Voyage à Cayenne, dans les deux Amériques et chez les anthropophages (Vol. 1 de 2)
Pour la Guiane française,
Nous mettons la voile au vent
Et nous voguons à notre aise
Sur le liquide élément:
L'état qui nous a vus naître,
Comme nous chargé de fers,
À nos yeux va disparoître
Dans l'immensité des mers.
Mais les Dieux ont quelque empire
Contre l'ordre du Soudan,
Et le pilote déchire
L'arrêt de mort du divan.
N'importe sur quel parage
Le ciel fixe nos destins,
Nous sortons du plus sauvage,
De celui des jacobins.
Pour se soustraire à la rage
Du sombre Pygmalion,
Didon vint bâtir Carthage
En s'éloignant de Sydon:
Comme cette souveraine,
Déportés et malheureux,
Pour nous l'isle de Cayenne,
Nourrit des cœurs généreux.
Votre malheur nous étonne,
Diront cent peuples divers,
«Quand le crime les couronne,
«La vertu doit être aux fers:»
Dans un moment moins critique,
Se croyant à l'abandon,
Jadis sous les murs d'Utique
On vit s'inhumer Caton.
De ce courage inutile
César sut bien profiter,
Marius fut plus habile,
Il faut savoir l'imiter.
Sur les ruines de Carthage,
Écrivons à nos tyrans:
Nos malheurs sont votre ouvrage;
Guerre éternelle aux brigands.
Etc., etc., etc....
Nous ne reverrons pas la France cette année; comme notre voyage sera un peu long, il faut songer à nos amies et à ceux qui nous le font entreprendre; faisons notre testament pour que chacun ait son lot.
Pour l'art d'aimer, Ovide en Sybérie
Fut exilé comme un franc séducteur;
On ne m'eût point sevré de ma patrie,
Si j'eusse écrit pour certain directeur.
Sexe charmant, je fus plus excusable
À vos beaux yeux qu'à ceux de nos traitans,
Lorsque ma main, plus qu'à demi-coupable,
Avec du sel, vous brûloit de l'encens.
Pour arriver au fond de la Colchide,
Vous savez bien comment s'y prit Jason,
Le tendre amour vint lui servir de guide
Et la beauté broda son pavillon....
Dans les déserts d'une zone brûlante,
Loin de la France et des jeux et des ris,
Je chanterai dans ma carrière errante
Tous les plaisirs du séjour de Paris.
Proscrit, fêté, malheureux, dans l'aisance,
Gagnant beaucoup et n'ayant jamais rien,
Le seul trésor que je regrette en France,
Sont des amis qui faisoient tout mon bien.
Au gré des flots, quand le sort m'abandonne,
Sur leurs vertus je fonde mon espoir,
Dussé-je ailleurs gagner une couronne,
Je la rendrois pour venir les revoir.
Pour mes biens-fonds, faut qu'un séquestreur leste
Scelle d'abord la gueule à tous les rats,
Car mes chansons, c'est tout ce qui me reste,
Qu'en feront-ils quand je n'y serai pas?
Ô nos tuteurs! tout ce qui nous démonte
C'est le chagrin de ne plus vous revoir;
Nos chers amis, pour rendre votre compte,
Montez au haut de la Croix du Trahoir.
Nous voudrions que vous prissiez dans Rome
Le rang des saints que vous faites chasser,
Chacun de vous, messieurs, est un grand homme
Que nous avons le désir d'enchâsser.
Nous ne voyons plus que le ciel et l'onde, nous sommes à vingt-cinq lieues du Cap; nous désirons maintenant dépasser les Açores et Madère. L'état-major est tout rayonnant de joie, et Villeneau paroît vouloir s'humaniser, c'est Pluton qui ne remet Euridice à Orphée que sous des conditions inexécutables.
Nescia humanis precibus mansuescere corda.
Pendant le jour, nous charmons les loisirs de la traversée par des contes et des questions intéressantes. La pensée de notre dortoir nous désespère; quatre de nos compagnons, Mrs. Frère, Rabaud-Desroland, Clavier et Bernard-Modeste, embarqués en 1793, sur le Washington devant l'île d'Aix, nous disent que c'est un palais spacieux, auprès de celui qu'ils occupoient: ils étoient sept cents dans un local plus petit que celui-ci, sur un seul rang de lits-de-camp, réduits ou à se tenir debout les uns contre les autres les mains jointes pressées contre leurs hanches, ou à rester assis sur leurs talons, la tête entre les jambes; la peste les entama bientôt, chaque nuit ils rouloient à leurs pieds dix ou douze morts, qu'on remplaçoit par vingt nouvelles victimes. Le capitaine de ce bord, nommé Lalier, fermoit tous les soupiraux sur eux, et les fumigeoit avec des fientes de volaille; le sang leur sortoit souvent par les yeux et par la bouche; quand ils parloient au chirurgien, il leur répondoit en pleurant qu'il avoit ordre de ne pas les soigner, qu'ils étoient tous réservés à périr. Ils nous peignent en traits de feu la rapacité de Lalier, qui s'emparoit de tous les effets des morts, les laissoit nus, forçoit leurs confrères moribonds de les ensevelir à leurs frais, et de les charger sur leurs épaules pour les descendre dans le canot, d'où ils alloient les inhumer à l'île d'Aix avec des soldats de la compagnie Marat, qui leur donnoient des coups de bourrades quand ils vouloient prier, parler ou pleurer. Enfin, Lalier et ses janissaires impatientés de ne pas les voir tous périr assez promptement, inventèrent une conspiration pour avoir un prétexte de les spolier; ce moyen leur réussit, il étoit à l'ordre du jour: deux mois après, arrive le 9 thermidor; Lalier s'humanise, court les embrasser, leur lit une belle proclamation; ils lui redemandent leurs effets: «Ils sont déposés à la Société Populaire,» dit-il. (À ces mots notre entrepont retentit, pour la première fois, de grands éclats de rire). Ils furent rappelés; Lalier et son équipage leur demandèrent humblement des certificats d'humanité qu'ils ne refusèrent pas; mais le dénuement où ils se trouvèrent, le pillage des effets des morts, le nombre des victimes qui étoit de six cent cinquante, sauta aux yeux des nouveaux commissaires; Lalier fut destitué et classé dernier matelot du bâtiment qu'il commandoit. Ici l'horreur de l'entrepont disparut un moment et nous applaudissions de bon cœur, quand nous apperçûmes un janissaire de Villeneau qui venoit visiter nos barreaux; d'une main il tenoit son sabre nu, et de l'autre une lanterne sourde; il inspecta toutes les rambardes en disant au piquet de soldats qui étoit au haut des écoutilles: «Les b...g..res se taisent, je suis bien fâché de n'avoir pas entendu ce qu'ils disoient, sûrement que nous n'étions pas ménagés.» (Bonne brise, nous sommes à 260 lieues de France).
5 mai. Ce matin, grand désordre dans la frégate; le capitaine fait briser une partie de nos barricades, nous gagnons douze pieds de long sur un de large; pendant la nuit, nous pourrons vaquer à nos besoins, un à un seulement; il n'y a plus de bailles que pour nos malades, qui ne resteront en bas que quelques jours; on leur prépare des cadres entre les batteries, le major a fait de vives instances à ce sujet; ce soir, il s'est évanoui en venant au secours d'un sexagénaire qui a eu la jambe fracassée en descendant.
7 mai. Trois bâtimens paroissent dans le lointain, Villeneau croit voir toutes les flottes de la Manche; nous changeons de route; le soir, on sonne l'alarme, le feu prend dans la cuisine, après quelques mouvemens on parvient à l'éteindre.
8 mai (19 floréal.) Les bâtimens ont disparu; beau tems, nous filons dix nœuds..... (trois lieues un tiers.) L'équipage est toujours préoccupé des anglais, et les vigies, sur les perroquets, ont double ration de vin, quand elles apperçoivent un bâtiment, l'intérêt leur grossit la vue.
À quatre heures, un nuage d'eau s'élève sur la plaine verdâtre, éclairée par un beau soleil; la vigie crie; Navire!... à bas-bord.—Vîte on braque les lunettes: le capitaine: Est-il gros?—Oui.—L'état-major: Ne vois-tu que celui-là?—Non.—Vient-il à nous?—Oui, à toutes voiles.—Villeneau d'une voix lamentable: Ô mon Dieu! oui les voilà! On bat la générale; vîte, les déportés dans l'entrepont.—L'équipage en riant: Quelle escadre!... ce sont des souffleurs!... Un moment après, l'escadre parut à notre bord, élevant un nuage d'eau à vingt ou trente pieds en l'air. C'étoit réellement de très-gros souffleurs, poissons de mer, qui, pour étourdir leur proie, lui jettent de l'eau par les narines. Villeneau un peu honteux, alla avec ses champions boire un verre de punch pour se remettre de sa frayeur. (Nous sommes à 380 lieues de France.)
10 mai (21 floréal) À huit heures, on sonne l'alarme..... Navire, crie la vigie; celui-là n'est point un souffleur, et Villeneau n'a pas peur! Il court sus, malgré les ordres qu'il a de ne pas changer de route. Tranquillisez-vous, ce n'est qu'un bateau de pêcheurs. On le joint, c'est un anglais qui va au banc de Terre-Neuve. On lui vend cher sa liberté; puis on lui prend en outre quelques voiles, des oranges et du vin de Porto. Il n'étoit monté que par six hommes.
Depuis la rupture de nos barrières, on a plus de facilité à se réunir, et chacun fait à son tour les frais de la veillée. Ce soir, l'un chante le cantique de Saint-Roch, l'autre discute gravement une thèse de théologie. Un homme impartial (M. Pradal, mort à côté de moi dans la Guyane française, qui m'a beaucoup aidé dans cet écrit) entame l'analyse succincte de la révolution et des causes qui l'ont amenée depuis 1788 jusqu'à 1798. Quoique cette revue soit concise, je n'en ferai point usage ici, pour ne pas trop allonger notre traversée. J'en copierai seulement ces deux traits qui m'ont paru piquans. Un collier et un mariage manqué ont été les premières causes de la révolution française. Ces deux greffes de réconciliation entre les deux branches des Bourbons, ont partagé l'arbre et renversé le tronc sur le trône qui a été brisé ensemble avec la cîme et les rameaux.
L'intrigue du fameux collier-cardinal est encore une énigme pour beaucoup de monde.
Voici quelques notes qu'un protégé de la maison de M. de Rohan m'a données à ce sujet:
«Breteuil, ministre sous Louis XVI, et alors secrétaire de Louis XV, avoit été nommé ambassadeur pour aller chercher la dernière reine dauphine venant en France recevoir la main de Louis XVI. Le prince Soubise rappela à Louis XV la parole qu'il lui avoit donnée qu'un Rohan auroit l'honneur d'amener la dauphine à la cour. Breteuil étoit nanti des pouvoirs; on les lui retira pour les remettre au cardinal de Rohan, et il eut l'ambassade de Londres au lieu de celle d'Autriche. Il se lia alors avec d'Orléans pour concerter sa vengeance.
»Marie Antoinette parut jolie au prélat; elle crut voir l'amour sous la mitre de l'ambassadeur. De ce moment, la calomnie et la médisance eurent beau jeu. Le cardinal, fier de sa conquête, mangea ses bénéfices à la cour. Louis XV avoit confiance en lui. Au moment où il étoit allé à Strasbourg, et que la Dubarri en faveur cherchoit à indisposer le grand-père contre sa belle-fille, le roi demanda au cardinal ce qu'il pensoit. Celui-ci qui soupçonnoit déjà son illustre amante de quelque infidélité, s'étant retiré un peu par pique, répondit à Louis XV:
»La dauphine est une aimable princesse; elle est un peu coquette et mondaine; il seroit prudent de la veiller de près. La Dubarri ne fit point mystère de cette lettre qu'on retrouve toute entière dans sa vie privée imprimée en 1774. Louis XV la resserra dans un tiroir à secret de son secrétaire.
»À la mort du monarque, ce secrétaire fut porté au Garde-Meuble; Breteuil le visita, et trouva l'original de cette lettre que le cardinal dénioit. Un jour que la reine faisant sa partie s'étendoit en éloges sur M. de Rohan, Breteuil qui étoit à l'embrasure d'une croisée, reprit en souriant: On s'intéresse souvent pour des ingrats. La reine le mit au défi de la preuve. Il montra la fameuse lettre qui causa la disgrâce du cardinal. Celui-ci pour regagner les faveurs de son illustre amante, fit chercher les diamans qui devoient monter le fameux collier. La reine comme Eriphile, reçut l'offre du collier, et s'engagea simulément de l'acquitter pour ôter le soupçon à Louis XVI. Les finances étoient obérées, et Rohan vouloit ne paroître qu'avoir fait les avances, tandis qu'il s'étoit déclaré payeur aux joailliers à qui il avoit annoncé que le cadeau étoit pour la reine. La somme ne s'étant pas trouvée au jour dit, et le collier étant démonté et engagé par les intrigues de la Lamotte, le cardinal fut arrêté et poursuivi comme faussaire à la sollicitation de Breteuil. De-là, la fameuse cause. Le parlement, influencé par d'Orléans, prononça en faveur du cardinal; on rejetta la faute sur quelques misérables filoux qui furent ensuite relaxés pour donner plus d'odieux à la cour. Cependant Louis XVI étourdi des murmures et des bruits scandaleux qui attaquoient les mœurs et l'économie de la reine, tint un conseil de famille pour savoir quel parti il prendroit sur elle. Le duc de Penthièvre lui conseilla de la mettre au Val-de-Grace; un appartement y fut préparé pour l'y recevoir; mais le roi changea d'avis, ne voulant pas, dit-il, servir de risée à son peuple. La reine soupçonnant d'Orléans d'avoir aidé à ce conseil, rompit en visière avec lui, et résolut de s'en venger.
»Au bout de deux ans le duc d'Orléans voulant faire sa paix avec la cour, demanda au roi pour sa fille aînée la main du duc d'Angoulême, fils aîné de M. le Comte d'Artois. Le roi répondit en bon père de famille: «Eh bien, nous verrons cela; j'en parlerai à mon frère.» M. d'Artois y consentit; les accords se firent un après-midi; la reine en fit compliment à M. d'Orléans, qui donna le soir un grand bal au palais Royal, où il invita toute la cour. Le roi s'en dispensa; la reine s'y trouva pour le narguer. Le lendemain, le notaire de la cour, Brichard, alla à Versailles pour dresser le contrat. Ce fut en vain. La reine avoit saisi ce moment pour se venger du conseil du duc de Penthièvre et des obscénités que le duc d'Orléans avoit secrètement fait imprimer contr'elle par dépit à la naissance du premier dauphin. «Sire, dit-elle au roi, vous n'y pensez pas de marier votre neveu à la fille de d'Orléans, tandis que ma sœur, reine de Naples, a une princesse qu'elle lui destine.» Le roi, quoiqu'avec peine, revint sur sa parole, et le duc d'après ce refus jura et consomma par la révolution la perte de la famille royale et la sienne.»
Du reste j'analyserai les sujets courts, ou je les indiquerai seulement pour que le lecteur ne nous perde pas de vue sur le bord, car nous ne pouvons pas arriver en deux secondes du cap Finistère à Cayenne. Ainsi l'histoire de la révolution tient dix soirées, suspendue chaque fois à dix heures par la visite du capitaine d'armes, Chotard, qui descend avec son sabre et sa lanterne en nous chantant ce vers retourné de l'hymne du Départ:
Brigands, je vous vois au cercueil.
11 mai. Vent en poupe. Nous courons la hauteur des Açores et de Madère. On dit que cette île doit sa fécondité au désespoir des premiers navigateurs qui, n'y trouvant que des bois, y mirent le feu, sur ce précepte d'un poète agricole:
Sæpe etiam steriles incendere profuit agros
Atque levem stipulam crepitantibus urere flammis.
Les cendres fertilisèrent ces fameux vignobles, dont le jus n'arrosera point nos lèvres, car le plaisir et son ombre fuient loin de nous.
Les jours augmentent en France et diminuent sensiblement ici; le soleil se couche à sept heures.
12 mai. Le corsaire les Sept Amis, après avoir joué Villeneau qui ne le reconnoît pas, s'abouche ce soir avec nous; il a rencontré trois portugais; c'étoient les bâtimens que nous vîmes le 7 du courant; ce corsaire a eu forte affaire avec ces trois marchands qui ont 42 pièces de canon de calibre inférieur au sien, mais quadruples par leur jonction; ils sont chargés de poudre d'or et de morphile. Quel deuil pour Villeneau! En revanche il vante pompeusement sa prise du bateau. Ils prennent hauteur et se quittent. Nous sommes par les 36 degrés 36 minutes, trente lieues au-delà des Açores, à la hauteur de Tunis, à 474 lieues de France.
Plus la misère nous accable, plus nous luttons contr'elle; l'entrepont retentit de contes et de chants. Un amateur nous donne ce soir la suite de l'ariette de Florian: L'Amour suffoqué par la Jouissance:
Quand l'Amour naquit à Cythère,
On s'intrigua dans le pays,
Vénus dit: «Je suis bonne mère,
C'est moi qui nourrirai mon fils:»
Mais l'Amour quoiqu'en si bas âge,
Trop attentif à tant d'appas,
Préféra le vase au breuvage
Et l'enfant ne profita pas.
«Ne faut pourtant pas qu'il pâtisse,
Dit Vénus, parlant à sa cour,
Que la plus sage le nourrisse,
Songez toutes que c'est l'Amour...»
Soudain, la Candeur, la Tendresse,
L'Égalité vinrent s'offrir
Et même la Délicatesse....
Nulle n'eut de quoi le nourrir.
On penchoit pour la Complaisance,
Mais l'enfant eût été gâté.
On avoit trop d'expérience,
Pour songer à la Volupté;
Et sur ce grand choix d'importance,
Cette cour ne décidant rien,
Quelqu'un proposa l'Espérance,
Et l'enfant s'en trouva fort bien.
On prétend que la Jouissance
Qui croyoit devoir le nourrir,
Jalouse de la préférence,
Guettoit l'enfant pour s'en saisir:
Prenant les traits de l'Innocence,
Pour berceuse elle veut s'offrir;
Et la trop crédule Espérance
Eut le malheur d'y consentir.
Un jour avint que l'Espérance,
Voulant se livrer au sommeil,
Remit à la fausse Innocence
L'enfant jusques à son réveil.
D'abord la trompeuse déesse
Donna bonbons à pleine main,
D'abord l'enfant fut dans l'ivresse
Et bientôt mourut sur son sein.
Résurrection de l'Amour, sacrifice de l'Innocence.
Dans l'Olympe comme à Cythère,
Dans les hameaux comme à la cour,
Chez Pluton comme sur la terre,
On pleuroit la mort de l'Amour.
Lyse apprenant cette nouvelle,
Nuit et jour va se dépiter;
Comme j'y perdrois autant qu'elle,
Je m'en vas le ressusciter.
À l'homicide Jouissance,
Quand Vénus arracha son fils,
Sa cour la suivit en silence,
Si-tôt elle exila les Ris...
Mais son inséparable amie,
Du succès se flatta trop tôt;
Sur le mort, l'aimable Folie,
En vain agita son grelot.
La Sagesse et la Pruderie,
Compatissoient à ce malheur;
Mais une vieille antipathie,
Brouilloit le frère avec la sœur.
Enfin l'étique Jalousie
Qui se repaît de ses douleurs,
N'offrit pour le rendre à la vie,
Qu'un sein épuisé par les pleurs.
Contre les Dieux et les trois Grâces,
Le destin toujours irrité,
Voyant l'Amitié sur leurs traces,
Rendit son souffle inanimé.
Déjà dans les cieux et sur l'onde,
Tout meurt dans l'ennuyeux repos,
Et ce malheur fait craindre au monde
Ou le néant ou le cahos.
Dans cette terrible aventure,
Vénus réduite au désespoir,
Avoit déchiré sa ceinture
Et vouloit briser son miroir:
Quelqu'un annonça l'Espérance;
Elle entra d'un air bien confus,
Promettant que par l'Innocence
Renaîtra le fils de Vénus.
Mais où trouver cette déesse?
Elle n'habite point la cour,
Elle a même un peu de rudesse,
Elle redoute et fuit l'Amour:
Elle est toujours fraîche et jolie,
Jamais elle ne vieillira
Que le jour ou par tricherie,
Ce Dieu sur son sein renaîtra.
Vénus abandonnant Cythère,
Cache son fils dans son giron,
S'élance à l'instant sur la terre,
Vers le pied du sacré vallon.
Pour apprivoiser l'Innocence,
Elle voile tous ses appas,
Et conjure la Prévoyance
De vouloir devancer ses pas.
Sous une grotte solitaire,
D'où jaillit un petit ruisseau,
Étoit une jeune bergère
Qui ne gardoit qu'un seul agneau.
Vénus la reconnoît sans peine;
Puis feignant de se délasser,
S'assied au bord de la fontaine,
Afin de la mieux contempler.
L'Innocence simple et tranquille
Filoit pour charmer son loisir;
Vénus mise en dame de ville,
Laisse échapper plus d'un soupir;
Sur les bords de l'onde argentée,
Jette son fils à l'abandon,
Et s'écrie en désespérée:
«Péris, malheureux avorton!»
L'Innocence trop attentive
À faire tourner son fuseau,
N'appercevoit pas sur la rive,
L'enfant prêt à tomber dans l'eau,
Pour couronner son stratagème,
Vénus dans sa feinte fureur,
D'un trait fait par l'Amour lui-même,
Tourne la pointe sur son cœur.
Prompte comme la jeune Aurore,
L'Innocence accourt à l'instant:
«Ciel! ô ciel! il respire encore,
Dit-elle en embrassant l'enfant,
Malheureuse et tendre victime!
Je voudrois te rendre le jour,
T'immoler est bien un grand crime,
À moins que tu ne sois l'Amour.»
Mais l'Amour commande au tonnerre
Et celui-ci n'est qu'un enfant.
Puissions-nous sur toute la terre,
N'avoir jamais d'autre tyran!
La déesse trop charitable,
Le réchauffa dessus son sein,
Et se sentit bientôt coupable,
Car son agneau mourut soudain.
L'Amour va renaître à la vie,
L'Innocence voit le danger,
Sur son sein il palpite, il crie,
Il frappe, il cherche à se venger;
Du trait de sa perfide mère,
L'ingrat ne se sert à son tour,
Que pour mieux percer la bergère
Par laquelle il revoit le jour.
L'indiscret vole à tire-d'aile
Annoncer sa victoire aux Dieux,
L'Innocence voit qu'elle est belle,
Elle a déjà de nouveaux yeux,
Elle convoite l'art de plaire,
Dans l'onde veut se rajeunir,
Et meurt en disant sans mystère:
Je meurs du moins dans le plaisir.
13 mai. Après-midi, nous trouvons les vents alizés; ils soufflent du nord-est pendant les deux tiers et demi de l'année. Les premiers qui allèrent au Nouveau-Monde avec Christophe Colomb, poussés comme malgré eux vers une terre qu'ils cherchoient en ne faisant que la soupçonner, ayant gagné ces vents, les nommèrent alizés ou attracteurs, parce qu'ils ne leur permettoient plus de s'égarer et les attiroient à leur but. Nous trouvons les grains blancs; ce sont des nuages blanchâtres que deux vents opposés amoncellent sur ces mers tranquilles. Les tempêtes, aussi dangereuses que sur nos côtes, sont moins prévoyables; le pilote qui les brave, sombre très-souvent.
14 Mai (25 floréal.) Les Alizés nous favorisent au-delà de notre attente; le ciel est grisâtre et le vent très-fort, souffle du Nord-Est. Nous filons 9 N.... La chaleur est aussi supportable qu'en France, dans les premiers jours d'un beau mois de mai, quand le zéphyr rafraîchit nos campagnes.
À la nuit, toutes les voiles sont carguées, et les lames s'élèvent encore jusques sur le pont; on ferme les sabords.
Depuis la chute du jour, les vents sont si violents, qu'ils enlèvent la frégate, qui retombe dans l'onde avec un bruit sourd. À dix heures et demie, elle semble rouler sur les flots; les poutres de l'entrepont crient comme si elles alloient se briser; l'onde imite le mugissement de cent taureaux enfermés dans une étable à-demi enflammée; les cris des officiers, des matelots, des cordages, le nombre des manœuvres, redoublent l'effroi; une nuit obscure couvre l'horison, la mer furieuse n'est éclairée que par la foudre, et par des flots d'écume et des montagnes de neige, d'où scintillent des milliers de diamans, pour éclairer les horreurs de l'abîme, aussi-tôt refermé qu'il est ouvert. Ces violentes secousses font casser trente hamacs; trente déportés qui couchent au-dessus, tombent sur le ventre de leurs confrères. L'obscurité du lieu, la surprise de la chute, l'anxiété des uns à moitié suspendus, donnent à ce tableau tout le dramati-comique. La sentinelle, à moitié endormie à bord de la fosse aux lions, nous prenant pour des révoltés ou des sorciers, se précipite avec sa rouillarde et sa lanterne, dans la fosse aux cables, au risque d'y mettre le feu. La tempête cesse à deux heures, nous avons fait 60 lieues.
15 Mai. Depuis quatre heures du matin, nous filons dix nœuds et demi. Douze jours de ce vent nous feroient mouiller à Cayenne; nous sommes près du tropique du Cancer. À midi, un baleineau de 35 à 40 pieds de long, du poids de 4 à 5 mille, joue sur l'onde, et vient rôder autour de la frégate.
Ce soir nos prêtres agitent la question du divorce et des nouveaux mariages.
Le divorce est le plus grand fléau de la société, dont il rompt les liens. En vain se récrie-t-on sur l'incompatibilité des humeurs; les plus forts ont fait l'indissolubilité du mariage, disoient les femmes, au commencement de la révolution. Aujourd'hui qu'elles ont goûté du divorce, le remède leur paroît pire que le mal. Elles font les plus vives instances pour l'abolition de cette loi; l'expérience en démontre mieux le danger que les plus beaux raisonnemens. Tout le monde est d'accord sur cette proposition, mais quelques vieux bénéficiers, plus heureux jadis que le soudan dans son sérail, et plus rigoristes que les autres, prétendent que la séparation est un crime équivalent au divorce. Ces casuistes ont sucé la doctrine des grands inquisiteurs d'Espagne, chez qui ils se sont rélégués jusqu'à la loi du 7 fructidor an 5 (4 août 1797), qui les rappeloit en France. On rit de ce cagotisme. Un orateur observe que cette matière est si épineuse, qu'il est des cas où l'on doit presque passer sur l'indissolubilité du mariage; grands murmures. Il cite le trait suivant, à l'appui de sa proposition:
Femme dans le tombeau, exhumée, ressuscitée, épousée par son amant, et retrouvée par son mari.
Per cahos hos ingens vastique silentia regni, Euridices oro propiora relexite fata.
Ovid. de Orpheo.
Hélas! vous me l'avez ravie
Au premier beau jour de sa vie.
Dieux du cahos, sombres horreurs,
Rendez Euridice à mes pleurs.
Qui ne connoît pas le pouvoir de l'amour, ne connoît pas son existence. Son souffle fait fondre les glaces de la vieillesse...... Il rajeunit la nature entière. Sans puiser dans la fable le trait d'Ariane, ou des enchantemens de Médée, je connois d'après mon cœur, la magie de ce Dieu. Si la Parque eût été sensible à mes larmes, elle eût renoué les jours d'Ismène Dorvigny comme Laurenci renoua ceux de la belle Dumaniant.
Laurenci et Louise Dumaniant étoient fils de deux riches marchands de la rue Saint-Honoré de Paris. Ils étoient voisins, ils étoient jeunes, ils s'aimoient, on projettoit de les marier ensemble. Un contrôleur des fermes, veuf, sans enfans, et qui couroit après sa cinquantaine, voit en passant Louise dans son comptoir. Il arrête sa voiture, descend, fait des achats considérables, étale des louis, et demande au père en sortant, si sa fille n'est promise à personne. Quand on est riche, puissant et un peu vieux, on consulte plutôt les parens que la fille. Le contrôleur part, et promet de revenir le lendemain.
Il tient parole, on prend des arrangemens secrets; le mariage est conclu par la famille, sans que Louise en sache rien. Laurenci vient à la maison, où on le prévient de ne plus compter sur sa chère Dumaniant; on signifie le même arrêt à sa famille. Louise, innocente de ce stratagème, écrivant à son ami pour lui reprocher son indifférence, apprend par sa réponse qu'il a été congédié, parce qu'elle va devenir madame la contrôleuse générale; Louise jette les hauts cris, on l'enferme, on la menace du couvent. Laurenci, ne recevant point de réponse à sa lettre secrète, accuse Louise d'inconstance. Pour la punir, il s'éloigne par foucade, lui écrit qu'elle est libre, qu'il lui rend son cœur, et autres choses que l'on ne fait que par dépit, sur-tout quand on aime bien. Les parens de Louise, enchantés de ce billet, feignent à leur tour de lui rendre la liberté du choix. Le financier est un homme aimable; du moment qu'il est assuré de la parole du père, il ne veut plus forcer l'inclination de la fille. On choisit ce moment pour lui remettre le billet de Laurenci. On aide à la lettre, en ajoutant devant le financier, que celui qu'elle aime s'est absenté pour une maîtresse qu'on ne lui connoissoit pas; on va même jusqu'à supposer une lettre des parens de Laurenci, qui précède celle de M. Dumaniant, à qui l'on donne à entendre que Laurenci a disposé de son cœur, en faveur d'une autre.
D'abord, Louise refuse de croire à ces lettres; elle soupçonne qu'elles sont supposées; elle se souvient des mauvais traitemens qu'elle vient d'essuyer, pour avoir refusé la main du Mondor. Si elle est libre, se dit-elle, c'est que son riche amant a signifié qu'il ne vouloit pas l'obtenir malgré elle. M. le contrôleur, qui faisoit jouer cette comédie, s'étonne qu'on ne lui ait pas déclaré que son amie avoit fait un choix; il veut se retirer. Louise dans ce moment le retient par pure politesse ... Ah! petite Louise, pour être un peu plus franche, sois un peu moins polie. Un sentiment d'ambition, mêlé d'un petit mouvement de vengeance et de jalousie de voir Laurenci absent, rend Louise sensible aux propositions de la fortune; d'ailleurs son nouvel amant est généreux, aimable, sans être par trop vieux. Elle donne une parole ... que l'amour est prêt de retirer.. n'importe, elle est reçue. On profite de l'absence de Laurenci, pour conclure le mariage; la voilà madame la contrôleuse.
Laurenci revient; une fée a tout changé depuis son absence; il ne retrouve ni Louise, ni ses parens. Mr. le contrôleur a fait fermer la boutique, pour donner à son beau-père un emploi conséquent, qui doit faire oublier que son épouse n'est que la fille d'un marchand. «Elle ne m'appartiendra donc jamais! s'écria-t-il! Elle est mariée, elle est riche! Ô fortune, aveugle déesse, tu feras le malheur de ma vie..! Je veux la revoir, je veux.... Elle riroit de mes larmes ... La perfide a oublié la parole qu'elle m'a donnée tant de fois ... quand un sommeil léthargique la mit si près du tombeau, parce que son père vouloit s'opposer à notre hymen.. lorsqu'elle me baignoit de larmes ... me trouvant au chevet de son lit, plus désolé que ses parens. C'étoit une feinte!... Je ne lui ai donc sauvé la vie que pour qu'elle me donnât la mort!.. Quand ses parens, aveuglés par la douleur, avoient déserté sa chambre ... que son corps froid et presqu'inanimé n'avoit aucun mouvement.. le miroir que l'amour m'inspira de saisir, pour l'appliquer sur ses lèvres, fut donc terni du souffle du parjure! Dussé-je expirer de dépit, dût-elle rire de mes larmes, je veux lui rappeler ses sermens ... Je veux qu'elle se souvienne qu'elle me doit la vie; je veux la voir, je veux lui arracher des pleurs, en répandre ... et périr.» Il sort sans consulter personne, va à l'hôtel, demande à parler à madame ... Il est dix heures, il ne fait pas encore jour chez madame. Il insiste; elle fait annoncer qu'elle est indisposée, et lui envoie un billet, par une confidente qu'elle a déjà choisie. Le mari étoit soupçonneux sans être jaloux; il falloit prendre des précautions. Louise avoit des joyaux, de beaux habits, des dentelles, des voitures, des valets, des admirateurs, des envieux, mais pas un ami, pas un moment où elle pût être seule; le contrôleur avoit mis des Argus à sa suite. Le lendemain elle se rend chez Laurenci ... et apprend un peu tard, combien on l'a trompée. Elle versoit des larmes amères, et donnoit un baiser à ce malheureux amant, qui l'avoit reçue en présence de ses parens. Les cœurs honnêtes en amour ne cherchent pas la solitude. Le contrôleur arrive ... Louise lui dit d'un ton ferme: Je suis bien aise que tu sois témoin de cette scène; si je pouvois oublier les premières impressions de l'amour, je pourrois cesser de t'aimer.—Sortons, madame ... je ne veux pas de ces sentimens romanesques dont le dénouement est toujours au désavantage des maris comme moi. Louise obéit, et tomba dès ce jour dans un chagrin qui décolora ses joues, altéra sa santé, et la conduisit peu-à-peu au tombeau. Toujours seule, et livrée à elle-même, elle déplora son sort, invoqua la médiocrité, et fut si affectée de la perte de Laurenci, qu'au bout de six mois, on la trouva étendue, sans respiration, sans mouvement, et conséquemment sans vie. Son mari, ne voyant plus en elle qu'une femme mélancolique, ne lui rendoit que très-rarement quelques visites de bienséance. Il se dédommageoit ailleurs, comme c'est la coutume des grands. Sa femme meurt, on fait un grand deuil, un grand convoi; la défunte va reposer dans le caveau de la chapelle où sont les ayeux de son mari. Le plus triste des assistans, c'est Laurenci: «Hélas, si je pouvois encore la rendre à la vie! Et peut-être l'aurois-je fait, si j'eusse été près d'elle, comme dans le moment où elle tomba dans un sommeil semblable à celui de la mort.... Aujourd'hui, il est trop tard ... il est trop tard ...! Je l'ai perdue.... pour jamais, pour jamais ... Oh! je voudrois baigner son cercueil de mes larmes ... Elle est morte de douleur d'avoir été trompée..! Je n'ai pas eu son dernier soupir ... Je n'ai pu lui donner de secours ... Je n'ai pu la voir ... Depuis six mois elle étoit seule, prisonnière au milieu des grandeurs. Elle m'appeloit, des sbires secondoient son tyran.... Aujourd'hui.... Elle a disparu pour jamais ...»—En prononçant ces mots, il étoit attaché à la grille de la chapelle; le soir le surprend..... Au moment de fermer l'église, il sort comme d'un profond sommeil, et résout, à quelque prix que ce soit, de descendre dans le caveau, dont il ne peut détourner les yeux. Il entend le Suisse, armé de sa hallebarde, qui fait sa ronde; il se laisse éconduire, et lui fait part de son projet. La chose est si facile que ce seroit une folie de refuser douze louis, qu'on offre pour une heure d'entretien avec une défunte. Le Suisse lui prête sa lanterne, et Laurenci descend. L'amour, couvert d'un crêpe, en lui donnant la main, avoit dissipé les fantômes de la nuit. Il approche du cercueil, adresse des prières à l'amour et à la divinité.—«Les pleurs qui coulent de mes yeux, dit-il, ne mouillent que la prison où elle repose ... Je suis si près d'elle, et je ne puis entendre sa voix ... Elle est toute entière dans cette tombe, et c'est pour s'évanouir en poussière, pour disparoître à ma vue et à mon toucher; c'est pour recomposer une parcelle des quatre élémens, qui minent et reproduisent sans cesse leur ouvrage! Elle est peut-être déjà défigurée, peut-être aurois-je peine à la reconnoître ... Dans quelqu'état qu'elle soit, je baiserai son linceul. Ah, si la mort siège, ou sur ses yeux, ou sur ses lèvres, je veux l'aspirer, je veux qu'elle m'enferme dans la même bière.» Il saisit son couteau, lève les planches du cercueil, le découvre, arrache les linges, les baise[11], découvre la figure de Louise ... «Est-ce un songe? dit-il. Elle respire ... Non, je ne me trompe pas ...» Il la saisit, l'embrasse, l'appelle ... se relève, sent palpiter son cœur; va, revient cent fois à l'escalier du caveau. Le grand air précipite son réveil, elle entr'ouvre les yeux, aspire ... «Je n'en puis plus douter, dit Laurenci ... Ô Dieu ... Je la revois ... Mais ... remontons.» Il remet les planches du cercueil; Louise étoit si foible, qu'elle n'avoit encore reconnu, ni son amant, ni le lieu où elle étoit. Il remonte, les larmes aux yeux, et achète au Suisse le corps de Louise. «Elle étoit ma maîtresse, lui dit-il, je veux avoir ses restes précieux ...» Le marché conclu, à huis-clos, Laurenci court chercher un vieux domestique qui l'a élevé, lui confie son secret. Le Suisse attend le porteur. Quelle surprise pour Louise! Son amant avec elle!.. Dans un tombeau! Une bière pour lit, des cadavres, rangés çà et là; quel horrible et délicieux réveil! «Quoi! je suis inhumée! dit-elle; je me suis endormie hier, aujourd'hui me voilà enterrée ... Laurenci auprès de moi!.. Est-ce un songe?..—Hâtons-nous, dit l'amant, mon bon vieux Jacques et moi allons vous emporter chez lui ... Le temps presse ...» Ils emportent Louise jusqu'à la porte d'un hôtel voisin; une remise les conduit. Le Suisse, en recevant vingt-cinq louis, engage Laurenci au secret. Il étoit loin de soupçonner qu'elle fût ressuscitée, car elle avoit consenti à faire la morte, jusqu'au lieu convenu.
—«Oh! pour cette fois, dit Louise, je suis à toi, mon cher Laurenci ... Le cruel m'épousa pour mes attraits ... Je n'ai plus rien à t'offrir, tu ne vois plus qu'un squelette ... Je ne suis que l'ombre de Louise Dumaniant..... Je te dois la vie; si tu m'aimes, je suis encore au printemps de mon âge; tu me rendras ces charmes qui ne se sont flétris qu'en songeant à toi..» Après les reproches, que l'amour et l'amitié font toujours, Laurenci prend sa dot, sans rien dire à ses parens de la résurrection de Louise, part pour l'Angleterre, avec elle le vieux Jacques; ils se marient, ont deux enfans, et reviennent à Paris, au bout de trois ans. Laurenci, en retournant chez son père, voulut en vain lui persuader que Louise Dumaniant étoit une Anglaise, il reconnut madame la contrôleuse, voulut apprendre son histoire, et promit le secret à son fils. Elle étoit si belle avant son premier mariage, qu'elle avoit fixé l'attention de plus d'un voisin. Toutes les connoissances de Laurenci ne faisoient l'éloge de son épouse, qu'en l'assurant qu'elle ressembloit parfaitement à Louise Dumaniant ... La nouvelle de sa mort étoit si bien confirmée, qu'elle ne craignoit pas d'être reconnue, quoiqu'elle sût que le contrôleur vivoit encore.
Elle avoit été enlevée du tombeau avec célérité; libre, inconnue à sa famille, à qui elle se garda de rendre visite, elle éprouvoit une joie secrète de revoir les lieux où, sans la reconnoître, on la comparoit à elle-même. Jusqu'à ce moment, elle n'avoit pas encore rencontré son premier mari. Passant un jour dans le quartier où son convoi l'avoit conduite à l'église, un monsieur qui lui donnoit la main, la fit entrer pour lire le cénotaphe de celle à qui elle ressembloit. C'étoit dans une chapelle, près du maître-autel. Elle approche, voit son père à genoux, les yeux baignés de larmes, qui prioit pour elle ... Ce bon vieillard, les mains jointes, les yeux au ciel, se croyant seul, disoit: «Ô mon Dieu! pardonnez-moi cet hymen forcé ... Je l'ai rendue malheureuse, car j'ai creusé son tombeau pour satisfaire mon ambition. Innocente victime, modèle de candeur, d'obéissance et de beauté, tu reposes dans le sein de l'Éternel.... invoque-le pour ton père, plus aveugle que méchant.» Louise, satisfaite, lit son épitaphe, puis, fixe son père, qui ne se détourne pas. Au même instant le contrôleur, précédé du Suisse qui a reçu 20 louis pour la laisser enlever, conduit un de ses amis, pour voir le superbe mausolée de J. C., qui forme le chœur d'une des plus belles églises de Paris. Passant auprès de la chapelle, il dit d'un ton étouffé: C'est là que repose mon épouse, la belle Louise Dumaniant, dont je t'ai parlé tant de fois. À ces mots, M. Dumaniant se lève, salue son gendre, et fixe la jeune dame, qui feint de lire différentes inscriptions, pour que son embarras ne la trahisse point. Heureusement que Laurenci est absent. «Ah! dit M. Dumaniant, que je voudrois bien connoître l'honnête homme, dont la fille ressemble si bien à la mienne!» Après un moment d'examen.. «Mais, c'est elle.. Mon gendre.. Que dis-je? Elle est dans ce fatal caveau ...» Pendant qu'un torrent de larmes mouille ses cheveux blancs, son premier mari, M. le contrôleur, lui fait un grand salut, la fixe ... «Madame ... (à son ami, pendant qu'elle se retourne); mais c'est elle, trait pour trait, c'est elle.—Madame est-elle françoise?—M., j'arrive d'Angleterre, mon pays natal.»—Le contrôleur, la fixant toujours, à son ami ... «C'est le son de sa voix, sa taille, ses gestes, ses traits; c'est ma femme.... Oui, madame, voilà votre père et votre époux... M. Dumaniant s'approche de plus près:—Oui c'est ma fille, c'est ma Louise ... Je ne puis le croire et ne puis en douter.... Ma fille!... Ah! tire-moi d'inquiétude.. Ô Dieu.....» Le contrôleur.—Madame n'auroit-elle point été élevée en France?—Je suis surprise de toutes ces questions.—Sortons, monsieur, dit-elle à son cavalier, je suis Anglaise ... et ne puis m'empêcher de rire de ce nouveau genre de galanterie française.»
M. Dumaniant.—«Madame, vous avez les yeux bien fixes sur cette chapelle, elle vous rappelle sans doute des souvenirs inexplicables, et à nous, une peine que vous pouvez alléger ...»
—«Depuis mon arrivée d'Angleterre, voilà bien la première fois que je viens ici ... et je n'ai jamais eu pareille scène ... Messieurs, je suis épouse et mère, je suis étrangère, je suis enchantée de votre méprise, et je ne conçois rien à votre entêtement ... Qui voulez-vous que je sois?»
Le contrôleur et le père.—«Celle dont vous lisiez l'épitaphe, quand nous sommes arrivés..»
—«Quoi! elle est morte et enterrée depuis quatre ans, son époux lui a fait mettre cette belle inscription; et moi je suis cette personne..! Oh! les Anglais ont raison de dire que les Français sont fous.» À ces mots elle s'éloigne, monte dans un vis-à-vis, rentre chez elle, conte cette scène à Laurenci qui s'en amuse, d'autant mieux que personne ne connoît son secret que son père, car le vieux Jacques est mort, en revenant dans sa patrie.
Cependant M. le contrôleur a fait suivre la voiture; il sait qu'elle s'est arrêtée à la porte de Laurenci. Il envoie des espions dans le quartier, pour en apprendre plus long. S'il pouvoit s'assurer si Louise est encore dans sa bière, il ne feroit pas tant de recherches; mais, depuis quatre ans.. elle est en cendre.. Mais, son cercueil existe..... Descendons dans le caveau. Il suit cette idée folle.... trouve la bière déclouée ... et ne doute plus que sa femme n'ait été enlevée ... Il ignore comment.. N'importe.. Le ravisseur s'est décelé. Instances, promesses, argent, sont employés auprès du Suisse, qui pourroit savoir quelque chose de ce mystère ... Les émissaires reviennent annoncer que Laurenci est arrivé d'Angleterre, depuis un mois, avec une jeune personne qu'il dit être de Londres, avec qui il s'est marié, et dont il a deux enfans; qu'il est parti un mois après la mort de madame la contrôleuse ...; que, le jour de son enterrement, il assista au convoi..; qu'il resta le dernier à pleurer, appuyé sur les grilles de la chapelle, et abîmé de douleur; une de ses voisines a fait cette remarque ... Depuis ce moment, il avoit disparu jusqu'à son retour.. Le rusé contrôleur fit aussi-tôt venir le Suisse; se servant des notes qu'il avoit reçues, y mit un commentaire de cent louis, et apprit que, pour 25 louis, il avoit permis à un jeune homme, qui s'étoit dit l'amant de madame la contrôleuse, d'abord, de la voir, puis d'emporter son corps, dont il vouloit, dit-il, faire une momie; qu'un vieux domestique l'avoit aidé, et que ce rapt avoit été fait la nuit du jour qu'elle avoit été enterrée. M. Dumaniant vint à l'appui des preuves, en annonçant que Laurenci avoit sauvé sa fille, une fois qu'elle étoit tombée en léthargie, à la suite d'une mélancolie.
Il n'en fallut pas davantage au contrôleur. Dès le lendemain, il va chez Laurenci, y trouve Louise, rend compte des renseignemens qu'il s'est procurés, réclame sa femme, et s'oublie jusqu'à menacer de son crédit....—«Votre crédit, monsieur, peut faire incliner la balance de l'injustice. Mais, est-ce avec de l'or que je l'ai rappelée à la vie? Vous lui avez payé de somptueuses funérailles, et moi, j'ai tout sacrifié pour l'arracher du tombeau; que n'employiez-vous votre crédit pour lui rendre la vie ... Vous réclamez votre femme?.. Prenez-la, j'y consens, à condition que vous userez de votre crédit pour me payer ce que vous lui devez; et quand votre fortune pourroit vous rendre les droits que vous avez enfermés avec elle dans la poussière des tombeaux, n'auroit-elle aucune dette personnelle envers moi? Il faudra qu'elle repousse de son sein ces deux enfans, dont le père est son sauveur, son amant et son époux! Il faudra qu'elle foule aux pieds les sentimens les plus tendres. Si elle peut les étouffer, reprenez-la, monsieur, pour le supplice de vos vieux jours ... Votre hymen fut conclu par surprise, elle y donna un consentement forcé, le mien est le sceau de l'amour et de la reconnoissance; elle a auprès de moi le double titre d'épouse et de mère; elle vous doit la mort, elle me doit la vie...»
—«Oui, monsieur, dit Louise, je suis celle que vous soupçonnez; je vous appartins avant mon trépas, l'empire de l'hymen ne s'étend pas au-delà du tombeau. Montrez-moi les gages de notre union, montrez-moi nos enfans, leurs cris me feront balancer entre vous et Laurenci. Mais, voilà les gages de ma nouvelle existence ... Je ne me souviens de ma vie que depuis quatre ans. À cette époque, je ne connoissois qu'un tombeau.» Le contrôleur se retire, fait ébruiter cette affaire; la Sorbonne et la justice s'en saisissent. Laurenci, ne connoissant le droit français que d'après son cœur, comptoit gagner sa cause sans difficulté.
Le parlement, indécis, penchoit presque pour lui, par égard pour ses deux enfans, qui ne devoient pas être bâtards. Mais les deux amans avoient contracté ce second hymen, avec connoissance de cause; cette décision entraînoit des suites dangereuses. D'un autre côté, le contrôleur n'avoit point eu d'enfans avec Louise Dumaniant; elle ne vouloit plus le reconnoître pour son époux; elle l'avoit pris malgré elle, et par surprise; elle avoit le droit de se séparer. La Sorbonne trancha la difficulté, par ce texte du code sacré: Quod conjunxit Deus, homo non separet ... «Que l'homme ne sépare jamais ce que Dieu a uni.»
Les deux amans n'avoient pas attendu cette décision ... Ils étoient retournés à Londres, où ils restèrent jusqu'à la mort du contrôleur, qui décéda six mois après. Ils revinrent en France, firent légitimer leurs enfans et leur union, et vécurent en paix.
L'orateur prétendit que cet événement devoit être rangé au nombre des cas imprévus, ou plutôt imprévoyables; qu'il confirmoit la régle, en y faisant exception; que le parlement et la Sorbonne pouvoient faire ici une exception particulière à la loi. Mais cette question nous mèneroit trop loin, et le sablier vient d'être retourné pour la douzième fois, depuis le coucher du soleil.
Quatrième soirée.
20 mai.—Passage du Tropique.—Ce matin à trois heures nous avons passé le Tropique; j'en dirai un mot.
Les marins s'assemblent au moment où l'officier de quart annonce ce passage: si c'est pendant la nuit, on se porte en foule au lit des passagers qu'on réveille et qu'on fait monter sur le gaillard. Le plus vieux, plus ivrogne et plus rusé des matelots monte à la grande hune, s'affuble d'une couverture, entend du bruit, et comme dieu des mers de ces parages, veut reconnoître son monde avant de le laisser passer; il s'écrie d'une voix caduque: «Qui vient ici? Il y a long-tems que je n'ai vu personne; approchez, mes amis, que nous fassions connoissance et que je vous régénère.» À ces mots, le bonhomme Tropique descend à la première hune dans la chambre de son maître des cérémonies, demande aux voyageurs où ils vont, d'où ils viennent, s'ils ont des malades à bord; il fait chaud dans mon empire, ajoute-t-il; faites rafraîchir ces messieurs.» Il tombe à chaque passager une voie d'eau sur la tête. Pendant que tout le monde rit aux éclats, le bonhomme Tropique s'assied majestueusement pour débiter sa harangue, que l'on écoute dans le plus grand silence. «Vous êtes purs maintenant, et dignes d'être avec mon peuple; vos aïeux sont venus autrefois régénérer les rustiques habitans de la zone torride. Nous avions des trésors qui leur ont fait envie; ils nous les ont pris pour de l'eau bénite et des crucifix. Aujourd'hui, nous vous rendons le change, et vous nous devez des dragées.» Chaque baptisé paie l'amende avec un rire forcé: cette contrainte est l'image des horreurs commises dans le Pérou, où le soleil de Cusco éclaire à regret le tombeau des Incas et celui de deux millions d'indiens égorgés par les européens.
Nous allons donc habiter ce climat brûlant, dont parle Virgile, quand il nous décrit le globe céleste et terrestre, divisé en cinq bandelettes, au milieu desquelles est la route que le soleil ne quitte jamais, et d'où il échauffe tour-à-tour dans ses sinuosités les deux zones froides et tempérées.
Sous la ligne, les jours sont égaux et de douze heures; les nuits sont froides, les pluies durent cinq ou six mois: ce tems appelé hivernage, est celui de la plus belle végétation. Dans les courts intervalles que le soleil perce les nuages, il fait sentir que cette zone, quoique bien rafraîchie, est toujours un chemin de feu. L'été dure à proportion; on s'apperçoit bien alors que Virgile a raison de nommer ce pays volcan éternel[12].
Comme je n'ai ni traduction ni original, que je vais loin des climats qui ont vu naître Segrais, le Batteux et M. l'abbé Delille, je rassemble et traduis comme je peux ce beau morceau du premier livre des Géorgiques, que M. Bucher m'expliqua jadis avec tant de goût, que je ne l'oublierai jamais. Ce passage donnera au lecteur une agréable teinture de géographie nécessaire pour la suite de cet ouvrage:
De ses douze palais, éclairant l'univers
L'astre du jour revoit tous les peuples divers;
Des cinq routes qu'on trace à son char de lumière,
À celle du milieu se borne sa carrière.
C'est un chemin de feu qu'il embrâse toujours.
Les deux autres climats les plus loin de son cours,
Sont formés de rochers de glace amoncelée,
De brume, de frimat, de neige congelée.
Près du chemin brûlant et de ceux des hivers,
Deux climats tempérés, aux mortels sont ouverts.
L'axe s'élève à pic vers la froide Scythie,
S'applatit dans les champs de l'aride Libye.
Notre sommet du globe est au séjour des Dieux,
Et l'autre sous nos pieds au manoir ténébreux.
Un énorme dragon franchit cet intervalle,
En replis tortueux, de sa gueule infernale,
Il pompe les deux ours qui bravant sa fureur
Se cramponnent d'effroi quand Neptune vengeur,
Ou relève ou suspend sur leur axe opposé
Les énormes replis de son front courroucé.
L'hémisphère à nos pieds où Minos nous appelle,
Est, dit-on, le manoir de la nuit éternelle,
Où le jour qui nous fuit renaît dans ces climats:
L'étoile du berger sur des monts incarnats,
Le remplace à son tour quand sa foible lumière,
De l'Orient pourpré nous franchit la barrière.
Par ces détours réglés sur les ailes du tems,
On prédit les beaux jours, les calmes, les autans;
L'heure de confier des dépôts à la terre,
Celle de les reprendre à cette tributaire.
Sur le front de Thétis, et serein et trompeur,
Le marin lit le sort de l'avide armateur;
Il sait s'il doit voguer ou rester dans la rade,
Si le sapin attend la hache.......
Dans l'étude des cieux nous lisons les saisons,
L'astronome est un œil qui veille à nos moissons.
Le tropique et la ligne sont les endroits les plus dangereux quand le soleil en est près; nos marins qui ont fréquenté ces parages, nous disent qu'il y a quatre ans ils restèrent en panne pendant un mois à l'endroit où nous sommes; ils étoient accompagnés d'un suédois qui perdit la moitié de son monde par la peste et faute d'eau, eux-mêmes étoient rationnés à un quart par jour. Le suédois venoit à leur bord au moment où la brise se leva; ils appareillèrent et ne savent pas ce qu'il est devenu. Ces accidens sont très-ordinaires: les calmes, les chaleurs excessives, la faim, la soif, le scorbut, la dyssenterie, la peste, les fièvres chaudes, putrides et malignes, sont les fléaux de la zone torride. Dieu ne veut pas que nous y périssions. Nous filons 8, 9 et 11 nœuds; le soleil a peine à percer la brume. À midi, les nuages s'élèvent, le vent mollit un peu; on met des tentes pour rappeler l'ombre qui disparoît tout-à-fait, afin que le zéphyr qui caresse toujours l'onde, allège le poids du jour, et émousse les traits de lumière et de chaleur qui nous éblouissent et nous étouffent.
Nous voilà engagés maintenant dans la route de Christophe Colomb, et nous ne pourrions presque plus nous empêcher d'aller visiter les mortels du Nouveau-Monde. La découverte de ce continent nous a-t-elle été plus profitable que nuisible? Qu'avons-nous gagné en arrivant à Saint-Domingue, au Mexique et au Pérou? Que n'avons-nous pas perdu dans nos trajets, dans nos déportations? L'Espagne, le Portugal, Venise et les pays voisins ou conquérans des deux Indes se sont abâtardis pour satisfaire leur cupidité. L'oisiveté, apanage des grands propriétaires, est un vice utile dans un grand empire pour alimenter l'ambition et l'industrie indigente, et devient un germe destructeur de l'état qui compte plus de riches oisifs que de pauvres industrieux. Les espagnols ont d'abord déporté dans les îles les voleurs et les sujets qui ne plaisoient point à l'inquisition; la fortune brillante que conquirent ces proscrits en fit émigrer d'autres. Ainsi l'Espagne en se dépeuplant, négligea ses terres pour aller planter du cacao, du café, de l'indigo au fond de la Jamaïque, de la Guyane et du Pérou; elle ferma jusqu'à ses mines d'argent pour s'inhumer au sein de la foudre dans les abîmes d'or de Lima. Si la vieille fable des trésors soupçonnés à Cayenne est accréditée de nouveau par un autre Walter Raleig, le lieu de notre exil sera plus fréquenté que Paris, car les frères et amis se vendroient pour le plus petit lingot d'or. Laissons-les tranquilles, et contemplons l'atmosphère en goûtant le plaisir d'une belle navigation. Après-midi, tems extrêmement doux et favorable, nous filons dix nœuds et demi. Plus le soleil baisse, plus la brise a de force. En Europe, dans les beaux jours d'été, quand un ciel d'azur laisse la force au soleil de pomper les exhalaisons de la terre, les physiciens assurent que l'atmosphère est plus chargée que dans un jour nébuleux. Ils n'auroient pas besoin de tant de raisonnemens pour démontrer cette vérité à leurs élèves, s'ils venoient faire leurs expériences dans les parages voisins de la ligne sur un élément qui donne à l'observateur un climat mitoyen entre les zones tempérées et torrides.
Depuis hier, le soleil est presque à pic sur nos têtes: quelques européens s'imaginent que nous devons être rôtis; mais la main qui a arrangé l'univers a pourvu à tout. Voici comme elle opère:
Le soleil dilate les ondes qui imprégnent l'air de nitre; les parties aqueuses les plus légères s'élèvent dans une région supérieure, forment un brouillard, compriment l'air intermédiaire entr'elles et la mer; par leur pression font souffler les vents que nous nommons zéphyrs en France, parce qu'ils viennent du midi, et brise dans les pays chauds, parce qu'ils viennent du N. E. C'est ce que nous observâmes le 20 mai après-midi, en prenant le frais sur les porte-haubans.
Un vent très-fort soulevoit les flots; le ciel étoit chargé d'une brume épaisse et blanchâtre; le soleil ne donnoit qu'une lumière pâle; l'horison eût été d'azur si nous n'eussions pas été sur un élément qui renouveloit sans cesse ces parties qui sur la terre se seroient enlevées; la chaleur à demi-concentrée dans notre région n'ôtoit rien au zéphyr de sa fraîcheur et de sa force. Nous nous trouvions donc dans une atmosphère mitoyenne. Si dans ce moment ont eût consulté le baromètre, la pression de l'air de haut en bas eût été beaucoup moins sensible, et le mercure eût remonté comme après un orage, d'où il faut conclure que l'air qui borde notre horison est beaucoup plus chargé quand le ciel est d'azur que dans le moment où il se couvre de nuages; l'eau s'élevant dans une région supérieure, enlève les vapeurs, purifie l'air, lui rend sa pression et son élasticité, tandis qu'il perd de sa force quand il est mélangé avec le brouillard; quoique le ciel nous paroisse alors plus beau, le plombé de l'air nous est démontré le matin par les vapeurs, qui en couronnant l'horison pourpré, nous laissent voir le plus beau firmament.
22 mai. Ce matin, une brume épaisse nous dérobe les îles du cap Verd; après-midi, les brisans nous attirent sur la pointe des rochers qui les entourent. Nous filons au milieu sans accident et non sans danger; ces îles appartiennent aux portugais: si elles étoient gardées, nous serions pris sans pouvoir nous défendre; mais les possesseurs les abandonnent à quelques blancs expatriés et à des mulâtres affranchis. La religion catholique y est la seule connue et professée par un évêque blanc et quelques prêtres nègres. Le terroir, assez fertile et mal-sain, produit de l'indigo, des cannes à sucre et du coton. Il n'y pleut quelquefois que tous les deux ou trois ans. On garde l'eau dans les citernes. L'une de ces îles, nommée Saint-Vincent, présente les restes d'un volcan qui fume encore. Ce rocher est peuplé de serpens, de petits singes et de quelques mauvais oiseaux de mer: les autres îles, qui sont assez étendues, nourrissent de nombreux troupeaux de chèvres sauvages, et sont à 861 lieues de France, et à 100 d'Afrique, par le travers de la Nigritie.
Ce matin, nous avons pris un requin de cent livres avec son pilote, petit poisson qui s'attache sur sa tête, le guide dans ses courses, vit de sa substance et suit sa destinée. Le soir, la mer est couverte à une lieue à la ronde d'un banc de poissons si serrés qu'ils peuvent à peine nager: les plus gros sont des marsouins et des chiens de mer qui cernent des bonites; celles-ci en sautant à plusieurs pieds en l'air pour se sauver des gueules béantes des requins, attrapent quelques poissons volans dont elles sont friandes. Nous sommes à 30 lieues des îles.
Du 24 au 29 mai. Quel spectacle ravissant que celui d'une belle nuit sur mer! quand les cieux se réfléchissent dans l'onde, que le bâtiment vogue à pleines voiles et sans danger, que la lune éclairant un immense horison paroît sortir du cristal des eaux, que les vagues coupent son disque; tout repose dans la nature, excepté ce monstre qui n'est jamais rassasié, qu'on appelle requin: d'un côté, les matelots oisifs lui jettent un fer pointu caché d'un morceau de viande; il s'élance, se retourne sur le dos, l'engueule avidement, se sent pris, est hissé à bord, et fait trembler de ses coups de queue le tillac qui le reçoit; de l'autre, le pilote consulte sa carte, sa boussole et son sablier. Ses timoniers attentifs tournent plus ou moins la roue du gouvernail; il paroît commander à la mer: la frégate avance majestueusement, portée sur un lit de neige et de diamans, et le spectateur, dans un doux recueillement, promène ses regards dans l'horison à dix lieues à la ronde. Belle nuit, tu me rappèles celle que je goûtai en 1794, à pareil jour, en sortant du tribunal révolutionnaire! Je prie le lecteur de me pardonner cette digression, c'est mon contingent de soirée.
Je fus arrêté le 1er. octobre 1793 avec messieurs Pascal, lieutenant de gendarmerie à l'armée du Rhin, et Welter, interprète allemand. Le premier avoit amené avec lui un officier autrichien déserteur, que le général Custine envoyoit à la Convention pour lui donner des instructions sur les forces de l'ennemi. La loi du 17 septembre sur les suspects et les étrangers venoit d'être proclamée. L'autrichien pour s'y soustraire, obtint d'être sous la surveillance de Pascal; il se lia avec Anacharsis Cloots, qui lui dit que pour se mettre en crédit, il devoit faire trois ou quatre dénonciations. Pascal donna un dîner où je me trouvai avec une ancienne marchande de Lyon, nommée Morl13, ruinée par ses prodigalités, qui vivoit d'intrigues et de dénonciations. Pascal, qu'elle avoit vu élever et qui étoit du même pays, ne la connoissoit pas sous ce rapport. La conversation roula sur les jacobins; elle en prit la défense avec chaleur. Nous soutînmes que les choses n'iroient bien que quand on auroit rasé leur salle. Hyerchmann, c'étoit l'autrichien, en feignant de ne pas nous entendre, écoutoit de tout son cœur. Les noms des meneurs du tems furent accompagnés d'épithètes un peu profanes. Tout se calma sous le manteau de l'amitié. Je me levai de table le premier, pour envoyer mes articles au Journal Historique et Politique que je rédigeois alors avec M. de la Salle. L'amie de Pascal étoit malade; Hierchmann reconduisit la Morl13 chez elle; chemin faisant, ils complotèrent notre perte.
Le 1er. octobre, le comité révolutionnaire nous traîne à la prison du Théâtre Français, ci-devant Marat; nous y restons trois mois, pendant lesquels Hierchmann fut arrêté et conduit à Sainte-Pélagie, et de-là au Luxembourg. Notre affaire passa au tribunal révolutionnaire, en même tems que nous à la Conciergerie le dernier décembre 1793.
On nous conduisit dans une vaste chambre où trois cents prévenus comme nous de délits révolutionnaires, étoient couchés quatre à quatre sur des paillasses enfermées de cadres en forme de tombeaux.
Le 1er. janvier 1794, il faisoit un froid cuisant; on nous fit descendre dans la cour ceintrée d'une haie de fer; les fenêtres du greffe du tribunal donnoient dessus.
À dix heures, Faverole et sa maîtresse montèrent au tribunal, en descendirent à onze. Faverole en passant les mains autour de son cou, fit signe qu'il étoit condamné à mort. Sa maîtresse le suivoit de près, les yeux hagards, les cheveux épars, les joues rouges; elle serra la main à plusieurs détenus en s'écriant: «Nous allons à la mort; ces juges sont des scélérats; vous y passerez tous!» Ce jour devoit être marqué par des scènes d'horreur. En me promenant sous les vestibules, je vis différentes figures peintes avec une liqueur brune: là étoit Montmorin, plus loin la fameuse bouquetière du palais Royal, qui avoit mutilé son amant; au bas des figures on lisoit ces mots: Cette figure est dessinée avec le sang des victimes égorgées ici au 2 septembre. Pendant que je parcourois cette galerie funèbre, nous entendons un grand tumulte à l'occasion d'un détenu conduit à l'interrogatoire: un canonnier l'avoit abordé en lui demandant s'il n'étoit pas Maratmaugé, du département de l'Isère; sur sa réponse affirmative, ce canonnier l'avoit saisi à la gorge en lui disant: «Te souviens-tu, scélérat, d'avoir fait la motion d'enduire les prisons de matières combustibles pour brûler les détenus au premier signal?» Maratmaugé, en descendant de l'interrogatoire, perdit la tête; on le mit dans un petit cachot, pour le séparer des autres; il se brisa les dents aux barreaux, se déchira les bras et mourut de suffoquement et de désespoir. J'en tombai malade d'effroi; on me conduisit à l'infirmerie: une odeur cadavéreuse infectoit en y entrant; l'un avoit la figure couverte de boutons et d'ulcères, un autre les lèvres bouffies et noires comme du charbon, deux ou trois autres moribonds étoient dans le même lit. Un sale coquin, nommé Pierre, condamné à dix ans de fers, étoit notre infirmier depuis la mort de la reine à qui il avoit servi de valet-de-chambre. Il faisoit sa fortune au milieu de la putréfaction; car la plupart des malades étoient sans connoissance et soigneusement dévalisés. J'étois au milieu des fiévreux; dans trois jours je fus avec les lépreux. Des vers gros comme le doigt tomboient des paillasses et des cadavres vivans, entassés jusqu'à quatre dans un lit. La nouvelle de cette épidémie fit du bruit; Fouquier-Tainville fit construire un hospice à l'Évêché: le mal faisoit des progrès; le travail n'étant pas achevé, on voulut vider la Conciergerie.
Le 8 janvier, à 7 heures du soir, dix-sept fiacres vinrent nous conduire à Bicêtre; quand nous montâmes, un peuple nombreux remplissoit la grande cour du palais; quoiqu'il fit froid, l'odeur que nous exhalions étoit si infecte qu'on ne pouvoit nous approcher à plus de trente pas; en route, la neige voltigeoit sur nos lèvres noires. Dans ce misérable état nous fûmes encore enchaînés deux à deux; quatre ou cinq furent gelés en route; enfin, nous arrivâmes à Bicêtre à 8 heures du soir. Je perdis de vue Pascal et Welter, qui furent conduits aux Carmes, rue de Vaugirard.
À Bicêtre, nous fûmes confondus avec les plus grands scélérats, qui me volèrent jusqu'à ma chemise; celui qui me la prit me dit qu'il en avoit besoin pour aller à la chaîne, où il étoit condamné pour dix ans, et que j'eusse à me taire si je ne voulois pas être assassiné pendant la nuit: je me tus, mais je pleurai à mon aise.
On me guérit à moitié, car il falloit faire place à d'autres, mes plaies n'étoient qu'à demi-fermées quand je montai aux cabanons; la maison fournit de linge comme un hôpital, on me donne une chemise élimée et trouée à l'estomac du côté gauche: cette tunique avoit servi deux ans auparavant aux malheureux qu'on avoit égorgés dans cette prison; les trous étoient faits par les sabres et les piques qu'on leur avoit enfoncés dans le cœur, quand ils étoient aux cabanons et aux infirmeries, car les malades furent les premières victimes.
J'étois seul dans mon cabanon: depuis dix jours mes plaies s'étoient rouvertes, un sang noir mêlé de pus en découloit; la rudesse du linge et du grabat, l'insalubrité des alimens, la crudité de l'eau corrosive, avoient contribué à cette rechute; j'éprouvois des douleurs inexprimables, toute la nuit je hurlois comme un chien, on me donna à boire de l'absinthe et des tisanes anti-putrides; mes plaies augmentoient toujours et mon corps étoit comme un crible; je devins enflé, la mort faisoit chaque jour un pas vers mon lit. Le 23 mai, à cinq heures du soir, on ouvre mon cabanon pour la première fois depuis trois mois; un porte-clef m'annonce que je vais être transféré et jugé.
Je me traîne en lui donnant le bras; deux gendarmes m'attendoient au greffe, pour me conduire à pied à Paris, ils me mettoient les menottes: «De grâce, achevez de m'ôter la vie, leur dis-je, voilà l'état où je suis» (en leur découvrant ma poitrine et mes jambes): ils reculèrent d'effroi, m'offrirent le bras...... Le grand air me saisit en sortant, et je tombai évanoui sous un tilleul de l'avenue. Pendant ce tems un des gendarmes avoit couru sur la route arrêter une voiture de charretier; je revins à moi, mes vêtemens étoient mouillés de sang: il me sembloit qu'on me tiroit dans tous les membres des coups de fusil chargé à balles; mon sang caillé reprenoit sa circulation. «Belle saison du printems! dis-je en traversant un champ de pois fleuris, je goûte tes douceurs, je respire un air pur; depuis huit mois, voilà le premier beau jour de mon existence, et demain je ne vivrai peut-être plus.» J'arrivai à la porte de la Conciergerie à sept heures du soir; mon cœur tressailloit de joie et d'effroi. Je retrouvai Pascal et Welter; nous nous embrassâmes en pleurant. À onze heures nous reçûmes nos actes d'accusation pour monter le lendemain au tribunal.
Le matin (24 mai), pendant que nous déjeûnions entre les deux guichets, on ouvrit l'armoire où étoient les cheveux que le bourreau avoit coupés la veille à ceux qui avoient été à la mort. Ce lieu est l'antichambre du trépas et de la résurrection.
À neuf heures, nous montâmes au tribunal; nous étions dix-sept pour différentes causes; nous ne nous connoissions pas, mais c'étoit la mode d'englober plusieurs affaires, afin, disoit-on, d'expédier les royalistes et de libérer les patriotes.
J'occupai le fauteuil de fer; le sort étoit las de me persécuter; l'état où j'étois excita la compassion des auditeurs; Hierchmann fut amené du Luxembourg pour déposer; sa présence me fit horreur sans me déconcerter; la femme Morl15 fut appelée de même. Par une heureuse méprise, l'huissier avoit assigné à sa place une autre Morl13 qui ne nous connoissoit pas, et qui fut plus effrayée que nous de paroître devant les Euménides. Hierchmann se voyant seul, balbutia; je me défendis de sang froid, mais Pascal perdit la tête et l'injuria; les débats furent fermés à deux heures. À deux heures cinq minutes les jurés revinrent des opinions. Pascal, Durand et Paulin furent appelés les premiers pour entendre leur arrêt de mort. Le premier pour n'avoir pas approuvé ce que faisoient les jacobins; le second pour avoir dit du mal de Marat; le troisième, maître de langue, pour avoir été calomnié par une sous-maîtresse de pension, qui le dénonça par vengeance de ce qu'il n'avoit pas répondu à ses sollicitations amoureuses. On nous appela ensuite pour nous prononcer notre liberté, qui fut précédée d'une grande semonce.
Comme je ne pouvois me soutenir, un gendarme en me reconduisant à mon domicile, m'apprit que j'avois eu cinq voix pour la mort. L'amie de Pascal, qui ne savoit pas qu'on avoit appelé notre affaire, étoit à dîner en face du palais au moment où il alla à la mort; elle rentra en même tems que moi, et s'évanouit en me voyant. Ces violentes secousses avoient aliéné ma raison. J'étois si accoutumé à être sous les verroux, que le lendemain en m'éveillant, je me traînai à ma porte pour voir si j'étois réellement libre. Je m'habillai à la hâte; le grand air avoit presque refermé mes plaies; je souffrois beaucoup moins et me traînois avec un bâton; personne n'étoit encore levé; je regardois de tous côtés, dans les rues, autour de moi, comme si je fusse arrivé à Paris pour la première fois. J'allai déjeûner chez l'amie de Pascal; nous nous attendrissions sur son sort; un gendarme vint l'arrêter et la conduire à la Conciergerie; on devine son crime; elle sortit après le 9 thermidor, vit la fin tragique d'Hierchmann, qui se sauva du Luxembourg, alla retrouver la Morl13 justement suspecte à la justice, s'associa à une troupe de voleurs, fut pris, condamné aux fers, enfermé à Bicêtre, pendant quatre mois, dans le même cabanon où j'avois tant souffert, brisa ses chaînes, fut poursuivi près de Lyon, et se noya dans le Rhône.
Nous sommes à 1,155 lieues de Paris.
1er juin. Ce matin, calme plein, brume: on sonde, point de fond. La sonde est un morceau de plomb de quinze à vingt livres, rond, en forme de cône tronqué, dont le dessous un peu creux, est rempli d'une couche de suif mou. Quand il a fond, le sable ou la vase s'attachent au suif; la couleur de la terre, du gravier ou des rocailles indiquent au pilote le parage où il est. On trouve des marins si instruits dans ce genre de cosmographie, que dans la première tentative faite secrètement en 1797, sous les ordres du général Hoche, pour une descente en Irlande, notre escadre, battue par une violente tempête, craignant les côtes, jetta la sonde; le pilote reconnut qu'il n'étoit qu'à quatre lieues des attérages indiqués pour l'expédition. Une tourmente dissipa nos vaisseaux, et la Charente fit tant d'eau, qu'elle faillit sombrer. (Je dois ces détails à M. Thomas, officier de cette frégate.)
Nous sommes à 1,338 lieues de Paris.
2 juin. Nous voyons une trombe, ou pompe d'eau, phénomène redoutable en mer. Le conflit de deux vents opposés laisse un vide, la pression des colonnes voisines fait monter l'eau avec tant de rapidité, qu'un vaisseau surpris par la nuit, ou par l'ignorance du pilote, est attiré, enlevé et sombré. On entend au loin mugir l'onde; une brume épaisse borde la pompe aspirante que le hasard a formée. Cette attraction tourbillonnante sert aux naturalistes à expliquer la cause de ces immenses gouffres qu'on trouve au milieu des mers. Ces abîmes sont toujours avoisinés de vents violens qui par leur conflit, forment une pompe aspirante ou foulante. Les parages voisins sont sujets à de violentes tempêtes. Quand l'orage approche, on entend un bruit semblable au mugissement de cent taureaux. Si le tourbillon est moins considérable, on le nomme pompe d'eau; on la coupe à coups de canons, et alors elle inonde le bâtiment.
4 juin. Aujourd'hui on radoube les canots; les moutons galeux qui les habitoient, se couchent aux pieds des affûts des canons: on en tue chaque jour une couple pour nos soixante malades; l'état-major prend seulement les poitrines et les gigots pour qu'ils n'aient pas d'indigestion. Nous désirons d'arriver pour arriver, car le janissaire Villeneau, intrépide le soir dans ses recherches sonde avec la pointe de son sabre, dans les lieux les plus secrets, où quelques-uns de nous se retirent pour ne pas descendre dans l'entrepont. Depuis qu'on a déplacé les canots, ils se blottissent sur le col et dans le bras de la grosse donzelle de bois qui est à la proue de la frégate.
6 juin. Tems couvert, calme, pluie abondante; on sonde, 225 pieds d'eau, fond de vase, côte du Brésil; nous sommes par le premier degré 40 minutes au-delà de la ligne, voici le résumé de notre traversée.
L'Analyse de la Révolution a été suivie de quelques contes galans, de la Vie privée du cardinal de Rohan, de celle du dernier duc d'Orléans, de l'origine du télégraphe, de l'utilité qu'en tira Philippe, père de Persée, dans la guerre qu'il fit aux Romains. Cette découverte, perfectionnée dans la révolution, remonte à plusieurs siècles avant l'ère chrétienne; elle se nommoit signaux par le feu. Les narrateurs, MM. Job-Aimé, Gibert-Desmolières et Calhiat, disent que l'historien Polybe donne l'invention du télégraphe à Énée, fameux capitaine, contemporain d'Aristote et d'Alexandre-le-Grand. Ils renvoient pour les détails au VIIIe. volume de l'Histoire ancienne de Rollin; en disant un mot de la Perfection de l'Aréostat, ils parlent du Champs de Fleurus; enfin, de toutes les découvertes perfectionnées par la révolution. L'électricité et le docteur Franklin ne sont point oubliés.
Ces importantes matières nous ont amenés à ces deux problèmes encore insolus, si les républiques produisent plus de grands hommes que les monarchies, et pourquoi. Le si a été appuyé par les uns, nié par les autres; tous en l'accordant par supposition, ont pensé sur le pourquoi, que l'on n'apprend bien la guerre que dans les camps; qu'une monarchie paisible est comme une théorie auprès de la pratique. Ils ont encore comparé les deux gouvernemens à deux vaisseaux qui voguent sur deux mers, orageuse et tranquille: l'un n'a souvent que quelques routiniers à son bord: chaque marin qui sort de l'autre est expérimenté. La question du divorce a été également traitée par nos théologiens, sous le point de vue religieux, politique, civil et moral: on en devine bien la solution. M. Thomas, chanoine de Saint-Claude, qui a vécu à Ferney avec Voltaire, dans ses dernières années, nous a donné des particularités intéressantes sur ce grand homme. En 1776, des prédicateurs zélés pour la conversion du philosophe, insérèrent sous son nom une superbe ode à Jésus-Christ dans le journal de Fréron. M. Thomas courut pour l'en féliciter en pleurant de joie. Elle n'est pas de moi, mon ami, reprit Voltaire; je n'ai jamais rien fait de bon pour cet homme-là. M. Trolé, qui a étudié avec les deux Robespierre, nous a donné la vie privée de l'aîné. Il voyoit tous ses camarades de si mauvais œil, qu'il cherchoit toutes les occasions de les faire battre, en se retirant à l'écart. Ceux qui le surpassoient étoient ses ennemis irréconciliables; il les divisoit toujours entr'eux; et les faisoit souvent battre au canif, dans l'espoir de s'en délivrer. (Nous sommes à 1632 lieues de Rochefort; nous courons nos longitudes.)
7 Juin. Enfin, l'eau a changé de couleur, elle est d'un vert pâle tirant sur le jaune; la brume nous circonscrit; à deux heures nous jettons une petite ancre pour ne pas trop dévier par le courant du fleuve des Amazones, qui a cent lieues d'embouchure; le soir, au moment où nous allions mouiller, un matelot tombe à la mer; on vire de bord, on lui jette des cages à poulets, il étend un bras défaillant pour les saisir, et se perd pour jamais dans les flots qui portent son cadavre aux poissons affamés.
8 Juin 1798 (20 prairial) Beau tems à la pointe du jour; tout l'équipage crie terre: on reconnoît le cap Cachipour, sol inculte qui nous est disputé par les Portugais; ces bords, couverts de vases et de palétuviers, rendent le sauvetage presqu'impossible. Nous filons sept et huit nœuds. À midi nous sommes dans les eaux bourbeuses de l'Oyapok; nous approchons du cap Orange, ainsi nommé par les Hollandais qui, l'ayant découvert en 1500, à la suite des voyages d'Améric Vespuce, lui donnèrent le nom de la famille de leur stathouder. On y voit un fort sur une pointe de rocher, qui s'élève au bout d'une petite anse bordée de monticules et de bois toujours verts. Toutes ces possessions ont passé tour-à-tour des Anglais aux Espagnols, et des Espagnols aux Portugais qui les conservent encore aujourd'hui. Quand Christophe Colomb eut découvert le Nouveau-Monde, l'Espagne, le Portugal, Venise et la cour de Rome se partageoient ces conquêtes; ce qui fit dire à François premier: «Je voudrois bien voir l'article du testament par lequel Dieu donne les deux Indes à la cour de Rome, aux Portugais et aux Espagnols, sans que j'y puisse rien prétendre.» Comme ce testament n'étoit pas olographe, la cour de France envoya à la découverte comme les autres; le continent de l'Amérique est si vaste, que nous y fîmes de rapides conquêtes. En 1530, Cristoral Jacques, envoyé par Jean III, roi de Portugal, avec une flotte de huit vaisseaux, après avoir découvert la baie de Tous-les-Saints, trouva deux petits vaisseaux français à l'embouchure du fleuve du Paraguai, appelée de la Plata ou d'Argent, les prit, les coula à fond et fit massacrer l'équipage; preuve que les Français avoient connu et possédé ce pays avant les Portugais. Ils y trafiquoient paisiblement avec les Indiens, ennemis jurés des inventeurs de l'inquisition, si atroce au Para et au Brésil. Un jour, on ne s'étonnera plus de voir les Français circonscrits momentanément entre l'Oyapok au midi, et le Maroni au nord, s'efforcer de franchir ces bornes. (Extrait du chevalier Desmarchais.)
9 Juin. Nous ne sommes qu'à dix-huit lieues de Cayenne. Le vent fraîchit, nous laissons les Deux-Connétables à notre droite; ces deux rochers arides, point de mire des navigateurs, ne sont couverts que de nids et d'œufs. Les oiseaux s'y rassemblent en si grand nombre, que ces rochers en sont tout blancs; on leur tire souvent un coup de canon, et ils obscurcissent l'air; ils ne fuient pas à l'approche de l'homme, lui déclarent la guerre pour défendre leurs couvées; leur nombre égal à celui d'un essaim de moucherons au bord d'une eau croupissante, ne se rebute jamais des coups de bâtons dont on ne frappe pas inutilement l'air: tous cherchent avec leurs longs becs à tirer les yeux aux chasseurs. Un vent favorable enfle nos voiles, nous cinglons Remire et Montabo, d'où on signale les vaisseaux venant d'Europe. Ce signal est rendu de suite à Cayenne. Nous rangeons à notre gauche les îlets le Malingre, les Deux-Mammelles, le Père, la Mère et l'Enfant-Perdu; ces différens rochers ressemblent de loin à des grottes antiques qui menacent ruine; ils doivent leur nom à la forme que la nature leur a donnée.
À quatre heures et demie nous arrivons dans la rade de Cayenne, à trois lieues de la citadelle qui ressemble à une masure sur la pointe d'un rocher: nous appelons un pilote par un coup de canon. Je ne puis exprimer le serrement de cœur que j'éprouve au bruit des cables et des ancres qui se précipitent dans l'onde. De même qu'ils enchaînent la frégate au rivage, de même nous serons prisonniers dans ces climats..... Nous voilà mouillés.
10 Juin. À la pointe du jour, une petite pirogue, chargée de quelques nègres et d'un capitaine de port, vient à nous. Ils rament en chantant, et font tourner en mesure une petite pelle appelée pagaye, arrondie par le bout. Le capitaine monte à notre bord, et nous entourons les rameurs qui sont vêtus de leurs plus beaux habits; car on nous a pris pour un nouvel agent. Leur garde-robe n'est pas difficile à porter, c'est une veste blanche ou bleue, qui paroît sortie du panier aux ordures; une chemise trouée aux épaules, aux coudes et aux endroits les plus remarqués par les dames; ceux-là sont les richards; les novices n'ont qu'un travers d'étoffe large de quatre doigts, long de six pieds, qui fait deux tours sur leurs rognons, passe dans la vallée postérieure et se termine par deux bouffettes qui emmaillotent l'extrémité. Nous leur demandons quand nous irons à terre; ils nous répondent dans un jargon moitié français moitié barbare. Ils repartent à dix heures avec une de nos chaloupes, montée par le capitaine et un sous-lieutenant qui vont rendre compte de notre arrivée. Cette visite nous donne une idée sinistre du pays. Quelqu'un, pour nous rassurer, nous adapte l'histoire de la servante de Rochefort, vue, connue à onze heures par son amant, fiancée, publiée et mariée à midi. On avoit alors distribué avec profusion le fameux programme de la colonie de 1763, et chacun, des quatre coins de la France, accouroit ici pour faire fortune. Un homme entre deux âges, marié ou non, vend son bien, arrive à Rochefort pour s'embarquer, et veut choisir une compagne de voyage; il rôde dans la ville en attendant que le bâtiment mette à la voile.
À onze heures, une jeune cuisinière vient remplir sa cruche à la fontaine de l'hôpital. Notre homme la lorgne, l'accoste, lui fait sa déclaration.—«Ma fille, vous êtes aimable; vous me plaisez, nous ne nous connoissons ni l'un ni l'autre, ça n'y fait rien; j'ai quelque argent; je pars pour Cayenne; venez avec moi, je ferai votre bonheur. Il lui détaille les avantages promis, et se résume ainsi: Donnez-moi la main, nous vivrons ensemble.—Non, monsieur, je veux me marier.—Qu'à cela ne tienne, venez.—Je le voudrois bien, monsieur, mais mon maître va m'attendre.—Eh bien! ma fille, mettez-là votre cruche, et entrons dans la première église; vous savez que nous n'avons pas besoin de bans; les prêtres ont ordre de marier au plus vîte tous ceux qui se présentent pour l'établissement de Cayenne.» Ils vont à Saint-Louis; un des vicaires achevoit la messe d'onze heures; les futurs se prennent par la main, marchent au sanctuaire, donnent leurs noms au prêtre, sont mariés à l'issue de la messe, et s'en retournent faire leurs dispositions pour le voyage. La cuisinière revient un peu tard chez son maître, et lui dit en posant sa cruche: «Monsieur, donnez-moi, s'il vous plaît, mon compte.—Le voilà, ma fille; mais pourquoi veux-tu t'en aller?—Monsieur, c'est que je suis mariée.—Mariée! et depuis quand?—Tout-à-l'heure, monsieur, et je pars pour Cayenne.—Qu'est-ce que ce pays là?—Oh! monsieur, c'est une nouvelle découverte; on y trouve des mines d'or et d'argent, des diamans, du sucre, du café, du coton; dans deux ans on y fait sa fortune!—C'est fort bien, ma fille; mais d'où est ton mari?—De la Flandre autrichienne, à ce que je crois.—Depuis quel tems avez-vous fait connoissance?—Ce matin à la fontaine: il m'a parlé mariage; nous avons été à Saint-Louis; monsieur le vicaire a bâclé l'affaire, et voilà mon extrait de mariage.—Bien, ma fille, soyez heureux; c'est la misère qui épouse la pauvreté.»—Cette rencontre n'eut pas l'effet que le maître avoit prophétisé; ils vécurent dix ans à Cayenne, et revinrent en France avec quelqu'argent. Voilà de ces coups du sort qu'il nous faut espérer. Le soir, Villeneau capture un brik américain qui va porter des vivres à Surinam, colonie hollandaise avec qui nous sommes en paix.
11 juin. Le sous-lieutenant revient à bord; les administrateurs de Cayenne n'ont point reçu de lettre d'avis de notre arrivée; la colonie est dans la plus grande disette; ils sont fort embarrassés de nous; les matelots nous apportent des fruits du pays, qu'ils veulent nous vendre au poids de l'or. Monsieur Jagot est obligé de décréter un maximum. Nous débarquerons incessamment; mais nous serons veillés de près, car les autorités sont encore en rumeur de l'évasion de MM.
- Aubri, représentant du peuple (mort à Demerari.)
- Barthélemi, membre du directoire exécutif;
- De la Rue, représentant du peuple;
- Dossonville, inspecteur de police;
- Marais-le-Tellier, attaché à M. Barthélemi (mort dans l'évasion.)
- Pichegru;
- Ramel, commandant de la garde des conseils;
- Villot, représentant du peuple;
déportés sur la Vaillante, qui se sont sauvés à Surinam, dans la nuit du 3 du courant.
Une brume épaisse nous dérobe Cayenne et les montagnes voisines. Le mois de mai est ici la mousson pluvieuse; la rade est peu sûre, et les gros bâtimens ne peuvent approcher à plus de trois lieues du port. Les goëlettes qu'on nous envoie ne peuvent nous atteindre qu'au bout de vingt-quatre heures, encore a-t-il fallu les remorquer, au risque de voir périr une partie de nos canotiers. Nos malades, au nombre de 60, sont enfin partis ce matin 14 juin; une nouvelle embarcation en emporte ce soir autant.
15 juin. Nous voguons les derniers au port. Adieu, France ... Adieu, nos amis ... Songez à nous.... Nous sommes déjà loin de la frégate. Quel regard nous lançons à ce fatal bâtiment! Le cerbère qui le commande mériteroit bien le sort de Lalier. Qu'il nous tarde de mettre pied à terre! Les montagnes s'approchent..... Quel beau tapis de verdure! Nos cœurs s'élancent dans ces vastes forêts.... Y serons-nous libres....? Nos nouveaux pilotes sont honnêtes, mais aucun d'eux ne répond à cette question. Nous voilà à l'embouchure de la rivière; voilà le fort, les cases, le port, les bateaux rangés et ancrés sur le rivage; quelles masures de boue et de crachat ces nids à rats croulent.... Voilà Cayenne; il est cinq heures et demie: nous voilà donc au port le pied sur la grève; nous sommes à 1500 lieues de Rochefort, à 1632 de Paris; quelle réception allons-nous avoir après 45 jours de traversée, trois mois d'embarquement et 3325 lieues de route?
Fin de la seconde partie.
VOYAGE
À CAYENNE.
TROISIÈME PARTIE.
O socii (neque enim ignari sumus antè malorum),
O passi graviora! dabit Deus his quoque finem.
Vos et Scylleam rabiem, penitusque sonantes
Accestis scopulos, vos et Cyclopea saxa
Experti: revocate animos mœstumque timorem
Mittite, forsan et hœc olim meminisse juvabit.
Æneid., lib. I. v. 198.
Courage, mes amis, dans nos nouveaux revers,
Dieu nous visitera dans ces vastes déserts:
Heurtés sur les rochers, ensevelis sous l'onde,
Après une infortune à nulle autre seconde,
Nous vivons.... Ô jour cher à notre souvenir!
L'innocent dans les fers, sème un doux avenir.
Entrée à Cayenne. Description du pays. Mœurs des Indiens, des blancs, des noirs. Caractère et habitude des colons. Autorité des agens. Traitement des déportés. De l'établissement de la colonie de 1763 en parallèle avec celui des exilés de 1797, dans les déserts de Kourou, Synnamari, Konanama, etc.
La goëlette est à l'ancre: une foule de monde accourt au rivage, un fort détachement de blancs et de noirs borde les deux parapets du pont de charpente, où nous montons par une échelle de meunier; les soldats serrent les rangs. Les haillons qui nous couvrent, la misère empreinte sur nos fronts, notre air déconcerté et inquiet, réveillent l'attention des spectateurs; au bout de quelques minutes, la joie d'avoir enfin touché la terre nous rend à nous-mêmes, nos pieds incertains cherchent l'équilibre, comme si nous étions ballottés par un roulis; nos nerfs, continuellement tendus, se dilatent; enfin nous étendons nos membres, comme le cerf dont les jambes roides à la sortie d'un étang, se refont après quelques heures de repos. Des yeux avides nous toisent ... Quels êtres, grand Dieu!..... sont-ce des hommes ou des bêtes fauves? Parmi cette race nuancée de toutes couleurs, quelques européennes nous fixent avec cet intérêt que les âmes sensibles prennent aux malheureux. La milice noire, les pieds nus, plats et épatés comme un éléphant, revêtue d'un mauvais juste-au-corps blanc et d'un large pantalon de même couleur, qui contrastent avec les traits des figures gaufrées, nous traite plus impitoyablement que les grenadiers d'Alsace, à peine nous est-il permis de lever les yeux..... Nous dépassons les remparts, la foule de peuple qui nous suit obstrue le passage; nous entrons dans une grande maison au milieu de la principale rue, la populace noire est sous nos fenêtres, assise et entassée l'une sur l'autre, comme les gouvernantes et les batteurs de pavés en Europe auprès des marionnettes ou des loges d'animaux curieux. Je reviendrai sur ces objets. Nous voilà dans une prison un peu plus spacieuse que l'entrepont de la Décade; Villeneau sur le balcon d'une grande maison au milieu des élégantes de cette ville, nous fixoit à notre passage avec une pitié orgueilleuse..... On nous distribue des hamacs; nous logeons au grenier; des nègres nous commandent, nous gardent et nous servent; on prend nos noms. Les seize premiers ont été conduits chez l'agent; les municipaux se transportent dans notre prison, avec une toise pour nous mesurer comme si nous devions tirer à la milice.
LIBERTÉ.——ÉGALITÉ.
Extrait des procès-verbaux de débarquemens à Cayenne des cent quatre-vingt-treize déportés par la frégate la Décade, commandée par le citoyen Villeneau, capitaine de frégate.
«Ces jours-ci 25, 26 et 27 prairial an VI de la république française (13, 14 et 15 juin 1798), nous commissaires exécutifs près l'administration centrale du département de la Guyane française, en vertu d'une lettre à nous remise par le citoyen agent du directoire en cette colonie, et à nous écrite par le citoyen Boischot commissaire exécutif de Rochefort, par laquelle il nous donne avis qu'il sera déporté, par la frégate la Décade, cent quatre-vingt-treize condamnés, qui nous seront remis par le citoyen Villeneau commandant de ladite frégate. À cet effet, sur l'avis qui nous a été donné le 25, que cinquante-cinq de ces condamnés[13] (c'étoient les malades), venoient d'être débarqués par le citoyen la Marillière, capitaine de la goëlette l'Agile, qui avoit été les prendre à bord de la frégate; nous les avons fait conduire, sous bonne et sûre garde, à l'hôpital civil et militaire de cette colonie. Sur un autre avis à nous donné les 26 et 27 du même mois, par les capitaines la Marillière et le Danseur; le dernier commandant la goëlette la Victoire et l'autre l'Agile, ayant à leurs bords soixante-huit individus faisant partie des cent quatre-vingt-treize condamnés, et soixante-dix faisant le complément; nous sommes transportés à la maison le Comte dite la Cigoigne, sise dans la grande rue, le 28 du même mois, où ils avoient été conduits la veille par un détachement de force armée, à l'effet de prendre les noms, prénoms, professions et signalemens desdits condamnés, ce à quoi nous avons procédé en présence du chef du deuxième bataillon (c'est-à-dire du bataillon nègre), de l'officier de santé et du commandant de la force armée. Signé la Borde commissaire du directoire exécutif, Lerch chef de bataillon, Noyer officier de santé, Desvieux commandant en chef de la force armée, faisant fonctions de commandant de place.»
Il semble au lecteur que ce devroit être ici la place de la liste des déportés; je la transcrirai ailleurs, pour être plus à portée de mettre à la suite de chaque personne, les événemens, la cause de sa déportation, un précis de son existence et de ses malheurs; quand nous aurons pris racine sur ce sol, ou qu'il aura dévoré une grande partie de nous, alors si je survis, je mettrai ma liste au net avec le plus grand soin, bien convaincu d'après mon cœur, que cette partie présentera le plus tendre intérêt aux familles de mes compagnons d'infortune.
Maintenant que nous sommes toisés et signalés, montons sur la galerie pour passer en revue le peuple de Cayenne; cet examen nous tiendra lieu de soirée. Aujourd'hui que nous voilà rendus, les soirées ne seront plus les entretiens oisifs d'une ennuyeuse journée; nous ne compterons plus les nœuds que nous filerons par heure; mais la misère et l'abandonnement dont les cables sont bien plus longs et plus forts que ceux des vaisseaux à trois ponts. J'ai déjà crayonné en gros l'accoutrement des sauvages qui sont venus à notre bord le lendemain que nous mouillâmes, ceux-là étoient confus en notre présence; nous sommes donnés en spectacle à ceux-ci; la scène est un peu différente. Nous pouvons dormir tranquilles, car nous avons une forte patrouille qui nous veille jour et nuit; le peuple noir ne désempare pas; l'odeur de ces boucs nous infecte, chacun de nous peu accoutumé au fumet d'un gibier si semblable au corbeau du pays, jure sa parole d'honneur que la virginité ne sera jamais un fardeau pour lui auprès de pareils objets; pour nous guérir du mal d'amour, l'une couvre la laine noire de sa tête d'un vieux mouchoir tout déchiré; celle-ci laisse pendre jusqu'au bas de sa ceinture deux flasques vessies toutes plissées et rembrunies de quelques gouttes de sirop de tabac, loin de relever ses pendeloques elle les écrase tant qu'elle peut, pour les faire descendre jusqu'à ses genoux. La coquetterie des négresses, entre deux âges, consiste à porter de longues mamelles; cet abandon prouve qu'elles ont eu beaucoup d'enfans, qu'elles ont beaucoup de compères et qu'elles ne sont pas encore stériles, c'est un porte-respect pour les marmots qu'on appelle ici petit monde. La loi de Judas, canton d'Afrique d'où elles sortent, accorde des honneurs et des privilèges à toutes les filles ou femmes qui sont fécondes (c'étoit la loi de Propagande en 1793.)
Ces individus à figure humaine portent un profond respect à la vieillesse, et nos européens policés auroient besoin de prendre ici des leçons. Chez nous on craint l'âge avancé, parce qu'on craint l'abandon; ici on l'attend, ou plutôt on l'espère: c'est l'époque des prévenances, du repos, du respect et d'une paisible jouissance. Le vieux nègre dans sa case, au sein d'une très-nombreuse famille d'enfans et de petits-enfans, commande en roi; aussi les hommes décrépits, loin de vouloir se rajeunir comme nos grisons de France, portent à cinquante ans une jarretière blanche à leur genou, pour avertir qu'ils sont parvenus au terme de leur carrière. Alors ils se font appeler grand-papa, et à soixante ans apa, qui dans leur jargon signifie patriarche.
Ces squelettes ambulans sont couverts de lèpre et d'infirmités, et entourés d'enfans de toutes couleurs; les uns d'un noir bronzé, les autres d'un cuivre rouge tirant sur le gris; ceux-ci d'un jaune citron, ceux-là d'un blanc pâle et livide; d'autres ne sont distinctibles des européens que par la couleur de leurs grosses lèvres blanches; tous sont presque dans l'état de nature. Quelques négresses, moins par pudeur que par coquetterie, ont une petite chemise, nommée verreuse, qui leur descend jusqu'au nombril, à un doigt et demi de cette brassière de marmot; elles entortillent en bourlet une toile plus ou moins fine, d'une aune et demie de tour sur trois quarts de haut. Elles nomment ce bas de chemise dioco ou transparent. Elles le couvrent d'un camisa, morceau d'étoffe de couleur de même mesure, seulement ourlé à la coupe. Cette seconde robe de luxe, ainsi que la verreuse, ne sortent du panier que pour faire quelques conquêtes. Plus les négresses sont hideuses, plus elles se croient belles: leurs compères ou maris sont presque tout nus; ils ne couvrent la nature, comme je vous l'ai dit, que d'une lisière d'étoffe large de trois doigts, qu'ils appèlent kalymbé. Nous ne voyons que des nègres; les créoles seront autrement costumés; nous en appercevrons demain quelques-uns en allant promener depuis six heures du matin jusqu'à huit, sur la crique ou sur le bord de la mer, dans une espace de deux portées de fusil; nous serons escortés d'une garde nombreuse, qui ne nous laissera parler à personne, et qui ne pourra converser avec nous sans être mise au cachot.
Ce soir, les colons nous envoient des fruits, du vin et du poisson bouilli au sel et au poivre. Nous savons déjà que nous ne resterons point à Cayenne; nous serons relégués dans les cantons et dans les déserts comme les seize premiers.
Cette terre où nous nous trouvons avec étonnement, est destinée depuis sa découverte à servir de champ à l'ambition, de retraite aux vaincus, de cimetière aux africains, et d'hécatombe aux européens proscrits. En 1637, Cromwel vouloit s'y reléguer avec les presbytériens pour y fonder une chaire de prédicans au milieu de la Pensylvanie, sur les bords de la Delaware. En 1550, l'amiral de Coligny, ballotté par les flots de l'opinion et par le destin des guerres civiles, avoit armé des bâtimens, reconnu le sol que nous foulons, et la partie septentrionale de ce continent pour y faire une retraite pour le parti qu'il commandoit. En 1690, Philippe V, chancelant sur le trône des Espagnes, fut sur le point de porter son sceptre à Mexico ou à Lima. La Caroline, la Louisiane, le Canada et Philadelphie n'ont été peuplés que des mécontens; les uns y sont venus de force, les autres pour donner un libre cours à leurs opinions. Nous avons eu des prédécesseurs; plaise à Dieu que nous n'ayons pas de successeurs, car on attend ici 3000 déportés! La distance de Cayenne à notre patrie ne doit pas nous désespérer. Ces déserts et ces précipices sont du choix de nos ennemis; mais les arts naissent par-tout, apprivoisent tout, peuplent tout. Tant que notre Gaule fut couverte de bois, les romains y déportèrent leurs exilés, et Milon se dépitoit de manger des huîtres à Marseille. Que le tems nourrisse dans nos cœurs l'espoir de revoir nos foyers, et nos cendres retourneront en France.... Vous dont les noms nous sont chers, parens, amis, bienfaiteurs, opprimés, que nos soupirs se répondent, nous voilà rendus à notre destination. Après tant de dangers, nous nous croyons immortels.
L'heure du souper nous distrait. Au moment où chacun forme sa société, cinq voleurs déportés avec nous, un peu pris de boisson, se réunissent et se font appeler le directoire. Cette qualité leur reste, et les administrations de Cayenne, à qui nous les recommandons, les logent à l'écart dans un coin qu'ils appèlent palais. Dans la suite, l'agent Jeannet demandoit souvent à table, quand on parloit du directoire ... duquel est-il question, de celui de la Décade ou du Luxembourg? On nous fait l'appel matin et soir. Nous avons la ration de marine; trois boujearons de taffia, deux onces de riz, une livre et demie de pain, quatorze onces de viande salée pour deux jours. Chacun reçoit une assiette, un couvert et un gobelet d'étain; un grand plat, un baquet de bois et deux bouteilles vides sont le mobilier de sept convives, que le hasard ou l'amitié a réunis. Le gouvernement paie des nègres pour nous servir. Notre viande cuit sous un grand hangar; les cheminées ne sont pas de mode ici, où les plus belles cuisines sont comme nos poulaillers de France. Nous serions heureux, si ce bon tems pouvoit durer, car tous les habitans lestent notre table d'une partie de la leur, et ils mettent tant de délicatesse dans leurs procédés, que nous ne connoissons pas le nom de nos bienfaiteurs, à qui l'entrée de la prison est sévèrement interdite.
Pendant un mois nous allons promener matin et soir sur le bord de la mer; le détachement qui nous escorte garde toutes les issues, mais les habitans nous parlent aux travers des haies de leurs jardins: plus on nous serre de près, plus nous devenons intéressans. Je ne puis dire si Jeannet donne des ordres aussi sévères; en nous plaignant beaucoup, il nous gêne de plus en plus. MM. Ramel et Job-Aimé ont peint cet agent sous des traits peut-être plus durs qu'invraisemblables; je le peindrai aussi avec quelque vérité, car je n'ai pas plus à me louer qu'à me plaindre de lui; mais comme nous avons vu le sol et les cases avant que de connoître l'agent et les colons, faisons précéder leurs portraits de quelques notions géographiques de la terre que nous foulons.
De l'Amérique et des Guyanes.
La Guyane ou grande terre, est une portion de l'Amérique proprement dite formant la quatrième partie du monde. On entend par ce mot grande terre, ou terre ferme, une immense surface solide qui confine du pôle antarctique[14] au pôle arctique, et même à l'Asie, par l'extrémité septentrionale du détroit de Davis, et par les immenses solitudes glacées au nord-ouest, apperçues en 1741 par Tchiricouv. L'Amérique se divise en deux parties, septentrionale et méridionale. La première, qui s'étend jusqu'à l'isthme de Panama, est bornée au levant par les Antilles, au couchant par la mer Pacifique, au midi par l'Orénoque, les îles galapes et des cocos; au nord, elle est sans bornes: l'autre, bornée au levant par la mer du Nord et par l'Océan, au couchant par la mer Pacifique, s'étend en-deçà de la ligne depuis l'équateur jusqu'au dixième degré du pôle arctique, et au-delà jusqu'au cinquante-cinquième degré de latitude du pôle antarctique. C'est dans les dix degrés du pôle arctique que se trouvent les Guyanes, immenses presqu'îles bornées au levant par la mer du Nord, au couchant par les Cordelières, au nord par l'Orénoque, au midi par les Amazones ou la ligne.
On confond souvent les îles de l'Amérique avec la terre ferme, parce que ce vaste pays, le plus grand des quatre parties du monde, fut d'abord peu connu du côté du pôle nord. Quelques-uns ont même cru pendant long-tems que le golfe du vieux Mexique étoit un passage pour aller aux Indes orientales. Les Anglais, aussi habiles dans la navigation que les Phéniciens et les habitans de Tyr, ont fait, à diverses reprises et dans deux différens golfes et baies, diverses tentatives pour trouver une route de l'Océan par les mers du Sud, pour se rendre en droite ligne au Pérou, et de-là à Pékin. Ainsi la Louisiane, le Canada, le Labrador, la baie de Répulse furent connus par les Anglais pour appartenir à la terre ferme. L'amiral Hudson donna son nom au vaste bassin qui baigne le couchant de la Nouvelle-Bretagne. Les îles sont en grand nombre et si près les unes des autres dans certains endroits, qu'on les confond souvent avec l'Amérique proprement dite. Mais pour entendre ceci, il faut savoir que la mer qui avoisine chaque partie de la grande terre, en prend le nom. L'Océan entre l'Europe et l'Afrique jusqu'à la ligne, se nomme mer du Nord; mais quand cette mer du Nord baigne l'Espagne, l'américain la distingue sous le nom particulier de mer d'Espagne, de Barca, de Guinée, de Monomotapa. Ainsi les îles du cap Vert, suivant cette définition, paraîtroient en Afrique, quoiqu'elles en soient à cent lieues, comme on croiroit que Saint-Domingue et les Antilles sont attenantes à l'Amérique: Erreur géographique très-commune; celui qui n'a resté que dans chacune des îles, au Vent ou sous le Vent, n'a point été en Amérique.
Qu'un vaisseau sorti de Plymouth ou de Rochefort pour aller aux Grandes-Indes, éprouve une tempête qui le jette au-delà du Brésil, près de Magellan, où il fait naufrage, le voyageur à terre au cinquante-quatrième degré de latitude du pôle antarctique ne sera pas relégué dans une enceinte entourée d'eau de tous cotés; il parcourra de pied les montagnes magellaniques, le Chili, le Pérou, Panama, la Nouvelle-Espagne, le Vieux et le Nouveau-Mexique, la Louisiane, le Canada, la Nouvelle-France, les Assinoboels, les terres de Tchiricouv, et se trouvera en tournant ainsi à l'extrémité de la Sibérie orientale. Cette route faite par terre, toujours par le couchant de l'Amérique, à commencer du pôle antarctique, conduit le voyageur en Asie, vers le quatre-vingtième degré de latitude. Une femme du Mexique, convertie par un jésuite, fournit une preuve de ce que j'avance. Le bon père forcé de mettre à la voile, dit à sa pénitente qu'elle trouveroit les mêmes secours spirituels dans ses confrères. Celle-ci, peu contente de se voir confinée dans un pays d'où son directeur s'éloignoit pour aller à Pékin, se mit en route par terre, au risque de périr. Le jésuite arrivé à Pékin l'année suivante, fut surpris d'y rencontrer sa pénitente qui l'avoit devancé d'un mois; elle lui dit: Que profitant du soleil qui venoit amener le grand jour dans les pays qu'elle parcouroit, elle avait couru de hameau en hameau; que surprise de se trouver dans un autre monde, elle avoit suivi pendant près de trois mois une route opposée à la première, et qu'enfin, après avoir passé de grands fleuves, de grands bois et des lieux qui paroissoient inhabités, elle étoit venue de pied du Nouveau-Mexique à Pékin. Il paroît que cette femme, partie au commencement du mois de juin, étoit arrivée à la fin de septembre de l'année suivante. Ce fait, dont la possibilité est reconnue par tous les voyageurs, se trouve dans les missions du Pérou et des Indes. On me pardonnera de ne pas le détailler plus au long dans le désert où j'écris. Privé quelquefois de plume et d'encre, n'ayant que quelques volumes détachés, je ne puis avoir recours qu'à ma mémoire, dont je me défie d'après l'épuisement et les angoisses qui l'ont presque tarie.
Reportons-nous à cent trente lieues du midi au nord, du cap de Nord, par le 1er degré 51 minutes de latitude septentrionale, et 52 degrés 23 minutes de longitude estimée à l'occident du méridien de Paris, confins septentrionaux de la Guyane portugaise et méridionaux de la française.
Là commence la baie de Vincent-Pinçon, nom d'un des compagnons d'Améric Vespuce qui alla la reconnoître. La Crique-Macari et la rivière de Manaye, coulent dans ce canal à l'embouchure d'un autre plus grand, nommé Carapapouri. Ces rivages toujours verts, présentent de loin un abord gracieux; on croiroit qu'ils sont habités, et ils pourroient l'être si la colonie étoit plus populeuse; mais ils creuseront toujours le tombeau des blancs d'Europe, qu'on y enverra sans les acclimater. Je m'y arrête un moment pour les peindre au lecteur, parce que nous devions y être exilés. L'intérieur offre de grandes prairies, des précipices, des forêts impénétrables, des lacs à perte de vue, des nuées d'insectes et de mouches altérées de sang, d'énormes serpens, des tigres, des hyènes, des couleuvres plus grosses que des tonneaux et longues à proportion, des crocodiles ou caïmans, dont la gueule peut servir de tombeau à l'homme; nous y aurions plus de terre que nous n'en pourrions cultiver, mais de ce sol vierge s'élèvent des vapeurs homicides, qui empoisonnent celui qui l'ouvre le premier. On n'y respire qu'un air condensé par les étangs et par les grands arbres, qui, comme des siphons, versent sur le nouvel habitant le méphitisme et la mort.
Le gouvernement a déjà essayé d'en tirer parti. En 1784, M. le comte de Villebois, gouverneur de la colonie, sur les avis de monsieur Lescalier, alors ordonnateur, y fit établir des ménageries, dont la garde fut confiée au député Pomme, assez connu en France depuis la révolution. Elles réussissoient bien; on y envoyoit des soldats qui se fixoient dans la colonie. Après avoir obtenu leurs congés, des créoles même s'y rendoient volontiers; le gouvernement leur donnoit des nègres pâtres, des vivres, leur avançoit un certain nombre de bêtes à cornes, dont ils avoient le laitage. Ils partageoient seulement les rapports avec l'état; ils choisissoient les lieux les plus propices pour abattre les forêts et y substituer à leur loisir, des denrées coloniales. Par ce moyen, ce désert se peuploit de cultivateurs et de pâtres. Depuis la révolution les invasions des Portugais ont tout ruiné, et ce sol, si productif par la végétation, a repris sa forme hideuse. On en peut juger par les rapports des ouvriers que l'agent vient d'y envoyer pour bâtir nos cases.
«Les makes et les maringouins ne nous ont laissé reposer ni jour ni nuit; les brousses, les étangs, les forêts, les terres tremblantes, les énormes reptiles qui habitent ces déserts, ne nous ont pas permis d'approcher du lieu que vous nous avez indiqué. Les indiens ont refusé de nous conduire. Nous sommes partis vingt en bonne santé; dix sont attaqués de fièvres putrides, et nous autres sommes convalescens. Parmi les fléaux de cet horrible séjour, dit un officier du poste d'Oyapok, on compte la mouche sanguinaire deux fois grosses comme nos guêpes de France, aussi nombreuses que les gouttes de pluies, et plus acharnée à l'homme que la mouche au cheval; son dard est si aigu et si long, qu'elle perce les vêtemens les plus épais, et se gorge de sang, jusqu'à ce qu'elle ne puisse plus voler.» Il ajoute qu'il en a écrasé une si grande quantité sur ses veines, qu'il en a retiré près d'une palette de sang. Il faudroit se faire suivre d'un palankin couvert d'une large case nommée moustiquaire, passer sa vie sous ce mausolée; car c'est en vain que des négrillons seroient occupés à chasser ces insectes sous la table pendant le repas, comme cela se pratique dans un grand nombre d'habitations de la colonie.
Les autres cantons du midi au nord, prennent leurs noms des rivières ou des caps du midi au nord dans l'ordre suivant: Conani, Cachipour, Couripi, Oyapoc, Ouanari, Appronague, Kau, Mahuri, qui se nomme Oyac dans tout son cours, et Cayenne qui tient le milieu; nous y reviendrons tout-à-l'heure.
Dans la partie du nord.... Makouria, vous vous engagez ici dans un sable mouvant, aussi pénible que celui qui incommoda si fort les soldats de Cambise dans son voyage en Libye, et ceux d'Alexandre allant au temple de Jupiter Ammon. Un sexagénaire qui seroit venu à Cayenne à quinze ans, ne se reconnoîtroit plus dans ce canton; la mer s'en est retirée à deux lieues, après y avoir apporté des vases qu'on pourroit appeler île de Délos. La déesse qui auroit accouché sur cette plage, n'auroit pas, comme Latone, donné naissance au dieu du jour, mais à des tigres, à des serpens, à toutes sortes d'animaux carnivores ou mortifères: l'ancienne plage de sables et de coquillages est couverte aujourd'hui de palétuviers, de cotonniers, de rocouyers, de cannes à sucre, d'indigo et de bois touffus et ténébreux, qui semblent déjà avoir affronté des siècles. À six lieues, la rivière nommée Makouria coupe le canton en deux jusqu'à la grande rivière de Kourou, poste fameux, dont je vous parlerai dans la suite. À six lieues, toujours dans la même direction, vous trouvez la petite rivière de Malmalnouri, engorgée comme les autres à son embouchure par des sommes de vase. À la même distance est celle de Synnamari, qui doit son nom à la salubrité d'une fontaine qui se trouve à deux lieues à l'est-sud. On y avoit bâti autrefois un hôpital pour les attaques de nerfs, les malingres, les fraîcheurs; il n'existe plus aujourd'hui.
Le poste de Synnamari, qui a pris son nom de la rivière, est à l'extrémité N. O. d'une savane, ou prairie de 15 ou 16 milles de long sur 8 ou 10 de large. Il est composé de 15 ou 16 cases, restes des débris malheureux de la colonie de 1763. C'étoit le lieu d'exil des 16 premiers, ce sera aussi le nôtre. Mais nous irons premièrement à six lieues plus loin sur les bords malheureux de Konanama. Voici provisoirement l'origine de ce séjour d'horreur. Des marchands Rouennois, dit l'auteur des relations sur la France équinoxiale, y débarquèrent en 1626. La plage d'où la mer s'est retirée à deux lieues et demie, étoit sous l'eau jusqu'aux montagnes. Konanama leur parut propre à faire une colonie, Cayenne et ses environs n'étant alors peuplés que de sauvages. Ils s'établirent sur la cîme des rochers, pour faire la guerre aux indiens. Au bout de trois semaines, les trois quarts moururent de peste, et les autres firent promptement voile pour France. La rivière d'Yracoubo, celle de Mana, à vingt-huit lieues des côtes, jusqu'au fleuve Maroni, arrosent et fixent ici les bornes de la Guyane Française, du côté du Nord. L'embouchure du Maroni est par environ 5 degrés 50 minutes de latitude septentrionale, et 56 degrés 22 minutes de longitude, estimée à l'occident du méridien de Paris.
Le Maroni et l'Oyapoc sont les seules rivières, ou fleuves de la Guyane Française qui sortent d'une grande chaîne de montagnes, de celles qui, partant des Cordillères, séparent dans cette partie du globe, les eaux qui coulent vers d'Océan, d'avec celles qui se rendent dans l'Amazone. Les rivières de Mana, de Synnamari, d'Oyac et d'Approuague, naissent dans des montagnes du second ordre; les autres, moins considérables, viennent des montagnes d'ordre inférieur. Toutes ont plusieurs branches, plus ou moins fortes, grossies par un grand nombre de petits ruisseaux. Revenons à Cayenne.
Le chef-lieu de cette colonie est assez généralement connu sous le nom d'île de Cayenne; mais on ne prendroit pas une idée juste de cette île, si on se la représentoit comme une terre éloignée du continent, isolée et entourée d'une mer navigable pour les vaisseaux; au contraire, lorsque le navigateur aborde ce terrain, il lui paroît faire partie de la terre ferme. Peut-être même cela étoit-il vrai autrefois; maintenant il n'en est séparé que par des rivières, dans lesquelles la mer monte et descend à chaque marée, mais où l'on ne peut naviguer qu'avec des barques, ou avec des pirogues.
La plus grande largeur de l'isle de Cayenne, mesurée sur une ligne allant de l'est à l'ouest, est de quatre lieues terrestres, de vingt-cinq au degré. Sa plus grande longueur, du nord au sud, de cinq lieues et demie, et sa circonférence, eu égard à toutes ses sinuosités, est d'environ seize lieues et demie. La partie de cette circonférence, bornée par la mer, et qui regarde le nord-est, peut avoir à-peu-près trois lieues et demie.
La ville de Cayenne située à l'extrémité nord-ouest de cette île, à l'embouchure de la rivière du même nom, est fortifiée, et pourroit être défendue assez avantageusement par un petit morne (montagne) qui se trouve dans son enceinte. Sa latitude est de 4 degrés 56 minutes, et sa longitude, de 54 degrés 35 minutes, d'après les observations de M. de la Condamine, en 1744.
Température du climat de Cayenne.
À cinq heures et demie, le crépuscule paroît; à six heures moins un quart, le petit jour, à six heures, le soleil s'élance du sein des mers, entouré d'un nuage de pourpre. L'ombre de la terre ne s'efface presque ici qu'à l'instant où cet astre est à l'horison, tandis que cette ombre diminuant vers les pôles, laisse aux habitans des zones tempérées et froides, la lueur des rayons obliques qu'il darde sous eux, pendant six mois, sous l'une et l'autre partie du globe.
Nous sommes amphisciens, c'est-à-dire que notre ombre va de côté et d'autre. Depuis le vingt avril jusqu'au vingt août, elle est du côté du midi, et, pendant les six autres mois, elle tourne du côté du nord. Nous avons tous les jours égaux aux nuits, à une demi-heure près, que nous perdons de septembre à mars, et que nous retrouvons dans les six autres mois. Nous avons deux étés, deux équinoxes, deux hivers et deux solstices. La chaleur est tempérée par des pluies très-abondantes, qui tombent depuis le solstice d'hiver, mi-décembre, jusqu'en mars, et reprennent en mai jusqu'à la fin de juillet, où commence le grand été, jusqu'en décembre. Le soleil passe deux fois à pic sur nos têtes, le 20 avril et le 20 août; il est peu sensible la première fois, par les pluies dont la terre est arrosée. Son retour nous donne pourtant un mois et demi de beau temps, qui sèche un peu les étangs; mais l'inconstance de ces climats, boisés et montueux, trompe souvent l'attente des colons, qui feroient toujours deux riches récoltes, si les étés et les hivernages étoient réglés. On rit, quand je parle d'hiver et d'été sous la zone torride. L'été pour nous est un soleil brûlant, qui, pendant plusieurs mois, n'est rafraîchi que par l'haleine d'une brise ou vent violent, qui souffle toujours de l'est au nord-est. Pendant la journée, le vent vient de mer, et étouffe celui de terre. Ce dernier ne se fait sentir aux côtes que dans certains temps, pendant quelques heures, et presque toujours le matin et le soir, après le coucher du soleil.
L'hiver est la chute continuelle des pluies; elles sont si abondantes, que souvent les cases sont inondées, et les plantages sous l'eau. La pluie tombe quelquefois pendant quinze jours, sans interruption; ce qui a fait dire à Raynal, que la plage où la colonie de 1763 avoit débarqué, étoit un terrain sous l'eau. Horace seroit très-croyable, s'il disoit que dans ces déserts, les daims craintifs nagent vers la cîme des arbres, où les poissons s'étonnent de trouver le nid de la tourterelle englouti[15]; quatre à cinq heures de beau temps ont pompé l'étang. Cependant les ondées sont si fréquentes, que, durant l'hivernage, l'eau n'est pas à plus de trois pouces du niveau de la terre. Ces grandes pluies forment des torrens qui grossissent les fleuves; on les appelle avalasses. Tandis que nos rivières de France laissent leurs lits à sec, celles de la zone torride sont gonflées de doucins, aussi rapides, que la fonte des neiges dans les montagnes.
Les hivers sont quelquefois secs et chauds, alors les plantages meurent; le vent de nord, qu'on appèle bise en France, brûle et gèle de son souffle nitreux sec et froid, les fleurs, les fruits et les tendres bourgeons. Tel on voit le soleil sans nuage, se levant sur la vigne gelée, mettre en cendres le bouton trop prompt à s'épanouir à la chaleur; ou tel le vent et la brume noire du mois de mai, saisissent la fleur de l'épi et transforment son lait en noir de fumée; tel le vent de nord des pays chauds, gèle, crispe et appauvrit les fleurs, les fruits et les plantages.
Voilà le sol et la température du pays. Voyons les cases, les habitans, l'agent et les autorités de Cayenne.
Les cases sont de vilaines cabanes où l'on ne voit que des châssis sans vitres, un amas de maisons sans art et sans goût, des rues en pente, sales et étroites, pavées de pointes de baïonnettes; au lieu de phaëtons, de vieilles rosses plus étiques que nos mazettes de fiacre, attelées sept à huit à un diable ou cabrouet, traînent quelques mauvaises futailles, quelques barils de bœuf ou de morue salée; voilà ce qui compose l'ancienne ville, où les maisons à deux étages sont des palais, et des boutiques de commerce qu'on loue huit et dix mille francs par an, pour servir d'entrepôt ou de magasin de déchargement des denrées coloniales ou européennes. La nouvelle ville, que nous nommerions chez nous queue de bourgade, est plus régulière, plus gaie, quoique bâtie dans le même genre, sur une savane ou prairie desséchée depuis quinze ou vingt ans; le tout est moins considérable qu'un beau village de France: les cases paroissent vides ou occupées en grande partie par des gens de couleur qui n'ont rien, qui ne font rien, qui ne s'inquiètent de rien, et qui vivent plus à l'aise que nos respectables artisans de France que l'aurore ne trouve jamais dans leurs lits, et qui portent tout le poids du jour. Ici tout le monde vend, troque, achète et revend la même chose, tout est au poids de l'or, et chacun en trouve, presque sans savoir comment. Ce paradoxe est facile à entendre quand on connoît les colonies; ceux qui les habitent dépensent avec profusion l'argent qu'ils gagnent sans peine; pour peu qu'ils en aient, ils ne se passent de rien, leur indolence est si grande que pour ne pas se déranger ils paieroient un domestique, pour cueillir les fruits qui sont sous leurs mains, et un autre pour les leur porter à la bouche; n'ont-ils rien, ils empruntent, ils trouvent facilement du crédit, car tous les insulaires sont confians pour des bagatelles; ne trouvent-ils pas à emprunter, ils mangent un morceau de pâte de racine, se promènent, dorment et ne s'inquiètent de leur existence que quand ils n'ont absolument plus rien. Cette classe d'oisifs est alimentée par les riches marchands qui troquent les négresses comme les denrées, lesquelles négresses troquent, à leur tour, tout ce qu'elles ont reçu pour les faveurs des nègres. Les arrivans d'Europe paient tout, et quand les bâtimens sont long-tems à venir, la famine est générale sans épouvanter personne. Dans ce moment, le pain vaut dix sols la livre, la viande seize; mais la monnaie de cette colonie perd un quart sur celle de France; la plus commune est la piastre forte d'Espagne frappée au Mexique à 5 fr. 10s. de France, et 7 fr. des colonies; le louis 24 f. de France, 32 f. de colonie. Les sous marqués, frappés pour Cayenne à l'ancien coin 2s. colonie, 1s. 6 den. de France; le prix de toutes les autres monnaies est réglé sur la valeur de la piastre, et ce qui coûte un liard en France se paie deux sols à Cayenne.
Vous n'avez vu jusqu'ici que des noirs et des gens de couleur; nous allons passer en revue toute la population, afin de la réunir sous un point de vue pour la peindre plus à notre aise.
On compte ici autant de races d'hommes que de distinctions sous la monarchie. Les blancs ou colons, qui diffèrent des européens par leurs cheveux blonds, leur teint pâle, et quelquefois plombé; les nègres par les nuances plus ou moins foncées de leur peau bronzée, ou couleur d'ébène ou de cuivre rouge tirant sur le gris. Le mélange de toutes ces couleurs donne une progéniture semblable à l'habit d'Arlequin: un indien et une blanche ont un enfant dont la peau est d'un blanc roussâtre; un nègre et une indienne, un rejetton cuivre rouge bronzé; une négresse et un blanc, un mulâtre dont la couleur en naissant n'est reconnaissable qu'aux ongles et aux grosses lèvres; un mulâtre et une blanche, un métis; une métisse et un blanc, un quarteron qui est plus blanc que les européens. Chaque espèce a des nuances de singularité, et souvent de rusticité du terroir. Les indiens, comme vous le verrez quand nous traiterons leur article, l'adresse, la jalousie, la férocité des peuples nomades des trois Arabies: les nègres, le génie destructeur, paresseux et borné des sauvages de l'Afrique; les autres avortons nés du croisement des races, joignent aux vices du climat l'insipidité de leurs pères; on ne peut décider s'il ne seroit pas à souhaiter qu'ils fussent plutôt noirs qu'à moitié blancs. Les créoles, enfans nés d'européens, résidans dans les colonies, sont pétris d'infirmités, souvent de défauts, et assaillis de maladies que je détaillerai plus bas. Élevés avec les nègres qu'ils détestent et dont ils ne peuvent se passer, ils en contractent les habitudes et les goûts; commencent-ils à marcher seuls, ils mangent d'une terre blanche qui les rend livides, les fait enfler et mourir; on cherche en vain à les corriger de ce goût, s'ils y sont bien enclins, les autres alimens les dégoûtent, on ne les en détourne qu'en les dépaysant. Si ce n'est pas de cette dépravation de goût que vient leur insouciance dans un âge plus avancé, c'est toujours du même fonds que naissent leur inertie et leur mollesse; la nature abrutie dès son commencement dans le principe animal, ne porte plus au sensorium ces fortes vibrations qui font les élans du génie, et la machine usée encore par d'autres excès, ressemble à un alambic ouvert et trop large, qui laissant évaporer la liqueur, ne fait plus de jets, mais tombe tristement goutte à goutte, ce qui fait dire à un voyageur qu'ils sont ennuyés, ennuyans et ennuyeux; tantôt ils regardent les nègres comme des bêtes de somme et les croient communément d'une autre origine qu'eux; tantôt ils les idolâtrent comme leurs plus chers enfans; les belles négresses sur-tout, vengent, et leur nation et elles-mêmes des mépris qu'elles ont essuyés: d'esclaves, devenues plus impérieuses que les Aspasie et les Phrynée, elles rendent leur maître plus petit qu'un ciron, plus rampant qu'une chenille, plus sale qu'un pourceau. Non-contentes de dissiper son bien et de donner sous ses yeux et ses joyaux et leurs faveurs à d'autres amans, elles le font soupirer, courir, passer les nuits, et faire plusieurs lieues pour les trouver; elles n'ont nulle amabilité, nulle grâce; nul entretien, nulle douceur; leur lubricité animale fait tout leur charme auprès des maîtres qui, fidèles aux cyniques principes qu'ils ont sucés avec le lait, les préfèrent toujours et leur sacrifient souvent les plus aimables européennes. On voit ici de vieux célibataires corrompus et entourés de bâtards et de mères de toutes couleurs, et des maris impudens qui du lit conjugal passent, sous les yeux de leur épouse, dans les bras et dans les sales réduits de leurs esclaves; les cases sont pleines de servantes inutiles, de négrillons, de mulâtres et d'enfans naturels dix fois plus nombreux que les légitimes; ces instrumens d'iniquité sont autant d'Argus pour la légitime épouse qui doit tout souffrir sans se plaindre et sans trébucher, les maris épuisés n'étant pas moins jaloux que médisans, ils se ressemblent, se contrôlent, se défendent, se déchirent, s'aiment et se haïssent, leur cœur est un crible au travers duquel le bien passe comme le mal, la haine succède à l'amour, la vengeance au repentir, la froideur à l'intimité, à la parcimonie la prodigalité, le désir à la satiété, avec la vîtesse d'un éclair. On ne peut pas dire qu'ils sont méchans, on ne peut pas dire qu'ils sont bons, ils n'ont point de caractère, et pourtant ils sont tous généreux, hospitaliers par inclination, par plaisir, par jouissance; ils ne peuvent pas voir de malheureux et ils portent envie aux heureux; mais quand ils sont bons, et le climat, vu la facilité de se procurer sans gêne les moyens de vivre, leur donne souvent cette qualité; ils le sont à l'excès. Le portrait que je trace ici est si frappant que tous ceux qui m'ont obligé ou qui se trouvoient à portée de l'entendre m'ont engagé de n'y rien changer.
Peignons maintenant le sexe créole. Je n'emprunterai pour lui ni la lyre d'Orphée, ni le pinceau de Zeuxis qui mourut d'aise d'avoir bien saisi et les traits de Vénus et les rides d'une vieille femme. Ovide chez les Sarmates ne sera même pas mon modèle, quoique je pusse dire comme lui: «Ô mes amis! reportez mes cendres dans mon pays, car je mourrois mille fois en reposant ici[16].» Mesdames, vous crieriez peut-être à l'invraisemblance, si je vous peignois avec les grâces de Junon prenant le foudre en main pour endormir entre ses bras le maître des Dieux, son époux et son frère; vous avez pourtant cette mignardise intéressante de Vénus qui, blessée au petit doigt par Diomède, fait retentir l'Olympe de ses cris et rire les immortels de son égratignure; vous avez l'indolence, les caprices, les ruses, la coquetterie, l'expression et plus souvent la molle langueur de cette déesse; mais elle n'a mis ni son incarnat sur vos lèvres, ni ses roses sur vos joues, ni ses traits dans vos yeux: elle pare ses atours et vous êtes guindées dans vos robes; les zéphyrs et les grâces marquent les ondulations de la sienne; vos guirlandes sont faites avec art; ses cheveux flottent avec goût: vous êtes riches et brillantes, elle n'a qu'une ceinture, elle la met bien et elle est jolie; quelques-unes d'entre vous ont le gros vermillon des amours, d'autres l'esquisse des grâces, celles-ci le superficiel du beau, celles-là l'amabilité locale, la dextérité des fées, d'autres dans le domestique la tyrannie des despotes et la bassesse des esclaves; quelques-unes le charme de l'éducation du sentiment, presque toutes celui de l'affabilité; mais beaucoup la mignardise et la rusticité des vétilles et des caprices; quelques-unes la galanterie, toutes l'orgueil et la coquetterie, mais toutes aussi la sensibilité et beaucoup plus de sagesse que vos maris.
Monsieur Préfontaine, ancien commandant de la partie du nord de cette colonie, donne le dernier coup de pinceau à mon croquis, dans son essai manuscrit sur les mœurs créoles, que je copie ici. «Nos créoles, dit-il, ressuscitent les sybarites qui étoient froissés en couchant sur des feuilles de roses pliées en deux, et qui tuoient les coqs pour n'être pas éveillés par leur chant. À mon arrivée ici, j'étois porteur d'une lettre d'amitié ou d'amour pour une dame dont le soupirant étoit retourné en France, et lui avoit laissé son portrait, en attendant qu'il vînt lui offrir sa main. Je me fais annoncer. Madame repose dans un branle voisin de celui de son complaisant qui lui présente nonchalamment un bouquet de roses qu'elle voudroit tenir, mais qu'elle ne peut atteindre, n'ayant pas la force d'allonger la main, et le monsieur étant trop mollement bercé pour descendre de son hamac. Une esclave aux pieds de la déesse, les lui chatouille pour appeler doucement Morphée, tandis qu'une autre lève sa jupe pour ranimer avec un oualy-oualy (éventail de paille de palmier), l'haleine libertine d'un zéphyr artificiel. Le complaisant a aussi un nègre qui lui évente la figure. Un chat ose miauler; la négresse reçoit un soufflet pour n'avoir pas éloigné cet importun. J'entre au milieu de la scène; madame ne me voit pas, tant elle est occupée de son prochain réveil. Le monsieur ouvre les yeux en bâillant nonchalamment, se remue en mesure, crache, tousse, se mouche sans bruit et sans précipitation, fait un effort pour prendre ma lettre, et me prie d'appeler madame, parce qu'il n'en n'a pas la force ... Elle s'éveille; ce n'est plus la molle indolence, c'est la sémillante Hébé; ses yeux pétillent de gaieté et d'esprit. Elle est prévenante, aimable, vive. Elle s'élance dans son salon, tire la gaze qui couvroit le portrait de la personne dont je lui remettois la lettre, la lui présente, la mouille de quelques larmes, remet la gaze, revient à nous, rit de ses pleurs, et me fait souvenir de cette saillie de Ninon: Le bon billet qu'a la Châtre!»
De pareils enfans ont besoin de bons mentors, et la mère-patrie a toutes les peines du monde à les contenter sur ce point. Les gouverneurs ou les agens qu'elle leur envoie, sont-ils trop doux, ils en font comme les grenouilles du soliveau; sont-ils trop sévères, ils les maudissent et se taisent. Leur souplesse ou leur mépris changent souvent le caractère du chef qui les gouverne; de-là les contradictions fréquentes dans leurs rapports sur l'administration de tel ou tel gouverneur ou ordonnateur. Le bien-être pour eux est un cheval de bois à dos aigu, et le mal-aise un plancher de marbre poli. Je ne connois point de républicains comme les créoles, mais ils le sont tous comme les premiers habitans d'Agrigente et de Syracuse, durant les révolutions de la Sicile. L'agent qui les gouverne aujourd'hui, m'en fournit la preuve; ils ne savent encore s'ils doivent se plaindre ou se louer de lui. Mais comme son portrait tient à notre existence, avant de m'en occuper, je reviens pour un moment à la maison le Comte où nous sommes détenus.
Nous allons promener, comme je vous l'ai dit, depuis six heures du matin jusqu'à huit, et depuis quatre jusqu'à six du soir. Les habitans nous comblent de présens et de promesses. Quoiqu'ils arrangent la religion à leurs mœurs, nos prêtres excitent pourtant leur plus vive sollicitude; presque tous les blancs par enthousiasme font choix de ceux qui n'ont point prêté serment, et les noirs de ceux qui l'ont prêté, car le schisme de France a passé dans les Indes. Les nègres et les blancs traitent la religion comme la femme jeune, et la vieille, l'homme entre deux âges. Le moment de quitter Cayenne approche. Jeannet, chef suprême, prend une décision que voici:
Arrêté de l'agent du directoire exécutif délégué dans la Guyane.
Art. Ier. Aucun déporté ne pourra rester à Cayenne ni dans l'île.
II. Tout déporté qui désirera former un établissement de commerce et de culture dans une des parties non exceptées par l'article précédent, sera tenu de s'adresser par écrit au commandant en chef, qui fera part de la demande à l'administration départementale.
III. La pétition sera appuyée d'un certificat d'un citoyen domicilié et bien connu, qui prouve que l'exposant est en mesure d'acheter ou de louer, soit une habitation, soit une maison, et qu'il a les moyens suffisans, soit pour faire valoir l'habitation, soit pour entreprendre le commerce.
IV. L'administration départementale s'assurera des faits contenus dans le certificat à l'appui de la demande qu'elle fera passer de suite avec son avis motivé à l'agent du directoire, pour être par lui pris sur le tout telle détermination qu'il appartiendra.
À Cayenne, le 30 prairial an VI (18 juin 1798.) Signé Jeannet; contresigné Édmé Mauduit, secrétaire.
Comment profiter du bénéfice d'une pareille loi? Nous ne pouvons parler à personne. Qui viendra nous offrir son bien? Nos verroux ne se desserreront pas. Tous les colons demandent un déporté pour mettre sur leur habitation; ils s'informent de la moralité de chacun, et choisissent ainsi en tâtonnant: tous sont mus du saint désir d'arracher un malheureux au gouffre dévorant de Konanama[17], où vont aller ceux qui ne trouveront point d'asyle et qui n'auront pas les moyens de former des établissemens à leurs frais, en s'engageant de ne rien recevoir de l'administration pour tout le tems de leur existence dans la Guyane. Les habitans qui se chargent d'un déporté, sont tenus de lui passer une partie de leur bien, et de répondre de son évasion. L'état ne leur fournit absolument rien; ils le médicamenteront à leurs frais. Une fois rendu chez eux, il ne pourra pas même venir à l'hôpital, ni mettre le pied dans l'île de Cayenne. Ces dispositions rigoureuses sont faites pour prévenir le dégoût et la légèreté des contractans, dit Jeannet, ou pour le libérer lui-même d'une dette sacrée...., car tous sont gardés à vue, tous sont prisonniers d'état; et dans quel état le souverain privant un individu de sa liberté, l'exilant à deux mille lieues de sa patrie, lui séquestrant son bien, lui interdisant la communication avec les hommes, ne lui donne ou ne lui prête-t-il pas des moyens d'existence? Jeannet outre-passe bien ici l'intention du gouvernement, mais les loix de la mère-patrie sont des fusils sans détente à une pareille distance. Le cultivateur européen, qui nous voit sur une terre sans bornes où chacun peut s'en allouer tout autant qu'il veut, envie notre sort, et nous reproche notre indolence. L'état, dira-t-il, leur avance des instrumens aratoires, leur concède un sol vierge, ils n'ont qu'à travailler; leur condition est préférable à la mienne. Je n'ai que dix journaux de terre que j'ensemence moi-même, et dont je ne demande que le produit net pour être heureux. Au lieu de ronces, si j'avois les arbres de la Guyane, je les déracinerois ou je les brûlerois.
Les vapeurs homicides de cette terre vierge tuent l'homme qui l'ouvre sans précaution. Les arbres qui l'ombragent, plantés par les siècles, sont quatre ou cinq fois plus gros que nos sapins; il faut les échafauder pour les couper à certaine distance du tronc, car le pied est trop étendu pour qu'on songe à le déraciner. Un homme seul dans ces forêts, ne trouveroit pas le temps de nettoyer un coin de champ, que l'autre extrémité seroit déjà couverte de broussailles plus épaisses que nos bois taillis, tant la végétation a de force. Songer à brûler les forêts, sans les couper, est une pensée folle; d'ailleurs, l'incendie découvrant le terrain, y feroit circuler l'air, et les arbustes naissans en foule au pied des troncs à-demi enflammés, ne laisseroient que peu d'espace à la culture. Il faut donc travailler sans relâche à abattre d'abord le petit bois, et à le mettre en pile. Pour cela, il faut des bras et des hommes acclimatés; mais les grands arbres restent encore; si vous n'avez pas assez de monde pour les faire tomber promptement, les petits reviennent, et vous n'avez rien fait. Le sol qui n'est pas boisé, est désert, stérile, ou étang ou savane (prairie que les avalasses d'hivernage couvrent pendant six mois de quatre ou cinq pieds d'eau.) On pourroit quelquefois dessécher ces marais, mais il faudroit des avances d'argent et d'hommes. Nous sommes 193; la moitié sera répartie dans 130 lieues, et abandonnée à elle-même, l'autre sera gardée à vue, et confinée dans un désert. Un tiers est sexagénaire, l'autre n'a rien, et tous sont moribonds.[18] Nous passons à l'hôpital les uns après les autres, la maladie nous marque nos lits. Le pays nous fait végéter comme les plantes. Aujourd'hui mon voisin se porte bien, demain il a la fièvre chaude, après demain on le porte en terre. Il y a huit jours que Bourdon (de l'Oise) et Tronçon-Ducoudrai étoient à la chasse: avant hier ils buvoient du punch et projettoient une partie pour le lendemain, ils sont enterrés ce matin, et Brotier qui les a soignés dans leurs derniers momens, est mort hier au soir d'un coup de soleil. On croiroit qu'ils sont empoisonnés. L'air et le soleil de la Guyane, sont les venins les plus subtils; aucun de nous n'est dangereusement malade, et au mois d'octobre, la moitié sera morte.
Le plus habile docteur de France ne seroit ici qu'un ignorant. Noyer tient la lancette d'Esculape, et il le mérite par ses talens; il vous enseigne son art en peu de mots: «Ôtez-moi les cantharides, la lancette, l'opium, l'émétique et la seringue, je ne suis plus médecin.» Cet Hypocrate fait pourtant chaque jour des cures que Pelletan et Dessaux auroient enviées. La pratique vaut mieux que la théorie. Le pharmacien Cadet, dans son laboratoire, auroit dépeuplé la Guyane en quinze jours. L'émétique, le jalap, la saignée, les lavemens sont le manuel pratique des écoliers et des maîtres. Les maladies sont des fièvres chaudes et putrides qui font jouer les hommes à pair ou non, et en emportent toujours la moitié. Les crises de Collot sont communes à la plupart des malades, d'autres perdent la tête, tombent en apoplexie, et meurent en dormant, faute d'avoir été saignés à-propos. Pendant l'été, les fièvres chaudes et pestilentielles sont plus communes que la migraine en France; elles occasionnent souvent des obstructions au foie, et vous emportent l'été suivant.
L'hiver est funeste aux vieillards et aux asthmatiques, les brumes et les fraîcheurs des nuits en dépêchent un bon nombre chez Pluton. La pulmonie n'est pas commune dans ce pays, mais le cathare et l'éthisie font très-bien la besogne de leur sœur.
Voici des maladies d'un autre genre: On conduit un vieux nègre aux isles du Malingre. Toute sa famille est éplorée, il est suivi d'un autre blanc que ses amis n'approchent que de loin. Ces malheureux se désespèrent, et crient à l'injustice. Le passager qui les traverse, ressemble au nocher Caron.
Les isles du Malingre, que nous avons vues en abordant, sont une léprerie où l'on confie ceux qui sont atteints d'un mal honteux, connu ici sous le nom de mal-rouge ou des arabes; en Guinée, sous celui d'épian rouge; ses symptômes sont plus effrayans que ceux de la maladie d'Aria de la Plata, si bien décrite par le compère Mathieu. Le principe de ce mal vient d'un libertinage honteux. Quand il se déclare au-dehors, il est presque sans remède, c'est une gangrène lente, qui fait tomber les membres sans douleur. Un lépreux se brûle sans s'en appercevoir, on lui enfonce des épingles dans les bras, dans les jambes, sans qu'il se réveille, s'il dort; et sans qu'il crie, s'il est éveillé. La honte est attachée à cet exil, et la faculté y regarde à deux fois pour y condamner un homme. Tout ce qui approche de lui, occasionne une juste répugnance, car cette peste est communicative. Les anciennes lépreries n'étoient pas plus effrayantes que celle-ci. Ces malades sont relégués sur une isle à trois lieues au sud-est de Cayenne, d'où ils ne communiquent avec qui que ce soit au monde. Leur isle est presque inabordable, d'où lui vient le nom de Malingre, ou mal-aisé à ancrer. Quelques curieux y vont par faveur, mais les malades se retirent et n'osent les toucher. C'est un spectacle digne de compassion de voir ces cadavres vivans, en lambeaux, dont l'un a perdu les deux bras, un autre les doigts des pieds; celui-ci est couvert d'ulcères purulents, cet autre a la figure rongée de chancres. Enfin, tous savent que l'enceinte qu'ils foulent est leur tombeau. Ils n'ont souvent pas la force d'inhumer leurs confrères qui viennent de mourir.
Aujourd'hui la pluie nous force au milieu de la promenade, à nous abriter chez un menuisier; la sentinelle nous attend à la porte: une mère jette les hauts cris, son enfant nouveau-né vient de mourir du thetanos, coqueluche qui moissonne les trois quarts des enfans, jusqu'au septième jour après leur naissance. Ils tombent en syncope, se brisent les reins, et meurent subitement. Quand un nouveau-né passe sept jours, on ne craint plus rien jusqu'à sept ans. Le mari, en courant au secours de sa femme, s'enfonce un pieux dans le mollet, qui lui donne le cathare. Ses membres se retournent, il ne parle point, il se remue à peine, et son dos se redresse en arc. On appelle M. Noyer, il le panse, mais sa convalescence sera longue, trop heureux s'il en est quitte pour quelques grandes infirmités. Tous les grands maux occasionnent un gonflement de muscles qui fait mourir ceux qui en sont atteints, dans un état affreux. Presque tout le monde est sujet au mal de jambe, qui devient incurable, si on le néglige. La gangrène et les vers s'y mettent, il faut mourir ou s'accoutumer à l'opium et à la pierre infernale. On coupe ainsi ces branches de peste, quand elles sont à l'extérieur; mais les fièvres inflammatoires gangrènent aussi les viscères, et le malade expire en criant guérison. Que nous soyons guéris ou non, nous allons bientôt évacuer Cayenne, et nous connoissons déjà assez l'agent, pour le peindre avant de partir.
Jeannet, chef suprême de la colonie, sous le nom d'agent, commande en sultan, aux noirs, aux habitans comme aux soldats; sa volonté fait la loi, rien ne contre-balance son autorité, il ne doit compte qu'au Directoire qu'il représente; il ne reste en place que pendant 18 mois, et il peut être réélu; il nomme toutes les autorités, les influence toutes, les renouvèle toutes, les fait mourir toutes; enfin, quand un agent sourcille, tout doit trembler devant lui. Voilà sa puissance; quel usage en fait-il?
Jeannet, d'un physique avantageux, dans sa trente-sixième année, fils d'un fermier de la Beauce, est manchot du bras gauche, qu'un cochon lui a mangé quand il étoit au berceau. Il doit son avancement à ses talens, à son oncle Danton, et un peu à ses maîtresses qui ont payé sa complaisance et sa vigueur. Son abord est prévenant, la gaieté siège plus sur son front que la franchise, ses manières sont aisées, il débite avec une égale effusion tout ce qu'il pense comme tout ce qu'il ne pense pas; son grand plaisir est d'être impénétrable en paroissant ouvert, il se pendroit si on pouvoit lire dans son cœur, et je ne sais pas s'il en connoît lui-même tous les replis. Il fait autant de bien que de mal, et toujours avec la même indifférence. Il met chacun à son aise, il pardonne de dures vérités et même des injures; il manie le sarcasme et la répartie avec esprit; il écoute volontiers les reproches, les remontrances, les plaintes, et ne les apostille jamais que de grandes promesses. La prodigalité, la galanterie, la soif de l'or, sont ses organes, ses esprits moteurs, ses élémens, son âme. Il est brave et prévoyant dans le danger, peu sensible à l'amitié, encore moins à la constance, blasé sur l'amour, très-facile au pardon, et peu enclin à la vengeance. La vertu pour lui, est la jouissance et le plaisir, il ne fait jamais de mal sans besoin, mais un léger intérêt lui en fait naître la nécessité. Tient-il la place de l'âne de Buridan, entre deux biens égaux, provenans de deux moyens opposés, son cœur fait pencher la balance du côté du plus honnête, ne manqueroit-il que quelques centimes de grains dans le bassin, il en feroit encore le sacrifice. C'est un homme de plaisir et de circonstance, qui aime l'argent et puis l'honneur, les hommes pour ses intérêts, ses amis pour la société, et qu'on a regretté par ses successeurs. Voilà l'ensemble du tableau, étudions-en chaque trait dans l'historique des révolutions de la colonie, par la liberté des nègres.
Il vint ici en 1793, après la mort du roi, remplacer le chevalier d'Alais, mettre la colonie à la hauteur des circonstances, fit ouvrir les clubs, en fut président, et s'allia aux hommes de toutes les couleurs. Son cœur répugnoit à ces bassesses, mais c'étoit le marche-pied de son crédit, et il s'y prêtoit avec autant d'aisance que s'il n'eût jamais eu d'autres inclinations. Plus la crise étoit difficile, plus il déposoit et même avilissoit son autorité. Le décret de la liberté des noirs, annoncé depuis long-temps, plus redouté que la foudre, faisoit émigrer les riches habitans, qui craignoient à juste titre d'être égorgés par leurs esclaves, devenant vagabonds et furieux, comme une bête vorace hors de sa cage. Jeannet se trouvoit entre l'enclume et le marteau: d'un côté, les anarchistes qu'il détestoit dans son âme, et avec qui il s'étoit trop popularisé, dissipateurs ici comme en France, soupirant après le décret, dans l'espoir du pillage, l'assiégeoient sans cesse, pour savoir quand et comment il le proclameroit. Il avoit lui-même désorganisé le bataillon d'Alsace, en substituant un nouvel état-major à l'ancien, qu'il avoit fait déporter comme aristocrate. La société populaire, dont la troupe faisoit partie, avoit fait choix de ses créatures. D'un autre côté, les vrais habitans le sollicitoient de ne pas recevoir le décret, et lui offroient des fonds. Il leur en avoit fait la promesse, aussi bien qu'au gouverneur de Surinam, dont il ménageoit l'alliance, quoique la France fût alors en guerre avec la Hollande. Il avoit reçu avis que des bâtimens Hollandais stationneroient devant Cayenne, pour capturer l'aviso, porteur de la liberté des nègres. En les voyant paroître, le 28 mars, il annonce une grande conspiration, pour jetter l'alarme dans les cantons. Quelques riches propriétaires prennent la fuite, sont déclarés émigrés; il confisque leurs habitations, et achève de s'affermir comme il le dit, après avoir connu les hommes et les choses. Pour faire sa bourse, il avoit créé, le 5 septembre 1793, pour trois millions de billets qui ont achevé de ruiner la colonie en 1795. Du même coup, il séquestre l'habitation de la Gabrielle, appartenant à M. Lafayette, qui rapporte 300,000 fr.; fait rentrer une partie de la dette arriérée, ferme les portes de l'assemblée coloniale, retourne les caisses, change les tribunaux. Enfin il alloit achever sa riche moisson, comme il le dit, au moment où vint le fameux décret. Copions ce qu'il en rapporte lui-même, dans son compte rendu, page 6:
«Ce fut le 25 prairial an 2, à six heures du soir, qu'Apolline, capitaine de la corvette l'Oiseau, me remit le décret de la liberté des nègres, sans aucunes instructions, et avec ordre de le faire aussi-tôt promulguer. Le 26, à six heures du matin, le bataillon étant sous les armes, je proclamai moi-même le décret de liberté, en déclarant traître et infâme à la patrie, quiconque tenteroit un instant de s'opposer à son exécution.»
La proclamation se répéta de suite dans tous les cantons. Alors la colonie fut à la débandade; quelques commissaires, porteurs de ce décret dans la grande terre, loin de préparer les nègres à ce passage subit et redoutable de la dépendance à la liberté, les enlevoient des ateliers, les indisposoient contre leurs maîtres, leur crioient avec emphase: Vous êtes libres, faites maintenant ce que vous voudrez. Jeannet admettoit à sa table, à ses côtés, dans son conseil, les noirs de préférence aux blancs. Les nègres étoient si bien pliés au joug, qu'ils crurent pendant deux mois que ce qu'ils voyoient n'étoit qu'un songe. Personne n'osant leur parler d'ouvrage, ils commencèrent à vouloir se débarrasser de tous les blancs, de peur de rentrer dans l'esclavage. On vit les cantons fermenter, les habitans s'enfuir dans les bois, les esclaves armés courir d'un bout à l'autre de la colonie, pour faire, disoient-ils, la chasse à leurs maîtres, qui se réfugioient à Cayenne, où ils n'étoient pas plus en sûreté. Jeannet écoutoit les plaintes des blancs, leur faisoit de belles promesses, et donnoit de légères réprimandes aux noirs. Le capitaine Apolline lui avoit apporté aussi la nouvelle de la mort de son oncle Danton, à qui il devoit sa place: ils font bien de se défaire de tous les conspirateurs, dit-il. Cette réponse n'étoit que sur ses lèvres, car il lui donna long-temps des larmes en secret, et résolut dès ce moment de mettre ordre à ses affaires, pour s'enfuir dans les États-Unis. Le girofle de la Gabrielle n'étant pas encore prêt, il ajourna son départ en brumaire an III. Son dessein transpira, il n'en fit point mystère, il se concilia de plus en plus les nègres et la société populaire, dont il étoit l'âme, écoutant sérieusement les folies que les noirs y vociféroient dans leur jargon. L'un y demandoit que les femmes blanches, qui se reposoient depuis si long-temps, fissent à leur tour la cuisine aux nègres; un autre sollicitoit un arrêté pour le partage des habitations; un troisième trouvoit mauvais que son ancien maître mangeât encore dans des plats d'argent, et lui, dans une gamelle. L'agent se contentoit de rire, mais un dernier orateur lui poussa trop vivement la botte:—Je suis libre, citoyen agent.—Oui.—Je puis me faire servir aujourd'hui.—Oui, en payant, et je serai moi-même à tes ordres pour de l'argent.—Citoyen Jeannet, ce n'est pas toi que je veux, s'il arrive des nègres, je pourrai en acheter à mon tour.—À ces mots Jeannet s'élance à la tribune, pérore long-temps sur le prix de la liberté, et termine par cette sentence: «Je crains bien que la mère-patrie n'ait versé son sang pour briser les fers d'une classe d'hommes qui ne mérite que l'esclavage, et qui ne connoît que le bâton.»
Les cultures étoient abandonnées, l'orage grossissoit, la terreur grondoit dans le lointain, la troupe n'étoit point payée, l'argent des prises avoit été dissipé, la récolte étoit serrée. Jeannet avoit des fonds, il termina sa session par une fuite, et fit légitimer ses rapines par un prétendu compte rendu que j'ai sous les yeux. Cette manière de s'y prendre est originale; le bataillon qui étoit presque nu s'opposoit à son départ; il assemble le département, lui dit qu'il va en France pour solliciter des fonds pour la colonie, que les caisses sont vides pour le moment, mais qu'il y a plusieurs recettes sûres (en parlant du produit des récoltes) dont quelques-unes sont prochaines (il touchoit à ses coffres en parlant); d'autres éventuelles sur lesquelles il est raisonnable de compter (les prises que les corsaires devoient faire). Le département fait imprimer ce petit compte. Il pare à tout par un prompt départ, et fort de cette pièce auprès du directoire, se fait renommer agent, revient en 1796 remplacer Comtet à qui il avoit remis ses pouvoirs à la fin de 1794, comprime les nègres, et fait ressentir sa colère à Collot-d'Herbois et à Billaud-Varennes qui avoient presque gouverné la colonie pendant son absence.
Le premier de ces deux exilés est péri à Kourou d'une mort violente, avant notre arrivée; l'autre est resté long-tems à Synnamari avec les seize premiers déportés. Ce contraste peut intéresser le lecteur; j'en dirai un mot dans la suite.
Revenons à l'état actuel de la colonie. Les nègres, d'abord classés à vingt sous par jour; le sont aujourd'hui à six, à cinq et à trois; ils ne peuvent sortir de chez les maîtres qu'ils ont choisis, que faute de paiement ou de gré à gré. Ils ne peuvent aller d'un canton dans l'autre sans permis. Le fouet est remplacé par la prison sur les habitations ou par la franchise, maison de correction où ils travaillent au dessèchement des terres basses, et reçoivent en entrant et en sortant soixante et quatre-vingts coups de nerf de bœuf. Ces entraves leur font regretter les premiers jours de leur liberté; ils travaillent peu et redoutent un nouvel esclavage qui les feroit rentrer chez leurs maîtres qu'ils n'ont pas ménagés. Les deux partis sont en observation: les noirs, entre la crainte et l'espérance, ressemblent à une bête de somme qui, voyant son cavalier, fait de légers mouvemens de tête pour ne pas laisser couler le collier de fatigue. Leurs anciens maîtres, comme le chien en arrêt sur une caille, attendent le signal pour les happer. Les noirs sont craintifs, méchans et dix fois plus nombreux que les blancs. Ces derniers désireroient que nous restassions dans l'île pour leur donner main-forte en cas de révolte, et notre vie n'est pas plus en sûreté que la leur; car les Africains nous regardent comme des tyrans. Jeannet leur a déjà insinué cette idée en se transportant à la caserne des soldats noirs, lors de l'arrivée des seize premiers; il y pérora sur la conspiration du 18 fructidor, et peignit aux nègres ces honorables victimes comme des oppresseurs qui vouloient leur ravir leur liberté.
On imprime nos noms, la liste en sera envoyée à chaque poste de la colonie française et hollandaise: donnons en place, celle des gens distingués à qui les arts et la mère-patrie doivent ici des égards. Cette mauvaise bourgade où nous croyions à peine trouver un maître d'école qui sût lire, et un curé qui dît son bréviaire, renferme de fins renards et des gens de mérite en tous genres. Si M. de la Condamine revenoit sur la montagne qui porte son nom, il n'iroit pas jusqu'à Oyapok pour trouver un homme de bon sens. MM. Noyer, Remi et Tresse sont très-habiles en médecine: je mets les Hypocrates en tête, parce que nous avons toujours besoin d'eux. Mentelle et Guisan pour le génie et la partie hydraulique; Couturier-de-Saint-Clair pour sa probité et ses talens dans le même genre; l'ancien administrateur, M. Lescalier, est cher à tous les gens de bien par sa probité et ses connoissances. Dans l'administration de la marine, Roustagnan mérite un rang distingué pour ses lumières, ses vues claires et philanthropiques: Richard, dans la partie du contrôle, apure bien les comptes de l'état et les siens; sa précision, les connoissances qu'il a de toutes les branches de l'administration, en font un homme d'autant plus plus précieux qu'il ne s'en fait pas accroire; Lemoyne, commissaire des guerres, natif de Versailles, joint les belles-lettres à la connoissance du barreau et de la marine; je ne connois pas d'homme plus sociable et qui ait moins de prétention. Ninette, secrétaire de l'administration, seroit plus prisé s'il marioit plus de bonne foi à ses talens et à ses opinions; il est aimable et n'a point d'amis. M. Valet de-Fayol trouva ici, en 1782, le problème de la longitude cherché depuis si long-tems. Le baron de Bessner, gouverneur de la colonie à cette époque, reçut un ordre du roi, sollicité par l'académie des sciences, pour faire repasser en France M. de Fayol qui mourut en route d'une fluxion de poitrine. On dit qu'à la même époque un résident à Saint-Domingue fit la même découverte et eut le même sort. Ainsi, Chanvallon a raison de dire dans ses Relations sur la Martinique, que les grands hommes ne sortent point des colonies, qu'ils ne s'y perfectionnent pas même; mais que l'ardeur des climats allume le feu du génie chez ceux qu'elle n'énerve pas. M. Mignot, dit Picard, est un excellent ouvrier-artiste qui exécute tout ce qui concerne la partie du génie avec autant d'adresse que de principes.
En 1785, on apporta à Cayenne au jardin du roi le palmier des Moluques, arbre rare, dont la peinture ou manquoit ou étoit incorrecte. M. Charles Gourgue fut prié de le peindre pour le comte du Pujet, gouverneur des enfans de France. Il exprima la mobilité, la verdure, le dentelé des feuilles, les étamines, les pistils des fleurs, le jet de la sève, avec tant de force et de vérité, qu'on alloit toucher le papier. Un de ses amis, un peu incrédule sur son talent, fut trompé comme Zeuxis par Paraphasius. L'ouvrage n'étant pas achevé, l'artiste laisse son tableau pour aller déjeûner: l'incrédule monte et veut ôter de dessus une feuille, une fleur de belle-de-nuit que le peintre sembloit avoir laissé tomber d'un bouquet. Louis XVI trouva ce morceau si frappant, qu'il breveta sur-le-champ la petite-nièce de M. Gourgue d'une pension à Saint-Cyr ... Cet homme végète à Kourou, quoiqu'il n'ait pas que ce seul talent.
La maison Lecomte se vide tous les jours. Chaque habitant vient faire un choix ... Si je pouvois être placé chez quelques-uns de ces braves gens, mon sort seroit digne d'envie. Nous nous associons sept, et MM. Trabaud et Bonnefoi, à la recommandation de M. Carré (à qui je dois autant d'éloges que de reconnoissance) nous louent leur case à Kourou, pour y faire le commerce: mes camarades se cotisent pour eux et pour moi, car on m'a volé mon argent et mes effets à Rochefort et dans le pillage de la frégate. Depuis mon départ sur la Décade, je n'ai eu qu'un louis en ma possession; nous étions trois à le partager: au bout de deux jours il m'est resté quarante sous pour faire 1800 lieues; je vivrai pourtant dans la Guyane pendant trois ans sans l'assistance du gouvernement.... Ô Providence! je serois bien ingrat de te méconnoître! Quel impie dans le malheur nie votre existence! Ô mon Dieu! est-il rien de plus doux que de vous trouver pour consolateur? On vend les montres, les boucles d'argent et les habits pour faire des emplettes. Nos propriétaires envoient nos noms à l'administration départementale, et moi, je vais les donner au lecteur:
J. B. Cardine, curé de Vilaine, diocèse de Paris, âgé de 41 ans, natif de Coumion, département du Calvados.
Jean-Charles Juvénal, chevalier de Givry de Destournelles, natif de Laon, âgé de 27 ans.
Gaston-Marie-Cécile-Margarita, âgé de 37 ans, né à Avenay, diocèse de Rheims, départ de la Marne, curé de Saint-Laurent de Paris.
Jean-Hilaire Pavy, âgé de 32 ans, de Tours.
Hilaire-Augustin Noiron, âgé de 49 ans, natif de Martigni, curé de Mortier et Creci, diocèse de Laon, département de l'Aisne.
Louis-Ange Pitou, âgé de 30 ans, né à Valainville, commune de Moléans en Dunois, district de Châteaudun, département d'Eure-et-Loir, homme de lettres et chanteur, résidant à Paris.
Louis Saint-Aubert, âgé de 55 ans, né à Rumaucourt, département du Pas-de-Calais, résidant à Paris.
Distribuons les emplois de notre futur établissement; Cardine aura les clefs du magasin avec Pavy, l'un et l'autre tiendront note de la recette et de la dépense; chaque soir, avant de nous coucher, Margarita portera le tout sur un livre à double partie. La société se réunira tous les quinze jours pour apurer les comptes et prendre la balance de recette et de dépense.
Givry et Noiron iront à la chasse; Saint-Aubert taillera les arbres et bêchera le jardin, ou se délassera à la chasse, quand l'un ou l'autre veneur sera fatigué: Pavy fera la cuisine avec Cardine.
Margarita et Pitou iront chercher de l'eau, balaieront la case, compteront le linge pour le blanchissage et laveront la vaisselle tour-à-tour. Margarita sera attaché à la case, pour aider les deux premiers à tenir les livres.
Pitou portera des marchandises à deux et trois lieues dans les habitations, ira dans les sucreries faire emplette de liqueurs et de sirops pour la vente et la consommation. Il s'agit maintenant de faire enregistrer nos baux de location, et d'obtenir préalablement l'aveu de l'agent, qui a remis ces détails au commandant de place; un soldat nous y conduit après-midi. «Ne voyez-vous pas qu'il n'est point ici? nous dit sa négresse: écoutez-le chanter dans la maison du gouvernement; il n'est visible que depuis huit jusqu'à neuf heures du matin, ne manquez pas l'heure.»
Le lendemain nous fûmes ponctuels: le commandant de place donnoit un grand déjeûner: nous étions tout confus. La négresse prit sur elle de nous annoncer; la maison retentissoit déjà du cliquetis des verres et des bouteilles cassées. J'apperçus autour d'une grande table ronde, un grand cercle que présidoit l'agent; tous se tenoient par la main en chantant à plein chœur cet invitatoire bachique:
Voulez-vous suivre un bon conseil?
Buvez avant que de combattre,
À jeûn je vaux bien mon pareil,
Mais quand je suis saoul, j'en vaux quatre.
Versez donc, mes amis, versez,
Je n'en puis jamais boire assez. bis.. bis..
Quel pauvre agent et quel soldat!
Que celui qui ne sait pas boire,
Il voit les dangers du combat
Et moi, je n'en vois que la gloire.
Versez donc, etc....
Le bon goût que je trouve au vin!...
Si le poisson le trouve à l'onde,
Il a le plus heureux destin
De tous les habitans du monde...
Versez donc, etc...
Cet univers, ho! c'est bien beau!
Mais pourquoi dans ce grand ouvrage
Le Seigneur y mit-il tant d'eau?
Le vin m'auroit plu davantage...
Versez donc, etc...
S'il n'a pas fait un élément
De cette liqueur rubiconde,
Le Seigneur s'est montré prudent,
Nous eussions desséché le monde...
Versez donc, etc...
Nous sommes expédiés en cinq minutes. «Par ma foi c'est un drôle d'homme que ce Jeannet, nous dit en revenant la sentinelle qui nous avoit accompagnés. Voici les convives du déjeûner: le capitaine du corsaire la Chevrette, qu'il avoit mis au fort il y a deux jours, et voici pourquoi; il amène une prise dans le port; on met le scellé à bord du bateau: l'argent disparoît; Jeannet mande ce capitaine: il y a de grands fripons à votre bord, monsieur, lui dit-il; ce sont les petits, citoyen agent, les grands sont à terre; il l'envoie au fort pendant deux heures, puis il le rappelle, et lui répète sa réponse: les grands sont à terre; ce n'est pas moi, puisque je n'ai qu'une main; elle en vaut dix, citoyen agent, reprit le capitaine; Jeannet se mit à rire; et ce matin ils déjeûnent ensemble. Son voisin à gauche est un habitant qui avoit écrit contre lui au ministre, quand il s'en alla d'ici, en 1794. Jeannet a eu les lettres bien signées de cet homme, les lui a montrées il y a deux jours, les a déchirées en sa présence, l'a retenu à dîner avec lui, lui a protesté qu'il ne s'en souviendroit jamais, et ce matin ils déjeûnent ensemble. Je ne sais pas comment ils peuvent tenir à toutes ces fêtes; ces festins durent depuis six mois, et ils n'ont pas de fonds pour nous payer sept sols et demi par jour. Vous les avez vus à table; ils ne se lèveront qu'à minuit; le couvert ne s'ôte jamais. Les quarteronnes iront partager le dessert. Quand ils seront las d'elles, ils iront au billard, de-là à table, au lit, puis à table, au lit, au jeu. La bureaucratie en fait autant; voilà comme l'habitant et le soldat profitent des prises faites sur l'ennemi. La Chevrette a amené dix portugais chargés de vins, de comestibles et d'or; tout a descendu à Surinam pour être vendu: la moitié des piastres sera pour l'agent, le quart pour les employés, et le reste tombera à la caisse. Ainsi, l'or leur vient en dormant. Quelle différence de la vie d'un déporté et d'un soldat à celle d'un agent!....»
Sous ce point de vue, le séjour de Cayenne peut fixer bien des gens de mérite: ubi benè, ibi patria (dit Epicure). Nous partons demain pour Kourou.
Neuf Thermidor an 6, (27 juillet 1798.)
Le petit jour ne nous surprend pas au lit, nous faisons plus d'apprêts que si nous allions à la noce, la joie de recouvrer la liberté et un noir pressentiment d'un avenir malheureux gonflent notre cœur. Six heures sonnent, Clérine fait l'appel, et nous enjoint de lui remettre et la vaisselle et le hamac que la nation nous a prêtés; les serpillières de la Décade nous serviront de couchettes; nous n'avons les vivres que pour ce matin, parce que nous dînons en ville chez nos propriétaires. À trois heures après midi, nous nous embarquons pour Kourou, nous sommes treize personnes avec notre bagage dans un canot aussi petit qu'une barque de meunier, on pousse au large et Cayenne s'éloigne.
Notre mauvaise coque est si chargée, que l'eau n'est pas à un pouce du bord; nous sommes à l'embouchure d'une rivière très-rapide, agitée par un vent violent; il y a douze lieues de mer jusqu'à Kourou. La grande terre forme une pointe à une lieue au nord-ouest. La route par terre est plus courte, mais il faut passer sur un sable mouvant, nous entrons dans la crique Méthéro, petite saignée faite par le reflux de la mer. Cette crique est entourée d'islets. On respire la fraîcheur et la paix sur ces bords couverts de palétuviers rouges dont les racines sans fin s'entrecroisent et descendent de la cîme jusqu'au fond de l'eau vaseuse, nous y débarquerons; chacun frappe de son pied la terre et casse une branche de bois vert en s'écriant: «Nous ne mourrons pas sans avoir mis le pied dans l'Amérique». Margarita revient avec moi dans le canot, pour escorter le bagage. Nous rentrons en mer, et nous voguons à pleines voiles, au bruit du canon du neuf thermidor. Nous sommes à deux lieues et demie de Cayenne.—«Mon ami, dit Margarita, il y a quatre ans à pareil jour et à pareille heure, le tocsin sonnoit à la commune et à la convention, nous étions entre deux écueils; aujourd'hui nous sommes dans une frêle nacelle, exposés aux vagues d'une mer écumante ...» Une douce mélancolie nous fit rêver à ce rapprochement ... Si l'homme lisoit au livre des destins, que de chances il voudroit éviter!... que de chagrins le rongeroient dans le cours de ses triomphes ou de ses plaisirs!.. Seroit-il plus juste? Il deviendroit plus ombrageux sans être plus parfait. La lune entre deux nuages d'argent, poursuit tranquillement sa carrière et nous laisse promener nos regards sur le vaste Océan et sur le rivage planté de grands arbres dont la verdure nous paroît d'un gris sombre. Un nuage plus noir que l'ébène étend son vaste rideau sur la plaine éthérée. Le vent souffle, nous sommes inondés et bientôt arrêtés par le calme. Nos rameurs sont en nage sans pouvoir avancer ... Cependant nous avons encore six lieues jusqu'à notre destination, après mille efforts nous entrons enfin dans l'embouchure de la rivière de Kourou, ce passage est extrêmement dangereux; à deux heures du matin nous approchons du Dégras. Où est notre case? Qui va nous l'indiquer? Que faire le reste de la nuit? Quelle consigne va nous donner la sentinelle? Nous voilà à Kourou..... Mais je ne vois que des bois; serons-nous libres ou assujétis aux caprices des soldats....?
Nous mourons de soif, Margarita reste dans le canot. Comme la marée est basse, le rivage est couvert de vase, deux nègres me chargent sur leurs épaules et me conduisent au poste; je regarde avec étonnement ce Kourou si fameux dans l'histoire de la colonie de 1763. Des herbes de la hauteur et 2 et 3 pieds obstruent un petit sentier qui est la grande route. Quel désert, mon Dieu! À la distance de deux portées de fusil, je n'ai trouvé que huit mauvaises loges de sabotiers; voilà Kourou!... Nous passons à côté de l'église; la bâtisse en paroît jolie, elle est fermée ... Plus loin un grand bâtiment long comme un boyau sert de magasin, de corps-de-garde et de caserne; un nègre à moitié endormi auprès d'un feu couvert de cendre me crie qui vive, je demande l'officier. Il se lève et me conduit à notre case; un troupeau de bétail parque dans notre jardin; le vacher occupe la maison, il dort d'un profond sommeil, ce spectacle me navre d'effroi. Comment vivre sept dans un pareil désert? Je vais retrouver Margarita, le passager nous ouvre sa case, fait débarquer notre bagage, nous invite à nous reposer jusqu'au jour.
Nous sommes enfin libres et sans gardes sur la terre qui confine à l'Asie: si nous avions des ailes, nous serions bientôt en Europe.... Que sont devenus nos camarades? Ne se sont-ils point égarés dans les forêts? Au bout d'une heure nous retournons voir le village; la lune éclaire toute la solitude des huttes.... Une seule case est entourée de fleurs et d'arbres de luxe.
C'est sans doute la maison du seigneur du canton. L'avenue de la nôtre est plantée de deux rangs de cocotiers, palmiers dont le corps droit comme une flèche, et gros comme un tilleul de vingt ans, s'élève à cent-vingt pieds en l'air; ses branches confondues avec ses feuilles, longues de vingt pieds, coupées en lance à trois tranchans, forment un bouquet à sa cîme, qui se termine en aigrette. Sa fleur qui ressemble à un épi en maturité, est couverte d'une enveloppe faite comme un parasol qui la garantit de la tempête; son fruit, rond dans l'intérieur, est couvert d'une enveloppe triangulaire, filandreuse et extrêmement tenace; il ressemble à une grappe de raisin du poids de trente livres. Cet arbre est toujours en rapports et en fleurs. Au bout de douze ans, il est dans son adolescence; alors son tronc se dégage des branches ou feuilles gourmandes; les grappes les plus près de la terre, pèsent sur le dernier rang de feuilles, qui sèchent et tombent à mesure que la cîme enveloppée d'une toile comme nos canevas, brise sa natte deux fois par mois, pour éjaculer une nouvelle sève. Le cocotier n'est point hérissé de piquans comme les autres palmistes, à qui il ressemble pour la feuille, et dont il diffère pour le fruit. Il donne, comme le Maripa et le Tourlouri, le fameux vin de palme, dont les Africains sont si gourmets.[19]
La fatigue nous invite au sommeil; la curiosité, le chagrin, le plaisir de marcher sans gardes, nous font braver les insectes et oublier les douceurs du repos; nous nous enfonçons dans un bois touffus ...; la route est pleine de sable, les oiseaux de nuit marient leurs voix lugubres à notre sort; nous retournons chez le passager après avoir fait mille et un projets comme la laitière au pot cassé. Le jour tarda trop à luire, nous dormons sur une chaise; les coqs nous réveillent, ils sont les seules horloges du pays; ils ont chanté trois fois; le pierrier du poste annonce le jour, nous secouons l'oreille pour aller nous montrer au maire, comme le lépreux à Jésus-Christ.
Le maire est le premier officier civil, il inspecte les habitations et les travaux, reçoit les plaintes pour les griefs ou crimes civils veille à la police des cantons de la colonie. La force armée est à sa disposition. Le juge de paix prononce en dernier ressort sur les affaires de police correctionnelle; quand un blanc est aux prises avec un nègre, il appelle des assesseurs qui sont nommés par le canton. Ces deux officiers seuls sont payés par le gouvernement.
Le maire de Kourou se nomme Gourgue; son habitation est au milieu du bois, au nord du poste dont il est éloigné de trois portées de fusil, et entouré d'une crique hérissée d'une forêt de palmistes armés de longues épines. Le boulanger des militaires nous conduit à sa case qui tombe en ruines. Il revient de son jardin le dos voûté, un long bâton à la main, comme un semeur de ses champs; il nous fait déjeûner, s'excuse de la frugalité de son repas sur la misère des colons, et se résume par cette prophétie: «Vous n'avez pas les vivres!.. malheureux! vous végéterez ici pendant l'été ... mais l'hiver ... nous vous aiderons ... nous sommes ruinés.»
Nous retournons prendre possession de notre case. Sur notre passage à droite, à vingt pas, deux blanches, qui ont quelque chose des européennes, sont sur le seuil de leur porte, les jambes et les pieds nus; elles nous regardent, se parlent tout bas et rentrent annoncer au mari renfermé dans la case, qu'elles ont vu deux étrangers.... C'est une merveille dans ce pays où l'on reconnoît au bout de trois jours la marque des souliers qu'un européen imprime sur le sable. Ces dames sont l'épouse et la fille d'un vieillard de soixante ans aveugle, infirme et extrêmement aimable...... Bonne nouvelle.... nous leur devons une visite..... ce sera pour demain. Voyons notre logis et apportons notre mobilier.
Une haie de très-grands citronniers ceintre notre jardin, dont le sol sablonneux est engraissé par le bétail à qui il sert d'étable, car les troupeaux couchent toujours en plein air. Les arbres fruitiers qui faisoient l'ornement du jardin, ont été coupés par un homme de couleur qui habitoit la case avant nous. Les oranges et les citrons couvrent la terre. Des lianes et des brousses étouffent l'air, tout est en désordre; l'extérieur ressemble à l'approche d'une grotte.
La case est propre, spacieuse, composée, d'un petit magasin de trois chambres, d'un grenier assez grand elle est couverte en bardeaux.
Au bout de deux heures notre bagage est en place; un seul nègre a tout apporté. Un pain d'une livre et demie, deux fromages tête-de-moine, six flacons de genièvre, six flacons de tafia, cinquante livres de cassonade, quelques chaudières, douze bouteilles d'huile d'olive, deux jambons, une caisse d'huile à brûler et 100 livres de riz sont nos provisions de bouche. Une partie de ces denrées est destinée au commerce.
Quatre pièces d'indienne, quatre de toile, deux de coton bleu, trois poignées de fil mélangé, sont notre fonds de boutique; voilà nos provisions de sept pour 3 ans. Notre case est vide, heureusement que nous avons trouvé un vaisselier, un buffet, des bancs et des tables, qui sont attachés à la maison, sans cela nous siégerions à terre. Que vont dire nos compagnons? Sur quoi allons nous coucher? Nos serpillières de la Décade sont toutes mouillées des vagues qui sont entrées cette nuit dans le canot. Quelle perspective! Nous refermons la case, nous promenant pour nous promener. Bourg, brave homme, nous retient à dîner, il n'a qu'un morceau de poisson boucané et de la cassave (pain de racine, plat comme du pain-d'épice, sec comme du bran de scie, qu'on mouille pour qu'il n'étrangle pas). Margarita, en me regardant a les larmes aux yeux; il ne peut manger de cette cuisine; je parois m'y conformer sans répugnance, quoique mon cœur bondisse: ces pauvres gens s'en apperçoivent, nous apportent un morceau de pain frais, de l'huile et du vinaigre pour assaisonner le poisson; après dîner, ils nous enferment pour nous laisser reposer.
À cinq heures, nos camarades hèlent à l'autre bord, nous nous levons pour les recevoir, la rivière en cet endroit est trois fois large comme la Seine, au quai de l'École; au bout d'un quart-d'heure, ils sont à notre dégras; nous nous embrassons en nous racontant nos dangers; ils ont failli périr de fatigue au milieu des sables; les habitans les ont bien accueillis, ils sont exténués; ils ont bien dîné chez une négresse libre nommée Dauphine. Il ne nous reste que 5 liv. pour la maison.... mais le commerce nous rendra des fonds...... Bourg nous donne à souper, une indienne nous prête deux hamacs, chacun se blottit comme il peut; la fatigue nous accable, le plaisir de la réunion attire le sommeil, demain nous examinerons le local.
29 juillet. Au point du jour, chacun prend son emploi: nous buvons un petit verre de tafia pour la dernière fois. Givry et Noiron partent pour la chasse, St. Aubert s'arme d'une serpe et d'une bêche; Margarita et moi allons au puits de Préfontaine, ensuite à la provision chez le pêcheur qui a pris un machoiron jaune de 40 livres, à 4 sols la livre, suivant la taxe ordinaire. Nos voisins nous apportent une douzaine de cassaves ..., des habitans, à deux lieues sur l'anse, nous envoient du sirop, du riz, de la vaisselle. L'ancien chirurgien de ce poste, M. Gauron, nous fait apporter trois matelas et un hamac. Nous voilà pourvus de lits et de vivres pour quelques jours. Les brèches du jardin sont bouchées, les citronniers tombent sous la serpe; dans peu on soupçonnera enfin qu'il y a des vivans à la case S. Jean, dont les limites touchent au cimetière.
Nous visitons les alentours de notre domaine; à l'ouest-nord nous sommes bornés par un bois épais et marécageux; à l'est les palétuviers nous dérobent les bords de la mer; au midi la rivière coupe notre passage; au nord une forêt de palmiers s'étend jusqu'à l'anse. On n'y découvre aucuns vestiges de la splendeur de ce séjour, où quinze mille hommes débarquèrent autrefois. Nous n'avons qu'un pas à faire pour voir la grandeur des tombeaux qu'on leur creusa. Rendons visite aux morts.
Au milieu de l'asile du silence est une chapelle très-solidement bâtie des débris de l'hôpital de la colonie de 1763, et couverte de palmistes; l'obscurité que le hasard y ménage, imprime le respect, et fixe l'attention. Nous y entrons, après avoir lu sur les deux battans de la porte: Temple dédié à la bonne mort. Un autel fait face; à droite un vieux guerrier grossièrement modelé en terre, laisse tomber son casque, et paroît s'ensevelir, en disant aux curieux: Vous viendrez ici avec moi (nous avons peur que sa prophétie ne s'accomplisse); à gauche une femme modelée de même joint les mains, et bénit le moment qui la délivre de la vie. Le jugement dernier est grotesquement barbouillé sur les murs; Dieu y descend au milieu d'un nuage de lumière, précédé de l'ange qui sonne de la trompette: Morts levez-vous. L'enfer à la gauche de Dieu, est représenté par un feu ardent où la justice divine précipite des prêtres, des cardinaux, des papes, quelques rois, et très-peu de militaires. Ainsi chacun se fait une idée de Dieu suivant son intérêt; les arts sont donc venus habiter ces déserts? Les trappistes ne mettent pas tant d'art en creusant chaque jour leurs tombeaux. Qui repose ici?.... C'est M. de Préfontaine et son épouse.... L'admirateur de Voltaire, le bel esprit de Cayenne, l'auteur du plan de la colonie de 1763. Mais respectons ses mânes. Nous allons dîner chez M. Colin qui nous en dira plus long.
Ce vieillard est de Caen; il a épousé en premières noces, une demoiselle de Châteaudun: il est privé de la vue, il me serre les mains en pleurant de joie, de ce que je lui apprends de la famille de sa première femme nommée Beaufour. Comme il est contemporain de Préfontaine, nous parlons du cimetière; et il nous met sur la colonie de 1763. «Quoique Préfontaine fût mon ennemi, dit-il, je lui rendrai justice, il n'est pas cause des malheurs de la colonie de 1763. Si le ministre Choiseul l'eût écouté, Cayenne et Kourou seroient florissans; il avoit demandé trois cents ouvriers, et des nègres à proportion pour leur apprêter l'ouvrage; chaque année en ayant fourni un pareil nombre, auroit fait affluer les étrangers; la Guyane inculte et hérissée de piquans, se fût peuplée peu-à-peu; le commerce et l'industrie auroient donné la main aux arts; la grande terre seroit devenue aussi habitable que Cayenne; nous aurions remonté le haut des rivières sans nous borner aux côtes: pour cela, il falloit marcher pas à pas, c'étoit le moyen de trouver des mines d'or dans la fertilité inépuisable de ce sol. Le gouvernement français voulut agir plus en grand, afin de recueillir tout de suite le fruit de son entreprise. Il ouvrit un champ vaste à l'ambition et à la cupidité. Le sol de la Guyane, renommé depuis un siècle, servit à faire revivre le système de Law sous une autre forme. Chaque particulier reçut une promesse de tant d'arpens de terre qu'il pourroit cultiver avec les avances de l'état, à qui il remettroit, ou ses propriétés en France, ou une somme remboursable à Cayenne. Si la colonie réussissoit, cent mille particuliers venoient déposer leurs fortunes au trésor royal pour acheter des terres dans la Guyane; ainsi le gouvernement vendoit cher à gage un désert inculte; d'ailleurs c'étoit un asile pour les Canadiens, dont le pays venoit de tomber au pouvoir des Anglais. Si la colonie ne réussissoit pas, on s'en prenoit au gouverneur qui ne manquoit pas de fonds pour cette grande entreprise; voilà les vues secrètes que la politique donne au cabinet de France.
»Les quinze mille hommes débarqués ici, et aux îles du Salut ou du Diable, à trois lieues en mer, ont été gardés dans l'intention de les acclimater, puis de les faire travailler quand ils auroient passé à l'épreuve des maladies du pays. Cette colonie de Kourou a coûté trente-trois millions; tout a échoué par la mauvaise administration des chefs et par le brigandage des commis et des fournisseurs, et plus encore par la mésintelligence de Turgot et de Chanvalon. Le premier vouloit commander au second qui se croyoit maître absolu. Il avoit donné pour limite aux débarqués, tout le terrain de la rive gauche de la rivière Kourou jusqu'à l'anse. Cette forêt qui nous obstrue le jour, étoit rasée jusqu'aux rochers. J'ai vu ces déserts aussi fréquentés que le jardin du palais Royal....... Des dames en robe traînante, des messieurs à plumet, marchoient d'un pas léger jusqu'à l'anse; et Kourou offrit pendant un mois le coup-d'œil le plus galant et le plus magnifique; on y avoit amené jusqu'à des filles de joie. Mais comme on avoit été pris au dépourvu, les Karbets n'étoient pas assez vastes, trois et quatre cents personnes logeoient ensemble. La peste commença son ravage, les fièvres du pays s'y joignirent, et la mort frappa indistinctement. Au bout de six mois, dix mille hommes périrent tant aux islets qu'ici; Turgot fit prendre Chanvalon la nuit de Noël, quand la mort étoit lasse de moissonner. La Guyane est toujours un pays mal-sain qui dévore dans l'année la moitié de ceux qu'on y envoie. Vos ennemis qui connoissent bien ce séjour, espèrent qu'il n'échappera aucun de vous; ils se trompent sans doute, mais ils avoient sous les yeux le tableau de ceux qui ont survécu à cette déportation volontaire.