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Visages d'hier et d'aujourd'hui

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MARK TWAIN

Samuel Langhorne Clemens, illustre sous le nom de Mark Twain, était né à Florida, dans le Missouri, en 1835. Il a composé des romans d'aventures délicieusement compliqués; mais ce qu'il a fait de plus romanesque et de plus aventureux, c'est sa propre existence.

Premièrement, il fut employé dans une imprimerie; et, après quelque apprentissage, il obtint d'être compositeur-typographe. Mais le métier ne lui plut pas, il faut croire. Sans doute n'avait-il pas lu ces pages célèbres, admirables et un peu drôles, où notre Michelet raconte qu'il n'entre pas dans une imprimerie sans éprouver un émoi religieux et sans croire immédiatement aux victoires de l'esprit; ou bien, s'il les lut, peut-être les trouva-t-il plus éloquentes et belles que persuasives. Et sans doute n'avait-il pas lu un singulier poème de notre Auguste Vacquerie, un poème où l'on voit des caractères de plomb se muer en projectiles d'idées; ou bien, s'il le lut, par mégarde, peut-être conclut-il que nos romantiques vous transformaient en symboles de modestes réalités, bien gaillardement. Observateur, il avait vérifié que les caractères typographiques servent indifféremment à mille usages et, par exemple, à l'impression de prospectus parfaitement vulgaires; et on les emploierait à composer de la pornographie, ils se prêteraient volontiers à un tel détournement de leur pudeur naturelle. Indemne de tout mysticisme et sincère, Samuel Langhorne Clemens abandonna bientôt l'imprimerie et n'eut pas le sentiment de quitter un temple.

Il s'établit alors pilote pour bateaux à vapeur. Cette deuxième profession lui procurait une vie moins sédentaire et plus aérée que la précédente, plus variée aussi. Toutefois, il s'en fatigua.

Il cherchait sa voie. Mais il résolut de la chercher autrement qu'en bateau, sur la mer stérile. Donc, il débarqua et devint secrétaire particulier de son frère, qui était secrétaire régional de Nevada. Puis, à Virginia, nous le trouvons journaliste, avec le titre de rédacteur municipal.

C'est à ce moment, paraît-il, que Samuel Langhorne Clemens donna les premiers signes d'un humour que connaîtraient bientôt les deux mondes. Il ne s'en aperçut pas lui-même avec assez de netteté pour s'installer tout de go humouriste; et il continua d'essayer plusieurs vocations.

Le voici chercheur d'or, mineur. Trouva-t-il de l'or? Il trouva, en tout cas, après une loyale tentative, que ce métier-là n'était pas celui qui le garderait.

Il partit pour Hawaï. Là, il fit des conférences et il commença d'écrire sous le nom de Mark Twain. Même il publia un recueil de nouvelles, dont la première donna au volume son titre, un titre assez bizarre, celui de la Grenouille sauteuse. On sait que les grenouilles sautent, habituellement; Mark Twain n'était pas fâché de l'affirmer, comme un fait.

Cette Grenouille obtint un vif et rapide succès. Les conférences aussi triomphaient, à cause de leur singularité amusante, à cause de leur verve imposante, à cause de leur impétueuse impertinence. Samuel Langhorne Clemens était mort; Mark Twain venait de naître. Le chercheur d'or avait trouvé sa vocation; le typographe se faisait imprimer; le pilote menait ses lecteurs aux extrêmes confins de l'imagination la plus étrange.


Cependant, il n'était pas prêt à demeurer paisiblement dans une ville, comme ferait un calme et doux écrivain de l'ancien continent. Les voyages le tentèrent encore; il était curieux de l'univers.

Il s'embarqua pour l'Orient et il y fit une excursion qui dura plus d'un an. Il recueillait là-bas des anecdotes, des remarques, des paysages. En outre, il y apprenait une sagesse magistrale, le bouddhisme et l'ensemble des motifs qu'on aurait de ne pas se lancer dans de folles entreprises. Il connut la métaphysique du repos; seulement, comme il n'était pas un fanatique, il continua de se tracasser, nonobstant les doctrines.

Tout de même, il revint en Amérique. Il y fut, assez promptement, éditeur. Mauvaise idée. Cette maison d'édition, à laquelle il accordait son soin, périclita si vite qu'une déconfiture s'ensuivit avec tous les inconvénients, et les ennuis, et les complications et, en somme, les frais, embrouillés de remords, qu'entraîne un tel accident.

Se découragea-t-il? Assurément non. Il résolut de faire le tour du monde. L'on a vu qu'il aimait les voyages; et puis le séjour américain ne lui était plus agréable; enfin, il comptait, chemin faisant, réaliser une fortune qui suffît à l'arriéré, voire à l'avenir. La merveille, c'est qu'il y parvint. Le bouddhisme ne l'avait pas détourné d'être énergique.

Cette longue incertitude de sa carrière l'avait mené, tant bien que mal, jusqu'à la date de 1895. Mark Twain, à cette époque, était âgé de soixante ans. Il se mit en route, avec l'entrain d'un jeune homme qui souhaite de payer ses dettes. Pour expliquer la vie de Mark Twain, il y a son talent et son caractère; il y a aussi, comme en toute destinée humaine, le hasard, prince de nos jours et de nos nuits; et il y a ses créanciers: ils composent l'unité de son existence.

On le vit en Europe, dans l'Inde, en Australie, en Afrique, partout. Et, partout, il faisait des conférences, avec un succès magnifique. Bref, il gagna beaucoup d'argent.

Ses livres se vendirent le mieux du monde et lui valurent, avec l'opulence qu'il désirait, une extraordinaire renommée.

Ils n'ont pas tous été traduits en français: il est difficile de faire passer dans une langue étrangère une forme d'esprit toute particulière, non seulement à Mark Twain, mais à l'Amérique, où elle a fleuri comme une plante du sol même. Cependant, on connaît, avec la Grenouille sauteuse, l'Age doré, les Aventures de Tom Sawyer, le Prince et le Pauvre, le Vol de l'Éléphant blanc, la Vie sur le Mississipi, et tant de récits où il apportait une ingéniosité souveraine.


S'il n'est pas facile de traduire ces livres singuliers, il n'est pas commode non plus d'en définir le délicieux agrément. On l'éprouve; on a beaucoup de peine à l'analyser.

Sur l'humour des races anglo-saxonnes, beaucoup de très sages personnes ont écrit beaucoup de fines pages: en dépit d'un si louable effort, l'humour des Anglo-Saxons reste, pour nous, assez mystérieux; ne l'est-il pas devenu davantage?... C'est un mélange de plaisanterie et de gravité; c'est une caricature et c'est un portrait; c'est de l'énorme gaieté, c'est aussi de la mélancolie pénétrante; c'est de la folie et c'est de la sagesse; c'est de la moquerie féroce et qui, parfois, dissimule une véritable tendresse. La soudaine réunion de tant de contrariétés a pour effet de déconcerter nos esprits latins; ils ne savent plus ce qu'on leur veut.

Mark Twain invente, comme à plaisir, les plus impossibles hypothèses; il combine des absurdités mirifiques et il leur donne posément un air de nécessité impérieuse. Cependant, il est un observateur très diligent; toutes ses hâbleries reposent sur un fond de réalité concrète et sûre. On dirait qu'il badine éperdument: et il est un philosophe. Il semble se divertir à des extravagances: et il est un moraliste.

Enfin, l'humoriste à la façon de Mark Twain est un écrivain qui refuse de dire les choses directement: il les donne à entendre. Il procède par insinuation, il recourt à l'antiphrase et à de formidables symboles qui sont comme les excellents rébus d'une doctrine très réfléchie.

C'est un apôtre qui distrait sa clientèle et qui, avec mille grimaces plaisantes, lui lance les noix de la sagesse: mais il faut briser la coquille. Les personnes, un peu futiles ou maladroites, qui n'y parviendraient pas, auraient, au moins, passé de bons moments à un jeu distingué.

Du reste, son apostolat, Mark Twain ne se contentait pas de le confier à ses ouvrages; il le vivait et il l'enrichissait de son exemple. Il a écrit bien des anecdotes; il en a joué, dans le quotidien de la vie, de tout aussi remarquables et concluantes. Elles étaient aussitôt racontées par toute l'Amérique, commentées avec une joie curieuse, télégraphiées dans l'univers entier, qui les accueillait avec bienveillance et ne les comprenait pas toujours à merveille.

Et c'est ainsi que cet humoriste acquit, en son pays, la situation d'un patriarche. Ce qu'il avait écrit, ce qu'il avait dit et fait, devenait l'admiration générale. En d'autres temps, il eût fondé, sans le vouloir, une secte puissante; il eût été une sorte de prophète, un Bouddha plus gai, aussi raisonnable que l'autre.

Cela, si l'on y réfléchit, ne doit pas surprendre. Un humoriste a son rôle très important et voire auguste à jouer, parmi les maîtres de la pensée active. Il représente les droits logiques du badinage, qui est au bout de la dialectique. Et il complète ainsi l'œuvre des métaphysiciens. Il est, auprès d'eux, comme un joueur de flûte, chargé de divertir et les bâtisseurs de systèmes et les spectateurs de ces entreprises hardies; il sait aussi, en cas d'écroulement, consoler les uns et les autres.


HENRI POINCARÉ

Aux époques un peu énergiques d'autrefois, je crois qu'on aurait signalé M. Henri Poincaré comme un personnage diabolique. En effet, il est le plus grand mathématicien de son temps; et il ne croit plus aux mathématiques. Il est allé plus loin que personne dans la connaissance des lois que la science peut établir; et il révoque en doute la valeur absolue de la science. Son génie s'est élevé plus haut que nul autre dans la contemplation de l'organisme intellectuel du monde; et, de là-haut, il a méprisé toute cette idéologie calamiteuse. Il y a là, si je ne me trompe, les deux signes de l'ange maudit.

Les choses, de nos jours, s'arrangent assez bien pour que M. Henri Poincaré ait reçu de ses contemporains la récompense, au lieu d'un châtiment, la récompense de la gloire. Il appartient à quelque trois douzaines d'académies, voire à l'Académie française. Ses livres austères se vendent aussi bien que des romans un peu légers. Les petites femmes qui ne savent rien sont au courant de sa renommée.


C'est un homme des plus singuliers, que ce grand homme.

On le rencontre quelquefois; même, on dîne avec lui: car il ne dédaigne ni la promenade ni les réunions... On croit qu'on le rencontre et on croit qu'on dîne avec lui; mais il n'est pas là, il est ailleurs. On dirait qu'il marche, on dirait qu'il mange; mais ce n'est pas lui: c'est l'apparence de lui, ce corps,—comme cette tête n'est, en somme, que l'endroit où des idées qui viennent de loin ont l'habitude de s'assembler, voilà tout.

D'ailleurs, son visage n'indique pas évidemment qu'il se passe là d'extraordinaires aventures dialectiques. Il faut le savoir. Mais lui, qui le sait, veille à bien accueillir l'arrivée merveilleuse des idées; et, attentif au jeu que font entre elles ces colombes mystérieuses, il semble extrêmement distrait du reste.

Un jour, il présidait un congrès de savants. Du moins, il était assis au fauteuil présidentiel. Et les discours allaient leur train; mais lui, songeait à des mathématiques. L'orateur fit le bel éloge d'Henri Poincaré. Alors, tous ses collègues d'applaudir. Comme il n'était pas du tout à ce qu'on disait, un réflexe voulut qu'il applaudît lui-même à son éloge. On dut l'avertir. Il fut un peu surpris, cligna des yeux et puis se remit à songer.

Il est un de ces rares esprits pour lesquels le monde extérieur n'existe à peu près pas.

A l'Académie des sciences, peu de mois après la mort de Pierre Curie, il prononça l'éloge de ce savant. Et il parla du radium, qui bouleversait la physique. Mais il refusa de mentionner les applications médicales de ce métal étonnant. «Je n'aime pas, dit-il, à aborder les questions pratiques, parce que je me sens un peu naïf et que j'ai toujours peur de faire de la réclame mal à propos et de faire le jeu de quelque trust!» Il dit cela, il annonça qu'il se sentait un peu naïf, avec tant de sincérité alarmée qu'il en était touchant, et magnifique: simplement, il avait constaté un fait assez incommode pour lui, et dont il n'était pas humilié cependant.

Il a conscience de ne pas vivre dans les contingences de la réalité. Un peu plus tard, au cours de cette même harangue, il disait en passant: «Nous autres pour qui le temps ne compte pas...» Ces esprits-là sont situés hors du temps et hors de l'espace. Ils vivent et ils travaillent sous les espèces de l'éternité.

A cause de cela, ils ne nous sont pas intelligibles très facilement.


Le jour que l'Académie le reçut, il fallut voir cet homme de génie.

Il avait, comme un auteur mondain, comme un dramaturge, fait salle comble. Et l'on put se demander si les mathématiques n'allaient pas être à la mode, cet hiver-là, si un snobisme nouveau n'était pas sur le point de fleurir, le snobisme de l'algèbre: on doit tout espérer d'une époque telle que la nôtre et si déraisonnable que sa futilité la conduit parfois à de graves pensées.

M. Frédéric Masson présidait. Il regardait avec stupéfaction ce mathématicien qu'il n'avait pas prévu et qui, même en habit brodé, l'épée au flanc, ne ressemblait pas du tout à un maréchal de Napoléon; il regardait avec une admiration toute pleine de surprise ce maréchal de mathématiques qui avait poussé ses conquêtes plus loin que personne, mais dans des pays extrêmement suprasensibles.

Timide, mais s'étant, parut-il, préparé à une bravoure immédiate, Henri Poincaré arriva, resta debout, prit les feuillets de son discours; et il allait commencer sa lecture, mais on l'engagea bientôt à s'asseoir: la séance n'était pas ouverte. Elle le fut, par l'initiative de M. Frédéric Masson.

Le plus grand des mathématiciens d'aujourd'hui ne lut pas mal son discours; et l'on entendait bien sa voix, tant il faisait un effort zélé pour ne pas oublier la circonstance et pour mettre le ton. De temps en temps, on eut le sentiment qu'il pensait à autre chose et que son esprit s'évadait vers des algèbres préférées ou des mécaniques célestes. Alors, sa voix traînait sur les phrases et le discours était une mélopée un peu longue. Mais, soudain, M. Poincaré se rappelait son aventure présente: et alors, il prenait le ton le plus dégagé, le plus familier. Ce fut touchant et amusant.

Quand une page était finie, je crois qu'il en avait beaucoup de joie. Il la jetait derrière lui, avec empressement. Plus tard, ayant achevé son discours, il s'assit sur tous ces feuillets, avec une vive satisfaction.

A propos de Sully-Prudhomme, son prédécesseur, il eut à formuler quelques opinions, touchant l'amour. Il dit, par exemple: «Ce sont les femmes qui, de tout temps, ont fait chanter les poètes, en les faisant pleurer.» Cette petite remarque, et non cette découverte, eut son prix, quand elle vint d'un mathématicien qui, parmi les plus difficiles équations et les plus lointaines inconnues, n'a pas trouvé de cruelles. Belles mathématiques, qui ne font pas pleurer leurs fidèles!...

M. Henri Poincaré lut avec cœur des vers d'amour:

Madame, vous étiez petite,
J'avais douze ans.
Si j'adorais, trop tôt poète,
Vos petits pieds,
Trop tôt belle, vous me courbiez
La tête.

Mais il semblait bien étonné de ce qu'il lisait.

Il parla de la science, avec une compétence plus assurée. Il fut modeste, pour elle, et assura que jamais elle ne porterait atteinte au mystère: «Si loin qu'elle pousse ses conquêtes, son domaine sera toujours limité.» Bonne réponse à des gens qui, entichés de leurs petites trouvailles, annoncent qu'il n'y a plus de mystère pour eux. Ils disent que la science est faite; mais la science les a refaits.

Quand on a réduit les mathématiques à leurs vraies possibilités, on ne se laisse pas imposer par les menues déclarations de quelques positivistes pressés.

Qu'est-ce que la réalité?—Une image; et, cette image, «nous l'avons faite à la mesure de notre entendement». Ainsi, la réalité n'est pas une brute; et nous pouvons demeurer près d'elle.

Au sujet du Bonheur, de Sully-Prudhomme, M. Poincaré observa: «Dans une langue bien faite, les adjectifs heureux et malheureux ne devraient avoir ni positif ni superlatif, mais seulement un comparatif; et peut-être en est-il ainsi de tous les adjectifs...» Mélancolique pensée d'un chercheur d'absolu, que l'absolu a déconcerté!


On n'ose point aborder tout de go la philosophie d'un Henri Poincaré. Il faut nous y acheminer par des routes, un peu longues peut-être, mais moins difficiles que l'escalade.

Un jour, M. Henri Poincaré décida de traiter ce beau sujet: l'invention mathématique. Pour cette étude de psychologie, il eut recours aux expériences et aux constatations qu'il avait pu faire sur lui-même. Il procéda ainsi avec une exquise simplicité. Il avait choisi son cas parce qu'il n'en connaissait aucun autre également bien. Et il le décrivit, en observateur détaché. Ce fut sublime et ingénu.

(Je crois qu'à présent il n'y a plus guère que deux sortes de personnes qui soient tout à fait recommandables et qui soient, en outre, angéliques: ce sont les vieilles filles bienfaisantes et les savants. Ceux-ci et celles-là ont un même don paradoxal de l'abnégation: le dévouement à la vertu et le dévouement à la science produisent à peu près le même résultat final, une infinie gentillesse du cœur et de l'esprit, une naïve audace, une humble fierté.)

M. Poincaré, appréciant sa mémoire, dit qu'elle n'est pas mauvaise, mais que pourtant elle ne suffirait pas à faire de lui un bon joueur d'échecs.

Que se passe-t-il, quand M. Henri Poincaré travaille? Il le raconte. Voici l'histoire de son premier mémoire, qui traitait des fonctions fuchsiennes.

Qu'est-ce que c'est que les fonctions fuchsiennes? Laissons cela. Je ne le sais pas depuis assez longtemps pour l'expliquer un peu clairement. D'ailleurs, il n'est pas indispensable de le savoir.

Depuis quinze jours, M. Poincaré s'efforçait de démontrer qu'il ne pouvait exister aucune fonction analogue à ce qu'il a ensuite appelé «fonctions fuchsiennes». Un soir, il prit du café noir. Ce n'est pas son habitude. Ayant pris du café noir, il ne put s'endormir. Et, au matin, il avait établi l'existence d'une classe de fonctions fuchsiennes. Il n'eut qu'à rédiger les résultats qu'il avait, pendant son insomnie, imaginés: cela ne lui demanda que quelques heures.

Merveilleuse tasse de café noir! Du reste, il ne faut rien conclure de là, pour le café: tant de tasses de ce malicieux breuvage ont été prises sans qu'il en résultât aucune mathématique!... M. Poincaré lui-même nous met en garde contre l'abus que nous serions tentés de faire d'un tel exemple... Il se souvient de «cette nuit d'exaltation où il travaillait comme malgré lui»; mais il assure qu'il n'est pas nécessaire qu'une extrême activité cérébrale soit causée par un excitant physique. Bien!...

Ensuite, M. Poincaré voulut... je n'ose pas le dire... il voulut représenter ces fonctions qu'il avait établies, «par le quotient de deux séries». Ce n'est pas facile à entendre, je l'accorde. Retenons seulement ceci: il voulut faire une chose mathématique très extraordinaire. Cette idée était, en lui, «parfaitement consciente et réfléchie».

A ce moment-là, il habitait Caen. Un jour, il partit avec des amis pour une course géologique organisée par l'École des Mines. Diversion: les péripéties du voyage lui firent oublier ses travaux mathématiques. A Coutances, les voyageurs montèrent dans un omnibus, en vue de quelque promenade. Or, à l'instant où il mettait le pied sur le marchepied, l'idée subite le frappa, que les «transformations» dont il avait fait usage pour définir les fonctions fuchsiennes étaient identiques à celles de la géométrie non euclidienne.

Pour nos ignorances, n'est-il pas terrible de se dire qu'on peut monter en omnibus dans ces conditions-là? M. Poincaré monta en omnibus; et, abandonnant son idée, il se mit à la conversation des autres. Les autres ne savaient pas qu'il eût en réserve, dans sa tête, une belle idée qui, plus tard, fleurirait et serait féconde. Ils le regardèrent et ils causèrent avec lui, comme les autres jours, sans précautions particulières. Et lui non plus ne prenait pas de précautions particulières à cause de son idée, parce qu'il la savait en bonne place et que, tout de suite, elle lui avait donné le sentiment de la certitude. Il fit sa promenade; il accomplit jusqu'au bout cette excursion géologique qu'il avait entreprise.

De retour à Caen, il vérifia les résultats à tête reposée, «pour l'acquit de sa conscience». Ensuite, il aborda plusieurs questions d'arithmétique, qui ne donnaient rien et qui ne paraissaient pas liées à ses recherches antérieures. Insuccès. Et cet insuccès le «dégoûta». Donc, il alla passer quelques jours au bord de la mer et pensa à tout autre chose. Un jour, il se promenait sur une falaise. L'idée lui vint, brève, soudaine et certaine, que «les transformations arithmétiques des formes quadratiques ternaires indéfinies étaient identiques à celles de la géométrie non euclidienne». Les promenades de M. Henri Poincaré sont de terribles choses!...

Après avoir passé quelques jours au bord de la mer, il revient à Caen. Il réfléchit à sa trouvaille et il en tire les conséquences. Quelles conséquences!... D'idée en idée, il est conduit à un projet superbe. Il aborde, l'une après l'autre, toutes les fonctions auxquelles il a affaire. Il en fait le siège systématique. Il enlève, l'un après l'autre, tous les «ouvrages avancés»,—tous, sauf un qui lui résiste et duquel dépend le sort de la place. Cela résiste; l'assiégeant s'obstine: ses efforts ne servent qu'à lui «mieux faire connaître la difficulté». Et il déclare que tout ce travail était parfaitement conscient.

Mais alors, il dut s'occuper d'une tout autre stratégie. Il se rendit au Mont Valérien, pour y accomplir son service militaire. Désormais, il eut, comme il dit, «des préoccupations toutes différentes». Et on le devine au maniement d'armes. Seulement, tandis que son esprit conscient s'occupait d'artillerie, son inconscient n'oubliait pas du tout les fonctions fuchsiennes.

Un jour, il traversait le boulevard. Il était, en apparence, un militaire semblable à tous les militaires qui traversent un boulevard. Tout à coup, la solution de la difficulté qui l'avait tourmenté jusqu'alors lui apparut avec une clarté merveilleuse... «Je ne cherchai pas à l'approfondir immédiatement et ce fut seulement après mon service que je repris la question.»

Mais il avait tous les éléments du problème; il ne lui restait qu'à les assembler et à les ordonner. Il rédigea son mémoire définitif, «d'un trait et sans aucune peine».

Voilà les faits; et voici leur interprétation.

M. Poincaré sépare avec soin l'activité consciente et l'activité inconsciente—ou subconsciente—de son esprit. Des anecdotes qu'il a racontées, il résulte que la trouvaille est produite par un hasard vulgaire, par une circonstance à peu près insignifiante: la subconscience travaillait et l'œuvre apparaissait subitement.

Qu'est-ce que l'invention?... Elle ne consiste pas à faire des combinaisons nouvelles au moyen d'«êtres mathématiques» existants et déjà connus. Ce serait peu de chose et chose facile. Par exemple, le procédé de l'addition étant trouvé, il existe une infinité d'additions qu'on peut faire et qu'il n'y a ni invention ni intérêt d'aucune sorte à faire. Il faut choisir; inventer, c'est choisir.

Comment choisir? C'est le fait d'une «illumination subite»; M. Poincaré la considère comme le signe manifeste d'un long travail inconscient.

Mais le travail inconscient de l'esprit est soumis à de certaines conditions. Il est la récompense d'un travail conscient et volontaire. On ne le voit guère se produire et, en tout cas, il ne se produit d'une manière efficace que s'il suit une période d'efficacité laborieuse. Les «illuminations subites» n'arrivent qu'après des journées d'effort, journées pénibles souvent et d'autant plus pénibles qu'on a pu les croire infructueuses, journées pendant lesquelles, sans le savoir, on «mettait en branle la machine inconsciente», qui, autrement, n'eût point marché.

Après comme avant l'illumination subite, il faut une période de travail conscient: on en vérifiera la valeur, on en étudiera les résultats, on les ordonnera, on les rangera, on en déduira les conséquences. Ce sont les journées de récolte.

Concluons, provisoirement. Le moi inconscient,—qu'il est plus prudent d'appeler subconscient et qu'on appelle aussi subliminal,—ce moi dont l'activité merveilleuse échappe à notre connaissance directe, a un rôle considérable dans l'invention mathématique.

Il a un rôle considérable dans toute notre activité, un rôle perpétuel dans le quotidien détail de notre existence. Si nous étions réduits à l'aide que nous donne notre claire conscience, nous serions bien dépourvus!...

Alors, quelle situation n'allons-nous pas faire au moi subliminal? Ou, en termes plus modestes, quelle efficacité n'allons-nous pas attribuer à l'activité secrète, involontaire et quasi spontanée de l'esprit?

«Le moi subliminal n'est-il pas supérieur au moi conscient»? demande M. Henri Poincaré.

Oui, répondrais-je volontiers. Cette hypothèse, je l'adopterais: elle me semble concorder extrêmement bien avec les faits. De plus en plus, à mesure que les travaux scientifiques des psychologues donnent un plus grand nombre de résultats, nous apercevons mille raisons nouvelles d'abandonner la théorie cartésienne des idées claires et distinctes. Les idées claires et distinctes ne sont pas l'essentiel, mais seulement la rare et presque hasardeuse exception; et l'on chercherait dans l'inconscience (ou la subconscience) l'essence même de l'esprit.

M. Poincaré n'aime pas cela. Il n'accepterait cette hypothèse qu'à la dernière extrémité; il ne l'accepterait pas sans répugnance.

Je ne sais pas d'où vient sa répugnance. Il n'accorde pas au moi subliminal l'honneur de tout le travail: l'inconscient présente les phénomènes et la sensibilité choisit.

La sensibilité? En mathématiques?... Oui! Et, si l'on niait son importance, on négligerait donc «le sentiment de la beauté mathématique, de l'harmonie des nombres et des formes, de l'élégance géométrique»,—«véritable sentiment que tous les mathématiciens connaissent». Alors, les combinaisons utiles sont justement les combinaisons les plus belles.

Tel est, pour un Henri Poincaré, le mécanisme profond de l'invention mathématique. Il y a un attrait magnifique à entrer un peu dans le mystérieux secret du génie.


Arrivons à la philosophie générale.

Qu'avons-nous à faire ici-bas? La recherche de la vérité est seule digne de notre activité intelligente. On peut aussi se proposer de soulager l'humanité des souffrances qu'elle endure... Mais quoi? c'est là un idéal négatif; et, si notre activité ne devait que supprimer la souffrance humaine, le mieux et le plus expéditif comme le plus sûr serait de supprimer le monde. Or, une activité qui s'anéantit elle-même ne vaut rien. Avec une admirable tranquillité d'âme et une impérieuse rigueur logique, Henri Poincaré conclut: «Si nous voulons de plus en plus affranchir l'homme des soucis matériels, c'est pour qu'il puisse employer sa liberté reconquise à l'étude et à la contemplation de la vérité.»

Ces formules sont terribles, qui, en termes si simples, énoncent un devoir si impérieux, si occupant, si grave, qu'il emplit toute l'existence et n'y laisse aucune place pour l'amusement, le badinage, la tendresse et, enfin, le hasard!... Elles sont belles, de dogmatisme et d'abnégation.

Mais l'affaire devient tragique.

Voici, en effet, Pilate qui demande: «Qu'est-ce que la vérité?» Il faut, ici, qu'on réponde; quand on exige que la vie soit tout entière consacrée à la recherche de la vérité, quand on réclame ce sacrifice, il faut qu'on dise ce que c'est un peu que cette vérité.

Or, la vérité métaphysique n'a point encore donné de certitude; peut-être n'en comporte-t-elle pas. Quant à la vérité physique, on saisit quelques détails; mais, pour l'ensemble, elle apparaît comme étant sous la dépendance d'une vérité métaphysique qu'on ne réussit pas à posséder.

Reste la vérité mathématique, la seule qui se présente comme un absolu. Le scepticisme le plus acharné, celui-là même qui refuse sa créance à la méthode expérimentale autant qu'aux rêves intuitifs, admet la valeur intangible de la déduction mathématique. Soit un petit nombre de propositions évidentes, une juste dialectique en tire une chaîne de propositions nouvelles. Ce déroulement se fait selon d'incontestables règles. Et, d'abord, on ne voit pas trop où se glisserait le doute.

Ainsi, la vie humaine n'aurait pas d'autre objet que la recherche de la vérité; et, cette vérité, l'esprit humain la trouverait dans l'ordre mathématique.

C'est une vérité austère, étrangère à la réalité concrète, une vérité nue, dépourvue des agréments d'ici-bas, mais une vérité souveraine en son ascétisme autocratique.


Eh! bien, c'est, en fin de compte, cette vérité-là, qu'Henri Poincaré, son ami et son maître, va réduire à n'être plus qu'une opinion, je ne dis pas individuelle, mais humaine.

Pour que la vérité mathématique eût une valeur absolue, il faudrait que cette valeur absolue fût le caractère et des axiomes qui sont le point de départ de toute déduction mathématique et de la loi suivant laquelle est faite cette déduction.

Or, les axiomes ne comportent pas une autre signification que celle que leur donne l'évidence; l'évidence, c'est-à-dire la manière que nous avons de les regarder comme vrais. L'évidence implique un rapport: les axiomes ne sont pas évidents en eux-mêmes, ils sont évidents à nos yeux. En d'autres termes, l'évidence des axiomes dépend de nous, et non de chacun de nous, mais de la qualité même de notre réceptivité mentale.

Nous admettons—nous sommes naturellement obligés de l'admettre—que la ligne droite est le plus court chemin d'un point à un autre. Mais, concevez l'esprit humain sous la forme d'une punaise infiniment plate et qui se meut sur une sphère parfaite: alors, dit M. Poincaré, le plus court chemin d'un point à un autre sera, pour cet esprit, non pas la ligne droite, dont il n'a pas l'idée, mais l'arc de cercle. Et toutes les propositions qui dérivent de la ligne droite considérée comme le plus court chemin d'un point à un autre n'auront désormais qu'une valeur humaine, qu'une valeur relative.

Nous admettons que l'espace a trois dimensions, hauteur, largeur et profondeur; et toute la géométrie euclidienne est basée sur cette notion des trois dimensions de l'espace. Mais ce choix des trois dimensions n'est-il pas arbitraire?... «Quelqu'un, dit M. Poincaré, quelqu'un qui y consacrerait son existence pourrait peut-être arriver à se représenter la quatrième dimension...» L'empêchement, c'est l'éducation préalable que nous avons reçue.

Alors, demandez à M. Poincaré si la géométrie euclidienne est vraie. Il vous répondra que cette question n'a pas de sens. Autant, remarque-t-il, demander si le système métrique est vrai et si les anciennes mesures sont fausses. A la géométrie euclidienne il accorde une supériorité: elle est «plus commode» qu'une autre. L'esprit humain lui est plus favorable qu'à une autre. Mais contient-elle plus de vérité qu'une autre? Correspond-elle à une réalité quelconque?... Ces questions ne se posent pas: elles sont vides de signification.

Voilà, pour les axiomes et les principes de la vérité mathématique. Quant à la méthode, elle n'a pas une rigueur mécanique. Henri Poincaré conçoit la mathématique comme un art autant que comme une science. Il a montré qu'à son avis l'invention mathématique dépendait de la sensibilité autant et plus que du pur et simple raisonnement, et que l'imagination y collaborait de la manière la plus efficace.


Ainsi, le scepticisme de ce mathématicien atteint la substance même des mathématiques.

Il se défend d'un scepticisme véritable en faisant observer qu'il ne dit pas que tout cela soit le jeu de notre caprice individuel. Non; la vérité mathématique dépend de la structure de l'esprit humain, lequel est une réalité durable et générale. Tout de même, nous concevions la vérité mathématique comme un absolu, et la voici relative à «notre» science!...

Il y a quelque analogie entre la philosophie mathématique d'Henri Poincaré et la philosophie générale de Kant. Avant celui-ci, un David Hume et d'autres s'amusaient à montrer les antinomies de la raison, l'irréalité des principes métaphysiques. Avant Poincaré, des géomètres ingénieux, jonglant avec les possibilités rationnelles, organisaient à plaisir des géométries de paradoxe. Kant et Henri Poincaré ont transformé ces badinages en doctrine et, sceptiques qui s'efforcent de limiter le désastre, ils ont, en quelque sorte, déterminé, immobilisé en système la notion de la relativité universelle.

A cet égard, ils ne sont pas des sceptiques: ils sont les ennemis du scepticisme envahissant.


Mais, en dépit de tout, quelle aventure, si la vérité mathématique elle-même nous manque, elle que nous considérions comme le dernier refuge de notre certitude pourchassée!... Ce qu'on pourra nous dire de la valeur d'une réalité humaine ne nous consolera pas. L'expérience, nous le savions, ne nous transmet que des renseignements imparfaits, où intervient la qualité de nos sens; et ainsi nous savions que toute notre connaissance du monde sensible souffrait de cette tare essentielle. Nous n'avions pas beaucoup d'espoir de voir jamais une vérité métaphysique se constituer: ici intervient la qualité de notre raison, comme, dans la connaissance du monde expérimental, la qualité de nos sens. Mais il nous semblait qu'avec les simples, rudes et peut-être insignifiantes vérités mathématiques, nous touchions à un peu d'absolu. Eh! bien, non: ici encore, nous sommes emprisonnés et nos regards n'atteignent qu'à travers des vitres qui le déforment le spectacle des hypothétiques réalités.

Relisons maintenant ces lignes d'Henri Poincaré: «La recherche de la vérité doit être le but de notre activité; c'est la seule fin qui soit digne d'elle.»

Elles sont stoïquement belles, ces lignes.

A moins qu'alors on ne trouve que le badinage reprend ses droits et qu'il y a un aimable et judicieux recours dans la frivolité suprême de l'esprit.


MONSEIGNEUR DUCHESNE

La première fois que j'ai vu, il y a bien des années, M. l'abbé Duchesne,—il n'avait pas encore reçu le titre de Monseigneur,—c'était en Bretagne, pendant des semaines de vacances. Il passait les beaux jours de l'été dans sa maison natale de Saint-Servan: une maison basse et longue, bâtie de telle sorte qu'elle tourne le dos à la mer et aux vastes horizons pour regarder, de l'autre côté, un paysage plus précis et charmant, la tour Solidor et la jolie baie de la Rance. Retraite aimable et sage, pour qui se consacre à étudier le Liber pontificalis.

J'étais, à peu de distance de là, sur une plage où se trouvait aussi le savant parfait, l'impeccable commentateur de Saint-Simon, le délicieux Arthur de Boislisle. L'abbé Duchesne et Arthur de Boislisle étaient collègues de l'Institut. Pour aller déjeuner chez un autre de leurs collègues, Georges Perrot, qui était installé aux environs de Cancale, nous sommes partis, un matin. Il fallut prendre, à Saint-Malo, la diligence. Et il fallut grimper sur l'impériale, l'abbé Duchesne réclamant le grand air marin, la douce vue de la campagne bretonne et tout cet amusement d'une gaie promenade. Il fallut grimper, l'abbé Duchesne qui manœuvrait bien sa soutane, M. de Boislisle qui était le plus gracieux des géants, et moi qui les suivais.

M. de Boislisle m'avait dit:

—Vous verrez... Personne n'a autant d'esprit, personne n'est aussi amusant que l'abbé Duchesne!...

L'avouerai-je? cela m'avait mis en défiance; et, comme je ne tiens guère aux prêtres dont on vante les idées larges et la bonne humeur, je répondis:

—J'aimerais mieux un rude inquisiteur.

J'aimai beaucoup mieux l'abbé Duchesne!... Tout de suite, je subis le charme de la conversation la plus finement mesurée, la plus brillante avec le plus de modestie et de goût. L'abbé Duchesne nous raconta mille histoires. Il avait d'excellentes anecdotes relatives au très savant d'Arbois de Jubainville: le vieux et rude celtisant s'y dressait, érudit admirable, solitaire, dur et qui avait l'imagination d'un héros, figure aux traits vigoureux, âme violente, divertissante et noble. Tout le long du chemin qu'il y a de Saint-Malo à Cancale, l'abbé Duchesne nous enchanta. Ses propos avaient l'agrément d'une gaieté qui s'était fixé à elle-même ses limites et qui, pour y demeurer, ne s'efforçait pas; une gaieté naturelle et qui jamais ne contrariait l'exigence qu'il faut qu'on ait pour un prêtre; et pourquoi ne pas dire une gaieté de prêtre, cette allégresse que doivent, en effet, donner la pureté de l'âme et une sorte de sainteté?

Saint François d'Assise était plus gai que personne.

Et puis il n'y a rien de plus aimable et de plus touchant que l'exacte justesse du ton.


Quelques années plus tard, j'ai rencontré Mgr Duchesne à Rome, où il était déjà directeur de l'École française. Il gouvernait ses jeunes érudits avec une autorité douce, une bienveillance attentive, un soin paternel et magistral. Son prestige lui valait de régner sans peine.

Un jour, à peu de distance du palais Farnèse, je l'ai aperçu qui avait l'attitude d'un bon Samaritain. Voici. Le grand Mommsen était à Rome. Je me le rappelle comme un vieux savant, joyeux et bourru, ami des chopes ainsi que de la science et qui gardait, la gloire venue, les manières d'un étudiant germain. Il avait le visage rasé, des cheveux blancs qui, sur les oreilles, s'échappaient en touffes ébouriffées; derrière les lunettes, des yeux très vifs, perçants et durs; une bouche grande et fine, mobile, malicieuse et parfois méchante; le crâne très beau, solide et large. Il marchait, d'habitude, à petits pas secs; et il rudoyait tout le monde. Le grand Mommsen était venu à Rome pour travailler dans les bibliothèques. Seulement, les bibliothèques de Rome ne sont pas ouvertes sans cesse: au plus menu prétexte,—E chiuso, signor. Ce jour-là, imaginons qu'en l'honneur de quelque anniversaire royal ou bien pour quelque fête religieuse, les bibliothèques étaient fermées. Alors, Mommsen avait cherché le divertissement d'une promenade. Dans son pays, selon la coutume de chez lui, le bon Germain buvait pas mal de bière. Et, à Rome, ce jour-là, faute de bière, il avait bu pas mal d'orvieto ou de chianti. De sorte que Mgr Duchesne le trouva, dans les rues, qui ne tenait pas très commodément sur ses jambes, pour aller au palais Farnèse. Et je vis donc cette image exemplaire: Mgr Duchesne qui, de la main fortement serrée, avait pris sous l'aisselle le bras du grand Mommsen et menait l'imprudent.

Il faisait cela si gentiment que c'était plaisir de le voir.


Quand Mgr Duchesne posa sa candidature à l'Académie française, on disait qu'il avait trop d'esprit. Même, comme il était venu à Paris, pour ses visites, l'un de ses partisans lui conseillait de s'en aller le plus tôt possible:

—Croyez-moi, monseigneur, retournez à Rome!

—Pourquoi?

—Vous vous faites du tort...

—Suis-je si déplaisant?

—Vous êtes trop délicieux!

Il y a des candidats qui auraient d'autres motifs de ne pas se montrer.

L'esprit de Mgr Duchesne est célèbre. Et ses amis craignaient que l'éminent historien ne parût—comment dire?—trop spirituel pour un prêtre. Ses mots couraient Paris. Afin d'écarter ce péril, l'un de ses fidèles imagina de les raconter, certes, mais en les attribuant à un autre candidat: personne ne le crut!

Et bientôt, d'ailleurs, on connut la qualité charmante et juste de cet esprit qu'on redoutait.

Avouons-le, certains laïcs et divers incrédules sont extrêmement sévères en ce qui concerne la religion, la religion des autres; et ils sont fort exigeants, pour les prêtres. En somme, ils n'ont pas tort, s'ils rêvent d'un saint clergé qui rachète leurs imperfections et, par un grand effort, complète le total de sainteté dont le monde a besoin. Mais ils se trompent, quand ils se figurent que la religion doit être chagrine.

Elle ne l'est pas. Qui la pratique avec exactitude et sincérité a trouvé une admirable règle de vie: désormais, les jours et leurs travaux ont leur discipline et leur signification; la mort n'est pas une offensante et absurde menace; et l'on possède en provision les consolations les plus persuasives, qui même ne sont plus indispensables. Comment ne serait-on pas gai?

Je crois que les inquisiteurs étaient moroses: c'est qu'à la méditation pieuse ils ajoutaient nombre de soins politiques.

Mgr Duchesne, lui, n'a rien d'un inquisiteur.

Son visage est tout éclairé des joies sereines de l'intelligence. La fine bouche rit volontiers; les yeux aussi. Et toute la physionomie est aimable, enjouée. La moquerie même ne lui donne pas un air méchant.

C'est bien heureux,—parce que la moquerie est un genre où excelle Mgr Duchesne; seulement, quelle moquerie, légère, amusée, indulgente et qui trouve qu'en fin de compte tout cela n'est pas grave!...

Pour raconter des histoires, il est incomparable. Il a le sens du pittoresque et—ô prodige!—il n'en abuse pas. Il organise, rapidement, de petites comédies où le protagoniste a son rôle; et les comparses ne sont pas négligés. Et il y a des dénouements, à ses histoires: elles ont, sur la simple réalité, cet avantage. Et puis, le style,—tandis que la réalité n'en a guère.

Prédécesseur de Mgr Duchesne à l'Académie, le cardinal Mathieu commandait la déférence et incitait à la bonne humeur. Bref, l'Église aura, en notre temps, fourni à la compagnie que le cardinal de Richelieu fonda deux de ses membres les plus illustres et les mieux munis d'allégresse.

C'est un signe précieux; et l'on dit, au contraire, que les grands dignitaires de la maçonnerie sont la tristesse même, avec puérilité.


Il fallait parler de Mgr Duchesne avant d'énumérer ses travaux.

Toute son œuvre est animée de cette heureuse aménité qui le distingue. Seulement, le commentaire du Liber pontificalis, les Origines du culte chrétien et l'Histoire ancienne de l'Église, voilà des livres qu'on n'aborde pas sans inquiétude: l'on est, volontiers, si futile!... Mais l'inquiétude ne dure pas, si l'on est mené à de tels sujets par un guide si bien souriant.

L'érudition de Mgr Duchesne a tous les mérites. Elle vaut par son exactitude scientifique et par son art. Fidèlement soumise aux méthodes positives que les savants du dernier siècle ont inventées, scrupuleuse, attentive, elle ne néglige aucun des détails de l'enquête; elle n'accepte rien que l'évidence ne lui déclare et elle sait les différences qui séparent l'hypothèse et la vérité. Elle recourt aux textes et elle en fait la critique soigneuse. Mais elle évite l'erreur où d'autres se perdent: sa besogne préparatoire n'est pas tout son objet.

Nous avons de singuliers érudits: ils ressemblent à des architectes qui ne construiraient que les échafaudages. D'autres, après avoir édifié la maison, laissent subsister devant elle tout l'attirail de la bâtisse. Il est vrai que d'autres encore ont l'air d'avoir bâti sans prudence et comme au hasard. Ceux-ci font de mauvaise besogne; ceux-là ont beau nous inviter à contempler leur monument, nous n'en voyons ni l'arrangement ni les lignes. Mgr Duchesne est un architecte méticuleux; mais il enlève les échafaudages.

Son Histoire ancienne de l'Église se présente comme un récit continu, élégant. Les discussions critiques n'y sont pas; ou, mieux, elles n'y sont plus: seuls, en restent les résultats. Pareillement, l'auteur s'est abstenu de ces amples et périlleuses considérations auxquelles divers historiens attachent tant de prix, et qu'ils appellent philosophie de l'histoire, et qui les reposent un peu, et qui—si je reprends ma comparaison d'un architecte—leur servent, ici ou là, de trompe-l'œil.

Mgr Duchesne veut que l'histoire soit une science. Mais il a vérifié qu'elle est, en outre, un art. Si l'on n'a point cherché avec une opiniâtreté minutieuse les fragments de la vérité, qui sont épars dans le désordre universel, parmi les apparences fallacieuses, on ne fera rien qui tienne: c'est bâtir sans matériaux. Seulement, on ne trouve jamais que des fragments de vérité: il faut les classer et les joindre. C'est ici que doit se marquer le talent de l'historien. Il réussira s'il possède ce don particulier: le génie du passé authentique, l'imagination vraie.

L'œuvre de Mgr Duchesne atteste qu'il était pourvu de ces facultés originelles et qu'il n'a point redouté le labeur immense et subtil de l'érudit.

Mais le labeur, il le garde pour lui; il ne l'exhibe pas: ce qu'il montre, c'est la belle architecture.

Son œuvre est, ainsi, parfaite. Elle est solide et gracieuse, bien aérée, de lignes harmonieuses. Elle n'a point l'aspect rébarbatif et affreux qu'on trouve à divers écrits germaniques. Opus francigenum,—c'est du travail français.


L'histoire ancienne de l'Église est pathétique et variée, tumultueuse en apparence et logique en son développement profond. Elle est riche en épisodes, tourmentée du dehors par la haine et les persécutions, travaillée au dedans par les recherches aventureuses de l'esprit, par les hérésies, quelques-unes horribles, plusieurs splendides, toutes effarantes. Elle abonde en traits ravissants; elle est tragique; elle implique la grâce et la fureur. Et elle marche, d'une allure inégale, mais dominée par une volonté mystérieuse, implacable comme la fatalité et tutélaire comme une providence.

Aucun royaume de la terre n'a subi de plus formidables épreuves que le royaume spirituel de saint Pierre. Aucune idée humaine n'a été soumise à plus d'assauts furieux et astucieux que l'idée chrétienne. Et aucune cause ne réclamait d'être servie par de plus extraordinaires fidèles. L'histoire de l'Église est une alternance perpétuelle de triomphes et de désastres.

Mgr Duchesne a placé son ouvrage sous l'invocation d'Eusèbe de Césarée, lequel, au temps de Dioclétien, quand on brûlait à feu d'enfer les livres saints, quand on proscrivait les chrétiens ou bien quand on les contraignait d'apostasier, tout seul, lui, relégué dans une cachette, compilait la première histoire du christianisme.

Certes, on ne peut comparer l'écrit diligent mais un peu médiocre d'Eusèbe de Césarée avec l'œuvre superbe du nouvel historien de l'Église. Tout de même, et en dépit des dissemblances, les époques ont bien quelque analogie: les jours présents ne sont pas, pour l'Église, beaucoup moins sombres que ceux de Dioclétien. L'ère des tribulations n'est pas close. Mais, comme Eusèbe de Césarée ne désespérait pas, sans doute aussi faut-il penser que le chrétien qui a repris sa tâche d'annaliste a trouvé, dans l'exemple de jadis, la confiance de maintenant.

Du reste, l'Histoire ancienne de l'Église n'est pas un ouvrage apologétique. L'auteur ne se proposait pas de rassurer son lecteur et de l'encourager: il n'avait pour objet que la vérité, quelle qu'elle fût. Un historien qui, même en faveur de bonnes intentions, chercherait autre chose que la vérité manquerait à son devoir. Mais, la conclusion qui spontanément résulte des faits eux-mêmes, acceptons-la: elle exige notre assentiment. Et l'auteur n'a point à la formuler; il peut, si elle est satisfaisante, s'en réjouir.

Eh! bien, l'historien de l'Église a vu l'Église qui, malgré tout, triomphait; il l'a vue, en définitive, plus forte que tous ses ennemis épars ou conjurés; il l'a vue chancelante et qui ne tombait pas, mourante et qui ne mourait pas; il l'a vue invincible: et, quand il eut à écrire les origines chrétiennes, c'est, sans l'avoir voulu, mais après l'avoir constaté, le poignant prélude d'une pérennité qu'il entreprenait.

Alors, comment désespérer? voire, comment s'effrayer?

De là résulte, si je ne me trompe, la sérénité heureuse de cette œuvre pathétique. Elle n'est pas une lamentation sur des ruines, mais un chant de durée persévérante.


Un jour, M. Jules Lemaître nota la surprise que lui causait la gaieté de M. Renan. Et, là-dessus, M. Renan s'expliqua. Il trouva les plus adorables raisons, les plus fins prétextes. Ce fut charmant. Tout de même, diverses personnes aperçoivent plus nettement les sources de mélancolie qui jaillissent de la pensée renanienne, en minces filets plaintifs et chantants.

Mais la gaieté de Mgr Duchesne, qui s'en étonnerait? C'est un alléluia.


AMAN-JEAN

Certains artistes nous émerveillent par une puissance d'invention qui, à chaque instant, secoue l'idée que nous avions de leur talent. Ils nous émerveillent et, souvent, nous déconcertent. L'on se demande, avec un peu d'inquiétude, comment se peuvent organiser, dans un esprit, tant de notions, et si hétérogènes. Une telle fécondité, riche et tumultueuse, apparaîtra peut-être comme un prodige; à moins qu'un jour on n'y découvre le triomphe de la seule habileté. L'on hésite; on est tout près d'admirer: mais on se tient sur la réserve, si l'on est muni de prudence.

Tout autre est l'œuvre d'Aman-Jean, dès l'abord captivante et rassurante. Il y en a de plus variées, et de plus émouvantes par l'impétuosité de l'imagination, magnifiques par l'ampleur, amusantes par la fantaisie. Mais on aime, en celle-ci, l'accord de l'idée et de sa réalisation, des formes, des couleurs, de la qualité même de la peinture et de la philosophie ou du rêve qui s'y dévoile.


La philosophie d'un peintre?... L'on se méfie, à cause du piteux résultat que d'autres obtinrent, pour avoir mis leur palette au service d'idées abstraites, ou littéraires, ou sociales. Il est vrai que certaines idées, valables en elles-mêmes, ne s'accommodent pas d'être rendues par la couleur et la forme; et le principe excellent de la séparation des arts n'a pas d'autre portée, en somme. Mais ce fut le premier bonheur d'Aman-Jean, puisque ses aptitudes étaient d'un peintre, que sa conception des choses se traduisît naturellement en images.

Non en symboles. Peut-être fut-il sur le point de s'y tromper. On l'a vu d'abord l'un des exposants les plus distingués des salons de la Rose-Croix. Il y avait là du mysticisme, auquel se plurent, un moment, des âmes délicates et religieuses. Il ne s'y attarda point et s'aperçut de l'erreur qui résidait en cet art grêle, chétif, pauvrement idéologique. La vie, au contraire, l'attirait, et la réalité. De jour en jour on l'a pu suivre, depuis lors, qui acquérait un sentiment plus authentique de la beauté. Aux petites vierges étriquées, tenant de leurs doigts fluets un lis ou quelque fleur emblématique, il préféra les douces et savoureuses chairs que la lumière caresse. Son inspiration n'est pas sensuelle avec exubérance, mais voluptueuse en même temps que pensive.

Pudiques cependant, les épaules nues de ses femmes ont une grâce délicieuse; des étoffes qui les gardaient, elles sortent avec une câline désinvolture; on les sent jolies et fraîches, autant que rondes et blanches.

Il faudrait définir avec justesse la séduction de ces figures auxquelles donnent un charme nouveau la décence du maintien et la lenteur élégante du geste. Et, si la joliesse exquise des formes allait être touchante à l'excès, l'ingénuité du regard corrigerait la séduction trop vive.

Un regard presque enfantin, et qui ne pleure ni ne sourit, et qui, dans sa candeur, est grave. Rêve-t-il? ou contemple-t-il?... Ces yeux très purs se sont ouverts sur le vaste monde; ils n'en ont pas vu la laideur. On dirait que le spectacle d'ici-bas s'est ennobli, d'être vu par eux. Les choses ne sont pas telles ou telles, indépendamment de l'âme qui les suscite; et chaque âme fait un univers à sa semblance. Ainsi se purifie le monde, pour des yeux purs.

Ces jeunes femmes, le peintre les entoure d'un décor semblable à elles, d'une beauté simple et fine, de fleurs et de feuillages en guirlandes, de tranquilles paysages silencieux. L'ensemble est d'une sereine mélancolie, d'une grâce parée et d'une douceur délicate. Le rêve de Watteau est imprégné de plus de tristesse, étant plus fugitif et tout alarmé de l'attente des fins prochaines; la gentillesse en est inquiétante et la gaieté trempée de larmes. Ici, le recueillement et la paix, le calme des plaines enchantées, dans l'heureuse monotonie des heures claires.

La philosophie d'Aman-Jean,—un idéalisme conscient de lui-même et réfléchi,—transfigure la réalité selon le vœu d'une âme tendre et soucieuse d'harmonie, que les contrastes violents offenseraient.

Et il n'a point eu recours à des allégories compliquées, sortes de rébus. Seulement il a placé, au milieu d'ornements naturels et des parures que font, aux éclaircies des parcs, les flexibles rameaux des arbres variés, de jeunes femmes en qui fleurit la gracieuse beauté de ce monde sans joie.


Les plus anciennes œuvres d'Aman-Jean datent des alentours de 1880; et l'une de ses premières tentatives est un portrait de lui-même, antérieur aux cours de l'École des Beaux-Arts; l'on y remarque déjà une manière spéciale, un style. De grandes compositions vinrent ensuite, le Saint Julien l'Hospitalier du musée de Carcassonne, la Jeanne d'Arc du musée d'Orléans. Elles sont habilement conçues, bien agencées et de nature à édifier le public: ce peintre a démontré qu'il aurait pu, tout comme un autre, faire un peintre d'histoire, et mieux que tels autres.

Puis, il négligea «le sujet». Il ne crut pas indispensable qu'un incident quelconque, véritable ou imaginé, une anecdote, un épisode se trouvât représenté en chacun de ses tableaux. La plupart de ses tableaux n'ont pas de titre; et l'on serait en peine de leur en donner un: mais à quoi bon? Ils n'ont pas de «sujet»; cela ne veut pas dire qu'ils ne signifient rien. Seulement, ce qu'ils signifient, des mots ne le pourraient pas indiquer. Cet art n'est aucunement mêlé de littérature: pictural, il se suffit à lui-même, et quant à son mode d'expression et quant aux idées qu'il exprime. Il faut louer Aman-Jean de n'avoir pas, ainsi que d'autres, confondu des esthétiques diverses et, peintre, d'être un peintre absolument.

Et il est remarquable encore que, s'abstenant de tout ce qui ne constitue pas l'art même du peintre, Aman-Jean ne soit pas tombé dans cet autre défaut, l'inutile adresse. Il a su résoudre ce difficile problème d'une peinture pleine de pensée, et qui pourtant ne fût que de la peinture. Cette œuvre est harmonieuse.

Entre sa pensée et l'expression qu'il lui donne, nul intermédiaire d'une autre sorte que la forme et la couleur. En conséquence, sa «philosophie» est aussi bien dans ses portraits que dans ses autres tableaux. Ce n'est pas que, portraitiste, il sacrifie à d'autres soucis le personnage et l'utilise à des fins personnelles. Il veille,—autant qu'il le doit et comme il le doit,—à la ressemblance; du moins constatons-nous qu'il n'ôte pas leur caractère individuel aux figures qu'il peint: il leur laisse leur caractère et il le marque nettement. Tout de même, pour différentes qu'elles soient les unes et les autres, les jeunes femmes qu'Aman-Jean peignit sont, par l'élégance et la grâce un peu douloureuse, des sœurs: ainsi s'unissent heureusement les cas particuliers de l'univers, en un esprit qui a trouvé la formule de sa pensée.

Les portraitistes—je ne parle que des meilleurs, non de tels ou tels, en renom: leur malice est de bien imiter les riches étoffes, peluches et velours, failles, satins et soies de dames opulentes, les chefs-d'œuvre des couturiers—les portraitistes sont des psychologues; et le visage est, pour eux, le principal. C'est par la physionomie qu'ils indiquent le personnage. Aman-Jean, lui aussi, utilise la physionomie; et, dans le regard fixe et aigu, pensif et doux de ses figures, il a mis un rêve pénétrant. Mais sa philosophie ne se réduit pas à une psychologie. Ce qu'il a voulu rendre, avec son art, c'est une opinion plus générale, touchant cet univers dont la beauté s'est révélée à lui par l'heureuse combinaison des couleurs et la perfection des gestes.

Il ne conçoit pas un être comme isolé de toutes choses, ici-bas, par sa pensée; mais plutôt il admire, en cet être, l'expression synthétique et vive de l'univers, l'univers se pensant lui-même et conscient de sa beauté. Certaines femmes, privilégiées, réalisent tout le mystère de beauté qui est épars aux paysages, tant s'accordent leurs gestes lents avec les lignes naturelles, les nuances de leurs parures avec celles des horizons, et tant aussi leur âme silencieuse accueille le songe universel.


La couleur, dans les tableaux d'Aman-Jean, est mate et un peu voilée,—analogue, d'ailleurs, qu'il emploie ou le pastel ou l'huile. Peut-être, avec le pastel, obtient-il des tons plus variés, plus composites quoique bien unifiés, et arrive-t-il, en multipliant les touches diverses, à rendre l'atmosphère plus palpable et enveloppante. Mais, par un procédé ou l'autre, il recherche le même effet; et, son modèle, c'est la nature, doucement éclairée de lumière diffuse, qu'un ciel pâle et blanc tamise.

La couleur d'Aman-Jean, on la dirait, d'abord, un peu éteinte.

Quand il a plu, les nuages dégonflés se fondent et, assemblés, se tendent en écran pour amortir les rayons trop durs du soleil. Alors surtout la campagne est charmante; et alors seulement y est discernable l'infinité merveilleuse des nuances. Les vives soleillades, au contraire, allument ici et là des couleurs gaies, éveillent des reflets puissants, accusent des reliefs, par le rude contraste de l'ombre. Cette lumière très intense, on peut l'aimer. Mais pour elle-même. Et l'on doit accorder que, trop exubérante, elle ne joue pas très bien son rôle de lumière, qui est seulement d'éclairer la surface colorée des choses. Elle veut qu'on l'admire et, orgueilleuse, elle exagère ses effets. Sous l'excessif éclat de la lumière, la couleur disparaît: il n'y a plus, dans tout le paysage, que la lumière impétueuse, fantasque, épanouie. Que la nature est mieux visible en son détail délicat et nombreux, si le ciel se couvre, non de nuages lourds et opaques, mais de buée légère et diaphane et si la lumière, adoucie ainsi, se répand en ondes égales, pures, tranquilles! Les couleurs, toutes, se révèlent, sans que les unes soient offusquées par la trop vive ardeur des autres; chacune d'elles est en valeur, se montre sans outrecuidance et compose avec ses voisines une juste et belle harmonie. Alors, il n'y a pas de nuances perdues. Et c'est l'image d'une âme apaisée qui, n'étant pas accaparée par quelque passion trop exclusive, s'épanouit.

Ces colorations mates et voilées auxquelles se plaît Aman-Jean, c'est à la nature qu'il les emprunte; et l'artifice ingénieux de sa palette il l'apprit de ces paysages qu'une lumière discrète éclaire doucement.

Aussi son œuvre donne-t-elle un plaisir de silence et de recueillement. Elle est toute imprégnée de la tranquillité pensive de la nature. Et elle enseigne une morale de sérénité, de calme, de lucide rêverie.

Mais, s'il aime les demi-teintes et les nuances fines, sa peinture n'est pas fade ni terne. S'il évite la crudité de certains tons, c'est afin que tous aient leur place dans l'ensemble; et il ne veut en sacrifier aucun. Les couleurs sont franches et peuvent même sembler hardies.

Elles sont très exactement celles de la nature.

Les peintres n'évitent pas toujours le défaut de n'imiter point la nature, mais une idée de la nature, que les artistes précédents ont instaurée, qui peu à peu s'écarte davantage du premier modèle et finalement devient une manie ennuyeuse. Ou bien, s'ils réagissent là contre, c'est au moyen de telles inventions hasardeuses, chimériques, sans rapport avec nulle réalité ingénument perçue. Aman-Jean, lui, est libre; et l'on ne sent pas qu'il ait fait un effort pour se libérer.

Il a des roses délicieux qui proviennent des bruyères drues sur les landes; à la fin de l'été, elles roussissent et leurs teintes carminées se mêlent de chaudes rouilles. Son vert est celui des oliviers ou des mousses; et des jaunes de genêts pointent parfois dans ces nuances. Quant à ses violets, à ses mauves bleutés ou assombris, il les a pris à l'écharpe de brume qui traîne aux horizons.

Toutes ces couleurs, il les combine sans timidité. Il est audacieux, désinvolte, mais non paradoxal. Il ne veut pas déconcerter; les couleurs se fondent, dans ses tableaux, comme, dans un paysage, l'extraordinaire variété des teintes.


Le dessin d'Aman-Jean, la sinuosité des contours et les gestes des personnages n'ont ni emphase, bien entendu, ni préciosité. Nulle affectation de simplicité, non plus. Il n'a pas réagi, comme d'autres, contre l'habituelle mimique des écoles au moyen de cette gaucherie qui n'est pas dénuée d'agrément, mais qui est un petit stratagème provisoire.

La grâce des gestes, pour lui, provient de leur aisance que rien n'entrave; ils ne réclament pas une tension volontaire des muscles et ils ne répondent pas à un vœu subtil d'élégance. Ils sont les gestes les plus spontanés d'êtres souples et beaux qui se meuvent avec facilité. Les corps s'inclinent sans mollesse; les bras se courbent, s'arrondissent et, par les mains fines, se joignent: et ils n'ont pas de lassitude, mais aucune activité violente ne sollicite leur énergie. Et les flexibles cous soutiennent l'ovale délicat des visages.

Pour laisser aux gestes leur agilité naïve, Aman-Jean pare ses jeunes femmes d'étoffes légères qui ne se cassent sèchement ni ne s'éploient ainsi que de lourds brocarts. Il ne veut pas que le vêtement vaille par lui-même et substitue l'éclat de sa richesse aux belles ou aimables lignes des membres qu'il cache et ne dissimule pas. Le vêtement qu'il peint est chaste, mais docile au corps, à sa forme, à ses mouvements.

Aux époques de décadence,—et c'est-à-dire quand les peintres ne font plus d'autre effort que de virtuosité, suppléant à la pauvreté de leur génie par l'adresse de leur travail, au seizième siècle italien par exemple,—la magnificence des plis est la grande recherche des artistes. Ils les font amples et symétriques, nullement motivés par le corps qui est dessous ni par le poids des tissus. Ce sont des tissus empesés, sans doute, ou plutôt des tissus théoriques, indifférents aux lois de la pesanteur; et, quant au corps qui est dessous,—il n'y a pas de corps dessous!...

Aux époques archaïques ou bien aux époques de réaction qui souvent, pour se délivrer d'un insupportable usage, recourent à des esthétiques plus anciennes, on évite le fol excès des draperies en plissant l'étoffe, en la serrant strictement contre le corps.

Aman-Jean ne procède ni d'une façon ni de l'autre: il ne commet pas l'erreur des décadents; mais il ne s'astreint pas non plus à l'extrême rigueur des primitifs. Avec une heureuse liberté, il arrange agréablement les robes de ses jeunes femmes, afin que plis et nuances fassent une harmonie. Il préfère parfois des lignes un peu singulières, des courbes qui ondulent comme, au vent, des écharpes. Le regard les suit et s'amuse de telles sinuosités, analogues à celles d'une pensée qui baguenaude et analogues aux détours d'un rêve.


MAURICE DONNAY

Il y a en lui tant de contrastes et il passe d'un extrême à l'autre par tant de nuances nettes et imprévues qu'on a peine à fixer sa ressemblance.

En habit vert, coiffé d'un bicorne à plumes, l'épée au côté, il est magnifique; il a l'air d'un maréchal d'Empire. Mais il sourit,—de la bouche, des yeux, de tout le visage:—et il a l'air d'un enfant.

Je ne sais pas comment eût fait son portrait un Holbein, qui, dans une abondante synthèse, assemblait toute la diversité nombreuse d'un caractère; mais je me figure volontiers La Tour de Saint-Quentin multipliant ses différentes images, ses moments successifs et consacrant chacun d'eux.

Cette variété est harmonieuse. On en cherche l'unité: on la trouve dans une gentillesse d'esprit dont le charme est délicieux.


L'œuvre de Maurice Donnay a le même aspect que lui et comme la même physionomie. Elle est éclairée d'une changeante lumière qui en modifie à l'infini les apparences. Elle s'égaye ou s'attriste ainsi qu'un paysage où se révèle le jeu du soleil et des nuages. Elle va du rire aux larmes et puis revient au rire par de délicates transitions.

Et elle est à la fois gracieuse et forte. Les agréments qu'elle a, ses finesses jolies n'empêchent pas qu'elle ne soit puissante.

Car Maurice Donnay, avec ses façons un peu nonchalantes d'abord, mène bientôt sa comédie au drame, vigoureusement; à un drame pathétique où se mêlent, se heurtent des idées, des sentiments, des intérêts, où s'affrontent des individualités; à un drame parfois si rude qu'il laisse une impression d'angoisse.

Ce drame éclate comme un fracas d'orage; mais il est venu lentement. Il s'est préparé sans hâte. Ainsi, par les jours chauds d'été, l'atmosphère s'alourdit peu à peu; on voit les nuages arriver les uns après les autres, s'accumuler, former la menace des catastrophes. Et, avant que ne se déchaînât la tourmente, il faisait beau, les fleurs embaumaient, les routes étaient engageantes; ou bien les jardins éployaient tout le luxe de leurs massifs, de leurs plates-bandes, de leurs ombrages frais, de leurs bosquets doux au repos, de leurs allées favorables à la promenade. A peine devinait-on que l'air se chargeait de tempête.

Maurice Donnay ne se presse pas d'appeler la péripétie. On dirait qu'il baguenaude; et pas du tout!...

D'autres écrivains dramatiques nous mettent tout de suite en plein drame. Ce n'est pas sa manière. Plutôt, il laisse le drame venir. Il veut que nous en ayons senti l'approche; et le spectacle qu'il nous donne est bien celui de l'insidieuse réalité.

Il veut aussi que nous connaissions les personnages avant de nous attendrir sur les calamités qui les frappent. Ainsi, ce n'est pas de l'événement tragique que nous serons émus, effarés, affligés, mais du sort de quelque héros ou de quelque héroïne. Le drame qui surgit ne nous apparaît pas comme une invention, comme une combinaison d'éléments abstraits; c'est une aventure concrète et plus touchante à cause de son analogie avec l'exacte vérité de la vie.

Voici l'Autre danger. C'est l'histoire d'un homme qui aime et la mère et la fille, l'une après l'autre et à peu d'intervalle l'une de l'autre. Il était l'amant de la mère, il devient le mari de la fille; il est donné par la mère à la fille. Singulière aventure!... Tel est le drame. Or, le drame tient dans le quatrième et dernier acte, dans une partie du quatrième et dernier acte. Les trois premiers sont des actes de préparation; et ce n'est pas le dénouement qu'ils préparent: c'est nous.

Au premier acte, Mme Jadain retrouve un ami d'enfance qui jadis eut pour elle de la tendresse; nous n'avons pas de peine à deviner qu'ils s'aimeront bientôt, qu'ils s'aiment déjà, qu'ils seront amant et maîtresse. Même, cela nous plaît et nous l'approuvons, de tout notre cœur qui en a vu bien d'autres. Au deuxième acte, ils sont en effet cette maîtresse et cet amant; et ils le sont avec une remarquable ferveur. Nous les félicitons; nous approuvons qu'une tendresse veuille ainsi résister au temps méticuleux. Mais nous apercevons que Madeleine, fille de Mme Jadain, n'est pas sans éprouver un petit sentiment pour son grand ami Freydières, l'amant de Mme Jadain. Est-ce de l'amour ou de l'amitié? Un gentil sentiment, qui a l'adresse de nous émouvoir afin de ne pas trop nous choquer tout à l'heure, quand il sera caractérisé violemment. Au troisième acte, plus de doute: Madeleine aime d'amour ce Freydières qui, du reste, n'est pas une insensible brute. Mais le hasard d'une conversation qu'elle surprend, au bal, indique à Madeleine que Freydières est l'amant de Mme Jadain. Elle se trouve mal; on l'emmène. Quatrième acte: Madeleine est malade; on le serait à moins. Mme Jadain ne tarde pas à découvrir le secret de cette maladie mystérieuse. Il importe de sauver Madeleine; elle lui jure que ce n'est que calomnie. La preuve? Eh bien, elle lui donne Freydières.

Si, tout de suite, un dramaturge nous montrait une femme qui donne son amant à sa fille, nous dirions, tout bas, à ce dramaturge:

—Ah! mon ami, faut-il que les sujets de pièces deviennent rares, pour que vous ayez dû inventer une telle machine! Cette femme ne m'intéresse pas; vous l'avez imaginée à grand'peine. Elle me dégoûte un peu; et je ne veux pas la connaître: on ne connaît que trop de monde!...

Seulement, Maurice Donnay nous l'a présentée sans nous avertir de ce qu'il adviendrait. Il avait l'air de ne pas le savoir lui-même. Et, elle, assurément, ne le savait pas. Ce Freydières était amoureux, gentil. Gentille aussi, Madeleine. Et comment n'être pas sensible à cet amour d'une petite fille? Et puis, comment n'être pas sensible à l'immense douleur d'une femme qui doit soudain choisir entre son amour de maîtresse et son amour de mère? Elle est plus mère que maîtresse; elle se sacrifie: et ce n'est pas cynique, de se sacrifier. Madeleine accepte le sacrifice, parce qu'elle ne le comprend pas: elle est aveugle, comme qui aime. Et ce Freydières, égoïste et mol, que dire de lui, sinon qu'il est bien masculin? Quand sa maîtresse lui dit: «La vie est finie pour moi, elle continue pour vous; vous oublierez et je me résignerai», il ne sait que répondre. Et il répond, avec une douce naïveté: «Tout de même, notre part n'est pas égale!» C'est vrai. Il ajoute: «Je vous vénère...» C'est ce qu'il a de plus facile à faire; il est d'une lâcheté innocente, qui révèle un homme.

Si nous acceptons ce dénouement, si nous accueillons ce drame, c'est que, durant trois actes et demi, Maurice Donnay nous y a conduits. Il nous y a conduits par les chemins nombreux, divers et lents, que prend la vie pour nous mener où elle veut. Ce n'est pas tout de go qu'on arrive à une folie. Après maints détours, lorsque nous avons aperçu de loin la folie et lorsque nous l'avons regardée assez pour qu'elle nous devînt familière, elle ne nous étonne plus; et la voici: nous l'acceptons, nous l'attendions.

Maurice Donnay semblait nonchalant; il s'attardait à maints dialogues. La vie aussi semble nonchalante d'abord, jusqu'au moment où elle se dépêche: et, alors, rien ne lui résiste. Maurice Donnay, en somme, traite son spectateur comme la vie les pauvres gens.

Et la vie, alors, a l'air de leur dire:

—Vous voyez bien que ce n'était pas si difficile. Vous voyez bien que votre dogmatisme moral n'a pas si mauvais caractère; vous n'avez pas d'entêtement et je ne suis pas brutale sans précaution. Vous voyez que le pauvre cœur humain, sensible et tendre, aime comme il peut, à tort et à travers, sans qu'il faille s'en indigner, car à quoi bon? puisqu'il est ainsi fait.

C'est aussi ce que Maurice Donnay dit à son spectateur; ou c'est la vérité qu'il lui insinue avec prudence, imitant les subtiles adresses de la vie. Ces remontrances sans noblesse, nous les relèverions peut-être avec humeur, si nous n'étions vaincus d'avance, émus, troublés par une dialectique abominable et délicieuse, d'un charme infini, d'une scandaleuse et ensorcelante vérité.


Il n'y a pas de thèses dans le théâtre de Maurice Donnay. Ses personnages ne songent pas à être des symboles. Mais il y a, dans ce théâtre, des idées, comme il y en a dans le tumulte quotidien de l'aventure humaine; des idées que le philosophe ou l'historien pourra grouper, réduire en système, organiser en doctrine. Maurice Donnay n'assume point cette tâche. Il ne prétend qu'à décrire les mœurs de notre temps; il abandonne à d'autres le soin de les juger, de les flétrir et, si un tel espoir se présente, de les améliorer.

Cependant, il mérite le nom de moraliste, pour avoir étudié la folie de son époque et pour l'avoir signalée, montrée par le menu, expliquée. Cela, il l'a fait avec une lucidité singulière.

Il est plus hardi que d'autres, mais sans violence vaine. La démoralisation d'aujourd'hui n'a pas de peintre plus attentif.

La riche, l'opulente époque, pour un observateur! Beaucoup de vieux principes ont reçu le dédaigneux surnom de préjugés: ils tombent en désuétude. Alors, libres, les individualités se soulèvent terriblement; animées de toutes leurs concupiscences, elles s'agitent. Une joie dangereuse les a prises, un zèle d'esclaves échappés.

Ces anciens esclaves, et qui sont esclaves encore, et qui le seraient déjà par l'excès du plaisir que leur fait leur liberté récente, les hommes et les femmes d'à présent, les personnages de Maurice Donnay gardent, plus ou moins vif, le souvenir de la discipline rompue; les uns conservent des remords, d'autres seulement des scrupules, d'autres un peu de timidité; et la lutte de leurs égoïsmes déchaînés trahit quelque embarras, une sorte de maladresse.

Époque d'inquiétude!... Maurice Donnay l'épie; et je le vois qui la regarde, qui en suit les incidents avec ses yeux mobiles, curieux, tendres et rieurs; ses doigts frémissent d'une espèce d'impatience, à cause de la prodigieuse diversité du spectacle.


Quand il publia le Retour de Jérusalem, il écrivit une préface, et ravissante, pour démontrer qu'il avait été impartial. Impartial, ni plus ni moins!...

Ah! qu'est-ce que l'impartialité? Ponce-Pilate, homme narquois et intelligent, demandait: «Qu'est-ce que la vérité?...» Cette formule de tout scepticisme ne lui fait pas un grand honneur, parce qu'il avait, le jour où il la trouva, son métier de juge à ne point négliger. Il le négligea; et les choses se passèrent comme s'il eût été un dogmatiste. C'est l'inconvénient du doute: on ne décide rien; mais la vie n'attend pas et décide.

Qu'est-ce que l'impartialité? Une attitude d'esprit peu commune. Si peu commune qu'en fin de compte on en parle souvent et, quant à la garder, c'est une autre affaire.

Les petits garçons qui boudent refusent de dire qu'ils préfèrent aux confitures le sucre d'orge, ou réciproquement; ils savent très bien ce qu'ils aiment le mieux. Du reste, ils accepteraient les deux gourmandises, à moins que peut-être ils n'eussent plus du tout faim.

Il y a encore l'âne de Buridan. Cet âne fut placé entre deux bottes de foin tout à fait pareilles, également fraîches et appétissantes. On prétend qu'il mourut d'inanition, faute d'avoir pu se résoudre à choisir l'une ou l'autre. Il fut la victime d'une merveilleuse impartialité.

Seulement, cet âne est emblématique. Les philosophes d'autrefois utilisèrent cette allégorie pour leurs subtiles disputes. Les autres ânes mangent, qui la botte de droite et qui la botte de gauche; et, la seconde botte, il la faut retirer, pour qu'ils ne la mangent point ensuite. C'est qu'il n'y a pas ailleurs que dans les imaginations des philosophes deux bottes de foin toutes pareilles; et c'est encore qu'un chacun se sent porté, qu'il le veuille ou non, plutôt vers la droite ou plutôt vers la gauche par un instinct secret; et c'est enfin qu'il faut bien prendre un quelconque parti, quand on est en présence d'une alternative impérieuse. Que faire?...

Nous serons impartiaux plus tard, après décès. Provisoirement, non. Certains bouddhistes le sont déjà, paraît-il, certains fakirs; on le raconte. Ces personnages ont réduit leur vie à presque rien. Du moins préfèrent-ils aux agréments d'ici-bas le nirvâna. Mais l'impartialité est justement le contraire de vivre.

Impartial, comment l'être, ô Donnay? Votre sagesse vous engage à ne pas adopter des façons violentes, une intrépidité de jugement qui n'est pas dans votre nature; mais vous aimez beaucoup trop la vie pour renoncer à vivre. La finesse de votre vue permet que vous aperceviez la multiplicité des attributs qui rendent chaque chose un peu laide et surtout ravissante. Je me figure que vous ne détestez rien ni personne: pourquoi limiter son plaisir? Mais vous aimez encore mieux ceci que cela, cela que ceci, n'est-ce pas?...

Michel Aubier, du Retour de Jérusalem, n'est pas un héros. Il a vu la fin de l'Empire, les fêtes du Quinze-Août, les barricades, les crinolines et les blouses blanches. Du reste, il n'a pas dû en conserver un souvenir très rigoureux, car il avait peu d'années lorsque fut proclamée la République. Ensuite, il a vu, sur les édifices de l'État, ces mots superbes de liberté, égalité, fraternité; alors, il s'étonna d'observer qu'il y avait toujours trois classes dans les wagons de chemins de fer. Il a grandi sous la présidence de M. Thiers et du maréchal de Mac-Mahon: il a vu naître les mots en iste et les mots en ard,—les uns respectueux, les autres méprisants,—qui désignent le parti auquel on appartient et le parti auquel on n'appartient pas. Il a vu des contradictions un peu partout, dans les faits sociaux et en lui-même. Il s'est aperçu qu'on a du mal à juger de tout en parfaite logique. Comment serait-il devenu, dans ces conditions, un fanatique, un énergumène ou un saint?

Il n'est rien de ce genre. Sceptique? Oui. Mais il a ses préférences. Il a cherché dans Sirius, un instant, «les raisons supérieures d'une indifférence séduisante». Ensuite, ayant à prendre des résolutions, il s'est fié doucement aux conseils de sa sensibilité propre.

Et nous ne sommes pas des logiciens dogmatiques, ô Donnay. Si nous en étions, il y aurait là, de la part d'hommes qui ont vu ce que nous avons vu, disons une espèce d'effronterie. Mais, plus nous a déçus la dialectique, nous et votre Michel Aubier, plus nous serions capables de devenir, si l'on nous aidait ou bien si l'on nous ennuyait, des dogmatistes en réalité. L'incertitude où nos pères nous ont laissés, quand ils ont démoli la vieille maison devant que d'en bâtir une autre, cette incertitude nous a quelque temps amusés, comme la vie de bohème divertit tous les beaux vingt ans. Puis elle nous sembla périlleuse. Nous sentons que notre doute, charmant si l'État est fort, se transforme en une menace dans l'État faible. Nous ne voulons pas être dangereux. Et c'est ainsi que nous désirons d'être vaillamment protégés contre nous-mêmes; c'est ainsi que nous désirons de voir réalisées en légitime et valable énergie, hors de nous, nos prédilections les plus réfléchies; c'est ainsi que nous sommes délivrés de notre scepticisme et d'une élégante impartialité.


Les personnages de Maurice Donnay sont un peu méprisables, souvent. Et ils sont, en outre, dignes de compassion, car ils ne savent ce qu'ils font. Maurice Donnay a pitié d'eux. Il n'abuse pas de leur faiblesse pour les tourmenter; il ne les pousse point à la caricature, le portrait suffit; il ne complique pas leur châtiment, il n'aggrave pas leur «douloureuse», la vérité suffit.

Malades de la volonté qui s'exalte ou qui s'atténue, les pauvres êtres souffrent plus que ne l'exigerait leur faute, qui est la déraison.

Leurs guides les ont abandonnés.

Et, parmi eux, il se révèle de magnifiques courages, parmi les femmes principalement, des dévouements subtils, des finesses de goût, des délicatesses de pensée attrayantes.

Maurice Donnay a pitié d'eux; il a, pour eux, cette douceur, en ne les excusant pas, de les expliquer; c'est presque autant de bienveillance.

Il est, en son œuvre, le confesseur, le confident habile des petites femmes d'aujourd'hui; et il connaît leur imprudence, leur esprit, les détours de leur conscience qui est tout à la fois malicieuse et ingénue. Il sait que leurs aventures tournent, le plus souvent, à la mésaventure. Et il ne dit pas qu'elles aient eu raison de pécher; mais il les plaint d'en avoir eu, ensuite, mille ennuis.

Dans la touchante Vie de la princesse de Poix, la vicomtesse de Noailles a écrit: «Mon Dieu, qu'on est injuste pour ce temps-là! Que la société distinguée était généreuse, élevée, délicate! Que de solidité dans tous les liens! Que de respect pour la foi jurée, dans les rapports les moins moraux!»

Je ne sais pas si Maurice Donnay décernerait exactement cet éloge aux amoureuses d'à présent, qui sont les héroïnes de ses comédies. Ou bien, je ne le crois pas. Nos chères contemporaines, telles que Donnay les a peintes, sont un peu trop frivoles pour que le respect de la foi jurée soit justement ce qui ennoblit leurs divers essais de vivre.

Elles sont, quelques-unes, bien irréfléchies; d'autres, si imprudentes qu'elles vont aux catastrophes sans y penser; d'autres, si enfantines qu'on a pitié de les voir en de si périlleuses aventures; d'autres, mieux capables de savoir qu'elles ne sont pas raisonnables: mais alors, elles cèdent pourtant à leurs velléités.

Maurice Donnay les a regardées avec une curiosité amicale. Il les a vues différentes entre elles, plus ou moins gaies, plus ou moins effarées, plus ou moins gentilles, mais toutes, si je ne me trompe, soumises à leur sensibilité.

Ce qui leur manque le plus, pour être des saintes,—car la sainteté n'est pas inconciliable avec l'erreur,—c'est le remords. Le remords peut diviniser la faute; il peut aussi la rendre plus perverse.

Les héroïnes de Maurice Donnay ne sont pas divines; elles ne sont pas perverses non plus. Elles sont touchées de l'amour, avec candeur. Si elles luttent, ce n'est pas contre l'intangible éthique, mais contre les multiples difficultés de l'existence. C'est moins noble, ce n'est pas moins pénible ni dangereux.

Nos chères contemporaines—j'entends celles qui entrent naturellement dans une comédie ou dans un drame—sont ultérieures à de grands bouleversements de la pensée française. Les politiques qui ont l'air de ne songer qu'au gouvernement des peuples et les philosophes qui ont l'air de ne méditer que sur l'absolu ne savent pas la lointaine influence qu'ils ont sur de futiles et gracieuses destinées. S'ils le savaient, peut-être n'oseraient-ils plus guère politiquer et philosopher. Mais, avec leurs discours ennuyeux à entendre et leurs livres impossibles à lire, ils transforment redoutablement les petites femmes.

Les amoureuses de Maurice Donnay sont venues au monde, et puis au demi-monde, après que des doctrinaires inconnus d'elles avaient secoué ou anéanti les principes de naguère.

De là, en elles, une sorte d'ingénuité qui n'est pas la pureté même et qui a un charme périlleux.

Maurice Donnay les aime beaucoup. Il ne leur est ni méchant ni sévère. Il leur trouve une poésie qui vient de leur futilité, de leur complaisance à vivre et de leur courage innocent.

Il y a autour d'elles de graves événements qu'elles ignorent, des combats d'idées où elles ne sont pas admises, des chutes de philosophies et des créations de systèmes où elles se figurent qu'elles ne sont pas intéressées. Et, attentives à l'émoi de leurs tendres cœurs, elles vont et viennent, aiment et n'aiment plus, avec une intrépidité ravissante, avec une jolie fierté à la française.


Maurice Donnay a bien vu la douleur de son temps. Et il n'est pas un pessimiste; on peut s'en étonner.

Un optimiste?... Non plus. Il n'est pas excité à l'optimisme par la confiance des jours qui viennent. On ne saurait le confondre avec ces annonciateurs des temps nouveaux qui, parmi les tristesses contemporaines, discernent le présage d'un bel avenir. Certes, non!... Mais il trouve de l'agrément à notre époque.

Jamais la vie n'a été plus ardente, plus variée et pittoresque, plus digne d'amuser qui participe à ses abondantes merveilles ou qui simplement la regarde.

Maurice Donnay s'amuse de ce qu'il voit.

Après que les philosophes ont échoué dans leur entreprise opiniâtre et téméraire, on peut se désespérer, ou bien on peut considérer qu'un malin badinage se substitue agréablement aux systèmes. Renan s'est demandé si, quelque jour, un ballet ne résumerait pas la suprême philosophie.

Notre époque désordonnée a vu naître une fantaisie charmante; une fantaisie brave, une élégance de la pensée qui, pour le moraliste, ne vaut assurément pas la sainteté, mais a bien de l'attrait.

C'est une sorte de gaieté mélancolique, qui a poussé dans les misères d'aujourd'hui comme apparaît une fraîche fleur parmi des ruines.

Cette fantaisie, personne ne l'a mieux sentie, aimée, favorisée, recommandée que Maurice Donnay. Elle est sa poésie et la poésie de son œuvre. Elle en est la séduction et l'une des beautés.

Les comédies de Maurice Donnay ont quelque analogie avec l'Embarquement pour Cythère de Watteau, comme ce temps-ci a peut-être quelque analogie avec le temps où Antoine Watteau florissait. Les personnages de l'Embarquement pour Cythère ne sont qu'au premier aspect des princes charmants et des dames de féerie. Regardez-les mieux: vous verrez des gens beaucoup plus pareils à la réalité, des gens qu'on imagine sans peine cupides, acharnés, vulgaires et tels que l'humanité moyenne. Mais une atmosphère de volupté rôde et les enveloppe. Ils sont dupes de l'heure et dupes de leur émoi. En cette fin d'un bel après-midi, à cette minute exquise et furtive qui précède le crépuscule, tandis que les branches, qui bientôt s'appesantiront dans le silence nocturne, sont encore remuantes et frissonnantes, une galère d'or les attend et les tente; elle portera vers l'île de l'amour les belles écouteuses, mi-consentantes, hésitantes, et les amants enjôleurs.

Les personnages de Donnay leur ressemblent; et aussi le décor de fête galante où il les place volontiers ressemble au tiède rivage de l'Embarquement.

Antoine Watteau eut le titre de «peintre des festes galantes». Donnons le même titre à Maurice Donnay, peintre de nos fêtes galantes; fêtes suivies de douloureuses redoutables; fêtes où la mélancolie est voluptueuse; fêtes d'oubli, de sensualité, de gaieté; fêtes tragiques et plus douces.


SAINT-MARCEAUX

On connaît la délicieuse et l'édifiante histoire du «Tombeor de Nostre-Dame». Elle est fort ancienne et remonte à une époque où la Vierge multipliait ses doux miracles. Ce «tombeor» était un mauvais garçon qui, sur les places, faisait des tours d'adresse et de force et qui, en outre, commit des larcins: il mérita d'être pendu. Seulement, sur les places, quand il travaillait afin de gagner sa vie, il avait soin d'exécuter toutes les fois un tour, et le plus beau, pour lequel il ne quémandait pas: ce tour, il le dédiait à Notre-Dame. Alors, le jour qu'il devait être pendu, Notre-Dame de gratitude et de bonté suscita un mannequin; le mannequin eut la corde au cou et le «tombeor» la vie sauve.

Il n'y a que de sots mécréants pour dire que Notre-Dame se repose et a cessé d'accomplir des miracles. Comme le «tombeor», elle a sauvé d'un péril moindre et, somme toute, plus honorable que la pendaison l'un des artistes les plus renommés d'aujourd'hui.

En ce temps-là, qui est le nôtre, les gens allaient disant que l'Europe entière nous enviait notre école de sculpteurs. Cela prouvait que la sculpture, dans l'Europe entière, ne valait pas grand'chose. Mais les gens, ayant pris l'habitude de répéter ce bout de phrase, témoignaient d'un vif enthousiasme. Et, si vous leur disiez, par exemple, que ce pays était fort mal gouverné, ils répliquaient:

—Oui, mais nous avons une splendide école de sculpteurs!

Ils avaient tort. Les salons annuels révélaient l'horrible médiocrité de ces marbres et de ces bronzes, dont le travail est vainement habile, d'où l'idée est absente. Notre école de sculpteurs reste soumise à l'influence déplorable du seizième siècle italien.

Or, il y avait, à Reims, un petit enfant, extrêmement vif d'esprit et frissonnant, capricieux, inquiet, qui ne se manifestait pas du tout comme un écolier modèle; et il faisait volontiers l'école buissonnière: il n'en faisait presque pas d'autre. Seulement, les heures qu'il empruntait à l'étude des vieux livres, il les donnait à la cathédrale. Il trouvait là des statues merveilleuses et il s'efforçait, puéril et adroit, de les dessiner. Ainsi, l'art français du treizième siècle lui offrit sa première vision de l'art et suscita son premier désir d'être un artiste, comme ces imagiers qui surent si bien poser un sourire sur le visage radieux des anges, retrousser gaillardement la moustache des apôtres et faire tomber en plis naturels les draperies des saintes épaules.

Ensuite, ce garçon, devenu jeune homme, commit le grand méfait séculaire. Il passa les Alpes, visita l'Italie, aima excessivement l'art des sculpteurs renaissants et, comme les autres sculpteurs français, il fut intoxiqué d'une fausse idée de l'art: on le vit à quelques-unes de ses œuvres, certes habiles, mais entachées de fâcheux italianisme.

Alors, la Notre-Dame de Reims montra qu'elle était reconnaissante; et, en récompense des fréquentes visites que l'écolier lui avait faites, elle le sauva. Elle éveilla en lui le souvenir de l'art français médiéval, si juste, véridique et parfait, de sorte qu'il connût son erreur et cessât de déployer une virtuosité vaine.


Telle est l'aventure excellente et significative que le talent de Saint-Marceaux révèle.

Son œuvre, si belle et si variée, marque, par une évolution logique et volontaire, les tribulations que subit la sculpture française contemporaine, le péril où elle se trouve, l'effort qui la tirera hors de crise, les conditions de sa victoire.

L'italianisme eut d'abord quelque peine à s'emparer du jeune artiste que les anges et les apôtres de Reims protégeaient.

En 1863, Saint-Marceaux entrait à l'École des Beaux-Arts et devenait l'élève de Jouffroy. Il exposa, en 1868, cette Jeunesse de Dante, qui est au musée du Luxembourg, jolie chose, délicatement exécutée, d'une grâce fine. Puis, à la fin de cette même année, il partait pour l'Italie,—mère des arts, n'est-ce pas?... La même fatalité l'y poussait qui, depuis trois siècles, a voulu livrer à l'influence des Transalpins l'art de tous les pays.

Saint-Marceaux passa quelques mois à voyager, à prendre la contagion redoutable. Florence le toucha particulièrement. De retour à Paris, il se mit à son Arlequin. Il l'ébaucha, il lui donna l'élégance florentine.

Mais il dut s'interrompre, la maladie l'ayant frappé, jeté au lit. La guerre survint; on le soignait, à Reims, pendant l'occupation prussienne. De tels événements troublèrent la dangereuse élaboration de son talent, à laquelle ne veillaient que trop les professeurs de chez nous et les maîtres italiens.

Libre alors de ces influences, sous le coup d'une émotion forte et poignante, Saint-Marceaux se révéla soudain grand artiste et audacieux: il sculpta le tombeau de l'abbé Miroy. Les Prussiens avaient fusillé ce prêtre. Sur la pierre tombale, l'abbé Miroy est couché tout de son long, inerte, la face contre le sol et tel que l'y étendirent les balles des fusilleurs. La vérité de ce cadavre est pathétique. Les bras contournés, la nuque tirée, la poitrine lourde marquent la rudesse du choc, lors de la chute; et la torsion des jambes indique le fléchissement subit de ce grand corps qu'on a tué. La soutane se plaque sur le cadavre comme un suaire; les plis sont les plus simples: ils marquent le mouvement des membres projetés par leur poids. La tête, aux longs cheveux désordonnés, n'est pas mystique ni défiante; mais, innocente plutôt et presque enfantine, elle ne trahit ni peur ni colère. Ainsi, tous les détails de l'œuvre et sa composition rude sont expressifs. Le sculpteur a signifié l'acte brutal et inutile, odieux à cause de cela, le meurtre. Cette sculpture est franche; elle ne doit rien aux écoles; elle est indépendante de l'Italie.

En 1872, Saint-Marceaux partit pour Rome. Il y resta deux ans.

Je dirai les griefs que j'ai contre la renaissance italienne.

Le siècle de Léon X est considéré comme la triomphale époque d'un art parfait. Or, il fut une époque de décadence. Certes les noms de Michel-Ange et de Raphaël, de Titien, de Véronèse, de Tintoret, de Léonard ont du prestige: quoi qu'il en soit de leur génie, l'art de leur temps est un art de décadence. On le donna pour un art classique; de là vint tout le mal.

La virtuosité le caractérise. Le canon de la beauté picturale et sculpturale est constitué; les règles sont formulées. L'art se dépouille de ses vertus primordiales. Les peintres et les sculpteurs d'alors sont païens et font de l'art religieux. Ils n'ont aucun souci de l'idée. Ils ne conçoivent plus l'art comme un moyen d'expression, mais ils se réjouissent d'une sorte d'inutile habileté. Du début à la fin du seizième siècle, on peut suivre pas à pas le progrès de la convention. Bientôt, il n'y a plus de contact entre l'art et la réalité; et l'idéologie de ces artistes, indigente, ne suffit pas, au lieu de la réalité méprisée, à vivifier leur art.

Leur art est vide et pauvre; cela choque d'autant plus que leur manière est plus fastueuse et opulente. Leur dextérité se prodigue en pure perte. Ils sont, dans leur peinture et leur sculpture, des rhéteurs. Cette espèce de gens florit aux époques de décadence.

Quelle influence peut avoir le seizième siècle italien? L'histoire de l'art est là pour témoigner contre lui: la peinture flamande se corrompit lorsque les peintres flamands partirent pour le funeste pèlerinage italien; et la sculpture française se gâta lorsque vinrent en notre pays les artistes italiens.

Le Génie gardant le secret de la tombe et l'Arlequin portent la marque de l'influence italienne.

Le Génie est superbe. Cette belle figure émeut d'abord par sa grandeur et sa mélancolie hautaine. L'orgueil et la mort, unis, revendiquent leurs droits au suprême silence. L'exécution est surprenante de force et d'adresse. L'harmonie des lignes et leur pureté, la combinaison des plans, le mouvement vigoureux du corps solide et souple, la qualité des membres, des muscles et l'expression du visage sont les prouesses d'un artiste qui a dompté sa matière, qui joue avec elle et qui l'astreint à sa fantaisie. Déjà Saint-Marceaux a le précieux don de parfaire les modelés avec une subtile délicatesse, de pousser jusqu'au raffinement le soin du détail, le joli travail accompli, sans gaspiller la synthétique unité de l'œuvre. Tant il possède également les souveraines qualités de la puissance et de la grâce!

Mais le geste du Génie a, pourtant, quelque chose d'oratoire et d'emphatique. Il ne se contente pas d'être un signe: il est soucieux de valoir par lui-même. Sa beauté ne résulte pas de sa soumission juste à une idée: il dépasse l'idée.

L'Arlequin, chef-d'œuvre de spirituelle et fine élégance, pèche, lui aussi, par trop de rouerie.

L'influence italienne, en ces deux œuvres, la voici: l'art y est excessif; au lieu de se subordonner à une volonté de pensée, il s'épanouit avec luxuriance; il dédaigne d'être, ce qu'il doit être, un moyen d'expression et il s'arroge d'être une fin en soi.

Dans l'histoire de l'art, on peut distinguer trois périodes qui, sans cesse, recommencent leur logique déroulement. L'habileté des artistes est d'abord inégale à leur inspiration; ils sont maladroits: mais leur gaucherie, pleine d'une pensée en peine d'un symbole, est parfois touchante et attrayante. Puis vient une période, très courte, où l'habileté de l'artiste est capable de rendre avec exactitude, sans pauvreté ni excès, l'idée. Mais bientôt les artistes abusent de l'habileté qu'ils ont acquise: elle est tout, pour eux; ils négligent l'idée et se livrent à des prouesses d'exécution. Cette troisième période, les critiques ont eu le tort de la considérer comme l'apogée de l'art, tandis qu'elle en est le déclin. C'est à la deuxième période que se réalise la perfection de l'art.

Ainsi, le seizième siècle italien est un âge de décadence. Et l'on peut constater, dans les différentes civilisations et les arts divers, une évolution pareille, extrêmement rapide vers la fin.

C'est pourquoi, lorsque l'art s'épuise, à la fin de sa troisième et décadente période, les artistes qui s'aperçoivent de l'erreur reviennent aux primitifs, s'éprennent d'un art très simple et pur. Revenir aux primitifs, c'est, pour eux, en quelque manière, revenir à la nature et à la vérité. Là est le salut. Mais il y a un danger: il ne faut pas les pasticher, ces primitifs; il ne faut pas copier leurs idées, imiter surtout leur manière. Les préraphaélites anglais, qui eurent raison de préférer le quinzième siècle des Italiens au seizième, n'évitèrent point assez l'affectation de l'archaïsme. Ce qu'ils devaient demander aux primitifs, c'était un enseignement,—l'enseignement de ce principe essentiel: l'art est l'expression synthétique de la réalité et des idées, et la beauté d'une œuvre résulte de sa justesse expressive.

Aussi disais-je que Saint-Marceaux fut sauvé de la renaissance italienne par son goût ancien, sa connaissance de l'art médiéval. Il n'avait pas en vain vécu son enfance dans la familière admiration du treizième siècle rémois. Il est, à sa façon, préraphaélite. Seulement, il ne commit pas la faute des préraphaélites anglais. Son tempérament d'artiste était trop original et son intelligence trop riche d'idées, trop curieuse de nouveauté, son imagination et sa sensibilité étaient trop ardentes et inquiètes pour que pussent l'asservir des formules d'art jadis réalisées. Pas d'archaïsme, chez lui. Certes, il est un sculpteur très moderne, épris de son indépendance et qui a secoué le souvenir des écoles.

D'autres artistes d'à présent réagissent aussi contre le vieil italianisme suranné. Même, leur révolte est souvent plus manifeste, parce qu'elle est désordonnée et comme furieuse. Ils éprouvent tant de haine contre la traditionnelle beauté qu'ils semblent hostiles à toute beauté; ils oublient que le propre de la sculpture est de donner à des idées une forme éternelle, et ils tombent dans un fâcheux réalisme ou bien dans la saugrenuité.

Saint-Marceaux, lui, montre un égal souci de la beauté plastique et de l'expression rigoureuse. Il met son principal effort à ne pas sacrifier l'une ou l'autre, mais à réaliser l'une par l'autre. Telle est son esthétique; et, toute l'adresse qu'il doit à l'étude des Italiens les plus ingénieux, toute sa merveilleuse dextérité, il l'emploie, avec une volonté très lucide, à cette fin.

Pour apprécier la transformation qu'a subie l'art de Saint-Marceaux à dater du jour où, ayant aperçu l'erreur des renaissants, il rompit avec eux, il suffit qu'on veuille comparer au Génie gardant le secret de la tombe cet admirable Devoir qui garde le tombeau de Tirard, au Père-Lachaise. Combien cette œuvre-ci est plus simple et, en sa simplicité, plus grande! Le faste d'autrefois est aboli. L'artiste a renoncé à la magnificence des gestes; il n'utilise plus l'idée comme un prétexte à de savants effets plastiques, mais il a mis au service de l'idée tous les moyens de la statuaire. L'attitude est grave et sereine, d'une intelligente et juste énergie et d'une beauté idéale en même temps que matérielle. Il n'y a rien là qui ne serve à exprimer cette notion supérieure du devoir dont la beauté se traduit par les lignes fermes et harmonieuses de la statue. C'est un art austère et rigoureux, qui répudie les agréments adventices et qui produit, par sa maîtrise et de lui-même, tout son effet.

Qu'on examine la sculpture religieuse de Saint-Marceaux, et l'on verra combien elle diffère absolument de la sculpture religieuse italienne. Les humbles personnages de l'Évangile devinrent, au seizième siècle, de superbes physiologies, aptes à draper des manteaux de luxe.

Saint-Marceaux, s'il ne tente pas de remonter à la pure dévotion de l'art médiéval, ne profane cependant pas la légende sacrée. Dans l'église de Bougival, sa Vierge à l'enfant est bien l'une des plus exquises et sublimes Vierges que l'art français ait produites, même aux plus beaux temps de la piété. L'amour maternel et l'amour divin sont ici unis étroitement. Tendresse et admiration, tutélaire douceur et dévote humilité en présence de cet enfant qui est Dieu, le geste de la Vierge indique tout cela. Plus haut que son visage, la Vierge hausse, de ses bras, l'enfant dont elle sait les prédestinations. Dans les plis nets de la robe, il n'y a pas d'ampleur inutile ni de vaine splendeur: dirigés vers l'enfant, ils dessinent le mouvement ascensionnel de la statue. Ecce homo: celui-ci, que sa mère vous montre, sera l'homme extraordinaire, il est le Dieu!... Et les Vierges de la Renaissance ne sont que de jolies dames, auprès de celle-ci; les Vierges médiévales ne sont pas plus ineffablement pieuses.


Il me plairait de signaler, comme les plus caractéristiques du talent puissant et subtil, hardi et sûr, de Saint-Marceaux, trois œuvres moins connues et qui le révèlent absolument.

Dans les Quatre Saisons, panneaux de marbre destinés à orner des dessus de portes, il apparaît décorateur excellent. Les quatre figures de femmes sont ravissantes, d'une grâce fine et jolie sans joliesse. Et le relief est traité avec un art incomparable. Il s'éclaire doucement, sans faire de trous noirs ni de taches trop lumineuses. Les lignes sont nerveuses et souples, sans mollesse ni dureté. C'est la simplicité dans la perfection.

Le groupe des Destinées est une tentative prodigieuse. Trois femmes, pareilles à trois nuées, tendues en avant, volent sans ailes; et l'on dirait que c'est l'ouragan qui les chasse, mais c'est leur désir qui les porte. Elles sont la volonté de vivre, qui est heureuse ou malheureuse, qui se désespère, ou qui a peur, ou qui est ravie de belle attente, mais qui va vers l'avenir.

Comment faire évoquer à la pierre ce rêve impalpable? Surtout, comment lui communiquer ce mouvement terrible et furieux?... Il semble que la sculpture soit essentiellement un art d'immobilité. Fixer le mouvement!... Et, en fait, on n'a guère réussi, chaque fois qu'on l'essaya. Le personnage qui applaudit, dans le monument d'Eugène Delacroix, au Luxembourg, n'applaudit pas le moins du monde.

A cet égard, les Coureurs de Bouché sont un renseignement. Ils galopent, certes, et tendent les bras vers le but. Chose étonnante! on voit à la tension de leurs bras, de leurs cous en avant, qu'ils courent,—tandis que les jambes n'ont pas l'air de courir. C'est que, dans la course, on verrait les bras immobiles ainsi; mais les jambes ne seraient discernables à nul moment de leur trop vive activité. Les Destinées de Saint-Marceaux n'ont pas d'ailes; et leurs membres n'ont pas à remuer. Elles avancent en vertu de quelque force qui est en elles et qui est autour d'elles, qui est leur désir et qui est leur fatalité. Elles ne se meuvent point. Leur attitude n'est pas l'une de celles qu'on n'attrape que par l'instantanéité de la photographie et qui ne correspondent pas à un moment que l'œil perçoive. Leur attitude est durable et peut donc être fixée.

Le mouvement frénétique de ce groupe, c'est la tension du corps, l'effroi du visage et le frisson de la peau sous le vent qui l'indique.

Ce problème du mouvement qui ne déplace pas les lignes, Saint-Marceaux l'a, une nouvelle fois, résolu quand, à Berne, il réalisa le superbe envol de ses messagères. Elles n'ont pas d'ailes et ne s'agitent pas. Leurs muscles et les plis de leurs robes sont tels que la furie de leur allure est évidente. La belle ardeur!... Chacune d'elles a, devant elle, de l'air, de l'espace, un vaste champ libre pour sa course. Les corps sont fins, nerveux, cabrés, pour la joie de franchir en hâte les divertissantes distances. Les robes ne les alourdissent pas, elles marquent leur vif entrain. Et ainsi la rapidité vertigineuse est rendue par les moyens les plus simples, les mieux conformes aux lois de l'art sculptural.

Comment dire le charme des mains, plus ou moins promptes les unes et les autres à donner ou à saisir le message, certaines langoureuses, certaines prestes et hardies? L'œuvre entière a le caractère mystérieux et auguste que les Grecs conféraient au messager; ils l'appelaient, avec une courtoise déférence, «messager des hommes et des dieux», honorant ainsi la nouvelle imprévue, la confidence, l'émoi des lendemains, tous les secrets dont les dieux sont les gardiens authentiques.


Peut-être l'avenir considérera-t-il comme le chef-d'œuvre de Saint-Marceaux cette merveille de l'Aurore, subtile, frissonnante, lasse, inquiète de rêve indistinct, de rêve tremblant, symbole de la minute obscure et incertaine de l'éveil, symbole de l'âme qui, à la lisière de l'inconscient, s'avive et de la campagne qui, au sortir de la nuit, s'anime de clartés charmantes. C'est la fin de l'immense fatigue nocturne et c'est la première allégresse du jour. L'ombre s'écarte et laisse passer des rayons. Plutôt encore que l'aurore, c'est l'aube, la plus mystérieuse des minutes.

Saint-Marceaux a fait rendre à la pierre de subtiles et fugitives impressions, de profondes et poignantes idées, et sans la tourmenter, sans lui donner cet air de catastrophe qu'on trouve ailleurs.

Pensée et beauté ne furent jamais plus parfaitement unies.


JULES HURET

Je me rappelle qu'un jour, avec Jules Huret, nous causions. Survint le nom d'un écrivain superbe, grand voyageur, dont l'imagination multiplia les beautés de la terre,—Chateaubriand, par exemple.

—C'est un menteur! s'écria Jules Huret.

Et, de tout son cœur, il se fâcha.

Si les hasards de la chronologie l'avaient permis et si Homère avait raconté les voyages de Jules Huret, comme il a fait pour ceux de l'ingénieux Ulysse, je crois qu'il eût appelé son héros «Jules Huret le véridique» ou bien «Jules Huret aux bons yeux et aux bonnes oreilles».

Jamais on n'eut un sens plus exact, impeccable et comme plus involontaire, de la réalité, un tel appétit de la connaître en son détail, une telle ardeur à la chercher, un don si heureux de la peindre tout à fait pareille à elle. D'autres, qui se promènent par le monde, demandent au spectacle qui s'offre à eux un prétexte pour des rêveries ou des idéologies; ils ont vite fait d'attraper les symboles qu'il leur fallait ou les remarques dont ils abuseront. Ils n'aiment pas vraiment la réalité; ils ne l'aiment pas pour elle-même: et ils sont partis avant de l'avoir appréhendée tout entière.

Ce n'est pas la façon de cet Argus et de cet Hécatonchire, aux cent yeux et aux cent bras; et pourquoi la fable n'a-t-elle inventé aussi un personnage aux cent oreilles?... On le regrette, quand on lit ces volumes étonnants, De New-York à la Nouvelle-Orléans, De Hambourg aux Marches de Pologne, de n'importe où ailleurs, ces volumes qui sont tout pleins de couleurs, de sons, de formes, de statistiques, d'anecdotes, de paysages et enfin qui ont en abondance la prodigieuse gaieté, la tumultueuse richesse de la nature, mais ordonnée maintenant et préparée pour notre claire intelligence.


Il paraît qu'une fois un jeune historien qui partait pour l'Italie alla voir Hippolyte Taine; et cet admirable amateur d'idées lui demanda:

—Quelles idées allez-vous vérifier là-bas?

Si Taine avait interrogé ainsi Jules Huret, je pense que celui-ci aurait noté ce mot de Taine, comme bien significatif d'un caractère et d'une méthode, et qu'il eût répondu:

—Aucune! Je vais voir!...

Ce n'est pas sa moindre qualité, en effet, que d'arriver devant les gens et les choses exempt de toute préoccupation. Rares sont les observateurs qui n'ont pas, en quelque manière, conclu déjà quand ils commencent à regarder. Avec le peu de notions qu'ils possédaient, ils se sont fait un système: désormais il y aura toujours un système entre eux et la réalité; ils ne verront pas la réalité même.

Jules Huret, lui, a les yeux les plus ingénus qui se soient ouverts sur le spectacle d'ici-bas. Certes, il est malin; certes, il est documenté; certes, il a beaucoup vu et beaucoup retenu. Mais, quand il va s'informer, il est, si je puis dire, tout innocence. Il a cette aptitude singulière, d'oublier avant d'apprendre et, ainsi, de se tenir prêt à bien accueillir les nouveautés imprévues. Il ne désire pas que les choses soient telles ou telles; mais il les recevra comme elles se présenteront, avec simplicité.

Le divin Platon l'eût complimenté, qui disait que le premier devoir d'un esprit soucieux de vérité, c'est la purification. Comme une eau limpide prendrait les souillures d'un vase où vous la verseriez, pareillement la vérité s'altérerait à entrer dans un esprit que des idées fausses encombrent.

C'est pour cela que Jules Huret regarde l'univers avec des yeux d'enfant.


Mais quel enfant merveilleusement curieux!... Quel enfant terrible, à qui l'on ne cache rien, dès qu'il veut tout connaître!... Si terrible et si curieux qu'en définitive, non, je ne veux plus le comparer à un enfant, mais à un conquérant.

C'est ainsi qu'il est allé à New-York, à Boston, à Philadelphie, à Pittsburg, à Cincinnati, à la Nouvelle-Orléans, à Kiel, à Schwerin, à Rostock, à Brême, à Dantzig, à Kœnigsberg, à Posen; c'est ainsi qu'il est allé partout, et partout exigeant qu'on lui remît, sinon les clefs des villes, du moins leur secret, les statistiques, les comptes, le bilan de leur prospérité ou le motif de leur inquiétude. Grand enquêteur et grand inquisiteur, il a tout examiné: les gouverneurs des provinces, les conducteurs d'hommes, les patrons et les ouvriers, les chefs et le troupeau lui ont tout dit. Certaines gens aiment assez à ne parler guère: il les engageait à parler ou bien il les y obligeait; et même, il n'avait pas à les y obliger, mais son impérieuse bonne foi obtenait tout ce qu'elle voulait, l'aveu sans réticence, la vérité.

Qu'on n'essaye pas de le payer de mots: il demande des chiffres. Qu'on n'essaye pas de lui en conter: il a vite fait la critique des récits que vous hasardez. Il les enregistre, vos récits; mais il n'est pas dupe: sa méthode est sûre et son instinct ne le trompe pas. S'il enregistre les inexactitudes, c'est afin de les utiliser comme les preuves des passions ou des rancunes, comme les traits marquants des individualités, comme les grimaces des physionomies qu'il peindra.


Quand Jules Huret partit pour l'Amérique, je me disais:—Il n'est guère malingre, timide ni latin; les choses d'outre-mer ne l'étonneront pas assez!...

Elles l'ont étonné; même, elles l'ont effaré, bouleversé, presque effrayé. Paris, de là-bas, lui sembla un «village paisible». Il eut le sentiment de l'énorme, de l'excessif. C'est bien! Pour que l'Amérique produise, sur ce vigoureux voyageur, une telle impression quasi révoltante, il faut que l'Amérique soit digne de sa réputation considérable.

Jules Huret vit tout: les hôtels formidables, à dix-sept étages, à quinze cents chambres, et qui emploient, pour les seules machines, plus de cent ouvriers et ingénieurs; les parties de football qui attirent quarante milliers de curieux et dans lesquelles on crie: «Tue-le!» avec sincérité; les universités qui comptent quatre mille élèves, les théâtres, les collèges de filles, les usines, les manufactures, les clubs.

Il réussit à dresser les images puissantes de ces immenses habitacles. Il en décrit la vie intense et l'ardeur fébrile. Et il ajoute à ces grandes peintures de menus croquis où le détail est délicatement noté. Son tableau de l'Amérique est varié, concret, nombreux, et de quel éclat extraordinaire! Pour raconter le transport des métaux incandescents, dans les usines de Pittsburg, il trouve des mots auxquels on ne pensait pas, des métaphores évocatrices. C'est une féerie nocturne, à peu près sauvage, et adroite avec subtilité... Il est monté sur un train de douze «tasses» formidables; chacune d'elles contient vingt-cinq mille kilogrammes de fonte rouge. Cela remue au roulis du train; cela répand sur le sol des flaques de métal et lance très haut des feux d'artifice d'étoiles jaunes, bleues, aveuglantes,—«comme si un morceau de soleil liquide était venu s'écraser près de nous»!... Et, quand on verse ces cuves de feu,—«imaginez qu'on ait fondu des plumages d'oiseau-mouche, des queues de paon, des corsets de scarabées et de libellules, des écailles de poissons des Bermudes, des pellicules de nacre et des fleurs des champs, dans des torrents de soufre, d'améthystes, de turquoises, de rubis, de perles et de diamants»!... Voilà ce que les yeux de Jules Huret ont vu, sans ciller; mais, quand il nous le raconte seulement, il nous aveugle.


Et il s'amuse. Le voici, par exemple, qui arrive à Kiel. D'abord, il est déçu; il trouve une ville médiocre, dépourvue d'originalité; il n'y remarque même pas le désir d'une bonne tenue et d'une apparence coquette, qui est la première gentillesse de bien des villes allemandes. Pour être content, il ne serait pas très difficile: de grands hôtels, des places aux parterres fleuris, quelques allées vertes lui suffiraient... Non; rien de tout cela. Kiel est affreuse et Jules Huret désolé.

Que va-t-il faire? S'en ira-t-il?... Un de mes amis, jadis, était parti pour l'Amérique. Il avait résolu de visiter le nouveau monde; et, à cette fin, durant des semaines, il s'était occupé de libérer sa vie, d'organiser ses affaires, comme qui sera longtemps hors de chez soi. Il prit le bateau, renonçant à des amitiés, à des habitudes, à toute une vie affable et casanière. Quand il fut à New-York, l'animation, l'agitation, l'étrangeté de cette ville lui déplurent. Donc, il entra dans un hôtel et il y demeura jusqu'au prochain départ d'un paquebot qui pût le ramener chez nous. C'était un homme, cet ami, peu acharné. Il revint en France et il ne voyagea plus du tout.

Que Jules Huret a plus d'entrain!... Si le premier aspect de Kiel lui a déplu, cela n'est pas pour le décourager. Tant de choses l'intéressent que Kiel ne saurait le laisser indifférent. Pas de grands hôtels, pas de places aux parterres fleuris, pas d'avenues vertes: mais il y a les chantiers navals de la Germania; il y a les formidables usines Krupp; il y a une rade splendide; il y a le Yacht Club impérial; il y a l'appartement de l'Empereur; il y a des gens qui ont approché l'Empereur, entendu sa conversation familière, des gens qui ont des anecdotes à raconter, des anecdotes qui témoignent de la sensibilité impériale... Quand on enterra M. Krupp, à Essen, l'Empereur se rendit à la maison natale du mort; il se mit à genoux et il pleura,—il pleura, véritablement...

—Oh! c'est un très bon homme!—conclut le narrateur, M. Thomas Dennis, qui, au Yacht Club, assure les subsistances.

Quand on est loin, quand on est à Kiel ou à Kœnigsberg, on pourrait bien, un dimanche, être pris de mélancolie, de nostalgie et s'ennuyer extrêmement. Jules Huret ne s'ennuie jamais. Il se promène dans les rues; il regarde les passants, les épie, observe leurs manières, leurs attitudes, leurs façons de saluer ou de ne pas saluer, leur démarche. Il va n'importe où. Il va au cimetière et il note le sentiment que les visages manifestent. Le sentiment de la mort n'est pas le même en tous pays; et dis-moi comment tu affrontes l'idée du trépas, je te dirai qui tu es. Alors, Jules Huret s'émerveille de voir, en Allemagne, les cimetières analogues un peu à des squares où l'on viendrait passer agréablement les plus belles heures de l'après-midi: la sensibilité allemande est moins secouée que la nôtre par l'effroi de la mort.


Un autre voyageur que Jules Huret serait, je suppose, un économiste, ou bien un littérateur, ou bien un militaire, un historien, un géographe, un poète. Alors, il étudierait, en Allemagne ou ailleurs, sa spécialité. Jules Huret, par la grâce de sa curiosité universelle, est tout cela. Il recherche et il collectionne tous les renseignements que chaque spécialiste voudra posséder. Ainsi, son livre est une étonnante synthèse: aucun détail ne manque; et chaque fait, par le contact des autres mis en valeur, prend toute sa signification.

Enfin, nous aurons, par Jules Huret, le tableau du monde. Il nous aura donné le monde, que, somme toute, nous ne connaissons pas.

Et le peintre veut disparaître derrière l'ouvrage qu'il peint. Mais on le devine; chacune de ses touches le révèle. Lui seul travaille ainsi, Jules Huret, surprenant assembleur des éléments de la réalité, leur maître obéissant, leur esclave et leur despote.


Nous qui n'aurons pas vu le vaste monde, ses splendeurs, son amusement varié, consolons-nous de notre mieux. De toute la terre, nous n'aurons visité que les alentours de notre logement. Tâchons de trouver de plausibles motifs d'aimer notre sort. Tolstoï, qui détestait l'opinion des autres, définissait leur dialectique: un stratagème qu'on emploie pour donner grand air à ce qu'on fait. Utilisons ce stratagème, avec intrépidité: dénigrons les voyages et ornons d'arguments choisis notre fatalité casanière. La destinée n'est supportable que si l'on trouve des raisons de la croire délicieuse.

Tu voudrais te lancer dans l'aventure des voyages? Tu dis que tu es las du décor habituel de ta vie, et que tes yeux souhaitent des horizons roses et violets, des collines chargées de pins en touffes sombres, des océans nacrés, des villes pleines d'art et d'histoire émouvante, des jardins frais et de calmes vergers? Tu rêves de dépayser tes sens? Tu imagines, très loin, de telles choses qu'à seulement y penser, en chimère, le temps te dure?...

Ah! relis—et médite-les—ces lignes de l'Imitation. Un moine très sage les a écrites, qui savait le trouble des âmes: Que pouvez-vous voir ailleurs, que vous ne voyiez ici où vous êtes? Voici le ciel, la terre et tous les éléments; il n'existe rien qui ne soit composé de ces éléments.

Alors, c'est là toute ta grande nostalgie? Tu désires de considérer les dosages divers de l'eau, de la terre, de l'air et du feu!... Le moine ajoute: Quand on assemblerait sous vos regards la totalité de ce qui est, ce ne serait qu'un spectacle vain. Et il conclut: Fermez sur vous votre porte.

Mais tu objectes que ce moine ignorait les principales délices de vivre. Il les savait; et il se méfiait. Je pense qu'il n'entra dans sa cellule qu'après avoir connu les inquiétudes du siècle. Oui, il savait l'allégresse du départ et la mélancolie du retour. N'a-t-il pas écrit encore cette parole désolée, que «les plaisirs du soir attristent le matin»?...

Il nomme dissipation l'inutile désir d'éparpiller sa vie au hasard des chemins. Il réfugie en de fixes méditations sa peur de l'éphémère et son ennui du périssable.

Toi, ta cellule te semble fastidieuse! C'est que tu n'as pas su la parer de belles idéologies. Tu affirmes que, précisément, en voyage, tu recueillerais un trésor magnifique et ravissant d'images. Puis, revenu chez toi, tu aurais des heures agréables à les ranger, à les disposer sur les murailles mentales de ta songerie...

Présomptueux! Il n'est rien de plus difficile que de voir le monde en beauté.

Dis-toi, principalement, que le travail est fait: tu as tes livres, où de plus malins que toi ont fixé leur émoi des paysages et des cités illustres. Compagnons excellents, les voici, à portée de ta main. Ils contiennent plus de merveilles que tu n'en saurais découvrir, quand même, ainsi qu'Ahasvérus, tu parcourrais infatigablement, jusqu'à la fin des siècles et des siècles, des chemins et des routes illimitées. Leur complaisance est à la fois empressée et réservée; ils n'ont pas le défaut des personnes trop obligeantes: ils permettent qu'on renonce à leurs services, dès qu'on va le désirer.

Les écrivains à qui tu les dois, considère-les comme tes esclaves dévoués et habiles. Pour toi, ils se chargent d'une terrible tâche. Ils acceptent la corvée et ne t'offrent que le plaisir.

Pense qu'un Jules Huret a roulé sur les chemins de fer bruyants et cahotants, mal odorants en outre, sous des tunnels qui font un vacarme de catastrophe; et que, dans des hôtels fameux, il affronta le confortable de la vie moderne; et qu'il s'est astreint à converser avec les plus triviales compagnies, ici ou là, dans les divers districts de Babel; et qu'il fut la proie des ciceroni, et qu'il parlementa avec des cochers, et qu'il manqua des trains, et qu'il pleuvait et que le soleil ensuite se faisait un jeu de le cuire au bain-marie dans son manteau trempé. Il lui fallut se soumettre à des nourritures hâtives et mal coordonnées qui le rendaient impropre pour longtemps à la contemplation des œuvres d'art et des sites.

Eh bien, en dépit de tout cela, il sut dégager de tant de hasards calamiteux une féerie radieuse et poignante qu'à peine aurais-tu devinée et que voici, parfaite, sous tes yeux.

Barrès, quand il composait la Mort de Venise, éprouvait la taquinerie venimeuse des moustiques et souffrait des inconvénients du paludisme. Quand il décrivait Tolède et les bords du Tage, la brûlante chaleur, l'âpreté des rochers et l'exaltation de son cœur, dans une telle solitude délabrée, le tourmentaient et l'angoissaient.

Et Jules Huret, les distances qu'il a laissées entre ses regrets et ses désirs, de l'orient à l'occident, les lui envieras-tu?...

Voilà. Tes esclaves, que tu envoies aux quatre coins des horizons, acceptent mille incommodités et, à force de soins, réussissent à te rapporter de leurs erreurs les splendides et délicats joyaux qu'ils t'abandonnent.

Pourquoi réclamerais-tu leur tâche laborieuse? Ils se consacrent tout entiers à ton bonheur. Profite de leur dévouement, en égoïste circonspect.

Avant de t'embarquer, pense à ce que tu quittes.

Tu quittes ta vie organisée; tes meubles, qui ont l'habitude de toi; tes paperasses, dont le désordre est si pareil à celui de ton esprit que tu t'y reconnais avec facilité; tes besognes journalières, si précieuses pour endormir ton humeur fantasque et apaiser à la lassée ton pessimisme; et tes manies, qui sont—l'oubliais-tu?—l'essentiel de toi!...

Tu t'éloignes de camarades auxquels tu es accoutumé, dont tu as amorti l'abord, limité les singularités. Ils ont presque cessé de te nuire; ils font partie d'un paysage innocent qui ne t'offense plus. Sur les paquebots et à la table dansante des dining-cars, dans les musées, partout, tu en rencontreras d'autres, tout neufs ceux-là et qui auront le désagrément des choses neuves, que l'usage n'a point adoucies.

Le savant système de tes hypocrisies indispensables, tu y renonces. Il te faudra improviser, au jour le jour, de médiocres ruses, qui te garderont mal de tentatives imprévues. Tu vas être la proie des circonstances et des gens.

Au lieu de quoi, si tu restais à la maison, comme la sagesse t'y engage, tu goûterais de suaves journées, silencieuses et inoccupées, où il te serait loisible d'être toi, tout simplement,—toi, qui ne vaux pas grand'chose, mais qui as, à tes yeux, l'avantage au moins d'être toi, et non les autres!...

Au besoin, si tu manques de distractions, occupe ton désœuvrement à combiner des dialectiques plus ingénieuses que les miennes pour te persuader de la vanité des voyages.

Tu peux épiloguer encore sur un précepte du vieux Démocrite, qui florissait dans Athènes au temps des guerres médiques. Il disait à peu près: «Prends le bâton du voyageur, abandonne la maison de ton père, risque le mauvais accueil de l'étranger, pour trouver, de retour, un goût exquis à ton pain noir!»

Achète du pain blanc et demeure chez toi, plutôt que de recourir à de si durs exercices spirituels.


M. DE FREYCINET

Il y a des gens si frivoles, et pourtant si rudes, qu'ils aperçoivent en M. de Freycinet un éminent ministre de la guerre, et voilà tout. Du reste, c'est magnifique déjà: nous avons eu des ministres de la guerre qui n'étaient pas éminents; et nous savons ce qu'il en coûte.

Cependant, un jour, voici quelques années, le Boulevard n'en revenait pas... L'on sait qu'il n'y a plus de Boulevard; cependant il est commode d'appeler encore ainsi, non un quartier de Paris, mais l'ensemble de la futilité parisienne, laquelle demeure un peu partout. Le Boulevard n'en revenait pas: il apprenait, par les journaux, qu'à l'Académie des sciences, M. de Freycinet, l'ancien ministre de la guerre, avait tenu son auditoire sous le charme en discourant du postulatum d'Euclide, qui est une question très ardue. Sur le Boulevard,—c'est-à-dire au Bois, aux Champs-Élysées, dans la plaine Monceau et ailleurs,—on supposait à un ancien ministre de la guerre d'autres délassements que l'étude de la mathématique.

Toutefois, la guerre et la géométrie ont cousiné, jadis, dans l'histoire. Archimède, qui fut si fort épris et ravi, selon Plutarque, de «la douceur et des attraits de cette belle sirène», la géométrie, Archimède dirigea lui-même la défense de Syracuse contre les Romains; et, comme il leur donnait du fil à retordre, les Romains irrités et émerveillés l'appelèrent un «Briarée géomètre».

Notre Archimède, à nous, aime depuis fort longtemps la belle sirène mathématique. Ce n'est point une passion qui lui soit venue sur le tard. En 1858, quand il avait trente ans à peine, il publia un gros ouvrage relatif à la Mécanique rationnelle; l'année suivante, une Étude de l'analyse infinitésimale ou Essai sur la métaphysique du haut calcul.


Lorsque M. de Freycinet fut ministre,—et, par bonheur, souvent,—il lui fallut négliger un peu la sirène. Mais il ne l'oubliait pas. Il songeait à elle avec attachement et avec regret; et il se promettait de lui revenir, aussitôt libre.

Aussitôt libre, en effet, on le voyait se retirer dans son cabinet de travail, se recueillir, attendre que se fussent évanouis les vacarmes parlementaires et enfin préparer, pour la douce dame aux attraits de raison, le logis de sa haute et claire intelligence. Et la dame venait. Elle semble aujourd'hui installée à demeure. Non que M. de Freycinet se consacre à elle uniquement. Un Briarée, même géomètre, a cent bras et cinquante têtes; il peut donc, à la fois, être sénateur, membre de commissions fort nombreuses, académicien, que sais-je? et néanmoins écrire sur le postulatum d'Euclide et ses axiomes.

Nous sommes toujours bien étonnés, quand nous découvrons un homme d'action qui s'occupe d'idéologie. Et c'est, pour notre époque, un mauvais signe. La plupart de nos hommes d'action révèlent une puissance de pensée toute petite. Certes nous avons beaucoup de penseurs: ils ont choisi cette renommée; et ils ne pensent à rien, mais ils parlent et l'on croit qu'ils pensent. Ils le croient eux-mêmes, avec leur sincérité rapide et légère; ils sont dupes, leur clientèle aussi. D'autres penseurs—et, ceux-là, authentiques—vivent au milieu des réalités comme si elles n'étaient point. De préférence, ils vivent à l'écart, habitent au delà du monde sensible, se livrent à des méditations que nous connaissons peu et que la réalité quotidienne ne connaît pas.

C'est dommage, pour notre époque. Et voici l'un de nos malheurs: ce ne sont pas les mêmes gens qui pensent et qui agissent. Conséquence: le grand désordre de la vie contemporaine.

M. de Freycinet, lui, ne fut pas député, sénateur et ministre sans acquérir la juste conscience des réalités. Et, au surplus, sa géométrie n'est pas un rêve irréel.

Qu'on veuille bien lire l'Expérience en géométrie; c'est un livre admirable et bientôt très attrayant.

D'habitude, on se figure la géométrie comme une science abstraite, où l'expérience n'a rien à faire. Je pose des principes et j'en déduis les conséquences logiques: un théorème est démontré, quand j'ai rattaché à des principes antérieurs cette proposition nouvelle que le théorème formule.

Seulement, qu'est-ce que ces principes?... Des axiomes,—c'est-à-dire des vérités «qui n'ont pas besoin de démonstration». Et l'on affirme que ces vérités n'ont pas besoin de démonstration, parce qu'on ne réussit pas à leur en trouver une. De là il résulte que, suspendue à ces principes en l'air, la géométrie elle aussi est une science en l'air.


Eh bien, l'idée de M. de Freycinet, c'est d'empêcher cela. Il ne veut pas que la géométrie soit une science en l'air. En d'autres termes, il met tout son zèle à démontrer que les axiomes sont démontrables; et, pour ce faire, il les démontre. Comment? Par l'expérience.

Excellente initiative. Et, en vérité, voilà le service que devait rendre à la géométrie un géomètre à qui la politique a enseigné l'importance de la réalité concrète. Les autres, ceux qui s'enferment dans leur rêve immatériel, ignorent la rassurante joie qu'on éprouve à toucher du doigt et à manier ses différentes certitudes. Un ministre de la guerre qui, sur le papier, mobilise ses troupes, sait aussi qu'il est agréable de les voir, en chair et en os, le 14 juillet, à la revue.

Revenons à nos axiomes; et prenons un exemple, parmi eux. La ligne droite est le plus court chemin d'un point à un autre. Chacun le sait et chacun le proclame; qui n'en mettrait au feu sa main?... Dangereuse forfanterie, si l'on ne s'est point d'abord assuré du fait!

Or, les logiciens, avec toute leur dialectique si industrieuse, n'arrivent pas à établir cet axiome. M. de Freycinet le remarque; et il n'en est pas surpris. L'axiome selon lequel on affirme que la ligne droite est le plus court chemin d'un point à un autre, il ne lui accorde pas la qualité d'une vérité transcendante; mais il le considère comme le résultat d'une expérience facile, et que l'humanité a faite depuis longtemps, et que tout le monde peut renouveler à sa guise, ne fût-ce qu'en se promenant.

Cela s'entend de reste.

Autre exemple. Et soit le postulatum d'Euclide. Mais n'ayons pas peur des mots; il n'est rien de plus simple au monde. Euclide dit:—Par un point, on ne peut faire passer qu'une seule ligne parallèle à une droite.—Est-ce clair? Beaucoup de géomètres ont admis ce principe tout de go; et on les appelle euclidiens. Il y a, ici-bas, une infinité d'euclidiens qui ne savent pas qu'ils le sont. D'autres géomètres, observant que ledit principe n'était qu'un postulat, refusèrent de l'accepter et marquèrent leur indépendance. Catégoriques autant que jaloux de leur autonomie mentale, ils affirmèrent—pour ennuyer Euclide!—que, par un point, on peut faire passer des tas de parallèles à une droite; ou bien ils affirmèrent, avec la même intrépidité, qu'on n'en peut faire passer aucune.

C'est du désordre.

—Essayez!—dit à ceux-ci et à ceux-là M. de Freycinet.—Faites l'expérience; et vous vérifierez qu'Euclide a raison.

Pareillement, les non-euclidiens nient avec désinvolture que la somme des angles d'un triangle soit égale à deux angles droits.

—Faites un peu l'expérience, pour voir!

Voilà comme parle à un non-euclidien cet homme de gouvernement.


Il fait descendre la géométrie du ciel sur la terre. Il la transforme en une science des réalités. Triangles absolus, parallèles idéales et droites supra-sensibles que nous contemplions dans le clair-obscur des entités vagues, M. de Freycinet les remplace par des triangles authentiques, des parallèles incontestables et des droites avérées.

Il est un géomètre réaliste. C'est pour cela qu'il fut, quoique épris de la belle sirène aux attraits de raison, un ministre de la guerre éminent: je me méfierais d'un ministre de la guerre non-euclidien.


ÉMILE BOUTROUX

M. Émile Boutroux, l'un des maîtres les plus illustres de la philosophie contemporaine et l'un de nos derniers métaphysiciens, a poussé un cri d'alarme; et la voix qui, sur les mers, annonça que Pan était mort n'a pas dû retentir plus terriblement. M. Émile Boutroux a proclamé la mort de la philosophie.

Hé! oui, c'est à peu près la même chose que la mort de Pan. Il y avait Pan, la réalité universelle; et il y avait notre connaissance de Pan, la philosophie. A présent, même si la voix qui a couru les mers mentait et si Pan vit encore, c'est exactement comme si Pan n'existait plus. Ou bien, il meurt une seconde fois. Il était mort pour lui; mais il meurt maintenant pour nous; et nous allons nous attrister davantage.


En 1867, pour l'exposition qui marqua l'heureuse apogée de l'Empire, Félix Ravaisson écrivit ce glorieux Rapport qui résume l'histoire de la philosophie française telle qu'elle évolua pendant les deux premiers tiers du dix-neuvième siècle. Comme l'auteur de ce rapport était un grand esprit, il arriva que cet ouvrage de constatation fut aussi un ouvrage de doctrine; à ce qu'il enregistrait il ajouta ce qu'il inventait. Le Rapport fut, au moins, une nouvelle orientation philosophique; et il eut son influence.

M. Émile Boutroux a repris, en 1908, l'œuvre de Ravaisson; et il la reprit au point où Ravaisson l'interrompit, à la date de 1867, pour la mener, lui, jusqu'à nos jours. Ce deuxième rapport est digne de celui qu'il continue. D'une forme beaucoup plus brève, d'une sèche élégance, d'une grave beauté idéologique, ferme, vif, preste, il court à ses conclusions, qui sont terribles, car elles signalent les tribulations que subit chez nous la philosophie et les commentent, ces tribulations, de telle sorte que voici annoncée la fin de la philosophie.

En résumant ainsi les conclusions de M. Boutroux je sais bien que je vais au delà de ses dires. Tout de même, on le verra, ce qui subsiste, en fait de philosophie, et ce qu'on attend, n'est pas de la philosophie.

1867, eh bien, cette date, une contingente exposition l'imposait à Félix Ravaisson. La destinée arrangea les choses et fit que cette date, en réalité, marqua la fin d'une période et le commencement d'une autre. Le troisième tiers du dix-neuvième siècle a subi de nouvelles influences: celle de Jules Lachelier, par l'essai sur le Fondement métaphysique de l'induction et par l'enseignement oral de ce maître; celle de Darwin et d'Herbert Spencer, qui tous deux attestaient la qualité philosophique des sciences naturelles; celle des néo-kantiens et, par exemple, celle d'un Charles Renouvier; celle d'Hippolyte Taine qui, en 1870, publiait le livre de l'Intelligence; celle enfin de l'école expérimentale et de son chef, Théodule Ribot, l'auteur de la Psychologie anglaise contemporaine.

Des philosophes nouveaux arrivèrent. Quel est aujourd'hui le résultat de leur travail?

Et, d'abord, que devint la philosophie, dès cette époque?

Elle se détourna de la dialectique abstraite; elle se mêla aux diverses activités, scientifique, religieuse, artistique, politique, littéraire, morale, économique, par lesquelles l'homme, qui pense ou qui ne pense guère, entre en contact avec les réalités environnantes. Elle ne prétendit plus à suffire et demanda aux sciences, à la vie, aux arts les matériaux de ses doctrines. Elle était transcendante et elle devint immanente.

Bref, à la philosophie se substituaient peu à peu, ou bien assez vite, des groupes de recherches philosophiques séparés les uns des autres.

Donc, M. Émile Boutroux étudie séparément ces différents groupes. A chacun d'eux il consacre une notice précise où entrent les noms des philosophes, les titres de leurs ouvrages et l'indication de leurs trouvailles, ou de leurs hypothèses, ou de leurs préférences. Métaphysique, psychologie, sociologie, morale, philosophie des sciences, philosophie de l'histoire, philosophie religieuse, esthétique, histoire de la philosophie: tels sont les chapitres de ce résumé de la pensée moderne.

Arrivons aux conclusions.

Les sciences nombreuses et autonomes qui tendent à remplacer la philosophie,—psychologie, sociologie, logique des sciences, histoire de la philosophie,—sont «aussi indépendantes d'une philosophie centrale que peuvent l'être ou la physique ou la chimie». Et M. Boutroux écrit: «On dirait que le temps approche où la philosophie, comme telle, aura vécu et sera remplacée, purement et simplement, par une collection de sciences philosophiques, c'est-à-dire par quelques unités ajoutées à la liste des sciences positives.»


C'est exactement ce phénomène que je signalais comme la mort de la philosophie.

Pour l'interpréter d'une autre manière, il faudrait concevoir l'éparpillement actuel de la philosophie comme provisoire et méthodique; il faudrait supposer que les différentes études auxquelles les philosophes—ou, plutôt, les savants—contemporains se livrent sont destinées à entrer dans un ensemble dont les diverses parties, fortement liées et logiquement coordonnées, composeraient la philosophie générale.

Mais, d'abord, une telle philosophie générale ne serait pas la philosophie. Et, secondement, aucun signe ne permet de supposer que l'analyse actuelle prépare une prochaine synthèse. M. Boutroux indique lui-même que «pareille conjecture serait gratuite» et que, dans notre pays, le goût de la synthèse philosophique est «plus émoussé que jamais»: «on estime téméraire et vain de fabriquer une vérité dite métaphysique en assemblant, par un travail subjectif, les résultats de l'analyse des phénomènes».

Autant dire que la métaphysique est perdue. Et, comme il n'y a en somme de véritable philosophie que métaphysique, c'est la fin de la philosophie qu'amène la perte de l'esprit métaphysique.

Allons jusqu'à imaginer qu'arrivent à leur achèvement les sciences particulières qui se sont substituées à l'étude philosophique; il est bien évident que les spécialistes nombreux qui cherchent là leur renommée ne les abandonneront pas de sitôt. L'ensemble, même coordonné, de ces sciences particulières ne sera qu'une collection: ce n'est pas une synthèse.

Ce qui se produit, en fait de philosophie, M. Boutroux le note très finement. L'esprit d'analyse et le goût de la spécialité poussent les gens à se cantonner dans les sciences particulières. Mais ce qui reste de «l'esprit d'universalité» a ses revanches et qui sont assez lamentables, voire assez comiques. Voici. Chaque science particulière «enfle ses ambitions»; elle oublie qu'elle s'est installée dans un petit coin et elle se croit, ou veut faire croire qu'elle est «la philosophie universelle» qui enfin a pris possession de son véritable principe.

Ne dirait-on pas qu'on assiste à ces phénomènes d'anarchie prétentieuse qui suivent le démembrement d'un grand et bel empire? Les principicules abondent; et il faut les voir, qui organisent le faste de leur cour, la somptueuse administration des provinces toutes petites dont ils affirment, comme ils peuvent, l'hégémonie. Il n'est pas, de nos jours, un menu géographe qui ne se croie le maître et l'autocrate de la pensée humaine. A mesure que nos philosophes ont été obligés de rétrécir le champ de leurs travaux, ils sont devenus de plus en plus arrogants, dogmatiques, vains et difficiles à vivre. Nous regorgeons de petits souverains intellectuels et de dérisoires despotes qui se sont eux-mêmes intronisés.

La psychologie traite rudement les autres sciences. La sociologie, à son tour, la traite comme une vassale. La logique, la philosophie de l'histoire ne sont pas moins entreprenantes et arrogantes.

La philosophie, au sens propre du mot, exige, dit M. Boutroux, deux conditions: primo, «la conception des choses au point de vue de l'unité»; secundo, «un principe d'unité puisé dans la nature humaine».

En effet, la philosophie est l'effort que fait la pensée humaine pour ramener les choses à un principe commun, qui soit un principe de pensée humaine. Ainsi, toute philosophie est synthétique et, dans une certaine mesure, anthropomorphique.

Or, les sciences positives sur lesquelles sont basées les études particulières qui remplacent la philosophie ont pour conséquence, et peut-être pour objet, de «déshumaniser» la nature.

En outre, ces études particulières, parmi lesquelles la pensée philosophique s'est éparpillée, détruisent la croyance à l'unité des choses, qui, d'ailleurs, n'était peut-être qu'une illusion, mais une illusion nécessaire à la philosophie. Le plus grave, du reste, et le plus fâcheux, c'est qu'elles ne démontrent pas que la croyance à l'unité soit une illusion. Si elles le démontraient, ce serait encore autant d'acquis; et ce positivisme, ainsi constitué, aurait une valeur idéologique appréciable. Mais non: elles procèdent, si l'on peut dire, par négligence. Les philosophes—ou, du moins, les anciens philosophes—sont cantonnés dans leurs études particulières. Ils s'y occupent; et ils s'y plaisent. Alors, ces études particulières les accaparant, ils ne sont plus attentifs à la possibilité logique d'une synthèse véritablement philosophique. Cette possibilité, ils la négligent et ils l'omettent: c'est, en quelque sorte, par prétérition qu'ils sont devenus positivistes.

Détachées du tronc commun de la philosophie centrale et prétendant se nourrir seulement de la sève des sciences positives, les études particulières auxquelles s'attachent nos philosophes, nos pseudo-philosophes, mèneraient à «l'abolition complète de la philosophie».

M. Émile Boutroux, en fin de compte, aboutit à une consolante distinction de philosophie et de l'esprit philosophique. Il reconnaît que les systèmes sont en baisse; mais il défend aussi nos philosophes de se confondre avec les simples savants: il les montre capables d'une autre vision des choses.

Évidemment!... Tout de même, cela n'empêche pas la métaphysique—et c'est-à-dire la philosophie—de mourir, ou bien d'être morte.

L'aventure idéologique que M. Émile Boutroux raconte et explique d'une manière si pénétrante, Marcelin Berthelot l'avait annoncée; il avait annoncé pis encore!... Voici quelques paroles de ce grand esprit désespéré. Il songeait à l'avenir de la pensée humaine; et il écrivit: «Il sera matériellement impossible de s'assimiler l'ensemble des découvertes de son temps. Le cerveau humain ne pouvant plus absorber l'immense majorité des faits acquis par les sciences, ne pourra plus généraliser, c'est-à-dire s'étendre et se développer. On ne pourra donc plus progresser: et je prévois, pour un temps futur, une période où le progrès intellectuel restera stationnaire...»

N'est-ce pas ce «temps futur» qui est arrivé? N'est-ce pas l'époque de l'inévitable décadence qui a commencé?

Or, selon Marcelin Berthelot, le progrès matériel s'arrêtera en même temps que le progrès intellectuel: «Quand l'homme aura capté les chutes d'eau, utilisé les forces des marées, la chaleur solaire, la chaleur terrestre, et qu'il aura remplacé les produits de la terre et des animaux par des aliments artificiels en tout semblables aux aliments naturels, on aura, semble-t-il, atteint les termes du progrès matériel. La vie se multipliera, la population décuplera. Mais vers où pourra bien se diriger le progrès?...» Que deviendra alors l'âme humaine? et quel sera son progrès?—«Les idées morales, la conscience, les abnégations et les sacrifices, l'amour du beau et du bien progresseront-ils à proportion des découvertes scientifiques et des commodités de l'existence?...» Marcelin Berthelot posait cette terrible question; et, dans le chagrin de certains jours, il répondait qu'on ne verrait jamais le triomphe de la raison.

Je ne sais jusqu'où va le pessimisme des prédictions que formule M. Émile Boutroux; je ne sais s'il va aussi loin dans la désespérance spirituelle que les prophéties de Marcelin Berthelot. Mais, quand meurt l'espoir d'une synthèse idéologique où entrent les divers éléments du tout, le grand Pan meurt à tout jamais.

Il y aura quelques rêveurs encore. Mais nos petits philosophes seront de plus en plus étroitement enfermés dans leurs spécialités exigeantes. Ils travailleront là, tranquilles et méticuleux: et ils auront oublié le grand Pan.

D'abord, ils ne s'apercevront pas de l'inconvénient qu'il y a nécessairement à procéder ainsi. Et puis, leur détestable erreur ayant vicié tout leurs travaux, ils se décourageront.

Ils sont partis de cette idée qu'il ne faut pas aller, tout de go et comme d'un trait, jusqu'à l'absolu, jusqu'à la substance première, sans avoir pris dans le concret ses assurances; mais ils vérifieront que ce qu'ils nomment le concret n'est pas un tout déterminé qui ne dépende que de soi: ils vérifieront que ce prétendu concret n'est pas moins abstrait que la substance pure, et qu'en un mot il n'est pas de physique nettement dégagé du métaphysique.

Alors, ce sera la faillite du peu qui reste.


GABRIEL FAURÉ

Si nos âmes n'étaient que des endroits où les idées font, entre elles, de la logique,—comme jouent les jeunes filles au volant, ou plutôt comme jouent aux échecs des négociants attentifs, en des estaminets de villes provinciales,—la musique serait fort inutile; ou, mieux, il n'y aurait pas de musique.

Ou encore, si nos âmes étaient ce que Descartes a raconté, s'il n'existait d'idées que distinctes, il n'y aurait pas de musique.

Seulement, ce n'est pas du tout cela!...

Il ne faut pas non plus comparer nos âmes à des salles où l'acoustique est excellente, de telle sorte qu'y fleurisse et s'y épanouisse chaque son, chaque sentiment, séparé de tous les autres et consacré à sa seule aventure. Nos âmes seraient plutôt pareilles à une chambre toute pleine d'échos où chaque note est répercutée et ressassée.

Une belle musique tient compte de cette résonance de nos âmes.

Elles sont pareilles à une chambre dont les murs seraient doués d'une extrême sensibilité. Un sentiment s'y manifeste; et, au lieu de naître et mourir, il traîne, il s'atténue, il se multiplie. Il devient un murmure, il devient une chanson vague, il devient un soupir, il n'en finit pas de se prolonger en variations tumultueuses, et que guette le néant, et qui s'acharnent à survivre et à dire, affirmer qu'elles ne sont pas mortes. Cela dure encore, et déjà un autre sentiment, un autre son, naît et commence sa romanesque destinée. Ainsi se mêlent, se croisent, se combinent celui-ci et celui-là, ceux-ci et ceux-là, de manière à former une émouvante polyphonie, que les mots ne savent pas rendre; mais seule y suffit la musique.

Tu rêves de la bien-aimée absente. Ton chagrin serait le thème, ton chagrin, ta nostalgie. Mais arrivent les souvenirs de la bien-aimée qui était là: et ils ajoutent leur gaieté, leur charme à la mélancolie où tu es. Il n'est pas une promenade où tu l'aies accompagnée, il n'est pas un émoi de sa voluptueuse beauté, et il n'est pas une langueur laissée par son doux abandon, qui n'intervienne dans la détresse où tu languis. Et la chanson de ton âme est un alliage harmonieux de ta pire douleur et de ta meilleure allégresse.

Ah! pour que nous fussions très heureux ou, du moins, tranquilles, il vaudrait mieux que fussent nos âmes pareilles, non à des chambres de résonance, mais à des champs de manœuvre où des bataillons d'infanterie marchent au pas accéléré sous le juste commandement d'un chef qui sait la théorie. Et les bataillons énergiques vont et viennent, se font place mutuellement, concertent leur entrain, forment une colonne complexe, ordonnée et victorieuse.

Qu'y pouvons-nous? Ce n'est pas cela, malheureusement; et, pour que ce soit cela, il s'en faut de quasi tout.

Il n'est pas une idée furtive qui touche nos âmes sans y éveiller tout un extravagant concert. Ainsi, dans les forêts d'automne, une feuille n'est pas remuée sans que frémisse tout le feuillage environnant.

Et voici que s'émeut une autre idée ou qu'est suscitée une alarme nouvelle. Alors, idée ou alarme, elle va, badine, pleure, en appelle d'autres, qui se joignent à elle et l'augmentent de leur afflux. Elle dépérit; et puis, elle renaît; et puis, elle est nombreuse infiniment. Dans cette abondance, on ne la reconnaît plus. Elle est là, pourtant. C'est elle qui soudain semble seule et qui à d'autres moments disparaît, pour revenir bientôt, seule encore, ou associée à d'autres, ou par d'autres dénaturée.

Et je veux bien qu'une petite phrase, flexible et attentive, ingénieuse avec ses mots finement agencés, suffise, en nos plus calmes minutes, à rendre l'état de nos âmes; ce sont nos minutes privilégiées. Mais, d'habitude, une musique nombreuse, variée est plus analogue à notre douleur compliquée de joie, d'indifférence, d'enthousiasme et d'irrésolution.

Nos âmes sont bien à plaindre, telles que les voilà, et non seulement telles que Dieu les a faites, mais telles encore que les a refaites le hasard, le cher et fantaisiste hasard, roi et despote de nos plaisirs, de nos peines et de toute notre déraison. Seule les plaint comme elles le désirent la musique, la délicieuse, chaste, compatissante et complaisante musique.


Avec ses cheveux blancs, longs et légers, avec ses yeux bleus encadrés de bistre, avec ses fortes moustaches qui ne lui donnent point un aspect sévère, et avec son air d'écouter une symphonie lointaine où il choisira, Gabriel Fauré entrerait à merveille dans l'une de ces compositions allégoriques auxquelles se plurent les anciens dessinateurs. Il serait cuirassé d'or et armé; mais le glaive et l'armure attesteraient seulement sa suprématie. Autour de lui se presserait, en bel arrangement, une troupe de jeunes femmes symboliques, vêtues de souples étoffes qui ne dissimulent pas leurs attraits; et, à divers attributs, ornements, ou à des banderoles explicites, on reconnaîtrait que l'une est la Mélancolie, une autre la Tendresse, une autre la Gaieté, une autre la Volupté, une autre l'Absence, une autre la Rêverie, une autre la Pitié; il y en aurait d'autres encore: chacune d'elles porterait ainsi le nom de l'une de nos heures. Et chacune s'empresserait; mais leur souveraine apporterait la couronne de myrte: et celle-ci serait Psyché, notre âme.


On a dit souvent de Gabriel Fauré qu'il était notre Schumann. Et l'on a raison de le dire, si l'on tâche ainsi de marquer, par l'analogie d'une gloire incontestée, l'importance de son œuvre. Mais notre Schumann, un Schumann de France, et un Schumann tout autre, à sa manière originale et si particulière qu'on la distingue dans la surprenante diversité de ses compositions. Nul artiste n'est plus varié, plus apte aux inspirations les plus différentes; mais son style caractérise toutes ses réussites.

En fait de musique de chambre, il a donné des quatuors, des sonates et des quintettes d'un tour noble et gracieux, d'une qualité classique. Sa musique religieuse est véritablement pieuse et, sinon mystique, du moins consciente de son sublime objet; par la simplicité grave et charmante de la ligne, elle a toute la dignité du genre et elle suit toutes les péripéties du drame divin: la messe de Requiem est un chef-d'œuvre accompli.

Gabriel Fauré n'a pas écrit pour le théâtre. Il a composé de la musique de scène, un Shylock délicieux, un admirable Prométhée, le subtil et bel accompagnement lyrique et musical d'une ou deux situations de Pelléas et Mélisande. Il donnera bientôt un opéra de Pénélope.

Surtout, il est le maître incomparable du lied. C'est là que s'est manifesté, avec le plus d'abondance et de nouveauté, son merveilleux génie. Depuis Lydia jusqu'à la Chanson d'Ève, quelle magnifique profusion!... Lydia, sa première mélodie, a la perfection délicate de l'élégie antique, la grâce latine; et elle fait songer que Catulle et Properce auraient voulu cette musique autour de leur rêve d'amour et de mort. Et puis Fauré multiplia les chansons de tendresse et de mélancolie. Il empruntait aux meilleurs poètes le sujet, le motif; et il accomplissait, avec une aisance extraordinaire, le miracle perpétuel de l'obéissance absolue et de la plus complète liberté. Fauré ne suit pas seulement le texte du poème, il n'est pas seulement docile à l'exactitude des mots et du rythme: mais il dévoue à l'idée, au sentiment du poète, son intelligente et respectueuse attention, sa fine complaisance. Il ne veut pas que le poème n'ait été que le prétexte de sa musique. Et sa musique n'en est ni diminuée ni contrainte.

Avec quelle spontanéité heureuse elle s'élance! Elle ne subit aucune gêne; on dirait qu'elle est toute seule; et l'on ne sait si elle mène le poème ou si le poème la mène: ils vont tous deux ensemble, et comme animés l'un par l'autre.

Quand Niedermeyer eut composé la musique du Lac, je crois que Lamartine fut content, car le Lac en devint plus célèbre et plus populaire encore. Toutefois, il écrivit, dans le singulier commentaire de ses Méditations, que la musique et la poésie sont deux arts qui n'ont pas besoin d'une aide réciproque: un beau poème a en lui-même sa musique, disait-il, comme une belle phrase musicale a en elle-même sa poésie. Ce reproche, où il y a un peu d'ingratitude, s'adresserait justement à maintes mélodies modernes. Beaucoup de musiciens, fort désinvoltes, se moquent un peu trop du poème. Et il en résulte que le poème est une chose, la musique en est une autre: l'union, tout à fait arbitraire, de ces deux choses ressemble à ces mariages, dits de raison, où les deux époux vont chacun de son côté.

Mais, quelle exquise réussite, le parfait accord de deux arts jumeaux!... Par les jours de limpide lumière, la plaine d'Ombrie est adorablement parée de la double verdure des oliviers et des vignes. Au fût de chaque olivier grimpe une vigne: les feuilles de l'olivier sont grises et argentées; la souple vigne, plus foncée, marie son feuillage à celui de l'arbuste qui la soutient,—qui la soutient, qui la porte et qui ne l'étouffe pas, et qui la laisse joliment s'épanouir à son gré. Ainsi composent une ravissante harmonie la vigne et l'olivier d'Ombrie.

Et ainsi, la musique de Fauré se pose sur les poèmes, s'appuie sur eux, suit leurs rameaux et se développe à sa guise, fidèle et libre, amoureuse et vive.

Elle s'est éprise des chansons tendres, mélancoliques de Verlaine. Cette poésie s'est, ainsi, doublée; deux voix se sont mises à l'unisson, la voix qui parle et la voix qui chante, afin d'aller plus directement à l'esprit et à l'âme.

Les lieder de Fauré sont un des plus étonnants trésors de musique qu'il y ait. Tristesse et gaieté, la joie des amours commençantes, les désespoirs des déclins du cœur, l'allégresse, la nostalgie, la crainte de la frivolité universelle, cette peur de la mort qui est au fond de tous nos émois, et le tranquille bonheur, et l'imprudence des embarquements pour Cythère, et la suave douceur des larmes, et enfin toutes les innombrables façons que nous avons de mêler nos sentiments, nos douleurs et nos félicités, tout cela,—et ce qu'on ne sait pas dire avec des mots,—tout cela est dans les divins lieder de Gabriel Fauré.

Les musiciens les plus difficiles les ont déclarés très savants. Les ignorants les entendent et ils en ressentent le charme souverain.

Et puis, avec ses récentes Chansons d'Ève, dont il a emprunté le thème littéraire à Charles Van Lerberghe, Fauré a encore renouvelé son art. A son œuvre d'amour, d'élégie et de fête galante il ajoute une inspiration philosophique, une note de pensée profonde. Les Chansons d'Eve, qui évoquent les premiers jours du monde, le mystérieux commencement de tout, le rêve inaugural, sont à ses mélodies antérieures ce qu'est à la poésie de Musset la poésie d'Alfred de Vigny. Une méditation musicale, et de quelle beauté poignante et sereine!...


Il est malaisé de parler d'un art qu'on aime et dont le secret vous échappe; et la musique n'a pas besoin de commentaire, probablement. Je n'ai pas su rendre le prestige de cette impérieuse, douce et puissante magicienne: un charme qui trouble, qui alarme et par les plus discrets et les plus purs moyens de l'art. Ce charme, on devrait l'analyser mieux; et, tout de même, à la fin de l'analyse la plus délicate, il resterait encore l'essence indéfinissable, qui ne dépend ni de la technique ni de la science,—et qui est le prodige intime de la musique, l'âme intangible des sons, âme passionnée et qui se marie à nos âmes plus étroit que la vigne aux oliviers d'Ombrie.


JULES LEMAITRE

«Beaucoup de choses sont obscures, pour les hommes; mais rien, pour eux, n'est plus obscur que leur propre esprit.»

Cette mélancolique et judicieuse pensée, un homéride la formula voici deux mille cinq cents ans, à une époque qui nous semble être la jeunesse du monde et où il paraît que florissaient déjà la sagesse et l'expérience éprouvée des sceptiques. Cette parole excellente nous engage à éviter l'erreur où se laissent aller les psychologues trop confiants. Et l'on est sage, on est content de la citer d'abord, comme une excuse ou, au moins, comme une précaution, lorsqu'on va tracer le portrait de l'un des esprits les plus divers de ce temps.

L'âme d'un autre, et qui a participé à la vie actuelle, si multiple et absurde, et fût-ce la plus simple des âmes que nous ayons entrevues, est difficile à résumer. Mais un Jules Lemaître! Un Jules Lemaître, poète, critique, auteur dramatique, essayiste, romancier, journaliste, un Jules Lemaître qu'on a pris pour un sceptique, et voire pour un humoriste, et qui soudain se mêle avec ardeur à la plus violente politique de son époque, un Jules Lemaître qu'ont ému toutes les littératures et toutes les idéologies, comment l'attraper et comment fixer sa ressemblance? Parmi ses physionomies nombreuses, comment choisir, et laquelle?

En fin de compte, s'il nous échappe, nous invoquerons la tutélaire objection du vieil homéride.


Plusieurs de nos contemporains sont à peu près inintelligibles. Ou bien, en d'autres termes, nous apercevons en eux mille choses qui ne s'accordent pas. Et, en les regardant, nous apercevons ceci ou cela; mais nous ne voyons pas le principe vivant et profond qui assemble toutes ces contrariétés.

On le chercherait en vain: c'est qu'il n'existe pas.

Plusieurs de nos contemporains ressemblent à la boutique du marchand de curiosités qui est dans la Peau de chagrin. Et l'on y trouve «un océan de meubles, d'inventions, de modes, d'œuvres, de ruines», un bric-à-brac de formes, de couleurs, de pensées, «mais rien de complet». Ce sont des gens qui ont été fort accueillants, faciles et hospitaliers pour les bribes que leur apportait le hasard. Dans ce désordre, nous serions éperdus, si bientôt nous ne savions qu'il ne faut pas chercher plus avant.

Mais, à une telle boutique aventureuse, opposons l'une de ces maisons provinciales où a bien et doucement duré l'existence longue d'une famille. Les meubles, d'âge inégal et de différent style, font des contrastes singuliers et amusants. Il y a, parmi eux, des objets qui viennent de très loin et qui attestent les voyages dont, le soir, on parle encore. La bibliothèque est chargée des livres auxquels se plurent, parfois et à tour de rôle, les membres de la famille: il y en a pour tous les âges et pour les plus dissemblables journées. Avec ses armoires pleines et avec l'abondance des objets qui l'encombrent, cette maison ne nous déconcerte pas; et nous admettons que s'y déroule une existence harmonieuse.

Ou bien, recourons à une autre image, et plus aimable peut-être.

Plusieurs de nos contemporains ont des âmes qui ressemblent à des bouquets de fleurs coupées et variées. La réunion de telles fleurs n'est pas évidemment désagréable. Mais elle est tout artificielle; et il n'y a point à la commenter autrement que comme un caprice. D'autres âmes, et qui nous intéressent davantage, sont analogues à une belle plante qui s'est développée librement et qui a bien fleuri. Les rameaux nombreux se croisent et se mêlent avec une fantaisie charmante; ils font mille dessins où nos regards se divertissent; et la disposition des fleurs, les nuances de leurs pétales, leur quantité, leur défaillance ou leur épanouissement réalisent un complexe chef-d'œuvre dont le détail était imprévu. Mais, parmi tant de riches hasards, nous nous reconnaissons; nous savons qu'il y a une racine, nous savons où elle est.

Or, il nous faut, ici-bas, appeler intelligibles les choses ou les âmes que nous pouvons, avec bonne foi, réduire à l'unité. Peut-être n'en est-il pas de même pour Dieu et pour les intelligences qui sont admises à lui faire compagnie: je me demande ce que vaut l'unité, à l'état de noumène. Dans ce monde des phénomènes, il n'y a qu'elle pour nous donner le sentiment de comprendre. Il nous semble que l'unité soit la vie; et la vie est la seule réalité que nous concevions.

Eh bien, en dépit d'une variété merveilleuse, Jules Lemaître, le plus divers de nos contemporains, nous apparaît tout de suite comme qui nous doit être intelligible; ou bien, ce sera notre faute, et non la sienne. Car il est parfaitement naturel.


On ne peut l'être davantage; et sans doute l'est-il plus que personne.

Le contraire de cette qualité, ne l'appelons pas hypocrisie. Une sincérité suffisante, et enfin tout ce que le prochain peut, sans niaiserie, attendre de nous en fait de sincérité, ne nous empêche pas d'arranger un peu notre personnage. Et, quelquefois, cela vaut mieux: beaucoup de femmes ont raison de se vêtir avec magnificence et de se farder; beaucoup de gens, hommes ou femmes, agissent bien en dissimulant sous des dehors apprêtés l'esprit que leur a donné le destin.

Même, il est rare qu'on soit tout à fait naturel avec soi. Nombre de vieillards meurent sans se connaître encore. Seront-ils présentés, chacun à lui, dans l'autre vie?...

Être parfaitement naturel, cela suppose maintes vertus, et des plus jolies. Cela suppose, en outre, qu'on peut l'être sans rougir. Et l'on n'est point cynique, non plus. On est charmant, avec simplicité.

Les personnes qui ne sont pas occupées de littérature et qui manquent pourtant de naturel méritent des reproches. Mais un littérateur ou, d'une façon plus générale, un artiste qui reste naturel a remporté une belle victoire sur de grandes difficultés. L'art est une si drôle de chose!...

Et, faute d'habitude, parce que l'occasion n'est pas fréquente, on éprouve une sorte de timidité émerveillée à dire d'un littérateur:—Dans la tristesse comme dans la gaieté, et qu'il songe amèrement, ainsi que les temps l'y engagent, ou bien qu'il s'abandonne à la douceur de la vie, qu'il soit dans ses belles heures étincelantes d'esprit, de fine humeur, d'exquise plaisanterie, ou que sa mélancolie le tourmente, à aucune minute on ne peut l'apercevoir différent de lui-même et s'efforçant en quelque manière. Il ne se montre pas, il ne se dissimule pas: on le voit.

C'est le caractère qu'on trouve d'abord à l'œuvre de Jules Lemaître. Avec tout l'art possible, avec une délicate ingéniosité, il ne cherche qu'à rendre sa pensée de la façon la plus analogue à cette pensée même. Les phrases, les jolies phrases qu'il fait, ne sont pas un ornement, une parure vaine pour l'idée; souples, elles suivent tous les contours de l'idée, elles l'accompagnent, elles y adhèrent et elles n'ont pas d'autre office que de la révéler...

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