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Voyage à Cayenne, dans les deux Amériques et chez les anthropophages (Vol. 1 de 2)

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Jusqu'au 22 décembre 1763, époque de l'arrivée de Chanvalon, 15,560 personnes; au 24 décembre 1764, 2,000 rembarqués même année. Établis à Synamari, 200. 100 morts dans la même année. 100 enrôlés dans les bataillons.

260 répartis à Cayenne et dans les autres cantons.

En 1765, 300 vivans y compris les enfans nés depuis l'établissement de la colonie.

Total général des morts de 1763 à 1764 13,060

Rembarqués 2,000

Vivans jusqu'à ce jour 30 sur. 15,560

»Cayenne et les cantons de la Guyane ne contiennent pas plus de 800 blancs, y compris les enfans. Les quatre cinquièmes trois quarts sont des Européens débarqués depuis cette époque; ainsi ces quinze mille malheureux, tous à la fleur de leur âge, sont morts sans postérité. Les ravages de la peste étoient si effrayans, qu'aucun registre de décès n'a été tenu, par la mort subite du premier, du second, du troisième, du quatrième, du cinquième, du sixième commis à qui la cédule étoit remise. Celui qu'on dressa l'année suivante à Cayenne, fut rédigé sur le témoignage de deux personnes prises au hasard parmi ceux qui restoient: de-là les contestations qui ont divisé tant de familles en France et en Canada.»

Ce tableau effrayant est peut-être l'image de la destinée des déportés à Konanama! Le vieillard nous détailla ensuite les causes de l'épidémie qui les moissonna, leur destination, leur genre de vie, l'arrestation de Chanvalon par Turgot qui le fit prendre au milieu d'un grand repas. Pendant son récit, je me grattois les pieds de toutes mes forces; madame Colin et sa demoiselle, se mirent à rire, appellèrent une négresse et lui dirent de m'arracher les chatouilleuses de la colonie de 1763. Elle s'arme d'une épingle bien pointue, m'assujétit le pied sur son genou, me coupe les ongles jusques dans la chair vive, y cerne une fosse ronde de la largeur d'une lentille, d'où elle tire un sac blanc. J'apperçois un insecte de la grosseur d'une pointe d'aiguille; le sac est la maison que l'animal s'est bâtie entre cuir et chair; il est plein d'œufs qui échappent à nos yeux, ce qui me feroit croire que Mallesieux avec un bon microscope a pu voir des milliers d'animaux sur la pointe d'une aiguille. La démangeaison que j'éprouvois étoit occasionnée par la trompe incisive de ce petit animal. Son extraction me fit beaucoup de mal, c'est l'amusette des créoles, mon pied en étoit couvert; la négresse fut plus d'une demi-heure à m'arracher ces piquans de cendre appellés chiques et niques. Elle frotta mes pieds sanglans avec de l'huile amère de Carapa. Cet incident nous remit sur la question de la colonie de 1763. «Nos créoles, reprit le vieillard, vous caresseront ainsi jusqu'à ce que vous soyez acclimaté; ayez soin de visiter vos pieds tous les jours; sans cette précaution, au bout d'un certain tems, ces insectes engendreroient des vers, et la gangrène suivroit. Ce fléau a moissonné une grande partie des colons de 63. La mal-propreté des Karbets, le nombre des malades, la sensibilité de quelques-uns qui pleuroient pour une égratignure, firent pulluler cette vermine au-delà de ce qu'on imagine. Enfin elles s'attachèrent aux parties internes de la génération; plusieurs femmes furent rongées de vers, et finirent de la manière la plus déplorable. En peu de jours, une seule chique entreprend toute une partie du corps, elle ne meurt jamais sans avoir été extirpée et écrasée. Un capucin arrivé ici, qui avoit lu ce qu'en dit le père Labat, voulut retourner en France avec une de ces chatouilleuses; elle lui occasionna un malingre si compliqué, qu'on fut obligé de lui couper la jambe avant qu'il mît pied à terre. Joignez à ce fléau, la peste, les fièvres chaudes et putrides, les ravages de la mort vous étonneront moins; ils ne vivoient que de salaisons; le scorbut gagnoit les Karbets, et la mortalité fut si grande, que, soir et matin, un cabrouet ou tombereau, précédé d'une sonnette passoit dans le village avec quatre chargeurs, qui crioient: Mettez vos morts à la porte.

»On rangeoit les colons en deux classes: les pauvres, les ouvriers et les vagabonds étoient injustement confondus et engagés pour trois ans au service de ceux qui avoient laissé leurs biens ou leur argent en France; on les avoit relégués sur les islets ou sur la côte, et leur liberté étoit beaucoup plus restreinte que celle des riches, des protégés et des bailleurs de fonds qui approchoient un peu Chanvalon et sa cour débordée, ils étoient si affamés d'alimens frais, qu'un cambusier de vaisseau s'étant avisé de faire la recherche aux rats, gagna 20,000 liv. à ce genre de chasse, en vendant ce gibier jusqu'à vingt sols la pièce. (Je me suis convaincu de cette vérité dans mes voyages, j'en trouverai la preuve chez mes compagnons dans le désert). Turgot fut instruit de ces horreurs, la cour lui avoit donné carte blanche, il fit entourer le gouvernement pendant qu'on chantoit la messe de minuit; deux compagnies de grenadiers se saisirent de Chanvalon et de tous ses commis, les conduisirent à Cayenne, et prirent leurs registres. Préfontaine fut arrêté le même jour, et suivit Chanvalon; le contrôleur seul, nommé Terdisien, si connu par ses talens dans la musique, ne fut pas mis en prison par la régularité de ses comptes. Ce singulier personnage, reprit le bonhomme en riant, mérite une digression dans ce récit:

»Il devoit sa fortune à son archet; les dames de France l'ayant appellé pour jouer, il brisa son violon, disant que le talent étoit fils de la liberté. Madame Chanvalon l'ayant prié un jour de jouer à sa considération, il se leva brusquement de table, et ne reparut plus de huit jours. Après cette boutade, il vint à un grand repas où un célèbre musicien étoit invité. Des violons étoient suspendus çà et là dans le salon où il n'y avoit encore personne; il pince les cordes, en trouve un à sa fantaisie, s'enferme seul dans un cabinet, et joue jusqu'à la moitié du dîner. Il s'enfermoit souvent dans les casernes pour divertir les ouvriers, et cessoit à l'instant où un amateur s'arrêtoit pour l'écouter[20]. Il ne se piquoit de talent qu'avec son égal ou avec son maître. Un jour, en passant dans la rue Coquillière à Paris, il entend un musicien qui essayoit le menuet qu'il avoit composé. Il monte, lui dit d'un air niais, «M., je voudrois me perfectionner dans le violon, me donneriez-vous quelques leçons?» L'autre accepte la proposition; Tardisien demande un instrument, manie son archet comme un écolier, et feint de s'accorder avec son maître qui met le menuet sur le pupitre, en disant, «Voilà un morceau bien difficile à exécuter.» Tous deux essaient un moment; après quelques coups d'archets, l'écolier tourne le dos au pupitre, et joue le menuet en compositeur.—Vous êtes Tardisien, ou le diable,» dit l'autre en jetant son violon; Tardisien gagna la porte, et laissa un louis pour sa leçon.

»Turgot, qui le respectoit, lui dit après l'apurement de ses comptes: «Je suis enchanté M., de vous trouver aussi intact.» Il repassa librement en France, tandis que Chanvalon fut trop heureux d'être relégué pour sa vie au mont St.-Michel en Bretagne. Préfontaine en fut quitte pour quelques tonneaux de sucre qu'il donna à son rapporteur, pour obtenir la justice qu'il méritoit sans cela.»

Voilà une journée bien employée, si nous pouvions bien reposer la nuit ...

Ce climat n'offre que l'aspect de l'intérieur d'un tombeau. Nous ne pouvons dormir ni jour, ni nuit, des nuées d'insectes se reposent sur les cases au commencement et à la fin de l'hivernage. Les bords de la mer, des étangs, des rivières sont noirs de petits vers qui se retirent à l'écart, changent d'existence et de peau dans moins d'une heure, pour prendre des ailes, de très-longues pattes plus fines que la soie, un aiguillon ou couteau pointu et tranchant, et une trompe aspirante pour pomper le sang dont leur dard a brisé l'enveloppe; ils occasionnent d'abord une crispation peu sensible, qui devient bientôt insupportable par l'avidité de l'animal qui enfonce la conque de sa trompe qu'il élargit encore pour se plonger tout entier dans le sang. Si vous le laissez boire jusqu'à la satiété, il se gonfle au point de ne pouvoir plus s'envoler. L'air pénètre dans la petite incision qu'il a faite; le peu de sang extravasé occasionne une petite tumeur et une démangeaison cruelle, ou plutôt une brûlure par la multiplicité des plaies; la saleté des ongles et la malignité de l'air font dégénérer l'égratignure en malingre. Si on veut y remédier en se frottant de jus de citron, l'acidité de ce fruit ne fait pas moins souffrir, et éloigne le sommeil. Les prairies, les bois, les maisons sont pleines de mouches ignées; ces essaims lumineux ressemblent à des gouttes de feu aussi nombreuses que les étangs de pluie que décharge une nuée d'orage. L'horison embrasé offre un spectacle majestueux et redoutable, les moustiques ou brûlots, les makes, les maringouins, dont la piqûre est celle des cousins en France, nous forcent de devenir naturalistes. Nous n'avions point éprouvé ces incommodités à Cayenne, la fumée de la ville met en fuite ce nuage assassin. Ici il faut mettre un voile épais sur ses yeux et allumer du feu avec du bois vert ou des filandres de coco, pour boucaner la chambre; les maringouins enivrés, se tapissent contre les murs. Quand on est jaloux de s'encenser, on arrache la gomme du thurifer, ou bien on casse ses branches; ce bois si vanté par la reine de Saba, est un grand arbre si commun ici, que les habitans le regardent comme de mauvais bois; ainsi on s'embaume en chassant les maringouins, mais les makes ne s'en vont qu'à la fumée du piment cacarrat, espèce de poivre du pays. Le soleil nous brûle durant le jour, les insectes nous dévorent pendant la nuit, le chagrin est toujours à nos côtés.

Notre jardin est bien enclos; les citronniers sont taillés, le commerce s'anime, mais Cardine tombe malade. La mauvaise nourriture et la chaleur excessive de cette plage couverte de sable, altèrent notre santé. Nous ne pouvons rien semer que dans l'hiver; notre petit enclos est peu productif, et les légumes y viennent difficilement, comme à Cayenne; l'été les tue, et les avalasses de l'hiver tiennent les graines sous l'eau, et souvent les entraînent; car les torrens viennent jusques dans notre case; d'ailleurs, les légumes seront maigres et filandreux, malgré les soins de notre jardinier qui a déjà les jambes perdues de chiques, et qui crache le sang. Si nous quittons ce séjour, nous ne pourrons pas pleurer ses oignons et ses aulx, car il n'y croît que de mauvaises petites échalotes, des choux verts et petits, des carottes galeuses, d'excellens melons; et en tout tems, des ignames rouges et blancs, gros comme nos topinambours, également farineux et d'un doux agréable, des ananas, fruit délicieux, dont la tige d'un vert plus foncé que nos artichauts, est armée de piquans et présente pour fruit un cône rond en pain de sucre d'un pied de haut, couronné d'une tige verte et armée extérieurement de bosses régulières et de piquans distribués intérieurement en alvéoles; ce fruit, le plus beau qu'on puisse voir, orne et parfume la table. C'est une offrande que le vice-roi du Mexique envoie au roi d'Espagne, qui ne peut jamais le manger aussi bon que sur les lieux. La plante qui le produit, talle et ne s'élève pas à plus de deux pieds de terre. L'ananas est si corrosif avant sa maturité, qu'en trois jours il fond une lame de couteau qu'on y enfonce. Nous manquons de tafia, je vais en chercher à la sucrerie de Pariacabo, dont la case est sur une haute montagne entourée de superbes cafiers chargés de fleurs et de cerises vertes, et en maturité, qui sont très-bonnes à manger. Ces cerises ou enveloppes de café, sont douces et fournissent une fève enveloppée d'un parchemin; on la partage en deux, pour l'envoyer en Europe. Voici l'origine de la découverte et de l'envoi du café de l'Arabie en Europe et en Amérique: On prétend qu'un troupeau de moutons ayant découvert un bois de cafiers chargés de cerises mûres, se mit à les brouter; et que chaque soir le berger étoit étonné de voir ses moutons sauter en retournant à la bergerie; il les suivit, goûta à ces cerises, se sentit beaucoup plus léger, fut surpris de retrouver au noyau le même goût qu'à la pulpe du fruit, s'avisa de le faire groler, en flaira le parfum, et fit part de sa découverte à un Morlak qui en prit pour ne pas s'endormir durant ses longues méditations; l'usage du café passa bientôt de l'Asie à l'Afrique, à l'Europe et dans les deux mondes. Les Hollandais étant parvenus à en élever en Europe dans des serres chaudes, et en ayant fait part à la France, ces espèces d'entrepôts ont fourni les premiers pieds qui ont été transportés en Amérique. L'île de la Martinique a reçu les siens du jardin des Plantes de Paris; mais si l'on en croit une tradition assez généralement adoptée, ceux de Cayenne lui ont été apportés de Surinam. On raconte que des soldats de la garnison ayant déserté et passé dans cette colonie hollandaise, se repentirent ensuite de leur faute; et que désirant rentrer sous leurs drapeaux, ils apportèrent au gouvernement de Cayenne quelques graines de café que l'on commençoit à cultiver dans la colonie de Surinam; qu'ils obtinrent leur grâce en faveur du service qu'ils rendoient à Cayenne, et des avantages qu'elle pourroit retirer de cette culture: on dit aussi que cet événement est arrivé pendant que M. de la Motte Aigron y commandoit en chef; ce qui se rapporteroit à l'année 1715 ou 1716. Quoi qu'il en soit, on voit par une ordonnance de MM. les administrateurs, en date du 6 décembre 1722, qu'à cette époque «les succès de la culture des cafiers étoient regardés comme certains, et que plusieurs habitans en avoient des pépinières.»

Le café de Cayenne est de fort bonne qualité: il croît dans toutes les terres hautes; il dégénère bientôt dans celles qui sont médiocres, et ne vient bien que dans les meilleures. Comme ces dernières sont rares, il y a peu de grands plantages en cafiers dans la colonie. Ces arbres étant plantés et entretenus avec les soins que ce genre de culture exige, y réussissent aussi bien que chez les Hollandais de Surinam et de Demerari; mais le café est d'une qualité inférieure. Au haut de la montagne, le cacoyer étend ses branches éparses, et cache, sous ses grandes feuilles, son fruit brun, entouré d'une sève baveuse et douce, enfermée dans une calotte sphéroïde canelée. Il y a lieu de croire que le cacoyer est naturel à la Guyane: du moins est-il vrai que l'on en connoît ici une forêt assez étendue; elle est située au-delà des sources de l'Oyapok sur les bords d'une branche du Yari, qui se rend dans les fleuves des Amazones. On croit que l'espèce des cacoyers que l'on cultive dans cette colonie vient originairement de cette forêt, parce que les naturels du pays, établis sur les bords de l'Oyapoc, ont fait plusieurs voyages dans cette partie, soit d'eux-mêmes pour visiter d'autres nations, soit lorsqu'on les y envoyoit exprès pour en rapporter des graines de cacao, lorsque le prix de cette denrée pouvoit supporter les frais de ces voyages, qui ne sont jamais dispendieux pour ces gens-là.

Au bas de la montagne est l'arbre-à-pain qui végète entre deux gorges, c'est le marronnier des Indes orientales: il est étouffé par des plants d'indigo sauvage; voici quelques notions sur cette plante:

Les naturalistes l'appellent anil; sa feuille d'un vert pâle, est sphéroïde, lisse; sa fleur jaune est en petits bouquets et en grappes; sa racine est très-utile dans les maladies bilieuses; infusée dans de l'eau, elle charie l'humeur par les voies excrémentaires. Cette plante vient sans culture ici comme dans les autres parties de la colonie peu éloignées de la mer, dont le sol est mêlé de sable et de sel. Cette espèce d'herbe s'appelle indigo-bâtard, qui n'est pas moins estimé que l'indigo-franc; ce dernier a la feuille comme notre trèfle, est de la même verdure, mais sa fleur est rouge-violet sans odeur: la culture de cette denrée a été entreprise plusieurs fois dans cette colonie, et suivie avec beaucoup d'ardeur; mais pendant long-tems ceux qui s'y étoient livrés, séduits d'abord par de belles espérances, ont été obligés de l'abandonner après avoir fait d'assez grands sacrifices sans précaution et en pure perte. S'ils avoient voulu suivre les conseils de l'ingénieur Guisan, et donner aux fossés la profondeur nécessaire et la surface aux chaussées; la mer n'eût pas englouti les plantages, et le roi n'eût pas perdu plus de 280,000 francs.

Il est vrai que l'herbe dont on tire l'indigo use beaucoup la terre, parce qu'on coupe cette herbe cinq à six fois l'année pour la manufacturer, et que les terres de la Guyane sont très-détériorées par les pluies prodigieuses qui y tombent pendant plusieurs mois de l'année et par le soleil brûlant de l'été, lorsqu'elles y sont exposées. D'après cela on voit qu'il n'étoit pas étonnant qu'un plantage de cette nature commençât par donner d'abord des récoltes très-flatteuses, et qu'ensuite les plants venant à dégénérer, ses produits diminuassent très-rapidement. Cette observation conduisoit naturellement à en faire une autre; c'est que les pluies qui entraînent avec elles les parties les plus végétales des terres élevées et les débris de leurs productions, doivent les déposer sur les terrains les plus bas, c'est-à-dire dans les marécages: ces détrimens accumulés doivent donc y déposer un sédiment très-propre à faire des cultures permanentes. Ces marécages sont ordinairement désignés dans la colonie sous le nom de terres basses. On en distingue de deux sortes; les unes sont des espèces de bassins, presque tous entourés de terres hautes et dans lesquelles les eaux de la mer ne parviennent jamais; les autres se trouvent à portée des côtes ou sur les bords des rivières; les marées ont beaucoup contribué à la formation de ces dernières par les couches de vase qu'elles y ont déposées. C'est en faisant des dessèchemens dans ces deux sortes de marécages, que l'on étoit parvenu, avant la révolution, à cultiver l'indigo avec assez de succès, particulièrement sur les bords d'Approuague. Il seroit très-possible que malgré la bonté de ces terres, la plante qui donne cette denrée, n'y crût pas toujours avec la même vigueur; on ne doit pas même s'en flatter; mais il doit suffire pour le cultivateur qu'elle s'y soutienne assez de tems pour lui donner les moyens d'entreprendre une culture plus riche. On sait que presque toutes les habitations à sucre de Saint-Domingue ont commencé par être indigoteries. Montons à Pariacabo.

C'est sur cette hauteur d'où le possesseur voit tous ses travaux, que Préfontaine a composé sa Maison rustique ornée de belles gravures. Le peintre a flatté son Élysée: il est pourtant vrai que le coup-d'œil de la montagne est très-agréable; la grande rivière de Kourou en baigne le pied du côté du midi-est; à l'est-plein une forêt de grands arbres forme un tapis de verdure; au nord une grande prairie est plantée de palmistes; la vue n'est bornée qu'à l'ouest par une autre montagne parallèle, plantée de cannes à sucre, dont la tige et la feuille ressemblent à nos roseaux.

Les cannes à sucre viennent de l'Asie d'où elles ont passé en Europe et dans l'île de Madère; cette dernière île a fourni une partie de celles que les européens ont portées en Amérique: on en distingue de deux espèces; les unes jaunes, les autres violettes; ces dernières étoient cultivées ici par les Indiens, avant que nous eussions retrouvé le Nouveau-Monde. Toutes croissent bien dans les hautes terres et s'y appauvrissent ensuite; les gorges et les alluvions desséchées leur sont beaucoup plus favorables; mais en dépérissant sur les montagnes, elles deviennent beaucoup plus succulentes et plus élaborées que dans les terres basses, où elles s'élèvent comme des bois taillis; mais elles n'y donnent qu'un jus ou salé ou fade et des liqueurs désagréables et moins spiritueuses; cependant on préfère les terrains bas, parce qu'on préfère toujours la quantité à la qualité. Voici comme on obtient le sucre:

La canne est noueuse comme notre sureau; chaque nœud forme une bouture; on le couche en terre; on le couvre; il rapporte la première fois au bout de dix-huit mois, la seconde au bout de quinze, et successivement au bout d'un an. Les moulins tournent ou par l'eau ou par les bœufs. Deux cylindres de fer, bien ronds et polis, tournent perpendiculairement autour d'un troisième qui est immobile; le tout est tenu par une forte maçonnerie et par des crampons de fer: entre les pivots passent les cannes dont le jus se rend dans l'égout du passoir qui communique aux fourneaux contigus, sous lesquels est un feu qui les échauffe par degrés. On l'active avec le chanvre des cannes, appelé bagasse. Le jus qui coule du pressoir, est gris et d'un doux fade: il purge quand on en boit à l'excès; on le mélange avec celui qui tiédit dans le second bassin, et il prend le nom de vezou. Après qu'il a bien bouilli, on l'écume, on le passe dans un vase fait comme un pot à bouquets, pointu et troué à sa plus mince extrémité; ce sirop fige; on suspend le pot sur une claie; on le bouche avec une canelle de bois mastiquée de vase. Quand il est froid, on ôte la canelle; il en sort un sirop qu'on fait recuire pour le mettre dans des canots avec de l'eau; il y fermente pendant huit ou dix jours: le tout passe ensuite à l'alambic qui donne le tafia. Le gros sirop sert encore à faire la mélasse, qu'on peut appeler crasse de sucre; il est purgatif, moins agréable que l'autre, et beaucoup plus utile en médecine. L'Amérique septentrionale produit aussi un grand arbre semblable à notre érable, dont on obtient le sucre par des incisions; son travail est beaucoup moins dispendieux que celui de la canne. Sa sève coule deux fois par an, et donne un sucre blanc agréable, mais moins corporé que celui de la canne. On dit que nous avons obtenu aussi le sucre de la betterave, mais par des procédés dispendieux.

L'habitation Préfontaine est nationale, et régie par le juge de paix du canton. Les propriétaires, MM. d'Aigrepont, sont censés émigrés pour avoir pris la fuite quelques mois avant la liberté des noirs, pour sauver leur vie. Je retourne à la case sans emporter de tafia.

10 août. J'accompagne un de nos chasseurs dans le bois et sur les bords de la mer; je ne puis pénétrer dans ces forêts; des ronces, des lianes, grosses comme les jambes, m'entrelacent; des arbres touffus et serrés ne laissent pas percer la lumière. Je cherche des fruits; et comme le poison est à côté de l'orange, je sais déjà que mes dégustateurs et mes guides sont les oiseaux et les singes. Quand je vois un arbre chargé de fruits, je n'y touche point s'ils n'en mangent eux-mêmes. Des bandes de sapajous se balancent dans les mont-bins, pour chercher des prunes semblables à la mirabelle, et sur l'acajou pour savourer son fruit jaune et rouge, aigrelet en forme de cône tronqué à angles obtus, dont la graine faite comme une virgule, naît avant le fruit, et pend à la base du cône suspendu par la pointe. Ces pommes mousseuses et d'un bon goût aigrelet, aiguisent mon appétit; leur jus est corrosif; j'emporte leur graine enveloppée d'un parchemin; mes voisines en sont friandes; elle brûle les lèvres quand elle est crue; rôtie, elle vaut nos amandes et sert à faire du chocolat. Une grosse corde noire, que je prends pour une liane, m'arrête au milieu de la vendange; je l'agite pour passer; un énorme animal noir, velu, s'élance à grand bruit du haut de sa guérite, le long de ce tramail..... C'est une araignée-crabe; j'ai beaucoup de peine à rompre son pêne; ce monstre avec ses horribles accessoires, me paroît plus gros que ma tête; nous nous sommes fait peur l'un à l'autre; il regagne son gîte, et je crie à mon camarade. Nous visitons les alentours de son vaste épervier; il enveloppe trois gros arbres, et les petits cables sont artistement passés dans les branches, pour arrêter les oiseaux ou les agratiches qui s'approchent de ce redoutable labyrinthe.—Nous songeâmes à la tarentule, et à ce monstre logé dans le cachot de mort d'un château antique, qui étouffoit toutes les victimes que le gibet attendoit le lendemain. Un condamné enfermé dans le même lieu, obtint sa grâce et des armes pour lutter contre le meurtrier. Sur les minuit, une énorme bête descend d'une antique cheminée; elle le saisit; il se défend, la frappe; on accourt; c'étoit une araignée qui suçoit le sang des patiens, et les plongeoit dans un sommeil homicide.

En revenant, nous prêtâmes l'oreille au chant mélodieux et plaintif d'oiseaux qui étoient agglomérés et comme captifs sur un grand courbari; ils descendoient en voltigeant de branches en branches; un d'eux tomba par terre; nous vîmes un mouvement dans l'herbe, et deux yeux plus étincelans que des diamans; une gueule béante les attendoit pour les recevoir et les inhumer; c'étoit un serpent-grage, gros comme le bras, qui par son regard attracteur, leur ordonnoit impérieusement de venir se faire dévorer. Ce charme réel a peut-être fait inventer aux poètes philosophes, qui ne peuvent pas plus que nous en expliquer la cause, la fable du cygne chantant sur le bord de sa fosse. Mais cette vertu attractive est très-commune dans les bois; la couleuvre, en Europe, charme également le rossignol, et l'homme porte lui-même dans ses yeux un poison très-subtil. Que deux personnes se fixent long-tems, peu-à-peu la rétine enflammée crispera le nerf érecteur; le rideau de l'œil ne s'abaissera plus, et celle qui aura la vue la plus foible tombera en syncope. Je raisonne ici d'après mon expérience.—Nous courions pour délivrer ces pauvres victimes.—N'avancez pas, nous dit un nègre qui nous avoit accompagnés; ce monstre se jetteroit sur vous.» Il nous en fit la description; il est noir, marqué en carreaux comme nos grages (rapes du pays); il fuit la société; il porte l'effroi avec lui; il ne se plaît que dans les sombres forêts, dans les terres moètes; il se plie en cercle sur lui-même, sa tête au milieu, pour se lancer sur le voyageur ou l'animal qui le distrait, l'éveille ou le dérange; il abhorre la lumière. Si durant la nuit des guides portent des flambeaux à un voyageur égaré près d'un grage, il siffle, saute à la flamme, entrelace et tue le porteur. La femelle est ovo-vi-vipare; elle met bas en se traînant par un chemin rocailleux, comme si elle vouloit changer de peau; ses petits courent aussi-tôt que leur ovaire est brisé par le frottement; la mère revient sur ses traces, et dévore tous ceux qui sont trop foibles ou trop paresseux pour éviter sa rencontre. Pendant qu'il parloit, une troupe de fourmis coureuses étoit à nos pieds; nous nous sauvâmes à toutes jambes de ces dangereux inquisiteurs, aussi nombreux que les grains de sable. Elles dévorèrent le grage, car leur nombre est tel, qu'elles tiennent souvent dans leurs marches plusieurs journaux de terre. Si un homme épuisé de fatigue ou pris de boisson, se trouvoit sur leur passage sans pouvoir se sauver promptement, elles le dévoreroient. Cependant elles sont petites, brunes, mais leur piqûre forme des bouteilles sur la peau, et occasionne des démangeaisons âcres; enfin elles dévorent tout ce qu'elles rencontrent. Ceux qui ont vu le pays, avoueront avec moi s'être plusieurs fois égarés dans les bois, en prenant des chemins des vieilles fourmilières pour des routes fréquentées.

À deux milles du village, une vache pousse un un meuglement de douleur; nous étions vent à elle. Un tigre rouge lui avoit donné un coup de griffe dans le fanon; elle perdoit tout son sang. Il passa près de nous, emporta un de nos chiens, et disparut comme un éclair. Nous courons vîte à la case de M. Colin, lui conter notre rencontre, et partager notre chasse. Nous avions tué un haras, gros perroquet, et un agouty, lièvre ou lapin du pays, qui a le poil gris fauve, le museau noir et pointu, et les pattes luisantes, rases, sèches et musculeuses.

L'araignée que nous avons vue, est la tarentule du pays. Sa morsure endort et donne une fièvre apoplectique, nous dit notre vieillard; quant au tigre qui nous a fait si grand peur, il est très-commun sur cette côte. Il y en a de quatre espèces, le noir, qui se cache dans le creux des rochers, et qu'on appelle hyène. Le rouge qui étoit si nombreux en 1664, sous le gouvernement de M. de la Barre, que les habitans de Cayenne désertèrent l'isle, pour éviter les ravages qu'il faisoit à leurs troupeaux. M. de la Barre, pour remédier à ce désastre, fit faire une battue autour des côtes, donna cinquante francs par chaque tête de tigre.[21] Cet animal ne s'adresse jamais à l'homme qui, par sa démarche et sa tête élevée, lui paroît être sur l'attaque et sur la défensive. Le tigre martelé se divise en deux espèces: l'une plus petite, qui s'attache aux côtes, est marquée de taches plus petites, et beaucoup plus régulières que l'autre, qu'on appelle balalou, ou tigre des grands bois, qui ressemble à celle du Bengale. Le tigre ne s'attache qu'aux animaux vivans, et c'est une erreur de dire qu'il creuse les tombeaux. La hyène et le chacal seuls n'épargnent ni les vivans ni les morts..... Dans tous les pays chauds où ils se trouvent, les cimetières sont ceintrés de murs très-élevés, et les fosses recouvertes de très-grosses pierres. Le soir en nous déshabillant, nous nous grattions jusqu'au sang. La démangeaison augmentait à mesure que nous nous tourmentions; notre peau étoit couverte de tiques et de poux d'agouty. Cette dernière vermine est rouge, se trouve par milliers à chaque brin d'herbe, s'insinue si profondément dans la peau, qu'elle occasionne souvent des tumeurs, sur-tout aux parties velues; c'est un des fléaux de l'été de la zone torride. Vous ne pouvez marcher dans aucune savane, sans en être rongé, et forcé, à votre retour, de changer promptement de linge, en arrachant premièrement chacun de ces insectes, avec la même précaution que la chique; sans cela point de sommeil, point de repos, point de santé. Cette vermine fait la guerre aux grands comme aux petits animaux domestiques, mais la volaille sur-tout est sa victime, et je crois qu'elle lui donne l'épian, peste qui dépeuple presque chaque année tous les poulaillers de la Guyane.

Je veillois malgré moi aux cadences sépulcrales de l'horrible couple des kouatas singes noirs et rouges, plus hideux que tous les animaux, et fidèles comme des ramiers. Le mâle et la femelle hurloient dans le fond des grands bois leurs cyniques amours. Un parc est auprès de nous. J'étois à la fenêtre de notre grenier; une tigresse martelée, suivie de ses deux petits, rôde autour de la case; ses yeux brillent comme des diamans, elle regarde à ses côtés si sa progéniture la suit. Rien n'est plus beau que cet animal, quand il marche sans crainte, agitant sa queue, et guettant sa proie; l'ombre des feuilles l'inquiète: elle se couche et s'élance sur une génisse qui n'est pas rentrée au parc: lui ouvrir le crâne, l'égorger, l'emporter, est pour elle le tems d'un clin-d'œil. Le vacher se réveille; elle est à cent pas dans les palmistes, avant qu'il ait ouvert sa loge. Tout le village se réveille, prend des armes, on suit la bête aux traces de ses pattes et du sang. Elle est à deux portées de fusil; elle a mangé la ventrêche de sa proie, et enterré le reste sous des branches de moukaya, pour y revenir demain, dans la matinée. Les chasseurs laissent la proie et se mettent à l'affût. Je reviens à la case; Givry, contre son ordinaire, dormoit d'un profond sommeil. Je l'appelle, il est sourd. La lampe n'étoit pas allumée; j'approche, je le touche; son hamac étoit tout trempé. On apporte de la lumière, il nageoit dans le sang. Deux chauves-souris grosses comme la tête lui avoient ouvert la veine, et leur lancette soporifique lui donnoit le cochemar. Nous l'agitons; il ouvre les yeux comme un mourant qui renaît par degré. Quel pays ...!

25 thermidor (12 août.) Le régisseur de l'habitation de Guatimala vient tenir compagnie à nos malades, et nous apporte la femelle du singe rouge que son fils vient de tuer. Cet animal est aussi bon à manger qu'il est laid; mais on en tue beaucoup plus qu'on en peut avoir besoin; son salut est dans sa queue musculeuse; par ce moyen, il se suspend aux plus grands arbres, où il reste jusqu'à ce qu'il soit mort et privé de chaleur: celle-ci a du lait blanc comme neige, très-gras, j'en tire dans un verre, il a le goût de celui de vache, il est même plus sucré, et approche de celui de femme. Nos chasseurs reviennent de l'affût, ils ont manqué la tigresse; elle traverse la rivière, un tamanoir étoit sur l'autre rive: cet animal amphibie ne pouvant se soustraire à sa rage, l'a attendue en étendant ses pattes armées de crocs; au moment où la tigresse est venue se précipiter sur lui, il l'a étreinte fortement, ses ongles sont restés dans les entrailles de son bourreau, tous deux sont morts sur le rivage.

26 therm. (13 août.) Il y a deux jours que nos camarades sont arrivés à Konanama; y seront-ils plus heureux que nous à la case Saint-Jean?

Nous continuerons la visite domiciliaire de notre habitation; nous ferons nos adieux à Jeannet qui va quitter la colonie; que nous serions heureux de n'avoir pas sujet de le regretter! Mais n'anticipons pas trop sur ces tems, la perspective en est trop affreuse pour commencer à nous en occuper; cette troisième partie finira par le départ de l'agent actuel.


15 août 1798. Nous avions enfermé notre linge sale dans une malle qui étoit par terre; ce matin, une négresse vient pour le blanchir, je m'apprête à compter...... Mirez, monsieur, mirez, dit-elle; je regarde; il est en lambeaux, des poux de bois en ont fait de la dentelle semblable à la maline de gaze estampée des marchands de camelote du Louvre ou du boulevard. Ces insectes sont des fourmis blanches qui ont la structure de l'animal dont elles portent le nom; on les appelle poux de bois, parce qu'elles suspendent et maçonnent leur ruche sur les plus hautes branches; leur nombre est si prodigieux, qu'une seule ruche dans une case pleine d'étoffes met tout en pièces dans trois jours. Elles changent souvent de demeure, leur vieille ville sert de résidence au perroquet pour ses petits. Les ruches sont si considérables, que deux nègres en ont leur charge; elles sont maçonnées avec tant d'art, de solidité et de vîtesse, qu'on ne les brise qu'avec un marteau; les ouvrières les cimentent avec de la glu; pour activer le travail; elles se passent les matériaux de main en main et se postent comme les hommes occupés à éteindre un incendie; quand la ville est bâtie, toujours dans un canton bien approvisionné, les plus jeunes vont à la découverte; si elles trouvent aux environs un lieu plus riche que le premier, une case par exemple, le royaume se divise en deux ou trois villes, toutes dépendantes de la capitale à qui elles portent un tribut, en lui indiquant la découverte. Si cette fourmi est moins dangereuse que notre teigne, parce qu'elle n'échappe pas à nos yeux, elle est beaucoup plus expéditive et plus nombreuse. Au fond de la malle, j'apperçois des centaines d'animaux qui ont un caparaçon de parchemin d'un brun clair et luisant; ils imprègnent ce qu'ils rongent d'une odeur fade et musquée; je veux les prendre, ils déploient une double paire d'ailes, et ils sont de la grosseur d'un hanneton; cette peste se fourre par-tout, touche à tout, ronge tout, corrompt tout, on la nomme ravets. La malle est tapissée de toiles d'araignées; je m'arme d'un bâton pour les tuer, la négresse me dit de n'en rien faire, je ne l'écoute pas, et je décharge ma colère sur les innocens faute d'atteindre les coupables; après avoir jetté dans le hallier le reste des lambeaux aux découpeuses, je rentre la malle, et trouve ma blanchisseuse qui faisoit sauver les araignées à qui je n'avois cassé que les pattes: «D'où te vient cette affection pour un animal aussi hideux?—Si vous en aviez eu une cinquantaine dans vos malles, vos effets auroient été à l'abri des poux de bois et des ravets; cette utile ouvrière tend des filets à ces coquins qui dévorent tout, elle ne fait de mal à personne; ses pièges sont pour vos ennemis qui se multiplient à l'infini, elle vous débarrasse également des mouches de terre qui bourdonnent à vos oreilles pendant l'été, en creusant vos murs pour s'y loger.» Elle me fit examiner une cloison percée de trois ou quatre mille trous et couverte çà et là de ruches en forme de coquilles de limaçon; le bousillage étoit criblé de lézardes, par ces insectes ailés qui ne font pas de mal au propriétaire quand il les laisse dégrader sa case. «Les comités révolutionnaires n'étoient pas pires, dis-je à Margarita; je ne me serois pas imaginé en France de comparer les honnêtes gens aux araignées dont les filets sont ou trop lâches ou trop mal tendus pour prendre tous les coquins.» Je gesticulois en parlant, je heurte une assez grosse mouche brune extrêmement mince par le milieu du corps et pourvue d'un gros ventre; elle me pique le doigt avec la double scie qu'elle tire de son arrière-train écaillé et couvert d'hermine; ma main enfle; la négresse rit, me demande la permission de me guérir.... «Oui, oui, volontiers.—Mais, mais.—Mets-y du poil de diable si tu veux.» Elle fourre sa main sous son camisa, frotte mon bras enflammé, le picotement cesse à l'instant: au bout de quelques minutes l'inflammation diminue. Ce remède risible est infaillible en Europe contre la guêpe, le bourdon, l'abeille: quelques prudes en lisant ma recette mettront mon livre de côté; d'autres, preux chevaliers, y trouveront une cajolerie; pour moi, je n'y cherchai que ma guérison. L'eau-de-vie est une recette plus facile à trouver et qui m'a été aussi efficace. La mouche adrague qui m'avoit piqué, alla dans la ruche suspendue au plancher, avertir ses compagnes qui nous entourèrent. La négresse leur tendit la main; enivrées de cette odeur elles s'y fixèrent sans la piquer, soit sympathie, soit ivresse, je ne sais; mais le chien s'attache à celui qui le fait coucher sur un linge imbibé de sa sueur, ou qui lui jette un morceau de pain trempé sous ses aisselles. En comparant les grands objets aux petits, Henri III devint éperduement amoureux d'une princesse à qui il ne songeoit pas avant le bal où elle se trouvoit, lorsque sans le savoir il se fut essuyé la figure avec la chemise qu'elle venoit de changer; une mort prématurée la lui enleva, il ne put s'attacher à personne, et par elle commencèrent sa honte et ses malheurs. Revenons à nos mouches ... D'où nous vient cette odeur de rose? «Voilà vos donneuses de parfum, dit la négresse, ne les agacez jamais, elles vous laisseront tranquille et vous embaumeront pendant la nuit et à votre réveil.» Elle disoit la vérité; ainsi le mal est compensé par le bien; le pou de bois nous guérit de la paresse; le ravet nous force à la propreté; l'araignée attrape ceux qui se sauvent dans les coins; la mouche de terre nous avertit de réparer nos maisons; l'adrague nous pique et nous embaume: celui qui nous indique ce remède peut-il mieux nous prouver que nous dépendons essentiellement les uns des autres? Le parfum qu'elle répand, c'est l'emblème de la peine et du plaisir.

Tandis que la négresse couroit écraser une araignée-crabe semblable à celle que nous avons vue dans le bois ces jours derniers, il me prend envie de visiter notre linge blanc; elle accourt me l'ôter des mains, le secoue en me disant de ne toucher à rien sans précaution; il en tombe un gros ver caparaçonné en anneaux velu, long comme le doigt, d'un gris jaune, armé de mille pattes ou mille dards.—«Cette espèce de scorpion donne la fièvre, dit-elle; s'il vous piquoit à certains endroits, vous en mourriez; nous en avons déjà vu des exemples dans la colonie. Une demoiselle eut le malheur d'en froisser un sur son sein, elle tomba en syncope, et expira au bout de trois jours.» Jusqu'ici la Providence nous a préservés, car nous couchons sans moustiquaire, et ces fléaux tombent souvent pendant la nuit des faîtages couverts en feuilles de palmistes, ou des planchers faits de mauvais bois qui les retirent. La négresse moins heureuse que moi, fut piquée au doigt par un petit scorpion qui s'étoit blotti dans les plis d'une cravate. Elle portoit le remède avec elle; et tout en riant de sa précaution inutile, je jetai les yeux sur mon vieux chapeau suspendu dans un coin de la chambre; un petit rossignol de case y avoit fait son nid. Ce volatil, que les créoles nomment oiseau bondieu, ressemble à notre roitelet pour le plumage et le chant; il aime les hommes, et vient volontiers becqueter les miettes à un coin de la table pendant qu'ils sont assis à l'autre. La curiosité me porta à voir si la couvée de notre commensal étoit avancée: en haussant la tête, je sentis pendre sur mon front la peau d'un serpent qui venoit de changer d'habit. Tandis que je réfléchissois sur cette trouvaille, un de nos camarades nous appèle au magasin.

De grosses fourmis rouges marchent en rang pressées comme une colonne de troupes; toutes se rendent à un centre commun, d'où elles paraissent attendre l'ordre. Givry se prépare à tout déloger pour éviter un second désastre.—«N'ôtez rien, nous dit la négresse; couvrez votre sucre, et soyez tranquilles. Si votre linge sale eût été ici, il ne seroit pas rongé; ces fourmis se nomment coureuses ou visiteuses; elles vont parcourir les replis de vos étoffes et tout l'appartement, pour faire la chasse aux ravets, aux mouches et aux araignées; enfin à tous les insectes qui vous chagrinent. Au bout de cinq ou six jours, elles iront ailleurs.» Disons donc avec l'Optimiste:

Tout est bien pour celui qui sait s'y conformer.....

Nous avons perdu notre linge, et non pas notre matinée; j'aime mieux une bonne leçon à mes dépens qu'à ceux des autres.

Notre bon voisin m'invite avec Givry à venir passer l'après-midi chez lui.

Nous ne sommes pas à une portée de fusil de sa case; Givry a été frappé d'un coup de soleil pour y avoir été sans chapeau; il est attaqué d'une fièvre brûlante et d'une migraine des plus insupportables. Nos voisines nous indiquent le remède; elles remplissent un verre d'eau fraîche, entourent ses bords d'un linge double, et promènent le vase sur toute la tête. Quand elles ont touché le point où le soleil a frappé, l'eau bout à gros bouillons; la migraine et la fièvre diminuent sensiblement. Pendant trois jours, on lui applique le même remède le soir et à midi. Il est convalescent. Pour éteindre l'inflammation qu'il éprouve encore, on lui met une couronne de feuilles de plateau. Quand elle est sèche, on prépare un cataplasme de cassave mouillée de citron, de piment et de vinaigre. Au bout de trois jours, il prendra du jalap, et sera parfaitement guéri.

16 août. Aujourd'hui, nous sommes en fête chez M. Gourgue, maire du canton, qui traite ses voisins. En attendant le dîner, nous visitons avec lui son abattis et son jardin; l'un est planté de coton, de quelques pieds de rocou et de quelques épices; l'autre d'arbres fruitiers, de pois de sept ans, de bons melons et de chétifs légumes du pays.

L'abattis, est en terres basses; quelques nègres, enfoncés dans la vase comme les crabes, relèvent les fossés et réparent les ravages de la dernière marée. Les plantages végètent faute de bras. Cependant, ce propriétaire est un bon habitant; mais la liberté l'a ruiné comme les autres. Après avoir déploré son sort, il entre dans les détails de la culture, nous montre la différence du vrai coton de Cayenne de celui que les Guadeloupiens ont apporté en venant ici former une partie de la colonie de 1763. Le cotonnier est un arbre qu'on rend nain pour le faire taller et le rendre plus productif. On n'est pas sûr s'il est naturel au pays: il ne se trouve pas dans les bois de la Guyane, cependant les Indiens avant notre découverte le cultivoient pour en faire des hamacs et d'autres choses pour leurs usages. La feuille du coton est large, octogone, lisse intérieurement et un peu laineuse extérieurement; sa fleur est jaune, unie, évasée, semblable à une cloche, et faite comme la fleur de nos citrouilles; il s'en élève une cabosse faite comme un œuf pointu et à angles, qui emprisonne la denrée et la graine. La chaleur ouvre cet œuf, il présente quatre à cinq petites graines noires un peu plus grosses que notre vesce. Cette graine passée au moulin feroit de l'huile: les vaches, les cochons et les brebis en sont très-friands, et dévastent souvent les abattis pour la manger. Le cotonnier se sème et rapporte au bout d'un an; il seroit toujours chargé si la température étoit moins pluvieuse et moins sèche; il donne deux fois l'année; mais la petite récolte du mois de mars est souvent rongée par les chenilles qui viennent à la suite des premières pluies. On a cherché, toujours vainement, les moyens de parer à ce fléau; les habiles gens y perdent leur tems. L'année dernière, le botaniste Leblond, homme instruit, publia une recette infaillible pour faire mourir les chenilles; huit jours après la publication, la récolte fut dévorée par ces insectes qui ne laissèrent pas une cabosse à l'infaillible destructeur. Les terres basses ou neuves sont faites pour le coton, il y vient comme des forêts, tandis qu'il dépérit sur les montagnes et se racornit dans les vieux abattis. Le coton de Cayenne est plus prisé dans le commerce que celui des autres colonies, tant par sa nature que par les soins que l'on donne à sa préparation.

L'abbé Raynal a raison de dire que toute la culture des colonies consiste à abattre et à brûler des bois, à gratter la terre, à planter, à tailler, à sarcler, mais les herbes sont si abondantes, que l'entretien des plantages demande autant de façons que nos vignes.

Le rocouier donne quatre récoltes; il ne craint ni la chenille ni les vers, qui dévorent la canne à sucre et le cotonnier; les grandes pluies peuvent seulement le faire couler.

L'arbre qui produit le rocou est toujours chargé de fruits et de fleurs; sa feuille ressemble à celle de nos poiriers de martin-sec; sa fleur à nos roses de chien; sa caboce armée de piquans à l'enveloppe de nos châtaignes; son fruit rouge et rond est divisé en petits grains sur deux épistyles qui colorent sa caboce; une rocourie en plein rapport offre un coup-d'œil magnifique; mais la manipulation de cette denrée, comme celle de l'indigo, est dégoûtante et mal-saine. Le déchet du roucou fume la terre, celui de l'indigo la ruine et empoisonne les rivières.

Le rocouier ne s'est trouvé dans la Guyanne que chez les Indiens ou naturels du pays qui le cultivent pour leur usage, c'est-à-dire pour se frotter le corps avec la couleur rouge qu'ils tirent de son fruit. Les grands arbres l'étouffent mais plusieurs personnes assurent en avoir trouvé quelques pieds çà-et-là dans les bois; ce qui fait présumer ou que cet arbre est naturel au pays, ou que l'Amérique a été plantée et policée antérieurement à sa découverte, et que des révolutions arrivées ou au sol ou aux habitans, l'ont dévastée et abrutie à des époques qui nous sont inconnues.

Le fruit du rocouier sert à faire une pâte d'un grand usage dans l'art de la teinture pour donner le premier apprêt aux étoffes. Malheureusement les manufactures ont eu lieu de se plaindre autrefois de la négligence ou de la mauvaise foi avec laquelle certains habitans préparoient le rocou. Depuis quelque tems on est parvenu à lui donner une perfection à laquelle on n'auroit pas cru pouvoir atteindre. Les réglemens exigent que tous ceux qui cultivent cette denrée, la fabriquent avec le même soin: des experts-jurés sont chargés d'examiner tout ce qui s'en apporte à la ville, et l'activité du ministère public à cet égard est telle qu'il ne se livre plus au commerce que du rocou de la plus belle qualité. Par ce moyen la colonie de Cayenne ne tardera pas à regagner toute la confiance des grandes manufactures, pour une denrée qui n'a jamais été bien remplacée par aucune autre plante, et qu'elle est presque seule en possession de fournir à toute l'Europe.

M. Gourgue nous dit aussi un mot des épiceries, et nous montre une plante brune sarmenteuse, rampante comme la vigne et le lierre, parée de distance en distance de petits boutons rouges comme des diamans, soutenus par de grosses feuilles lisses sphéroïdes, d'un vert pâle, et épaisses de trois lignes. Cette plante est la vanille, dit-il; son fruit ressemble à celui du bananier; elle est naturelle au pays, et les Indiens qui la connoissent ne songent pas à en tirer parti pour leur plaisir ou pour le commerce, car ces nomades qu'on appelle brutes, laissent l'étude des besoins factices aux Européens.

C'est en 1773 que la cour a fait porter à Cayenne, pour la première fois, des plants d'arbres à épiceries, venant des Indes. Cette expédition a été suivie de deux autres semblables; l'une en 1784, et l'autre en 1788, toutes venant de l'île de France. Le géroflier et le cannelier ont bien réussi, les autres plants ont péri dans les voyages, ou par les avaries ou par les suites de ce qu'ils y avoient souffert.

Pendant long-tems la culture de ces arbres a été prohibée aux habitans de la colonie, et c'est ce qui en a empêché la multiplication. Ce système ayant été abandonné, la cour en a fait passer dans les îles de Saint-Domingue et de la Martinique en 1787 et 1788. Maintenant le gouvernement de Cayenne s'occupe de les multiplier dans la colonie; il a fait distribuer, dans les derniers mois de 1798 beaucoup de plants et une grande quantité de graines de gérofliers à tous les cultivateurs qui en ont demandé: les jardins de la ville n'offrent plus que des allées de manguiers et de gérofliers.

Outre les arbres à épiceries, la colonie a reçu de l'Inde d'autres arbres fruitiers et d'autres plantes plus intéressantes, qui deviennent précieuses: l'arbre-à-pain et le palmier-sagou, quoique jeunes, sont très-vigoureux, et réussiront parfaitement.

Le muscadier, le poivre liane, semblable à notre lierre, le piment-cerise ou café, qui tire son nom de sa forme; le poivre de Guinée, les oignons de safran et de gingembre, réussissent également. Nous devons encore à l'Inde de bons fruits: la sapotte et la sapoutille qui ont la peau rude et brune, et qu'on ne mange que quand elles sont molles; leur parfum est, selon moi, celui du beurré-gris. La mangue, dont la forme ressemble à nos abricots-pêches, est filandreuse, fort-douce et très-agréable, quoique sentant un peu la thérébentine: l'arbre qui la produit est très-grand et toujours en rapport; on incise son écorce pour rendre son fruit meilleur; des coups faits par la hache sort la sève qui est la thérébentine. Les feuilles du manguier sont tout-à-fait semblables à celles du pêcher; on ne peut trop multiplier cet arbre qui se plaît bien à Cayenne: c'est un trésor pour les gens en bonne santé et un élixir-de-vie pour les malades. Le corossolier n'est pas à négliger non plus; son fruit, comme un cœur de bœuf, couvert d'une peau verte, nuancée de piquans charnus, offre une pulpe blanche, alvéolaire et douce, qui a le parfum de la julienne.

Les chaussées de mon abattis, dit M. Gourgue, demandent des bananiers; cette plante donne la mâne et les fruits en même tems.

En regagnant la case, nous vîmes sortir d'un pripris (étang momentané) que nous passions, un caïman qui coupa en deux le chien qui nous suivoit à la nage. Celui-là n'est qu'un petit marmot, dit notre conducteur; ces grands lézards sont couverts d'écailles qui ne redoutent ni la balle, ni le boulet. Les plus communs ont de quinze à vingt pieds. Les nègres les mangent quand ils sont petits. Ce sont des amphibies qu'on trouve et dans les étangs et sur le bord des fleuves; la femelle dépose ses œufs dans l'eau; quand on les touche, elle accourt en glougloutant, car elle ne les perd jamais de vue.

Les rivières de Vasa et de Cachipour où vous deviez être déposés, sont si pleines de grands caïmans, qu'ils attirent souvent la ligne, le poisson et le pêcheur, ils sont aussi monstrueux et aussi voraces que ceux du Nil. Ils déclarent une guerre à mort aux chiens; s'ils poursuivent un cerf qui traverse un étang, ils laisseront passer la proie pour s'en prendre aux quêteurs. Pour attirer une victime, ils gémissent souvent comme un enfant abandonné. Si un plaisant, dans un canot, s'avise de contrefaire les aboiemens du chien, le caïman s'élance et le saisit; il dévoreroit tous ceux qui se baigneroient dans ces rivières, fussent-ils aussi nombreux que l'armée de Perdicas, qui en faisant la guerre à Ptolémé Soter, fit passer un bras du Nil à ses troupes pour gagner l'île de Memphis, où il perdit deux mille hommes, dont la moitié se noya, et l'autre fut dévorée par les crocodiles ou caïmans. Ceux de la Guyane ont jusqu'à trente pieds, et le pays est si peu connu dans l'intérieur, qu'on ne peut pas dire s'il ne s'en trouve pas de plus grands, mais un homme entre sans peine dans la gueule de ceux-ci.

Les plus gros reptiles se trouvent ici, et tous les animaux domestiques y sont de l'espèce la plus chétive. Le bétail y dégénère; son lait ne vaut rien, il couche toujours en plein air, sur ses immondices, dans des parcs serrés; en hiver, il a de l'eau et de la vase jusqu'au poitrail. Il faut l'enclore, crainte du tigre, et le laisser en plein air pour qu'il ne soit pas épuisé par les chauve-souris. Elles sont si communes et si grosses dans certains cantons à Oyac et dans les plaines de Kau, par exemple, qu'il ne peut s'en défendre. Elles s'acharnent à son dos, l'ulcèrent; les mouches sucent les plaies, y déposent des œufs; des vers surviennent; car ici, toutes les plaies qui restent à l'air, sont pleines de vers dans les vingt-quatre heures; on peut presque dire que la peste ne désempare jamais du pays. Le poisson est pourri en sortant de l'eau, le pain moisit en froidissant, la viande presque putréfiée en palpitant. Le ciel et la terre y déclarent la guerre à l'homme, et il ne s'obstine pas moins à s'y établir et à y rester.

Fin du premier volume.

Notes

1: Corneille, pour avoir fait la fameuse chanson, l'Occasion perdue et retrouvée, en quarante-un couplets, eut pour pénitence l'Imitation de J. C. à mettre en vers. J. B. Rousseau fut exilé et gracié pour quarante-un couplets. L'auteur a passé au tribunal révolutionnaire, pour vingt-un couplets; il a été exilé et gracié pour quarante-un couplets intitulés: Le Miroir de la Raison, présenté par l'Amour aux aveugles de France, avec la Glace cassée. Nombre fatal!

2: Une femme, entre deux âges, m'accoste un jour, après m'avoir entendu chanter, et me dit, d'un air tout scandalisé: «Comment, monsieur, vous chanteur!... Faut-il qu'une de vos pénitentes vous moralise!...» Je souris.... Elle insista....—Mais, madame, ne vous méprenez-vous point?—Oh! certainement non.—Hé bien! madame, si j'étois aussi indiscret que Santeuil? ...—Que voulez-vous dire?—Que je pourrois tout révéler à votre mari, sans divulguer la confession....»

Un autre jour, un Prémontré vient chez moi de grand matin, me demander si je ne suis pas de son ordre, et dans quelle maison j'ai étudié. Il y a vingt-cinq ans qu'on voulut m'envoyer à Metz faire mon noviciat chez ces moines: mais comment avoit-il pu savoir cette particularité?

Suivant les uns, je disois la messe tous les jours, et je trouvois même des personnes qui assuroient y avoir assisté. Oh! comme le serment coûte peu à faire, quand il coïncide avec nos vues!...

Le lendemain on vouloit que je fusse maître de musique.... Enfin, j'ai été forcé de faire le médecin malgré moi. Et si je publiois mes scènes à tiroir du temps que j'ai chanté, on jugeroit que j'ai été plus ami de la société et de la joie, qu'ennemi du gouvernement.

3: Mesdames Boisset, Mercier, Cahouet, B..., Frery, sont des amies inappréciables. Mon exil de trois ans et ma nouvelle détention de dix-huit mois, m'ont convaincu que la sincère amitié a autant de force que l'amour. Ô âmes sensibles, que je cesse d'exister quand je cesserai de vous aimer!

4: Pierre Ronsard ou Roussard naquit au château de la Poissonnière, le 11 septembre 1525. Homère, Virgile et le Tasse ont moins reçu d'éloges, dit Bayle, que Ronsard n'en reçut de son tems. On l'annonça comme le plus grand poëte de la nation: Marguerite, duchesse de Savoie le fit connoître à Henri II son frère qui l'honora des bontés les plus particulières; François II et Henri III eurent pour lui les mêmes sentimens: Charles IX, amateur passionné de la poésie, monarque le plus instruit de son royaume, voulut qu'il fût toujours logé auprès de lui; il lui écrivoit en vers qui valent mieux que ceux du poëte Vendomois. Tels sont ceux-ci:

L'art de faire des vers, dût-on s'en indigner,
Doit être à plus haut prix que celui de régner;
Tous deux également nous portons des couronnes,
Mais roi, je les reçois, poëte tu les donnes.
Ton esprit enflammé d'une céleste ardeur,
Éclate par soi-même et moi par ma grandeur;
Si, du côté des Dieux, je cherche l'avantage,
Ronsard est leur mignon, et je suis leur ouvrage;
Ta lyre qui ravit par de si doux accords,
T'asservit les esprits dont je n'ai que le corps;
Elle t'en rend le maître et te sait introduire,
Où le plus fier tyran ne peut avoir d'Empire.

5: Nitocris, reine de Babylone, après avoir embelli cette maîtresse du monde, avoit placé son tombeau sur une des principales portes de cette ville, avec une inscription à ses successeurs, de ne point toucher aux richesses enfermées dans ce tombeau, sans une absolue nécessité; il demeura intact jusqu'au règne de Darius Octius (ou le marchand). Ce roi, au lieu de trésors immenses qu'il s'attendoit d'y trouver, y lut ces mots: Si tu n'étois insatiable d'argent, et dévoré par une basse avarice, tu n'aurois pas ouvert les tombeaux des morts. (Hérodote, liv. Ier., chap. 185.)

Saint-Césaire, d'Arles, nous prédit mot pour mot ce qui vient d'arriver depuis dix ans: «Que nous sommes heureux, dit-il, de ne pas voir ces siècles impies où les autels de Dieu serviront aux femmes de débauche; ces deux lustres écoulés, les français ressuscités de dessous les hécatombes, verront un nouveau chef relever le sanctuaire.»

Le père de Neuville, dans son sermon sur le respect dû aux temples, prêché en 1770, après avoir puisé à la même source, ajoute: «Il viendra un tems, et ce tems n'est pas éloigné, où le sanctuaire de Dieu sera foulé aux pieds, les autels renversés, les tombeaux profanés, les cendres des rois jettées au vent; ce siècle fera craindre au monde le dernier jour qui doit l'éclairer; ces persécutions seront aussi cruelles que celles de Néron.»

6: On croit que Surgères étoit autrefois sous l'eau. Des étymologistes prétendent que son nom lui vient de Surges ou Surgeres, tu t'élèveras au gré de Neptune. Quoique cette petite ville, à cent vingt quatre lieues de Paris, soit aujourd'hui à trente milles de la mer, on trouve dans la campagne des ancres qui accrochent la houe du vigneron, et font rebrousser le soc de la charue. Ce phénomène est commun sur les bords de l'Océan, toujours en tourmente.

7: Voici notre réveil et notre coucher:

Air: de l'Enfant trouvé.

LE SOLEIL SE PLONGEOIT DANS L'ONDE.

Maurice jadis eut un temple
Dans cet asyle des soupirs:
Et ces voûtes que je contemple
Enserrent de nouveaux martyrs;
J'apperçois ici cent victimes
Sous le même fer des traitans,
Mes amis, quels sont donc vos crimes?
C'est d'être tous honnêtes gens.

Si cette lampe sépulcrale
Éclaire ici toute l'horreur
D'une longue nuit infernale,
C'est par une insigne faveur....
De leur humanité barbare
Nous demandons vengeance aux Dieux.
Non, non, le séjour du Ténare,
N'offriroit rien de plus affreux.

Quel nuage épais et rougeâtre
Borde l'horison de la nuit!
La mort livide au teint grisâtre
Voltige dans notre réduit;
Et la peste, sa fille aînée,
Sort de notre enfer infecté,
Aidant sa mère décharnée
Qui frappe avec humanité!....

Grand Dieu, quel lugubre silence!
Reposons donc quelques instans;
Oui, mes amis, car l'innocence
Repose au milieu des tourmens.
Aux premiers rayons de l'aurore,
Chacun se dit en s'éveillant:
Ah! si nous respirons encore,
L'Éternel lui seul sait comment.

8: La résistance que l'air atmosphérique éprouve pour se renouveler dans notre dortoir, est en raison directe de la pesanteur du méphytisme et du peu d'espace qu'il y trouve. Ce fluide ressemble à l'eau: si un verre étoit à moitié plein de liqueur vaseuse, l'eau claire laisseroit la vase au fond, qui occuperoit une place fixe, d'où je conclus que ceux qui sont au milieu ne respirent pas même une ligne d'air atmosphérique. Sur 193, le tiers qui couche auprès des écoutilles a suffisamment d'air à respirer; le second tiers qui se trouve entre deux, respire un air à moitié corrompu, et l'autre qui se trouve au milieu, nage dans le méphytisme.

9: La surveille de notre départ, notre major reçut avis de constater l'âge et les infirmités de chacun; je lui présentai M. Doru qui avoit alors soixante-sept ans. Hélas, nous dit-il, cette injonction est pour la forme, j'ai des ordres précis de ne reconnoître ni infirmes ni sexagénaires, mon billet ne vous exempteroit pas, et je serois destitué en vous le donnant.

10: Villeneau, aussi détesté de son équipage que de nous, ordonnoit cette rigidité sous peine de destitution, à ce que nous ont dit ses officiers qui nous parloient en son absence. L'équipage s'y prêtoit avec répugnance. M. Jagot, lieutenant, a beaucoup modéré son despotisme. Je dois particulièrement de la reconnoissance aux sous-lieutenans, MM. Bourra et Pranpin, qui ont souvent partagé leur souper avec moi. Ils ont humanisé le capitaine d'armes Chotard, et j'ai eu seul la liberté de rester le soir sur le pont, autant de tems que je voulois: on m'a même assuré que M. Villeneau, en montant un jour sur son gaillard, tandis que je chantois en ronde près du grand cabestan, écouta de loin, et dit: «Je plains vraiment celui-là, il n'est déporté que pour des chansons.»

11: Saint-Irénée étoit si tourmenté, dit-il, du souvenir d'une maîtresse qu'il avoit perdue, que pour dissiper l'illusion du malin esprit qui la lui ressuscitoit sans cesse sous les traits les plus mondains, il exhuma son cadavre, et se dit en baisant son crâne décharné: «Voilà pourtant l'objet de ta concupiscence!» Le même saint mit le crâne sur son prie-dieu pour se guérir de sa passion. Je ne répondrois pas pour moi de l'efficacité d'un semblable remède....

12:

....Certis dimensum partibus orbem
Per duodena regit mundi sol aureus astra.
Quinque tenent cœlum zonæ quarum una corusco
Semper sole rubens, et torrida semper igne
Quam circum, extremæ dextrâ levâque trabuntur
Cæruleâ glacie concretâ atque imbribus atris,
Has inter, mediamque, duæ mortalibus ægris
Munere concessæ divûm et via secta per ambas.

Mundus ut ad Scythiam Riphæas arduus arces
Consurgit; premitur Libyæ devexus in austros.
Hic vertex nobis semper sublimis, at illum
Sub pedibus Styx atra videt manesque profundi.

Maximus hic flexu sinuoso elabitur angnis
Circum, perque duas in morem fluminis arctos,
Arctos Oceani metuentes æquore tingi.
Illic, ut perhibent, aut intempesta silet nox

Semper et obtensâ densantur nocte tenebræ:
Aut redit à nobis aurora, diemque reducit.
Nos ubi primus equis oriens afflavit anhelis,
Illic serâ rubens accendit lumine vesper.
Hinc tempestates dubio pradicere cœlo
Possumus: hinc, messisque diem tempusque serendi:
Et quando infidum remis impellere marmor
Conveniat: quando armatos deducere classes,
Aut tempestivam sylvis evertere Pinum.

Nec frustrâ signorum obitus speculamur et ortus,
Temporibusque parem diversis quatuor annum.

13: Condamnés: Cette expression est neuve pour la plupart d'entre nous. Pour être condamné il faut être jugé; pour être jugé, il faut être entendu. La moitié est condamnée sans avoir été entendue, l'autre quart sans avoir même reçu de mandat d'arrêt; parmi la dernière partie, il en est que les tribunaux ont acquittés pour les mêmes délits qui les ont fait déporter. Je produirai ailleurs les pièces à l'appui de ce que j'avance.

14: L'Amérique s'appelle encore Indes occidentales, parce que les premiers navigateurs, en ne s'avançant que jusqu'au Paraguay, crurent que cette terre confinoit aux Indes proprement dites; l'amiral Drack ayant fait le tour du monde en 1572, Magellan ayant donné son nom au détroit qui est à l'extrémité australe, et Horne en 1616 ayant dépassé le Cap auquel il donna le sien, ont corrigé cette erreur.

15:

Nota que sedes fuerat columbis
Summa piscium genus hæsit ulmo.
Et superjecto pavidæ natarunt
Æquore damæ.

Horat. Lib. I. Epodou IV.

16:

Ossa tamen facito parva réferantur in urna
Sic ego non etiam mortuus exul ero.

Ovid. de Ponto, Lib. III. Eleg. III.

17: De notre prison ils reçoivent ces remercîmens:

En échappant à la guerre, au naufrage,
À la famine, à la peste et à la mort,
Nous avions cru qu'en touchant ce rivage
La liberté nous attendoit au port.
Quoique le sort ait trompé notre attente,
Qu'il nous réserve à de nouveaux revers,
Rien ne doit plus nous causer d'épouvante
Quand nous fixons les marques de nos fers.

Si l'on vouloit dérider l'esclavage
Et lui donner des traits d'aménité,
On garderoit un peu moins notre cage
Et nous croirions revoir la liberté:
Notre réduit, moins étroit que sur l'onde,
N'efface point un souvenir amer.
Faut-il fouler le sol du Nouveau-Monde,
Pour être encore prisonniers outre-mer?
Séchons nos pleurs, ce séjour de Cayenne,
Si décrié par nos simples aïeux,
S'il est peuplé de tigres et d'hyène,
L'est bien aussi de colons généreux.
La liberté[17-a], malheureux insulaires,
Venant chez vous planter ses étendards,
Vous fit verser des larmes bien amères
Et nous expose aux plus grands des hasards.

Sexe charmant que l'Europe a vu naître,
À votre cœur, à vos yeux, à vos traits,
Chacun de nous a bien su reconnoître
Le sang des dieux, celui des vrais français;
Mais dans les dons de Pomone et de Flore
Que vos enfans remettent chaque jour,
Nous avons vu plus d'une fois éclore
Des traits divins, ce sont ceux de l'amour.
Tout nous engage à la reconnoissance,
Le malheur seul borne en nous le désir:
Que désirer?... l'exil, l'expérience
Nous ont ravi la coupe du plaisir.
Arrachez donc cette amorce fatale,
Trop malheureux de ne jamais vous voir
Vous nous rendez semblables à Tantale,
Qui dans ses mêts trouve le désespoir.

17-a: La liberté des noirs. Décret du 16 pluviôse an 2.

18: Après le décret de la liberté des noirs, du 4 février 1794, les soldats d'Alsace se louèrent aux habitans pour faire l'ouvrage des nègres; l'appât du gain leur donna l'ardeur des ouvriers européens. Au bout d'un mois, tous furent malades et la moitié mourut. La plupart n'avoit pourtant fait que sarcler des plantages cultivés.

19: Le vin de palme est pétillant, liqueureux, d'un doux-aigrelet et agréable, il ne se conserve que peu de jours: on l'obtient de deux manières, en abattant l'arbre, le brûlant par une extrémité, tandis qu'on perce l'autre pour y mettre dessous un vase creux qui reçoit la sève liqueureuse que le feu distille; ou bien on grimpe à la cîme, on l'incise, on y suspend une outre, on met le feu au pied, ce qui produit le même effet, quoique le palmier ne soit qu'un tube noueux, dont le tour est dur comme le fer, et le cœur filandreux; il est si vivace qu'il renaît du milieu des flammes, quand elles ont épargné quelques parties de son contour.

20: Cet homme trop célèbre pour la colonie, me rappelle les merveilles de son art, capable de rendre la vie aux morts. Les Dieux du paganisme ne trouvoient de goût au nectar qu'Hébé leur versoit, que quand la lyre de Phœbus et des Neuf Sœurs y faisoit pétiller la joie. Je n'ai pas de peine à croire ce que dit Quintilien dans son premier livre de l'art oratoire, que Pythagore voyant des jeunes gens échauffés des vapeurs du vin, et animés par le son d'une flûte dont une musicienne jouoit sur le mode Phrygien, près de faire violence à une chaste maison, furent rendus à leur bon sens par la musicienne qui se mit à jouer plus gravement sur la mesure appelée spondée. Caïus Gracchus à la tribune de Rome, avoit toujours un joueur de flûte derrière lui, quand il parloit au peuple, et du semi-ton de l'instrument, cet orateur improvisoit, ralentissoit ou augmentoit son feu. Gallien dit qu'un musicien de Milet, nommé Damon, faisoit battre des jeunes gens en jouant sur le mode phrygien, et les radoucissoit sur-le-champ en passant au mode dorien. Timothée et Antigénide jouoient une marche guerrière devant Alexandre-le-Grand; ce prince se leva de table, courut aux armes, et chargeoit les convives, dit Plutarque dans le livre des exploits de ce conquérant. De nos jours le grand Bossuet entendant vanter le premier coup d'archet de l'Opéra, fit assembler l'orchestre chez lui, et rentrant de son jardin dans sa salle pour ne pas entendre les musiciens se mettre d'accord, il tomba évanoui de plaisir à l'entrée de l'Alceste de Lulli.

21: L'agent Burnel qui remplaça Jeannet, fit revivre cet arrêté relatif à son profit; il ne donnoit que vingt francs pour la tête, la peau et les dents de chaque tigre qu'il mettait en réquisition. Ces animaux avoient si grand'peur de ce bon agent et de tout ce qui le touchoit de près, que madame Burnel ayant empaillé de louis d'or un chat tigre qu'elle menoit en France, le craintif animal se voyant près des attérages anglais, gagna la forêt de Windsor, et laissa sa maîtresse poursuivre sa route jusqu'à Pimbeuf.

Note au lecteur de ce fichier numérique:

Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe de l'auteur a été conservée.

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