne sçaurois croire autrement que les grandes dames, et celles qui sont belles, jeunes et honnestes, n'ayent plus de grands regrets de laisser le monde que les autres: et toutesfois, j'en vois nommer aucunes qui ne s'en sont point souciées, et volontairement ont receu la mort, bien que sur le coup l'annonciation leur soit fort amere et odieuse.
—La feuë comtesse de La Rochefoucault, de la maison de Roye à mon gré et à d'autres une des belles et agréables femmes de France, ainsi que son ministre (car elle estoit de la religion comme chacun sçait) lui annoncea qu'il ne falloit plus songer au monde, et que son heure estoit venue, et qu'il s'en falloit aller à Dieu qui l'appeloit, et qu'il falloit quitter les mondanitez, qui n'estoient rien aux prix de la béatitude du ciel, elle luy dit: «Cela est bon, monsieur le ministre, à dire à celles qui n'ont pas grand contentement et plaisir en cettuy-cy, et qui sont sur le bord de leur fosse; mais à moy, qui ne suis que sur la verdure de mon aage et de mon plaisir en cette-cy et de ma beauté, vostre sentence m'est fort amere; d'autant que j'ay plus de sujet de m'aimer en ce monde qu'en tout autre, et regretter à mourir, je vous veux monstrer en cela ma générosité, et vous asseurer que je prends la mort à gré, comme la plus vile, abjette, basse, laide et vieille qui fust au monde.» Et puis s'estant mis à chanter des pseaumes de grand dévotion, elle mourut.
—Madame d'Espernon, de la maison de Candale, fut assaillie d'une maladie si soudaine qu'en moins de six ou sept jours elle fut emportée. Avant que mourir elle tenta tous les moyens qu'elle put pour se guérir, implorant le secours de Dieu et des hommes par ses prières très-dévotes, et de tous ses amis, serviteurs et servantes, luy faschant fort qu'elle vinst mourir en si jeune aage; mais, après qu'on luy eust remonstré qu'il falloit à bon escient s'en aller à Dieu, et qu'il n'y avoit plus aucun remede: «Est-il vray? dit-elle, laissez-moy faire; je vais donc bravement me résoudre.» Et usa de ces mesmes et propres mots; et, haussant ses beaux bras blancs, et en touchant ses deux mains l'une contre l'autre, et puis, d'un visage franc et d'un cœur asseuré se présenta à prendre la mort en patience, et de quitter le monde, qu'elle commença fort à abhorrer pas des paroles très-chrestiennes; et puis mourut en très-dévote et bonne chrestienne, en l'aage de vingt-six ans, et l'une des belles agréables dames de son temps.
—On dit qu'il n'est pas beau de louer les siens, mais aussi une belle vérité ne se doit pas céler; et c'est pourquoy je veux ici loüer madame d'Aubeterre, ma niepce, fille de mon frere aisné, laquelle ceux qui l'ont veuë à la Cour ou ailleurs, diront bien avec moy avoir esté l'une des belles et accomplies dames qu'on eust sceu voir, autant pour le corps que pour l'ame. Le corps se monstroit fort à plain et extérieurement ce qu'il estoit, par son beau et agréable visage, sa taille, sa façon et sa grâce; pour l'esprit, il estoit fort divin et n'ignoroit rien; sa parole fort propre, naïve, sans fard, et qui couloit de sa bouche fort agréablement, fut pour la chose sérieuse, fut pour la rencontre joyeuse. Je n'ay jamais veu femme, selon mon opinion, plus ressemblante nostre reyne de France Marguerite, et d'air et de ses perfections, qu'elle; aussi l'ouis-je dire une fois à la Reyne-mere. C'est un mot assez suffisant pour ne la loüer davantage; aussi je n'en diray pas plus; ceux qui l'ont veuë ne me donneront, je m'asseure, nul démenty sur cette loüange. Elle vint à estre tout à coup assaillie d'une maladie qui ne se put point bien congnoistre des médecins, qui y perdirent leur latin; mais pourtant elle avoit opinion d'estre empoisonnée, je ne diray point de quel endroit; mais Dieu vengera tout, et possible les hommes. Elle fit tout ce qu'elle put pour se faire secourir, non qu'elle se souciast, disoit-elle, de mourir; car, dès la perte de son mary en avoit perdu toute crainte, encore qu'il ne fust certes nullement égal à elle, ny ne la méritast, ny les belles larmes non plus qu'elle jettoit de ses beaux yeux après sa mort; mais eust-elle fort désiré de vivre encore un peu pour l'amour de sa fille, qu'elle laissoit tendrette, tant cette occasion estoit belle et bonne: et les regrets d'un mary sot, fascheux, sont fort vains et légers. Elle, voyant donc qu'il n'y avoit plus de remede, et sentant son poulx, qu'elle mesme tastoit et connoissoit frigant (car elle s'entendoit à tout), deux jours avant qu'elle mourust envoya quérir sa fille, et luy fit une exhortation très-belle et sainte, et telle que possible ne sçay-je mère qui la pust faire plus belle ny mieux représentée, autant pour l'instruire à bien vivre au monde, que pour acquérir la grace de Dieu; et puis luy donna sa bénédiction, luy commandant de ne troubler plus par ses larmes son aise et repos qu'elle alloit prendre avec Dieu. Puis elle demanda son miroir, et s'y arregardant très-fixement: «Ah! dit-elle, traistre visage à ma maladie, pour laquelle tu n'as changé! (car elle le monstroit aussi beau que jamais) mais bientost la mort qui s'approche en aura raison, qui te rendra pourry et mangé des vers.» Elle avoit aussi mis la pluspart de ses bagues en ses doigts, et les regardant, et sa main et tout qui estoit très-belle: «Voilà, dit-elle, une mondanité que j'ay bien aimée d'autresfois; mais à cette heure de bon cœur je la laisse, pour me parer en l'autre monde d'une autre plus belle parure.» Et voyant ses sœurs qui pleuroient à toute outrance auprès d'elle, elle les consola et pria de vouloir prendre en gré avec elle ce qu'il plaisoit à Dieu de luy envoyer; et que, s'estants tousjours si fort aimées, elles n'eussent regret à ce qui luy apportoit de la joie et contentement; et que l'amitié qu'elle leur avoit tousjours portée dureroit éternellement avec elles; les priant d'en faire le semblable, et mesme à l'endroit de sa fille: et les voyant renforcer leurs pleurs, elle leur dit encore: «Mes sœurs si vous m'aimez, pourquoy ne vous réjouissez-vous avec moy de l'eschange que je fais d'une vie misérable avec un très-heureuse? Mon ame, lassée de tant de travaux, desire en estre deliée, et estre en lieu de repos avec Jésus-Christ mon sauveur; et vous la souhaitez encor attachée à ce chetif corps, qui n'est que sa prison et non son domicile. Je vous supplie donc, mes sœurs, ne vous affliger davantage.» Tant d'autres pareils propos beaux et chrestiens dit-elle, qu'il n'y a si grand docteur qui en eust pu proférer de plus beaux, lesquels je coule. Sur-tout elle demandoit à voir madame de Bourdeille sa mère, qu'elle avoit prié ses sœurs d'envoyer quérir, et souvent leur disoit: «Mon Dieu! mes sœurs, madame de Bourdeille ne vient-elle point? Ah! que vos courriers sont longs! ils ne sont pas guieres bons pour faire diligences grandes et postes.» Elle y alla, mais ne la put voir en vie, car elle estoit morte une heure devant. Elle me demanda fort aussi, qu'elle appeloit tousjours son cher oncle, et nous envoya le dernier adieu. Elle pria de faire ouvrir son corps après sa mort, ce qu'elle avoit tousjours fort détesté, afin, dit-elle à ses sœurs, que la cause de sa mort leur estant plus à plain découverte, cela leur fust une occasion, et à sa fille, de conserver et prendre garde à leurs vie; «car, dit-elle, il faut que j'advoue que je soupçonne d'avoir esté empoisonnée depuis cinq ans avec mon oncle de Branthome et ma sœur la comtesse de Durtal: mais je pris le plus gros morceau: non toutesfois que je veuille charger personne, craignant que ce soit à faux, et que mon ame en demeure chargée, laquelle je desire estre vuide de tout blasme, rancune, inimitié et péché, pour voler droit à Dieu son créateur.»
Je n'aurois jamais fait si je disois tout; car ses devis furent grands et longs, et point se ressentant d'un corps fany, esprit foible et décadant. Sur ce, il y eut un gentilhomme son voisin qui disoit bien le mot, et avoit aimé à causer et bouffonner avec luy, qui se présenta. Elle luy dit: «Ah! mon amy! il se faut rendre à ce coup, et langue et dague, et tout à Dieu!» Son médecin et ses sœurs luy vouloient faire prendre quelque remede cordial: elle les pria de ne luy en donner point: «car ils ne serviroient rien plus, dit-elle, qu'à prolonger ma vie et retarder mon repos.» Et pria qu'on la laissast: et souvent l'oyoit-on dire: «Mon Dieu, que la mort est douce! et qui l'eust jamais pensé?» Et puis, peu à peu, rendant ses esprit fort doucement, ferma les yeux, sans faire aucuns signes hideux et affreux que la mort produit sur ce poinct à plusieurs. Madame de Bourdeille, sa mere, ne tarda guieres à la suivre; car la mélancolie qu'elle conceut de cette honneste fille l'emporta dans dix-huict mois, ayant esté malade sept mois, ores bien en espoir de guérir et ores en désespoir; et dez le commencement elle dit qu'elle n'en reschapperoit jamais, n'appréhendant nullement la mort, ne priant jamais Dieu de luy donner vie ne santé, mais patience en son mal, et sur-tout qu'il luy envoyast une mort douce et point aspre et langoureuse; ce qui fut, car, ainsi que nous ne la pensions qu'esvanoüie, elle rendit l'ame si doucement qu'on ne luy vit jamais remüer ny pieds, ny bras, ny jambes, ny faire aucun regard affreux ny hideux; mais, contournant ses yeux aussi beaux que jamais, trespassa, et resta morte aussi belle qu'elle avoit esté vivante en sa perfection. Grand dommage certes, d'elle et de ses belles dames qui meurent ainsi en leurs beaux ans! si ce n'est que je croy que le ciel, ne se contentant de ses beaux flambeaux qui dès la création du monde ornent sa voute, veut par elles avoir outre plus des astres nouveaux pour nous illuminer, comme elles ont fait estant vives, de leu beaux yeux. Cette-cy et non plus.
—Vous avez eu ces jours passez madame de Balagny, vray sœur en tout de ce brave Bussy. Quand Cambray fut assiégé elle y fit tout ce qu'elle put, d'un cœur brave et généreux, pou en défendre la prise: mais après s'estre en vain évertuée pa toutes sortes de défenses qu'elle y put apporter, voyant que c'estoit fait, et que la ville estoit en la puissance de l'ennemy, et la citadelle s'en alloit de mesme; ne pouvant supporter ce grand creve-cœur de desloger de sa principauté (car son mary et elle se faisoient appeler prince et princesse de Cambray et Cambresis; titre qu'on trouvoit parmy plusieurs nations odieux et trop audacieux, veu leurs qualitez de simples gentilshommes), mourut et créva de tristesse dans la place d'honneur. Aucuns disent qu'elle mesme se donna la mort, qu'on trouvoit pourtant estre acte plustot payen que chrestien. Tant y a qu'il la faut loüer de la grande générosité en cela et de la remonstrance qu'elle fit à son mary à l'heure de sa mort, quand elle luy dit: «Que te reste-t-il, Balagny, de plus vivre après ta désolée infortune, pour servir de risée et de spectacle au monde, qui te monstrera au doigt, sortant d'une si grande gloire où tu t'es veu haut eslevé, en une basse fortune que je te voy préparée si tu ne fais comme moy? Apprens donc de moy à bien mourir et ne survivre ton malheur et ta dérision.» C'est un grand cas quand une femme nous apprend à vivre et mourir! A quoy il ne voulut obtempérer ny croire! car, au bout de sept ou huict mois, oubliant la mémoire prestement de cette brave femme, il se remaria avec la sœur de madame de Monceaux, belle certes et honneste demoiselle; monstrant à plusieurs qu'enfin il n'y a que vivre, en quelque façon que ce soit.
—Certes la vie est bonne et douce; mais aussi une mort généreuse est fort à loüer, comme cette-cy de cette dame, laquelle, si elle est morte de tristesse, et bien contre le naturel d'aucunes dames, qu'on dit estre contraire au naturel des hommes; car elles meurent de joye et en joye. Je n'en alléguerai que ce seul conte de mademoiselle de Limeuil l'aisnée, qui mourut à la Cour estant l'une des filles de la Reyne. Durant sa maladie dont elle trespassa jamais le bec ne luy cessa, ains causa toujours; car elle estoit fort grand parleuse, brocardeuse et très-bien et fort à propos, et très-belle avec cela. Quand l'heure de sa mort fut venue, elle fit venir à soy son vallet (ainsi que les filles de la Cour en ont chacune le leur), et s'appeloit Julien, qui jouoit très-bien du violon: «Julien, luy dit-elle, prenez vostre violon et sonnez-moy tousjours, jusques à ce que me voyez morte (car je m'y en vois), la defaitte des Suisses, et le mieux que vous pourrez: et quand vous serez sur le mot, tout est perdu, sonnez-le par quatre ou cinq fois, le plus piteusement que vous pourrez;» ce que fit l'autre, et elle-mesme lui aidoit de la voix: et quand ce vint à tout est perdu, elle le récita par deux fois; et se tournant de l'autre costé du chevet, elle dit à ses compagnes: «Tout est perdu à ce coup, et à bon escient;» et ainsi décéda. Voilà une mort joyeuse et plaisante. Je tiens ce conte de deux de ses compagnes dignes de foy, qui virent joüer le mystere. S'il y a ainsi aucunes femmes qui meurent de joye ou joyeusement, il se trouve bien des hommes qui ont fait de mesme; comme nous lisons de ce grand pape Léon, qui mourut de joye et liesse, quand il vit nous autres François chassé du tout hors de l'Estat de Milan, tant il nous portoit de haine.
—Feu M. le grand-prieur de Lorraine prit une fois envie d'envoyer en course vers le Levant, deux de ses galleres sous la charge du capitaine Beaulieu, l'un de ses lieutenants, dont je parle ailleurs, Ce Beaulieu y alla fort bien, car il estoit brave et vaillant: quand il fut vers l'Archipelage, il rencontra une grande nau vénitienne bien armée et bien riche: il la commença à la canonner; mais la nau luy rendit bien sa salue; car de la première volée elle luy emporta deux de ses bancs avec leurs forçats tout net, et son lieutenant qui s'appelloit le capitaine Panier, bon compagnon, qui pourtant eut le loisir de dire: «Adieu paniers, vendanges sont faites.» Sa mort fut plaisante par ce bon mot. Ce fut à M. de Beaulieu à se retirer, car cette nau estoit pour luy invincible.
—La première année que le roy Charles neufiesme fut roy, lors de l'édit de juillet, qui se tenoit aux faux de Saint Germain, nous vismes pendre un enfant de la matte la mesme, qui avait dérobé six vaisselles d'argent de la cuisine de M. le prince de La Roche-sur-Yon. Quand il fut sur l'eschelle, il pria le bourreau de luy donner un peu de temps de parler, et se mit sur le devis en remonstrant au peuple qu'on le faisoit mourir à tort: «car, disoit-il, je n'ay point jamais exercé mes larcins sur des pauvres gens, gueux et malotrus, mais sur les princes et les grands, qui sont plus grands larrons que nous et qui nous pillent tous les jours; et n'est que bien fait de repeter d'eux ce qu'ils nous derrobent et nous prennent.» Tant d'autres sornettes plaisantes, dit-il, qui seroient superflues de raconter, si-non que le prestre qui estoit monté sur le haut de l'eschelle avec luy, et s'estoit tourné vers le peuple, comme on void, il luy escria: «Messieurs, ce pauvre patient se recommande à vos bonnes prières: nous dirons tous pour luy et son ame, un Pater noster et un Ave Maria, et chanterons Salve,» et que le peuple luy respondoit, ledit patient baissa la teste, et regardant ledit prestre, commença à brailler comme un veau et se moqua du prestre fort plaisamment, puis luy donna du pied et l'envoya du haut de l'eschelle en bas, si grand sault qu'il s'en rompit une jambe. «Ah! monsieur le prestre, par Dieu, dit-il, je sçavois bien que je vous deslogerais de là. Il en a, le gallant,» l'oyant plaindre, et se mit à rire à belle gorge déployée, et puis luy-mesme se jetta au vent. Je vous jure qu'à la Cour on rit bien de ce trait, bien que le pauvre prestre se fust fait grand mal. Voilà une mort certes non guieres triste. Feu M. d'Etampes avoit un fou qui s'appeloit Colin, fort plaisant. Quant sa mort s'approcha, M. d'Estampes demanda comment se portoit Colin. On luy dit: «Pauvrement, monsieur, il s'en va mourir, car il ne veut rien prendre.—Tenez, dit M. d'Estampes, qui lors estoit à table, portez-lui ce potage, et dites-luy que, s'il ne prend quelque chose pour l'amour de moy, que je ne l'ameray jamais, car on m'a dit qu'il ne veut rien prendre.» L'on fit l'ambassade à Colin, qui, ayant la mort entre les dents, fit response: «Et qui sont-ils ceux-là qui ont dit à Monsieur que je ne voulois rien prendre?» Et estant entourné d'un million de mouches (car c'estoit en esté), il se mit à joüer de la main à l'entour d'elles, comme l'on voit les pages et laquais et autres jeunes enfants après elles; et en ayant pris deux au coup, et en faisant le petit tour de la main qu'on se peut mieux représenter que l'escrire, «Dittes à Monsieur, dit-il, voilà que j'ay pris pour l'amour de luy, et que je m'en vais au royaume des mouches.» Et se tournant de l'austre costé, le gallant trespassa. Sur ce j'ay ouy dire à aucuns philosophes, que volontiers aucunes personnes se souviennent à leur trespas des choses qu'ils ont plus aimées, et les recordent, comme les gentilshommes, les gens de guerre, les chasseurs et les artisans, bref de tous quasi en leur profession mourants ils en causent quelque mot: cela s'est veu et se voit souvent. Les femmes de mesmes en disent aussi quelque rattellée, jusques aux putains; ainsi que j'ay ouy parler d'une dame d'assez bonne qualité, qui à sa mort triompha de débagouler de ses amours, paillardises et gentillesses passées: si-bien qu'elle en dit plus que le monde n'en sçavoit, bien qu'on la soupconnast fort putain. Possible pouvoit-elle aire cette découverte, ou en resvant, ou que la vérité, qui ne se peut céler, l'y contraignist, ou qu'elle voulust en descharger sa conscience, comme de vray en saine conscience et repentance. Elle en confessa aucuns en demandant pardon, et les espécitioit et cottoit en marge que l'on y voyoit tout à clair. «Vrayment, ce dit quelqu'un, elle estoit bien à loisir d'aller sur cette heure nettoyer sa conscience d'un tel ballay d'escandale, par une si grande spéciauté!»
—J'ay ouy parler d'une dame qui, fort sujette à songer et resver toutes les nuicts, qu'elle disoit la nuict tout ce qu'elle faisoit le jour; si bien qu'elle-mesme s'escandalisa à l'endroit de son mary, qui se mit à l'ouyr parler, gazouiller et prendre pied à ses songes et resveries, dont après mal en prit à elle. Il n'y a pas long-temps qu'un gentilhomme de par le monde, en une province que je ne nommeray point, en mourant en fist de mesme, et publia ses amours et paillardises, et spécifia les dames et damoiselles avec lesquelles il avoit eu à faire, et en quels lieux et rendez-vous, et de quelles façons, dont il s'en confessoit tout haut, et en demandoit pardon à Dieu devant tout le monde. Cettuy-là faisoit pis que la femme, car elle ne faisoit que s'escandaliser, et ledit gentilhomme escandalisoit plusieurs femmes. Voilà de bons gallants et gallantes!
—On dit que les avaritieux et avaritieuses ont aussi cette humeur de songer fort à leur mort en leurs trésors d'escus, les ayant tousjours en la bouche. Il y a environ quarante ans qu'une dame de Mortemar, l'une des plus riches dames du Poictou, et des plus pécunieuses, et après venant à mourir, ne songeant qu'à ses escus qui estoient en son cabinet, et tant qu'elle fut malade se levoit vingt fois le jour à aller voir son trésor. Enfin, s'approchant fort de la mort, et que le prestre l'exhortoit fort à la vie éternelle, elle ne disoit autre chose et ne respondoit que: «Donnez-moi ma cotte, donnez-moi ma cotte; les méchants me des-robbent;» ne songeant qu'à se lever pour aller voir son cabinet, comme elle faisoit les efforts, si elle eust pu la bonne dame; et ainsi elle mourut.
Je me suis sur la fin un peu entrelassé de mon premier discours; mais prenez le cas qu'après la moralité et la tragédie vient la farce. Sur ce je fais fin.
DISCOURS SEPTIEME.
Sur ce qu'il ne faut jamais parler mal des dames, et de la conséquence qui en vient.
Un point y a-t-il à noter en ces belles et honnestes dames qui font l'amour, et qui, quelques esbats qu'elles se donnent, ne veulent estre offensées ny scandalisées des paroles de personne; et qui les offensent, s'en sçavent bien revancher, ou tost ou tard: bref, elles le veulent bien faire, mais non pas qu'on en parle. Aussi certes n'est-il pas beau d'escandaliser une honneste dame ny la divulguer; car qu'ont à faire plusieurs personnes, si elles se contentent et leurs amoureux aussi? Nos cours de France, aucunes, et mesme les dernieres, qui ont esté fort sujettes à blasonner de ces honnestes dames; et ay veu le temps qu'il n'estoit pas gallant homme qui ne controuvast quelque faux dire contre ces dames, ou bien qui n'en rapportast quelque vray: à quoy il y a un très-grand blasme; car on ne doit jamais offenser l'honneur des dames, et surtout les grandes. Je parle autant de ceux qui en reçoivent des joüissances comme de ceux qui ne peuvent taster de la venaison et la descrient.
Nos cours dernieres de nos roys, comme j'ay dit, ont esté fort sujettes à ces médisances et pasquins, bien différentes à celles de nos autres roys leurs prédécesseurs, fors celle du roy Louis XI, ce bon rompu, duquel on dit que la pluspart du temps il mangeoit en commun, à pleine sale, avec force gentilshommes de ses plus privez, et autres et tout; et celuy qui luy faisoit le meilleur et plus lascif conte des dames de joye, il estoit le mieux venu et festoyé: et luy-mesme ne s'espargnoit à en faire, car il s'en enqueroit fort, et en vouloit souvent sçavoir, et puis en faisoit part aux autres, et publiquement[111]. C'estoit bien un scandale grand que celuy-là. Il avoit très-mauvaise opinion des femmes, et ne les croyoit toutes chastes. Quand il convia le roy d'Angleterre de venir à Paris faire bonne chère, et qu'il fut pris au mot, il s'en repentit aussitost e trouva un alibi pour rompre le coup. «Ah! pasque Dieu! ce dit-il, je ne veux pas qu'il y vienne; il y trouveroit quelque petite affetee et saffrette de laquelle il s'amouracheroit, et elle luy feroit venir le goust d'y demeurer plus long-temps et d'y venir plus souvent que je ne voudrois.» Il eut pourtant très-bonne opinion de sa femme, qui estoit sage et vertueuse: aussi la luy falloit-il telle, car, estant ombrageux et soubçonneux prince s'il en fut onc, il luy eust bientost fait passer le pas des autres: et quand il mourut, il commanda à son fils d'aimer et honorer fort sa mère, mais non de se gouverner par elle; «non qu'elle ne fust fort sage et chaste, dit-il, mais qu'elle estoit plus bourguignone que françoise.» Aussi ne l'aima-t-il jamais que pour en avoir lignée, et, quand il en eust, il n'en faisoit guieres de cas: il la tenoit au chasteau d'Amboise comme une simple dame, portant fort petit estat et aussi mal habillée que simple damoiselle; et la laissoit là avec petite cour à faire ses prieres, et luy s'alloit pourmener et donner du bon temps. D'ailleurs je vous laisse à penser, puisque le Roy avoit opinion telle des dames et s'en plaisoit à mal dire, comment elles estoient repassées parmy toutes les bouches de la Cour; non qu'il leur voulust mal autrement pour ainsy s'esbattre, ny qu'il les voulust reprimer rien de leurs jeux, comme j'ay veu aucuns; mais son plus grand plaisir estoit de les gaudir; si bien que ces pauvres femmes, pressées de tel bast de médisances, ne pouvoient bien si souvent hausser la croupière si librement comme elles eussent voulu. Et toutesfois le putanisme regna fort de son temps, car le Roy luy-mesme aidoit fort a le faire et le maintenir avec les gentilshommes de sa Cour, et puis c'estoit à qui mieux en riroit, soit en public ou en cachette, et qui en feroit de meilleurs contes de leurs lascivitez et de leurs tordions (ainsi parloit-il) et de leur gaillardise. Il est vray que l'on couvroit le nom des grandes, que l'on ne jugeoit que par apparences et conjectures; je croy qu'elles avoient meilleur temps que plusieurs que j'ay veu du regne du feu roy, qui les tançoit et censuroit, et reprimoit estrangement. Voilà ce que j'ay ouy dire de ce bon roy à d'aucuns anciens. Or le roy Charles huictiesme son fils, qui luy succéda, ne fut de cette complexion; car on dit de luy que ç'a esté le plus sobre et honneste roy en paroles que l'on vid jamais, et n'a jamais offensé ny homme ny femme de la moindre parole du monde. Je vous laisse donc à penser si les belles dames de son regne, et qui se resjouissoient, n'avoient pas bon temps. Aussi les aima-t-il fort et les servit bien, voire trop; car, tournant de son voyage de Naples très-victorieux et glorieux, il s'amusa si fort à les servir, caresser, et leur donner tant de plaisirs à Lyon par les beaux combats et tournois qu'il fit pour l'amour d'elles, que, ne se souvenant point des siens qu'il avoit laissés en ce royaume, les laissa perdre, et villes et royaume et chasteaux qui tenoient encore et luy tendoient les bras pour avoir secours. On dit aussi que les dames furent cause de sa mort, auxquelles, pour s'estre trop abandonné, luy qui estoit de fort debile complexion, s'y énerva et débilita tant que cela luy aida à mourir.
—Le roy Loüis douziesme fut fort respectueux aux dames; car, comme j'ay dit ailleurs, il pardonnoit à tous les comédians de son royaume, comme escoliers et clercs de palais en leurs basoches, de quiconque ils parleroient, fors de la reyne sa femme et de ses dames et damoiselles, encor qu'il fust bon compagnon en son temps et qu'il aimast bien les dames autant que les autres, tenant en cela, mais non de la mauvaise langue, ny de la grande présomption, ny vanterie du duc Loüis d'Orléans, son ayeul: aussi cela lui cousta-t-il la vie, car s'estant une fois vanté tout haut, en un banquet où estoit le duc Jean de Bourgogne son cousin, qu'il avoit en son cabinet le pourtrait des plus belles dames dont il avoit joüy, par cas fortuït, un jour le duc Jean entra dans ce cabinet; la première dame qu'il voit pourtraitte et se présente du premier aspect à ses yeux, ce fut sa noble dame espouse, qu'on tenoit de ce temps-là très-belle: elle s'appeloit Margueritte, fille d'Albert de Bavière, comte de Haynault et de Zelande. Qui fut esbahy? ce fut le bon espoux: pensez que tout bas il dit ce mot: «Ah! j'en ay.» Et ne faisant cas de la puce qui le piquoit autrement, dissimula tout, et, en couvant vengeance, le querella pour la régence et administration du royaume; et colorant son mal sur ce sujet et non sur sa femme, le fit assassiner à la porte Barbette à Paris, et sa femme première morte, pensez de poison: et après la vache morte, espousa en secondes noces la fille de Loüis troisiesme, duc de Bourbon. Possible qu'il n'empira le marché; car à tels gens sujets aux cornes ils ont beau changer de chambres et de repaires, ils y en trouvent toujours. Ce duc en cela fit très-sagement de se vanger de son adultère sans s'escandaliser ny lui ny sa femme; qui fut à luy une très-sage dissimulation. Aussi ay-je ouy dire à un très-grand capitaine qu'il y a trois choses lesquelles l'homme sage ne doit jamais publier s'il en est offensé, et en doit taire le sujet, et plustost en inventer un autre nouveau pour en avoir le combat et la veangeance, si ce n'est que la chose fust si évidente et claire devant plusieurs, qu'autrement il ne se pust desdire. L'une est quand on reproche à un autre qu'il est cocu et sa femme publique; l'autre, quand on le taxe de b........ et sodomie; la troisiesme, quand ou luy met à sus qu'il est un poltron, et qu'il a fuy vilainement d'un combat ou d'une bataille. Ces trois choses, disoit ce grand capitaine, sont fort escandaleuses quand on en publie le sujet de laquelle on combat, et pense-t-on quelquefois s'en bien nettoyer que l'on s'en sallist villainement; et le sujet en estant publié scandalise fort, et tant plus il est remué, tant plus mal il sent, ny plus ny moins qu'une grande puanteur quand plus on la remuë. Voilà pourquoy qui peut avoir son honneur caler c'est le meilleur, et excogiter et tenter un nouveau sujet pour avoir raison du vieux; et telles offenses, le plus tard que l'on peut, ne se doivent jamais mettre en cause, contestation ny combat. Force exemples alléguerois-je pour ce fait; mais il m'incommoderoit et allongeroit par trop mon discours. Voilà pourquoy ce duc Jean fut très-sage de dissimuler et cacher ses cornes, et se revanger d'ailleurs sur son cousin qui l'avoit hony; encor s'en mocquoit-il et le faisoit entendre: dont il ne faut point douter que telle dérision et escandale ne luy touchast autant au cœur que son ambition, et luy fit faire ce coup en fort habile et sage mondain.
—Or, pour retourner de-là où j'estois demeuré, le roy François, qui a bien aimé les dames, et encore qu'il eust opinion qu'elles fussent fort inconstantes et variables, comme j'ay dit ailleurs, ne voulut point qu'on en médist en sa cour, et voulut qu'on leur portast un grand honneur et respect. J'ay ouy raconter qu'une fois, luy passant son caresme à Meudon près Paris, il y eut un sien gentilhomme servant, qui s'appelloit Busembourg de Xaintonge, lequel servant le Roy de la viande, dont il avoit dispense, le Roy lui commanda de porter le reste, comme l'on void quelquefois à la Cour, aux dames de la petite bande, que je ne veux nommer, de peur d'escandale. Ce gentilhomme se mit à dire, parmy ses compagnons et autres de la Cour, que ces dames ne se contentoient pas de manger de la chair cruë en caresme, mais en mangeoient de la cuitte, et leur benoist saoul. Les dames le sceurent, qui s'en plaignirent aussitost au Roy, qui entra en si grande collere, qu'à l'instant il commanda aux archers de la garde de son hostel de l'aller prendre et pendre sans autre delay. Par cas ce pauvre gentilhomme en sceut le vent par quelqu'un de ses amis, qui évada et se sauva bravement: que s'il eust été pris, pour le seur il estoit pendu, encor qu'il fust gentilhomme de bonne part, tant on vid le Roy cette fois en collere, ny faire plus de jurement. Je tiens ce conte d'une personne d'honneur qui y estoit, et lors le Roy dit tout haut que quiconque toucheroit à l'honneur des dames, sans remission il seroit pendu.
—Un peu auparavant, le pape Paul Farnèse estant venu à Nice, le Roy le visitant en toute sa Cour, et de seigneurs et dames, il y en eut quelques-unes, qui n'étoient pas des plus laides, qui lui allèrent baiser la pantoufle; sur quoy un gentilhomme se mit à dire qu'elles estoient allées demander à Sa Sainteté dispense de taster de la chair cruë sans escandale toutesfois et quantes qu'elles voudroient. Le Roy le sceut; et bien servit au gentilhomme de se sauver, car il fut esté pendu, tant pour la révérence du Pape que du respect des dames. Ces gentilshommes ne furent si heureux en leurs rencontres et causeries comme feu M. d'Albanie. Lors que le pape Clément vint à Marseille faire les nopces de sa niepce avec M. d'Orléans, il y eut trois dames, belles et honnestes veufves, lesquelles, pour les douleurs, ennuys et tristesses qu'elles avoient de l'absence et des plaisirs passez de leurs marys, vindrent si bas et si fort atténuées, débiles et maladives, qu'elles priérent M. d'Albanie, son parent, qui avoit bonne part aux graces du Pape, de lui demander dispense pour elles trois de manger de la chair les jours deffendus. Le duc d'Albanie leur accorda, et les fit venir un jour fort familiérement au logis du Pape; et pour ce en advertit le Roy, et qu'il lui en donneroit du passe-temps, et luy ayant découvert la baye. Estant toutes trois à genoux devant Sa Sainteté, M. d'Albanie commença le premier, et dit assez bas en italien, que les dames ne l'entendoient point: «Père saint, voilà trois dames veufves, belles et bien honnestes, comme vous voyez, les-quelles pour la révérence qu'elles portent à leurs marys trespassez, et à l'amitié des enfants qu'elles ont eu d'eux, ne veulent pour rien du monde aller aux secondes nopces, pour faire tort à leurs marys et enfants; et, parce que quelquesfois elles sont tentées des aiguillons de la chair, elles supplient très-humblement Vostre Sainteté de pouvoir avoir approche des hommes hors mariage, si et quantes fois qu'elles seroient en cette tentation.—Comment, dit le Pape, mon cousin! ce seroit contre les commandements de Dieu, dont je ne puis dispenser. Les voilà, père saint, disoit le duc, s'il voust plaist les ouyr parler.» Alors l'une des trois, prenant la parole, dit: «Père saint, nous avons prié M. d'Albanie de vous faire une requeste très-humble pour nous autres trois, et vous remonstrer nos fragilitez et débiles complexions.—Mes filles, dit le Pape, la requeste n'est nullement raisonnable, car ce seroit contre les commandements de Dieu.» Les dites veufves, ignorantes de ce que luy avoit dit M. d'Albanie, luy répliquérent: «Père saint, au moins plaise nous en donner congé trois fois de la sepmaine, et sans escandale.—Comment! dit le Pape, de vous permettre il peccato di lussaria[112]? je me damnerois; aussi que je ne le puis faire.» Les dites dames, connoissant alors qu'il y avoit de la fourbe et raillerie, et que M. d'Albanie leur en avoit donné d'une, dirent: «Nous ne parlons pas de cela, père saint, mais nous demandons permission de manger de la chair les jours prohibés.» Là-dessus le duc d'Albanie leur dit: «Je pensois, mes dames, que ce fust de la chair vive.» Le Pape aussi-tost entendit la raillerie, et se prit à sourire, disant: «Mon cousin, vous avez fait rougir ces honnestes dames; la reyne s'en faschera quand elle le sçaura»: la-quelle le sceut et n'en fit autre semblant, mais trouva le conte bon; et le Roy puis après en rit bien fort avec le Pape, lequel, après leur avoir donné sa bénédiction, leur octroya le congé qu'elles demandoient, et s'en allèrent très-contentes. L'on m'a nommé les trois dames: madame de Chasteau-Briant ou madame de Canaples, madame de Chastillon, et madame la baillive de Caen, très-honnestes dames. Je tiens ce conte des anciens de la Cour[113].
—Madame d'Uzez fit bien mieux du temps que le pape Paul troisiesme vint à Nice voir le roy François. Elle estant madame du Bellay, et qui dès sa jeunesse a tousjours eu de plaisants traits et dit de fort bons mots, un jour, se prosternant devant Sa Sainteté, le supplia de trois choses: l'une, qu'il luy donnast l'absolution, d'autant que, petite garce, fille à madame la régente, et qu'on la nommoit Tallard, elle perdit ses ciseaux en faisant son ouvrage; elle fit vœu à saint Alivergot de le luy accomplir si elle les trouvoit, ce qu'elle fit; mais elle ne l'accomplit ne sçachant où gisoit son corps saint. L'autre requeste fut qu'il lui donnast pardon de quoy, quand le pape Clément vint à Marseille, elle estant fille Tallard encore, elle prit un de ses oreillers en sa ruëlle de lict, et s'en torcha le devant et le derrière, dont après Sa Sainteté reposa dessus son digne chef et visage et bouche, qui le baisa. La troisiesme, qu'il excommuniast le sieur de Tays, par ce qu'elle l'aimoit et luy ne l'aimoit point, et qu'il est maudit et est celuy excommunié qui n'aime point s'il est aimé. Le Pape, estonné de ses demandes, et s'estant enquis au Roy qui elle estoit, sceut ses causeries et en rit son saoul avec le Roy. Je ne m'estonne pas si depuis elle a esté huguenotte et s'est bien mocquée des papes, puis que de si bonne heure elle commença: et de ce temps, toutes fois, tout a esté trouvé bon d'elle, tant elle avoit bonne grace en ses traits et bons mots. Or ne pensez pas que ce grand roy fust si abstraint et si réformé au respect des dames, qu'il n'en aimast de bons contes qu'on luy en faisoit, sans aucun escandale pourtant ny descriement, et qu'il n'en fist aussi; mais, comme grand roy qu'il estoit et bien privilégié, il ne vouloit pas qu'un chacun, ny le commun, usast de pareil privilege que luy.
J'ay ouy conter à aucuns qu'il vouloit fort que les honnestes gentilshommes de sa cour ne fussent jamais des sans maistresses; et s'ils n'en faisoient il les estimoit des fats et des sots: et bien souvent aux uns et aux autres leur en demandoit les noms, et promettoit les y servir et leur en dire du bien, tant il estoit bon et familier: et souvent aussi quand il les voyoit en grand arraisonnement avec leurs maistresses, il les venoit accoster et leur demander quels bons propos ils avoient avec elles; et s'il ne les trouvoit bons, il les corrigeoit et leur en apprenoit d'autres. A ses plus familiers il n'estoit point avare ny chiche de leur en dire ny départir de ses contes, dont j'en ay ouy faire un plaisant qui luy advint, puis après le récita, d'une belle jeune dame venue à la Cour, laquelle, pour n'y estre bien rusée, se laissa aller fort doucement aux persuasions des grands, et sur-tout de ce grand roy; lequel un jour, ainsi qu'il voulut planter son estandart bien arboré dans son fort, elle qui avoit ouy dire, et qui commença desjà à le voir, que quand on donnoit quelque chose au Roy, ou que quand on le prenoit de luy et qu'on le touchoit, le faloit premièrement baiser, ou bien la main, pour le prendre et toucher; elle mesme, sans autre cérémonie, n'y faillit pas, et baisant très-humblement la main, prit l'estandart du Roy et le planta dans le fort avec une très-grande humilité; puis luy demanda de sang froid comment il vouloit qu'elle le servist ou en femme de bien et chaste, ou en desbauchée. Il ne faut point douter qu'il luy en demandast la desbauchée, puisqu'en cela elle y estoit plus agréable que la modeste; en quoy il trouva qu'elle n'y avoit perdu son temps, et après le coup et avant, et tout; puis luy faisoit une grande révérence en le remerciant humblement de l'honneur qu'il luy avoit fait, dont elle n'estoit pas digne, en luy recommandant souvent quelque avancement pour son mary. J'ay ouy nommer la dame, laquelle depuis n'a esté si sotte comme alors, mais bien habile et bien rusée.
Ce roy n'en espargna pas le conte, qui courut à plusieurs oreilles. Il estoit fort curieux de sçavoir l'amour et des uns et des autres, et surtout des combats amoureux, et mesme de quels beaux airs se manioient les dames quand elles estoient en leur manége, et quelle contenance et posture elles y tenoient, et de quelles paroles elles usoient: et puis en rioit à pleine gorge, et après en défendoit la publication et l'escandale, et recommandoit le secret et l'honneur. Il avoit pour son bon second ce très-grand, très-magnifique et très-libéral cardinal de Lorraine: très-libéral le puis-je appeler, puis qu'il n'eut son pareil de son temps: ses despenses, ses dons, gracieusetez, en ont fait foy, et surtout la charité envers les pauvres. Il portoit ordinairement une grande gibecière, que son valet-de-chambre qui luy manioit son argent des menus plaisirs ne failoit d'emplir tous les matins, de trois ou quatre cents escus; et tant de pauvres qu'il trouvoit il mettoit la main à la gibeciere, et ce qu'il en tiroit sans considération il le donnoit, et sans rien trier. Ce fut de lui que dit un pauvre aveugle, ainsi qu'il passoit dans Rome et que l'aumosne lui fut demandée de luy, il luy jetta à son accoustumée une grande poignée d'or, et en s'escriant tout haut en italien: O tu sei Christo, ò veramente el cardinal di Lorrena; c'est-à-dire: «Ou tu es Christ, ou le cardinal de Lorraine.» S'il estoit aumosnier et charitable en cela, il estoit bien autant libéral és autres personnes, et principalement à l'endroit des dames, lesquelles il attrapoit aisément par cet appât; car l'argent n'estoit en si grande abondance de ce temps comme il est aujourd'huy; et pour ce en estoient-elles plus friandes, et des bombances et des parures. J'ay ouy conter que quand il arrivoit à la Cour quelque belle fille ou dame nouvelle qui fust belle, il la venoit aussitost accoster, et l'arraisonnant, il disoit qu'il la vouloit dresser de sa main. Quel dresseur! Je croy que la peine n'estoit pas si grande comme à dresser quelque poulain sauvage. Aussi pour lors disoit-on qu'il n'y avoit guère de dames ou filles résidentes à la Cour ou fraischement venues, qui ne fussent desbauchées ou attrappées par son avarice et par la largesse dudit M. le cardinal; et peu ou nulles sont-elles sorties de cette cour femmes et filles de bien. Aussi voyoit-on pour lors leurs coffres et grandes garde-robbes plus pleines de robbes, de cottes, et d'or et d'argent et de soye, que ne sont aujourd'huy celles de nos reynes et grandes princesses d'aujourd'huy. J'en ay fait l'expérience pour l'avoir veu en deux ou trois qui avoient gagné tout cela par leur devant; car leurs peres, meres et marys ne leur eussent peu donner en si grande quantité. Je me fusse bien passé, ce dira quelqu'un, de dire cecy de ce grand cardinal, veu son honorable habit et révérendissime estat; mais son roy le vouloit ainsi et y prenoit plaisir; et pour complaire à son roy l'on est dispensé de tout, et pour faire l'amour et d'autres choses, mais qu'elles ne soient point meschantes, comme alors d'aller à la guerre, à la chasse, aux danses, aux mascarades et autres exercices; aussi qu'il estoit un homme de chair comme un autre, et qu'il avoit plusieurs grandes vertus et perfections qui offusquoient cette petite imperfection, si imperfection se doit appeler faire l'amour.
J'ay ouy faire un conte de luy à propos du respect deu aux dames: il leur en portoit de son naturel beaucoup: mais il l'oublia, et non sans sujet, à l'endroit de madame la duchesse de Savoye, donne Béatrix de Portugal. Luy, passant une fois par le Piedmond, allant à Rome pour le service du Roy son maistre, visita le duc et la duchesse. Après avoir assez entretenu M. le duc, il s'en alla trouver madame la duchesse en sa chambre pour la saluer, et s'approchant d'elle, elle, qui estoit la mesme arrogance du monde, luy présenta la main pour la baiser. M. le cardinal, impatient de cet affront, s'approcha pour la baiser à la bouche, et elle de se reculer. Luy, perdant patience et s'approchant de plus près encore d'elle, la prend par la teste, et en dépit d'elle la baisa deux ou trois fois. Et quoy qu'elle en fist ses cris et exclamations à la portugaise et espagnole, si fallut-il qu'elle passast par-là. «Comment, dit-il, est-ce à moi à qui il faut user de cette mine et façon? je baise bien la Reyne ma maistresse, qui est la plus grande reyne du monde, et vous je ne vous baiserois pas, qui n'estes qu'une petite duchesse crottée! Et si veux que vous sçachiés que j'ay couché avec des dames aussi belles et d'aussi bonne ou plus grande maison que vous.» Possible pouvoit-il dire vrai. Cette princesse eut tort de tenir cette grandeur à l'endroit d'un tel prince de si grande maison, et mesme cardinal, car il n'y a cardinal, veu ce grand rang d'Église qu'ils tiennent, qui ne s'accompare aux plus grands princes de la chrestienté. M. le cardinal aussi eut tort d'user de revanche si dure; mais il est bien fascheux à un noble et généreux cœur, de quelque profession qu'il soit, d'endurer un affront.
Le cardinal de Grandvelle le sceut bien faire sentir au comte d'Egmont, et d'autres que je laisse au bout de ma plume, car je broüillerois par trop mes discours, auxquels je retourne; et le reprens au feu roy Henry II, qui a esté fort respectueux aux dames, et qu'il servoit avec de grands respects, qui detestoit fort les calomniateurs de l'honneur des dames: et lorsqu'un roy sert telles dames, de tel poids, et de telle complexion, mal-aisément la suite de la Cour ose ouvrir la bouche pour en parler mal. De plus la Reyne-mere y tenoit fort la main pour soustenir ses dames et filles, et le bien faire sentir à ces détracteurs et pasquineurs, quand ils estoient une fois descouverts, encore qu'elle-mesme n'y ait esté espargnée non plus que ses dames; mais ne s'en soucioit pas tant d'elle comme des autres, d'autant, disoit-elle, qu'elle sentoit son ame et sa conscience pure et nette, qui parloit assez pour soy; et la pluspart du temps se rioit et se mocquoit de ces mesdisants escrivains et pasquineurs. «Laissez-les tourmenter, disoit-elle, et se prendre de la peine pour rien;» mais quand elle les descouvroit elle leur faisoit bien sentir. Il escheut à l'aisnée Limeuil, à son commencement qu'elle vint à la Cour, de faire un pasquin (car elle disoit et escrivoit bien) de toute la Cour, mais non point scandaleux pourtant, sinon plaisant; mais asseurez-vous qu'elle la repassa par le foüet à bon escient, avec deux de ses compagnes qui en estoient de consente; et sans qu'elle avoit cet honneur de luy appartenir, à cause de la maison de Thurenne, alliée à celle de Boulogne, elle l'eust chastiée ignominieusement par le commandement exprès du Roy, qui détestoit estrangement tels escrits.
—Je me souviens qu'une fois le sieur de Matha, qui estoit un brave et vaillant gentilhomme que le Roy aimoit, et estoit parent de madame de Valentinois; il avoit ordinairement quelque plaisante querelle contre les dames et les filles, tant il estoit fol. Un jour, s'estant attaqué à une de la Reyne, il y en avoit une qu'on nommoit la grande Meray, qui s'en voulut prendre pour sa compagne; luy ne fit que simplement respondre: «Hà! je ne m'attaque pas à vous, Meray, car vous estes une grande coursiere bardable.» Comme de vray c'estoit la plus grande fille et femme que je vis jamais. Elle s'en plaignit à la Reyne que l'autre l'avoit appelée jument et coursiere bardable. La Reyne fut en telle colere qu'il fallust que Matha vuidast de la Cour pour aucuns jours, quelque faveur qu'il eust de madame de Valentinois sa parente; et d'un mois après son retour n'entra en la chambre de la Reyne et des filles.
Le sieur de Gersay fit bien pis à l'endroit d'une des filles de la Reyne à qui il vouloit mal pour s'en venger, encore que la parole ne luy manquast nullement; car il disoit et rencontroit des mieux, mais sur-tout quand il mesdisoit, dont il en estoit le maistre; mais la mesdisance estoit lors fort défendue. Un jour qu'elle estoit à l'après-dinée en la chambre de la Reyne avec ses compagnes et gentilshommes, comme alors la coustume estoit qu'on ne s'assioit autrement qu'en terre quand la Reyne y estoit, le dit sieur, ayant pris entre les mains des pages et laquais une c..... de bélier dont ils s'en joüoient à la basse-court (elle estoit fort grosse et enflée tout bellement), estant couché près d'elle, la coula entre la robbe et la juppe de cette fille, et si doucement qu'elle ne s'en advisa jamais, si-non que, lors que la Reyne se vint à se lever de sa chaise pour aller en son cabinet, cette fille, que je ne nommeray, se vint lever aussi-tost, et en se levant tout devant la Reyne, pousse si fort cette balle bellinière, pelue, velue, qu'elle fit six ou sept bonds joyeux, que vous eussiez dit qu'elle vouloit donner de soy-mesme du passe-temps à la compagnie sans qui'il luy coustast rien. Qui fut estonnée? ce fut la fille et la Reyne aussi, car c'étoit en belle place visible sans aucun obstacle. «Nostre-Dame! s'écria la Reyne, et qu'est cela, m'amie, et que voulez-vous faire de cela?» La pauvre fille, rougissant, à demy esplorée, se mit à dire qu'elle ne sçavoit que c'estoit, et que c'estoit, quelqu'un qui luy vouloit mal qui luy avoit fait ce meschant trait, et qu'elle pensoit que ce ne fust autre que Gersay. Luy, qui en avoit veu le commencement du jeu et des bonds, avoit passé la porte. On l'envoya quérir; mais il ne voulut jamais venir, voyant la Reyne si colère, et niant pourtant le tout fort ferme. Si fallut-il que pour quelques jours il fuyt sa colère et du Roy aussi: et sans qu'il estoit un des grands favoris du Roy-Dauphin avec Fontaine-Guerrin, il eust esté en peine, encore que rien ne se prouvast contre luy que par conjecture, nonobstant que le Roy fit ses courtisans et plusieurs dames ne s'en peussent engarder d'en rire, ne l'osant pourtant manifester, voyant la colère de la Reyne: car c'estoit la dame du monde qui sçavoit le mieux rabroüer et estonner les personnes.
—Un honneste gentilhomme et une damoiselle de la Cour vindrent une fois, de bonne amitié qu'ils avoient ensemble, à tomber en haine et querelle, si-bien que la damoiselle luy dit tout haut dans la chambre de la Reyne, estant sur ce différent: «Laissez-moi, autrement je diray ce que vous m'avez dit:» Le gentilhomme, qui luy avoit rapporté quelque chose en fidélité d'une très-grande dame, et craignant que mal ne luy advinst, que pour le moins il ne fust banny de la Cour, sans s'estonner il respondit (car il disoit très-bien le mot): «Si vous dites ce que je vous ay dit, je diray ce que je vous ay fait.» Qui fust estonnée? ce fust la fille: toutesfois elle respondit: «Que m'avez-vous fait?» L'autre respondit; «Que vous ay-je dit?» La fille par après replique: «Je sçay bien ce que vous m'avez dit;» l'autre: «Je sais bien ce que je vous ay fait.» La fille duplique «Je prouveray fort bien ce que vous m'avez dit;» l'autre respondit: «Je prouveray encore mieux ce que je vous ay fait.» Enfin, après avoir demeuré assez de temps en telles contestations par dialogues et repliques et dupliques, et pareils et semblables mots, s'en séparèrent par ceux et celles qui se trouvèrent là, encore qu'ils en tirassent du plaisir.
Tel débat parvint aux oreilles de la Reyne, qui en fut fort en colère, et en voulust aussitost sçavoir les paroles de l'un et les faits de l'autre, et les envoya quérir. Mais l'un et l'autre, voyant que cela tireroit à conséquence, advisèrent à s'accorder aussi-tost ensemble, et comparoissant devant la Reyne, de dire que ce n'estoit qu'un jeu qu'ils se contestoient ainsi, et que le gentilhomme ne luy avoit rien dit, ny luy rien fait à elle. Ainsi ils payèrent la Reyne, laquelle pourtant tança et blasma fort le gentilhomme, d'autant que ses paroles estoient trop scandaleuses. Le gentilhomme me jura vingt fois que, s'ils ne se fussent rapatriés et concertés ensemble, et que la damoiselle eust descouvert les paroles qu'il luy avoit dites, qui luy tournoient à grande conséquence, que résolument il eust maintenu son dire qu'il luy avoit fait, à peine qu'on la visitast, et qu'on ne la trouveroit point pucelle, et que c'estoit luy qui l'avoit dépucellée. «Oui, lui respondis-je: mais si l'on l'eust visitée et qu'on l'eust trouvée pucelle, car elle estoit fille, vous fussiez esté perdu, et vous y fust allé de la vie.—Hà! mort Dieu! me respondit-il, c'est ce que j'eus voulu le plus qu'on l'eust visitée: je n'avois point peur que la vie y eust couru; j'estois bien asseuré de mon baston; car je sçavois bien qui l'avoit dépucellée, et qu'un autre y avoit bien passé, mais non pas moy, dont j'en suis très-bien marry: et la trouvant entamée et tracée, elle estoit perdue et moy vengé, et elle scandalisée. Je fusse esté quitte pour l'espouser, et puis m'en défaire comme j'eusse peu.» Voilà comme les pauvres filles et femmes courent fortune, aussi bien à droit comme à tort.
—J'en ay cogneu une de très-grande part, laquelle vint à estre grosse d'un très-brave et galland prince[114]: on disoit pourtant que c'estoit en nom de mariage, mais par après on sceut le contraire. Le roy Henry le sceut le premier qui en feust extresmement fasché, car elle luy en appartenoit un peu: toutesfois, sans faire plus grand bruit ny scandale, le soir au bal la voulut mener danser le bransle de la Torche[115] et puis la fit mener danser à un autre la gaillarde et les autres bransles, là où elle monstra sa disposition et sa dextérité mieux que jamais, avec sa taille qui estoit très-belle et qu'elle accommodoit si bien ce jour-là, qu'il ny avoit aucune apparence de grossesse: de sorte que le Roy, qui avoit ses yeux toujours fort fixement sur elle, ne s'en apperceust non plus que si elle ne fust esté grosse, et vint à dire à un très grand de ses plus familiers: «Ceux-là sont bien meschants et malheureux d'estre allés inventer que cette pauvre fille estoit grosse; jamais je ne luy ay veu meilleure grace. Ces meschants détracteurs qui en ont parlé ont menty et ont très-grand tort.» Et ainsi ce bon prince excusa cette fille et honneste damoiselle, et en dit de mesme à la Reyne estant couché le soir avec elle. Mais la Reyne, ne se fiant à cela, la fit visiter le lendemain au matin, elle estant présente, et se trouva grosse de six mois; laquelle luy advoüa et confessa le tout sous la courtine de mariage. Pourtant le Roy, qui estoit tout bon, fit tenir le mystère le plus secret qu'il put sans escandaliser la fille, encore que la Reine en fust fort en colere. Toutesfois ils l'envoyèrent tout coy chez ses plus proches parents, où elle accoucha d'un beau fils, qui pourtant fut si malheureux qu'il ne put jamais estre advoüé du pere putatif; et la cause en traîna longuement, mais la mere n'y put jamais rien gagner.
—Or le roy Henry aimoit aussi-bien les bons contes que ses prédécesseurs; mais il ne vouloit point que les dames en fussent escandalisées ny divulguées: si bien que luy, qui estoit d'assez amoureuse complexion, quand il alloit voir les dames, y alloit le plus caché et le plus couvert qu'il pouvoit, afin qu'elles fussent hors de soupçon et diffame; et s'il en avoit aucunes qui fussent descouvertes, ce n'estoit pas sa faute ny de son consentement, mais plustost de la dame: comme une que j'ay ouy dire, de bonne maison, nommée madame Flamin, d'Escosse, laquelle, ayant été enceinte du fait du Roy, elle n'en faisoit point la petite bouche, mais très-hardiment disoit en son escossiment francisés «J'ay fait tant j'ay pu, que, Dieu merci, je suis enceinte du Roy, dont je m'en sens très-honorée et très-heureuse; et si je veux dire que le sang royal a je ne sais quoy de plus suave et friande liqueur que l'autre, tant que je m'en trouve bien, sans conter les bons brins de présents que l'on en tire.» Son fils, qu'elle en eust alors, fut le feu grand prieur de France, qui fut tué dernièrement à Marseille, qui fut un très-grand dommage, car c'estoit un très-honneste, brave et vaillant seigneur: il le monstra bien à sa mort. Et si estoit homme de bien et le moins tyran gouverneur de son temps ny depuis, et la Provence en sauroit bien que dire, et encore que ce fust un seigneur fort splendide et de grande despense; mais il estoit homme de bien et se contentoit de raison. Cette dame, avec d'autres que j'ay ouy dire, estoit en cette opinion, que, pour coucher avec son roy, ce n'estoit point diffame, et que putains sont celles qui s'adonnent aux petits, mais non pas aux grands roys et galants gentilshommes; comme cette reyne amazone que j'ai dit, qui vint de trois cent lieuës pour se faire engrosser à Alexandre, pour en avoir de la race: toutesfois l'on dit qu'autant vaut l'un que de l'autre.