Visages d'hier et d'aujourd'hui
The Project Gutenberg eBook of Visages d'hier et d'aujourd'hui
Title: Visages d'hier et d'aujourd'hui
Author: André Beaunier
Release date: October 25, 2019 [eBook #60571]
Most recently updated: October 17, 2024
Language: French
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Visages d'hier et d'aujourd'hui
DU MÊME AUTEUR
| Les Dupont-Leterrier, roman (1900) | 1 vol. |
| Notes sur la Russie (1901) | — |
| Bonshommes de Paris (1902) | — |
| La Poésie nouvelle (1902) | — |
| Les Trois Legrand, roman (1903) | — |
| Picrate et Siméon, roman (1904) | — |
| Le Roi Tobol, roman (1905) | — |
| Les Souvenirs d'un peintre (1906) | — |
| L'Art de regarder les tableaux (1906) | — |
| Éloges (1909) | — |
| Contre la réforme de l'orthographe (1909) | — |
| La Fille de Polichinelle, roman (1909) | — |
| Trois amies de Chateaubriand (1910) | — |
| Les Limites du cœur, comédie (1910) | — |
PARIS.—TYPOGRAPHIE PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIERE.—15314.
ANDRÉ BEAUNIER
Visages d'hier
et d'aujourd'hui
TROISIÈME ÉDITION
PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE—6e
1911
Tous droits réservés
Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.
Copyright 1911 by Plon-Nourrit et Cie.
A FRANCIS CHEVASSU
Je te dédie ce petit ouvrage, comme un signe de véritable amitié.
En outre, tu es l'auteur de Visages, livre admirable, livre charmant et profond, plein de sagesse et de plaisanterie et qui, ainsi, prend la vérité par les deux biais où elle nous est accessible.
Je t'ai emprunté le titre de mon essai; et je te le rends après en avoir fait, mon Dieu, ce que j'ai pu. J'avais songé à Silhouettes, au lieu de Visages. Seulement, c'est un mot qui n'a pas encore deux siècles d'âge; et nous n'aimons pas les néologismes, toi et moi. Puis l'étymologie du mot ne me plaît pas beaucoup; elle nous reporte à ce financier parcimonieux, Étienne de Silhouette, qui était contrôleur général au temps de Louis XV et qui avait la manie de tracer, sur les murailles, le contour des figures, d'après l'ombre que la chandelle en projetait. D'ailleurs, il avait traduit Pope; et la marquise de Pompadour l'estimait. Préférons, toutefois, un vocabulaire de meilleure et plus longue ascendance. Il m'a paru digne et convenable de m'adresser à toi plutôt qu'à cet homme d'argent.
Au douzième siècle, Vincent de Beauvais composa une étude savante et qu'il intitula, mais en latin, le Grand Miroir. Imprimé ensuite, le volume est de fortes dimensions. Ce dominicain diligent y avait enfermé la somme des idées qui alors occupaient les âmes.
Un tel projet, de nos jours, serait irréalisable, à cause de la quantité des sciences qui se disputent notre vif intérêt, et à cause du grand désordre qu'il y a dans les esprits. Quand florit Vincent de Beauvais, les idées et, voire, les faits se distribuaient, se rangeaient en catégories bien distinctes, lesquelles étaient ordonnées à peu près comme, sur les parois des cathédrales, les tableaux de pierre sculptée ou de verre peint.
Ce fut commode, et beau.
Mais, aujourd'hui, l'on a bouleversé tout cela; l'idéologie eut ses vandales, comme les cathédrales ont eu les penseurs de la Révolution, gens armés de marteaux pour casser les statues saintes.
J'aurais voulu t'offrir une esquisse ou une miniature de la pensée contemporaine. L'on trouverait une satisfaction de bon aloi, il me semble, et une sorte de sécurité à voir réunies et groupées logiquement les doctrines qui sont en vogue. Si elles s'accordaient ensemble, nous saurions que l'absurdité nous est épargnée; et ce serait, pour nous, un repos.
Il faut y renoncer. Je t'assure que la pensée contemporaine n'est point analogue à une cathédrale, ni même à nul monument, vulgaire et solide. Elle ressemblerait davantage à des décombres, ou bien à un tas de matériaux, les uns qui proviennent de vieilles ruines, les autres tout neufs et qu'on n'a point encore éprouvés; quant à dire si jamais on pourra, de cette abondance, rien bâtir, je crois que personne ne l'oserait.
C'est pour cela que le présent volume est formé de petits chapitres que j'ai placés les uns à côté des autres, sans aucunement prétendre à les lier par le fil d'une dialectique; et c'est la marque de mon désespoir: j'ai renoncé à composer l'image de mon temps.
Je ne t'offre pas un miroir, mais seulement quelques morceaux d'un miroir brisé.
Tu remarqueras aussi qu'au lieu de désigner mes divers chapitres par des indications d'idées, je leur ai donné des noms de personnes.
Comment faire? Il n'est pas une idée, maintenant, qui échappe à mille objections; il n'en est pas une qu'on ait laissée un peu tranquille, dans son attitude de vierge souveraine. Si j'avais dû défendre chacune de celles que je présentais et réfuter ses ennemis, je risquais de succomber à la tâche. Puis je ne les aime pas toutes également. Enfin, j'allais à me contredire: c'est un amusement qu'on doit abandonner à son prochain.
Cependant, je ne voulais pas livrer toutes nues ces vierges de la mésintelligence contemporaine, les idées; et je les ai vêtues de leurs accoutrements les plus recommandables, ceux que leur ont fabriqués et nos écrivains et nos artistes et nos savants. Je leur ai donné pour défenseurs les tutélaires et notoires amis de leur beauté, leurs inventeurs ou, quelquefois, leurs amants nouveaux et tardifs.
Je crois qu'il était légitime et recommandable de procéder ainsi, dans le désordre que je signalais premièrement. Si nous examinons, avec une rare sincérité, nos prédilections et, autant dire, nos certitudes, nous apercevons que, pour la plupart, elles sont de qualité sentimentale. Et nous n'aimons pas une idée toute seule, mais nous aimons une idée qui, par les soins de tel ou tel, a pris un joli tour. Il y a là du caprice, de la rancune et de la faveur, je l'accorde; la pure logique nous recommanderait une autre méthode, plus rigoureuse et impérieuse.
Mais qu'est-ce que la logique est devenue? Et où donc est-elle? On l'a employée à de tels usages qu'elle n'avait plus un aspect fort honnête; puis elle a disparu, trait de pudeur.
Si nous n'avions la spontanéité de nos sympathies, pour nous guider dans notre choix, mon cher ami, nous n'éviterions pas l'extrémité du scepticisme.
Tu verras, dans cette galerie de portraits, des poètes qui répudient les nouveautés les plus récentes et, hier encore, les plus attrayantes; des mathématiciens qui ne croient plus à l'évidence mathématique; des philosophes qui annoncent la mort de la métaphysique. Tu verras des démolisseurs intrépides et des constructeurs inquiets. Principalement, tu verras que ces différents maîtres d'une théorie s'entendraient mal les uns avec les autres, s'ils n'étaient bien pourvus d'aménité, de douceur indulgente et s'ils ne possédaient une aimable faculté de sourire.
La plus terrible désorganisation de l'idéologie contemporaine s'est manifestée à l'époque où nous cessions d'être parfaitement jeunes et quand nous arrivions à l'âge où l'on serait content de savoir un peu ce qu'on pense, où il serait convenable de perdre l'irrésolution qui fait le charme ambigu de l'adolescence. Notre maturité aura subi de rudes tribulations. Et nous avons bien du mérite à n'être pas des libertins.
Après avoir longtemps épilogué, selon l'usage de nos compatriotes épars, nous nous réfugions dans l'asile de nos préférences lointaines. Il est, à cette fin, nécessaire que nous remontions au delà de nos écoles, comme on disait jadis, et jusqu'à nos enfances pour y trouver nos désirs profonds, nos clairs devoirs et nos volontés franches. La pire folie consiste à se figurer qu'on invente la vie ou qu'on l'inaugure. Parmi les joueurs de flûte et les bâtisseurs de systèmes, il y a le plaisir d'un instant; il n'y a que cela. Et les doctrines valent les doctrines. Nos plus délicates recherches spirituelles ne nous donnent que des motifs de savante incertitude. Alors, renonçant aux plus élégantes perversités de l'intelligence, nous rentrons chez nous comme après une équipée dangereuse. Ce voyage, ce retour, on le fait sans difficulté, avec un peu de mélancolie, avec une allégresse désabusée. Les chemins de la pénitence sont doux d'un bout à l'autre, d'abord avec de futiles souvenirs, ensuite avec de bonnes espérances; on abandonne et l'on n'est point abandonné.
Je t'offre donc ce petit recueil d'idées contemporaines, autorisées, les unes à merveille et les autres un peu moins bien, par leurs tenants; quelques-unes d'entre elles nous tentèrent naguère, et le prestige a disparu: d'autres, que nous négligions, nous tentent ou bien sont à la veille de le faire. Tu choisiras; tu as choisi. Et, comme nos préférences sont à peu près les mêmes, tu me loueras de laisser voir les miennes et d'avoir éconduit les séductions périlleuses de l'impartialité.
VISAGES
D'HIER ET D'AUJOURD'HUI
LE VICOMTE DE VOGÜÉ
Cette très noble, grave, éloquente et poétique pensée, que rien ne détachait de son espoir, fut sans cesse occupée de regarder le spectacle de la vie moderne et d'y pressentir obstinément la présence d'un rêve.
Le caractère de cet esprit, de cette œuvre et de cette activité fut un idéalisme fidèle et, par moments, héroïque. Les réalités tumultueuses et l'époque ne détournèrent pas Vogüé de croire à l'efficacité bienfaisante des idées. Notre époque en a découragé d'autres, mais non pas lui: elle ne put que l'attrister.
Il y a vingt-cinq ans, à peu près, qu'il manifesta sa croyance ou, plutôt, sa volonté d'une croyance. Ce fut une sorte d'évangile imprévu, qui étonna les littérateurs et qui émut les philosophes.
Aux environs de 1885, ceux-ci et ceux-là étaient réalistes et positivistes. La philosophie s'éloignait de la métaphysique et elle commençait à se distribuer entre les sciences particulières, lesquelles se signalaient par leur imprudente sécurité; et, quant à la littérature, elle comptait excessivement sur l'intérêt, sur la valeur et sur la signification totale de l'observation ou, comme on disait avec un jeune orgueil, de la méthode expérimentale. C'est alors que Vogüé protesta contre une telle diminution de ce qui fait le naturel souci des âmes.
On oubliait, précisément, les âmes: il se souvint d'elles et il les défendit.
Il s'adressait aux écrivains—et, pour un apôtre, il n'y a pas un auditoire plus dangereux;—il les priait de méditer—ce n'est pas leur besogne habituelle—sur ces lignes de la Genèse: «Le Seigneur Dieu forma l'homme du limon de la terre...» Mais ce n'est pas tout, ô écrivains de 1885 notamment: «Et il lui inspira un souffle de vie; et l'homme fut une âme vivante.» Vous l'aviez joliment omis, ô écrivains de 1885; et vous, écrivains ultérieurs, vous en souvenez-vous, même après qu'on vous l'a rappelé?... Or, le limon, c'est affaire à la science expérimentale de l'étudier, d'y remarquer diverses choses, de les noter, de les ranger, de s'en servir; mais, le souffle, il ne faut pas qu'on le néglige, sous peine de ne rien constituer de vivant: «car la vie ne commence que là où nous cessons de comprendre».
Cette formule, ne la menons pas jusqu'à ses conséquences dernières, jusqu'au mysticisme et jusqu'à l'agnosticisme périlleux qui vous appellent dès qu'on a quitté les certitudes positives, du moins ce qu'on nomme, à tout hasard, ainsi. Ce qu'affirme cette formule, c'est l'authenticité du mystère. Ce qu'elle nie, en outre, c'est la possibilité de disjoindre ces deux éléments indissolubles de toute réalité: la matière concrète et sa substance mystérieuse.
La matière concrète est l'objet sur lequel travailleront les positivistes: et, s'ils sont positivistes, peu importe. Mais la substance mystérieuse nous invite à la religion.
Par là, Vogüé n'entend pas, en principe, telle foi déterminée plutôt que telle autre: il veut dire qu'une partie—et l'essence même—de ce qui est réclame notre émerveillement. Il veut dire aussi qu'on ne peut pas regarder toute la nature: une partie de la nature échappe au regard de nos yeux; et nous la devinons. Bref, il y a, dans la nature, de l'évidence et, principalement, de la croyance.
Il s'insurgeait au nom de la croyance. Ou bien, en d'autres termes, il ajoutait à ce qui est physique ce qui est moral: l'âme.
Il condamnait une littérature qui se contente de peindre ce qu'on voit. Par exemple, s'il admirait l'art de Flaubert et de Stendhal, il réprouvait l'esthétique de Madame Bovary et de la Chartreuse de Parme. A ces deux livres, il préférait—pour être bien démonstratif—l'imparfait Adam Bede de George Elliot. Là, il sentait une «grandeur invisible»:—«Une larme tombe sur le livre; pourquoi, je défie le plus subtil de le dire: c'est que c'est beau comme si Dieu parlait, voilà tout!...»
Dégagez l'âme de la réalité: tel est, en résumé, le vif apostolat que Vogüé mena parmi ces terribles gentils, les littérateurs.
Son évangile de littérature nouvelle parut, sous la forme d'une préface, en tête du Roman russe. C'est à la lecture de Tolstoï, de Tourguéneff et de Dostoïevsky, peu connus alors chez nous, que le savant critique avait senti naître en lui le désir d'un art idéaliste ou, mieux, d'un art qui tînt compte des âmes et de leurs divines velléités.
Cette préface fit du bruit. Et peu s'en fallut que Vogüé ne devînt le fondateur d'une secte. C'était plus et moins qu'il n'avait souhaité. Je ne sais si, parfois, ses disciples ne l'inquiétèrent pas. On les appela néo-chrétiens ou néo-catholiques.
En fait, il ne s'agissait pas de constituer un nouveau christianisme. Ce que le maître avait indiqué, c'était la nécessité de rétablir, dans la pensée contemporaine, une idée religieuse.
On vit, assurément, des néo-chrétiens qui allaient un peu vite en besogne, si d'autres ne faisaient rien. Et l'on en cite plusieurs qui ont mal tourné: il n'est pas d'église qui n'ait ses brebis turbulentes. Ajoutons qu'une église composée de littérateurs est plus exposée qu'une autre à de tels ennuis: ces gens sont dépourvus d'ingénuité véritable et, fréquemment, légers; puis les idées qui entrent dans leur cerveau deviennent des phrases, en moins de temps qu'il n'en faudrait pour y songer.
Tout de même, on peut constater que, de l'époque où se répandit l'évangile du Roman russe, date en notre pays une littérature idéaliste qui a donné quelques chefs-d'œuvre.
A l'auteur de cet évangile, on reprocha d'affirmer éperdument qu'il fallait croire et de ne pas dire ce qu'il fallait croire. C'est beaucoup demander à un seul apôtre! Cependant, on le lui reprocha, et non sans une apparence de raison. Il éveillait l'appétit des fidèles et il ne les nourrissait pas. Mais, dans l'abstention qu'il observa là-dessus, il y a encore l'un des caractères de sa philosophie. Le mystère a, au long des âges, revêtu bien des costumes divers. Le principal est qu'on ne le méprise pas: après cela, que chacun l'habille à sa fantaisie.
Et puis, Vogüé ne voulait pas que sa doctrine fût contradictoire à une préférence dogmatique. Il avait la sienne, mais il n'éconduisait par celle d'autrui. Il a écrit: «A quoi bon vivre, si ce n'est pour s'instruire, c'est-à-dire pour modifier sans relâche sa pensée? Notre âme est le lieu d'une perpétuelle métamorphose: c'est même la plus sûre garantie de son immortalité. Les deux idées ne sont jamais séparées, dans les grands mythes où la sagesse humaine a résumé ses plus hautes intuitions.»
Il ne préjugeait pas ce que pourrait être, un jour, la pensée ou, comme dit Tolstoï, la «conscience religieuse» de l'humanité. Ce qu'il affirmait, c'était l'idéalisme, et non l'une de ses formes au détriment des autres.
Il fut un grand voyageur: et il fit perpétuellement le double voyage des livres et des pays. Il se promena par le temps et l'espace, amusé des civilisations anciennes ou lointaines.
L'Orient l'enchanta, qui est la terre natale des religions. Il en aima les paysages, qu'on dirait préparés pour de sublimes et familières paraboles. Il en aima aussi la désolation formidable et comme le poignant désespoir, cette nostalgie qui tourmente les âmes et qui fait qu'ici-bas elles ne se sentent pas installées dans leur vraie patrie. Aux portes de Baktchi-Saraï, à Tchoufout-Kalé, un jour, il aperçut une tribu de tsiganes qui habitait de misérables huttes: quelques pierres accotées au flanc de la montagne et fermées par un lambeau d'étoffe. Ces parias vivaient comme on ne peut pas vivre. Et, s'ils vivaient, c'était grâce à leur musique sempiternelle, musique étrange et qui, à leurs âmes, servait de diversion prestigieuse.
Aux différents carrefours de l'histoire, il rencontra de telles hordes, ainsi dépourvues, soumises aux rudes traitements de la sauvagerie humaine et du destin. Chacune d'elles lui apparut sinistre, mais pourvue de sa musique, sans quoi la race des hommes serait anéantie depuis longtemps. Une musique ou une autre: celle-ci qui frémit sur des cordes tendues, celle-là qui n'est que le son d'une parole véhémente, celle-là qui n'est qu'un fier fanatisme ou bien qu'une espérance douce, celle-là encore qui, au fond des âmes, ne fait que le bruit monotone et léger d'une divine patience.
Qui ne se rappelle, dans les Histoires orientales, l'aventure de Vangheli le Syrien, diacre, marin, pêcheur d'éponges, qui devient amoureux de la folle Lôli, tue son rival et, après maintes tribulations de douleur, remercie le Seigneur Dieu «d'avoir fait la terre si grande, afin que ceux qui souffrent puissent marcher devant eux jusqu'à ce qu'ils aient lassé le souvenir qui les poursuit»?
La terre d'Égypte, que visita Vogüé, eut assurément une influence vive sur son esprit. Ce voyage le rendit plus curieux encore des paysages pittoresques, plus sensible au caractère varié des civilisations étranges, plus attentif au visage divers qui prend la vie des hommes à travers le temps et l'espace. Il reçut fortement l'impression du passé; il s'éprit davantage encore des nostalgiques rêveries qu'éveille la contemplation des âges persistants. Au pied des Pyramides, il relut les Pensées de Pascal. En ce lieu d'histoire qui refuse d'être abolie, il aperçut, à la porte d'une petite tente, un fellah employé aux fouilles; et il écrivit: «Alors j'ai pensé qu'il doit y avoir quelqu'un pour qui cette antiquité et cet espace sans bornes sont misères égales, qui juge ce mendiant et les Pharaons, une loque de toile et les pyramides, aujourd'hui et les longs siècles, à la commune mesure de son éternité.»
De tant de races, de peuples et de temps, il étudiait la transition lente, il examinait le successif héritage. Il contrôla de cette manière le devenir ininterrompu des âges; et il vit comme l'un ne continue pas seulement les autres, mais en dérive.
Il aboutit évidemment à une doctrine de la tradition perpétuelle.
Alors, quand il revint des périples qu'il avait accomplis à travers le temps et l'espace, et quand il examina son époque, il s'effraya de la voir si dédaigneuse du passé, audacieuse et résolue à rompre avec les siècles antérieurs. Il lui rappela que les morts parlent et que leur voix est impérieuse.
Prophète du passé,—il mérite ce magnifique nom. Mais comme, en outre, il aima son époque si folle, et qu'il trouvait, en dépit de la folie, admirable!
L'une des dernières pages qu'il ait publiées portait ce titre: Une grande année. Cette grande année, c'était 1909, l'année des aviateurs. Aux Français qui se laisseraient affliger par les signes mauvais que donne la politique, il conseillait de ne pas croire que la vie de la nation fût toute révélée par son exécrable Parlement. Les vilaines choses du Palais-Bourbon, il les connaissait: pendant une législature, il avait été à la Chambre. Quand l'élurent ses compatriotes de l'Ardèche, il espéra sans doute que le Parlement lui donnerait l'occasion d'agir. Il sut bientôt que la Chambre de nos députés n'est pas un bon endroit et qu'on n'y fait rien. La législature écoulée, il se retira, plus triste que jamais, tout à la mélancolie d'une épreuve qui avait tourné contre son vœu. Il eut le cruel chagrin du philosophe qui a senti que la philosophie n'est pas la souveraine des démocraties parlementaires. Mais quoi! 1909 est, pour la France, l'année des belles découvertes et marque superbement l'effort qu'on fit chez nous en vue de passionnantes conquêtes, auxquelles l'humanité fut attentive.
Il était curieux des nouveautés que trouvent les savants et des progrès que réalise l'industrie. Les merveilles qu'assembla l'Exposition de 1889, il les décrivit comme les splendeurs des villes orientales où dorment les siècles de l'oubli. Les questions du jour éveillaient son ardente curiosité. Il en ressentait profondément l'émoi. Des moindres faits, il découvrait les significations hypothétiques et les redoutables prolongements. De merveilleuses images étaient la parure de ses quotidiennes rêveries, qui prenaient aisément une harmonieuse qualité de poèmes.
La tradition et l'avenir vont, dans son œuvre, du même pas auguste. Leur double passage est un émouvant spectacle. Mais leurs deux routes sont parallèles,—et malgré lui, car il aurait voulu les réunir. Toute sa philosophie politique et morale est dans le regret et l'angoisse qu'il éprouve à les voir séparées.
C'est la grande mélancolie de tous ses livres; et c'en est la beauté sombre. Nulle époque d'aucun pays ne s'improvisa une âme... Il fut tourmenté de cette inquiétude que suggérait au patriote l'historien.
Et il y a, dans tous ses livres, une tristesse que charme, comme la musique les tsiganes de Baktchi-Saraï, la mélodie des phrases qui développent éloquemment leurs sons et leurs rythmes. Il y avait aussi, dans toute sa façon d'être, cette même tristesse, mais animée de stoïcisme et fière assez pour se montrer sereine et gracieuse dans la douleur.
Il était grand et fort. Sa voix nette et bien sonore scandait les mots avec énergie. Il ne souriait que de temps en temps, et comme pour se divertir du songe des siècles. Il était amical et simple.
En l'un de ses beaux livres, il a traduit avec bonheur le symbole de ces scarabées que le peuple ingénieux d'Égypte mettait, dans les momies, à la place du cœur. Celui-ci, travaillé des souffrances d'ici-bas, on l'ôtait et on le jetait; on lui substituait l'emblème de la métamorphose, qui est l'image humaine de l'éternité. Le nom hiéroglyphique du scarabée est synonyme du mot devenir. Et lui, dégagé des attaches terrestres, cet esprit que sa méditation préparait a soudain pris son vol, les ailes enfin délivrées des élytres, pour aller contempler ailleurs des vérités, analogues sans doute à ses idées, mais fixes et rayonnantes.
CHARLES BORDES
Le grand César Franck disait:—«Je ne sais pas ce qu'il adviendra de mon œuvre; mais j'aurai eu, parmi mes élèves, trois hommes de génie.» Et il les désignait; c'étaient Henri Duparc, Alexis de Castillon et Charles Bordes.
A présent, de ces trois hommes de génie, il ne reste qu'Henri Duparc, le Baudelaire de la musique, l'auteur de ces poignantes mélodies, la Vie antérieure, l'Invitation au voyage, et de bien d'autres, celles-ci composées sur des poèmes des Fleurs du mal, et si nostalgiques, si délicates et fortes, si belles!...
Mais Alexis de Castillon est mort peu de temps après la guerre, très jeune encore, ayant donné à prévoir une sorte de nouveau Schumann, ardent musicien, fécond, prodigue de sonorités splendides, inventeur d'idées et de sentiments.
Charles Bordes est mort à quarante-cinq ans; et, depuis une dizaine d'années, il était paralysé. Ce coup terrible avait interrompu son œuvre au moment même où elle fleurissait, où elle allait s'épanouir magnifiquement, avec une simple et puissante originalité.
Il y a de longues années aussi que la maladie empêche Henri Duparc d'écrire.
Et ainsi, l'admirable promesse qu'était le génie de ces trois élèves de César Franck, si différents entre eux, si variés, si allégrement créateurs, cette promesse abondante, opulente, le sort n'a pas voulu qu'elle réalisât toute sa plénitude.
De telles aventures sont douloureuses. Elles sont, en outre, gênantes pour nos idéologues évolutionnistes. La musique française contemporaine aurait sans doute évolué autrement, si ces trois musiciens avaient eu leur destinée normale et leur efficacité. Les philosophes qui épiloguent sur les fameuses lois de l'histoire ne tiennent pas compte des hasards et de leurs déraisonnables caprices.
Je n'ai connu Charles Bordes que tardivement.
On était d'abord attristé de le voir, si chétif et blessé, sa main gauche tout à fait morte, sa jambe gauche qui se faisait traîner, ses yeux qui ne remuaient pas ensemble. On le croyait effaré. De noir vêtu, avec un col bas, une cravate noire et, souvent, une redingote boutonnée de façon quasi religieuse, il avait l'air d'un clerc humble et doux.
Ses cheveux courts et qui n'étaient pas coiffés, sa courte moustache noire et, dans toutes ses manières, quelque chose de mélancoliquement craintif et résigné: on allait avoir pitié de lui; mais la dignité de son attitude imposait. Dans cette extrême faiblesse du corps, il y avait visiblement une vive énergie de l'esprit. Il semblait pauvre et, avec tant de naturelle modestie, si fier! Il était, comme le saint charmant d'Assise, lui aussi le Poverello,—oui, le Poverello de la musique.
On s'attristait d'abord; et puis, non.
Un de ses amis, son plus parfait ami,—et qui fut, pour lui, si gentiment bon que l'on n'ose pas le nommer,—me disait:
—Ne plaignez pas Bordes; il est très heureux!...
Pauvre Bordes!... Mais il était heureux, en effet; on ne tardait pas trop à s'en apercevoir: une gaieté enfantine, et de qualité presque divine, l'animait bientôt, dès qu'il entrait en sécurité. Il fallait qu'on oubliât, de même que lui, toutes les émouvantes raisons qu'il aurait eues de se désespérer; alors, il riait, il plaisantait, il se moquait des singulières péripéties de son existence, il était amusant, drôle.
Il s'amusait; il s'est beaucoup plu dans la vie. Il ne lui demandait guère et il était content de la moindre aubaine qui lui advenait. Il avait été assez riche; et puis tout son argent s'en était allé sans qu'il sût avec exactitude comment. Il avait été bien portant; et puis sa santé aussi s'en était allée, un jour, avec tant de soudaineté qu'à peine s'en aperçut-il. Ceci et cela ne lui apparurent que comme des accidents à propos desquels il ne faut pas conclure. Son allégresse était la flamme de son intelligence; et les défaillances de la réalité matérielle n'y portèrent pas atteinte.
Il fut un grand bohème; mais, ce grand bohème incorrigible, il le fut avec noblesse.
Il avait un domicile; mais il le quittait avec facilité, avec joie. Il adorait de voyager, de vagabonder. Nulle belle musique ne l'a jamais appelé, en aucun lieu proche ou lointain, sans que tout de suite il arrivât, muni de sa ferveur et prêt aux bons offices.
Il a éduqué, dressé, excité de sa noble passion d'artiste, des centaines de musiciens. Il n'avait pas de mots à leur dire pour leur inculquer le désintéressement qui fut son habitude quotidienne et sa morale à peine consciente. Lorsqu'ils voyaient ce paralytique pauvre et qui, pour venir à eux, avait fait un long et dur chemin, agiter de sa bonne main le bâton du chef d'orchestre et mettre en chacun de ses mouvements toute son âme subtile, tendre et fougueuse, ils subissaient le merveilleux prestige de son art et de sa piété.
L'un des plus admirables peintres de ce temps disait à je ne sais plus qui, avec une brusquerie orgueilleuse:
—De mon temps, monsieur, on n'arrivait pas!...
Charles Bordes, s'il n'avait pas eu la fine élégance de sa naïveté, eût admonesté ainsi les jeunes hommes pressés d'aujourd'hui. Tout bonnement, il s'étonna de les voir tant se démener au service de leur renommée impatiente. Il ne désira pas, lui, d'arriver: il se divertissait trop, sur la route!...
On le lui reprochait doucement; on se désolait de ce qu'il n'eût point assez d'ambition pour achever son opéra, les Trois Vagues; quoi donc? lui fallait-il deux mois pour en faire un chef-d'œuvre authentique?... Seulement, Bordes n'avait jamais deux mois consécutifs à sa disposition, pour travailler en égoïste. Il s'y mettait; il prenait la résolution de s'enfermer avec sa besogne... Et, tout à coup, voici qu'un autre soin le requérait. L'occasion se présentait de donner—ah! n'importe où!—une messe de Palestrina, un acte de Lulli, une entrée de ballet de Rameau. Or, il ne pouvait pas faire à la fois tout cela: c'est toujours à lui qu'il renonçait.
Et ce n'était pas qu'il fût découragé de son œuvre de compositeur. Non, il l'aimait! Je l'ai vu qui entendait chanter ses mélodies adorables, le Vieil air, si pimpant et mélancolique, la sublime déploration de Mes morts tristement nombreux, l'extraordinaire Dansons la gigue, dont le rythme terrible et railleur emporte des tourbillons de souffrance et de chagrin qui fait le fou: il était heureux jusqu'aux larmes et il éprouvait, avec une minutie alarmée, tout le détail des sentiments qu'il avait réalisés sous les espèces magiques des sons. A les reconnaître tels qu'il les avait suscités en imagination, il frémissait.
Il aimait sa musique superbe et gracieuse. Mais il aimait d'autres musiques encore; et même, il les aimait davantage. Ou bien, aimant toutes musiques, la sienne parmi les autres, il ne préférait pas accorder son zèle à celle-là plutôt qu'à celles-ci. Et son abnégation, qui ne lui coûtait pas, fit que presque toute sa vie fut consacrée à la musique des autres.
C'était, à une époque telle que la nôtre, sa singularité, cet oubli de lui-même et cette incarnation facile en des œuvres qui n'étaient point la sienne.
A cause de cela, on ressentait à son égard une sorte de déférence étonnée. Il ne ressemblait pas du tout à ce que le malheur des temps a fait de l'artiste moderne: il n'avait pas pour lui-même cette prédilection passionnée qui caractérise nos contemporains, lesquels, d'habitude, ne se gaspillent pas.
Il n'était pas un homme d'à présent. Parmi ses émules, sans rivaliser avec eux, il paraissait dépaysé, bizarre. Il aurait été, je crois, plus content aux siècles médiévaux où les artistes ne songeaient seulement point à signer leurs réussites et se réjouissaient de les avoir accomplies sans tirer de là ni vanité ni profit.
Et enfin, nous nous le rappellerons comme un être quasi extravagant de bonté, doux, confiant et génial, qui répandait avec un abandon suranné les richesses de son esprit. Un jour, il composa le sublime et ravissant «Madrigal à la Musique». Mais toute sa vie et tous les instants de sa vie furent un madrigal joli, sincère et pieux à Notre-Dame la Musique. Il la servit de tout son cœur, avec une fidélité fervente et qui n'eut jamais de relâche. Et il reçut, grâce à elle, les célestes présents. La Notre-Dame de Musique, à la dévotion de qui Charles Bordes vécut avec profusion, lui accorda, dès ce bas monde, la faveur de vivre dans un perpétuel divertissement que les sons savants et mystérieux charmaient.
BJŒRNSTJERNE BJŒRNSON
En France, pour tout dire, on ne le connaissait pas beaucoup. Mais, en Norvège, il avait la renommée d'un véritable poète national. Son œuvre est immense, un peu mêlée, un peu confuse, et toute pleine de belles choses, sans doute mieux intelligibles en Scandinavie que chez nous. Puis, il avait constamment répandu son activité, son éloquence d'apôtre et de publiciste. Son personnage était aussi populaire que ses écrits. Il a été l'émule d'Henrik Ibsen; et sa gloire fut peut-être plus étendue encore, plus aimée.
On l'a vu plusieurs fois à Paris, avant qu'il n'y revînt pour y mourir.
C'était un grand et beau vieillard, très doux et très bon, mais qui n'avait pas l'air commode; et il ne l'était pas, en effet: seulement, sa véhémence tournait à une sorte d'évangélisme. Sur son formidable front, des cheveux blancs et drus se hérissaient, comme électrisés par la pensée ardente. Des favoris courts cachaient les oreilles. Derrière les lunettes d'or et, si l'on peut s'exprimer ainsi, protestantes, les yeux brillaient durement sous les touffes des gros sourcils. Mais le caractère de la figure était l'étonnante grimace que faisaient les fortes ailes du nez, la bouche grande et serrée, et deux rides profondes barrant les joues. Un visage énergique, sévère, terrible et auquel le sourire donnait une enfantine bonhomie.
Il était né dans la région froide et farouche des monts Dofrines, à Kvikne, pays étrange et dont il a senti, en même temps que le charme natal, l'étrangeté. Un personnage d'Au delà des forces constate l'influence qu'a sur les esprits cette extraordinaire nature. Les paysages n'ont pas les dimensions normales; tout l'hiver il fait nuit, jour tout l'été. Le soleil, que voilent les brumes de la mer, a souvent l'air trois ou quatre fois plus grand qu'il ne l'est ailleurs. Le ciel, la mer et les rochers ont des couleurs surprenantes qui vont du rouge vif et du jaune éclatant aux nuances les plus douces et les plus délicates du gris et du blanc. Les aurores boréales multiplient leurs fantasmagories; les lignes principales des sites s'amollissent soudain, changent la forme des objets... Et le héros de Bjœrnson ajoute: «Il est naturel que les conceptions des hommes, en rapport avec cet entourage, soient démesurées. A entendre leurs légendes, leurs contes, il semble qu'on a entassé un pays sur l'autre. Les banquises envoyées par le pôle paraissent des jouets venus en dansant.» Ces quelques lignes pourraient servir d'épigraphe—et d'excuse—à toutes les études que les Latins écrivent au sujet des littératures scandinaves. Pour qui n'est pas le moins du monde né dans les monts Dofrines et pour qui n'a pas vu, tout jeune, la dansante arrivée des banquises, l'œuvre d'un Bjœrnson, avec toutes ses beautés, demeure assez mystérieuse.
Il était le fils du pasteur de la paroisse de Kvikne. Il n'a été, lui, le pasteur d'aucune paroisse; mais, peu à peu, il devint en quelque sorte le prêcheur de toute la Norvège. Journaliste, directeur de théâtre, conteur et auteur dramatique, il a toujours eu le souci des idées morales; et il ne les aimait pas seulement pour lui, pour son usage, mais il voulait encore les promulguer. Par exemple, il s'était fait une noble doctrine de la pureté spirituelle et physique. Il n'admettait pas que cette pureté fût l'apanage et le devoir des seules femmes: il l'imposait encore aux hommes, et pareillement, avec la même exigence. De là cette comédie dramatique du Gant qui a, paraît-il, déterminé en Norvège un «mouvement d'opinion». Et puis, sous le titre de Monogamie et polygamie, il composa une conférence, qu'il récita par tout le royaume.
Tous ses écrits comportent un enseignement. Il lui est du reste arrivé, dans le cours de sa longue vie, de changer d'opinion sur divers problèmes. Alors, il enseigna autre chose; mais il enseigna toujours. La philosophie de son œuvre n'a peut-être pas beaucoup d'unité; mais, quoi qu'il pensât, il le pensait avec la même incessante énergie.
Quand on y songe, on est émerveillé de voir qu'il n'y a guère que les littératures latines, dans l'Europe contemporaine, qui soient véritablement frivoles. Les littératures germaniques, aussi, mais moins. Les Scandinaves et les Slaves sont infiniment plus sérieux. Les Tolstoï, les Ibsen et les Bjœrnson ne sont pas de chez nous. Ils ont une confiance magnifique dans l'efficacité prédicante des belles-lettres. C'est leur honneur; et c'est, en outre, le signe de leur jeunesse: leurs littératures ne sont pas anciennes. Je crois que nous avons failli avoir cela aux environs de 1848; mais le zèle dogmatique nous passa bientôt et nous sommes revenus à notre chère futilité.
D'ailleurs, il n'est pas très facile de résumer la philosophie morale de Bjœrnson. En tout cas, il faut distinguer, dans l'histoire de sa pensée, deux périodes.
Sous l'influence de son éducation, de son enfance toute bercée aux contes d'Asbjœrnsen et aux pieuses remontrances de son père, le pasteur du Kvikne, il fut d'abord très religieux, évangélique plutôt, enfin religieux comme on l'est en pays de sectes nombreuses et fraternelles. Il avait subi l'influence, alors très vive, de ce Danois, Gruntvig, chrétien joyeux, ami du peuple, de la nature, de la Scandinavie et d'un Dieu un peu vague. En politique, cela faisait du nationalisme et du libéralisme, du rêve aussi. Le tout, assez mystique, en somme.
Et puis Bjœrnson lut les Anglais, Darwin, Spencer, Stuart Mill. Ces trois écrivains le menaient au positivisme. Il y alla.
Il aurait pu lire d'autres Anglais et, par exemple, les Berkeley, les David Hume: il y eût pris, peut-être, la contagion d'une métaphysique idéaliste. Mais non; et il devint positiviste, à la suite de ses lectures. On l'est volontiers, dans les pays de mysticisme, comme si l'on trouvait en cette calme doctrine le repos dont on a tant besoin après de telles fatigues spirituelles. Un voyage en Amérique acheva de convertir Bjœrnson au sentiment du concret.
A partir de ce moment-là, il fut l'apôtre de la science comme il avait été l'apôtre de la religion. Un de ses personnages s'écrie: «Ne te moque pas de la science; à quoi diable croirions-nous?...» Évidemment!... Mais il n'y a pas là de désespoir idéologique ni aucune ironie. Entre ses deux croyances successives, Bjœrnson n'a pas eu la plus petite période de mécréance douloureuse ni de doute amusant. La science s'est, dans son esprit, tout de suite substituée à la religion. Et, que ce fût à la religion ou à la science, il croyait naturellement. Telle était la générosité de son caractère.
En tête d'Au delà des forces, il a écrit ces lignes significatives: «Cette pièce est faite d'après les Leçons sur le système nerveux de M. Charcot et les Études chimiques sur l'hystérie-épilepsie ou grande hystérie du docteur Richet.» Une pièce de théâtre qui a pris, en de tels ouvrages, sa substance et sa documentation n'est pas un vain amusement d'artiste. Et voilà, certes, de quoi faire rougir nos aimables vaudevillistes, à moins qu'ils ne voient, dans cette œuvre même, tout ce que la science perd de sa valeur et de son intérêt poignant à entrer dans un scénario théâtral. Et le drame n'y gagne pas ce que la science a perdu. Tout compte fait, nos charmants vaudevillistes sont des sages.
Sans doute n'a-t-on rien écrit de moins clair, pour le théâtre, qu'Au delà des forces. Mais la seconde partie est plus obscure que la première.
Ainsi, le second Faust est plus obscur que l'autre; seulement, n'exagérons rien.
La conclusion de la deuxième partie est tout à fait singulière; elle est à la fois bizarre et innocente... Je dis que c'est la conclusion... Je le crois; en tout cas, c'est la fin. L'on y voit un jeune homme qui console tout le monde en racontant qu'il a inventé un aéroplane. Cet appareil sera chargé de remédier au «désespoir des masses»: il aura bien à faire; et c'est plus lourd que de porter des voyageurs! N'allons pas plaisanter sur la navigation aérienne; mais enfin, il est difficile de penser que cette ingénieuse application des lois de la physique puisse remédier à toute la douleur morale qu'il y a dans Au delà des forces. Cet aéroplane est, je le sais, un symbole de la science. Mais, justement, on se demande si peut-être Bjœrnson ne compte pas un peu trop sur la science,—oui, sur la qualité religieuse de la science.
Disons-le, à tout hasard: il y a, dans cette idéologie nébuleuse,—nébuleuse et qui, à cause de cela, impose,—un peu de puérilité. Du moins, il me semble. Un peu de puérilité, mais tant de mystère que la puérilité de la chose n'est pas tout de suite apparente. C'est de la nuit noire et dans laquelle se meuvent des ombres. La nuit est si noire que les ombres y sont des fantômes assez nets. Des lueurs y passent; des lueurs qui ont la brièveté des «éclairs de chaleur»; des lueurs courtes... Enfin, je ne sais pas comment, c'est assez beau tout de même; et, quelquefois, c'est très beau. C'est angoissant. Il y a là une sorte de grandeur obscure et qui donne à rêver. Nos esprits de Latins sont déconcertés; mais ils ont la manie honnête de comprendre: alors, ils cherchent. L'inquiétude qu'ils éprouvent suscite en eux le pressentiment du sublime. Et ils sont peut-être dupes; mais ils n'en ont pas l'assurance: et, dans l'incertitude, ils frissonnent.
Ils ont bien raison.
Nous sommes à tâtons. Cependant, essayons de deviner un peu précisément cet extraordinaire Bjœrnstjerne Bjœrnson, qui portait avec bonhomie un nom si difficile à prononcer et qui, en son langage si redoutable, n'avait peut-être rien que de très simple à nous dire. Je crois qu'il était optimiste,—et qu'il n'en fallait pas davantage pour le distinguer du grand Ibsen. Je crois qu'il avait une intrépide confiance dans la valeur et dans l'efficacité de ses prêches; et cela, spontanément, quelle que fût, d'ailleurs, la matière de sa prédication, religieuse ou scientifique. Ibsen était pessimiste: ce qu'il a montré d'émouvant, c'est le duel de l'individu contre les foules. En pareil cas, l'individu est toujours battu; il n'a pas d'autre refuge, pour sa fierté digne, que son orgueil: et l'orgueil n'est pas gai. Mais Bjœrnson est hardi, abondant, plein d'allégresse. S'il n'était pas né dans la froide solitude des monts Dofrines, on le prendrait pour un Norvégien méridional et, autant dire, pour un Norvégien du sud-ouest.
Cette vivacité de conviction l'a, plus d'une fois, conduit à s'occuper de problèmes qui ne relevaient pas immédiatement du tribunal de sa conscience. Par exemple, il donnait volontiers des conseils aux nations. Il nous en a donné; et il en a donné au tsar de Russie. Comme il a, toute sa vie, réclamé l'indépendance de la Norvège à l'égard de la Suède, il aurait pu être tenté de respecter aussi l'indépendance des autres pays. Mais son ample générosité naturelle ne le lui permettait pas.
Ce qu'il a fait de plus joli, et de charmant, ce sont des contes villageois, où l'on sent qu'il y a toute l'âme de la Norvège. Paysages très justes, anecdotes modestes et une atmosphère très pittoresque.
Bjœrnstjerne Bjœrnson a été sur le point d'écrire des chefs-d'œuvre de réalité scandinave.
Pourquoi une idéologie extravagante s'est-elle mise dans tout cela, qui serait délicieux?...
Telle qu'elle est, son œuvre a quelque analogie avec le beau, splendide et absurde spectacle que décrit un personnage d'Au delà des forces. De folles et merveilleuses colorations se promènent sur le ciel, la mer et les rochers; le soleil est plus grand que de raison, trois ou quatre fois. Mais il ne fait pas clair. C'est une sorte de durable crépuscule; ou bien c'est une aurore boréale inopinée. Et il vient du pôle des banquises dansantes!...
CESARE LOMBROSO
Je n'ai vu Cesare Lombroso que peu de mois avant sa mort. C'était à Stresa, sur la rive du lac Majeur, pendant un bel été. Sa fille et son gendre Guglielmo Ferrero l'avaient prié de venir passer quelques jours auprès d'eux. Il devait rester un peu; et puis, subitement, il s'en alla. Il ne pouvait plus tenir en place. Comme il avait, toute sa vie, ardemment travaillé, il voulait travailler encore; il le voulait avec une obstination fébrile. Et il souffrait amèrement de sentir que, pour la première fois, le travail ne lui était plus une allégresse.
Mécontent de la difficulté soudaine, il voyagea. De semaine en semaine, vagabond malade et illustre, en peine d'écrire, il chercha, au nord de l'Italie, en Suisse, ailleurs, la tranquillité de sa pensée, le bon endroit où il se figurait avec passion que s'apaiserait son émoi et que renaîtrait son génie. Sa prodigieuse activité mentale, son entrain d'idéologue, sa vive gaieté intellectuelle qui jusqu'alors avaient si bien résisté à la fatigue de l'âge, tout cela s'alentissait en lui: alors, il s'en allait, frémissant et peureux, comme si l'atmosphère était la cause, et comme si d'autres ciels devaient lui rendre cette alacrité d'âme qui lui manquait. D'étape en étape, il se décourageait davantage. En fin de compte, il résolut de retourner à Turin, de rentrer tout de même chez lui. Et c'est là qu'une nuit il est mort, d'une crise cardiaque.
Il était, le jour que je le vis, un petit vieillard aimable et courtois qui, pour vous faire honneur, se dérange de sa tristesse. Il lisait et prenait des notes. Habillé d'une longue houppelande grise, la plume à la main, la cravate mince et blanche selon l'usage ancien des docteurs, il venait à vous gentiment, avec un sourire cérémonieux. Le visage était fin, malicieux; la curiosité du regard et sa mobilité indiquaient l'habitude perpétuelle d'observer, le désir alerte de connaître. Il se penchait vers vous, très attentif, prêt à noter en sa mémoire ce qu'on eût dit d'un peu valable. Et, à tout ce qu'on hasardait, il faisait un gracieux accueil. Sa parole était précise, nette; et déjà elle commençait d'être éloquente: mais, comme si une étrange timidité l'eût pris de n'être plus l'extraordinaire causeur de naguère, il tournait court et son silence était pathétique, tandis que les yeux étincelaient de continuelle ferveur.
Je croyais le revoir le lendemain. Mais, à l'aube, il avait décidé que le doux lac Majeur ne lui valait rien et qu'au bord du lac de Genève il serait mieux. Terrible odyssée et pèlerinage inutile. Cette tête ne renonça point à son génie facilement; elle ne s'avoua vaincue, en somme, qu'après avoir tout essayé.
Il était né à Venise en 1836 et il publia son premier mémoire en 1855. Maintenant qu'il est mort, son effort scientifique a duré cinquante-quatre ans. Il l'interrompit, un bout de temps, en 1859, pendant la guerre d'Italie, pour être médecin de l'armée. Et puis, ayant fait acte de bon citoyen, il se remit à sa besogne, qu'il n'abandonna plus, qu'il n'abandonna jamais et dont, pour mourir, il se détacha plus malaisément que de la vie.
Ses premières études, relatives au crétinisme, lui valurent l'étonnement de Virchow. On le chargea d'un cours, sur les maladies mentales, à l'Université de Pavie. Et puis il dirigea l'hôpital des fous, à Pesaro; ensuite, on lui donna la chaire de psychiatrie à l'Université de Turin. Sa renommée s'étendit bientôt; et il ne cessa point de multiplier l'objet de son expérience, d'élargir sa méthode.
Sa trouvaille fut d'appliquer à la psychologie les procédés de son enquête médicale. La pathologie le menait à conclure nouvellement sur la fragile santé du cerveau.
Je ne vais pas dresser l'inventaire de son œuvre, qui est immense; je ne souhaite que d'en marquer le caractère. Et, si je ne me trompe, le voici. Cesare Lombroso eut toute la minutie qu'impose la stricte méthode expérimentale; en même temps, il était admirable par sa puissante faculté inductive. Il ne croyait jamais avoir réuni un assez grand nombre de faits contrôlés; et les faits ne lui suffisaient pas, mais il était réclamé par les idées.
En 1872, il publia son Anthropométrie de quatre cents malfaiteurs vénitiens; la même année, la Folie criminelle en Italie. Et c'est le même homme qui, ensuite, généralisant les résultats d'une enquête formidable et délicate, émit, dans l'Homme criminel, les plus vastes hypothèses qu'autorise la science de la criminalité.
L'analyse expérimentale de la folie l'avait conduit à reconnaître les tares analogues que manifestent le cerveau du dément et celui du criminel. Pour le savant, le crime est un acte déraisonnable dont il faut expliquer psychologiquement les particularités. La notion même du crime est étrangère aux simples données scientifiques; elle est de nature morale et sociale. Ainsi la criminalité s'évade hors de la science absolue. Il y a quelques années, louant devant l'Académie des sciences feu le professeur Brouardel, le mathématicien Henri Poincaré s'effarait des problèmes si complexes que pose la médecine légale... «Nous ne sommes plus, disait-il, dans le domaine de la science pure, mais en pleine mêlée.» Il ajoutait qu'alors la plus petite erreur du savant risquait d'«abaisser l'humanité tout entière en obscurcissant l'idée de justice»... Science et réalité,—le contact de cela et de ceci est redoutable. Cesare Lombroso, fort de la science, ne craignit point la réalité. C'est ce qu'a de plus émouvant son œuvre patiente et audacieuse.
D'ailleurs, toute sa longue observation le fit aboutir à la thèse socratique de la faute qui est une erreur de l'esprit. Seulement, cette thèse, il lui donna la valeur d'une doctrine médicale, quand il sut indiquer avec rigueur les tares organiques qui ont le crime pour conséquence. Des centaines de cerveaux, de crânes et d'appareils nerveux qu'il examina lui démontrèrent que les individus anormaux sont de deux sortes, criminels-nés et criminaloïdes.
Sur les criminels-nés, on ne peut rien. Les criminaloïdes, il faudrait qu'on sût, mieux encore que les châtier, les guérir. Ainsi s'unissent, dans une opiniâtre et dangereuse trinité, psychologie, médecine et sociologie: la psychologie constate; la médecine essaye de soigner; cependant, la société a ses volontés impérieuses et urgentes. Pour les criminels-nés, la peine de mort est bonne; si elle a quelque utilité, elle n'a guère d'inconvénient. Pour les criminaloïdes, se pose l'interminable problème de la responsabilité. Comme si la question n'était pas encore assez variée, la philosophie s'en mêle; la métaphysique n'est pas loin.
Ajoutons que l'état du «criminaloïde» ne se définit pas avec une exactitude catégorique. Il admet des nuances. Ces nuances le relient, d'une part, au criminel inguérissable et, de l'autre, à l'homme normal. En cas de responsabilité nulle, l'imputabilité suffit; en cas de responsabilité parfaite, les codes ont leurs indiscutables tarifs: mais la responsabilité diminuée est l'angoisse d'une société réfléchie.
Cesare Lombroso a prétendu déterminer les tares physiologiques auxquelles les crimes correspondent. Il les a trouvées innombrables, diverses et si proches les unes des autres qu'après avoir lu ses livres on garde un sentiment de malaise. Son œuvre est une sorte d'épopée effrayante de la maladie criminelle. Cette sombre poésie résulte de l'abondance des faits et de l'incertitude alarmante du rêve qui en sort.
La dernière année de sa vie, comme on avait procédé, en France, à quelques exécutions capitales, Cesare Lombroso consacra une poignante page à les commenter: le savant et le philosophe qui a le plus songé, en savant et en philosophe, à la légitimité et à la valeur efficace de la peine de mort avouait qu'il n'osait plus conclure. Du moins, il aboutissait à une double conclusion. «J'ai ici vraiment une double personnalité», disait-il. Bref, il concluait à la peine de mort inexorable; et il concluait qu'il ne savait plus. On sentait que le souvenir de cerveaux ouverts et qu'il avait tenus dans ses mains le hantait: les uns, cerveaux de brutes abominables dont il faut que la société se débarrasse; les autres, cerveaux qu'il aurait peut-être fallu soigner, les pauvres malades!
Rêveries pathétiques, belles et redoutables! En attendant que les physiologistes et les moralistes aient achevé leur auguste besogne, la société a le droit et le devoir de vivre. Il est possible qu'un jour les études commencées par un Cesare Lombroso et continuées par d'autres hommes de science résolvent la question du crime et du châtiment; ce n'est, d'ailleurs, que possible.
Alors, pendant que travailleront, méditeront et douteront encore les Lombroso, que fera la société?
Nous avons aujourd'hui des penseurs,—c'est le nom qu'ils revendiquent,—des penseurs un peu niais, qui sacrifient gaillardement la société à des doctrines incomplètes. En attendant que les Lombroso aient conclu, nos penseurs se dépêchent de refuser à la société le droit de tuer. Cependant, les crimes se multiplient et la sauvagerie fait rage.
Notons que, malgré le souvenir angoissant des cerveaux qu'il avait examinés, taillés, analysés, Cesare Lombroso n'était pas, en principe, l'ennemi de la peine de mort.
On veut absolument poser la question de responsabilité. Elle est magnifique, en effet, et bien digne d'occuper nos penseurs, après qu'elle en a tourmenté d'autres, et de plus sérieux. Elle est magnifique et, probablement, insoluble.
De sorte que la société, qui a le droit et le devoir de vivre, et tout de suite, pourrait à la rigueur la négliger et en poser une autre, qui est plus simple et qui est une question de fait, la question de l'imputabilité. Même si tel individu n'est pas, philosophiquement, responsable de tel méfait, considérons tel méfait comme imputable à tel individu. Or, si ce méfait et les méfaits de ce genre mettent en péril la société, celle-ci est, à l'égard de cet individu, en état de légitime défense. Elle impute à cet individu ce méfait: cela suffit pour qu'elle se débarrasse du gaillard.
Les idées des savants gouvernent le monde. Mais ce n'est pas un gouvernement direct. Il y a un intermédiaire: les imbéciles, ceux-là précisément qui revendiquent le nom de penseurs. Les idées des savants n'arrivent au monde que transformées par le soin détestable de ces ministres. Et, à vrai dire, ce ne sont pas les idées des savants qui gouvernent le monde, mais, plus exactement, les contresens que les imbéciles ont faits sur les idées des savants. Et ainsi nos plus mols penseurs se réclament de Lombroso pour engager la société contemporaine dans une aventure de suicide absurde.
C'est une philosophie matérialiste qu'illustrent les œuvres de Lombroso. Son étude de l'âme demandait à la physiologie ses motifs, ses causes, ses arguments. Il consacra sa patience de savant à chercher les concomitances physiologiques des faits psychologiques, comme s'il était avéré que ces derniers fussent d'origine matérielle. Or, la difficulté est là; mais il l'a laissée aux métaphysiciens. Ceux-ci décideront si la pensée est produite par le cerveau ou si le cerveau n'est qu'une idée de l'âme.
En hâte, certains spiritualistes se fâchèrent. Et je me souviens de Tolstoï à qui on offrait de connaître Cesare Lombroso... «Jamais de la vie! répondit-il avec mauvaise humeur; pour qu'il me classe parmi les microcéphales!...»
Mais on ne peut tout de même appeler matérialiste un savant qui, de la pathologie physiologique, s'est élevé jusqu'aux idées les plus hautes et abstraites du devoir individuel, du devoir social et de la responsabilité. Il a conclu pratiquement, dans la mesure où les réalités scientifiques l'y conviaient; et, après un demi-siècle de travail incessant, il a réservé pour une suprême incertitude la part indéfinie de la métaphysique.
Maintenant il est mort. Il a enfin trouvé la paix et le calme qu'il désirait et quêtait, durant son dernier été, si frénétiquement.
Ce fut un homme étonnant, et qui jamais ne crut avoir assez bien établi les faits, et qui voulut sans cesse marier aux faits les idées. Il a dépensé à cette tâche presque paradoxale une extraordinaire puissance dialectique, un zèle adroit. Et il souriait; il était charmant, amusant et bon. Il semblait un patriarche de la science, l'héritier des héros spirituels que posséda l'Italie de la Renaissance et dont elle a légué le génie, dans le cours des âges, à quelques échantillons privilégiés de l'âme latine. Et puis, il était doux, affable et sensible. Mais, à présent, le lourd et fin cerveau de Cesare Lombroso se repose.
JEAN MORÉAS
Jean Papadiamantopoulos, «que la noble Athène a nourri», les muses de l'Hymette nous l'avaient envoyé, pour qu'il secondât l'effort des muses françaises, au temps où furent un peu fatigués les poètes de notre Parnasse.
Il était de bonne maison grecque, fils de Diamant Papadiamantopoulos, magistrat et ami des lettres, volontiers poète et qui, peu de mois avant de mourir à quatre-vingt-quatorze ans, récitait encore des poèmes entiers de Gœthe; petit-fils de ce Papadiamantopoulos, primat de Patras, qui alla s'enfermer à Missolonghi et mourut noblement; arrière-petit-fils, par sa mère, de l'amiral Tombazis, l'un de ceux à qui les Grecs d'aujourd'hui rendent cet hommage:—«Sans eux, nous servirions encore le Turc!»
Mais, à l'époque où Jean Papadiamantopoulos était un adolescent d'Athènes, il n'y avait point à se signaler comme un héros. Jean Papadiamantopoulos fut élégant et cultiva les belles-lettres. A dix-huit ans, sa fine taille serrée dans une parfaite redingote, une large rose rouge à la boutonnière, il émerveillait ses compagnons d'âge. On admirait la pâleur quasi lunaire de son visage, ses yeux très noirs et pleins de rêve et son air, en somme, byronien.
Il était déjà poète, en français et en grec. Sous la signature de Néanthos, l'Almanach des familles publia l'une de ses œuvres, «la Fille du Nord»; et il paraît que cette fille du Nord était, dans la réalité quotidienne, une chanteuse allemande. Puis d'autres almanachs publièrent d'autres poèmes, qui déploraient la décadence de Bologne et qui chantaient, de façon lamartinienne et imprudente, le cimetière de Gênes. En outre, Jean Papadiamantopoulos traduisait, avec une prédilection singulière, des «scènes mexicaines» de Lucien Biard, de l'Hégésippe Moreau, de l'Arsène Houssaye, et voire «le Bon Dieu» de notre Béranger. Il éditait de petites revues, qui ne duraient pas longtemps.
La France l'attirait. Quand il eut seize ans, son père l'envoya passer le temps d'une convalescence à Patras. Il se fit avancer, par l'intendant de la propriété familiale, un millier de francs et, en tapinois, partit pour Paris. On dut le rappeler; et ce ne fut point commode.
A Paris, où il devint tout de go Jean Moréas, ses débuts datent de 1884. Les Syrtes parurent alors et, bientôt, les Cantilènes. Ces petits volumes firent du bruit et même causèrent du scandale, parce que divers critiques ne les trouvèrent pas clairs à leur gré. Il ne l'étaient pas extrêmement; ils l'étaient plus et mieux que ces messieurs ne le pensèrent. Alors, Jean Moréas publia, dans le Figaro, son manifeste. Ce fut le manifeste du symbolisme.
L'on n'est pas encore tout à fait revenu de l'étonnement, et même de l'irritation que suscita cette nouveauté littéraire. C'est un peu la faute des symbolistes. Ils commirent plus d'une erreur, dont la plus onéreuse fut de compter, parmi leurs camarades, quelques mystificateurs et des sots. Les meilleurs même agissaient avec impertinence et—fierté d'artistes excellents—s'amusaient de mettre dans l'embarras l'intelligence des multitudes. Mais leur principe était irréprochable: si l'on y songe, il n'est d'art véritable que symbolique, et l'art est déjà un symbole. En outre, ces poètes protestaient contre la médiocre littérature d'alors, laquelle était aux mains populacières des réalistes et aux mains débiles des parnassiens. La poésie parnassienne se mourait d'une sorte de lente consomption; le réalisme prenait tout, et avec quelle vulgarité!... Les symbolistes survinrent, préconisèrent et parfois réalisèrent un art plus profond, plus délicat et mieux conscient des authentiques devoirs de l'art.
Moréas, dans son manifeste, réclama pour la poésie l'expression des pures idées, et cette expression par le seul artifice possible, qui est l'image ou, en d'autres termes, le symbole. Pour passer à l'état littéraire, il faut que l'idée s'habille; et, son vêtement, c'est le symbole. Positivistes les uns et les autres, réalistes et parnassiens ne faisaient que décrire la réalité matérielle ou psychologique; et ils n'avaient qu'à la copier, directement, comme procède avec ses couleurs un peintre qui ne veut que reproduire le spectacle de la nature. Les poètes nouveaux, désireux d'évoquer les concepts, devaient recourir à d'autres prestiges. Ce fut la difficulté, ce fut aussi la glorieuse ambition de leur entreprise.
Ils brisèrent l'ancienne métrique et, avec les sons et les rythmes qu'ils inventaient, ils cherchèrent une musique imprévue, toute fraîche, encore expressive.
Quant à la langue, Moréas voulait qu'on l'enrichît; et voici ce qu'il demandait: «La bonne et luxuriante et fringante langue française d'avant les Vaugelas et les Boileau-Despréaux, la langue de François Rabelais et de Philippe de Commines, de Villon, de Rutebeuf et de tant d'autres écrivains libres et dardant le terme acut du langage, tels des toxotes de Thrace leurs flèches sinueuses.»
Évidemment!... Mais ce fut aussi le péril; et qu'arrive-t-il, mon Dieu, quand on laisse les écrivains maîtres du vocabulaire, quand on les engage à multiplier les mots?... Ils n'y sont que trop portés. Et, la langue des symbolistes,—hélas!... Lui, Moréas, avait, pour éviter les trop folles folies, son goût délicat. Mais d'autres!...
Moréas s'en aperçut. Et, en 1889, formulant à nouveau ses théories, avec la même ardeur que naguère, il ajoute pourtant ce conseil effaré: «Répudions seulement l'Inintelligible, ce charlatan!...»
Il y a, dans les Cantilènes et dans les Syrtes, de ravissants poèmes; et qui ne se rappelle, au moins, l'un d'eux, où passent, parmi des senteurs d'orange, des pèlerins à froc blond, des dames en robes de brocatelle, qu'on reconnaît, à leurs gestes dolents et jolis, pour de défuntes années et des rêves d'autrefois?
A cette époque où préludait le symbolisme, Jean Moréas était, au quartier Latin, un beau garçon de trente ans, noir et moustachu, portant sous un épais sourcil le monocle, s'habillant bien, coiffé du chapeau de soie et parlant haut, avec un accent de là-bas, qui scandait les mots, martelait hardiment les syllabes et, dans les cafés de la rive gauche, donnait de l'autorité à de vives, rudes, très éloquentes et orgueilleuses professions de foi.
On le rencontrait, et Verlaine, celui-ci beaucoup plus âgé, mal vêtu, en outre, bohème imperturbable, qui, pour le visage, ressemblait à Socrate et, pour le reste, à Diogène. En tel contraste, il furent, Verlaine et Moréas, les maîtres d'une ardente et incertaine jeunesse, éperdue au milieu de doctrines calamiteuses, et qui cherchait une esthétique.
Moréas ne resta pas symboliste très longtemps, et, à vrai dire, il le fut dans ses manifestes plus que dans ses poèmes. Son œuvre n'abonde pas en idées pures parées d'images. Je crois aussi qu'il fut choqué de l'usage que ses disciples, imprudents, firent du symbole.
Bref, en 1891, publiant le Pèlerin passionné, il désavouait les Cantilènes; et il déclarait mort le symbolisme, «école poétique éphémère et qui fut légitime», il préconisait «ce renouement de la tradition, qui est le but de l'École romane».
Il abandonne le symbole et il s'attache désormais à la réforme de la langue; il mérite le nom de «poète grammairien», que Maurice Barrès lui décerne.
Son projet, le voici. Les derniers classiques avaient anémié le vocabulaire. Les romantiques l'enrichirent, mais d'une façon bien hasardeuse; ils manquèrent d'une connaissance approfondie des traditions de la langue. Il faut faire ce qu'ils n'ont pas fait; il faut mettre la langue française en pleine possession de ses propres richesses, qu'elle néglige.
Cela est à noter, comme le caractère et comme l'originalité intéressante du vœu qu'énonça et pour lequel travaillait assidûment Jean Moréas. Tandis qu'autour de lui les poètes inventaient des mots, tandis qu'ils se laissaient aller à cette déplorable initiative et oubliaient qu'un mot tout neuf ne vaut rien, lui ne voulait augmenter le vocabulaire actuel que des ressources du vocabulaire ancien; et les autres furent des révolutionnaires: lui, recourait à la tradition et, avec ferveur, la sauvegardait.
Il étudia l'ancien français. Dans la tumultueuse Revue indépendante, il publia une très fine adaptation d'Aucassin et Nicolette. Plus tard, il traduisit, avec un délicieux talent d'érudit, l'Histoire de Jean de Paris, roi de France. Parmi les romanistes, il mérita l'estime difficile du maître incomparable Gaston Paris.
A notre littérature du moyen âge et de la renaissance, il emprunta—des légendes, oui,—mais surtout des mots et des tours de phrases. Et il écrivit: «Ce sont les grâces et mignardises de cet âge verdissant, lesquelles, rehaussées de la vigueur syntaxique du seizième siècle, nous constitueront, par l'ordre et la liaison inéluctable des choses, une langue digne de vêtir les plus nobles chimères de la pensée créatrice.» Tel fut le programme savant et industrieux de l'École romane.
Moréas fut sensible savamment au subtil génie de Thibaut de Champagne, «le grand Thibaut, mon maître»; et bientôt il devint, par la grâce un peu maniérée, l'insigne habileté, le frère de ces poètes, «honneur de la docte Provence, Jaufred que fine amour a point, et ce Guillaume Cabesteint qui aima Sorismonde». Surtout, il s'apparente à Ronsard et à du Bellay. Son allégresse de promoteur enthousiaste et de rénovateur rappelle celle qu'il y a dans la Défense et illustration de la langue française. Comme du Bellay ses troupes, il encourage les siennes. Sur un ton martial, il anime ses lieutenants, Du Plessys, La Tailhède, rimeurs illustres. A Du Plessys, il indique les ennemis qu'il faut combattre, ces pédants qui vantent «la Minerve tudesque et l'Anglais de gravité l'hoir». Mais Du Plessys, habile à mener les muses grecques vers les rives de la Seine et du Loir, au son de ses romanes chansons, ne craindra pas ces hostilités vaines et «saura mourir ainsi qu'il sait vivre». A La Tailhède, il ne dissimule pas qu'il sied de lutter contre «le rustre, l'immonde ignorant». Ils ne transigeront pas; et ils continueront à cultiver, en dépit des uns et des autres, cet art qui est si bien appris
Et Jean Moréas écrivit son chef-d'œuvre, ce petit poème qu'il a décerné à l'exquise Ériphyle, infortunée et menue créature qu'Énée rencontre aux enfers, non loin de Phèdre et de Procris. Pour une parure qu'on lui proposait, elle céda aux instances du jeune Polynice et elle dévoila, étourdiment, la cachette où Amphiaraüs, son mari, se dissimulait. Celui-ci dut aller combattre devant Thèbes; et il fut tué. Le fils d'Amphiaraüs, pour venger son père, tua Ériphyle... Ce fantôme passe dans l'œuvre du «Mantouan fameux». Il est, dans le poème de Moréas, délicieux, chargé de son antique tristesse et de sa grâce inaltérable.
J'erre
Depuis que la vie a quitté
Mon corps.
Mais, les souillures et les maux du corps,
La mort ne les efface.
Et elle se remémore son aventure. Ah! ce n'est pas la ceinture dorée, qui l'a vaincue, mais Cypris. Et son époux, fils d'Oïclée, sans doute fut un héros...
Chenue et dure.
Et l'autre, quand il vint, il était
Dans sa jeunesse tendre!
O jeunesse, tes bras
Sont comme lierre autour des chênes!
Avec un enfantillage émouvant, elle narre son amour ancien, la petite amoureuse défunte, dont frémit encore l'ombre au rappel des ivresses passées. De quelle pitié grave et charmée l'accompagne, à travers les ombrages souterrains, le poète qui, se faisant, après Virgile et Dante, évocateur des mânes, se trouble à la vue de cette petite Ériphyle et de ses compagnes «qui sont mortes d'aimer»! Il s'est inspiré de Virgile et de Dante; mais, moins austère que ses maîtres, plus compatissant, il laisse au puéril fantôme sa coquetterie et sa légèreté. Et le poème est admirable, à cause de la majesté de la mort, qui se joint à cette grâce fragile.
Ainsi triompha merveilleusement l'art excellent de l'École romane.
Puis, encore une fois, Jean Moréas changea d'esthétique. Comme il avait abandonné l'inquiétant symbolisme pour une poésie qui recourait aux origines de notre littérature, il abandonna l'École romane, il abandonna Thibaut de Champagne et du Bellay pour une poésie qui délibérément se fait la contemporaine d'Henri IV. Il devint classique ou, mieux, préclassique. Et le poète, le grand poète des Stances, est docile aux disciplines de Malherbe.
Il renonce au vers libre et aux capricieuses combinaisons rythmiques. Alexandrins, décasyllabes et octosyllabes; strophes très simples: presque toujours quatre vers, deux couples d'un alexandrin et d'un vers plus court,—voilà toute sa prosodie, maintenant. La césure est à sa place; elle se fait sentir avec justesse, mais sans excès, n'étant ni brusque ni faible. Chaque vers constitue un ensemble, pour le sens et pour l'harmonie, et, avec les autres, compose l'unité de la strophe. La rime est correcte, sans pauvreté non plus que sans excessive richesse: elle est munie de la consonne d'appui, dans les polysyllabes; la masculine alterne avec la féminine régulièrement.
Ainsi, ce grand réformateur de jadis a renoncé aux «nouvelletés» qui le divertissaient; il a renoncé même aux libertés de la verdissante renaissance, aux dérivations grecques et latines, à la recherche d'un ample vocabulaire. Il est classique.
Eh! bien, il a lui-même signalé les divers changements de son esthétique en ce quatrain des Stances:
L'infatigable feu, ce vieux pasteur étrange
(Ainsi que nous l'apprend un ouvrage immortel)
Se muait. Comme lui, plus qu'à mon tour, je change
En fait, ses changements ne sont pas une simple fantaisie, un jeu; mais il suivait spontanément une sorte d'impérieuse logique, celle qui mène à la tradition négligée et splendide un sincère et un véritable novateur. Si, au temps de l'École romane, nous le voyons chercher curieusement la tradition la plus ancienne, un peu plus tard, poète des Stances, il va, en pleine conscience de ses volontés, à la tradition la plus complète, disons encore la plus parfaite. Le chemin qu'il a fait est le meilleur et le plus intelligent.
On lui objectera que, de cette manière, il n'est pas beaucoup de son époque. Certes!... Mais aussi, la poésie n'était pas de son époque: et il l'a senti de telle sorte que, dans toute son œuvre, on n'aperçoit aucun effort d'actualité. Son œuvre est, bel et bien, réactionnaire, puisqu'il l'a dédiée et consacrée à la tradition française, en des jours où l'on méconnut, et voire détesta, cette tradition de nos lettres nationales.
C'est un grand exemple et c'est une leçon profitable que vint nous donner ce nourrisson des muses helléniques. Il ne la donna pas tout de go et il ne réalisa pas tout de suite son idéal. Nous avons assisté à ses tentatives; elles sont édifiantes: ses étapes sont justement celles par où passeront les plus loyaux et purs artistes d'un siècle qui n'est pas celui de l'art le plus sain, le plus beau ni le plus fier, d'un siècle qui n'est pas celui de l'art.
Les Stances sont graves et mélancoliques, hautaines, charmantes et comme voilées de deuil. Elles font une ample, solennelle et forte musique, pareille à celle du plain-chant, dépourvue des fades gentillesses auxquelles nos contemporains ont l'air de s'amuser davantage. Elles sont une plainte digne des muses qui ne sont plus jeunes, muses savantes, qui se réfugient dans leurs bosquets d'autrefois, loin des foules frivoles, et qui, sages, ayant à leur dam compris la vanité de chercher du nouveau parmi le tumulte des barbares, chantent selon le mode éprouvé, sur les lyres anciennes, le grand et l'immortel chagrin de leur exil.
Dans une lumière de printemps et telle qu'il n'y en a pas de plus jolie et claire aux bords heureux de l'Ilissos ou du Céphise, Jean Moréas fut conduit au cimetière. Ses amis et la troupe nombreuse de ses admirateurs allèrent le chercher à Saint-Mandé, dans la maison de santé où il est mort après des jours d'étrange et fière sérénité. Dans le jardin tout plein de soleil, en l'attendant, ses intimes racontaient comment, deux semaines durant, près de succomber, il s'entretenait avec eux, doucement, de sa perpétuelle et inlassable passion, la littérature. Il ne songeait qu'à elle, récitait des poèmes de Ronsard, de Malherbe et de lui; et il semblait un sage de la Grèce ancienne qui, sans résister contre le destin, ne rêve plus que d'embellir aussi les heures funèbres et de les enchanter.
Au cimetière, une fumée, soudain, s'éleva. Et nous nous récitions à nous-même les stances:
Je te ressemble un peu:
Ta vie est d'un instant, la mienne est consumée,
Mais nous sortons du feu.
L'homme, pour subsister, en recueillant la cendre,
Qu'il use ses genoux!
Sans plus nous soucier et sans jamais descendre,
Évanouissons-nous!
La légère fumée se dissipa dans la clarté d'un soleil digne de l'Attique lumineux.
ALBERT VANDAL
Son corps léger n'était animé que de la flamme spirituelle. Il réalisait ce miracle fragile d'une âme ardente qui se manifeste sous une débile apparence. Il était, ainsi qu'on l'a dit de Joubert, une âme qui a trouvé un corps et qui s'en arrange comme elle peut.
Si haut, si mince, et vif, et preste, avec sa jolie allure, sa grâce délicate, il avait quelque chose de volontaire et de rapide. Les gestes accompagnaient sa parole; et, souvent, ils étaient un peu en retard sur elle, parce que la pensée frémissante courait et que les muscles chétifs n'arrivaient point à la suivre. On sentait, à ce dédoublement de sa personne physique et morale, combien était grand et beau l'effort de l'âme, énergique sa domination, paradoxale sa victoire.
Il était très éloquent. Plus robuste, il devenait un orateur superbe. Il fut un orateur pathétique, un improvisateur ingénieux, qui trouvait de saisissantes formules et leur donnait l'accent de l'évidente vérité.
Son visage, maigre, émacié, souriait volontiers. Mais il était habituellement voilé d'une mélancolie que la gaieté de la causerie démentait. Et la mélancolie devait être, en lui, plus profonde qu'il ne l'avouait: on croit, maintenant, le deviner avec tristesse et l'on se prend à aimer, plus encore qu'on ne faisait, les précieuses minutes de son allégresse, qui était le triomphe de sa claire, de son héroïque spiritualité.
Ce fut son élégance, de vivre avec une fougue, un entrain merveilleux, sans permettre aux idées mornes de l'accabler.
Il a solidement construit son œuvre, avec de bons matériaux et avec l'art d'un grand architecte. Le travail en est délicat et puissant. Les lignes sont belles. Le monument a l'unité des édifices parfaits qu'ont dressés les nobles époques. Il se développe sur une ample surface; une idée le compose.
Les Voyages du marquis de Nointel, Une ambassade française en Orient sous Louis XV, Louis XV et Élisabeth de Russie, Napoléon et Alexandre Ier, autant d'épisodes de ce fait historique si important et riche de durables conséquences: le contact politique de la France et de l'Orient.
Il a toujours fallu que la France, menacée par la maison d'Autriche, par l'Allemagne et enfin par les diverses coalitions de l'Europe centrale, cherchât des alliances à l'est. Le plus beau royaume du monde avait à se méfier des jalousies qu'il excitait; parmi ses voisins, il ne trouvait pas une aide, mais une hostilité envieuse. Nos rois et leurs ministres inventèrent le seul stratagème possible et ils y recoururent de la façon la plus persistante: ce fut d'obtenir, à l'orient de nos rivaux, une diversion perpétuelle. Cette volonté gouverne, depuis des siècles, la diplomatie française. Ses meilleurs efforts dérivent de là; et c'est ce qu'Albert Vandal a montré avec une clarté admirable.
Comme François Ier, Louis XIV rechercha l'appui de la Turquie contre le Saint-Empire romain. Les Ottomans l'aidèrent à soutenir le choc de deux coalitions: ils se portèrent sur les derrières de l'Autriche, ravagèrent ses provinces et, même vaincus, tourmentèrent nos ennemis, divisèrent leur énergie efficace.
A la fin du grand règne, la Turquie entrait en décadence. Mais alors, la Russie se fortifiait: elle devait bientôt nous tenir lieu de Turquie.
Le gouvernement de Louis XIV ne s'en aperçut pas tout de suite. Il hésita, dans une alternative pressante, et ne sut pas si, avec la Suède, la Pologne et la Turquie, il ne s'opposerait pas au progrès de la puissance moscovite, ou bien s'il accepterait le progrès de cette puissance, le favoriserait et alors l'utiliserait. Pierre le Grand avait été animé, dit Saint-Simon, «d'une passion extrême de s'unir à nous». La France tergiversa. La veuve du tsar, Catherine Ire, déçue par nous, se rapprocha de l'Empire germanique. Mais sa fille, Élisabeth Pétrovna, revint au projet de Pierre le Grand. Elle y revint par le sentiment. Elle s'était éprise de Louis XV, sans le connaître, docile au prestige qu'avait, même de loin, ce type achevé de la beauté royale, grandeur et grâce, calme et majesté, le Bien-Aimé encore jeune. Elle était belle, de vive imagination, de cœur prompt. Peu s'en fallut que cette romanesque aventure n'accomplît, pour le bien des deux nations, l'alliance de la Russie et de la France. Mais Louis XV découragea la bonne volonté d'Élisabeth.
Après la mort de cette princesse et du Bien-Aimé, Vergennes en 1783 méditait une intervention de la France et de l'Angleterre pour soutenir la Turquie contre Catherine II. Mais ensuite, à la veille des États généraux, Louis XVI entamait avec la tsarine des négociations tendant à une alliance. La révolution de 1789 bouleversa, ainsi que tout le reste, ce travail diplomatique. Pareillement, la révolution de 1830 rompit l'accord que concluaient Charles X et le tsar Nicolas.
Entre ces deux révolutions, se place le règne de l'Empereur. La question russe domine l'histoire européenne, de 1807 à 1812, de Tilsitt à Moscou. «Si l'accord essayé à Tilsitt, écrit Albert Vandal, se fût consolidé et perpétué, il est probable que l'Angleterre eût succombé, que la France et l'Europe se fussent assises dans une forme nouvelle; la rupture avec la Russie ranima la coalition expirante, entraîna Napoléon à de mortelles entreprises et le perdit.»
Sous le second Empire, l'amitié des deux pays, orageuse d'abord, s'installa; et elle ne fut que plus solide, pour avoir tout de suite bien résisté.
La première difficulté se manifesta dès la première année du règne. Souverain plébiscitaire, Napoléon III serait-il reconnu par les cours de tradition? Nicolas Ier refusa de lui écrire «Monsieur mon frère»; et, à cette formule qui marque l'ancienne et quasi familiale union des rois séculaires, il substitua «Sire et bon ami». C'était une petite impertinence ou, du moins, une remarque un peu vive. Napoléon n'aima point cela; l'opinion s'émut, l'on parla de guerre. Mais, quand Napoléon reçut, de l'ambassadeur Kisselev, cette missive qui refusait d'être plus fraternelle, il fit bonne figure et maligne. Il dit: «Ses frères, on les subit, tandis qu'on choisit ses amis.» Et Kisselev, s'en retournant, annonça: «Décidément, c'est quelqu'un!...»
Puis arriva la guerre de Crimée. On l'a reprochée à l'Empereur. Albert Vandal, pour le venger des critiques injustes, a trouvé cette belle phrase: «Elle a rompu le deuil de nos drapeaux.» C'est une guerre qu'ont ennoblie de splendides faits d'armes; elle nous a valu de la gloire: aimons-la, soigneusement. Et puis, elle a, parmi toutes les guerres, un caractère singulier, presque drôle. Au lieu d'organiser entre la France et la Russie une rancune, elle les rapprocha, elle les anima de cordialité véritable. C'est la guerre de Crimée qui a été, pour les Français et les Russes, l'occasion paradoxale, périlleuse et très bonne, de faire connaissance et enfin de se lier.
Ensuite, l'ambassade de Morny à Saint-Pétersbourg eut le meilleur succès. Morny plut infiniment; on aima son esprit, sa grâce et le luxe élégant avec lequel il vivait. Il fut, parmi les diplomates, celui que le tsar appréciait le plus et il doit être signalé comme l'un des Français qui portèrent en Russie une aimable image de la France.
Cependant, la question polonaise fut, entre la politique française et la politique russe, un vif empêchement. Napoléon III, fidèle au principe des nationalités, était favorable à la Pologne; et, cela, c'était un point sur lequel la Russie n'admettait pas la controverse.
Ainsi allèrent, jusqu'à la fin de l'Empire, les relations de la France et du pays des tsars,—relations excellentes pendant la guerre et difficiles pendant la paix.
Et puis, tout s'arrangea, le mieux du monde.
Cette aventure, Albert Vandal la compare à celle d'un fil d'or qui circule dans le tissu d'une étoffe grossière: le fil se cache, reparaît et disparaît bientôt. Enfin, dégagé, ce fil d'or a cousu l'alliance définitive des deux pays qui ne s'accordent que mieux pour avoir mis un peu de temps à se connaître.
On le voit, l'alliance russe n'est pas une tradition continue de notre politique. Mais elle en est la nécessité. Cette nécessité, nos gouvernements l'ont sentie et l'ont éprouvée à maintes reprises. En y cédant, ils ont agi selon les intérêts profonds de ce pays; et, autrement, ils ont commis des fautes dont les effets se révélèrent assez vite et, aujourd'hui encore, n'ont pas fini de nuire.
Aussi Albert Vandal a-t-il préconisé, prophétisé l'alliance actuelle. Puis il l'a saluée comme la condition même de l'équilibre en Europe. Il en a indiqué la grandeur. Il a indiqué aussi les limites de son efficacité, de telle sorte que personne n'eût, ici ou là-bas, à se croire dupe. Conservatrice et défensive, l'alliance orientale refrène les ambitions perturbatrices; elle assure la pondération des forces; elle maintient: mais elle maintient tout, et jusqu'aux injustices du passé, pour en prévenir de plus graves.
Tel est, en résumé, l'ample et lucide regard que Vandal a jeté sur l'histoire d'Europe, en choisissant pour son point de vue la France. Et de ce résumé, même si bref, dérive une philosophie de l'histoire; il est facile d'en dégager les grandes lignes et les principaux caractères.
Premièrement, Albert Vandal croit à l'enchaînement des heures historiques, à l'évolution des phénomènes sociaux et aux nécessités de l'histoire. La diplomatie de la plus forte nation n'est pas libre. Un problème se pose à elle; et elle n'a point à choisir la solution qui lui agrée le mieux: la solution dépend de la donnée du problème. Au temps de Louis XIV, quand la suprématie française rayonnait, il fallait aller à la Russie; au temps de Napoléon, quand la volonté française, magnifique, semblait souveraine maîtresse et facilement capricieuse, il fallait encore aller à la Russie. Cette nécessité impérieuse dépendait de l'état des choses, auquel le conquérant lui-même ne peut rien. Et Vandal eût, je crois, appliqué aux réalités politiques cette formule scientifique de Bacon de Vérulam: on ne commande à la nature qu'en lui obéissant.
Mais il n'aboutit pas au déterminisme pur et simple. Son histoire n'est pas le récit d'une fatalité méticuleuse dont il n'y aurait qu'à signaler la déduction logique. Il croit aux accidents qui interviennent dans les séries normales, accidents heureux ou désastreux; et, par exemple, il constate l'inexplicable prodige du génie. S'il montre comment se développent les lois de l'histoire, il laisse aussi intervenir la déconcertante nouveauté de l'imprévu. Il faut bien qu'un historien de Napoléon tienne compte de la surprise que cet homme a été, dans le cours des siècles.
A la veille du 18 brumaire, Siéyès et le Conseil des Anciens songeaient à Joubert; mais Joubert livra la bataille de Novi, la perdit et fut tué. Ils songèrent aussi à Moreau; mais, alors, Bonaparte débarquait à Saint-Raphaël. Moreau dit à Siéyès:
—Voilà votre homme!... Il fera bien mieux que moi!...
C'est ainsi que Bonaparte fut chargé de faire le coup d'État. Que serait-il arrivé, si Joubert n'avait pas livré la bataille de Novi? ou bien si Moreau avait eu le loisir d'agir avant le débarquement de Saint-Raphaël?... On peut rêver là-dessus.
Bonaparte fut accueilli avec enthousiasme par des gens qui comptaient sur lui pour pacifier le pays et le monde. On lui offrit un banquet à Saint-Sulpice; on cria, de grand cœur: La paix! la paix!...
Et les destins tournèrent autrement.
Quand il arriva chez les Cinq-Cents, Bonaparte reçut force horions, même, il faillit se trouver mal. On criait: «Hors la loi!...» L'épée au poing, il sortit, criant, lui: «Aux armes!...»
Comme la garde semblait indécise, il demanda:
—Soldats, abandonnerez-vous votre général?...
Et il y eut quelques: «Non, non!...» Quelques-uns seulement. Alors, sur un avis qu'on lui donna, Bonaparte changea les mots de sa question:
—Soldats, suivrez-vous votre général?...
Les «oui, oui!...» furent unanimes.
Ces journées abondèrent en malentendus et en petites aventures que rien n'aidait à deviner. Ni le 18 ni le 19 brumaire, la suite de l'histoire n'était évidente ni clairement probable. Le hasard, durant ces formidables heures qui déterminaient obscurément tout l'avenir, le hasard triompha; ses caprices jouent parmi les détails du drame auguste et bizarre. Le hasard, ou bien l'apparence du hasard; ici, les métaphysiciens peuvent épiloguer. Mais le récit d'un historien donne un bon signe de réalité, quand il n'omet pas le hasard et ne se contente pas d'un arrangement déductif. L'histoire obéit peut-être à des lois; mais sa vérité profonde est complexe, nombreuse et variée, comme un produit des forces naturelles, lesquelles sont tout à la fois harmonie et fantaisie.
Précédemment, Albert Vandal posait la question de savoir ce qu'il fût advenu si, après Tilsitt, l'empereur avait décidément organisé son entente avec le tsar. La guerre de 1809, qui a été fatale à cette alliance, il se demande si Alexandre Ier n'aurait pu l'empêcher: «S'il eût, ainsi que Napoléon l'en conjurait à Erfurt, tenu à l'Autriche un langage sévère, peut-être eût-il arrêté cette puissance prête à pousser contre nous ses armes reconstituées.» A maintes reprises, interviennent, dans le récit d'Albert Vandal, de telles hypothèses. C'est donc qu'un élément de liberté se mêle aux nécessités de l'histoire et, à leurs implacables rigueurs, ajoute sa contingence?—Oui. Et, cet élément de liberté, le voici: l'initiative individuelle.
Comment unir ces deux principes, qui ont l'air si nettement contradictoires? Ils ne sont pas contradictoires. Et, quant à leur contrariété, elle se résout de cette manière. Les circonstances de temps et de lieu organisent l'ensemble des nécessités auxquelles les politiques auront à faire face. Mais l'événement ne découle par des seules nécessités: il est amené par la collaboration des nécessités circonstancielles et des politiques. Il dépend des politiques, de leur habileté ou de leur maladresse. Selon que les politiques auront, ou non, clairement aperçu l'opportunité de fait, ils agiront bien ou mal. Et leur acte aura des conséquences nécessaires: mais il leur appartenait d'agir de telle ou telle sorte.
Bref, ils sont libres et ils ne le sont pas. Bonaparte lui-même, «les circonstances et leur action ne l'amenèrent que progressivement à décider dans quel sens il orienterait la France».
Et, en somme, le principe de la liberté historique, c'est la possibilité des fautes que commettent les politiques. La solution juste dériverait logiquement des circonstances; les circonstances fournissent les prémisses: elle serait la conclusion nécessaire de ce syllogisme impérieux. La contingence vient de l'erreur innombrable.
Telle est, si je ne me trompe, la pensée profonde et mélancolique à laquelle était parvenu Albert Vandal. Son histoire en paraît tout imprégnée, comme d'une amertume étrange et douloureuse. Malgré la variété attrayante des épisodes, leur éclat divers, leur beauté pittoresque, malgré l'heureuse gaieté qui accompagne naturellement le juste exercice de l'intelligence la plus fine et ses réussites merveilleuses, malgré toute cette lumière, son histoire est triste et poignante, qui met au grand jour de l'esprit les annales humaines toutes chargées des fautes qu'on pouvait éviter et qui se prolongent à l'infini comme un châtiment désormais inévitable.
L'histoire, ainsi conçue et traitée, prend une sombre poésie. Elle acquiert aussi une gravité particulière, une efficacité magistrale. Comme elle désigne les fautes qui ont été commises, elle est un avertissement. Elle est un enseignement pathétique. Un mot revient souvent dans les livres d'Albert Vandal, le mot de «leçon». Il a écrit: «L'histoire manquerait à son but, si elle ne cherchait dans le passé des avis et des leçons.»
Cela, on l'avait déjà dit. Mais je ne crois pas que jamais on ait su le faire si précisément. Albert Vandal ne s'est pas contenté de présenter à son lecteur un édifiant tableau des âges révolus. Il a procédé en analyste et en critique. Il savait que, si les événements «se survivent en leurs conséquences», les «situations» ne réapparaissent en aucun temps pareilles à ce qu'elles furent: aussi demandait-il au passé des exemples, non des modèles. Mais les exemples suffisent. Alexandre de Russie et Napoléon, quand ils voulurent employer l'alliance à conquérir l'empire du monde, la détournèrent de son rôle. C'est ainsi qu'ils l'ont faussée. L'alliance, mieux employée et, si l'on peut dire, mieux administrée, doit assurer, non la conquête, l'indépendance du continent.
Cette vérité ressort, avec évidence, de l'étude des précédents exemples. Et c'est à cette vérité d'un usage pratique et urgent que nous mène, par le judicieux exposé des faits, l'auteur de Napoléon et Alexandre Ier.
Le livre n'est pas destiné à cette conclusion: il ne s'agit point ici d'un pamphlet ni d'une apologie. Et voilà, tout uniment, de l'histoire, mais riche de ses conclusions logiques et impératives.
Cette histoire, Vandal l'a écrite, il l'avait préparée, avec le patriotique désir de démêler, parmi les réalités anciennes, ce qui constitua la grandeur française, ce qui l'altéra, ce qui la reconstituerait.
Certains régimes lui ont semblé, mieux que d'autres, capables de développer l'influence extérieure de notre nation; mais il n'en a pas vu un seul qui portât en lui «un principe absolu de force et de durée». Ce qu'il a vu, c'est que chaque régime avait, pour être profitable au pays, besoin d'hommes prudents, avisés, informés des expériences précédemment faites. «C'est le désir d'établir, au profit exclusif de la France, ces fortifiantes leçons, c'est la pensée seule de la France, dégagée de toute autre préoccupation, qui doit nous inspirer et nous guider dans l'étude de toutes les parties de son histoire politique, de même que nos anciens hommes d'armes, pour marcher à l'ennemi et s'animer au combat, ne poussaient qu'un seul cri: France!»
A ces historiens ou, plutôt, à ces partisans qui ont d'autres idées en tête et qui, en affectant d'écrire l'histoire, organisent l'apologie d'un groupe de politiciens et la déchéance de leurs émules, à ces historiens de gauche, par exemple, ou d'extrême gauche qui abusent des faits en faveur des doctrines, il aurait volontiers lancé le cri que le maréchal de Luxembourg, prêt à charger, adressait à la maison du roi: «Messieurs, souvenez-vous de l'honneur de la France!»
Il était patriote avec ardeur, avec simplicité; il l'était en historien et attestait qu'on peut, en gardant son impartialité, préférer la France. Il en connaissait le passé. Il en examinait le présent avec angoisse.
La mélancolie qu'on apercevait sur son visage et qui est aussi dans son œuvre témoigne de ses sentiments. Mais il ne s'abandonnait pas au chagrin; et, comme il était énergique, il comptait sur les vaillants sursauts de volonté qui font la résistance des peuples autant que des individus. Cette volonté triomphante, ne la sentait-il pas en lui-même?
Cette idée de l'histoire qu'Albert Vandal a illustrée avec le plus loyal talent, c'est l'unité de son œuvre et c'en est la beauté.
Il avait, avec les Voyages de Nointel, l'Ambassade française en Orient sous Louis XV, Louis XV et Élisabeth de Russie, Napoléon et Alexandre Ier, achevé tout un cycle de démonstrations diplomatiques. Et il se mit à une autre tâche. Avec les deux volumes de l'Avènement de Bonaparte, il entreprenait un second cycle; et il appliquait à la politique intérieure de la France la même méthode qui lui avait servi à éclairer la politique extérieure de ce pays. Nous n'aurons, de ce nouvel effort, que le commencement. Il est superbe, à la fois minutieux et hardi. L'œuvre s'élançait et l'on en devinait la courbe, la portée. Ce qu'il en reste fait penser à ces premières arches des ponts inachevés ou détruits: le mouvement y est déjà marqué, l'architecture dessinée, la volonté visible.
Mais le maître de l'œuvre est mort. Pendent opera interrupta. L'œuvre interrompue montre que l'architecte fut grand.
FRÉMIET
Il avait quatre-vingt-six ans, lorsqu'il est mort. Mais il portait vaillamment, lestement ce siècle, ou peut s'en faut, de beau travail et de zèle opiniâtre. Emmitouflé, un gros foulard au cou, haut, svelte, rapide, il avait la jeune allure d'un homme qui n'a peur de rien, que du froid; et ce sculpteur de fauves semblait avoir pris dans la contemplation de ses robustes modèles, une habitude de force et de hardiesse. Son visage était étrange, original, amusant, avec une expression très marquée, des rides qui ne bougeaient pas beaucoup et qui donnaient à la physionomie une sorte d'immobilité fine et puissante.
On le voyait, le samedi, longer les quais de la Seine. L'hiver, il se fiait à sa pèlerine que ses longs bras agitaient; et il allait à l'Institut, fidèle aux séances de son académie, exact. Lorsque le Palais Mazarin fut inondé par la folle Seine, Frémiet prit une barque, voilà tout: il arriva, juste à l'heure, et s'étonna d'apprendre que plusieurs de ses collègues avaient redouté l'eau.
De caractère, il était à la fois doux et rude, prompt aux violences d'une volonté sûre d'elle-même, et tendre aussi, délicieux grand-père. D'ailleurs, ces contrastes ne le rendaient pas capricieux; les diversités de son humeur se classaient à merveille: il y avait de l'ordre dans sa tête et dans son cœur.
Ce qu'il eut de plus singulier, ce fut l'imagination, toujours occupée de lions, d'ours, de gazelles, de gorilles, d'éléphants, de dromadaires et, avec cela, plaisante, volontiers picaresque: ce mélange est bien de lui.
Parisien, Emmanuel Frémiet était le neveu et fut l'élève de Rude.
Pour ses commencements, il eut à lutter. Il le fit bravement. D'abord, il accepta d'être employé à la clinique de l'École de médecine, pour le moulage des pièces anatomiques du musée Orfila. Cette pénible besogne ne le rebuta point: il sut la transformer en un bel apprentissage de son métier. Il connut les muscles, il les toucha, les mania; il étudia leur maladie et leur santé, leur jeu, leur énergie. Plus tard, quand il put se consacrer au seul travail de ses grandes statues, on en remarqua la justesse anatomique, la savante exactitude.
En même temps, il s'était épris de ce superbe élément d'art, la force que les muscles manifestent, la force elle-même, et non pour ses destinations variées, gracieuses, ingénieuses ou pathétiques, mais pour elle-même, pour l'unique beauté de son éploiement.
Et l'on dirait aussi qu'alors les muscles humains lui parurent médiocres, petits et pauvres. Les animaux sont mieux pourvus. Il dédaigna cette chétive humanité qui, dans les premières forêts, n'a pu se tirer d'affaire que par ses ruses.
Les ruses et enfin les ressources de l'industrieux esprit n'intéressent pas le sculpteur. Tout cela, cette subtile manigance, ne fait pas de beaux gestes qu'on veuille fixer dans le bronze ou le marbre. Les beaux gestes sont de qualité animale; les hommes les souillent d'intelligence.
Il y a, claire ou implicite, dans l'art de l'animalier, une philosophie dont Lucrèce a formulé les principes au cinquième livre de son poème. C'est une doctrine de la suprématie des bêtes. D'ailleurs, elle attriste Lucrèce; l'animalier l'adopte résolument, et même avec une sorte de satisfaction. Ah! que les hommes sont petits et misérables! Voyez ce lionceau et voyez cet enfant. Le lionceau n'a pas besoin de hochets; il ne réclame pas le tendre et perpétuel babillage d'une bonne nourrice: mais l'enfant ne fait que pleurer. Le lion n'a pas besoin d'armes ni de murailles. Et la terre, libérale, lui fournit ce qu'il souhaite.
L'on en vient à dénigrer l'homme ou à le plaindre avec un peu de mépris. L'on n'est pas spiritualiste.
Accordons-le, il y a aussi des animaliers qui ne possèdent pas cette philosophie; certains n'en possèdent aucune. Pour s'en apercevoir, il suffit de regarder les œuvres auxquelles fut consacré leur labeur. Ils peignent ou sculptent des animaux, avec une insignifiante habileté, ou maladroitement.
Mais j'attribue à Frémiet une philosophie.
Même s'il ne l'a pas réduite, quant à lui, sous la forme d'un système,—et, cela, qu'importe?—du moins son talent de sculpteur en est-il animé.
Chacun de ses ours, de ses éléphants, de ses lions est un triomphe de valeureuse musculature; la gazelle aussi, avec ses jambes si frêles que sa légèreté seule réalise le charmant paradoxe de courir sur l'appui d'une telle fragilité. Frémiet calculait délicatement les justes proportions de ces bêtes si bien réussies, et qui emploient sans cesse toute leur véhémence, et à qui rien ne manque pour qu'on les voie dans leur plénitude efficace. Il a aimé le ressort tendu de leurs membres; il a aimé le divertissant équilibre de leur masse et de leur solidité, de leur puissance et de leur entreprise, de leur résistance et de leur férocité; il a aimé leur brutalité magnifique et leur instinctive circonspection.
C'est ainsi que les bêtes sont belles, à l'état de forces naturelles, dont la lutte est quasi mathématique, s'il n'intervient pas d'éléments étrangers qui la faussent. Le combat de deux fauves a quelque analogie avec le double effort d'une voûte et d'un arc-boutant. Si la pesée de la voûte et la résistance de l'arc-boutant sont égales, le combat durera; si l'arc-boutant fut pauvrement bâti, la voûte l'écrasera comme le sanglier vient à bout du chien, comme le lion détruit la panthère.
Les éléments étrangers qui interviendraient dans ces formidables duels, comparons-les aux tendons de fer que les architectes modernes mêlent déplorablement aux grandes combinaisons de la pierre dressée et construite; l'architecture en est toute faussée.
Eh! bien, dans l'admirable guerre des muscles, si juste,—non de justice, mais de justesse,—quel est cet élément de désordre? Donnons-lui son véritable nom: c'est l'esprit.
Il ne se voit pas: il agit sournoisement, il détraque les équilibres manifestes. Et le sculpteur le déteste, le sculpteur qui réalise les forces évidentes.
Alors, il organise le triomphe des muscles. Frémiet l'a, mieux que jamais, glorifié dans le Gorille enlevant une femme. C'est une œuvre terrible et farouche, d'une grandeur sauvage. Elle évite d'être odieuse au regard, grâce à l'idée qu'elle figure et qui est précisément celle que j'indiquais. Elle reste tragique. D'ailleurs, il y aurait, dans cet accablement de l'esprit, dans cette victoire furieuse que remporte sur l'esprit l'ardeur physique, il y aurait là toutes les données de conclusions pessimistes. Le poète s'en attristerait ou, simplement, le philosophe spiritualiste. Le sculpteur, non; le sculpteur des muscles applaudit au violent succès de son modèle. Et il compose avec de tels épisodes une ample épopée de la belle animalité triomphante.
On l'a remarqué, on l'a regretté quelquefois, Frémiet ajoute volontiers aux rudes aventures de ses fauves quelques détails plaisants, drôles et, en pareille occurrence, imprévus. Ce badinage divertit l'attention du spectateur et nuit au drame; l'angoisse diminue: l'on est distrait, l'on va rire, quand on aurait subi seulement l'horreur des splendides carnages.
Frémiet, sans doute, le savait bien. Mais cet étrange badinage, qu'on peut blâmer, a une signification précise dans son œuvre. C'est l'esprit qui badine, tandis que les muscles travaillent. Et, tandis qu'on admire les muscles, l'esprit n'est, lui, que risible, voire ridicule, en tout cas absurde. Le sculpteur des muscles l'a dénigré. Même, il a mis, à ce dénigrement, de la malveillance. Plus la grimace des singes semble sotte auprès de la fureur des grands fauves, mieux est marquée la royauté de ces légitimes despotes.
Il y a, si je ne me trompe, une poésie, une beauté particulière, dans cette philosophie de la nature qu'illustra d'œuvres significatives Frémiet, sculpteur des valables brutalités.
S'il a réussi moins heureusement la petite Jeanne d'Arc de la place des Pyramides, enfant menue qui monte un gros cheval campagnard, c'est que là le sujet allait à l'inverse de sa philosophie constante: on devait voir l'esprit qui triomphe de la matière, l'esprit qui supplée aux muscles et qui domine sur la force, l'invisible esprit qui devient une suprématie.
Mais, en telle autre statue équestre, le Connétable par exemple, Frémiet trouva, inventa peut-être l'occasion de traiter son thème favori, lorsqu'il donna un air comique, une physionomie qui prête à rire, au capitaine d'armées, à ce symbole de l'énergie qui n'a que faire de l'esprit et que l'esprit diminuerait.
Tel m'apparaît, en somme, l'art de ce sculpteur puissant et narquois, réaliste et romantique, obstiné à son idée, patient à l'orner d'images nombreuses et qui eût abouti, probablement, à la tristesse d'un Lucrèce, si le sarcasme n'était pas un plaisir et la sculpture une joie.
ALBERT SAMAIN
On ne le voyait jamais. Sa courte existence n'a pas fait de bruit.
Et sa jeunesse la voici. A quatorze ans, il quitta le lycée pour entrer, comme saute-ruisseau, dans une banque. Puis on le mit dans le courtage des sucres, où il vécut très malheureux pendant plusieurs années, travaillant du matin au soir et, le dimanche, jusqu'à deux heures. Ensuite, il entra dans l'administration. Cependant, il lisait et songeait.
C'est lui-même qui l'a conté, dans une lettre. Et il ajoutait: «Heureusement, la petite bête avait la vie dure, il faut croire!»
Un instant, la gloire l'effleura; mais il avait le mépris, la haine et la peur du vacarme que fait la renommée: la poésie était, pour lui, une joie secrète et confidentielle.
Et puis, un jour, à quarante ans, il est mort.
Son premier volume, Au jardin de l'Infante, parut en 1893. Samain publia ensuite quelques vers dans des revues; plus tard, un petit recueil de courts poèmes, quelques contes en prose: c'est tout. Son œuvre n'est pas abondante. Elle a un charme aigu, pénétrant et comme un parfum délicieux, qui entête.
C'est une poésie de solitaire, la rêverie d'une pensée qui ne s'épanche pas au dehors et qui, retirée en elle-même, y devient plus ardente et douloureuse.
Aucun poète ne fut plus effaré de la foule, plus craintif de la vie. S'il consent à en écouter, mais de très loin, le vain tumulte, ce n'est que pour en prendre davantage l'horreur et se sentir plus seul dans l'intimité de sa méditation. Toute exubérance l'offensait, toute révélation de lui l'inquiétait. Il ne voulait que respirer à l'écart, comme un trésor clandestin, «le lys de solitude». Attentif à son âme, il en épiait les mouvements divers, les désirs vagues, les mélancolies; et il se faisait un jeu cruel d'en noter avec précision les inguérissables souffrances. L'idée de la fatalité le menait à se résigner, l'empêchait au moins de se manifester en cris de désespoir. Il était «doux en ses sanglots».
Une fois, il écrit à un jeune homme; et il lui signale comme le premier devoir de «se retrouver» sous l'amas de tout ce qu'apportent lectures, entretiens, bavardages. Il faut tirer le triple verrou de sa porte, s'enfermer dans sa chambre, se demander ce qu'on aime et ce qu'on n'aime pas, se répondre avec loyauté; il faut avoir tout le courage, faire tous les sacrifices; il faut tâcher de démêler «sa pauvre petite personnalité, exténuée mais vivante tout de même». «Elle est forcément timide, presque honteuse de se voir toute nue, et elle se semble indigente. Qu'importe? C'est elle seule qui est la vérité. Elle tient dans sa main la petite lampe merveilleuse qui seule met dans une œuvre des points lumineux.» Il faut «être naturel, exprimer sa nature humblement et se résigner; on n'en a qu'une».
Seul avec lui, Samain prenait de l'audace. Il rêvait de musiques frissonnantes, de parfums forts qui eussent exalté son extase. A la torpeur fatigante de son imagination succédaient de frémissants désirs, vibrants comme «des sons d'archets». Une sorte de nostalgie lui venait, un souhait de sentir de plus fines impressions le frôler, d'arriver aux extrêmes confins de la pensée en mal d'elle-même, jusqu'à l'exquis enchantement, jusqu'à «ne plus savoir ce que la vie est devenue». Songe d'amour, songe de tendresse caressante et de confiante intimité, d'adorable communion dans la tranquillité des soirs, de douce paix à l'heure où il serait doux de rentrer ensemble; songe de luxure aussi, que traversent, comme de chauds éclairs, les images de sensualité, enlacement des bras, belles étreintes, baisers des bouches. Songe d'amour et rêve de la mort!... Puis, comme lasse, l'âme retombe à sa tristesse et, calmée, entrevoit avec exactitude le réel. Douloureux chemin de la clairvoyance!... Elle aperçoit alors, cette âme, la vanité de son enthousiasme; elle insulte l'amour, dont la chimère l'a déçue, et, revenue enfin de la dernière folie qu'est la colère, de la dernière illusion qu'est le désespoir, elle s'abandonne à son malheur sans surprise, elle s'enferme dans le sûr refuge de sa fantaisie.
A noter de tels états de conscience, infiniment subtils et complexes, Albert Samain dépensait l'art le plus délicat, le plus méticuleux et, en outre, classique. Il fut toujours docile aux règles de la métrique ancienne; et, s'il rechercha les sentiments rares, il ne voulut employer à les rendre que les moyens habituels. Les innovations prosodiques qu'on hasardait autour de lui ne l'ont pas détourné des méthodes parnassiennes. Il écrit généralement en alexandrins réguliers, soigne ses rimes; et, s'il déplace quelquefois la césure, c'est avec précaution. Ou bien, combinant le grand vers avec des mètres plus légers, il compose des strophes ingénieuses. Jamais, dans ses recherches de rythmes nouveaux, il n'aboutit au vers libre.
Il semble qu'il ait parfois senti la gêne d'une forme si impérieuse. Or, il aimait, dit-il, l'indécis et le vague, l'incertaine rêverie qui ne se fixe pas avec dureté mais qui flotte et va se perdre dans l'air léger, les visions que ne limitent pas des contours nets. Comment concilier cette poésie de pénombre et de mystère avec l'usage de ces parnassiens qui cherchaient l'éclat, l'évidence? Plus d'une fois, le poète du Jardin de l'Infante croit deviner qu'il faudrait à son rêve, «jaloux de ne se définir», l'accompagnement d'une musique; à «son cœur infini, son cœur misérable», le bercement d'une merveilleuse harmonie. Il souhaite alors des vers singuliers, des vers «doux, mourant comme des roses».
Mais, fidèle ainsi que Verlaine aux règles du Parnasse, il sut pourtant donner à ses vers un son de mélancolie contemplative qu'on n'entend pas ailleurs.
S'il refusa de recourir au vers libre comme à une forme de poésie plus souple et plus diversement expressive, une autre invention d'alors eut pour lui de l'attrait, le symbolisme. Il est vrai que le plus grand nombre de ses poèmes sont écrits en «style direct», si l'on peut dire. Mais souvent, désespérant peut-être de décrire avec exactitude, d'analyser avec rigueur ses sentiments et ses idées, il se contente de les évoquer par l'allusion d'une image.
Le titre même de son livre, Au jardin de l'Infante, est une allégorie qu'il développe et qu'il explique dans le premier poème. Ailleurs, l'allégorie n'est plus commentée et, pour ainsi dire, traduite; mais elle reste à l'état de symbole. Alors, l'image n'est plus un ornement, mais un moyen d'expression. Conscient des concordances qui unissent les choses entre elles et des liens qu'aperçoit la pensée entre les détails divers du monde physique et les éléments du monde moral, le poète recourt à ces analogies.
Mais il est rare que Samain se fie à ce stratagème. Les nouveautés lui faisaient peur et, timide, il préférait de plus simples esthétiques.
Après la poésie intime, élégiaque du Jardin de l'Infante, il parut demander le repos à une poésie plus impersonnelle, objective. C'est le second degré de l'art, quand l'âme n'est plus contente de parler d'elle, même en un langage qui lui donne le change. Elle se met à parler d'autre chose: c'est le dernier renoncement.
Les plus parfaits poèmes qu'eût écrits Samain jusqu'alors étaient des sortes de «fêtes galantes», petits tableaux à la Lancret, d'un sentiment délicat, d'une couleur fine. C'est l'antiquité, qu'on trouve dans son deuxième recueil, Aux flancs du vase, l'antiquité de l'Anthologie, celle aussi de Chénier, gracieuses idylles, scènes champêtres, bergeries. Voici le cortège d'Amphitrite qui se déroule sous la pureté du ciel; et Pamyre qui danse avec l'accompagnement de la flûte: son voile s'élargit, se gonfle, se creuse, se déploie, tourbillonne et puis colle à son corps charmant et la révèle; et la petite Chloris qui, près de l'étang, prend une grenouille et bientôt s'effraie de sentir sous ses doigts battre le cœur de la bestiole; et Xanthis, qui se baigne et voit soudain surgir le Faune; et l'enfant Palémon, qui lutte contre un bouc pour le faire rentrer à l'étable; Amymone, qui caresse entre ses seins une tourterelle; Rhodante, qui s'étire dans la langueur du soleil chaud; Axilis, le pâtre, qui, dans le doux paysage d'aurore, auprès du ruisseau, tressaille du frisson du monde; et Nyza, qui, le soir, chante d'une voix si pure des rondes d'anciens jours. Ailleurs, c'est le travail des labours, des vendanges, la saine activité dans la nature bienveillante. Aux prés, les bergers mènent leurs troupeaux paître; aux champs, la moisson s'accomplit. Sur le seuil des chaumières, apparaît le bonheur bucolique; près des rives ombragées, les amants récitent l'éternel dialogue.
Ces petites scènes sont peintes, comme par Douris, Euphronios ou Brygos, aux flancs du vase. Et, dans le vase, il y a la cendre du passé, tiède encore.
Quelques poèmes que Samain publia ensuite, ici ou là, sont d'un autre caractère. Son Nocturne provincial a un peu la grâce falote et la fantaisie étrange de Laforgue, avec plus de justesse dans le vocabulaire, plus de sûreté dans la syntaxe. Le grand poème de la Peau de bête est d'une puissance farouche, d'une sinistre grandeur. On ne peut deviner ce qu'allait devenir ce poète de quarante ans.
Il laissa enfin trois petits contes en prose.
Le caractère de son talent n'est pas celui d'un romancier: il était trop jaloux de se tenir à l'écart et de se réfugier dans son rêve pour acquérir les bien faciles qualités de nos observateurs.
L'histoire de Divine Bontemps, bien qu'on la sente vraie et qu'elle soit extrêmement touchante, est, en somme, une délicate analyse de moraliste interprétée au moyen d'une fiction. Divine Bontemps était une petite fille qui avait une singulière énergie de tendresse; mais elle regardait l'aveu de ses sentiments comme un péché. Elle était venue au monde «avec la honte de son cœur»; et sa pudeur morale avait tous les raffinements douloureux de la pudeur physique: qu'on devinât l'émoi qui la troublait, et elle éprouvait «l'intolérable malaise de la nudité». Sa vie fut désolante, jusqu'à ce qu'elle désirât d'en être délivrée; seulement, «elle n'osait pas demander à Dieu de mourir».
Xanthis était, dans une vitrine Louis XV, une petite statuette de Tanagra fort plaisante qui, la nuit, dansait comme naguère sous le péristyle du temple d'Artémis. Elle tourna la tête d'un vieux marquis en porcelaine de Saxe, dont elle apprécia la distinction parfaite. Puis elle s'amouracha d'un musicien en biscuit, lequel lui donna l'amour éperdument exquis. Un faune robuste, en bronze, l'enivra de chaude passion. Elle goûta ainsi toutes les sortes de la tendresse. Mais, un beau soir, une idée perverse la prit d'aller se mettre sur les genoux d'un hideux magot chinois qui d'abord l'avait effrayée par sa grimace. Le Faune l'aperçut, se fâcha, la brisa. Et la destinée de Xanthis de Tanagra symbolise «la vanité des amours passagères et la mélancolie des fragiles destinées».
J'aime surtout l'histoire d'Hyalis, le petit faune aux yeux bleus, né d'un ægypan très gaillard et d'une mortelle frivole, dans les bois de Mycalèse. De sa double origine il tenait une double nature. Il se désabusa des faciles caresses des nymphes. Il fut amoureux du Nyza, fille de Glaucos, pour l'avoir vue, près d'une vasque de marbre, jeter du pain à ses colombes. Il mourut de cet amour, parce que la blanche Nyza n'eut pour lui que du mépris. Le vieux porcher du fermier Lycophron, sage entre les sages, l'avait averti: «Hyalis, la première loi du monde est la conformité des êtres à leur destinée; l'âme qui regarde par tes yeux n'est pas celle d'un faune et je crains qu'il ne t'en arrive malheur!...»
Albert Samain s'était retiré dans «l'île d'émail» de sa fantaisie, loin des contacts de la réalité, blessé par la vie, comme cette Galswinthe que les barbares offensaient,—«blanche morte étendue au plus doux de mon cœur,—vase mélancolique, ô Galswinthe, ma sœur...»
ÉDOUARD ROD
Il était grand, un peu voûté, vêtu avec une extrême simplicité, et d'apparence noire, mélancolique, austère, presque sévère si l'on n'avait pas su comme il était gentil et doux. Les personnes qui ont connu Émile Zola disent que, pour le visage, Édouard Rod lui ressemblait. J'ai peine à le croire; et, même si les traits avaient quelque analogie, la physionomie n'était certainement pas la même:—ou bien alors, que serait-ce donc que la physionomie?...
Le visage d'Édouard Rod ne souriait pas facilement. Il était d'habitude grave. Quand on le rencontrait et quand on se mettait à causer avec lui, on avait l'impression qu'il fallait quelque temps avant qu'on l'eût appelé hors de son rêve continuel. Cela fait, il ne demandait pas mieux que de rire et il y apportait toute sa complaisance aimable. Même, il avait, en ces moments-là, volontiers une sorte de gaminerie, justement celle des consciences irréprochables et qui ont du loisir.
Je l'ai vu, pendant des années, constamment; et, pas une fois, je ne l'ai entendu plaisanter d'une façon qui pût être offensante ou seulement un peu pénible soit pour une personne, soit pour une idée. Il était bon; cela le dispensait d'avoir, comme on dit, de l'esprit. Et, pas une fois, je ne l'ai vu prêter la moindre attention à ces manigances dont plusieurs hommes de lettres composent leur existence littéraire. Il était ainsi naturellement; il vivait à l'écart de tout ce qui n'est pas la pensée, le rêve ou le sentiment.
Que son arrivée était amicale!... Il était content de vous voir: autrement, serait-il venu, lui ce sauvage, ce grand amoureux de la solitude et qui n'aurait eu besoin de personne au monde?... La méditation lui suffisait; et, s'il sortait de la bonne retraite qu'elle lui faisait, c'est que l'amitié l'y engageait, l'amitié qu'il aimait autant que l'idéologie.
Quand il était enfermé dans son cabinet de travail, on eût dit que rien ne l'en tirerait. Et, quand on causait avec lui, on eût dit que rien ne le séparerait de vous. Il se partageait ainsi, passionnément et avec une aménité naturelle, entre le labeur de son métier et les camarades de son intelligence.
Les souvenirs iraient leur train, si l'on voulait s'abandonner à eux...
Il était né, en 1857, à Nyon près de Genève. Et il aimait infiniment sa patrie, à cause de la neige et des cimes, à cause de la beauté d'une nature qui semble toute préparée pour les plus poétiques paraboles de la spiritualité; il l'aimait aussi comme sa patrie, en toute simplicité de cœur et de mémoire. Certes, il aimait la France, qu'il avait choisie pour son pays d'élection; mais, quand on lui offrit de renoncer à sa terre natale pour entrer à l'Académie, il ne put s'y résoudre.
Il était le compatriote de Jean-Jacques Rousseau et du subtil Amiel. Et il appartenait à cette lignée d'idéologues magnifiques et aventureux.
Pendant sept ans, il fut professeur à l'Université de Genève; et, s'il quitta l'enseignement, c'est afin d'enseigner encore. Toute sa vie, il garda le scrupule de qui a des doctrines à répandre. Cela se marquait par le soin qu'il mettait à distinguer de ses prédilections ses véritables certitudes. La qualité de son âme était évidente là.
Il savait l'extraordinaire puissance de propagation, et comme de contamination, qu'ont les idées: il la redoutait. Les batailles que se livrèrent en lui cette inquiétude et cet amour rendirent noble et pathétique sa vie intellectuelle.
Au milieu du chemin, l'un de ses romans, et non le plus beau, mais l'un des plus émouvants, en témoigne. Rod y étudie la question de la responsabilité qu'assume l'écrivain. Cet écrivain: quelque dramaturge à la mode, plein de gloire et qui premièrement n'est pas très effrayé des sophismes qu'il éparpille. Une jeune femme se tue; et l'on trouve, près du cadavre, les œuvres du dramaturge. Elle était férue de cette littérature troublante; cette littérature lui a tourné la tête. Alors, le dramaturge se sent responsable de cette mort. Ce n'est point un cas particulier que présentait Rod; et la jeune femme que des livres ont tuée, il la donnait comme le symbole de toutes les âmes en qui des poèmes, des comédies ou des romans ont tué quelque chose. Son dramaturge est ici l'homme de lettres qui a pris conscience de ce que les idées les plus séduisantes qu'on lance par le monde avec étourderie ont de périlleux, de mortel. Et il a voulu que cet homme de lettres fût, sans le vouloir, sans le savoir, une sorte d'assassin malheureux, pour qu'on vît le danger ridicule et formidable des mots.
Certains critiques ont regretté que son œuvre eût quelque chose de difficile et de tendu. L'écrivain qui songe à ses amples responsabilités n'a point les grâces badines de tel autre.
Édouard Rod vint à Paris, pour y demeurer, vers 1890. A cette époque-là, les circonstances le réclamaient.
D'abord, quand il avait commencé d'écrire, on put le considérer comme un réaliste. Il accepta même quelques-uns des procédés de l'école. Puis les procédés s'en allèrent, évidemment. Mais Rod resta un réaliste, à bien prendre ce mot: il avait besoin, ce rêveur, de l'appui qui prête la réalité.
Du reste, son réalisme se transforma bientôt; ou, plus exactement, il s'épanouit.
Un continuel souci moral s'y manifesta. Et ce ne fut pas une intrusion. Car Rod ne crut jamais que fussent étrangères l'une à l'autre l'éthique et la réalité. En d'autres termes, il crut passionnément que les idées morales étaient aussi concrètes que les faits de l'expérience, et qu'enfin la réalité contenait virtuellement les doctrines. Et il interrogeait la réalité, pour que les doctrines y apparussent.
Peut-être s'est-il trompé là-dessus; mais il garda de tout son cœur cette confiance. Si les doctrines, nées de son rêve, se posaient sur la réalité, il ne sut pas que la réalité n'y était pour rien; ou il ne voulut pas le croire. L'illusion était digne de lui.
Ses premiers romans sont la description de ce qu'il observait avec de bons yeux attentifs. En même temps, il écrivait de subtils et profonds essais de critique, de psychologie et de philosophie. Sa pensée suivait deux courants parallèles. Et puis les deux courants se joignirent heureusement: et l'on eut alors la somme harmonieuse de sa double étude.
La Vie privée et la Seconde vie de Michel Teissier, au confluent de son double effort intellectuel, furent en leur temps les livres que l'inquiète jeunesse lut comme un évangile nouveau ou renouvelé. Ces années-là, Rod apparut comme l'un des directeurs de conscience que souhaitait une époque alarmée.
Et Rod en était effaré. Je me le rappelle entouré d'hommages, fort triste et soucieux. Tandis qu'on le complimentait avec des paroles quasi religieuses, il ne désirait que de s'écarter et d'aller ailleurs songer encore: il se demandait si son évangile était bon, décidément, lorsque divers éloges lui donnaient à penser qu'on l'entendait tout de travers. Il y avait en lui de l'apôtre; mais, cet apôtre, maints scrupules le martyrisaient.
L'époque eut, assez rapidement, d'autres caprices: on la vit tourner ailleurs sa frivolité. Mais on ne vit pas Rod se déprendre de ses tourments; je crois qu'il fut assez content, et comme délivré, de n'avoir plus charge d'âmes: et il continua d'interroger avec angoisse la réalité pleine d'idées.
Toutes les questions que pose l'heure présente, il les a posées dans ses romans, qui ne sont pas des romans à thèses, non, mais des romans à idées. Ces questions, il ne prétendait pas les résoudre; mais il en indiquait au moins les différentes solutions morales. Et il laissait à chacun de choisir.
Car il était, et ardemment, individualiste. Il l'était assez pour n'entreprendre point sur l'individualité de personne. Et, moraliste, il évita ainsi d'être un dogmatiste imprudent. Pour cela, il était aussi l'indulgence même, pourvu qu'on eût choisi entre des solutions de qualité morale. Il préférait certaines idées; mais il les aimait toutes: seule lui échappait et l'eût choqué la futilité.
Il a écrit: «Le dernier mot de la sagesse est un précepte négatif: il ne faut jamais penser à soi. C'est tout le secret de la vie.» Cette moralité de Mademoiselle Annette pourrait bien être la suprême conclusion à laquelle fût, en fin de compte, arrivé ce grand coureur d'idéologies. Mlle Annette vit «comme si elle n'existait que pour servir au bonheur du prochain». Premièrement, elle était fiancée; soudain son père fit faillite: et alors le fiancé se retira, comme il était venu. La pauvre fille reçut cet avertissement de la destinée et comprit qu'elle ne devait pas s'occuper d'une personne si peu chanceuse: elle. Et elle ne s'avisa plus de compter sur aucune aubaine en ce monde; mais, renonçant à elle-même, elle travailla pour les autres. Elle «réparait les injustices du sort, raccommodait les destinées en mauvais état, neutralisait les dégâts que font la sottise et la méchanceté»; elle devint, pour son entourage, une sorte de quotidienne et familière providence, pleine de douceur et de bonté.
Le secret de la vie est de ne jamais penser à soi,—précepte sublime et qui enferme une contradiction poignante: s'il nous faut renoncer à nous, c'est que l'individualité humaine ne constitue pas un tout réel et suffisant; mais alors nous allons cependant veiller à d'autres individualités, et les favoriser, et les traiter comme si chacune d'elles constituait à nos yeux un tout réel et suffisant. Nous sacrifierons un égoïsme, le nôtre, à divers égoïsmes, les égoïsmes d'autrui, parce que si les autres égoïsmes refusaient notre bienfait, abandonnaient eux aussi la joie que nous leur passons, la joie, de proche en proche, s'en irait jusqu'à se perdre. Il n'en resterait absolument rien, si la joie ne s'arrêtait nulle part. Il ne resterait, à la fin de ce grand gaspillage, nul résultat: il resterait seulement la pratique multipliée d'une vertu. Le moraliste désespéré ne demande pas davantage.
Enveloppé dans son large manteau à pèlerine, un chapeau mou sur la tête, Rod avait l'air d'un prêtre. Et il était de pensée religieuse.
Quand on lui disait qu'il cédait à une ferveur mystique en bâtissant ses beaux systèmes, il objectait:
—Mais non, je pars de la réalité!...
Il la voyait plus pensive peut-être qu'elle ne l'est. C'était sa confiance; et enfin, si ce fut son illusion, il n'en est pas de plus noble.
Durant les deux dernières années de sa vie, Édouard Rod parut, de jour en jour, plus triste. Il avait senti «l'ombre s'étendre sur la montagne». Pourtant, je ne crois pas qu'il ait deviné sa mort prochaine... Mais, à vrai dire, qu'en sait-on? Il parlait peu de lui.
Et il est mort au pays du soleil et de la gaieté, cet ami du silence et des grands paysages où les nuages passent, chassés par le vent comme des kyrielles d'idées, cet ami de la solitude mélancolique. Il est entré dans le définitif silence et dans le repos que ne trouvait point ici-bas son âme tourmentée.
JEAN LAHOR
Henry Cazalis, pour entrer en littérature, se souvint de Lahore, capitale du Pendjab, fière du palais de Djihanghir, de ses bazars et de sa mosquée des Perles; il se souvint de Lahore qu'il ne connaissait pas, ville lointaine dont le nom seul suffisait à lui enchanter l'imagination. Et il devint Jean Lahor, pour attester que le songe de l'Inde le consolait des tristesses occidentales et qu'il admirait Leconte de Lisle.
Tout de même, il resta médecin. Et, comme s'il avait, ainsi que le jeune Bouddha, reçu l'avertissement des trois rencontres, attentif à la vieillesse, à la maladie, à la mort, il n'omit pas de soigner avec cœur et science la pauvre humanité.
Il a publié l'Illusion, qui est un recueil parnassien, et l'Alimentation à bon marché, saine et rationnelle, qui est l'ouvrage d'un savant et d'un sociologue. Le double principe de sa destinée est marqué par le contraste de ces titres.
Dans sa jeunesse, il a été l'ami de ce groupe de peintres, de musiciens qui s'était constitué autour d'Henri Regnault et de Georges Clairin. Ses premiers vers sont à peu près contemporains du beau temps de l'école parnassienne. Et puis les questions pratiques l'ont requis et il s'est consacré à elles avec autant de zèle qu'il en avait mis, naguère, au service de la pure beauté. C'est l'originalité de son personnage et c'est le caractère de son rêve, qui ont produit de la littérature hautaine et de la philanthropie.
Poète, il apparaît comme un élève de Leconte de Lisle, mais comme un élève qui, tout en subissant la discipline du maître, garde intacte son individualité. En lisant l'Illusion, on se dit que ce recueil, si Leconte de Lisle n'eût point écrit, marquerait une des grandes dates de la poésie du dix-neuvième siècle; on se dit aussi que, sans Leconte de Lisle, on ne l'aurait peut-être pas eu. Tel qu'il est, il a son charme et il mérite l'admiration.
Jean Lahor a pénétré beaucoup plus avant que son maître dans la philosophie de l'Inde. Il ne l'a pas seulement appréciée comme un prétexte à de splendides et pathétiques poèmes: il l'a, pour ainsi dire, adoptée. Il en a nourri sa pensée, et non pas seulement son art.
Cependant, c'est Leconte de Lisle qui avait, aux yeux des passants, l'air d'un bouddhiste véritable. Ma jeunesse le vit, dans le quartier de l'Odéon, magnifique et morne; il se promenait avec l'allure lente de qui connaît l'inanité de la durée. Et il portait un monocle, sans doute; mais il ne regardait évidemment pas le voile trompeur de Maïa, si beau pourtant, les beaux matins, dans le jardin du Luxembourg. Et il se promenait, parce qu'il est aussi vain de rester immobile, parmi les apparences de la fuyante réalité, que de marcher, en fumant un cigare.
Tandis que Jean Lahor était tout simple, remuant, assez bavard. On l'eût pris pour un homme qui n'a pas emprunté le moins du monde sa philosophie à l'Asie très mystérieuse. Il avait cette aimable sincérité; il avait encore d'autres vertus.
Voici quelques années, le bouddhisme était à la mode. On crut un instant qu'il s'établirait chez nous à l'état de religion. Peu s'en est fallu que, du moins, il ne créât un snobisme. C'est déjà bien joli.
D'ailleurs, il ne sied pas d'en rire, tout simplement. Les doctrines de chez nous étaient dans un terrible désarroi et la sagesse de l'Inde ancienne fut peut-être le réconfort de maintes consciences. Aux époques où l'on semble délaisser les églises, les chapelles ont plus de fidèles que jamais; et les temples des dieux étrangers se multiplient, dans les cités qui négligent leurs dieux anciens.
Le snobisme, en pareil cas, est le naïf hommage d'âmes dociles et ferventes, un peu étourdies, mais qui se réjouissent véritablement d'avoir trouvé l'objet d'une ferveur provisoire. Jean Lahor a été l'un des apôtres de cette paradoxale renaissance, et avec quelle loyauté!... Si des néophytes allèrent un peu loin, ce n'est pas sa faute; et je me figure qu'il en souffrit.
L'Illusion, c'est le voile divers, magnifique et trompeur de Maïa, que Leconte de Lisle ne daignait pas regarder, lorsqu'il se promenait sous les yeux déférents de la jeunesse des écoles; c'est l'universel enchantement de la vie et de ses apparences qui ne sont pas l'image d'une réalité supra-sensible; c'est l'adorable duperie des heures. Vers le même temps où le jeune Bouddha préludait, au cœur lointain de l'Asie, le Grec Héraclite composait la philosophie du Devenir, que le monde hellénique n'adopta point; mais le bouddhisme allait constituer la profonde croyance de là-bas. C'est un dogme de désolation; c'est le plus émouvant pessimisme qui ait jamais été vécu. Pour résister là contre et pour rester indemne d'une telle contagion, trop séduisante, de lyrisme désespéré, il a fallu tout le divin optimisme des Grecs et leur légèreté charmante. L'Orient douloureux en fut bouleversé. Chez nous, il y a des heures où la tentation est forte.
Jean Lahor l'a subie. Ses poèmes bouddhiques sont beaux et comme amèrement ressentis. Ils sont beaux en l'honneur de la duperie délicieuse, et amers de la déception. La forme en est luxueuse et fine. Ce parnassien connaît à merveille son métier; il joue avec les mots comme un émailleur avec les paillons, comme un jongleur avec les boules, comme un musicien avec les sons. Seulement, à la différence de quelques autres parnassiens, il ne cesse pas d'être l'esclave de sa pensée. Pour le juste souci de l'idée, il est, en quelque sorte, le Vigny du Parnasse, le seul Vigny d'un groupe qui a possédé maints petits Victor Hugo. Et, certes, il est moins grand que Vigny; mais aussi le Parnasse n'eut pas l'ampleur et la puissante fécondité du romantisme. Toute mesure gardée, ce poète philosophe emporte une double louange.
Poussé à sa limite extrême, le pessimisme aboutit à la négation de l'existence. Si Schopenhauer ne s'est pas tué, c'est aussi qu'il aimait à boire de la bière, à invectiver contre Hegel et à jouer de la clarinette: ces divertissements lui permettaient d'oublier et de négliger ses conclusions dialectiques. Mais divers schopenhaueriens, à qui manquaient de tels amusements, n'eurent pas l'entrain de continuer à vivre.
Tout aussi aisément,—disons, tout aussi logiquement,—le pessimisme, poussé à sa limite extrême, a pour conséquence un vaillant sursaut de la volonté. Il mène au nihilisme ou au stoïcisme, indifféremment. Tant il est vrai que les doctrines sont à la disposition des âmes qui les accueillent, bonnes servantes, promptes à obéir.
Et l'on pervertit les doctrines ou on les sanctifie, comme à son gré.
Jean Lahor a choisi le stoïcisme. Il a écrit des Vers dorés, dignes de l'énergique antiquité, dignes aussi de Corneille. Et il a écrit la Gloire du Néant, qui est une superbe révolte idéologique. Il a organisé là une sorte de catéchisme du «pessimisme héroïque». La thèse apparaît bien, dans ces lignes très belles: «Je bénis tout ce qui m'a menti, l'illusoire beauté des choses, et les paroles des êtres bons, et tous les rêves qui peuvent encore donner aux hommes l'espoir, la force et la joie. Je bénis tout ce qui est grand: les grandes montagnes, les grands fleuves, l'océan sans bornes et les poèmes, profonds comme des forêts, et tout ce qui peut faire oublier l'étouffante limite de la vie... Je bénis tout ce qui m'a trompé, tout ce qui m'a consolé d'être.» C'est une arrogante, brusque et fière réponse à l'Illusion. Ou, plutôt, c'est une deuxième illusion,—mais volontaire, celle-ci.
Désormais, nous concevons sans peine que ce bouddhiste, qui fut pieux au nirvâna de Çakya-Mouni, ait pu, sans renoncer à son nihilisme philosophique, adopter, dans la pratique, les manières d'un optimiste confiant.
Jean Lahor eut le souci des masses populaires et de l'aide qu'on peut leur donner; il s'est préoccupé de leur bien-être matériel et de leur plaisir intellectuel. Il a écrit les Habitations à bon marché et l'Art pour le peuple à défaut de l'art par le peuple. Il a été un homme d'action.
Il aimait passionnément son pays; les sophismes de Çakya-Mouni ne l'en avaient pas détourné. Pendant la guerre, quand ses camarades d'art étaient aux avant-postes et quand son ami Regnault se faisait tuer, lui, médecin, soignait les blessés. A Versailles, il fut brave et dévoué; il fut ingénieux, en outre, quand il installa les malades contagieux dans les appartements de Louis XIV, au château, de telle façon que, circonspects, les vainqueurs ne fussent pas tentés de s'y établir.
Il eut le premier, je crois, l'idée d'une société protectrice des paysages français; et il témoigna ainsi, une deuxième fois, du patriotisme ardent et vigilant qui l'animait contre les barbares.
D'ailleurs, il était modeste, aimable et bon. Il a pratiqué simplement des vertus nombreuses, et harmonieuses ensemble, parmi lesquelles il ne dédaigna jamais celles du médecin qu'il avait voulu être et qu'il resta pour multiplier mieux ses bienfaits. Son existence fut gouvernée par un idéal qui venait de l'Inde ancienne et lointaine, qui ne s'est point avili à passer par les artifices de la littérature et qui s'est épanoui dans la vérité contemporaine. Cette bizarrerie, Jean Lahor l'a réalisée avec bonheur, et noblement.
JULES RENARD
Sur la tombe qu'en notre souvenir nous dresserons à Jules Renard, nous graverons:—Il aimait la littérature.
Ce caractère le distinguait de la plupart des écrivains contemporains. Il était admirable pour cela autant que pour ses livres, lesquels attestent, d'ailleurs, ce goût particulier. Il aimait la littérature pour elle-même, et non pour l'emploi qu'on en peut faire. Je ne parle pas de son désintéressement pratique; c'est le malheur des temps, qu'on le remarque: un artiste qui travaillerait en vue de profits ou d'honneurs ne mériterait pas sa renommée, acquise trop cher,—son argent, oui. L'erreur que je signale est moins laide, mais extrêmement pernicieuse.
Presque tous nos écrivains, même honorables, ont cessé de croire que la littérature, à elle toute seule, dût être une fin. Il est vrai que plusieurs seraient alors, ou peu s'en faut, perdus: leur simple talent ne suffit pas. Mais ils veulent exprimer des idées; du moins, ils le disent. Et ils veulent réformer la société, qui est si lasse et qu'on surmène. Ils souhaitent de ne point passer pour des mandarins: et ils y parviennent, souvent, bien au delà de tout espoir. Quel intimidant spectacle, la moue qu'ils font et le dédain qu'ils révèlent, quand ils déclarent:
—C'est de la littérature!...
Mais, pauvres gens, il n'y a rien de plus beau.
Que des politiciens, des hommes d'affaires ou des apôtres marquent ce grand mépris au jeu charmant des mots qui font de belles phrases, je ne sais rien de plus naturel, voire de plus recommandable. Un politicien qui rédigerait correctement sa profession de foi perdrait, du coup, maints électeurs; l'homme d'affaires égarerait sa clientèle, s'il entendait l'aguicher par un joli discours; et l'apôtre, qu'il prenne garde au fin divertissement de l'art. Mais, aujourd'hui, ce sont, parmi d'autres, les littérateurs qui appellent littérature l'objet de leur dérision.
Cette manie est ancienne. Elle a son commencement au dix-huitième siècle, où florirent ces philosophes qui n'étaient pas des métaphysiciens. Puis, à l'époque du romantisme, un poète n'osait pas trop porter au théâtre ses bonnes folies très lyriques, sans racheter la courtisane par l'amour, le bouffon par le sentiment paternel, le valet par la revendication sociale, très sociale. Ensuite affluèrent chez nous les écrivains de pays slaves ou scandinaves, de pays jeunes où il fallait encore que la littérature servît comme une arme ou comme un rude évangile. Nous avions adoré Anna Karénine: par habitude, nous avons bientôt accepté avec ferveur les prêches de Tolstoï qui, ne plaisantant pas, nous détournait de toute concupiscence littéraire. Et, bref, aux environs de 1890, un écrivain qui n'eût cherché que le plaisir d'écrire était vu d'un mauvais œil. Car il s'agit bien de cela! lui disait-on.
De nos jours, il n'y a plus guère que les vaudevillistes qui soient restés frivoles. Ce n'est pas toujours au bénéfice de la littérature. Et encore aperçoit-on, parmi eux, des prophètes. Les plus modestes revisent le code. Je crois que les lois du mariage, du divorce et de l'adultère modernes ont toutes été préconisées d'abord sur le théâtre et, de coutume, avec gaieté. Cette collaboration du législateur et du vaudevilliste a des inconvénients: les vaudevilles s'alourdissent, en quelque sorte, de méditations inopportunes; et le code perd un peu de sa gravité naturelle. L'échange ne profite ni à l'un ni à l'autre de ces deux genres, le législatif et le badin.
L'on a dit que Jules Renard manquait d'idées. Alors, félicitons-le. Nous regorgeons d'écrivains à idées. Romanciers, publicistes et les pires pornographes sèment la philosophie avec une facilité formidable. Comme il n'est guère de lois qu'aient fabriquées nos représentants nationaux et que n'aient premièrement soumises à leur forte logique les derniers de nos auteurs gais, il n'est guère de maladie un peu «sensationnelle», comme ils disent, qui n'ait été le sujet d'un drame, d'une comédie pessimiste ou d'un roman que les libraires vendent, comme du pain, non à des médecins, mais à des esprits curieux, très curieux. Nos sociologues sont plus nombreux que, dit Eschyle, le sourire des flots.
Or, depuis que nos écrivains se sont établis penseurs, tout va de mal en pis, dans la littérature. Comme ils répandent des idées, ils ne vont pas être attentifs aux petites choses du style. Qu'est-ce qu'un solécisme, pour un conducteur de foules? Et, si l'on nous comprend, remarquent-ils, que nous importe?
C'est bien tentant. Et cette cordiale générosité satisfait la démocratie montante, comme un hommage imprévu.
Il est beaucoup plus facile, en outre, de répandre des idées que d'écrire joliment; car les idées qui suffisent à fonder la réputation d'un penseur actuel ne sont pas bien extraordinaires, tandis que le travail de l'écrivain serait son véritable tourment.
Du reste, Jules Renard avait, en politique et en philosophie, ses idées. Je ne les aimais pas beaucoup; mais lui les aimait.
Il était, de tout son cœur, anticlérical; et, principalement, il l'était dans la Nièvre, où, conseiller municipal et puis maire, il faisait de la politique. On n'y peut rien; et il n'y a qu'à le constater. S'il tenait à ses jolies phrases, il n'était pas moins attaché au plus vif anticléricalisme. Et, pour lui, cette foi ne dépendait pas d'une métaphysique; il ne la présentait pas sous la forme d'une doctrine sereine: non, il était anticlérical de la façon la plus violente et rude, sans badinage aucun.
Il prit à cœur les aventures politiques de Chitry-les-Mines et de Chaumot, village où il avait sa maisonnette et où il passait plusieurs mois chaque année. Il ressentit la «fièvre électorale», sans nulle ironie.
Somme toute, il aurait voulu être apôtre, une sorte d'apôtre. Ses convictions lui inspiraient une telle assurance qu'il était déconcerté de ne pas les voir adopter par tout le monde et, notamment, par «les amis». Alors, il se réfugiait, avec un peu de colère, avec beaucoup de chagrin, dans sa certitude.
D'ailleurs, sa certitude, il ne la démontrait pas: il l'affirmait. Il écrivait: «Je le jure!» C'est le mysticisme qu'il y a dans toute doctrine, et dans la sienne. Il la défendait, quelquefois, en logicien, plus souvent en homme d'honneur; et il posait volontiers la question de confiance.
Il fut maire, de la façon la plus sérieuse. Mais la politique ne lui apporta que déboires.
Et il écrivait encore: «Ça ne fait rien. J'ai le temps... L'homme de lettres n'est jamais battu et il trouve partout son trésor.»
Mais, si Jules Renard eut des opinions politiques, sociales, philosophiques ou autres, l'historien de la littérature contemporaine n'en saura rien, pourvu qu'il se contente d'étudier l'œuvre de cet écrivain, sans tenir compte d'anecdotes, car un temps viendra peut-être où la critique littéraire s'occupera de son affaire et non pas de tout le reste. Eh bien, l'œuvre de Jules Renard est, si je ne me trompe, étrangère à la politique, à la sociologie et, comme on dit, à la philosophie de notre époque.
Jules Renard accordait à la littérature un soin religieux; il ne se croyait pas dispensé d'écrire par le prétexte de ses opinions. Radical ou socialiste, il écrivait comme les réactionnaires auraient le devoir de le faire, s'ils comptaient parmi nos précieuses et nobles traditions le bel usage de la langue française.
Il suivait le précepte de Quintilien: Grammatices amor vitae spatio terminetur; «que ton amour de la grammaire soit limité au terme de ta vie». Il n'y a pas de meilleure devise, pour un écrivain; et, ensuite, on a du génie, par surcroît, si l'on peut. Mais on n'est pas responsable de son génie, tandis que, si l'on bâcle ses phrases, on est un mauvais ouvrier, un saboteur de ses outils.
Jules Renard fut, en son genre, un écrivain parfait. Ou bien, si l'on veut, nous n'avons guère d'écrivains chez qui la corruption du langage français soit, à notre époque, moins visible.
Il avait le souci des mots, comme un peintre a le souci des couleurs qu'il emploie. Les mots, il ne les employait qu'à bon escient. Il s'occupait de leur signification; il la cherchait et il la découvrait, dans le prodigieux et horrible désordre où nos penseurs les plus féconds et les plus ignorants ont mis notre vocabulaire. Quand il avait écarté tout cela, il était heureux de sa trouvaille; quand il avait enlevé l'ordure et la gangue, il se réjouissait du diamant qu'il attrapait.
Il prenait les mots dans leur acception vraie; à cause de cela, je me demande s'il sera longtemps intelligible.
Il recourait à l'étymologie; et il savait la première donnée du mot. Et puis, la lente histoire de ces pathétiques syllabes lui enseignait leur bel enrichissement. Les mots ont leur destinée: il la connaissait. De cette manière, ils n'étaient pas pour lui de pauvres étiquettes qu'on pose vite et bien commodément sur les idées. Il les considérait comme des réalités vivantes et impérieuses, qu'on ne contrarie pas sans les blesser, qu'on ne brutalise pas sans les tuer. Il ne les détournait pas de leur aventure, de leur fatalité.
Il prenait garde à eux. Il veillait à leur bon voisinage. Il les choisissait avec précaution. Il ne les entassait pas, comme font ces gaspilleurs dont les indulgents critiques vantent «l'abondance verbale». Et il n'en voulait pas beaucoup à la fois; mais il les triait.
Il usait d'un vocabulaire assez restreint, à la manière des classiques,—à la manière des bons écrivains;—et il n'inventait pas, à tout bout de champ, des néologismes, pour aller plus vite. Les mots tout neufs ne valent rien: ils n'ont pas vécu: ils ne savent rien. Ce sont des enfants qui babillent; on peut les trouver gentils, drôles; ils n'amusent guère que leur parents. Mais Jules Renard ne se dépêchait pas. Il analysait sa pensée et vérifiait que le mot, pour dire ce qu'il voulait dire, existait. Il travaillait; et il ne trouvait pas commode de faire le métier qu'il avait choisi; mais il le faisait.
Jules Renard était fidèle aux justes règles de la syntaxe, qui sont les lois de la logique, et voilà tout. Afin d'être mieux sûr de ne pas embrouiller les idées, il les séparait les unes des autres, nettement; et il mettait chacune d'elles dans une petite phrase.
Il aimait les petites phrases solides, bien construites, qu'on peut analyser sans peine et dont l'anatomie est apparente au regard d'un connaisseur. Il avait le goût de la concision. Comme il employait le mot juste, il n'avait que faire de cette abondance par laquelle les mauvais écrivains tâchent de cacher leur maladresse.
On lui a reproché quelque sécheresse. Mais il fallait bien être un Attique nerveux, pour réagir contre tant d'Asiatiques si gras.
On lui a reproché aussi de ne traiter que des sujets menus. Si je nommais seulement ceux de nos romanciers qui manient de larges problèmes, on verrait comme il eut raison d'éviter leurs fautes. Il fallait réagir contre la sottise de ces idéologues opulents.
Et puis, il n'y a pas de sujets petits ou vastes. Avec ses forces violentes et minutieuses, toute la nature est dans un pauvre paysage de campagne. Un portrait d'Holbein, étroit de cadre, me révèle mieux l'âme des hommes et des femmes que ne font ces portraits somptueux dont l'auteur, peintre d'étoffes, aurait aussi bien pu être tailleur, couturier, que sais-je?...
On a dit encore qu'il manquait d'émotion. C'est que, par exemple, on n'a pas lu, dans le Vigneron, la courte et frissonnante histoire du petit bohémien.
Il était un Alexandrin; je le comparerais à Théocrite.
Il dessine et il peint de petits tableaux de réalité, des «idylles». Il copie ce qu'il voit. Il copie en artiste, non en photographe; et autant dire qu'il ne copie certes pas: il donne de vives images de ce qui est.
La réalité est tout encombrée de choses inutiles,—inutiles non à son existence ni à sa durée, mais à son agrément ou à sa claire signification. L'artiste supprime ces superfluités ennuyeuses, cette laide bourre. Seulement, alors, ce qu'il laisse ne tiendra plus, dégringolera, se brisera?... L'artiste doit y prendre garde. Il a défait la réalité; il doit la refaire. Son rôle est de simplifier, puis de synthétiser. Il réalise des synthèses nouvelles et viables avec des éléments pris à la réalité confuse.
Jules Renard donne à son lecteur l'impression de l'exacte vérité. C'est ainsi que son œuvre est émouvante. Il ne cherche pas à la rendre pathétique par d'autres moyens, par l'invention de péripéties dramatiques, par la vivacité du sentiment, par l'accent du discours. Non, le seul effet qu'il veuille produire, il le demande à l'exacte et simple vérité.
Celle-ci, nous ne la voyons presque jamais. Elle est cachée derrière un grand fouillis de vaines apparences. Le paysage nous est devenu trop familier pour que nous le remarquions. Comme l'oreille cesse de percevoir les sons qui longtemps se répètent avec fréquence et régularité, l'œil aussi néglige la vision qui a trop duré. Il lui faut, pour que son attention soit excitée, de l'imprévu. Il lui faut de l'étonnement; alors, il est averti et regarde.
Le paysan, qui n'a pas vu d'autre horizon, ne voit pas non plus l'horizon de son petit village. Le jeune Virgile, tandis qu'il était à Mantoue, ignorait probablement la nature. Elle lui est devenue sensible quand il fut à Rome et regretta, dans le tumulte citadin, la paix immobile des champs. Il put s'émerveiller; et, dès lors, attentif à son souvenir, il suscita l'image, endormie en lui jusque-là, de la campagne et des entours de son enfance distraite.
Quand tu regardes avec des yeux émerveillés le champ de ton père, c'est probablement que tu y es revenu de très loin, après avoir beaucoup vagabondé dans la nature et dans le rêve.
Mais alors, un paysage vaut un autre paysage. La magnificence ou la bizarrerie des sites n'est pas indispensable. Toute la beauté de la nature est dans le moindre village. Il suffit qu'on regarde, avec des yeux qui sachent s'étonner, les pudiques prairies se voiler, à l'aube, de nuées blanches et courir dans les bois le doux visage de la lune. Il suffit d'un arbre qui se mire sur l'eau; il suffit des chaumières qui, le soir, s'endorment; il suffit des labours qui boivent la pluie.
«Je ne peux pas me figurer, dit Nanette, que les bêtises de notre pays intéressent tes Parisiens!»
Nanette ne sait pas. La vieille Nanette, hélas! est tout usée par l'habitude. Et, à nous aussi, l'habitude a gâté le regard. Il nous faut, pour voir naïvement, le secours de l'art le plus fin, le plus délicat. Et Jules Renard nous est un habile montreur des paysages familiers. Il les découvre:—il les découvre de ce voile que l'habitude quotidienne et séculaire y avait posé.
Jules Renard a été le parfait littérateur d'un temps où abondaient et les rhéteurs et les barbouilleurs de toutes sortes. Quand se prodiguent ainsi les primaires, un bon écrivain s'enferme avec plus d'assiduité dans l'amour de son art. Il s'y cantonne; il s'y emprisonne. Têtu, il n'en sortira pas. On l'appellera pédant; et il sera content de l'injure, il en sera fier.
Pendant que hurlera la multitude exubérante, il arrangera de jolis mots en belles phrases.
C'est ce qu'a fait Jules Renard, littérateur.
SWINBURNE
L'Angleterre a perdu le plus illustre de ses poètes contemporains, lorsque mourut Algernon-Charles Swinburne, ancien révolutionnaire de lettres, qui dut longtemps et durement batailler, qui ne triompha point sans peine et qui enfin vieillissait dans une gloire incontestée.
Les novateurs qui ont imposé leur exigence achèvent leur vie tumultueuse en patriarches pathétiques et sereins. Alors, ils sont un exemple significatif et profitable, car ils enseignent à une ardente jeunesse qu'il est bon d'avoir été révolutionnaire et ils enseignent qu'il est inutile de l'avoir été.
Swinburne étudia premièrement à Oxford et il acquit, dans la célèbre et savante université, une remarquable culture classique. On le devine humaniste d'abord. Et son aventure anglaise a quelque analogie avec celle de nos humanistes français de la Renaissance, qui, enchantés de littérature païenne, aboutirent à une sorte de panthéisme joyeux.
Cela est ancien, chez nous; et, en Angleterre, assez neuf ou, du moins, récemment renouvelé. Car le cas de Swinburne n'est pas isolé. Un Shelley, par exemple, a subi les mêmes péripéties spirituelles. Comme les Latins et les Grecs, qu'on retrouvait, qu'on inventait, suscitèrent le grand mouvement naturaliste de notre seizième siècle, un Shelley et un Swinburne apparaissent, en notre temps, ainsi que des intelligences en qui travailla, ressuscité, le levain de la pensée antique. Pour entrer dans cette idée, il nous faut faire abstraction du patient, profond et subtil traitement qu'imposa notre dix-septième siècle aux poètes et aux philosophes d'Athènes et de Rome afin de les adapter à notre génie français et à notre civilisation chrétienne. Ils devinrent classiques, à la française; et, ce qu'ils avaient de subversif, ils le perdirent. Mais, en eux-mêmes, pris absolument, ils étaient un germe inquiétant: on le vit bien, dans la France du seizième siècle; et on le vit encore, en Angleterre, quand Swinburne publia ses Poèmes et Ballades.
Les poèmes et les ballades de Swinburne, qui parurent en 1866, reprenaient avec liberté les fables de la littérature antique. Ils les interprétaient comme des symboles de la nature, de la matière féconde, de la sensualité première et durable; ils commentaient, avec une superbe abondance, l'invocation à Vénus qui est, dans le poème de Lucrèce, comme l'allégorie primordiale du monde; ils aboutissaient à un pessimisme lyrique où les puissances de la vie étaient laborieusement déchaînées.
La publication des Poèmes et Ballades fut un scandale auquel collabora tout ce que l'Angleterre avait alors de critiques. Ils accusèrent Algernon-Charles Swinburne de fonder une abominable école et qu'ils dénommaient, eux, «l'école de la chair». Ils protestaient au nom de l'idéalisme, au nom du spiritualisme: et l'intention les excuse. Mais ils n'avaient pas vu que le panthéisme est une belle et vaste idéologie toute pleine du mystère indispensable et que la matière ou l'esprit, substances premières conçues comme l'âme universelle, se confondent magnifiquement.
Les Poèmes et Ballades, avec la polémique qu'ils suscitèrent, fondèrent la réputation de Swinburne, lequel put désormais avancer plus posément le long de son chemin de gloire.
En 1870, il composa une Ode sur la proclamation de la république française. Et, si alors il manifesta des opinions politiques avancées, cette fois encore il ne fut pas tout à fait un novateur: Shelley aussi avait été républicain. Mais la récente révolution française ne cessa point de le hanter.
Après cette erreur, il devint de plus en plus sage. Son génie, qui avait conquis l'indépendance et la sécurité, se fit moins combatif. Fort de ses hautaines idées et tranquillisé par la victoire, Swinburne régna.
Le panthéisme de naguère—en vérité, certes, et puis surtout dans l'opinion publique—se transforma en un superbe sentiment de la nature. Il apparut que jamais on n'avait chanté la mer si splendidement, avec une telle délicatesse juste et poignante, avec de tels mots imprégnés de grand air, de large humidité, de sel, et sur de tels rythmes pareils au mouvement des vagues, au flux des eaux et au remous des océans.
En 1886, Swinburne publia une Vie de Victor Hugo. Il admirait le poète du Satyre et, à bien des égards, il pouvait se réclamer de lui. Il est, à sa manière, un romantique,—mais un romantique anglais, qui en outre a subi l'influence directe de Shakespeare et de Shelley et qui a pour contemporains, pour amis, pour frères d'art, les préraphaélites.
Ceux-ci retournaient à la nature par l'intermédiaire des peintres du quattrocento, comme lui par l'intermédiaire de ses lectures d'humaniste. Et ils furent, les uns et l'autre, des artistes en qui le passé suscita de la nouveauté vive.
De même qu'il avait, par les idées maîtresses de sa poésie, surpris et choqué l'Angleterre de 1866, Swinburne déconcerta ses lecteurs par la forme de ses poèmes. Il ne craignit pas d'être obscur; et peut-être, parfois, rechercha-t-il d'être, au moins, difficile. A présent que sont enregistrées les audaces, on le représente comme un grand inventeur de rythmes; il était curieux de belles et nouvelles combinaisons métriques; et il voulait que sa poésie eût un caractère musical.
C'est ainsi qu'après avoir été en grande faveur auprès de nos parnassiens—il collabora au Tombeau de Théophile Gautier,—on le vit adopté par nos symbolistes. Ils le tenaient en haute estime. Les jeunes revues, il y a quelques années, le traduisaient volontiers. Il est un symboliste, en effet; et il mérita, par ses qualités, voire par ses défauts, l'hommage des novateurs de chez nous.
Algernon-Charles Swinburne est mort à soixante-douze ans. C'est un grand âge, pour un révolutionnaire. Mais il vivait, à la fin de son existence, fort retiré, dans une gloire chèrement obtenue, dans le calme qui succède aux énergiques et vieilles polémiques.
CHARLES-LOUIS PHILIPPE
Il était pourvu d'une sorte de génie étrange. Il avait gagné, avec peu de volumes, la plus haute estime des lettrés; ceux qui le connaissaient le mieux lui promettaient une destinée magnifique. Une fièvre typhoïde l'a tué, quand il n'avait pas encore trente-cinq ans.
Charles-Louis Philippe était né à Cérilly, petite ville de l'Allier. Son père, sabotier là-bas, eut l'aspect du vieux paysan voûté sur l'ouvrage. Dès sa naissance villageoise, Charles-Louis Philippe, avec son nom bizarrement royal, eut deux compagnes: la maladie et la pauvreté. La première ne le quitta pas beaucoup; et, si elle s'éloigna quelque temps, elle revint pour le mener tôt à la tombe. La seconde lui fut fidèle et jamais ne l'abandonna.
Cela commença par un mal terrible et qu'il a raconté, avec un détail méticuleux et poignant, dans l'un de ses premiers ouvrages, dans ce journal de son enfantine souffrance, la Mère et l'Enfant. C'est un petit livre comme on n'en connaît pas d'autre, si véridique et avec tant de simplicité surprenante, de gracieuse tendresse et de bonté que la réalité y semble divinisée.
Charles-Louis Philippe s'était d'abord imaginé d'être polytechnicien. Mais la maladie le laissa malingre, tout petit et la figure trouée comme d'un boulet qu'il aurait reçu dans la joue. Il vint à Paris, mélancolique et occupé du projet d'écrire. Il s'installa dans l'île Saint-Louis et, désormais, habita un logement de pauvre.
Il était un pauvre; et il l'était volontiers. Je suis sûr qu'il n'a jamais fait aucun effort pour attraper un peu d'aisance. Lorsque apparut son talent, on lui offrit ceci ou cela: il refusait obstinément. Il avait fondé, avec deux camarades, une petite revue, l'Enclos. Le résultat concret fut quelques dettes; et, ensuite, la vente de ses beaux livres servit à ces payements.
Tout de même, pour vivre au jour le jour, il devint employé à l'hôtel de ville. Maurice Barrès, qui l'admirait, l'y avait aidé. Il fut piqueur municipal, ou, en d'autres termes, inspecteur des étalages. On lui avait assigné le septième arrondissement, où il y a peu d'étalages; ses fonctions ne lui imposaient qu'un petit nombre de promenades, par les rues, qu'il examinait pour son art autant que pour les deux cent trente francs de sa mensualité administrative.
Il vivait ainsi, infiniment sensible et susceptible même, naturel et fier, aimé à cause de ses jolis yeux, de sa drôlerie et de la flamme qui se manifestait en lui.
Il débuta par les Quatre histoires de pauvre amour. Et puis ce furent deux nouvelles, la Bonne Madeleine et la Pauvre Marie. Ensuite, la Mère et l'Enfant. La merveille, c'est qu'il n'hésita point et que, dès sa première page, on le trouve tel qu'il sera plus tard. Évidemment, il a bientôt élargi sa manière; les idées affluèrent et l'art s'affina. Mais il n'alla point à droite ni à gauche; et il travailla où, premièrement, il s'était placé. L'étonnant Bubu de Montparnasse, le Père Perdrix, Marie Donadieu et Croquignole développèrent avec une pathétique et subtile abondance l'idée qu'il eut, tout enfant, de la vie.
Ce sont de très beaux livres, et non pas réalistes comme on entend ce mot, d'habitude, mais vrais et d'une désolante vérité. Il n'y a guère de livres plus absolument tristes; les autres, de ce genre, mêlent à leurs descriptions un peu de romantisme, ou du pittoresque, ou bien ils affectent d'être encore plus lugubres que de raison: mais ici, ce n'est que la vie qu'on nous présente, et sans nul ornement, la vie toute seule et laide, vilaine, sale. De pauvres destinées soumises à tous les maux de l'esprit, du cœur, du corps, sans énergie pour se tirer de leur turpitude, sans remèdes pour se guérir. Des êtres ignobles aussi, d'une brutalité horrible et d'un scandaleux cynisme; et puis, d'infortunées petites âmes qui sont tombées là sans qu'on sache comment, parce que la vie l'a voulu, parce que c'est ainsi, et il n'y a qu'à le constater avec chagrin; un peu de rêve fleurit encore en elles, un peu de tendresse douloureuse.
Quelquefois, ses amis comparaient Charles-Louis Philippe à Dickens, et encore à Dostoïevski. Je ne sais pas s'ils avaient tort. Il possédait une extraordinaire faculté de vive observation et un don prodigieux de compatir à toutes les douleurs quotidiennes. Douleurs du corps et douleurs de l'âme, les unes et les autres liées par le mystère de l'esprit. Et il était minutieux: il n'omettait rien de nulle misère et, pour la raconter, il n'en épargnait rien non plus à son lecteur. Cette opiniâtreté du peintre aurait été cruelle, si l'on n'eût senti en même temps l'immense pitié qui l'animait.
C'est ainsi que ce réaliste forcené aboutissait tout de même à une sorte de lyrisme. Il y a quelque chose de musical dans la dolente histoire de Marie Donadieu.
Avec cela, un style très particulier, tout en images et qui ne se contente pas de noter l'apparence des objets, mais qui aussi veut marquer leur signification profonde. L'apparence, les mots justes et directs suffisent à l'indiquer; la signification profonde, il faut qu'on la donne à deviner: et c'est à quoi invitent les images. L'art de Charles-Louis Philippe est double, à cause de cela; cette dualité le caractérise. Mais il savait en joindre les éléments, comme l'union du corps qu'on voit et de l'âme qu'on pressent compose la vie.
Les dernières années de sa courte existence furent occupées à écrire un Charles Blanchard qu'il ne put achever à sa guise et dont il laissa plusieurs versions que ses amis ont publiées après sa mort.
C'est une œuvre deux fois émouvante, et par elle-même et comme témoignage de la perfection à laquelle arrivait l'art de cet écrivain. Philippe n'avait rien donné encore de si joliment simple, et de si simple sans nul sacrifice d'idée, de sentiment, d'intention. Ce qu'on a aimé dans ses précédents ouvrages, on le retrouve dans Charles Blanchard, sous une forme moins surprenante peut-être, mais plus pure et comme débarrassée de ses «repentirs».
C'est tout uniment l'histoire des neuf années que dura l'existence d'un petit garçon très pauvre. Il n'y a pas d'incidents; il n'y a qu'une succession lente et sempiternelle de journées qui, évidemment, ne furent pas toutes pareilles: mais leurs menus changements ne survenaient qu'à de longs intervalles et ils duraient au point de perdre l'agrément de la variété.
La maison de Charles Blanchard n'était pas analogue à d'autres. Les autres maisons se ressemblent: elles sont réunies; on dirait qu'elles se regardent entre elles, ou bien elles se font vis-à-vis «comme dans une partie de plaisir». Coiffée de chaume, la maison de Charles Blanchard faisait penser «à une vieille femme qui se serait assise à une certaine distance de la route et qui, sur ses yeux, eût rabattu son capuchon parce qu'elle ne s'intéressait plus à ce qui pouvait passer». Pour Charles-Louis Philippe, les objets ne sont pas inanimés. Une sorte d'obscure intelligence les tourmente, les met en difficile harmonie avec les entours, leur donne l'aspect des sentiments, dont ils deviennent aussi les symboles. Cette philosophie est spiritualiste; elle est, si l'on veut, panthéiste: elle refuse de cantonner le sensible esprit dans les cerveaux humains et elle l'éparpille à travers la réalité universelle.
La maison de Charles Blanchard, une seule chambre: et la tristesse y habitait, avec l'ombre. Une table, trois chaises, dont une bien malade, le lit, la huche,—voilà, en somme, la maison où Charles Blanchard avait sept ans,—«alors qu'il semble que, d'une âme d'un enfant, cent âmes d'enfants s'agitent et veulent s'échapper».
L'idée des âmes multiples qui composent une seule individualité, on la rencontre souvent dans les ouvrages de Charles-Louis Philippe. Elle est le principe même de sa psychologie. Comme les sentiments se réalisent dans les objets, chacun d'eux aussi, atteignant à sa plénitude dans une âme particulière, y réalise une âme auprès de laquelle se placent les autres sentiments, pareils à autant d'âmes qui s'entendent les unes avec les autres le mieux qu'elles peuvent. De cette façon, la personnalité, qui se dédouble aisément, se multiplie; des fleurs nombreuses poussent à une seule plante et chaque fleur a sa vie presque indépendante, son épanouissement, son déclin et sa mort.
Les âmes nombreuses de Charles Blanchard avaient toutes leurs désirs à elles. Et l'une s'éveillait, quand le maréchal ferrant, battant le fer rouge, en faisait jaillir des gerbes d'étincelles. Une autre s'éveillait lorsque tintaient au vent les clochettes d'un kiosque chinois qui ornait le jardin de M. Tardy. Et les autres, ensemble ou séparément, s'éveillaient pour «le soleil, l'azur du ciel, les arbres, les prairies, les oiseaux, les chiens, les chats, les chevaux, toutes les choses, toutes les bêtes».
Mais il avait de mornes journées et qui ne donnaient nul amusement à ses âmes.
Le matin, à sept heures, sa mère le faisait lever; elle rangeait la chambre, avant d'aller à ses ménages. Elle lui commandait de s'asseoir sur une chaise et de s'y tenir tranquille; et puis elle partait.
A neuf heures, ayant achevé son premier ménage, elle revenait, afin de manger un morceau de pain.
Quand elle revenait, à midi, son deuxième ménage fait, Charles était content de la revoir; et, alors, il comprenait que «la vie était faite comme sa mère».
Puis on déjeunait, Mme Blanchard de pain amélioré de fromage, et Charles de pain seulement, car le fromage le dégoûtait. Après ce repas, Mme Blanchard raccommodait sa robe; et Charles eut bientôt l'idée qu'à une heure toutes les femmes ont le devoir de raccommoder leur robe.
Après cela, Mme Blanchard, debout et comme désœuvrée pour un instant, regardait le plafond, regardait les murs, regardait le sol; et puis, ses yeux s'agrandissaient, une larme en coulait, et d'autres larmes. Et Charles Blanchard pleurait aussi.
A huit ans, Charles Blanchard accompagna sa mère, qui allait demander du pain, des poires, du fromage; il fut las, sur les routes, qui étaient dures et pleines de soleil. Ils revenaient, l'enfant, la mère et le panier. Ils n'osaient pas se reposer au bord du chemin, «parce qu'ils n'étaient pas chez eux».
Charles Blanchard vécut ainsi jusqu'à neuf ans. Il recevait avec soumission tout le détail de l'existence, les minutes qui tombent avec un bruit léger,—«qui, lentement, vous recouvrent la tête, les épaules, les membres et qui, quand le soir vient, vous font sentir que vous portez un fardeau».
A neuf ans, Charles Blanchard mourut. Il ne fut pas malade; ou bien, s'il fut malade, il ne le sut pas. Il mourut «de vieillesse», parce que les neuf années qui s'étaient accumulées sur lui avaient été plus longues que des années, plus longues et plus lourdes.
Voilà le dernier récit que Charles-Louis Philippe ait consacré à sa compagne la pauvreté. Il y a mis une continuité subtile, terrible, émouvante, pareille à la continuité des jours que passa Charles Blanchard ici-bas.
Les amis de Charles-Louis Philippe ont voulu aussi publier divers petits fragments qu'on a retrouvés après sa mort, et des parties de sa correspondance, qu'ils ont ajoutés à son œuvre,—un peu comme Charles Blanchard ajoutait à son pain les miettes qui en étaient tombées.
Ses lettres sont fort belles, parfaitement simples, naturelles, véridiques; et elles nous mènent à lui, à son intimité.
Les premières datent de 1895. Philippe avait alors vingt ans. La vie ne lui était pas commode. Il devait gagner durement les sommes nécessaires. Pour trois francs soixante-quinze par jour, il travaillait dans une pharmacie. Or, quel que fût son amour de la pauvreté, il sentait la gêne à laquelle le condamnaient de si faibles appointements.
Il désirait d'entrer au service des ponts et chaussées: pour cela, il étudiait, le soir, les mathématiques. Il souhaitait, comme on fait à vingt ans, de corriger la société contemporaine, de susciter les classes ouvrières, etc. Et puis, il comptait «élargir» l'art, au moyen de la science.
Un instant, il espéra partir pour le Soudan. Et il sut que non: c'était impossible.
Il était malheureux, mélancolique, tantôt curieux de renouveler son existence, et tantôt découragé. Il faisait de fortes lectures. Michelet lui plaisait beaucoup. Madame Bovary lui donnait à vivre des jours «gris, monotones comme chaque vie», le souvenir «de temps où nous n'étions pas, mais dont nos sens se souviennent»; il était satisfait de ce roman que les «aperçus philosophiques» n'encombrent pas et qui réalise de la vérité.
En 1902, au mois de septembre, il est à Cérilly, chez ses parents. Et il écrit à une amie: «Je travaille, le matin. J'avance tout doucement, je fume, je pense, je m'agrandis. L'après-midi, je pars avec un livre dans ma poche et je vais dans la forêt. Il fait frais comme à la source de ma vie...» Ces mots sont charmants; et voilà un exemple des sensations qu'il éprouvait et de la forme qu'elles prenaient spontanément. Du reste, il considère que la solitude lui est très bonne. Il n'a point envie de causer avec personne: «Je mûris comme un fruit qui sait bien que son temps viendra.»
Quand il retourne à son petit village, il vérifie qu'il n'est plus le même. Il en a quelque effroi, mais plus de confiance encore, tant l'anime une certitude vivace et heureuse de s'améliorer, de se fortifier, d'acquérir une conscience plus nette de ses volontés, de ses possibilités.
Il a auprès de lui son père et sa mère. Son père, mon Dieu, le gronde de trop fumer. Mais il aime cet homme simple et bon. Quand son père était enfant, on envoya cet enfant chercher une bouteille de vin. Le marchand négligea d'emplir exactement la bouteille. L'enfant, qu'on interrogeait, répondit: «C'est moi qui ai bu ce qui manque.» Et Philippe remarque: «Il avait menti, mais son idéal était sauvé.»
Des camarades lui écrivent et, à propos de ses livres, lui adressent leurs objections. Il s'attriste de voir que ses meilleurs amis le comprennent mal, à force de le connaître peu. Il répond qu'il se modifie; il assure qu'il devient «un homme très fort»... Quand on se souvient de sa pauvre petite personne, de son air chétif et humble, on s'étonne de tant d'énergie ardente; et l'on admire la puissance qu'il fallait à cet esprit pour réagir contre de si terribles conditions. Il y avait une indomptable initiative en ce garçon de trente ans, que ni la misère ni la maladie ne contrariaient.
En 1907, il perdit son père. Alors, il écrivait un livre,—et c'est Charles Blanchard,—dont le sujet lui venait des récits du vieux sabotier. Il lui fallut résister contre le chagrin. Il resta quelque temps auprès de sa mère et connut des jours «graves et pleins de beaux sentiments». Les outils du sabotier disparurent; la boutique fut transformée: et, alors, l'absence du sabotier se manifesta plus évidemment.
Il travailla. Le proche souvenir de son père l'incitait et le protégeait contre l'erreur. Il s'attarda, résolument, à sa mélancolie. La tranquillité qui l'environnait prit, pour lui que la vie n'avait point gâté, l'air d'une sorte de bonheur étrange qui l'étonnait et dans la possession duquel, jour après jour, il s'apaisait. Soudain, cette peur le hantait: si sa mère allait mourir avant lui?... Mais il travaillait.
Il y avait longtemps que le projet d'écrire Charles Blanchard et d'y résumer la vie de son père lui tenait au cœur. Même, il s'en était ouvert au vieux sabotier, lequel, obstinément, répondait que non, qu'il n'y avait pas de livre à faire là-dessus: «Ce n'est pas intéressant, disait-il; c'est l'histoire d'un homme qui travaille, il ne lui est rien arrivé d'extraordinaire...» Et justement Philippe rêvait de réaliser l'âme d'une telle existence, émouvante et belle par elle-même, sans nul accessoire. Quand le vieux sabotier fut mort, Philippe écrivit à sa mère: «Je travaille à un nouveau livre, qui sera sur mon père; je ne te l'avais pas dit encore...» Mme Philippe répondit qu'il ne fallait pas, que son père ne voulait pas qu'il fît ce livre. Mais Philippe, alors, expliqua de son mieux que le livre ne serait pas ce que son père avait pu croire... Il écrivit Charles Blanchard. Il y trouva mille difficultés qu'il n'attendait pas. Et ce fut un chef-d'œuvre, sans qu'il s'en aperçût.
Les bouts de lettres qu'on a gardés de Philippe sont parmi les documents les plus précieux qu'on ait, touchant la création d'une œuvre d'art; et j'entends, d'une œuvre d'art véritable, avec laquelle un écrivain vécut longtemps. Ce livre que Philippe songeait à écrire, toute sa vie le lui avait, jour après jour, enseigné; d'abord, il ne s'en doutait pas: la conscience vint peu à peu, et jusqu'à être impérieuse. Dès lors, il possédait l'âme du livre, non les détails. Et, les détails, il essaya de se les procurer. Il voulut recueillir des faits; et il interrogea son père. Cet effort ne donna rien; et sans doute est-ce que son père ne lui répondait pas beaucoup. Du moins, il le crut. Mais, principalement, la réalité vivante qu'est un pareil livre ne se constitue pas ainsi. Cette période fut, dans les péripéties de Charles Blanchard, la plus mauvaise. Il fallut que mourût le vieux sabotier. Alors, sa mémoire, tout animée du chagrin de Philippe, valut beaucoup mieux que les récits et les anecdotes. La pensée première, et lentement formée, se dégagea des tentatives inutiles; elle se fortifia de la méditation perpétuelle que la douleur filiale excitait. Charles Blanchard sortit d'un rêve confus et difficile.
Et puis, Philippe est mort avant d'avoir achevé son œuvre. Il l'avait essayée, commencée et recommencée plus d'une fois. On en possède plusieurs textes, bien différents les uns des autres. Tout cela, en fin de compte, se serait accordé en une belle synthèse, toute vivante et qu'on devine.
Seulement, il est mort.
Ses livres, évoqués tous à la fois, sont un hymne poignant, fort et ingénieux,—un hymne qu'on n'avait pas entendu encore,—en l'honneur de la maladie et de la pauvreté, les deux compagnes qui le suivaient et qu'il aimait. Elles étaient à son chevet, quand il est mort,—et aussi la maman malheureuse dont l'adorable visage est pieusement tracé dans la Mère et l'enfant,—et aussi les tendres amis qui avaient placé en Charles-Louis Philippe une splendide espérance.