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Voyage à Cayenne, dans les deux Amériques et chez les anthropophages (Vol. 1 de 2)

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The Project Gutenberg eBook of Voyage à Cayenne, dans les deux Amériques et chez les anthropophages (Vol. 1 de 2)

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Title: Voyage à Cayenne, dans les deux Amériques et chez les anthropophages (Vol. 1 de 2)

Author: Louis Ange Pitou

Release date: October 21, 2012 [eBook #41123]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
the Online Distributed Proofreading Team at
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generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGE À CAYENNE, DANS LES DEUX AMÉRIQUES ET CHEZ LES ANTHROPOPHAGES (VOL. 1 DE 2) ***

VOYAGE
À CAYENNE.

TOME PREMIER.

Prison des Déportés sur la Frégate la Décade.
Moment du départ. On hisse les Viellards et les Malades à bord.

L'entrepont a 30 pds. de large; 37 de long; 4½ de haut; 193 personnes y sont logées avec leur sac de nuit. Deux rangs de hamacs les uns sur les autres sont soutenus de 3 pds. en 3 pds. par de petites colonnes (les Époutilles), le tout est fermé par de grosses barres de bois et par deux grosses portes de prison avec leurs verroux.
Le jour ne pénètre qu'à regret dans ce Monde.

VOYAGE À CAYENNE,
DANS LES DEUX AMÉRIQUES
ET
CHEZ LES ANTROPOPHAGES,

Ouvrage orné de gravures; contenant le tableau général des déportés, la vie et les causes de l'exil de l'auteur; des notions particulières sur Collot-d'Herbois et Billaud-de-Varennes, sur les îles Séchelles et les déportés de nivôse (an 8 et 9), sur la religion, le commerce et les mœurs des sauvages, des noirs, des créoles et des quakers.

SECONDE ÉDITION,

Augmentée de notions historiques sur les Antropophages, d'un remercîment et d'une réponse aux observations de MM. les journalistes.

Par L. A. PITOU, déporté à Cayenne en 1797, et rendu à la liberté, en 1803, par des lettres de grâce de S. M. l'Empereur et Roi.

TOME PREMIER.

Prix, 7 fr. 50 c.

PARIS,
CHEZ L. A. PITOU, LIBRAIRE,
rue Croix-des-Petits-Champs, no 21, près celle du Bouloi.

Octobre 1807.

NOTICE DES LIVRES
DE L. A. PITOU,

Télémaque, 2 vol. in-8o.

Bossuet, 2 vol. in-8o.

La Fontaine, 2 vol. in-8o.

Jean Racine, 3 vol. in-8o.

Biblia sacra, 8 vol. in-8o.

Édition du Dauphin, de Didot aîné. Papier vélin, collection rare et précieuse, reliée en maroquin, dorée sur tranche.

Voltaire, 70 vol., in-8, papier à 6 fr. avec figures, relié racine, filets.

Rousseau de Poinçot, 38 vol. in-8, papier vélin, avec figures, relié en veau dentelle, filets, tranche dorée.

Histoire de Russie, par Pierre-Charles L'Évêque, 8 vol. in-8, reliés en veau, filet, avec un superbe atlas.

Voyage du jeune Anacharsis en Grèce, 4e édition, de l'imprimerie de Didot jeune. 7 volumes in-8, atlas in-fol.

On n'a tiré que cinquante exemplaires en papier d'Hollande. Celui-ci est le trente-sixième.

Rollin, in-4, complet. Histoire ancienne, romaine, traité des études, les empereurs, 22 vol.

Magnifique exemplaire de collection de voyages, in-folio.

  • 1o Voyage en Grèce, par Choiseul-Gouffier, 1 vol.
  • 2o Voyage de Naples et de Sicile, par Saint-Nom, 5 vol.
  • 3o Tableau pittoresque de la Suisse, 4 vol.
  • Table analytique, 1 Vol.
  • Reliure uniforme.
    On ne séparera aucun de ces voyages.

AVIS
SUR CETTE SECONDE ÉDITION.

Si l'on pouvait toujours juger de la bonté d'un ouvrage par le débit qu'il a eu, je me ferais illusion sur le mien; mais il doit plutôt son succès à la bienveillance des journalistes, à l'indulgence du public, et à la célébrité des personnes dont j'ai partagé la destinée, qu'à moi qui n'ai rapporté en France que mes haillons, mon humeur enjouée, et une brillante santé, trésors inépuisables pour moi au milieu des plus grands revers.

Puisque la constance et la gaieté, en émoussant les traits du malheur, ont commandé l'intérêt et le prompt débit de ma première édition, elles m'encouragent à en faire une seconde. Combien je serai riche, si l'homme sensible, en me lisant, fait trève à ses peines; si je ranime dans son cœur le feu vivifiant de l'espérance; si, dans mes tortures et dans ma gaieté, il retrouve des forces pour soulever ses chaînes; si, loin de vouloir les user par ses larmes, il les allège par les divines chimères d'une imagination enflammée par la religion, l'innocence et l'honneur; s'il apprend dans mon ouvrage à se voir sans effroi couvert d'ulcères de la tête aux pieds, et à être enfermé pendant huit mois dans un cachot humide et infect; s'il apprend à lutter contre la faim et la soif, à rester calme pendant dix heures que ses juges délibèrent s'il portera sa tête à l'échafaud, ou s'il la verra blanchir dans les déserts de la ligne; s'il apprend enfin à entendre trois fois prononcer sa mort sans perdre le calme, le courage et l'espérance d'en sortir aussi heureusement que moi; alors je serai riche, puisque j'aurai partagé avec mon semblable le trésor de ma sécurité. C'est à ce trésor, autant qu'à mes malheurs, que je dois cette célébrité d'intérêt que le spectateur anglais définit si naturellement.

«J'ai observé, dit-il, qu'on lit rarement avec plaisir un ouvrage entier avant de savoir si son auteur est brun ou blond, d'un caractère sombre, gai, doux ou colère, marié ou garçon, et mille autres détails de la même nature qui contribuent beaucoup à l'intelligence de ce qu'il écrit.»

Que mon ouvrage soit écrit plus ou moins purement, il date du lieu où il fut fait; et ce sujet, qui intéresse tant d'honnêtes gens, m'a procuré l'honneur dont parle Addisson; il m'a donné cette célébrité du malheur sans prétention, bien moins empoisonnée par la jalousie que celle de la gloire ou des talents. Comme personne ne porte envie au sort de Job, tant que la fortune ne l'élève point au-dessus de sa sphère, j'ai reçu des visites, des félicitations; on s'est attendu au récit de mes peines; on m'a aimé, parce que je n'ai pas cherché à rendre mes longs revers artisans de ma fortune; on m'a fait cent questions. Mon Voyage m'a procuré la visite de mes anciens supérieurs de séminaire, de mes professeurs et de mes compagnons d'étude et de déportation; chaque jour il me fait rencontrer des amis de malheur, de jeunesse et de collège; et beaucoup de lecteurs ont voulu tenir l'ouvrage de ma main. Chacun y reconnaît ma physionomie, mes passions, mon caractère et mon cœur; et je puis me vanter que mes plus grands ennemis en révolution m'auraient couvert de leur corps s'ils m'eussent vu chez moi, car jamais personne n'en sortit avec la haine ou l'indifférence. Ma première édition m'en a fourni une preuve des plus complètes; car la critique m'a éclairé sans me léser; et je dois des remercîments au public, à mes amis, à mes censeurs, et une réponse à leurs observations.

Le Journal de Paris, en révoquant en doute ce que je dis de la grosseur des reptiles de la Guiane, avait oublié que Buffon, La Harpe et l'abbé Prévôt parlent d'un énorme serpent, que des voyageurs prirent pour un tronc d'arbre, autour duquel ils voulurent faire du feu le soir pour enfumer les nuées de maringouins qui les obsédaient; que cette énorme masse se réveilla par degrés et leur laissa le temps de fuir, parce que cette espèce de serpent n'est pas aussi venimeuse que le dragon, dont l'haleine empestée pompe le voyageur de la manière que chez nous la couleuvre attire le crapaud.

Il est tant de faits simples et naturels sur les lieux qui deviennent invraisemblables par l'éloignement et l'irréflexion, que le voyageur est forcé de rendre la vérité circonspecte pour qu'elle ne soit pas honnie. Aussi me suis-je bien gardé de dire que j'ai vu des sauvages dont les dents ont été limées en forme de mèche pour mieux percer et déchirer leur proie: on aurait dit que c'était un raffinement de coquetterie; car on est ingénieux à trouver des expédients pour prouver le système qu'on invente, ou pour éloigner l'évidence à laquelle on se refuse. Mais quant à la grosseur des reptiles, on m'aurait adapté le proverbe, a beau conter qui vient de loin, si j'eusse dit que durant mon séjour à Kourou, l'épouse de M. de Givry, l'un de nos compagnons d'infortune, s'assit sur une couleuvre, croyant se reposer sur un tronc d'arbre; que cet animal, assommé à coups de leviers, ayant été ouvert, on tira entiers de son estomac la tête et les cornes d'un chevreau qu'il venait d'avaler, et qu'enfin cette couleuvre fournit vingt-deux livres de graisse.

Comme mes témoins et la vérité eussent été bafoués si j'eusse consigné ce fait dans mon voyage; puisque le Journal de l'Empire a plaisanté l'expérience que nous fîmes de retirer de l'estomac d'un serpent chasseur les œufs de poule qu'il venait d'avaler sous nos yeux. Nous eûmes la curiosité d'en faire une omelette, et le courage de la manger: voilà la chose incroyable à Paris! Faut-il s'en étonner? puisque dans la Guiane, où l'on mange du tigre rouge, on ne pouvait croire que nous eussions mangé du tacheté sans devenir tachetés au bout de quinze jour. Tel est l'empire du préjugé sur la croyance ou l'incrédulité.

Le Publiciste, la Gazette de France et la Clef du Cabinet ont trouvé déplacées mes recherches sur les Indiens; ma digression sur l'époque de la population de l'Amérique leur a paru un hors d'œuvre sous la plume d'un déporté dont le sort intéresse exclusivement à tout autre objet. Je leur répondrai, en les remerciant de cette remarque infiniment chère à mon cœur, que trois ans de séjour dans un pays épuisent la source des larmes; que le sol qui nous nourrit fixe notre attention; qu'il est naturel à l'homme policé d'y remarquer la nuance qui le différencie du sauvage, et de remonter à la cause de cette dissimilitude; qu'il serait aussi étonnant que dans trente mois je n'eusse fait aucune recherche et aucune observation sur des personnes avec qui j'ai vécu; qu'il serait invraisemblable que la tristesse empêchât un prisonnier de connaître son réduit. Le plaisir et la peine continus ressemblent à ces fleuves qui, dans leur cours, jaillissent et disparaissent tour à tour. Une conscience pure et une âme franche font toujours surnager l'esprit au-dessus de la peine et du plaisir. Que de chefs-d'œuvre de génie et de gaieté sont sortis du fond des cachots et du séjour des pleurs! Enfin, si je n'eusse parlé que de nos malheurs, on m'aurait accusé d'égoïsme. J'ai semé quelques traits de gaieté dans mon Voyage, afin de fixer l'attention de plus d'un lecteur; peut-être que si nos voyageurs étaient moins méthodiques et moins sombres, nos dames préféreraient le voyage au roman: enfin, si j'ai cousu quelques épisodes à mon ouvrage, c'est qu'au désert comme au village, où la nature est sans fard, on danse auprès du cimetière, et ces contrastes pourraient avoir un but louable qui les identifieraient au sujet.

Qu'on se reporte au moment où j'écrivais; la religion avilie ou calomniée passait pour une illusion ou pour un cerbère prêt à dévorer celui dont la franche gaieté faisait épanouir le front; c'était le moyen qu'on employait alors pour empêcher l'honnête homme de remonter à la foi par la morale. Si j'eusse sèchement invoqué le ciel, et pleuré sur mes malheurs, mon livre aurait eu le sort de tant d'autres; on m'eut traité de cafard sans vouloir me lire. Comme le sexe avait eu le plus d'influence dans la subversion des principes de l'ordre antique, j'ai profité de l'ascendant que la pitié me donnait dans son âme pour parler à son cœur, et le conduire à l'instruction par la voie du plaisir. Il est peu de circonstances où la morale eût plus de poids. Qu'un millionnaire rayonnant de joie remercie Dieu de la pluie d'or qui tombe chez lui, c'est un devoir dont on peut le louer sans l'admirer; mais qu'un innocent, réduit à manger des feuilles, sourie encore, et trouve l'abondance dans son cœur; que la religion soit son refuge; qu'en écrivant ses malheurs il égaye le tableau pour attirer l'œil, son but est louable et sa morale est persuasive. Enfin, ce qui me console, c'est qu'une partie de mes lecteurs a approuvé ce que l'autre a blâmé.

Un reproche mieux fondé m'a été fait par des amis judicieux, qui ont blâmé ce que j'avais écrit contre ma tutrice; si elle a semé des épines sur mes pas, le soin qu'elle a pris de mon éducation aurait dû mettre un cachet sur mes lèvres. Il serait possible que mes longs malheurs eussent été la punition de mon ingratitude. Personne ne posséda mieux qu'elle le précieux talent de former le cœur et l'esprit. Si elle eût été moins économe et moins butée à me traîner au sacerdoce, je l'aurais mieux jugée, et je n'aurais pas resté dix-huit ans sans l'embrasser, car le moment où je passai par Châteaudun pour aller en exil fut trop court pour que je l'appelle une entrevue. La visite qu'elle me rendit en prison pouvant être notre dernier adieu, elle crut pleurer ma mort. Mais j'ai été la voir un an après la publication de mon Voyage; elle avait lu son article; elle me bouda pendant quinze jours. Des amis communs, au nombre desquels je dois compter des parents que j'ai peu ménagés, nous rapprochèrent: on convint de tout oublier; je fus convaincu que les obligations de ma tutrice à mon égard étaient moins importantes que je ne le croyais. La réconciliation a été pleine et entière; et je n'oublierai point son bonjour du lendemain de notre entrevue: «Mon ami, voilà ma première nuit de bonheur depuis dix-huit ans que tu m'as quittée; je t'aimais autant que tu as cru que je te haïssais; juge-moi sans prévention. Je me suis trompée, peut-être un peu par ambition, mais par zèle pour ton bonheur, plus que pour le mien, en te choisissant un état considéré avant la révolution. Je t'applaudis d'avoir contrarié mon goût, et je ne mourrai contente qu'en te voyant établi. Je touche à ma quatre-vingt-sixième année: donne-moi promptement cette satisfaction.»

J'ai profité de ses leçons: je suis marié, établi, et, dans ma paisible médiocrité, je travaille, je ris, je chante, et je vends des livres après avoir vendu des chansons.

À MONSIEUR GARAT,

Membre du Sénat-Conservateur et de l'Institut impérial.

Monsieur,

Je suis payé de mes peines, et mes malheurs me sont précieux, quand vous en accueillez l'hommage; en fixant votre attention, ils m'assurent l'intérêt du lecteur: je vous dois leur publicité; et l'estime que vous accordez à l'auteur, est un garant de sa franchise et de son caractère.

Un philosophe dit que les hommes en place ont deux visages et deux existences: on vous croiroit simple particulier; car personne ne peut désirer plus que vous, Monsieur, d'avoir une fenêtre à son cœur.

Votre vie privée (vos ouvrages à part) au milieu des dignités et des places éminentes où la confiance publique et votre intégrité vous ont appelé et maintenu depuis quinze ans, nous reporteroit aux siècles de ce Romain qui labouroit son champ de ses mains consulaires, et s'arrêtoit au bout du sillon pour manger son plat de légumes. Aujourd'hui même, vous pourriez encore dicter pour votre enfant; le testament d'Eudamidas de Corinthe. Monsieur, voilà vos droits à l'immortalité dans mon cœur, et dans celui des vrais amis de leur pays.

Au reste, les dignités et les talens, dons des hommes ou de la Providence, comme les rayons de l'astre du jour, sont des biens hors de nous, dont l'éclat éblouit, mais dont la propriété ne nous est acquise que par le bon usage que nous en faisons pour les autres. Que j'aime bien mieux retrouver l'homme privé, adoré dans sa famille, bon avec tous les hommes, sublime et profond dans son cabinet comme Montesquieu, naïf et franc dans la société comme Lafontaine! Horace lui diroit avec vérité: Domus non purior ulla est; sa maison est le temple de la candeur, de l'amitié et de la bonne foi; le local est petit, mais c'est celui de Socrate.

Le Sénateur membre de l'Institut, donne de l'éclat a mes malheurs; mais l'estime de l'homme privé donne encore bien plus de mérite à l'auteur qui a l'honneur d'être,

Avec un très-profond respect,

Monsieur,

Votre très-humble et très-obéissant serviteur,

L. A. PITOU.

Paris, 30 pluviose an 15 (19 février 1805).

MA VIE
ET LES CAUSES DE MON EXIL.

Voici le tableau de mes inconséquences, de mes persécutions et de mes malheurs. La Providence a tout fait pour me rendre sage et réfléchi; j'ai bien résolu aujourd'hui de profiter de ses leçons, et tout lecteur, de quelque opinion qu'il ait été, en croira sans peine à ma parole, après avoir lu cet ouvrage: je le plaindrois bien s'il avoit besoin de faire une école aussi dure que la mienne pour rentrer dans la société.

Doué d'un cœur sensible et d'une âme confiante, j'ai été poussé dans une carrière célèbre, périlleuse et singulière, par la dureté de ma tutrice, qui me devoit et les soins et les comptes d'une dépositaire de ma fortune.

L'expérience l'a convaincue, à mon détriment et au sien, que les parens complaisans et les amis flagorneurs sont les moins désintéressés et les plus habiles à faire des dupes. La pauvre femme, qui se seroit fait pendre pour un liard, a donné sa confiance à une fine intrigante qui, pour des riens, lui a fait des emprunts hypothéqués sur un avenir trompeur. Ma tutrice a beaucoup pleuré comme le juif de Maison à vendre; et la confidente qui l'a abusée la haïssoit tant, que, croyant me faire plaisir, elle vint à Paris la décrier auprès de moi, et ne fut jamais si interdite que de ma réponse à ce sujet, quoique j'ignorasse encore ses projets et sa conduite.

Au reste, les premiers momens de ma jeunesse furent bien plus hérissés d'épines que semés de roses. Né d'une famille de laboureurs et de gens de robe, je perdis mon père à huit ans. Il mourut de chagrin de voir qu'un de mes oncles, mon parrain, célibataire, intendant d'un château de M. Delaborde, venoit de décéder après avoir substitué oralement sur ma tête, la part du bien qu'il me destinoit comme à son fils adoptif, et à l'un de ses plus proches parens. Ce bon père étoit loin de m'envier mon bonheur; mais il frémissoit de me laisser aux soins d'une épouse sans fortune et sans défense, ou bien de me voir sous la tutelle d'une légataire universelle, qui n'étoit engagée que sur parole, et dont il connoissoit l'avarice. Elle me devoit de l'éducation et un établissement à mon choix.

À l'âge de dix ans, ma mère me conduisit jusqu'à la porte de cette tutrice, où elle n'osa pas entrer de peur d'être éconduite. Ô nécessité! pourquoi contraignis-tu ma bonne mère à ce pénible sacrifice! Mon père avoit épousé une pauvre villageoise, riche en vertus, mais simple, honnête, bonne et trop peu fastueuse pour que ma tutrice daignât la regarder du haut de sa grandeur. Combien de fois ne fus-je pas forcé d'embrasser dans la rue cette tendre mère qui n'osoit mettre le pied sur le seuil de la maison, d'où j'étois souvent obligé de m'esquiver pour voir à la dérobée la meilleure et la plus tendre des mères! Ma tutrice étoit pourtant sa sœur, et même elle étoit dévote: mais l'avare manichéen concilie pour lui seul le dieu de l'or avec celui de la pauvreté.

Que mon cœur auroit aimé cette tutrice, si elle l'eût voulu! elle avoit de grandes qualités, des vertus, de la sensibilité, même plus que les êtres abâtardis par l'avarice n'en sont susceptibles; mais je n'ai jamais pu oublier le mauvais exemple que sa conduite auroit pu m'inspirer contre ma mère.

Elle m'aimoit à sa mode, car elle poussa l'épargne jusqu'à me refuser les premiers besoins de la vie. Dans un âge aussi tendre, j'étois dévoré par la faim et réduit à demander du pain à mes camarades, et à ramasser ce que je trouvois dans les classes et ailleurs: au point que mon premier maître s'en étant aperçu, me gronda, l'en prévint, et fit un peu améliorer mon sort. Si dans la suite, elle n'osa plus me défendre de retourner deux fois au chanteau, quand j'y revenois elle me regardoit d'un air si dur, que si je n'avois pas eu l'âme honnête, elle m'auroit rendu aussi vil que certaine personne qui lui est parfaitement connue, et qui fit à certain âge le supplice de parens bien moins rigides qu'elle. Comme elle étoit commerçante et très à son aise, je trouvai dans des babioles le secret d'éviter sa mauvaise humeur: elle m'y avoit tellement réduit, qu'un de mes professeurs mérita que je lui en fisse la confidence, et qu'il en rit. Au bout d'un certain temps, elle s'aperçut de mes espiégleries.... Ce fut un crime irrémissible, et depuis ce moment elle ne m'a jamais pardonné mes vétilles, que je dois appeler ses propres erreurs.

À dix ans, elle me destina à l'étude des langues, et ne négligea rien pour me donner une bonne éducation; elle étoit dévote et mondaine, et me destinoit à la prêtrise. Je réussis à son gré; alors elle me traita comme son enfant: elle avoit même cette divine ambition des bons pères qui jouissent et renaissent dans leurs enfans qui se distinguent dans leurs classes. Rien ne lui coûtoit trop cher quand il s'agissoit de mon avancement; mais elle ne vouloit toujours pas voir ma mère, ce qui étoit un crève-cœur pour moi.

À quatorze ans, je lui demandai à étudier en droit; alors elle ne me laissa que l'alternative de prendre un métier pénible et contraire à mon goût, ou de me faire prêtre; et de ce moment elle aliéna, vendit et dénatura notre fortune, me disant que j'avois eu ma part, que je n'avois plus à choisir que le sacerdoce. De mon côté, je me promis de ne lui jamais ouvrir mon cœur; et je jurai en moi-même que je ne ferois rien contre ma conscience. J. J. Rousseau fut sensible à huit ans.... Quand mes camarades s'écrioient à l'invraisemblance, en lisant dans ses Confessions les premiers mouvemens de la nature dans l'enfance corrigée par mademoiselle Lambercier, je me disois tout bas: ils sont nés après moi. Cet instinct prématuré me rendit rêveur, jusqu'à l'âge de quatorze ans. Confié aux soins des femmes, j'éprouvois un charme inexprimable et une contrainte involontaire, douce et quelquefois gênante, dans les petits cercles d'enfans des deux sexes, avec qui le hasard et le voisinage nous faisoient souvent rencontrer. Dans le cours de mes études, les jours de congé de la semaine m'étoient indifférens.

Je ne comptois de momens d'existence que les dimanches soir, après les offices, où nos parens nous réunissoient à tour de rôle.... Alors, mon plaisir étoit toujours empoisonné par cette pensée terrible: je suis sensible, j'aime et j'aimerai toute ma vie, et on veut me faire prêtre: non, je ne le serai jamais.... mais que ferai-je?...

Quoique cette pensée me tourmentât quelquefois jour et nuit, jamais elle ne vint sur mes lèvres avec aucun de mes camarades les plus intimes, dans ces petits cercles où l'enfance, éloignée des regards paternels, énonce librement ses projets, ses inclinations et ses goûts. Moi, je serai avocat, moi notaire, moi marchand, moi prêtre, se disoit-on; et toi Pitou?... Je n'en sais rien. Les femmes plus fines et aussi discrètes que nous, n'ont pas eu plus d'empire contre mon secret. Si elles eussent pu, à cet âge, attacher le prix de l'amour à la solution de cette question, je ne l'aurois pas donnée. Plus j'étois réservé, plus elles me questionnoient. Quelle épreuve!... ô quelle épreuve! j'ai tellement résisté, que celle qui avoit le plus d'empire sur mon cœur, me croyant parti à Chartres, en 1789, pour me lier irrévocablement au sanctuaire, se brouilla avec moi, et finit par épouser un de mes écoliers. Que m'auroit servi de l'informer de mon projet? ma tutrice venant à le savoir, j'étois exhérédé et sans état. Ne vaut-il pas mieux être malheureux seul, que de lier ceux qu'on aime à une destinée cruelle qu'ils ne peuvent adoucir?

Au lieu de suivre la route de Chartres, je me décidai à aller à Paris. Quand ma résolution fut une fois prise, j'en fis part à deux voisines dignes de ma confiance. (En lisant ceci elles se souviendront et de leur discrétion, et de mon amitié, et des conseils qu'elles m'ont donnés.) Quoique cette résolution fût irrévocablement prise, je fus huit jours entiers sans dormir: un noir pressentiment me montroit dans le lointain, la terrible perspective de mon sort. J'avois beau me dire que la contrainte exercée envers moi étoit injuste; que les passions ardentes dont j'étois dévoré m'éloignoient du sanctuaire, que l'honnête homme ne doit prendre que l'état dont il peut remplir civilement et religieusement les obligations, tout cela ne me rassuroit pas de la crainte et de l'abandon où j'allois me trouver à mon âge, sans état, sans fortune, dans un moment aussi critique, au milieu d'une ville qui est un univers, où je ne connoissois personne, où l'on vend l'air qu'on respire; mais le sort en étoit jeté. Au lieu d'aller prendre les ordres, je partis de Châteaudun avec deux abbés de mes amis, le 17 octobre 1789, époque de la rentrée des classes.

En arrivant à Chartres, le 18 octobre, je dînai avec tous les camarades de mon cours, qui, ne soupçonnant rien de mon projet, me firent promettre de venir les reprendre à l'enseigne du Gros-Raisin, faubourg de la Grappe: nous nous embrassâmes au bout de la rue aux Changes. Ils cheminèrent vers Beaulieu, grand séminaire qui étoit à une lieue de la ville, et moi vers Paris. La famine s'y faisoit déjà sentir; tout étoit en rumeur; chaque jour les rues étoient illuminées, tout le monde étoit sous les armes, dans l'attente et dans l'effroi d'une prétendue armée de brigands invisibles, qui, chaque nuit, marquoient les maisons, couroient les campagnes et affamoient les villes. Quinze jours auparavant, Louis XVI et sa famille avoient été traînés aux Tuileries par un peuple affamé, qui avoit, disoit-il, conduit promptement dans sa ville, le boulanger, la boulangère et le petit mitron. Ainsi Paris, à cette époque, étoit le cratère d'un volcan prêt à faire éruption. Les gens riches se sauvoient ou dans les campagnes, ou dans les pays étrangers; et ceux que leurs affaires ou leur commerce y retenoient, restoient claquemurés et enfermés comme s'ils fussent morts au monde. Un morne silence rembrunissoit tous les fronts; la famine et le trouble augmentoient chaque jour; la police étoit désorganisée. Tous ces détails étoient encore amplifiés dans les provinces.... Je les connoissois bien. N'importe, j'avois résolu de venir à Paris, et j'y arrivai le 20 octobre, à six heures du matin.

Il est difficile de peindre l'attitude d'un jeune provincial de dix-neuf ans, séquestré depuis six dans les séminaires, étourdi et embarrassé tout-à-coup de la grande liberté dont il jouit pour la première fois de sa vie, au milieu d'une cité qui ressemble à un univers. J'avançois, d'un air rêveur, dans les Champs-Élysées; un groupe d'assassins traverse la place Louis XV, vient à ma rencontre, portant la tête du malheureux boulanger, dont l'enfant posthume, en mémoire de cet événement, a été tenu sur les fonts baptismaux par notre dernière reine. Quelle réception! Je me persuadai que cette funeste rencontre me présageoit de grands malheurs. Ils ne me sont pas arrivés pour confirmer mon pressentiment, mais peut-être ai-je pu aider à la prophétie de mon imagination enflammée, par l'opinion que cet événement m'a donnée de la révolution.—Si ce château n'est pas le palais du roi, dis-je en voyant les Tuileries, le génie d'Armide est inférieur au nôtre. Sur les quais, vingt fois la foule ondulante me fait tourner comme un moulin à vent, pendant que je baye en l'air, tout ravi d'admiration et d'extase à l'angle de la belle colonnade du Louvre. J'ai mis deux heures à examiner le cours de l'eau, l'architecture de ce palais et la magnificence de la galerie. Le mouvement des ports, le concours des ouvriers, l'activité des artisans, le bruit de la lime et du marteau, l'ensemble mobile d'un peuple laborieux, qui, dans un chaos admirable, offre le tableau des arsenaux de Vulcain, du palais de Flore, des grottes de Bacchus, du temple de l'Abondance et de l'Industrie, émousse presque mes organes par l'attention qu'ils en exigent.

Je fus distrait de ma stupidité contemplative par un appétit dévorant, qui me rappela en un clin d'œil mon isolement, le peu de moyens pécuniaires que j'avois, la disgrâce et l'exhérédation dont j'allois être puni. «Te voilà donc à Paris sans état, sans fortune, sans parens, sans connoissances; la porte de ta tutrice est fermée pour toi; vole de tes ailes.... Fais ici le serment de ne jamais rien demander à personne, d'être fidèle à l'honneur, à la probité. Tu vois ces flots: qu'ils t'engloutissent, plutôt que la société, ta famille et ta conscience puissent te reprocher quelque chose ...! Oui, je le promets...., je le promets et je le jure, ô mon Dieu!...» D'après ce soliloque, je perche mon chapeau au bout de ma canne; je le fais tourner, attachant ma destinée à la direction de la corne droite, qui se fixe à l'E. S. E. Me voilà dans la rue Saint-Jacques, autrefois le Latium parisien.

Où loger? peu m'importe: mais quel état prendre sur le registre de police? Étudiant en théologie. Le hasard me conduit à l'hôtel de Henri IV.... Je loue un cabinet près des faubourgs du Paradis; une Chartraine est ma voisine: cette femme, d'un âge au-dessus de la critique, étoit chérie et connue avantageusement de toutes les personnes de la maison. Le soir, j'allai au Théâtre-Français, voir Molé et mademoiselle Contat, dans le Glorieux et le Legs. Des filous me firent léguer trois louis pour mon début. Cette perte étoit terrible; mais il m'en restoit encore cinq, et je me promis d'être plus circonspect.

Pendant huit jours, je rôdai dans Paris, sans être dupe. Mes affaires commençoient à s'améliorer: j'avois vendu mon frac violet pour acheter un habit de rencontre; car ma voisine m'avoit fait connoître à MM. Brune, aujourd'hui ambassadeur à la Porte-Ottomane, et à Fabre-d'Églantine. Le premier me promit de l'emploi; l'autre m'encouragea à cultiver les lettres. Je lui montrai différens opuscules: il approuva mon ouvrage intitulé: La Voix de la Nature, et se borna là. Je ne l'ai jamais revu depuis.

Ces promesses me firent bâtir des châteaux en Espagne; je me crus placé sous trois jours. Dans un élan de reconnoissance, je cours vîte au Palais-Royal acheter quelque chose à la bienfaitrice qui me délivroit de la férule de ma tutrice. Un petit mouvement d'orgueil dirigeoit ma démarche; j'avois déjà honte de la misère, et cette dette que je payois à l'ostentation, me faisoit passer pour un jeune homme libéral. D'ailleurs, pouvois-je trop payer le plaisir d'écrire dans mon pays à celle qui m'avoit tenu sous une verge de fer: Je suis heureux sans vous, et malgré vous? Une main invisible corrigea bientôt ce désir de vengeance. Il me restoit quatre louis; car ma compatriote m'avoit offert sa table, et je lui redevois un louis sur les emplettes qu'elle avoit bien voulu faire pour moi, dans la persuasion que j'étois beaucoup plus riche.

En entrant dans la première cour du Palais, du côté de la rue Saint-Honoré, je vois un gros homme bien vêtu, qui grondoit une jeune dame dans une boutique de bijoutier. Pourquoi l'as-tu laissé aller? Falloit acheter, c'est pour rien, disoit-il en me tournant le dos, et me suivant de l'œil sans que je m'en doutasse. J'arrive sous la galerie.... «Monsieur, Monsieur, rendez-moi un grand service.... Voici de l'argent....» Il fouille à sa poche. «Voyez-vous cet homme qui s'en va devant nous? Il a des boucles d'oreilles et de jarretières à diamans, et quatre superbes paires de bas de soie à vendre; ça vaut huit ou dix louis comme un liard; il veut en avoir cinq, mais il les donneroit pour trois ou quatre. Il s'est adressé ici à mon épouse; elle n'entend rien aux coups de commerce; elle ne lui en a offert que trente-six livres. Ils se sont dit des injures; l'homme s'est fâché; il est intraitable avec moi.... Voilà comme elle manque toutes les bonnes occasions. Tenez, Monsieur, voilà un louis; je vais derrière vous, et si l'homme s'arrange pour quatre louis au plus, celui-ci est à vous.» Je suis l'homme à la piste; il s'arrête dans une encoignure; il étoit remarquable. Un petit chapeau, sorti de la fripe depuis quinze ans, couvroit sa chevelure mastiquée de poudre, de sueur et de poussière, et ombrageoit sa figure blême et veinée de barbillons longs comme le doigt; une cravate brune, et autrefois blanche, relevoit la richesse de son uniforme noir et fripé comme s'il fût sorti de l'eau. N'avez-vous rien à vendre, lui dis-je? Il verse des larmes, me regarde d'un air contrit, et tire mystérieusement de dessous sa mantille la boîte à Pandore. Nous entrons en négociation. Ces gens-là sont les meilleurs acteurs du monde. Le premier aventurier me suivoit réellement d'un air inquiet et avide; le prétendu infortuné lui tournoit encore le dos, comme par l'effet du hasard. Il me fait de longues jérémiades. Nous tombons d'accord à quatre louis. Le premier me félicitoit et du geste et de l'œil; l'autre se retourne, voit son prétendu antagoniste, feint de vouloir se rétracter par vengeance. Je le somme de sa parole; mon prometteur s'éloigne, comme pour lui laisser passer sa foucade; je paie.... Le vendeur et le marchand ont disparu....

Je retourne à la boutique; personne ne me connoît: ce ne sont plus les mêmes figures. J'en fus enchanté. Au bout d'une heure, j'arrive chez moi d'un air triomphant. Ma compatriote étoit avec d'autres voisines. Je lui offre galamment la fameuse boîte, dont j'avois provisoirement retiré les boucles de jarretière et une paire de bas.... On ouvre.... Des éclats de rire se prolongent d'un bout à l'autre du cercle, je rougis; je suis dupe. On détaille l'emplette. Je m'enferme vîte dans mon cabinet pour mettre mes bas; ils étoient gommés et resavetés; le pied étoit de deux morceaux, et la jambe trouée comme un filet à prendre du goujon. Les boucles et les pendans d'oreille étoient de cuivre doré; le diamant répondoit au métal, et le tout valoit six francs. Voilà soixante-six livres perdues pour moi de bien mauvaise grâce.

Cette largesse diminua mon crédit dans l'esprit de mon hôtesse. Il ne me restoit que dix-huit francs, et j'en devois trente-six. De peur qu'à force d'être dupe je ne devinsse fripon, le soir, en me couchant, je trouvai mon petit mémoire annexé à ma chandelle. Toute la nuit, je baignai mon lit de larmes. Le lendemain, je descendis à la dérobée, avec un paquet de six chemises, que je portai vîte à un commissionnaire du Mont-de-Piété, qui me donna 30 fr. Mes dettes payées, il me resta 4 fr ..., deux cravates, une chemise et l'habit qui me couvroit.

Mais un malheur ne vient pas sans un autre. Le soir, je reçus une lettre de mon mentor de province. En voici la teneur: Je suis donc débarrassée de vous; ma maison vous est fermée pour toujours: j'ai fait mettre une double serrure à mes portes, de peur que vous n'arriviez à l'improviste. N'espérez pas m'attendrir; vous n'avez plus rien à espérer de moi. Vous prétendiez que le pain que je vous donnois étoit celui de la douleur; je vous verrois mourir à ma porte, que vous n'auriez pas un verre d'eau. Vous apprendrez ce qu'il en coûte pour me désobéir.... J'entrai en fureur contre moi, contre le sort ... contre l'honneur, contre la vertu. «Vains fantômes, m'écriai-je! n'êtes-vous donc suivis que du désespoir et des larmes! Pourquoi tant vous chérir, si le malheur, la misère et la honte sont toujours le partage de vos prosélytes? Pourquoi préférer l'avilissement à la gloire; la détresse à l'opulence; la bonne foi à la duplicité, quand ces vertus ne sont que des mots dont la fortune et le crédit annullent la réalité...?» Je déchirai la lettre avec mes dents, je m'étendis sur mon grabat; et, pour la première fois de ma vie, je perdis pendant trois heures l'usage de la raison. Je m'étois enfermé chez moi sans le savoir; je ne pus jamais trouver la clef qui étoit dans ma poche, et le lendemain j'avois le visage d'un mort inhumé depuis plusieurs jours.

Je retournai voir M. Brune. Il me remit à une quinzaine, sans me désigner encore quelle place il me donneroit. Alors je me crus perdu: la malle qui étoit à mon séminaire ayant été renvoyée à mon mentor, je restai avec le seul habit que j'avois sur mon corps; il étoit d'une qualité assez bonne; je passai aux Charniers des Innocens, le troquer pour un plus mauvais, moyennant du retour, et je changeai de quartier. Au bout de quinze jours, les audiences des tribunaux étant devenues publiques, je revis M. Brune, qui m'employa à prendre des notes au Châtelet, pour le journal de la Cour et de la Ville, dont il étoit co-propriétaire avec un Genevois assez connu. L'affaire du baron de Besenval et celle du marquis de Favras (dont par suite j'ai rédigé le mémoire en révision), furent entamées. Le premier, colonel-général des Suisses et Grisons, avoit blanchi et sous les myrtes de Vénus et sous les lauriers de Mars. Il étoit accusé d'avoir fourni des munitions au gouverneur de la Bastille, de Launai; de lui avoir prêté main-forte pour tirer sur les assiégeans; de l'avoir invité à tenir bon en cas d'attaque; d'avoir mis tout en œuvre pour cerner Paris et réduire les insurgés, et d'être, par ce, comptable du sang versé les 13 et 14 juillet 1789, aux Tuileries et sous les murs de la Bastille. Il avoit pris la fuite, avoit été arrêté à Brie-Comte-Robert, et enfermé nu dans un cachot, où on le montroit au peuple comme une bête rare et vorace. Les têtes étoient si échauffées contre lui que l'auditoire influençoit ouvertement les témoins et les juges. Le rapporteur, Boucher-d'Argis, étoit invectivé à chaque séance, ainsi que tous ceux qui se présentoient pour l'accusé, ou qui ne déposoient rien à sa charge.

Deux hommes sensibles et illustres, chacun dans leur genre, s'immortalisèrent dans cette cause. Le premier, est M. de Ségur, bras d'argent, qui n'abandonna jamais l'accusé, et s'identifia volontairement à lui dans sa prison, dans ce moment critique où les injures, les menaces et les persécutions pleuvoient sur tous les hommes titrés, qui, pour la plupart, ne trouvoient pas de retraite assez sombre pour se cacher. Le second est M. de Sèze, qui, par son éloquence, brisa les fers de l'accusé. Cette première cause célèbre de la révolution, où le talent de l'orateur animé par la stoïcité du tribunal et par cette âme grande qui le caractérise, fut développée avec des traits si mâles, qu'il auroit forcé les juges de mourir sur leur siège, s'il eût été nécessaire, pour ne prononcer que d'après leur conscience, lui mérita la confiance de Louis XVI, dont il prononça si éloquemment la défense à une époque que nous connoissons tous.

Le marquis de Favras, sans fortune, mais brave et plein d'intrigue, avoit été mis en avant par des personnages marquans, pour enlever le roi et se défaire, à force ouverte, du premier ministre, M. Necker; du maire, M. Bailly, et du commandant général, M. de la Fayette, si célèbre dans les Deux-Mondes, et toujours pour la même cause. Les dénonciateurs de l'accusé étoient ses premiers agens; plusieurs témoins venoient à l'appui: mais l'arrestation de ce seul prévenu, sous les arcades de la place Louis XIII, le 25 décembre 1789, au moment où il étoit en embuscade avec deux autres qu'on ne put (dit-on) atteindre, prouve assez que le peuple, qui le plaignoit en le conduisant au supplice, a le jugement sain et le cœur droit quand on ne l'influence pas, et que sa sagacité naturelle lui indique souvent le vrai coupable.

Les débats de cette affaire présentèrent une scène unique. Le marquis de Favras, qui abhorroit le fameux comte de Mirabeau, avoit dit, en le comptant au nombre de ceux qu'il falloit acheter pour leurs talens: «Mirabeau est à moi pour trois cents louis.» Un témoin irrécusable avoit consigné ces faits, et Mirabeau, à l'assemblée, étoit inviolable. Cependant il fut mandé. Le sourire, les grands airs de cour et les civilités politiques du témoin et de l'accusé, dont les yeux également expressifs, marquoient autant de duplicité et de crainte que leurs dehors affectueux étaloient de loyauté, fixoient l'attention du plus petit génie, au point que chacun, en devinant et leur réserve et leurs transes, ne pouvoit ni accuser leur déposition de faux, ni s'imaginer qu'elle pût être vraie. Mirabeau atténua les faits par une éloquence si simple et si sublime, qu'on l'auroit prise malgré soi pour de l'ingénuité; et le marquis démentit avec le même art ce qu'il avoit dit, et qu'on devinoit bien qu'il répétoit encore dans son cœur, et cette discrétion fut sacrée pour lui, même au pied de la potence.

Au milieu de 1790, M. Brune ayant été exproprié de son journal, je me trouvai sans place. Déjà l'amour avoit semé de quelques roses les premiers momens de ma nouvelle existence. J'avois fait quelques ouvrages; l'imprimeur R. me les acheta à un crédit qui dure encore. Comme je ne rentrois que le soir chez moi, un beau jour je ne trouvai que les quatre murs: je connoissois bien le voleur, mais l'amitié, ou peut-être un sentiment plus tendre, m'ôta le droit de me plaindre. Il fallut être battu, volé, content, et le reste. Je mourois d'envie de savoir le domicile de mes effets et de leur dépositaire. Depuis six mois que je logeois dans la même maison, je ne connoissois pas un seul voisin: une vieille femme qui logeoit sur mon carré, fut la première personne qui me rendit visite, pour me consoler de ma disgrâce. Elle avoit l'air et la réalité d'une magicienne: son début fut assez simple pour m'exempter de rougir du lit de planches sur lequel je couchois.—«Vous avez été volé hier à trois heures, dit-elle, et la personne qui vous a fait ce coup, vous est connue: vous n'avez pas besoin de faire des poursuites, dans un mois vos effets vous seront rendus.... Ne vous offensez pas de ma proposition: je vous offre les habits et le lit de mon fils, vous y resterez jusqu'à ce que vos meubles soient de retour.»—Je la pris pour une folle, et je me mis à rire de la bizarrerie du sort; car j'avois fait des connoissances, et je me consolois. On s'accoutume au mal comme au bien. Je revins le soir, sans avoir mangé; un génie maudit précédoit mes pas pour mettre en fuite tous ceux dont j'avois besoin. J'eus recours à ma vieille: elle disoit la bonne aventure; un nombreux auditoire féminin la consultoit, chaque soir, comme un oracle: «Jeune homme, me dit-elle en entrant, voilà votre dîner, vous n'avez pas mangé de la journée; tous vos amis étoient absens: vous avez cru hier que j'étois une vieille folle amoureuse de vous.... Soyez rassuré, depuis trente ans je n'ai été dupée qu'une fois, et je ne le serai jamais. Les autres viennent ici à l'école, et je n'ai appris la chiromancie que pour apprendre à apprécier les hommes.» Je fus d'abord émerveillé, comme le lecteur qui me suit; mais la Bohémienne n'étoit qu'une ancienne coquette, dont les enfans naturels suivoient la conduite. La fille aînée, qui m'avoit démeublé, étoit abandonnée à elle-même depuis cinq à six ans: j'avois été sa dupe, comme tant d'autres. Sa mère, qui craignoit que je ne portasse plainte, avoit mis le frère à ma poursuite. Durant ce mois de répit, je trouvai à me placer chez le comte de Mahé, qui me confia l'éducation de son fils. Mes meubles revinrent, sans que d'abord je pusse savoir comment; ma prétendue bienfaitrice vouloit me lier à elle par la reconnoissance, pour me donner la main de sa seconde fille, qui, trouvant en moi un mari commode, auroit suivi paisiblement la conduite de la mère sous l'aile bénévole de l'hymen. Cette double intrigue me fut certifiée par la demoiselle qui, certain jour, me croyant loin d'elle, s'entretenoit dans un cabinet avec une de ses compagnes, sur la bonhomie du provincial qu'elle alloit épouser pour la forme.

Je leur répétai ce colloque. La mère entra dans une si grande colère contre moi, qu'elle manqua d'en étouffer; elle me jura qu'elle s'en vengeroit. Elle n'y manqua pas. D'abord elle me calomnia auprès du comte de Mahé, qui me fit remercier et me rappela au bout d'un an. Dans cet intervalle, je me liai avec un nommé D..., aujourd'hui avoué dans les tribunaux. La différence de nos caractères et de nos humeurs, me prouve que la sympathie entre les hommes ne naît pas toujours de la conformité de leurs penchans. Il étoit aux expédiens comme moi. Quoique nous fussions toujours à nous quereller, nous ne pouvions pas nous passer l'un de l'autre. Cette intimité cimentée par le malheur, me fait regretter encore aujourd'hui les momens de détresse où nous nous orientions le matin, pour savoir où nous pourrions dîner. Cette importante affaire nous occupoit jusqu'à midi; mais comme nous n'employions que des moyens avoués par l'honneur, je ne m'étonne pas de regretter ce temps d'épreuve.

Nous avons passé des crises bien terribles; mais jamais je n'ai songé à écrire à ma tutrice, pour rentrer en grâce avec elle. Ma détresse lui fut connue, et elle m'offrit mon pardon, si je voulois me faire prêtre. La misère et la contrainte n'ont jamais servi qu'à me rendre plus intrépide dans mes résolutions; et si je n'ai pas gagné de fortune par cette tenacité, j'ai donné à mon caractère cette trempe d'acier qui émousse les traits du sort. Les incommodités et les privations des premiers besoins de la vie ont été pour moi des accidens si ordinaires, que mon humeur ne s'en altère jamais long-temps, et l'ami avec qui j'ai acquis ce trésor, doit m'être toujours cher. Que le lecteur qui criera à l'exagération, ne croie pas que cette fermeté s'acquière dans un clin d'œil, qu'elle soit le lot de tous les hommes probes! Tel richard qui jouit du respect, de l'amour et de la considération de ses voisins et de ses amis, auroit-il été aussi courageux que moi? Certain jour, je me trouvois à jeûn depuis vingt-quatre heures; je n'avois absolument rien à vendre, et la faim me faisoit mordre les lèvres: mon ami étoit avec moi; mais l'épreuve où nous étions étoit si cruelle, que nous ne nous envisagions plus sans pleurer. Nos yeux hagards se tournoient quelquefois vers le ciel; ils étoient rouges et immobiles. Abandonnés de la nature entière, nous gémissions sans rien demander à personne; nous nous promenions pour nous promener. Le hasard nous conduisit sur le Cours-la-Reine; des marchands de comestibles bordoient le parapet; nous les côtoyons avidement. Un d'eux avoit étalé un morceau de pain et un petit cervelas de trois sous, dans un endroit d'où on pouvoit facilement les prendre. Je passai et repassai au moins cent fois; ma main s'alongeoit presque malgré moi; je frissonnois de tous mes membres: enfin, je m'éloignai avec mon ami, à qui je racontai ma tentation. Il me moralisa avec tant de douceur et d'éloquence, que je le reconnus pour mon maître, pour avoir eu le courage de me prêcher dans un moment comme celui-là. La Providence, que nous avions inculpée plus d'une fois, nous prouva bien ici qu'elle forme notre cœur et couronne nos projets quand nous avons rempli notre tâche. En entrant aux Champs-Élysées, je trouvai un billet de dix francs de la Maison de Secours; alors le propriétaire du Pérou ne fut pas plus riche que moi. Nous dînâmes à frais communs. Comme je n'avois ni linge ni vêtement, nous partageâmes également, et pour cinq livres je remontai ma garde-robe, depuis les pieds jusqu'à la tête. Sedaine a fait autrefois une épître à son habit: que j'aurois bien voulu l'avoir le soir en sortant de la friperie! Je n'ai jamais ri de si bon cœur que ce jour-là. Le salon des Tableaux étoit ouvert; j'avois mangé ma suffisance, à bien peu de frais et de bien bon appétit. Libre de ma vieille enveloppe, qui, avec toute ma philosophie, me concentroit dans moi-même plus que je ne voulois, je marchois lestement avec mon habit de dix-sept sous, une chemise de vingt, et le reste de la garde-robe à l'avenant, et j'admirois et je controlois tout. On me questionnoit, on me regardoit, on ne fuyoit plus à mon approche; ou, pour parler plus vrai, je croyois qu'on s'occupoit de moi, parce que j'osois m'occuper de tout le monde. La fierté d'un villageois qui trouve un trésor, n'est qu'une image imparfaite de ma jouissance et de ma vanité.

Le soir, j'osai voir un ami, qui me gronda de ma pusillanimité, et le lendemain mon ami fut placé par le comte d'Angevilliers, et moi chez M. Dup... et au journal Historique et Politique. Oh! que j'y passai un temps heureux! mais il fut bien court. La révolution devint terrible. On retrouvera cette lacune dans le cours de l'ouvrage. Cette année est une des plus remarquables de ma vie. (Voyez page 155.) En 1794, après le 9 thermidor, je fis imprimer le Tableau de Paris en Vaudevilles. J'avois tout perdu; je résolus de chanter moi-même[1]. «Le chant réjouit l'âme, me dis-je; le fripier se pare de l'adresse du tailleur; le comédien joue le seigneur, et emprunte le génie du poète: pourquoi rougirois-je plus de vendre mes chansons qu'un libraire un volume qu'il n'a pas fait? Cette propriété est le fruit de mon éducation. Mais si l'ouvrage ne vaut rien? je ne vendrai pas chat en poche.—Mais les convenances, les préjugés même ne s'opposent-ils pas à cette résolution sage en elle-même, qui contraste pourtant avec l'opinion qu'on doit avoir de toi?—le premier devoir est rempli, lorsque je gagne ma vie à la sueur de mon front. Je ne vis pas avec deux onces de pain.» (Nous étions au mois de mai 1795; j'étois rédacteur de la séance aux Annales patriotiques et littéraires; l'agiotage du papier faisoit monter mon traitement à un sou par jour.)

D'après ces réflexions, je me levai un jour à quatre heures du matin; je venois de faire imprimer des couplets contre l'agiotage; je vais les vendre; j'étois confus, mais il falloit manger. Je me mets à chanter: des pleurs rouloient dans mes yeux, pendant que le sourire s'épanouissoit sur mes lèvres. À six heures j'eus gagné cent écus en papier, et je retournai à l'assemblée. Ceux qui travailloient à d'autres journaux, dans la même loge que moi, se trouvoient heureux de partager mon pain; mais la manière dont je le gagnois, donnoit matière à un rire caustique qui me déplut. Au bout de quinze jours je cédai la place, et les laissai jeûner glorieusement. Au reste, la mauvaise honte et la crainte firent place à la tranquillité et à une vie pénible, mais moins austère. La multitude s'accoutuma à m'entendre; on me chercha une origine. Je m'étois prononcé contre les anarchistes: ceux-ci, pour me perdre, inventèrent sur mon compte cent fables plus honorables les unes que les autres. D'abord, ils me firent prêtre, pour avoir droit de me faire proscrire; puis attaché à la maison de Rohan; ensuite évêque, confesseur de nonnes[2], gouverneur de l'enfant d'un grand seigneur. J'ai donné l'énigme de toutes ces exagérations, en offrant l'analyse de ma conduite, imprimée, six mois avant mon exil, dans le Chanteur ou le Préjugé vaincu.

Je passe ici différentes anecdotes plaisantes, dont je me suis bien réjoui avec mes amis: car j'ai trouvé plus d'un homme sensible qui a secoué le préjugé, et m'a favorablement accueilli[3]. J'oserai même dire que je n'ai bien connu le cœur humain que dans cet état que la sotte vanité appelle abject, et que j'ai su honorer par ma conduite. Durant mon exil, j'ai consacré mes loisirs à recueillir tous ces traits; ils tiennent à la révolution, dont j'ai fait l'analyse. Il est prudent de laisser refroidir la lave du volcan. J'atteins le rivage; mon cœur, ivre de reconnoissance, est disposé à prouver au gouvernement qu'il n'a point fait un ingrat.


Cet ouvrage ayant été écrit dans les déserts d'une zone brûlante, peut bien n'avoir pas été dicté par une rigoureuse impartialité: les angoisses du malheur auront pu y laisser quelques traits acérés que j'aurois peut-être adoucis en France. J'ai pu, ne consultant que la position des déportés, peindre la conduite des agens sous des traits un peu sombres; je leur ai peut-être trouvé des torts et des délits qui ne seroient que des erreurs involontaires, si je les eusse approfondis en homme d'état, si je les eusse vus dans leur cabinet.

Le malheur des circonstances, la pénurie des moyens, la détresse de la colonie, l'insubordination des noirs et des blancs, l'affreux mélange et le chaos militeront beaucoup en leur faveur. Les chefs ont affaire à des êtres si indolens, si peu conséquens avec eux-mêmes, qu'il faut souvent être un ange ou un Prothée pour se faire tout à tous: cette versatilité continuelle, si nécessaire dans les colonies au moment où nous nous y trouvions, et si incohérente avec le caractère européen, leur a beaucoup nui à nos yeux.

Les déportés qu'on leur envoyoit étoient presque tous des hommes marquants et regardés comme dangereux. Il falloit plaire à la mère-patrie, aux colons, aux noirs, aux exilés, ne point dévier de sa place, et se faire aimer en punissant. L'amour, la haine ou la crainte n'ont point eu de part à cet écrit; je leur en ai donné la preuve en leur présence, quand d'un seul mot ils pouvoient m'ôter la vie, au moment où je leur disois, avec le caractère que mes amis me connoissent, des vérités dures que le danger de la mort ne m'a jamais fait taire. Ici, je leur dois la vérité; la voilà toute entière.

Si je consulte la vérité sur le 18 fructidor et sur ses causes, je conviendrai avec franchise que la déportation, nécessaire pour l'état et pour quelques individus, n'est devenue odieuse que par les proscriptions et les vengeances partiales des hommes exaspérés qui ont substitué leurs intérêts et leurs ennemis personnels à ceux du gouvernement. La France républicaine, à cette époque entre le couteau des royalistes et des anarchistes, fut forcée de mettre en vigueur les loix de Rome et d'Athènes, l'ostracisme, la déportation, le bannissement et l'exil.

Si je voulois, ou flatter les hommes ou pallier les torts des déportateurs, je rapporterois la belle parole d'un des chefs de l'état qui dit, le 19 fructidor, à un énergumène, prêchant la mort des vaincus: Nous ne voulons ni les perdre ni les rendre malheureux; mais priver pour quelque temps de leur patrie les étourdis et les inconséquens qui méconnoissent la liberté et la mutilent, et l'interdire pour jamais à ceux qui l'assassinent.

Je sais bien que la chaleur et l'énergie que j'ai déployées à cette époque ont pu faire croire que j'étois influencé par un parti. Je m'étois mis trop en avant pour espérer éluder la loi: mon exil ne m'a point surpris; je l'ai presque légitimé par ma hardiesse; mais voilà ma religion et le fond de mon âme: la liberté dans le cœur de l'homme est le feu sacré de l'autel de Vesta; les gouvernemens ne peuvent ni l'allumer ni l'éteindre. Je ne suis libre que quand un seul chef commande dans ma famille; je n'en veux pas plus dans un état. L'anarchie est l'ivresse de la liberté; la république est un beau songe, et l'uniformité de l'ordre et l'unité sont l'aliment sacré du premier titre et du droit que l'on ne peut aliéner qu'en voulant l'étendre ou le partager.... Voilà mes principes..... mon erreur étoit bien pardonnable; j'en appelle au témoignage des hommes probes. Aucune faction, aucun parti n'eut jamais de rapport avec moi; je les défie tous sur ce point.

Du 21 fructidor an II.—8 septembre 1805.

TRIBUNAL CRIMINEL
DU DÉPARTEMENT DE LA SEINE.

Extrait des minutes du greffe du tribunal criminel du département de la Seine, séant au Palais de Justice, à Paris.

Au nom du peuple français.

Bonaparte, premier consul de la République,

Aux membres composant le tribunal criminel du département de la Seine, séant à Paris.

Le grand juge et ministre de la justice nous ayant exposé que Louis-Ange Pitou, condamné à la déportation, pour avoir tenu des discours tendans au rétablissement de la royauté, par jugement du tribunal criminel du département de la Seine, en date du 9 brumaire an 6, s'est pourvu à fin d'obtenir grâce; nous avons réuni en conseil privé, au palais du gouvernement, le 21 du mois de fructidor an II, les citoyens Regnier, grand Juge et ministre de la Justice; Dejean, ministre de l'administration de la guerre; Barbé-Marbois, ministre du trésor public; Rœderer et Abrial, sénateurs; Bigot-Preameneu et Treilhard, conseillers d'état; Muraire, président du tribunal de cassation; Viellard, vice-président du même tribunal; ce dernier convoqué, mais non présent.

D'après l'examen qui a été fait, en notre présence, de toutes les pièces, et les circonstances du délit mûrement pesées, nous avons reconnu qu'il y avoit lieu à accorder la grâce demandée.

En conséquence, nous avons déclaré et déclarons faire grâce à Louis-Ange Pitou, condamné à la déportation, par jugement du tribunal criminel du département de la Seine, du 9 brumaire an 6, pour avoir tenu des discours tendans au rétablissement de la royauté, sans toutefois que le présent acte puisse en rien préjudicier aux droits de la partie civile.

Ordonnons que les présentes lettres de grâce, scellées du sceau de l'état, vous seront présentées dans trois jours, à compter de leur réception, par le commissaire du gouvernement, en audience publique, où l'impétrant sera conduit pour en entendre la lecture, debout et la tête découverte; que lesdites lettres seront de suite transcrites sur vos registres, sur la réquisition du même commissaire, avec annotation d'icelles en marge de la minute du jugement de condamnation.

Donné à Saint-Cloud, sous le sceau de l'état, le 21 fructidor an II de la République,

Signé Bonaparte.

Par le premier consul, le secrétaire d'état,

Signé H. Maret.

Le grand juge et ministre de la Justice,

Signé Regnier.

Délivré, pour copie conforme, par moi greffier, soussigné

Fremin.

TOME PREMIER.

ANALYSE SOMMAIRE
DE LA PREMIÈRE PARTIE.

Division de l'ouvrage, pages 1 et 2. — Causes de déportation de l'auteur. Voyez préface, 3. — Son départ. — Des antiquités de Chartres. — Du séminaire, du collège où l'auteur a fait ses études. — Il y trouve deux compagnons de déportation, 14, 15 et 16. — Il passe à Châteaudun, son pays natal. — Il y voit sa famille, 16, 23. — Passe-temps comique de Sainte-Maure à Châtellerault, 30, 31. — Du commerce des couteaux, 32. — Singulier crime d'une jeune femme de Poitiers, 33, 34. — À Niort, ils logent dans la prison où naquit mad. de Maintenon, 38. — À Surgères ils se promènent librement sur leur parole; on veut les faire sauver; pour quoi ils refusent; ils vont visiter les tombeaux: réflexions sur l'immortalité de l'âme; anciennes prophéties sur la révolution, 39, 44. — Arrivée à Rochefort, 46.

DEUXIÈME PARTIE.

Entrée à la municipalité, les trois déportés font danser le président, le commissaire se fâche, les fait serrer de près, 48, 49. — Affreuse prison de Saint-Maurice, 50. — Évasion de Jardin et Richer-Sérisy, journalistes. — Comment le concierge les fait sauver par argent, 53. — Annonce d'embarquement, 56. — Un vieillard de soixante ans reçoit un coup de fusil au milieu de la prison. — Départ pour la rade. — Grand désordre dans la prison. — Arrivée sur la frégate la Charente. — Nombre des déportés embarqués, 64. — Description de la nouvelle prison de ce bâtiment, 66, 67. — Tableau de l'intérieur de cette prison, 68. — Ration du bord, 70. — Conduite de l'équipage à notre égard, 71. — Combien chacun a de lignes d'air pur à respirer (ibid). — Un déporté se jette à la mer, de désespoir, 73. — Les Anglais viennent bloquer le port. — La brume nous donne le moment de sortir. — Nous sommes poursuivis par trois bâtimens ennemis. — Terrible combat, 74, 80. — La frégate est jetée sur les rochers, 82. — À la côte d'Arcasson nous manquons d'être assassinés par les écumeurs de mer des landes de Bordeaux, 83. — On nous rembarque sur la Décade. — On hisse les malades et les vieillards à bord, 85. — Portrait du capitaine et de l'état-major. — Ration de marine. — Coq ou cuisinier du bord, 91, jusqu'à 97. — Départ, 98. — Description des côtes d'Espagne. — Hymne du départ, 103. — Testament des exilés. — Leurs legs aux âmes sensibles et aux directeurs, 105. — Passe-temps de l'entrepont durant la traversée. — Horrible histoire du capitaine Lalier, 107 et 108. — La peur des Anglais trouble la vue au capitaine Villeneau; il prend des souffleurs pour une escadre ennemie, 110. — Suite des passe-temps de l'entrepont. — Causes secrètes de la révolution. — Énigme du fameux collier-cardinal, 111, jusqu'à 114. — Causes de la haine de la reine contre le duc d'Orléans, de la vengeance du duc sur la famille de Louis XVI, 115. — Causes de la fertilité de l'île de Madère, 116. — Suite des passe-temps de l'entrepont. — Conte de l'amour suffoqué par la jouissance, 117. — Résurrection de l'amour. — Sacrifice de l'innocence, 118, jusqu'à 122. Tempête, 123. — Passe-temps de l'entrepont. — On agite la question du divorce, 124. — Suite. — Histoire d'une femme dans le tombeau, exhumée, ressuscitée, épousée par son amant et retrouvée par son mari, 125, jusqu'à 144. — Passage et baptême du tropique, 145. — Température de la zone Torride. — Description des cinq zones, 146, jusqu'à 151. — Observation sur l'aérométrie, 151. — Passage entre les îles du cap Vert. — Ce qu'elles produisent. — Banc de poisson. — Description d'une belle nuit sur mer, 154. — Passe-temps de l'entrepont. Événemens les plus remarquables et les plus terribles de ma vie, 155, jusqu'à 165. — Pompe d'eau, ou trombe; ce que c'est, 166. — Résumé de la traversée, 167, jusqu'à 169. — On voit terre, 170. — Mouillage dans la rade de Cayenne. — Misère du pays. Mariage impromptu de la colonie de 1763, 174. — Nous apprenons l'évasion des huit premiers déportés. — Leurs noms, 174, jusqu'à 177. — Du port de Cayenne, 178.

TROISIÈME PARTIE.

Entrée à Cayenne. — Procès-verbaux de débarquement. — Réception faite aux déportés, 179. — Un mot sur les habitans. — Description générale de l'Amérique. — Des Guianes, et particulièrement des possessions françaises, 185. — De la ville de Cayenne. — Température du pays. — Peinture des habitans, 204. — Des agens ou gouverneurs. — Leur autorité, 218. — Maladies du pays, 224. — Départ de l'auteur et de ses compagnons pour le canton de Kourou, 248. — De la colonie de 1763, en parallèle avec la déportation, 258. — Leur misère. — Ils luttent contre la famine. — Intérieur de leur case. — Anecdote curieuse sur Terdisien. — Quel personnage c'étoit, 265 et suiv. — Insectes des cases, 272. — Plantation, culture, commerce de la Colonie; coton, cannes à sucre, indigo, 289. — Animaux domestiques et reptiles, caïman, 310.

Fin du premier volume.

TOME SECOND.

ANALYSE SOMMAIRE
DE LA SUITE DE LA TROISIÈME PARTIE.

Caméléon, phénomène, pag. 1 et 2. — Cancer guéri d'une manière étonnante, au Diogène du pays, 4. — Existence de Billaud et de Collot-d'Herbois; leurs caractères, leurs malheurs; mort terrible de Collot-d'Herbois, 16. — Nos malheurs à la case Saint-Jean; notre abandon; nos camarades meurent, 30. — Nous sommes sans vivres, sans connoissances. — Catastrophe terrible de Saint-Aubert, 33 et suivantes; comment nous sortons de cette crise, jusqu'à 56. — Départ de Jeannet.

QUATRIÈME PARTIE.

Désert de Konanama. — Liste des morts dans ce lieu, 59. — Les déportés sont réunis à Synnamari. — Seconde liste des morts, 131. — Portrait et agence de Burnel; il est chassé de la colonie, 151. — Voyage chez les mangeurs d'hommes, où l'auteur court risque d'être dévoré, et ensuite empoisonné, 214, jusqu'à 278.

CINQUIÈME PARTIE.

Notre rappel. — La corvette qui vient nous chercher est prise sous nos yeux par les Anglais, au moment où nous allions embarquer, 301. — Départ de l'auteur par les États-Unis; il fait naufrage dans le port, 305. — Liste des déportés partis, restés et réfugiés à la Martinique. — Retour. — Nouveaux malheurs et leur fin, 307, et suivantes.

FIN.

VOYAGE
À CAYENNE.

Forsan et hæc olim meninisse juvabit.

Virg. Æneid., lib. I.

L'innocent dans les fers, sème un doux avenir.

Les causes de mon exil sont connues; je le suis moi-même par mes malheurs; ils ne m'ont pas été infructueux; j'écris librement ce que je pense, non de mes ennemis, car je n'en connois plus; mais des pays que j'ai vus, des compagnons d'exil dont j'ai partagé la destinée pendant trois ans, des déserts brûlans qui les ont dévorés. Je parlerai aussi des différentes classes d'hommes et de quelques animaux de la zone torride. J'ai obtenu la liberté de voyager dans ce vaste pays; j'ai resté à Synnamari et à Konanama; j'en ai tracé le plan sur les lieux, et il n'y a pas une famille de déportés, à qui je ne puisse donner des nouvelles certaines du genre de vie ou de mort des personnes qui les intéressent. Le lecteur saura comment je me suis procuré à ce sujet les pièces authentiques du gouvernement que je mettrai sous ses yeux. J'ai commencé ce manuscrit sur la Décade, il appartient plus à mes compagnons qu'à moi. J'ai été assez heureux pour découvrir dans la Guyane une excellente bibliothèque, un peu rongée de vers, mais bien meublée de manuscrits de voyageurs et d'historiens. MM. Gourgue (notaire), Jacquard, Colin, Gauron (médecin) et Terasson ne m'ont rien laissé désirer à cet égard; je leur dois aussi la meilleure partie de mes recherches sur les mœurs des Indiens, des noirs, des blancs, sur la culture du pays, sur les reptiles et autres animaux curieux dont je dirai un mot. Ce préambule est déjà trop long, nous avons du chemin à faire, mettons-nous en route.

Je fus arrêté le 13 fructidor an V (30 août 1797), pour avoir fait quelques couplets où les Jacobins et le Directoire crurent se reconnoître: traîné à la Force, jugé le 9 brumaire an VI (31 octobre) à la mort, puis à la déportation, j'en rappelai pour gagner du temps, je me persuadois, comme plusieurs, que la déportation seroit une noyade, sous un autre nom.

Le 2 novembre, on me conduit à Bicêtre, où, me voyant seul dans une cellule de huit pieds quarrés, j'esquisse quelques notes sur mes malheurs; j'avois le pressentiment d'une future inquisition. Chaque cahier étoit à peine fini que je le remettois aux personnes qui faisoient tous les jours une lieue pour venir me voir au travers d'une grille de fil-d'archal, aux deux bouts de laquelle étoient des gardes qui coupoient jusqu'au pain qu'on m'apportoit; heureusement que j'avois un porte-clefs qui m'étoit affidé.

Le 6 janvier 1798, je venois d'envoyer mon dernier cahier, je remonte à ma chambre sur les quatre heures après midi, pour me remettre à l'ouvrage; à six heures, la porte de la galerie s'ouvre avec grand bruit; deux porte-clefs entrent dans mon cabanon avec deux flambeaux et deux dogues; j'étois sur mon lit, ils m'en font descendre, me fouillent; mettent le scellé sur la porte de ma chambre, et m'annoncent qu'un gendarme à cheval vient d'apporter un ordre du commissaire de visiter mes papiers, et de me mettre provisoirement au cachot, au pain et à l'eau, sur une botte de paille. J'y descends, aussi-tôt me voilà à côté de deux condamnés à mort, l'un pour assassinat sur la route de Pantin, l'autre, (Dupré) pour avoir coupé les deux seins à sa maîtresse, par jalousie.

Le 12 janvier, on m'extrait de cette fosse pour lever le scellé de mon cabanon, toujours avec un ordre du commissaire.

Il ne se trouve que des pièces insignifiantes, que je paraphe toutes par numéros, et qui sont envoyées de suite à Paris.

Le 13 janvier, on me fit remonter dans mon cher cabanon qui devint un palais pour moi, depuis que j'étois descendu à quelques pieds sous terre; la porte en étoit fermée sur moi, mais je pouvois respirer l'air. Ma fenêtre donnoit sur la cour voisine; ce jour là même je vis mes amis à qui je ne pouvois parler que par signes, leur étendant la main au travers des barreaux. Je leur avois appris un langage muet que j'avois inventé en 1793, pour converser avec une voisine, qui demeuroit en face de la maison d'arrêt de la section de Marat. L'inflexion de mes doigts formoit toutes mes lettres. Ils avoient un mouchoir à la main; j'appris par leurs signes que mon jugement étoit confirmé.

J'attendois cette confirmation, que je n'ai jamais reçue.

Le 26 janvier, à dix heures du matin, deux gendarmes à cheval viennent me prendre, et pour que je sois absolument sans ressources, ils ont ordre de me dire que je suis mandé à Versailles, pour déposer dans une affaire. La ruse est trop grossière pour que je ne m'en méfie pas; ils me mettent les menottes; me voilà en route pour Rochefort, ou pour la déportation.

Je marchois à pied au milieu de mes deux archers à cheval, ayant les deux mains enferrées et cachées dans mon mouchoir; je ne me souciois pas de traverser Paris dans cet accoutrement; mes guides y consentirent, et nous prîmes par le boulevard d'Enfer. C'étoit l'hiver; que ces lieux étoient déserts! ils me rappeloient le plaisir que j'y avois goûté dans la belle saison dernière. En approchant de la maison de Maury (une des bastilles de Robespierre), je comparai les deux époques.

À dix heures, j'arrive à Vaugirard, guinguette fameuse autrefois, et qui ressembloit à un désert: c'étoit le point de ralliement des babouvistes au 23 fructidor an IV (4 septembre 1796). Le brigadier me fit traverser le village sans autres menottes que ma parole, me remit à ceux qui devoient me conduire à Versailles, et me força d'accepter du tabac pour ma route; je lui remis deux lettres que j'adressois à Mrs. B43ss2t et B2v2c265t, les invitant à ne pas m'abandonner dans le moment où je partois sans argent et sans linge. Plusieurs voisins et voisines se rendirent chez mon nouveau guide pour me voir. Un scélérat, un proscripteur, un proscrit, deviennent toujours des objets de curiosité; on me plaint, on me fait cent questions pour m'engager à répondre: j'attends le moment de mon départ en silence. J'étois encore à jeûn; l'épouse de mon nouveau guide me fait déjeûner; l'officier me met sur ma route avec un seul guide à cheval, en exigeant ma parole d'honneur que je ne chercherai pas à m'évader: je la donnai, mais à regret, car je trouvai plus d'une occasion de prouver aux inconséquens que les honnêtes gens mettent l'honneur et le serment au-dessus de la vie.

Le brouillard venoit de se dissiper; le soleil perçoit les nuages, je marchois tête baissée, rêvant à la sensibilité de cette jeune femme que je n'avois jamais vue.

Je foule une pelouse qui commence à poindre, des rigoles d'une eau argentine traversent par mille sinuosités une prairie déjà tapissée de verdure. À ma gauche, une montagne escarpée n'offre encore que les désastres de l'hiver; les coteaux de vignes qui la couvrent sont nuds; les vieux pampres d'un noir grisâtre, amoncelés dans les ruisseaux, en arrêtent le cours et tamisent les eaux. Nous voilà à Issy; j'y cherche en vain les ruines du fameux temple d'Isis ou Cérès. C'est à ce petit village que Paris doit son nom. Issy vient d'Isis, et Paris de paratum ysi ou par isi, temple dédié à Isis ou égal à celui d'Ysis. Le tems qui ronge les monumens et l'histoire, effacera de même ce moment de tristesse. Avec le tems, je me souviendrai d'avoir passé à Issy pour être déporté; avec le tems, je reviendrai dans ce village, avec autant de plaisir que j'ai de peine à le quitter. Ce superbe parc qui l'embellit, me prouve que la peine, le plaisir, la richesse et la puissance passent comme l'ombre. Ce jardin d'Eden appartenoit à madame de Rohan-Guéménée; il fit envie à Robespierre; il se l'appropria, en faisant guillotiner la propriétaire. Quinze jours avant sa mort, ce tyran rêveur cherchoit à dissiper son chagrin par une promenade dans le genre du Promeneur solitaire. Sa vue inspiroit tant d'effroi, que personne n'osoit l'approcher, si ce n'est Collot-d'Herbois, Billaud-Varennes, associés de ses proscriptions. Les hommages de la multitude étoient un poids qui l'accabloit. Pour venir à Issy, il se déroba à tous les témoins, excepté aux remords. Après avoir fait une promenade en bateau sur l'étang de ce parc, il dit à ses chers collègues: «Rien ne me plaît ici, tout m'ennuie à la ville comme à la campagne; je voudrois m'en retourner...--Tout me plairoit ici; j'ai le trésor qui lui manquoit, la paix d'une bonne conscience. Sans elle, le bonheur est du fiel, et l'adversité un enfer.» Nous voilà au pied de la montagne de Bellevue: Ah! mon cher conducteur, de grâce arrêtons-nous un moment, je suis fatigué. Je me repose sur une pointe de rocher et me retourne vers Paris, je découvre cette ville, le nuage de fumée qui s'élève au-dessus me sert à désigner les quartiers, je les nomme à mon guide, voilà la place Louis XV, le boulevard, le faubourg Saint-Germain: maintenant mon ami songe à m'apporter à dîner, il ne sait pas que je suis en route pour un autre monde.

Depuis un quart d'heure, le bois du parc de Bellevue m'a dérobé Paris, et je me surprends encore les mains jointes et les yeux fixes; en parcourant l'horison j'apperçois la prison d'où je sors, elle est à ma gauche sur une montagne parallèle à celle-ci, je la regrette parce qu'elle est près de Paris, parce que j'y voyois mes amis. Quand on perd tout, nos vues restreignent nos besoins au seul nécessaire; quand on éprouve des douleurs aiguës, on envie le moment où l'on pleuroit pour une égratignure.

En traversant Viroflay, je reconnois l'auberge où je descendis le 19 octobre 1789, en arrivant à Paris pour la première fois. Nous nous mettions à table, lorsqu'un courier entra en s'arrachant les cheveux: Ils sont des scélérats! crioit-il, ils sont des scélérats!—Eh! qui donc? est-il fou?—Eh! non, je ne suis pas fou: ce sont ces brigands qui viennent d'assassiner un boulanger, un des plus honnêtes hommes de la terre, et qui vont promener sa tête sur une pique.

Ces lieux me fournissent un conflit d'idées qui s'effacent l'une par l'autre, comme les ondulations d'une mer orageuse. Ici tout parle à ma mémoire, là, tout parle à mon cœur: je vois dans la plaine de jeunes garçons avec de petites filles, abrités par une haie, auprès de laquelle ils font du feu, en gardant leurs vaches et leurs chèvres. J'ai eu le même bonheur qu'eux, ayant été élevé à la campagne jusqu'à neuf ans: ils me représentent les pâturages de Deury et de Valainville. On dit que cet âge est celui de l'innocence, soit, mais on passe bien son tems; si j'y revenois je ne pourrois jamais mieux l'employer; comme eux, nous faisions du feu près de la grosse pierre; Mathurine et Nanette nous proposoient de danser autour. Le jupon de toile tomboit au milieu du bal, on s'asseyoit auprès du feu, une jambe en l'air.—Mais cache-toi donc, Nanette!—Pourquoi me cacher?—Maman t'a grondée, l'autre jour, pour avoir ôté ton cotillon.—.... Oh! elle n'est pas là. Voilà l'instinct de la nature, qu'une lueur de raison éclaire quand l'enfant cherche à se cacher. Un beau jour la maman les surprend, leur donne le fouet, ils rougissent, se taisent, se cherchent, et veulent deviner un mystère qui ne devroit se développer qu'avec l'âge. Fait-on bien de les fouetter? je ne le crois pas, il vaudroit mieux leur faire honte, ou les changer de village.

Nous voilà à Versailles: on me met en prison dans les Petites-Écuries de la reine; le concierge Bizet est le gardien de son épouse, prévenue d'émigration; ils voient les déportés de bon œil. On me loge dans un grand chauffoir où sont douze ou quinze villageois, arrêtés pour avoir voulu soustraire leur curé à la déportation. À neuf heures on ouvre la porte de la grille, on m'appelle, ce sont mes amis à qui j'avois écrit le matin; le lendemain, ils m'accompagnent jusqu'à Rambouillet; nous descendons au Grand Monarque, puis on me conduit en prison tandis que mes amis sont descendus payer le dîner; malheureux stratagème pour ménager leur sensibilité! La prison est un cabaret; le concierge me prie de faire mon signalement sur son registre, et de donner décharge de ma personne aux deux gendarmes qui m'ont amené. Je prends la plume en riant.

Le soir, je faillis en montant dans ma chambre enfermer le concierge qui avoit passé devant moi, et m'enfuir avec les clefs de la prison, qu'il laissoit aux portes; je n'avois qu'un pas à faire pour gagner la rue; mais je ne voulus pas tromper sa confiance.

28 janvier. Je devois faire route avec une jeune femme; au mot déporté, elle a reculé d'effroi: c'étoit la sœur du dernier président de la société populaire. Un soldat qui vient d'obtenir sa retraite, n'est pas si scrupuleux. À sept heures, nous avons traversé le parc; on parle du 18 fructidor; il n'a pas connoissance des causes de cette journée; mais Pichegru est un conspirateur, ainsi que tous ceux qui pensent comme lui. Je lui demande, en riant, la preuve de ce qu'il vient d'avancer.—On l'a imprimée dans tous les journaux, par ordre du directoire; donc que cela est vrai.—Vous avez servi sous Pichegru, étoit-il royaliste?—Non, mais il l'est devenu depuis.—Pour quels motifs?—Je n'en sais rien, mais les bons journaux le disoient bien avant le 18 fructidor.—Quels sont les bons journaux?—L'Ami du Peuple, l'Ami des Loix, les Hommes Libres, le Batave, le Révélateur, l'Ami de la Patrie, le Pacificateur.—Pourquoi ceux-là valent-ils mieux que les autres?—Parce que le directoire les achetoit pour nous en recommander la lecture; ceux-là sont ennemis jurés des rois, des richards et des propriétaires insolens; ils veulent l'égalité parfaite dans toutes les fortunes.—Marat la demandoit aussi.—C'est bien comme lui que nous la voulons; puis je n'entends rien à toutes vos raisons; tout le monde est pour le directoire; il me paie bien, et je n'ai qu'à m'en louer. Nous descendîmes à Épernon pour dîner; il fit bande à part, crainte, dit-il, d'être empoisonné par un royaliste. Nous le plaisantâmes; il se mit en grande colère, et nous donna la comédie, jusqu'à une lieue avant d'arriver à Chartres.

Voilà le Bois-de-la-Chambre, maison de campagne où nous allions promener souvent, quand je faisois mon séminaire dans cette ville. Je ne m'en rapportois pas à ceux qui me disoient alors que ce tems étoit le plus heureux de ma vie.... Voilà le parc, la petite montagne du Permesse, où Phébus a entendu tant de sottises..., la cabane de la jolie vigneronne qui faisoit mordre à la grappe..., la charmille où nous nous enfoncions, tandis que le supérieur faisoit une partie de trictrac. Le nouveau propriétaire a réparé la brèche faite au mur de l'enclos. Nous entrons dans les faubourgs de Chartres.

Voilà les prés de Reculée, ainsi nommés par Henri IV, qui en fit reculer les ligueurs le 12 avril 1591. En face, sur la rive gauche de l'Eure, est le jardin du fameux Nicole.... Je ne vois plus que les ruines de l'église de Saint-Maurice. Nous avons passé sous la porte Drouard, pour arriver dans la ville par la rue du Muret. Voilà la maison de M. l'abbé Ch172s, à côté de celle de la belle marchande de modes aux pâles couleurs. M. le professeur de rhétorique, si riche en vermillon, ne put jamais lui donner des roses pour des rubans. Plus haut, est le collège de Poquet, qui sert aujourd'hui de caserne. On fait la soupe dans le cabinet de physique; des fusils sont rangés à la place de l'électricité; cependant les anciens hôtes de la rue sont encore tranquilles propriétaires. Notre petit séminaire n'est pas démoli!... Il sert de corps de garde et de tribunal de police correctionnelle. Voilà ma chambre en 1784. Quel sentiment de plaisir et de peine j'éprouve à l'aspect de ces lieux que je regarde comme mon berceau! Nous traversons la cathédrale; on chante vêpres; je reconnois la Vierge noire de bout sur son pilier usé par les lèvres des pélerins et pélerines de toute la Beauce. À ma droite, est la chaire où l'abbé Ch17hs avoit prêché avec tant de succès en 1783, le triomphe de la religion, où il monta en 1793 pour apostasier cette même religion. Il étoit professeur de rhétorique et puriste en 1783; il étoit montagnard en 1792. S'il n'avoit eu que la douce ambition de cultiver les lettres avec honneur, il auroit autant illustré Chartres que le fameux Regnier, un des maîtres de Despréaux, que M. Guillard, notre Quinault moderne, et Colin d'Harleville, dont l'optimiste, l'inconstant font autant de plaisir à la scène, que d'honneur au cœur du poète.

Le brigadier me recommande au concierge Frein, parfait honnête homme: j'aurai deux compagnons de voyage et de malheur; un jeune officier, nommé Givry, et un ancien bénédictin de Vendôme, nommé Cormier.

31 janvier. Nous voilà en route pour Châteaudun, mon pays; je vais embrasser ma tante, ma mère nourrice, ma meilleure amie, celle à qui je dois mon éducation! Nous avons dépassé Thivart; que ne puis-je allonger ma route! Je serai isolé, quand j'aurai laissé mon pays derrière moi. Nous arrêtons à Bonneval; le capitaine de gendarmerie de cette petite ville a épousé une dunoise qui me reconnoît; nous avons soupé ensemble, il y a dix ans, chez une dame Hazard.... Souvenir délicieux! Heureux tems! Si vous lisez ce passage, aimables convives, vous regretterez comme moi ces beaux jours. Si les roses tombent de nos joues, que l'amour ramène l'amitié; nous nous en contenterons peut-être: dînons vîte pour faire les trois lieues jusqu'à Châteaudun. Nous voilà à Marboué; le Loir reçoit ici le tribut d'une petite rivière où j'ai failli me noyer à l'âge de six ans.

Cette rivière, nommée la Cony, ou la Resserrée, coule de l'est à l'ouest, et ne tarit jamais. Au milieu de la canicule, tandis que les autres fleuves se dessèchent, son lit est souvent trop étroit pour la contenir; elle présente le phénomène du Tigre dans les montagnes d'Arménie. Comme lui elle disparoît à deux lieues au-dessus de la paroisse à qui elle donne son nom. Si les habitans se hasardent d'ensemencer le vallon qu'elle semble abandonner, au milieu du printems, elle se gonfle, emporte les moissons et recule sa source d'une lieue. Ses bords sont couverts d'aunes qui ceintrent d'un berceau l'eau tranquille et noire. Les bestiaux qui pacagent à deux portées de fusil de son lit, disparoissent souvent dans les gouffres innombrables qui sont dans la prairie.

Il y a quinze ans, je me transportois en idée dans la chaumière de mon père à Cony ou à Valainville où je suis né; nous expliquions alors la Descente d'Énée aux Enfers; du grenier de notre cabane, je croyois voir dans les sinuosités de la Cony le Styx ou l'Achéron se replier sept fois sur lui-même. Heureux tems que celui-là! Je n'avois vu que notre hameau, le clocher de notre paroisse et la prairie où nos vaches pâturoient; le château de Prunelay et le comté de Dunois me tenoient lieu des quatre parties du monde. À neuf ans, ma mère me mena à la ville pour y rester chez ma tante: je me tenois des heures entières sur le seuil de la porte, fixant la campagne avec le même serrement de cœur que j'éprouve aujourd'hui; Valainville, Cony me sembloient à deux mille lieues.

De nouveaux obstacles m'empêchent de remonter à la source de cette rivière. Hélas! qu'y trouverois-je? La chaumière où je suis né est passée à d'autres maîtres; depuis vingt-cinq ans mon père repose dans le tombeau; il y a dix ans que j'ai versé des larmes sur sa fosse; j'étois fixé à Paris depuis la révolution, et je passe dans mon pays, déporté dans un autre monde. Ô mon père! que ton ombre voltige dans ma prison, qu'elle me console dans mes revers: je l'entends, cette ombre chère à mon cœur, me tracer la voie de l'honneur et de la constance: «Tu n'as plus que ma sœur qui t'a tenu lieu de mère, dit-elle; cette révolution qui t'engloutit, a fait mourir ta mère de chagrin, et j'ai été assez heureux pour la devancer de vingt ans: sois toujours honnête homme et invariable dans tes principes; cette bourrasque révolutionnaire n'aura qu'un tems; tu as le sort des hommes probes, et tu trouveras des âmes sensibles dans la France équinoxiale

Humble cabane de mon père,
Témoin de mes premiers plaisirs,
Du fond d'une terre étrangère,
C'est vers toi qu'iront mes soupirs.

Nous approchons de la montagne dont la cîme me montre Châteaudun; voilà mon pays, voilà mon cher pays; depuis si long-tems que j'en suis sorti, reconnoîtrai-je encore mes amis? Les Dunois ne sont pas changeans, on les accuse même de trop de probité en révolution, car en 1793 on eut toutes les peines du monde à trouver douze membres de comité révolutionnaire.

Le tems du Messie revient sans doute; les montagnes s'applanissent et les vallons se comblent: une roche escarpée servoit d'escabelle pour grimper à cette ville, aujourd'hui la pente est douce et imperceptible. Nous voilà au haut du rocher qui a fourni les pierres de la nouvelle Albe assise sur la plate-forme de ces grottes blanchâtres. En 1400, avant la naissance de Thibault, comte de Dunois, surnommé le Beau Bâtard du premier duc d'Orléans, Châteaudun étoit nommé la Ville-Blanche; elle fut brûlée en 1736 par de petits enfans qui faisoient du feu auprès d'une meule de Chaume. Louis XV en fit relever les premières façades, et exempta les habitans de taille pendant vingt ans. Châteaudun, par cet incendie, est devenu une des villes les plus régulières: ses rues tirées au cordeau, aboutissent à une grande place parfaitement carrée, du milieu de laquelle on voit toute la ville.

Les plus habiles peintres épuisent leurs palettes pour copier sur la toile ou l'ivoire les coteaux parallèles à la cité, vus du côté du nord.

Deux chaînes de montagnes frugifères à droite et à gauche de la rivière, laissent au milieu une vallée fertile, d'une demi-lieue de largeur; la ville s'élève à près de quatre cents pieds en l'air; le Loir, qui coule au pied, se divise en deux bras, et roule paisiblement dans son lit étroit une eau argentine qui semble quitter à regret la montagne d'où elle filtre par cent crevasses invisibles. Le printems sur ces bords est le vallon de Tempé. Des jardins d'un côté; de l'autre, de riches prairies laissent le spectateur immobile promener ses regards sur un tapis de verdure liseré de fleurs: quand Pomone a succédé à Flore, il grimpe dans des vignes rampantes vers la cîme des rochers à pic, plantés de bois qui ombragent çà et là des réservoirs d'une eau pure; bois, prés, vallons, montagnes, gazons, jardins, vergers, se trouvent mêlés et confondus dans un magnifique désordre.... Horison enchanteur, tu me laisses appercevoir les chênes touffus de Macheclou, où nous vendangeâmes avec l'Amour en 1785.... Retrouverai-je cette jolie vendangeuse? Des simples jeux de notre enfance se souviendra-t-elle encore? Entrons à Châteaudun.... Je ne désirerois qu'une de ces huttes sous le rocher d'où s'élève un nuage de fumée. Autrefois je dédaignois le sort de ces malheureux blottis dans les fentes de la montagne, comme les Lapons dans leurs souterrains. Nous voilà sur la route de la prison. Au Point-du-Jour restoit un de mes amis, qui a tant aboli de préjugés depuis la liberté, qu'il ne croit plus à rien; son flegmatique cousin est plus sage et moins brillant.... Ô ma bonne tante Durand, il y a dix ans que j'ai donné des larmes à vos cendres; vous revivez dans vos enfans qui emporteront comme vous les regrets des amis de la vertu!

Le tems a flétri les roses de cette jolie femme qui nous offroit en 1785 le couple de Mars et de Vénus; petite brune agaçante, consultez votre miroir, l'Amour n'a qu'un tems pour vendanger. La liqueur que vous versiez en 1783, étoit du nectar; vous avez encore le bocal, c'est un souvenir qui nous plaît. Non loin de la maison du notaire, dont le fils m'apprit à décliner musa, je vois celle qui me fit décliner amor.... Nous sommes près de la rue de Luynes, cette belle église de Saint-André est une grange d'où Jérémie s'écrieroit:

Comment, en un plomb vil, l'or pur s'est-il changé?

Voilà le collège où j'ai commencé mes études; un savetier remplace M. Bucher, proscrit avec son frère, pour avoir été fidèles à Dieu; leur père est mort de chagrin de l'exil de ses deux enfans si chers à toute la jeunesse dunoise pour laquelle ils se sont sacrifiés: M. Doru, qui les avoit précédés dans la place de principal du collège, quoiqu'il ait soixante-sept ans, nous suivra dans le Nouveau Monde, pour avoir voulu remettre dans la voie de l'honneur un prêtre qui avoit abjuré sa religion et son Dieu pour sauver sa vie.

La prison de Châteaudun, aussi affreuse que la bastille, sera bien moins désagréable pour nous. Le commissaire du pouvoir exécutif, Dazard, est mon ami; nous avons étudié et vécu ensemble à Paris pendant deux ans; il descend derrière nous; la place qu'il occupe me le rend suspect. Il m'échappe quelques vérités sur nos persécuteurs dont il prend la défense; le tout se dit en riant du bout des lèvres.—Trève de révolution, dit-il, je ne veux voir en toi qu'un ancien ami, et ta prison sera ouverte à toutes tes connoissances. Mes amis entrent un moment, et nous laissent bientôt la liberté de souper. Dazard m'amène mon cousin avec une de nos voisines et un jeune homme que j'aurois bien dû reconnoître; c'étoit le frère de celle que je n'ai jamais oubliée; en ce moment, il me faisoit fête pour sa sœur. Mon cousin, en me remettant une petite somme de la part de ma tante, que la révolution a ruinée, me dit, avec sa gravité ordinaire, qu'elle ne viendra pas me voir, parce que ma position la désole; il veut ensuite me moraliser; je réplique par un grand salut qu'il comprend fort bien. Nous étions seuls, livrés à nos réflexions, transis de froid auprès d'un grand feu. Les planchers ont vingt ou trente pieds de haut, et la grandeur de la chambre répond à son élévation. Mes compagnons se couchèrent tristement, pour moi, je renouvelai connoissance avec Mrs. Desbordes, Courgibet, Thierry, qui étoient nos gardiens pendant cette nuit. Que de nouvelles à apprendre! Voilà la plus marquante. Ma première amie est mariée avec un ancien abbé qui avoit été mon écolier; il est plus heureux que son maître; ces pertes sont fréquentes pour moi, depuis la révolution.

Il étoit trois heures du matin avant que le sommeil me fît quitter la société. Au point du jour, une foule d'amis nous réveillèrent; je revis ce jeune homme d'hier, avec Feulard que j'avois quittés à l'âge de huit ans. Tous deux ont gagné en grandissant, et du côté des traits et du côté du cœur. Gillement et son épouse nous donnent des preuves de sincère amitié. Parler des Allaire, des Bourdin, des Feulard, des Rousseau, des Dimier, des Lumière; c'est nommer la probité et la franchise du vieux tems. Si ces momens pouvoient durer; nous ferions ici volontiers trois tentes. Pour nous voir, des sexagénaires descendent en prison, pour la première fois de leur vie. Mr. B. Desbordes, vous m'avez vu naître, et déjà vous touchiez à votre quarantaine; vous avez été à mon âge; si j'atteins le vôtre, je vous donnerai pour modèle à mes enfans.... Des dames viennent aussi nous consoler; et qui peut mieux y réussir que les Grâces? C'est ma première amie, avec sa mère et sa belle-sœur; ses traits sont charmans, mais un autre la possède; elle fait son bonheur, et moi, je suis déporté.... Voilà, dit-elle en me présentant un jeune enfant que sa belle-sœur tenoit, voilà le gage de notre hymen. Je l'embrassai en fixant la mère qui se mit à sourire en baissant les yeux. Voilà le gage de notre hymen! Un sentiment involontaire le repoussoit de mes bras, le souvenir de sa mère le concentroit dans mon cœur.... Voilà le gage de notre hymen!... Tu ne m'appartiendras donc jamais. Un autre Dunois monsieur Drouin, que je n'attendois guères, me tire à l'écart (je puis l'appeler mauvaise tête et bon cœur) pour m'offrir des moyens d'évasion.

—Je vous remercie, lui dis-je, on inquiéteroit ma tante; je ne veux pas causer sa mort; je violerois ma parole; je suivrai ma destinée. Des amis en crédit m'avoient peut-être fait faire cette proposition.

Nous dînons avec de nouveaux hôtes; la prison qui étoit si grande hier, est trop petite maintenant; enfin je revois ma tante, j'essuie par des baisers les pleurs qu'elle répand. Ô ma bonne tante, vous méritez un article bien long dans cet écrit! Que je vous ai donné de chagrins! J'étois ingrat en partant de chez vous; l'expérience et le malheur me font rentrer reconnoissant. Elle me serre les mains, me donne des leçons pour l'avenir, en blâmant mon étourderie.

Vivier, Gasnier, Marcault, Thibault, Leveau, Prudhomme, mes camarades de collège, reviennent passer l'après midi à la prison; on récapitule les fredaines d'école. Le soir nous surprend à table; on boit, on rit, on chante, on épuise tous les sentimens; dans une heure, on vit pour vingt ans.

Le 2 février, à six heures, nous sommes sur la route de Vendôme. Je dis adieu en pleurant à Châteaudun.... Quand le reverrai-je?... Mlle. Lebrun, belle-sœur du capitaine des gendarmes, fait route avec nous jusqu'à Tours. Le concierge de Vendôme, espèce de Vulcain, qui ne sait ni lire ni écrire, nous fouille comme des forçats, et nous conduit en grondant à l'abbaye, dans les chambres de Babœuf et Buonarotti. Cormier, notre troisième compagnon de voyage, bénédictin de cette maison, est prisonnier dans son ancienne cellule changée en cachot.

La ville que nous allons quitter, n'étoit remarquable que par une riche abbaye de bénédictins, qui a servi en 1797 de tribunal et de prison à la haute-cour nationale. C'est la patrie de Ronsard.[4]

La société populaire nous fait escorter par un bon nombre de chasseurs à nos gages; et pour ne pas effaroucher la sensibilité des habitans, le brigadier ne nous met les menottes qu'au sortir de la ville. (Nous ne les eûmes que deux lieues, grâce aux sollicitations de mademoiselle Lebrun. À cela près, nous n'avons point fait une route aussi désagréable que plusieurs de nos confrères, qui ont été enchaînés et confondus avec les voleurs et les assassins qui alloient subir leur jugement.) Nous fûmes donc libres à deux lieues de Vendôme, à condition que nous irions loger chez la cousine du brigadier, que nous paierions sa dépense et celle de toute sa garde.

La nouvelle brigade de Châteaurenaut fut plus honnête; le capitaine, nous dit le lieutenant de Vendôme, devoit être destitué, parce qu'il traitoit les déportés avec trop de ménagement: il étoit de l'opinion de tous les châteaurenaudins. Nous passons au pied d'une tour antique à moitié démolie; c'étoit l'ancien château de la famille du comte d'Estaing. Nous voilà à Tours.

Les environs de cette ville sont enchanteurs. Nos rois de la troisième race jusqu'à Henry II, ont choisi la Touraine pour leur jardin de plaisance; les muses et les grâces y faisoient leur séjour sous François Ier., l'un des plus aimables rois de France. Grecourt, dont les dévotes ne lisent les contes que dans leurs cellules, étoit tourangeau; je ne le mettrai point en parallèle avec le savant Grégoire de Tours; l'un honoroit le sanctuaire et donnoit des matériaux à l'histoire, l'autre souilloit l'autel et les grâces par des obscénités; mais cet air de volupté est un vent du terroir; et si l'amour n'étoit pas éternel, il seroit né à Tours. Je ne recherche point les antiquités de cette ville si attrayante par son site et l'amabilité de ses habitans, que tous les voyageurs sont tentés de s'y fixer. Quel beau coup-d'œil présentent ces quais et cette Loire qui coupent la ville en deux!... La Seine n'offre rien qui approche du majestueux de ce pont entouré çà et là d'îlots et de monceaux de pierres, de parapets et de promenades superbes. À droite et à gauche, une forêt de mâts s'élève d'une infinité de bateaux semblables à une flottille prête à appareiller. Mais le lieutenant nous invite au silence. Les jacobins plus fouettés ici qu'ailleurs, sont plus vindicatifs et plus furieux depuis le 18 fructidor. MM. Barthélemy, Marbois, ont failli devenir leurs victimes. M. Perlet a couru le même danger, pour avoir inséré dans son journal la justification d'un jeune homme que la commission militaire avoit fait fusiller, comme émigré, et dont la famille a obtenu la réhabilitation.

Je n'ai pas trouvé de guides plus disposés à nous laisser évader, que ceux qui nous ont accompagnés de Tours à Sainte-Maur. Le capitaine de la brigade, homme fort instruit, est venu le soir nous faire un long sermon sur la grandeur et la solemnité du 18 fructidor. Il a bu et parlé à son aise, tandis que nous dormions.

Nous coucherons ce soir à Châtellerault; nous sommes en route de bonne heure, pour ne pas nous trouver à la fête patriotique qu'on chomme aux Ormes. On y plante l'arbre de la liberté; nous en voyons seulement les apprêts; des tonnes de vin sont aux pieds de longues tables rangées autour de ce grand peuplier ceintré d'épines. Le hasard nous dédommage de cette privation; nous avons derrière notre voiture un petit cheval qui appartient à l'entrepreneur de Châtellerault; il a trois pieds de haut; on compte ses côtes; il ne mange qu'une fois dans vingt-quatre heures; mes deux compagnons m'affourchent dessus; j'étends les bras comme un oiseau qui a les ailes cassées; je représente Sancho au naturel; on pique la rossinante; nous arrivons à Dangé; les enfans nous suivent avec leur musique ordinaire; enfin, il s'agit de sauter un fossé; ils viennent à bout de me faire passer par-dessus les oreilles du cheval; les enfans sont au comble de la joie; je ne sais s'ils rioient de meilleur cœur que moi. Plus loin, nous trouvions des bourbiers, car c'est une route d'enfer; mes deux compagnons portoient le cheval et le cavalier, et nous figurions presque comme le meunier, l'âne, et son fils allant au marché. À Châtellerault, nous descendons au Faisan-Couronné.

Nous ne sommes pas assis, que trois jeunes demoiselles viennent civilement nous présenter leur magasin de couteaux. Il faut en acheter malgré soi; elles nous suivent par-tout, nous promettent leurs faveurs pour un couteau. Tout se vend, se troque et s'achète ici pour un couteau; l'amour s'y trafique pour un rasoir ou pour un couteau. Ne croyez pas qu'on y voie plus d'Abailard que dans nos cloîtres; on n'y voit même pas de Fulbert. Ce commerce est du goût des petites filles; les parens les envoient à tous les étrangers. Sont-elles jolies, le père y trouve son compte, l'étranger le sien, et la vendeuse est la mieux servie. C'est à la galanterie des jolies châtelleraudaines que nous devons ce proverbe d'amour, je te donnerai de petits couteaux pour les perdre. Les châtelleraudains sont actifs, polis, spirituels et industrieux; ils ne devroient pas borner leur commerce à la coutellerie, qu'ils ne perfectionnent point, et qu'ils livrent à très-bon compte: les marchands ne s'y portent point envie comme dans les autres villes. Notre aubergiste, qui est coutelier, laisse monter les autres voisines. Jusqu'à huit heures, les marchandes sont à la queue les unes des autres. En passant ici, le général Dutertre, qui escortoit les seize premiers déportés, s'est donné la comédie de s'acheter à bon compte, car il est économe, et il avoit carte blanche, pour mille écus de couteaux.

Le 13 février, une mauvaise charette, un voiturier escloppé sont à la porte à six heures du matin, pour nous mener à Poitiers. Nous sommes à quatre-vingts lieues de Paris.

Notre abbé prend le fouet du charetier, jure comme un diable dans un seau d'eau bénite; sans cette précaution, nous serions encore en route.

Poitiers est bâti sur un rocher; ses maisons sont sans art et sans goût. Charles-Quint l'appeloit le village de France; les rues sont obstruées par d'énormes bœufs qui servent de chevaux; ses alentours sont agréables: c'est le berceau de la belle Brézé, si fameuse sous le nom de Diane de Poitiers. Nous montons en prison dans le couvent des Visitandines.

Le concierge nous traite avec tant d'égards, que nous ne croyons pas être détenus. Une jolie prisonnière vient faire nos lits pour se délasser de l'oisiveté; elle a l'air d'une Agnès, mais c'est une Agnès Sorel, ou une princesse Jeanne, accusée d'avoir étranglé son mari parce qu'il n'étoit pas vigoureux. L'idée de ce crime nous la fait envisager avec cette attention qu'on donne aux traits des grands personnages et des grands coupables. Le ho! qu'elle est jolie! quel dommage qu'elle soit aussi méchante! est dans notre cœur bien avant de venir à nos lèvres.

Jusqu'ici nous avions ouvert nos chaînes avec la clef d'or. Ce soir nous sommes tout tristes de voir le fond de la bourse. On s'en prend aux bijoux. Il me reste une montre d'or à répétition avec sa chaîne. Je l'engage à regret; mais un exilé doit-il encore songer aux biens de ce monde? Où allons-nous?.... Ne nous noiera-t-on point? La montre est engagée pour quatre louis entre les mains de mademoiselle Pélisson, sœur du citoyen Beauregard déporté.

À quatre heures, nous arrivons à Lusignan, petite ville bâtie sur les ruines d'une ancienne forteresse des comtes de Lusignan. Les greniers de certaines maisons sont au niveau des forteresses; les ruisseaux de l'ancienne ville s'écoulent par le faîte de la nouvelle. Nous rentrons sur les six heures, après avoir vu la ville, qui n'offre rien de curieux. Nous soupons avec le professeur de mathématiques de Niort, et la conversation tombe sur l'éducation actuelle; elle est presque nulle, et infiniment plus vicieuse que l'ancienne; les enfans font ce qu'ils veulent depuis que la liberté n'a laissé aux instituteurs d'autre férule que les tendres réprimandes du langage de la raison.

Jusqu'ici les gendarmes nous avoient supportés pour notre argent; ceux qui vont nous conduire nous chérissent pour nos principes. Pendant que nous traversions la ville, une aubergiste, à l'enseigne de la Montagne, rassemble ses amis pour nous voir passer. Cette bande, parée de bonnets rouges, forme des ronds de danse en chantant la Marseilloise. Nos guides nous expliquent cette pantomime. «Ils insultent à votre malheur. Vous n'iriez pas si loin, si vous étiez à leur discrétion. Cette femme qui vous faisoit signe en riant, est une des commères du général D***. Les relations du directoire disoient que les seize premiers n'avoient pas été gênés, que D***. avoit pourvu splendidement à leurs besoins; ils étoient entassés dans des chariots rouges grillés et fermés à cadenas.

»Dut***, en passant à Orléans, y recruta une femme sans pudeur qu'il traînoit avec lui dans un char découvert. À Châtellerault, il fit une bruyante orgie; le bal se prolongea bien avant dans la nuit; les jacobins dansèrent autour des charettes, en flairant la prison des déportés. Plusieurs toasts furent portés aux cendres de la société-mère: la même fête étoit commandée à Lusignan et à Saint-Mexan. Ceux qui vous fixoient ce matin étoient du repas; ils étoient déjà enluminés. Arrive un courier extraordinaire, porteur d'ordres très-pressés.... Devinez quels ordres....? D'arrêter et de faire conduire sur-le-champ à Paris, sous bonne et sûre garde, le général Dutertre.... Notre brigadier, à la tête d'un détachement, monte lui signifier l'ordre. Ses compagnons confus, s'échappent en baissant l'oreille; le général se dégrise, et sa maîtresse se jette à nos genoux pour faire les comptes de son amant. Il partit sur-le-champ, en jurant après ses victimes, qui étoient cause, disoit-il, de son rappel. Quoique son compte fût chargé, il en fut quitte pour une légère réprimande, car il avoit de puissans protecteurs.»

Nous voilà à Saint-Mexan; nous dînons en ville, et n'arrivons que le soir en prison. Le concierge est un cardeur de laine, qui ne sait ni lire ni écrire; nous le dérangeons d'une commande de bonnets rouges; il est de très-mauvaise humeur; il prend les clefs pour nous mener au cachot. D'une joie bruyante, nous passons à un morne silence.

Il se déride un peu en trinquant avec nous; il étoit fâché que nous eussions mangé notre argent ailleurs. On nous avoit assuré que nous ne trouverions rien chez lui. (À l'intérêt près, les trois quarts des hommes sont les plus honnêtes gens du monde.) Il avoit des provisions pour des centaines de déportés attendus depuis six mois. Tous les concierges nous ont tenu le même langage jusqu'à Rochefort. Nous couchons sur la rue, dans une grande chambre sans serrure, sans gardes et sans clef: ainsi tout s'appaise par une fraternité pécuniaire, Ô! Danaé! ta fable est une réalité!

Nous voilà à Niort: cette petite ville assez commerçante, est peuplée de braves gens. C'est dans ses environs que le ministre Cochon s'étoit réfugié, pour se soustraire à la déportation qu'il avoit encourue pour avoir déposé le terrorisme en 1797.

Nous descendons dans la prison où naquit mademoiselle d'Aubigné, depuis marquise et dame de Maintenon: son père avoit été persécuté pour ses opinions religieuses, comme nous pour la révolution.

Le concierge est humain pourvu que les prisonniers aient de l'argent; il chante, boit, ne s'enivre jamais à ses dépens, et invite tous ses amis à souper aux frais des nouveaux venus; il est patriote et aristocrate au gré de la fortune de ses hôtes. Nous dînerons avec lui parce qu'il ne voit pas le fond de notre bourse.

17 février. Nous voilà en chemin pour Surgères; nous avons engagé le reste de nos bijoux et il ne nous reste pas deux louis entre trois; ne comptons plus avec nous-mêmes, la prodigalité, dans ce moment-ci, est la plus sage économie; trop heureux de ressembler au cygne, chantons encore sur le bord de notre fosse. Nous avons dépassé Niort; sur le penchant d'une colline, la route se divise en deux branches, à droite, je lis un écriteau qui me confirme que nous ne sommes pas loin de Rochefort. Un secret pressentiment sèche en nos cœurs cette hilarité que l'innocence verse dans le plaisir; le nuage de tristesse se dissipe à mesure que nous nous éloignons de la fatale légende; pendant la journée nous sommes assez occupés à nous tirer des bourbiers, car c'est une route d'enfer; la nuit nous surprend, nous n'aurons pas le bonheur d'être accostés par les voleurs qui rodent toujours ici; nous n'avons plus d'argent, il faut aller en prison. Nous passons le pont-levis du château de la Rochefoucault, nous voilà rendus; le concierge est le boulanger de la petite ville, il aime à boire et le vin est pour rien, il nous cède son lit et nous donne pleine liberté d'aller où nous voudrons avec promesse de ne pas nous évader.

18 février. Ce matin on nous annonce que nous ne partirons que dans cinq jours. Le père Robin nous laisse seuls; nous visitons l'église qui ressemble plus à une écurie qu'à la maison de Dieu; comme la richesse du pays consiste en vin, des vignerons ont fait une cuverie du sanctuaire; nous appercevons sous l'autel un caveau, vénéré jadis par ceux qui avoient quelque religion ou quelque morale; le soleil n'entre qu'à regret dans ce lugubre séjour, qui servoit de dépôt aux cendres des comtes de la Rochefoucault. En 1794, le comité révolutionnaire força le père Robin et d'autres ouvriers d'enlever ces tombes pour en dérober le plomb; les corps étoient scellés si hermétiquement, que la dent du tems n'avoit pas encore pu les morceler, ils exaloient une odeur si méphitique que les ouvriers tombèrent à la renverse. Les membres du comité mirent la main à l'œuvre, éprouvèrent la même syncope, firent une libation à Bacchus et reprirent l'ouvrage; les cercueils arrachés à force de bras, n'étoient encore qu'entr'ouverts; un Mucius Scævola saisit un ciseau, les fendit et les foula aux pieds; alors la putréfaction les força tous d'abandonner l'entreprise pour ce jour-là; ils y revinrent le lendemain, parachevèrent l'ouvrage au risque de leur vie, après avoir jetté çà et là dans des coins, les membres encore charnus des morts, dont ils violoient l'asyle en triomphateurs[5]. Ils abandonnèrent ce lieu à la hâte, sans se donner le tems d'effacer les inscriptions et les armoiries. Cette chapelle ressembloit à un antre de bêtes féroces, dont les ronces et les morceaux de rochers défendent l'accès aux voyageurs; plus elle étoit horrible, plus elle piquoit notre curiosité: nous prîmes une torche.... nous voilà comme Young et Hervey au milieu des tombeaux, plongés dans une religieuse mélancolie; nous lisons les inscriptions: CY GÎT TRÈS-HAUT ET TRÈS-PUISSANT SEIGNEUR, etc.... Toute grandeur disparoît ici, nos persécuteurs y viendront comme nous.... ceux-ci ont été riches, fameux dans l'histoire, chéris de leurs rois, nous nous occupons d'eux, nous touchons leurs ossemens; en fixant ces restes, nos cœurs émus, sentent qu'il existe un autre être en nous. Voltaire et Lamétrie ne voient dans les tombeaux que la preuve du néant; et moi que celle d'une autre vie. Il est impossible que l'homme pense, agisse, veuille le bien, évite le mal à son détriment, pour finir d'une manière aussi opposée à son être; la réalité d'une autre vie, est un contrat que l'éternel signe dans nos cœurs, en nous en donnant la pensée; la certitude s'en suit pour moi, quand je suis proscrit et honnête homme.

Nous ne pouvions nous arracher de ce lieu infect, où la vapeur ne laissoit presque pas d'air atmosphérique à notre torche. On y voyoit des cheveux, des crânes encore couverts de chair, des bras dégoûtans de sanie, noirs et brisés, des cadavres à demi réduits en terre. Les chauves-souris et les autres animaux nocturnes en faisoient leur nourriture depuis trois ans, d'où nous jugeâmes que les comités révolutionnaires avoient trouvé des cadavres entiers, qu'ils avoient laissés sans sépulture, afin que la putréfaction scellât l'entrée du temple aux fidèles qui voudroient s'y réunir dans des tems plus heureux.

Un bon déjeûner nous attendoit, nous suivîmes la messagère et connûmes la bienfaitrice; c'étoit une aimable veuve nommée madame le G13. À peine fûmes-nous assis, qu'après les complimens d'usage, nous vîmes se former un cercle nombreux d'honnêtes gens, ravis de nous voir libres et sans gardes, et surpris de notre constance à courir notre sort.—Vous êtes libres, messieurs, et vous ne songez pas à en profiter.—Notre parole est plus sûre que la garde du prétoire.—Vous serez dupes d'une générosité aussi gratuite, nous dit M. de la T45ch2, sauvez-vous. MM. de Crainé et de Craisse nous donnèrent le même conseil, nous offrirent de l'argent; les dames du lieu où nous passâmes la soirée chez M. H29v2, voulurent nous mettre sur la route; le concierge, à qui M. de Crainé avoit remis une dette pour qu'il fermât les yeux, s'étoit enivré et dormoit profondément quand nous revînmes à minuit le faire lever, en lui apportant un verre de liqueur pour avoir droit d'être détenus[6].

Le jeudi, 24 février, un seul gendarme nous accompagna, en nous disant que nous ne devions pas songer à nous évader, que nos camarades étoient libres à Rochefort, qu'ils avoient la ville pour prison. Malgré ces belles promesses, nos cœurs étoient comprimés en quittant ce paradis terrestre: c'étoit le déclin d'un beau jour qui ne luira pas demain pour nous. La brigade nombreuse, qui vient nous prendre au milieu de la route, est armée jusqu'aux dents, peu s'en faut qu'elle ne nous mette les menottes.

Terminons cette route par une analyse prophétique des événemens qui vont se succéder.

On devine bien que nous ne serons pas libres, comme on nous le promettoit. Trouverons-nous l'argent qui doit nous avoir devancés? Nos deux louis sont bien échancrés. Si nous allions être embarqués tout-à-coup sans argent, ce ne seroit là encore qu'un petit malheur: nos paquets seront pillés, le secret de nos lettres violé, notre argent volé, nos effets resteront aux messageries, le peu que nous emportons sera jeté à la mer pour délester la frégate que nous monterons; après trois heures d'un combat opiniâtre, nous échouerons sur les ruines d'une ville ensevelie sous les eaux; nos ennemis nous croyant morts, se partageront nos dépouilles; quand ils sauront que nous survivons à tant de malheurs, ils nous laisseront un mois entier en rade, sans nous permettre de recevoir de secours de nos familles, afin que nous périssions de misère, et qu'aucun ne publie ces atrocités. Ils n'oseront nous noyer, et nous feront monter une autre frégate, dont le capitaine sera un Cerbère; nous serons ballotés dans la traversée, exposés à perdre la vie sur les rochers des îles du cap Vert. À Cayenne, nous serons emprisonnés, escortés de soldats noirs, puis répartis sur les habitations et dans les affreux déserts de la Guyane; nous serons exilés de la ville et de l'île de Cayenne, l'hospice nous sera interdit; ceux qui ne seront pas placés à certaine époque, seront envoyés à Konanama et à Synna-Mary, où les deux tiers mourront de désespoir, de peste et de soif...... La nuit approche, nous voilà à Rochefort.

Fin de la première partie.

SECONDE PARTIE.

Première soirée.

Les habitans de Cayenne et de la Guyane seront curieux d'entendre parler de la France. J'y trouverai peut-être des amis, qui me demanderont la cause de mon voyage; heureux si après mon récit, je m'applaudis de l'avoir fait!

J'écris ces lignes, tranquille au milieu du tumulte, à l'écart sur les porte-haut-bancs de la maison flottante, qui nous fait voguer dans un autre monde. La proue fend l'onde amoncelée; un nuage de neige, sur une plaine verdâtre, borde la frégate. La mobilité des flots, dont l'un engloutit l'autre, est l'image des générations; elle est encore pour moi celle de la peine et du plaisir. Jadis je fus heureux, aujourd'hui mon bonheur n'est qu'un songe. Ma vie s'écoulera de même, et l'onde que je vois à regret s'abaisser pour nous déporter dans une terre étrangère, blanchira peut-être un jour sous nos voiles, pour nous rendre à nos familles désolées. Reprenons la série des événemens.

Nous voilà à Rochefort, entrons à la municipalité; les plaisirs de Surgères nous troublent encore un peu la tête; nous voulons que tout le monde soit dans la joie. Quatre ou cinq secrétaires ont les yeux emprisonnés de lunettes magiques, et nous regardent en bâillant. Je m'approche d'un vieillard à cheveux blancs dont le front rayonnoit de gaité. Voilà un aimable homme, dis-je en lui serrant les mains, et le faisant danser en rond, malgré sa rotondité... Vous êtes de bons enfans, laissez-nous cette salle pour prison, nous nous y trouverons bien. Quelques-uns prennent cette gaité en bonne part, d'autres froncent le sourcil; je riposte aux deux partis en battant quelques entrechats. Aussi-tôt entre un grand homme noir, à figure inexplicable comme son âme. C'est le commissaire du pouvoir exécutif, nommé B...... Ma gaité le fâche, déjà il balbutie un réquisitoire. Le président, dont j'avois serré la main, dit en riant: C'est moi qui suis le plus malade, et je lui pardonne de bon cœur. On signe notre obédience, pour aller à St. Maurice, parce que nous sommes des grivois, qui pourrions prendre notre congé sans permission.

Nos guides frappent à la porte d'un grand bâtiment. Un petit homme, frisé comme le dieu des Enfers, nous lance un regard sinistre, et leur dit d'un ton aigre... Ils sont à moi... Venez par ici. Nous traversons une grande cuisine, où cuit un bon souper qui ne sera pas pour nous; et de peur que nous ne le mangions des yeux, le petit Pluton prend son gros paquet de clefs, nous conduit dans une grande salle, nommée chapelle de Saint-Maurice. Nous passons avec efforts par une porte extrêmement étroite, et haute de deux pieds. Les verroux se referment sur-le-champ, nous voilà au milieu de soixante-dix prêtres, destinés comme nous au voyage d'outre-mer. Nous attendions au moins une botte de paille pour nous coucher, mais ces messieurs qui connoissent l'humanité de Poupaud, nous font un lit avec des valises et des serpillières.

Le 26 février, le soleil a à peine dissipé les nuages du matin, quand nous ouvrons nos yeux rouges et mouillés de larmes brûlantes. Nos funestes pressentimens se réalisent; au midi, le spectacle de la campagne aggrave nos peines; l'horison est bordé de hautes montagnes dont le pied resserre et fait grossir la Charente; un nuage varié des plus belles couleurs, couvre l'herbe naissante d'une grande prairie marécageuse, à moitié desséchée par les premiers beaux jours du printemps. Des troupeaux paissent çà et là, gardés par de jeunes filles, qui fredonnent librement des airs champêtres. L'herbe est plus abondante et plus touffue sur les bords des rigoles, gonflées pendant l'hiver des pluies et des sucs de la plaine. Dans les jardins, les arbres sont chargés de boutons; les amandiers et les abricotiers, courriers de Flore, exhalent une odeur suave; les bords du fleuve sont couverts d'oiseaux qui cachent déjà leurs nids dans la verdure prête à fleurir, tout nous dit nous respirons la liberté, et vous êtes prisonniers....

Au nord, quelques arbres secs, des masures, de grandes rues semblables à des déserts, quelques filles errantes avec des militaires en uniforme; des tombereaux, traînés par des coupables enchaînés et attelés comme des chevaux, nous reflètent la réalité de notre misère.

Le malheur nous rend plus sages, toutes les fois qu'il ne nous réduit point au désespoir. Nous nous conformons à la régle de nos prédécesseurs d'infortune, qui, en ouvrant les yeux, offrent leurs maux à l'Éternel, et lui demandent la patience et l'amélioration de leur sort.

À huit heures, on nous sert un pain noir, dans lequel nous trouvons du gravier qui nous brise les dents, des pailles, des cheveux, et cinquante immondices; on croiroit que le boulanger l'a pétri dans le panier aux balayures. On apporte en même temps une tête de bœuf, quelques fressures et un gigot de vache, qui paroît tuée depuis quinze jours, et arrachée de la gueule des chiens voraces, qui se la disputoient à la voirie. Pour dessécher nos lèvres noires de méphitisme, on nous donne pour deux liards de liqueur appelée eau-de-vie, mais tellement noyée d'eau, qu'il n'y en a pas pour un denier.

Poupaud jure comme un comité révolutionnaire, quand nous ne sommes pas assez lestes pour emporter un très-petit broc de vin très-aigre, dont la nation nous fait cadeau pour la journée. Six détenus, accompagnés de la garde, profitent de ce moment pour emporter les baquets, où chacun a vaqué à ses besoins, depuis vingt-quatre heures. Ces bailles sont découvertes, et plusieurs couchent au pied des immondices. Ce spectacle nous révolte, mais les plus anciens nous invitent au silence. Quand ils font ces représentations à Poupaud, il leur répond avec un rire sardonique...... Oh! Oh! vous n'y êtes pas! et quand vous serez ici trois ou quatre cents, comme en 1794, faudra bien que vous appreniez à vivre; une partie se couchera, et l'autre restera debout.

Depuis huit heures du matin jusqu'à dix, une partie désignée nominativement va respirer le frais dans le jardin, et cède la place à l'autre qui remonte à midi, pour ne plus sortir de la journée. Nous devons cette grâce à quelques membres de la municipalité qui s'intéressent à nous. Poupaud est si fâché de cet acte de clémence, qu'il ouvre la porte du vestibule quand il fait beau, et la ferme quand il pleut, en nous jettant dans le jardin comme des forçats.

Voici le tableau de notre local et de notre existence: La salle a 42 pieds de long et 60 de large pour 80 personnes, qui n'en sortent que deux heures par jour, comme vous l'avez vu: elle est entourée d'un marais pestilentiel. Dans l'intérieur, ne se trouvent point de lieux d'aisance; on est forcé d'y vaquer à ses besoins: jour et nuit, un nuage rougeâtre s'élève des sentines; il gêne la respiration, nous occasionne des lassitudes et des sueurs; il rend le sommeil accablant et nuisible. Nous sommes ensevelis à demi-vivans dans l'ombre de la mort. Notre salle, le soir, ressemble à un champ de bataille jonché de morts, et pourtant nous chantons[7] encore au milieu des tourmens. Les sœurs de l'hospice font faire notre cuisine et blanchir notre linge. Tous les cœurs sensibles compatissent à nos maux, et les victimes de la révocation de l'édit de Nantes, très-nombreuses dans ce département, ne sont pas les dernières à secourir les apôtres de Rome. Notre dîner arrive à midi; la moitié mange tour-à-tour sur ses genoux et sur de longues tables; le repas est très-frugal et très-prompt; la digestion ne nous empêche pas d'exécuter l'ordre du docteur Viv..., qui nous visite lestement: il paroît à Saint-Maurice tous les jours, et ne se montre dans notre prison que deux fois par décade. Aujourd'hui, par extraordinaire, il vient à deux heures après-midi, fait un tour dans la salle sans saluer personne; et se souvenant tout-à-coup de sa mission, se frotte les mains et dit: «Il n'y a point de malades.... Adieu.—Fixez-nous, lui répond Soursac qui étoit sur son passage.—Qu'avez-vous? Vous ne guérirez que dans les pays chauds.—À un autre.—Votre imagination travaille trop; ce ne sera rien que cela ... À la diète ...—Mais, citoyen, j'ai la fièvre depuis cinq jours.—Contes que tout cela; adieu....»

Une heure après, un jeune homme à qui il n'avoit voulu trouver ni fièvre ni symptômes de maladie, jetté dans un coin depuis huit jours, tomba évanoui; un autre médecin fut appelé; Viv... eut tort, et le malheureux gagna l'hôpital. Comme on le transféroit, Poupaud entama l'éloge de l'empirique. Vous avez raison, M. Poupaud, reprit un auditeur; M. Viv... est expéditif. Il y a dix jours qu'en faisant sa visite à l'hospice, il dit, en tâtant le pouls d'un homme dont la figure étoit couverte de son drap, à la portion.... Ça fait le malade, et ça n'a pas de fièvre. Le malheureux étoit délivré de tous maux.....

Qu'il me passe ma rhubarbe, je lui passerai son séné, disoit le médecin Tard ... à ce collègue; ils se relayoient tour-à-tour à l'hôpital et aux prisons: si l'un étoit forcé d'y envoyer un déporté malade, au bout de quelques jours, le collègue expédioit un exeat illicô.

3 mars. À deux heures du matin, un vieillard de soixante-quinze ans, prêtre de Toulouse, amené en place de son frère qui s'étoit évadé, obtient sa liberté, après trois mois d'incarcération, et à la suite d'une route de soixante-quinze lieues, durant lesquelles il avoit été enchaîné par les quatre membres.

Le soir, son lit est pris par quatre nouveaux venus, MM. Dozier, grand-vicaire de Chartres; Margarita, curé de Saint-Laurent de Paris; Kéricuf, chanoine de Saint-Denis, et Bremont. Le substitut du commissaire du pouvoir exécutif vient nous voir. Nous nous étendons sur nos grabats, afin de parler à ses yeux. «Si nous en croyons les apparences, lui dit-on, la terreur n'a fait que changer de nom. Ici, chacun n'a pas deux pieds d'espace pour loger sa malle et son matelas. On dit pourtant que nous renaissons au siècle de Rhée. Rochefort est un marais infect, et nous y sommes plus entassés que dans aucune prison de France.» Ce substitut, qui étoit un honnête homme, fit un rapport favorable. «Ils me demandent plus d'espace, dit B***; je les mettrai au large.»

Le 4 mars, Jardin, rédacteur du Tableau de Paris, s'évade de l'hospice; Boischot en prend de l'humeur, et Poupaud, qui nous donne cette nouvelle, s'en réjouit et n'a jamais été si poli. Nous sommes ses amis; il nous ouvrira la porte tant que nous voudrons; il est tout à notre service.

Dans la nuit du 6 mars, grand bal dans la prison et dans le corps-de-garde sous nous; Poupaud donne la fête. À minuit, Langlois et Richer-Sérisy ouvrent la porte de la prison avec la clef d'or, et s'évadent. Langlois, qui crachoit le sang, avoit joué son rôle en fin renard. Le lendemain, Poupaud attache des draps à la croisée, pour faire croire qu'il y avoit fracture. (Voyez à ce sujet la déportation de M. Aimé, page 63. On peut en croire ce témoin oculaire, qui a refusé de s'enfuir, ainsi que M. Gibert-Desmolières.)

11 mars. On double la garde; on nous embarque demain, les figures s'allongent, on écrit, on prépare ses paquets, on doute encore de cette nouvelle; Parisot, qui a péri si tragiquement sur les côtes d'Écosse, nous lit une lettre d'Auxerre, où on lui dit qu'il ne partira pas; nous demandions exemption pour nos vieillards de soixante-dix ans, chacun rédigeoit pour eux un mode de pétition. Le soir, la prison étoit un peu bruyante; une sentinelle, prise de vin, tire un coup de fusil, dont la balle frappe la voûte de notre salle et rebondit sur la tête d'un vieillard de soixante ans, nommé Saoul; on ne nous envoya personne pour le panser, quoiqu'il fût plein de sang. L'officier de garde, avec un planton, vint seulement voir si nous ne songions point à nous évader; nous ne pouvions pas y songer, car la prison, depuis le matin, étoit entourée de vingt-deux factionnaires.

Au jour, Poupaud nous fait vider les bailles, et nous ordonne de nous préparer à partir dans deux heures.

La prison offre le tableau d'un camp cerné par l'ennemi: l'un se hâte d'emballer ses effets, celui-ci cherche une issue, cet autre pleure, tout est pêle-mêle, on travaille beaucoup sans avancer à rien, tout se trouve et s'échappe de nos mains. Au bout de deux heures, nous voilà comme les Israëlites, la ceinture aux reins, le bâton à la main, les sandales aux pieds, pour le voyage de la mer Rouge et du désert.

Au nord, du côté des promenades, une haie de baïonnettes borde le cours et les avenues de la prison; des servantes, des enfans, une populace assez nombreuse se disputent le plaisir de nous voir passer.

B****. va, vient, retourne, passe les soldats en revue, commande aux voituriers d'emporter nos malles, est entouré de flots de pétitionnaires, rebute les uns, parle à l'oreille des autres, reçoit des billets de toutes espèces.

Nous délibérons aussi entre nous: l'amitié, les regrets, les malheurs, la disproportion des fortunes, l'égalité du sort, les chances que nous allons courir, dilatent nos cœurs, confondent nos intérêts, réunissent toutes nos opinions, amortissent toutes les haines, des larmes coulent, le pressentiment d'un avenir malheureux leur donnent ce touchant qu'on éprouve rarement dans le cours de la vie. Le prélude du départ est celui d'une réconciliation parfaite; chacun se promet assistance réciproque, celui qui n'a rien partagera la fortune de son voisin; nous renaissons aux premiers âges du monde; nos patriarches seront nos pères, ils garderont nos cases, pendant que nous pourvoirons à leurs besoins: déjà chacun a formé sa société; nous ne sommes plus européens, nous voilà colons, cultivateurs, propriétaires, négocians, navigateurs.... L'homme agité d'une crise violente, détourne les yeux de dessus l'abîme, pour y jetter quelques fleurs avant de s'y précipiter; le sage, pour n'être pas accablé sous le poids de l'infortune, allège son fardeau par l'illusion d'une perspective enchanteresse.

B****. arrive, et nous dit d'un air riant: Allons, messieurs, je vous mets au large. Il déroule un beau cahier, noué de deux faveurs, où chaque nom est inscrit en gros caractère, et entouré de notices particulières, qui sont les motifs de déportation; les trois quarts (comme nous l'avons vu dans la suite en recopiant la liste après le combat) sont déportés sur ce protocole:

Loi du 19 fructidor.
 
BONS
À
DÉPORTER.
Doru, mal vu des patriotes. Suspects.
Douzan, pour avoir déplu au Directoire.
Clavier, dénoncé.
 
LAPOTRE. Département des Insoumis. BONS
À
DÉPORTER.
POIRSIN.
GRANDMANCHE.
etc., etc. Vosges.

Ce seul titre de la loi est la base de condamnation du plus grand nombre, qui n'auroit pas de peine à se justifier, si on lui appliquoit explicativement tel ou tel article de la loi; car il en est déporté comme prêtres, qui sont laïcs, comme on le verra dans la liste. Tous les individus du même département ou pris dans le même arrondissement, sont rassemblés dans la même parenthèse, dont vous voyez le modèle.

Chaque dénommé se met en rang pour aller en procession funèbre: Nous ne serons peut-être pas fusillés en rade comme ici, dit le dernier; Bois.... rit et donne le signal; le tambour bat aux champs pas redoublé. L'un est infirme et ne peut avancer, l'autre est sexagénaire; on leur crie de doubler le pas; le commissaire fait fonctions de lieutenant-colonel.

Ce prêtre proscrit, habillé en voyageur, paroît émigrer pour l'autre monde, ce prélat respectable est chargé comme un homme de journée; jadis il étoit le patriarche de sa paroisse ou de sa ville, on le prendroit dans ce moment pour un criminel échappé du bagne. Les honnêtes gens ferment leurs croisées, pour pleurer en liberté. Nous faisons halte dans la cour de la prison de l'ancien hôpital, pour recruter d'autres déportés. La loi qui exempte les sexagénaires est nulle quand ces victimes n'ont pas de quoi se rédimer.

À deux heures, nous traversons les chantiers où s'élèvent les vaisseaux, la Princesse-Royale et le Duguay-Trouin ou le Mendiant. De ces deux carcasses, sortent deux ou trois cents ouvriers qui travaillent pour l'amirauté, et deux longs attelages de galériens, commandés par des nègres, retournent au bagne. Ils sont décorés d'un bonnet rouge, d'un sur-tout de bure grise, d'un large pantalon, et tiennent toujours en main une chaîne assez pesante, attachée à la jambe de chacun un camarade de malheur, ou de crime et de supplice. Quand nous arrivons à la nacelle, on parle à l'oreille du commissaire. Après différens gestes, il expédie un ordre de retour au citoyen Tacherau de Tours, qui venoit à côté de moi.

La Charente, dans ses sinuosités, regrette le moment où elle va nous confier à l'Océan. Enfin elle rentre dans son lit, et nous laisse voguer vers le soir, dans le vaste sein des mers. Le soleil sur son déclin couvre l'horison d'incarnat; nos yeux n'apperçoivent déjà plus que quelques langues de terre au milieu des ondes qui blanchissent sous nos frêles nacelles. Nous promenons nos regards étonnés sur ce spectacle majestueux et terrible... Mer immense, nous voilà sur ton sein! Quelle idée sublime tu nous donnes de ton auteur! Que ces vagues inspirent de respect! L'astre du jour descend dans les abymes; l'Océan, imprégné des derniers rayons de lumière, paroît s'enflammer. Un léger brouillard nous dérobe ces objets ravissans; nous voilà au pied des deux frégates qui nous porteront tour-à-tour. Notre nacelle est aussi petite auprès d'elles, qu'un enfant au berceau, à côté d'un grand et vigoureux Hercule. Nous nous élançons dans l'escalier du bâtiment; après avoir monté vingt marches, nous voyons sous nos pieds les voiles et les mâtures de nos goëlettes. On nous reçoit pour nous faire décliner nos noms, et nous mener à notre dortoir. Je vous en ferai demain la description. Nous sommes 193, si pressés ce soir, que nous allons nous coucher sans souper.

Seconde soirée.

13 mars 1798. Nous n'avons encore vu que des roses, voici les épines. La frégate que nous montons s'appeloit jadis la Capricieuse, et se nomme aujourd'hui la Charente. Je ne décrirai que les parties du bâtiment nécessaires pour l'intelligence de ces soirées.

Le pont est la première surface de bois d'où s'élèvent les mâts et les cordages. La queue ou le derrière se nomme le gaillard de derrière; c'est là que sont la boussole, le gouvernail, le pilote, la chambre de l'état-major, la salle du conseil, le logement des officiers, la sainte-barbe ou magasin à poudre, et l'arsenal. Les deux extrémités d'un vaisseau se nomment la proue et la poupe. La proue est la partie qui avance; ce mot vient de procedere, avancer; cette extrémité est terminée par une pointe où aboutissent tous les bois du coffre, qui se terminent en dessous par un tranchant nommé quille. Cette quille est la partie qui plonge dans l'eau; elle ressemble à un dos d'âne renversé, dont l'intérieur prend le nom de fond de cale. Entre la poupe et la proue, est le milieu du coffre; c'est dans ce local que nous logeons.

Je vous ai dit hier que nous avions monté quinze ou vingt marches pour arriver sur la frégate; personne ne loge sur le pont, de peur de gêner la manœuvre. Un vaisseau est distribué comme un hôtel, sinon que dans l'un on monte à sa chambre, et que dans l'autre, on y descend. Nous sommes donc entrés par le grenier. Les officiers, les matelots et les soldats occupent le second étage; les extrémités sont pour les cuisines, la fosse aux lions, les cables et les autres ouvriers employés au service du bâtiment, qui logent en grande partie à la proue. Le milieu, nommé passe-avant sur le pont, est l'endroit le plus large de la maison flottante. Le côté qui répond à la droite de celui qui regarde la proue, se nomme stribord et l'autre, bas-bord. Quand un bâtiment a trois ponts ou trois batteries, on distingue les ponts par les noms des batteries. La première est la plus près de la mer, et porte du 36; la seconde, du 24, et la troisième, du 12. Cette dernière se trouve sur le pont. Un vaisseau de cette force est plus élevé qu'un second étage, et se nomme bâtiment de ligne du premier rang. Les intermédiaires sont les frégates, qui n'ont que deux batteries, du 12 et du 6. Elles sont beaucoup plus grandes que les bâtimens marchands, plus lestes que les vaisseaux de ligne, et capables de couler à fond les corsaires les plus forts. Au milieu, entre la poupe et la proue, sont placés le grand, le petit canot, et la chaloupe. Ces trois nacelles, longues de vingt-huit ou trente pieds, sont engrènées l'une dans l'autre, et servent pour les vivres, les embarcations, et le cas de naufrage sur les côtes. Quand la frégate ne peut approcher d'une plage, on jette l'ancre, et les canots servent à débarquer. Il n'y a rien d'inutile dans un vaisseau; ces nacelles servent de parc aux moutons; voilà donc le pont et le second étage entièrement occupés. Le troisième étage se nomme entrepont; on y descend par deux escaliers à droite et à gauche, et, pour parler techniquement, de stribord et bas-bord. Nous n'avons dans cette partie que le local qui s'étend depuis les cuisines jusqu'au grand mât, au pied duquel est le four du boulanger. Ce local est de trente pieds de large, sur trente-sept de long, sur quatre et demi de haut. Pour dispenser le lecteur d'un calcul ennuyeux, il ne nous reste que cinq pieds en longueur, sur deux en hauteur. Figurez-vous une vaste hécatombe dans une grande ville, où la famine et la peste moissonnent chaque jour des milliers de victimes qu'on est obligé d'inhumer dans le même journal de terre; les cadavres, pressés les uns contre les autres, sont cousus dans des serpillières, et séparés les uns des autres par un lit de chaux-vive. L'espace qu'occupe la chaux, est le vide qui se trouve au-dessus et au-dessous de nous.

Dans cette hauteur de quatre pieds et demi sont deux rangs de hamacs les uns sur les autres, soutenus de trois pieds en trois pieds par de petites colonnes nommées épontilles. Sur ces colonnes sont de petites solives de traverse, percées à dix-huit pouces de distance l'une de l'autre, où l'on a passé des cordes appelées rabans, qui suspendent par les quatre coins un morceau de grosse toile à bords froncés, dont le dedans ressemble à un tombeau.

Chacun ne doit avoir qu'un sac de nuit ou une valise; ces paquets occupent encore plus du tiers de l'espace; ainsi sur cinq pieds cubes, nous n'en avons pas trois.

Le jour ne pénètre jamais dans cet antre entouré de tous côtés de barricades de la largeur de trois pouces et de deux fortes portes fermées par de gros verroux. Au milieu et aux extrémités, sont des baquets où nous sommes forcés de vaquer à nos besoins depuis six heures du soir jusqu'à sept du matin.

La vue de ce gouffre vous feroit invoquer la mort; aujourd'hui même que je suis accoutumé au malheur, sans qu'il endurcisse mon âme, je ne puis réfléchir à notre position, sans que mes idées se confondent. Quelle nuit! Grand Dieu, quelle nuit! Ce sexagénaire replet ne peut grimper au milieu des poutres, dans le sac suspendu pour le recevoir: il s'écrie d'une voix mourante: Mon Dieu, j'étouffe, mon Dieu, que je respire un peu.... Une sueur brûlante mêlée de sang découle de tous ses membres. Il est tout habillé, car le local est trop étroit, pour qu'il puisse étendre les bras pour tirer son habit; voilà mon tombeau, dit-il, voilà mon tombeau!... Puis soulevant un peu la tête, il aspire une ligne d'air qui prolonge sa malheureuse existence. Un officier de marine de l'ancien régime, qui partage notre destinée, s'écrie que nous sommes aussi entassés que les cargaisons du Levant qui apportent la peste. Ce fléau nous paroît inévitable, et nous n'espérons voir notre sort amélioré que par la mort de la moitié de nos camarades.... L'échafaud est un trône auprès de ce genre de supplice, l'homme, en y marchant, jouit encore à son déclin, du plaisir de respirer l'air; mais ici, il doit succomber dans des convulsions effrayantes sur le cadavre de celui qui le tue, même après sa mort, par la place qu'il occupe encore. Plus nous sommes gênés, plus nous nous agitons pour trouver une position moins critique. Nos hamacs mal suspendus se lâchent, et plusieurs tombent sur l'estomac de leurs camarades: des soupirs, des cris étouffés redoublent nos malheurs, la mort est moins affreuse que cette torture. Pourquoi n'avons-nous pas le courage d'y recourir? Pourquoi vouloir exister malgré ses ennemis et soi-même?

Dieu ne nous suscite point de tribulations au-delà de nos forces; du sein de l'abîme, un rayon d'espérance nous luit avec l'aurore. Jeudi, 15 mars 1798 (24 ventôse an 6), la cloche nous appelle à déjeûner; nous avons plus besoin d'air que de nourriture ... nous allons respirer ... nous avons autant de peine à nous arracher de nos tombeaux qu'à y pénétrer, nous ne pouvons retrouver nos vêtemens ...: l'un réclame ses bas, ses souliers, son habit. Et comment se sont-ils égarés dans un espace de dix-huit pouces? On sacrifie tout pour respirer l'air, on se déchire, on s'arrache les cheveux épars et dégouttans de sueur; celui-ci heurte et culbute son voisin qui s'élance dans un escalier à pic de la largeur d'un pied et demi; cet autre entraîne ses vêtemens au milieu de la foule, s'habille sur le pont, étend ses membres, et renaît à la vie, comme cet oiseau qui bat des ailes, au sortir d'une cage éternellement enveloppée d'un crêpe noir.

On nous sert une ration d'eau-de-vie double de celle que nous avions à Rochefort. Le pain est noir, mais excellent. Nous saluons le capitaine M. Bruillac, qui s'attendrit sur notre sort, et nous promet de l'améliorer aussi-tôt qu'il le pourra. Aujourd'hui nous prenons la précaution de nous déshabiller avant que de descendre......... Calculons les lignes d'air qui circulent chez nous. La moitié qui se trouve entre les autres, aux deux extrémités de la prison, ne respire que le souffle brûlant qui vient d'enfler le poumon de ses voisins. Le plancher n'est pas à un pied au-dessus de la tête de ceux qui couchent sur les autres; il étouffe tellement la voix, qu'il faut crier comme des sourds pour se faire entendre de ses plus proches voisins.

Les deux escaliers[8] renvoient un huitième de l'air qui n'entre dans nos caves que par la pression. Ces deux ouvertures n'ont pas quatre pieds quarrés, ce qui donneroit à chacun un pouce et demi d'air pur, en y joignant celui que nous recevons très-obliquement au travers des canots par l'ouverture du fond de cale, pratiquée à côté du poste des aide-majors. Cet air est méphytisé d'avance par les moutons qui couchent au-dessus de nous, et obstrué par les chaloupes fichées dans le vide.

16 mars. Nous restons toute la journée sur le pont; faire quelques pas de plus est une consolation inexprimable. Hier, nous invoquions la mort; ce matin, nous donnerions tout pour survivre à cette crise. La justice tombant goutte à goutte, commence à cicatriser nos plaies.

Nous éprouvons trop de privations, pour n'être pas indifférens sur la vie animale; elle est frugale et suffisante. Nous sommes tous munis d'un gobelet de fer-blanc, d'une cuiller et d'une fourchette, qui restent toujours pendues à notre boutonnière. On dîne à midi.

Toutes les tables sont composées de sept personnes, chacune a sa cuisinière; c'est une brochette de bois qui traverse les morceaux de viande des sept convives; la ration est emmaillotée avec du fil, afin que rien ne se perde dans l'immensité de la chaudière; un petit baquet sert de plat à la société qui mange à la gamelle. Chaque convive est marmiton à son tour et lave l'auge dans l'eau de mer. L'appétit faisant les frais du repas, on s'apperçoit sans dégoût que la soupe grasse du soir sent la merluge du matin. Nous mangeons debout comme les Israélites dans le désert; en dix minutes le repas est fini. Le marmiton de jour reporte l'auge et le bidon à la cambuse ou magasin de comestibles, et chacun se disperse dans les chaloupes et sur les gaillards pour charmer son homicide loisir par l'aspect des ondes où se balancent les goëlans ou gobeurs en volans, que les poètes nomment alcions chéris de Thétis, parce qu'ils sont précurseurs du calme. Plus loin, des marsouins ou cochons de mer, révolutionnent quelques petits poissons..... Un cri nous perce le cœur; un déporté vient de se jeter à la mer du côté de bas-bord; vingt matelots s'y plongent à l'instant; à peine a-t-il touché les flots, qu'il est saisi et remis dans une chaloupe.

Ce malheureux, nommé Jacob, lieutenant de la légion de Mirabeau, étoit détenu depuis deux ans, et reconnu pour fou; il fut renvoyé à Rochefort avec sept autres infirmes, et remplacé par six sexagénaires et trois scorbutiques. Le commissaire de marine, Martin, vient nous compter sur la liste de Bois....; elle a été rédigée si à la hâte, que Martin passe les noms de ceux qui y sont, et nomme ceux qui n'y sont point.

18 mars. Trois bâtimens anglais viennent croiser jusqu'à l'entrée du port.

19 mars. Le capitaine de la frégate mouillée à côté de nous, nous signale à l'ennemi; M. Bruillac se rend à son bord; ils se donnent parole au retour du voyage. Depuis dix jours, nous avons vu trois fois l'anglais, ce qui nous fait croire que nous ne partirons pas; mais nos ennemis n'ont rien à ménager pour se satisfaire.

21 mars 1798 (Ier. germinal an 6). Tems nébuleux; bon vent; nous levons l'ancre; nous luttons toute la journée contre les bancs de roches. Sur le soir, nous entrons en pleine mer. Entre minuit et une heure, on sonne l'alarme: nous sommes poursuivis par trois bâtimens anglais, au milieu desquels nous donnions, sans la fracture d'une de nos vergues qui a ralenti notre marche.

À six heures du matin, les matelots descendent précipitamment dans notre dortoir briser la prison et les rambardes, couper les rabans de nos hamacs, pour donner plus de jeu à la frégate. Les uns, à moitié endormis, tombent sur les autres; tout est pêle-mêle. Ce désordre ne dure qu'un moment; officiers, soldats, déportés forment un même peuple; tous ont les mêmes sentimens et les mêmes ennemis à combattre: les uns commandent de sang froid, les autres exécutent de même; ceux-ci préparent les canons, ceux-là se précipitent dans le fond de cale pour passer aux autres, qui jettent à la mer le leste volant et le bois à brûler. On ensevelit dans les flots jusqu'à nos effets.

À huit heures, nous découvrons la terre; ce sont les sables d'Arcasson, canton de Médoc, à douze lieues de la rade de Bordeaux. L'ennemi qui nous poursuit avec acharnement, avoit fort bien compris les signaux du capitaine de la Décade. Sa feinte retraite n'est plus un mystère pour nous; ses forces sont quintuples des nôtres. Le vent nous pousse au large, et nous voulons gagner la côte. L'anglais qui voit nos manœuvres, songe à nous couper la route.

Le conseil s'assemble pour prendre un parti, car l'ennemi n'est pas à trois lieues; il nous gagne; on se décide à échouer: ce moyen violent nous donneroit peut-être la liberté. Une partie de l'équipage s'en réjouit d'avance, dans l'espoir du pillage; l'autre craint que la frégate ne se brise sur des rochers en cherchant un fond de vase. Depuis le point du jour, nous flottons entre la crainte, l'espérance, le naufrage, la mort, la prison et la liberté.

Le soir, la côte n'est plus pratiquable pour échouer; le vaisseau rasé (le Vieux Canada) et les deux frégates (la Pomone et la Flore), ne sont pas à six milles de nous; tout est prêt pour le combat; nous soupons avant le coucher du soleil; on brise les cuisines, la cloison de l'arsenal, et l'on nous fait descendre dans l'entrepont. Quelle horrible nuit va succéder à ce jour d'alarmes!....

Une prison, dont les plafonds s'écroulent subitement, offre un tableau moins horrible que notre dortoir; des planches brisées, des caisses vides, des épontilles, des hamacs déchirés, des bréviaires, des souliers, des chemises, des peignes, des bouteilles cassées, sont confondus dans ce local de quatre pieds et demi de haut. On se heurte; on se blesse; on se renverse les uns sur les autres; on parvient enfin à nous faire passer une lanterne qui nous donne une lumière sépulcrale: l'un est couché sur les jambes de l'autre; celui-ci replié en double, sert de marche-pied ou de siège à trois ou quatre autres. Le plancher dégoutte de sueur, comme si les soupiraux du pont et de la batterie étoient ouverts pour arroser le fond de cale.

La nuit est close; notre frégate vogue à l'aventure. Quand on peut voir le danger, la recherche des moyens de s'y soustraire distrait la réflexion et émousse les aiguillons de la crainte. Nous sommes sur des écueils; les nouvelles changent à chaque minute; tantôt nous allons échouer, un moment après nous allons entrer dans la rivière de Bordeaux; le vent mollit, et nous sommes en panne; nous allons toucher; il faut encore décharger le bâtiment. On déblaie l'entrepont; tout le bois de chauffage est jetté à la mer. On défonce les pièces de vin et d'eau-de-vie. Les bidons, les marmites, les malles, les ferrailles et le leste volant sont à l'eau. Il est neuf heures, et nous sommes à trois lieues de la rade du Verdon. L'ennemi nous a perdu de vue, mais la lune le guide; il nous suit peut-être à la piste.

Le feu d'une tour fameuse, nommée Cordouan, nous indique que nous sommes près de la côte. Ce phare est redouté des navigateurs; l'onde mugit et couvre la surface d'une île qui a donné son nom à la tour. Notre pilote qui ne reconnoît pas ces attérages, conseille au capitaine de faire mettre le canot à la mer, pour aller reconnoître la côte, nous faire débarquer de suite et brûler la frégate à la barbe de l'ennemi, qui ne manquera pas de venir nous attaquer au point du jour. Ce conseil est sage, mais un peu tardif; cependant on s'en occupe; on jette l'ancre, et les canotiers partent et rament à force de bras vers le phare Cordouan, qu'on a pris pour une anse abordable: ils reviennent, et nous reconnoissons trop tard notre méprise. Nous sommes à plus de neuf milles de cette côte. La lumière semble fuir devant les canotiers. Le phare qui la donne est à moitié ténébreux, et réellement cette lanterne tourne et partage la lumière avec les ténèbres, pour défendre aux navigateurs d'approcher. Les brisans ont failli submerger nos canotiers.... Il est minuit, nous levons l'ancre pour filer quelques nœuds et échouer en sûreté au premier crépuscule. Aurons-nous le sort de Robinson Crusoé? Ce navigateur trouva une île hospitalière, et nous serons jettés dans le sein de nos ennemis.

Tout l'équipage harassé de fatigues, profite de ce moment de fausse sécurité pour se livrer à un profond sommeil. Le capitaine, l'état-major et les hommes de quart sont les seuls qui veillent sur le gaillard de derrière.

À minuit et demi, M. Dupé, chirurgien-major, vient au poste de ses aides, leur ordonne de se préparer à panser les blessés.

On s'éveille en sursaut; on crie aux armes; on coupe le cable de l'ancre: l'anglais nous a débusqués par la lumière de nos canotiers; il n'est qu'à deux portées de fusil de notre bord; le combat va commencer.

Une de ses frégates, meilleure voilière que les deux autres, nous atteint et nous salue d'une décharge de 16 et de 9.

À notre bord, on s'éveille en tombant les uns sur les autres; les officiers courent, crient de tous côtés. Canonniers, à vos postes, feu de stribord, feu de bas-bord; la frégate tremble et retentit du bruit des foudres: d'horribles sifflemens se prolongent, et semblent, en passant sur nos têtes, mettre le bâtiment en pièces. L'ennemi qui sait que la partie est inégale, nous crie d'amener; sa proposition est accueillie par une salve qui met le feu à son bord. Il s'éloigne pour faire place au vaisseau rasé et à l'autre frégate. Nous ripostons en gagnant la côte. D'épaisses ténèbres couvrent l'horison, et la lune n'a achevé son cours que pour rendre notre destinée plus affreuse.

Comment vous peindre la situation des pauvres déportés? Les trois quarts sont d'anciens curés de campagne, qui n'ont jamais entendu que le bruit des cloches de leur paroisse; tandis que ceux-ci pleurent, que ceux-là se confessent et s'absolvent, une bordée démonte notre gouvernail; le feu redouble des deux côtés; l'alarme est générale à notre bord; on balance sur le parti qu'on doit prendre. Notre frégate ne fait plus que rouler. La Pomone a éteint le feu qui avoit pris à son bord; elle revient à la charge; nous sommes entre trois assaillans: nous longeons la côte au gré du vent, faute de pouvoir gouverner. L'ennemi partage ses forces pour nous prendre en flanc et en queue; il vient de nous tirer une bordée en plein bois: nous pirouettons depuis deux heures..... Nous touchons.... Un horrible craquement fait trembler l'énorme machine. Grand Dieu! nous périssons, s'écrie l'équipage d'une voix perçante. La frégate paroît se partager et abandonner aux flots nos cadavres mutilés. La mer commence à monter; nous pirouettons un peu moins; le feu diminue, mais l'ennemi s'acharne à nous poursuivre; nous approchons du rivage. Comme il est moins délesté que nous, il craint de s'engager; il s'éloigne de peur de toucher sur nos attérages.

Pouvons-nous respirer un moment? quel plaisir de survivre à de si grands dangers! Il n'est que quatre heures, nous nous battons depuis minuit et demi; depuis une heure la quille de notre bâtiment est aux prises avec les rochers et les bancs de sable: chaque flot relève ou accroche la lourde masse qui vacille et nous renverse en asseyant son poids sur les pierres ou dans les cavités des montagnes ensevelies sous les ondes. Nous voilà à l'embouchure de la rivière de Bordeaux, l'anglais ne peut plus nous atteindre, notre frégate est criblée, son artillerie démontée, il n'y a eu, dit-on, personne de tué.

Le capitaine songe à nous plutôt qu'à lui, il nous envoie un officier pour nous tranquilliser et nous faire rafraîchir.

À la pointe du jour, une partie de nos matelots réceleurs va à terre sous prétexte d'avertir un pilote-côtier, pour vendre les effets qui nous ont été volés pendant le combat par les fripons qu'on déporte avec nous pour nous avilir. En déjeûnant on s'étourdit pour oublier le malheur, et chacun fait à sa mode l'historique de l'action. Le bâtiment est une maison au pillage.

À neuf heures, un pilote-côtier nous aborde, en joignant les mains: «Que vous êtes heureux, mes bons messieurs, d'avoir la vie sauve! cette côte dont l'anse est bordée de sables, cache des rochers affreux; dans les petites marées je les touche souvent avec ma rame; il n'y a pas long-tems que je remarquois encore les ruines d'une ancienne ville nommée les Olives, submergée comme l'île de Cordouan dont vous ne voyez plus que la tour. Quand vous auriez gagné cette plage, les écumeurs de mer, qui l'habitent, vous auroient assommés pour vous voler.»—Il nous fit remarquer un groupe de sans-culottes montés sur des échasses, qui, comme des harpies, ramassoient avec des crocs les vivres et les effets que la mer jettoit sur ses bords. Nous mouillons dans la rade du Verdon, dans l'espoir de débarquer le lendemain.

24 Mars. La frégate fait dix-huit pouces d'eau par heure; nous pompons pour laisser reposer l'équipage.

Les matelots réceleurs reviennent; tous les vols ont disparu, excepté la houppelande du capitaine qu'on retrouve dans un tramail et qui est encore toute couverte de sable et de boue; l'état-major a été également pillé. On fait une visite qui n'intimide personne; les objets de moindre valeur vont se loger où les propriétaires ne les avoient jamais mis; et le dieu Mercure dépêche deux commissaires de Bordeaux pour distraire de cette recherche par l'inspection de la frégate. Ils passent entre deux haies de déportés qui obstruent involontairement leur passage: Retirez-vous, disent-ils, citoyens, ou plutôt messieurs, car des monstres comme vous ne sont pas citoyens. Ils ont trouvé fort mauvais que les officiers communiquassent avec les déportés, ce n'étoit pas là leur mission; aussi ont-ils prononcé sans examen que nous devions retourner à Rochefort, de suite, quoique nous n'ayons pas de gouvernail. Notre équipage est décidé de son côté à ne pas marcher sans garder pour otages les commissaires qui viendront lui en réitérer l'ordre; on les jettera à la mer au premier danger. Cette résolution leur parvient, la frégate est hors d'état de mettre à la voile.

5 avril (6 germinal). Nous recevons deux lettres contradictoires; l'une, d'un détenu de St. Maurice; l'autre, d'un citoyen de Rochefort. La première nous assure que nous serons déposé à Blayes, sous trois jours; l'autre, que nos lettres et paquets seront remis au capitaine de la Décade, qui va venir nous prendre au Verdon.

20 avril (1 floréal). À cinq heures et demie, nous appercevons un bâtiment, on le signale; c'est la Décade; elle mouille à la chute du jour.

Troisième soirée.

22 avril 1798 1798 (3 floréal an 6). Depuis quarante jours que nous sommes en mer, nous n'avons pas eu un moment de repos; après un combat opiniâtre, où nous sommes spoliés de tout, quand nous demandons à descendre à terre, pour reprendre quelques effets, on nous leurre, afin que nous ne sachions où donner nos adresses, et que nous consommions le peu qui nous reste, sans pouvoir le remplacer. On nous fait enfin rembarquer tout nus.

À huit heures, la première embarcation part. Nos vieillards[9] commencent à croire qu'ils iront dans le Nouveau-Monde. Le dénuement où ils se trouvent, le changement d'équipage, les infirmités qui les accablent, leur rendent ce moment plus cruel; des larmes mouillent leurs cheveux blancs, ils invoquent la mort. Quoique nos malades n'aient plus qu'un souffle de vie, on les hisse à bord, comme des bêtes de somme. Nous voilà sur la Décade. L'officier de quart prend son porte-voix, et nous donne la consigne: «Messieurs les déportés, il vous est expressément défendu de communiquer avec qui que ce soit de l'équipage, vous reprendrez les mêmes places que vous aviez sur la Charente; vous remplirez les articles du réglement, dans les pancartes qui sont à la porte des rambardes de votre dortoir. Les voici:

Article Premier.

Les déportés seront détenus dans le lieu qui leur est destiné (l'entrepont. Voyez plus haut la description de ce local), depuis six heures du soir jusqu'à sept heures et demie du matin, et plus tard si les circonstances retardent le nettoyage du pont, ou tout autre motif.

Art. II.

Lorsque les détenus auront des besoins pendant la nuit, ils auront pour y satisfaire des bailles divisées dans leur local, lesquelles bailles seront vidées de quatre heures en quatre heures par les gens de l'équipage; pendant le jour, quand ils seront sur les ponts, ils iront à la poulaine, (lieux-d'aisance à gauche et à droite de la proue du bâtiment), à moins de mauvais tems, et dans ce dernier cas, les bailles seront mises dans la batterie.

Exécuté ponctuellement.

Art. III.

Les déportés seront applatés par plats de sept: les heures de leurs repas seront celles de l'équipage, c'est-à-dire des matelots, devant vivre comme eux et de la même chaudière: ils mangeront toujours dans la batterie, depuis le grand mât jusqu'au panneau de l'avant; ils auront pour leur service, pendant le repas, quatre novices (ou mousses), qui iront à la chaudière et à la cambuse prendre leur manger.

Art. IV.

Entre les repas et aux heures indiquées, lorsque les circonstances le permettront, les déportés pourront se tenir sur les passe-avants et dans la batterie; mais jamais, sous aucun prétexte que ce puisse être, ils ne passeront au-delà du grand mât, ni n'iront sous les cuisines, sous peine d'être punis comme infracteurs de l'ordre.

Ce dernier article a été de rigueur.

Art. V.

Il leur est expressément défendu de lier aucune conversation avec les gens de l'équipage et d'insulter personne, sous les peines portées par le précédent article.

La première partie de cet article n'a pas été observée à la lettre; elle a été faite pour que les voleurs déportés avec nous ne trouvassent point de réceleurs dans les matelots; la seconde a prévenu les rixes et produit un fort bon effet.

Art. VI.

Si quelqu'un de l'équipage les insultoit de quelque manière que ce soit, ils en porteront plainte à l'officier de service, et justice leur sera rendue.

Exécuté à la lettre.

Art. VII.

Il leur est expressément défendu d'adresser au capitaine aucun écrit, à moins que ce ne fût des lettres pour terre, qui seront toutes remises sous cachet volant: ils porteront toutes leurs réclamations verbalement aux officiers de service.

Bonne précaution contre les flatteurs et délateurs, mais champ vaste à l'arbitraire des commis aux vivres, qui donneront ce que bon leur semblera, de l'aveu même du capitaine, qui n'en pourra jamais rien savoir, puisqu'il ne communiquera point avec nous, et qu'il nous défend de lui écrire....

Exécuté à la lettre.

Art. VIII.

Toutes les fois que la générale battra, les déportés se retireront avec précipitation dans le lieu de leur détention, à moins qu'il n'en fût autrement ordonné.

La rédaction de cet article marque la verge d'un capitaine négrier.—Exécuté selon sa forme et teneur.

Art. IX.

S'il s'élevoit quelque rixe entre les déportés, ils laisseront leur dispute au premier ordre qui leur en sera donné, sous peine aux délinquans d'être arrêtés et mis aux fers au lieu de leur détention, jusqu'à ce qu'il en soit autrement ordonné par le capitaine.

Cet article a été inutile.

Art. X.

Dans tous les cas de manœuvre ou toute autre circonstance, dès que l'officier de service ordonnera aux déportés de laisser les passe-avants pour descendre, soit dans la batterie, soit dans le lieu de leur destination, ils en exécuteront l'ordre avec exactitude.

Suivi à la lettre.

Art. XI.

Les déportés n'auront dans le lieu de leur détention que le hamac qui leur est destiné, les couvertures qu'ils se seront procurées, et un porte-manteau ou sac de nuit pour leur traversée, la petitesse du lieu qu'ils occupent, la salubrité qu'il est urgent d'entretenir ne permettant pas de leur accorder d'autres effets. Le surplus sera déposé dans les autres parties de la frégate, pour leur être remis à l'arrivée.

Cet article très-sage a été ponctuellement suivi.

Art. XII.

Lorsque le branle-bas de propreté sera ordonné au lieu de détention, chaque déporté ira prendre ses effets qu'il mettra dans son hamac, ou les portera où il lui sera indiqué, les gardera près de lui pour les descendre, dès que l'ordre s'en donnera.

Art. XIII.

Il est enjoint à tous les déportés de se conformer à tout ce qui est prescrit par la présente consigne, sous peine d'être punis conformément à la loi.

À bord de la frégate la Décade, sixième année de la république française.

Le commandant de la frégate, Villeneau.

23 avril (4 floréal). Voici notre traitement. Après une grande confusion, nous avons repris nos places; nous sommes plus entassés que dans la Charente; la prison est plus étroite et plus noire; nos malades sont provisoirement au bas des écoutilles.

On se lève à six heures; on déjeûne à sept et demie. Un petit mousse va à la cambuse prendre pour chaque société composée de sept, un bidon contenant sept boujearons d'eau-de-vie (une chopine moins un huitième, mesure de Paris), et trois biscuits pesant au total quatorze onces. Ces biscuits mis trois ou quatre fois dans le four, sont piqués ronds de l'épaisseur d'une galette de pain d'épice, et si durs que le moins édenté est réduit à les briser sur deux boulets ramés, dont l'un lui sert d'enclume, et l'autre de marteau. Dans huit jours, nous trouverons ces biscuits dentelés par des vers longs comme le doigt; en voilà pour jusqu'à midi.

Chacun va se coucher, ou dans l'entrepont, ou dans les batteries, ou dans les porte-haut-bancs, pour faire une visite domiciliaire dans ses habits, où il trouve des milliers de buveurs de sang et de comités révolutionnaires. En vain changeroit-on de linge à toute heure, le nombre des indigens est si grand, que la mal-propreté est inévitable. Les lépreries juives étoient des palais en comparaison de notre dortoir; le bois est imprégné d'une odeur cadavéreuse, capable de donner la peste; les alimens se corrompent aussi-tôt qu'on les met à l'embouchure de ce gouffre.

Le pilote vient de retourner le sablier pour la douzième fois; on sonne le dîner. (Voyez l'ordre pour notre table dans l'article III du réglement ci-dessus.)

Notre cuisine est à stribord, celle de l'état-major à bas-bord; de ce côté, les poulets tournent à toutes les heures du jour. Quatre ou cinq mousses élégans aident le cuisinier des officiers, et vendent à la dérobée jusqu'aux miettes qui tombent de cette table; il nous est défendu d'en marchander, et même de parler à leur chef qui est séparé de nous par une toile. Tout ce qui approche Villeneau[10], jusqu'au mousse qui tourne la broche, regarde le déporté le moins déguenillé comme une être infiniment au-dessous de lui; à peine nous est-il permis de manger notre morceau de biscuit à la fumée du rôt. Pendant que nous attendons notre sale dîner, l'officier de service fait scrupuleusement sa ronde, et pose une sentinelle à sa cuisine. Passons dans la nôtre.

Pour peindre un coq, ou cuisinier de bord, il faut tout le génie de Calot dans la Tentation de Saint-Antoine; un coq est un animal extraordinaire par sa bêtise et sa mal-propreté: figurez-vous un être plus sec qu'une éclanche, dont le teint olive enfumé est huileux de graisse et de sueur, des yeux rouges et pleureurs, un nez large comme une chaudière, des mains calleuses, des durillons d'une crasse noire, de ses alvéoles gonflés de deux monticules de Tabago, coulent deux sources brunes qui filtrent amoureusement sur les racines sanguinolentes de ses clous de gérofle découronnés; sa main essuie souvent les rigoles nasales qui vont se perdre jusqu'à son menton; sa chemise n'est ni noire, ni blanche, ni brune; mais couverte de deux lignes d'épais d'une liqueur agglutinée par le feu et encore un peu moite; ses cheveux dégouttent d'huile; ses oreilles sont percées, deux poires de plomb descendent galamment sur le col de sa chemise, assez ouvert pour qu'on voie à nu presque tout son corps. Un mauvais cheval mené à l'écarisseur est plus gras que lui, ce squelette dans un amphithéâtre exempteroit les anatomistes d'user leur scalpel; les insectes ne piquent point cet être plastrone de crasse; sa sale carcasse ressemble à une vieille peau tannée où l'on ne voit aucune monticule de veines.

Je n'aurois pas de spectacle plus amusant que de suivre, sur les boulevards de Paris, cet animal singulier, pris sur le bord au moment qu'il va distribuer sa chaudière. Je voudrois qu'une femme des plus coquettes lui donnât le bras, qu'il pût s'oublier au point de vouloir être galant; quelle suite accompagneroit ce couple original! quel divertissement pour les spectateurs, au moment où la main du coq, contrastant avec celle de la nymphe, s'approcheroit de ses lèvres en lui chatouillant le menton! quelle grimace feroit celle-ci s'il devenoit téméraire!....... Ne sortons pas de la frégate au moment de prendre un dîner aussi appétissant.

Le coq ouvre sa vaste chaudière et vide trois cuillerées de bouillon dans chaque baquet: on nous fait faire gras et maigre tout ensemble; nos légumes sont des fèves de marais, grosses comme des rognons de mouton, enveloppées d'un sac dur comme une corne de cheval: si ce grainage étoit commun en Asie, on devroit bien s'en munir pour les chameaux qui mangent pour plusieurs jours quand les voyageurs traversent les déserts de l'Arabie-Pétrée. Ces fèves sont à bord depuis deux ou trois ans, on y trouve souvent de petits insectes qui y font leur case, et de petites pilules de rats et de souris.

Demain nous aurons quatre onces de bœuf salé ou les trois seizièmes d'une livre de porc; le troisième jour, de la merluche couleur citron émiettée, à l'huile rance, que le coq retournera avec ses mains pour la jetter dans nos baquets. Le jour de la décade, un breuvage de riz aussi clair que celui du renard à la cicogne; tous les cinq jours, une fois du pain et pas à discrétion; tous les jours un demi-septier de vin à dîner et à souper.

Les mousses nous servent comme le matin. Voici l'espace que nous occupons: nous sommes sur deux haies d'un côté et de l'autre, depuis l'escalier des cuisines jusqu'à une toise en-deçà du grand mât; cet espace est de trente-deux pieds de long sur onze de large, dont il faut retrancher l'emplacement de quatre pièces de canon montées sur leurs affûts: l'affût a quatre pieds et demi de long sur quatre de large, à partir du bout des essieux: il faut encore laisser un chemin pour aller de la cuisine à l'arsenal; nous sommes cent quatre-vingt-treize, ce qui fait quatre-vingt-seize personnes dans l'espace de trente-deux pieds de long sur six de large, évaluation faite de l'emplacement des canons. On nous sert dans une gamelle qui est lavée quatre ou cinq fois par an.

Il ne tiendroit pourtant qu'au capitaine de nous entasser un peu moins, car la batterie a cent pieds de long, et la frégate cent vingt-huit sur trente-huit de large à son grand mât. Nous sommes enveloppés dans le tourbillon de fumée des cuisines; si nous montons sur le pont, le soleil nous rôtit; nous ne sommes bien nulle part; vingt ou trente sont attaqués du scorbut, et les salaisons contribuent beaucoup à cette branche de peste, mais on ne peut pas faire autrement, et nous ne nous plaindrions pas, si le commissaire aux vivres, qui s'entend avec Villeneau, échancroit moins notre ration. (D'abord il a écouté nos plaintes, puis elles ont été vaines; nous pourrions rester long-tems en mer, subterfuge pour cacher les rapines.) À six heures, on soupe aussi frugalement qu'on a dîné, puis on descend au cachot. (Voyez-en la description à notre entrée sur la Charente.)

25 avril (6 floréal.) À trois heures du matin, le vent souffle du nord-est; on lève l'ancre, le silence de la nuit est interrompu par les cris et les chants barbares des matelots, qui saluent le père du jour par des juremens ou des discours orduriers, répétés avec d'autant plus d'éclat qu'ils veulent les faire entendre aux malheureux, qui du fond de leur cachot, lèvent les mains et les yeux au ciel. Le vent tombe; nous mouillons à deux portées de fusil de l'ancienne et trop fameuse ville de Royan, rebelle et ruinée par le cardinal de Richelieu. Oh! que ne nous est-il permis de parcourir ses ruines!... nous ne sommes pas à cent vingt toises du sol français. Un ordre désespérant nous enchaîne au rivage.

26 Avril 1798 (7 floréal an 6). Nous mettons à la voile: cette fois nous voilà en route pour Cayenne; à midi, nous avons dépassé le phare Cordouan; nous reconnoissons notre redoutable passage des Olives; chacun, placé sur le pont et dans les batteries, les yeux fixés sur ces côtes, fait les réflexions les plus sinistres; la frégate vogue à pleines voiles, nous filons sept nœuds et demi à l'heure. (Un nœud est le tiers d'une lieue.)

27 Avril. Nous avons fait trente lieues, le sol français a entièrement disparu, nous sommes dans le golfe de Gascogne. La brume qui couvroit l'horison se dissipe, nous appercevons à bas-bord la pointe des Pyrénées; les plus clairvoyans distinguent avec de longues vues le port de Saint-Sébastien: à stribord, la mer est couverte de planches et de poutres: quelque bâtiment a fait naufrage sur ces côtes toujours battues par les tempêtes. Ces objets nous plongent un instant dans de sombres réflexions que le trouble et la dissipation effacent un instant après. Une grosse tonne vogue au gré des flots. On met la chaloupe à la mer, elle est à bord, c'est une excellente pièce de quatre cents pintes d'eau-de-vie; on la déguste sur le gaillard de derrière, et Villeneau la fait mettre dans son greffe. Toute la journée demi-calme: le soir, des marsouins ou cochons de mer jouent sur les ondes et nous annoncent du vent; il s'élève au bout d'une heure, mais il nous pousse d'où nous sortons.

28 Avril (9 floréal), soir, vent de bout (ou contraire), nous n'avons fait que douze lieues; nous ne sommes qu'à neuf ou dix nœuds des côtes d'Espagne; nous découvrons parfaitement les Pyrénées: ces hautes montagnes ont leurs sommets couverts de neiges et leurs pieds plantés de bois. Des cavités immenses, des gouffres, des décombres, des antres effrayans nous présentent de majestueuses horreurs; une fumée blanchâtre s'élève de ces rochers qui amoncèlent les nues. Leur approche rend les vents variables et excite de violentes tempêtes. Un voyageur égaré dans ces abîmes, entendroit sans merveille la foudre gronder sur sa tête, pendant qu'il la verroit rouler à ses pieds.... Nous n'avons encore dépassé que les ports de Bayonne, de Saint-Sébastien, de Saint-Andero, en rangeant toujours les Asturies. Les hirondelles frisent l'eau ... Messagères du printems, plus heureuses que nous, vous allez suspendre vos nids aux toits dont on nous a arrachés!

3 Mai (14 floréal). Vent en poupe, nous filons neuf nœuds. Sur les dix heures, le corsaire les Sept-Amis invite notre capitaine à gagner le large. La pointe du Finistère, nous dit-il, est gardée par un stationnaire anglais qui rôde à vingt-cinq lieues; Villeneau répond qu'il a des ordres précis de ne pas quitter la côte. Les deux bâtimens s'éloignent en se promettant un mutuel secours.

Après midi nous découvrons le cap Ortugal; il nous rappelle que nos aïeux, jaloux de voler à la défense de l'Espagne à demi-embrasée par les Maures et les Arabes, entrèrent dans ces royaumes par cette brèche qui a conservé le nom de Ortugal ou Ortus Gallorum, comme le Portugal a retenu le sien du premier port dont ces mêmes Gaulois se rendirent maîtres en poursuivant les dévastateurs à qui ils succédoient.

Sur les quatre heures, nous longeons les arides montagnes de la Galice où Saint-Jacques de Compostel reçoit tant de pélerins et fait tant de miracles. Le sommet de ces rochers est couronné d'une bruyère de trois pouces de haut, parsemée de thym, de serpolet et d'autres herbes odoriférantes. Ces simples sont si abondantes en Espagne, qu'au retour du printems, l'air du soir et du matin est parfumé d'une douce ambroisie.

Les malheureux prêtres rélégués en Espagne depuis 1792, sont nos géographes, et nous marquent à loisir toutes les côtes du nord-ouest de ces royaumes.

Ces parages, à plus de cent cinquante lieues, sont défendus par des rochers si élevés, que des enfans avec des frondes et des pierres repousseroient une armée de cent mille hommes, et feroient tête à une flotte de quatre cents voiles. Au haut des montagnes de la Galice sont différens hermitages, où des solitaires demandent à Dieu le retour de la religion catholique en France, son maintien en Espagne, l'abolition du gouvernement révolutionnaire et de l'athéisme dans le pays qui nous exile. Autour de ces hermitages, quelques journaux de terre semés de bled, nous présentent des morceaux de verdure qui contrastent agréablement avec les autres plantes grisâtres des montagnes. Le casanier de ces lieux ressemble à ce vieillard de Corfou, qui étoit heureux dans sa retraite d'Ebalie; son trésor, seul patrimoine de ses aïeux, étoit, dit Virgile, un petit jardin et quelques journaux de terre cultivée par ses mains.

Namque sub Œbaliæ memini me, turribus altis,
Quò niger humectat flaventia culta Galesus,
Coricium vidisse senem cui pauca relicti
Jugera ruris erant..
.

Virg. Georgicon, lib. 4.

Divine médiocrité, tu n'es le partage ni des grands d'Espagne, ni des directeurs de France!

À six heures, nous ne sommes qu'à vingt lieues du Finistère; nous forçons de voiles à la vue d'un bâtiment qui nous poursuit depuis trois heures; les lunettes sont braquées; Villeneau se croit déjà prisonnier. Le soir, le vent fraîchit, les lumières sont éteintes, une frégate anglaise nous chasse quelque tems, et nous abandonne ensuite en voyant le corsaire les Sept-Amis se rapprocher de nous. Le cap Finistère nous échappe entre minuit et une heure; nous n'appartenons plus à la France, quelle que soit notre destinée, nous ne serons plus reconduits au Verdon.

4 mai. Ce matin nous formons tous un cercle dans les batteries, en chantant avec attendrissement ces paroles, qui tirent une grande partie de leur mérite de la circonstance:

Air: Sous la pente d'une treille.

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