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Voyage à Cayenne, dans les deux Amériques et chez les anthropophages (Vol. 2 de 2)

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Ire. STROPHE.

Dispensateur de la lumière,
Maître absolu de nos destins,
Au feu de ces brandons agités par nos mains,
Épure et fais mouvoir cette sainte poussière;
Cadavres mutilés, de vos persécuteurs
Déjà vous obtenez vengeance.
L'Éternel chaque jour vous met en leur présence.
Quelques-uns d'eux viendront partager vos malheurs.
Mais cette rive désolée,
Tremble et se ranime à nos voix...
Écoutez... un Dieu parle, et du fond de ces bois
Il nous apprend leur destinée,
«Tous les tyrans de fructidor
»Pour un vaste cercueil vont échanger leur or...

2e. STROPHE.

»Près de vos cendres profanées
»Ces palmistes majestueux
»Seront baignés dans peu des pleurs de vos neveux.
»Dans les deux continens, vous aurez des trophées,
»Chaque goutte de sang injustement versé
»Est l'ineffaçable sentence
»Que la crainte en leur cœur vient de tracer d'avance.
»Et l'arrêt de leur mort ne peut être effacé.»
Que vois-je? ces ombres plaintives
Sont à demi dans leurs tombeaux,
L'un est rongé de vers, l'autre de ses lambeaux
Se couvre sur ces sombres rives.
Dans le bois tous semblent errer
Vers une source d'eau pour se désaltérer.

3e. STROPHE.

Au fond de la zone torride
Noyés dans un étang de feux,
Dans le fond d'un désert, vois deux cents malheureux,
Aux bords d'une rivière à leur palais aride
Remontant vers sa source elle apporte en grondant
Les flots d'une mer écumante.
Pour activer leur soif et leur fièvre brûlante
Neptune en leur gosier enfonce son trident.
Dans cette atmosphère embrasée
La mort étend ses vastes bras:
Mort, pose tes armes; ceux que tu frapperas,
Étourdis de leur destinée
Sur ton sein hérissé de dards
Vont se précipiter au plus beau des hasards[9].

4e. STROPHE.

(Péroraison.)

Mais leur voix nous rappelle encore...
«Que voulez-vous, braves amis?..
»Pardonnez au vaincu quand vous l'aurez soumis;
»Des beaux tems de Janus faites naître l'aurore
»Portez dans vos foyers le glaive et l'olivier;
»Rendus dans le sein de la France
»Au plaisir du pardon immolez la vengeance,
»Et mariez enfin le myrte et le laurier...
.... Leur ombre s'échappe en fumée...
.... Revenus d'une douce erreur
L'amitié nous replonge dans un gouffre d'horreur;
Notre âme est presque inanimée...
Quand j'oublierai Konanama
À la clarté du jour mon œil se fermera...»

À ces mots, ils s'embrassèrent en pleurant, se mirent en route avec joie. Le plaisir de vivre avec des humains leur retraçoit le souvenir de leur pays. Quelques-uns s'égarèrent dans le désert, d'autres se couchèrent au milieu de la route. Enfin, ils se rendirent à la nouvelle destination, il en coûtera encore la vie à quelques-uns, mais on n'y regarde pas de si près. Les premiers malades étoient fort à plaindre, comme nous l'avions prévu; ils couchoient par terre sous des hangars, entassés dans une grande case qui est la première du village; plusieurs étoient rongés de vers; les autres furent déposés pêle-mêle dans l'église: une partie trouva asile, pour son argent, chez quelques colons du petit bourg et des environs. Les plus indigens restèrent provisoirement dans l'église, avec les futailles et le reste de l'attirail de Konanama.

On leur bâtit à grands frais de vastes karbets, mais l'ouvrage ne sera pas fini de deux mois; n'importe, ils sont plus à leur aise; M. Lafond-Ladebat a cédé au gouvernement une grande case qui leur sert d'hôpital. Leur sort est amélioré; mais la famine se fait sentir: on parle d'échancrer leur ration. En pluviose, on leur retranche l'huile, le savon, le riz, le tafia. Ils sont un peu dédommagés de ces privations par l'accueil des habitans. L'officier du poste Freytag est aussi bon que Prévost étoit méchant. Cabrol et Martin les favorisent autant qu'ils peuvent. La rapacité de Gerner et de Beccard est modérée par Morgenstern, garde-magasin de Synnamary; la rigidité et l'exactitude de ce dernier déplaisent à son associé; au moment où ils se brouillent, Beccard quitte la partie; le chagrin, la peste et le désordre de ses affaires accélèrent ses derniers momens; il expire dans des convulsions affreuses, le 2 février 1799 (14 pluviose an 7). Deux mois après, Gerner succombe de même au moment de toucher le fruit de ses rapines.

Mais les victimes étoient frappées de mort à Konanama. Leur pénible retour en a moissonné un bon nombre; ils sont partis le 5 frimaire; tous ont été rendus le 14 (4 décembre 1798). Cabrol, Freytag, Morgenstern versoient des larmes de douleur et d'indignation au spectacle que je n'ai fait qu'esquisser. On jugera de leur état, en apprenant qu'au bout de trois mois ils étoient incapables de se reconnoître. Quand j'y allai, ils me disoient: Nous nous portons bien. Tous étoient encore absorbés, rêveurs, épuisés par une longue marche, insensibles à la douleur et au plaisir, à demi-plongés dans le tombeau; plus semblables à l'animal qui survit lourdement au coup de masse du boucher, qu'à l'homme préposé jadis pour servir de fanal à ses semblables; ils conserveront cet état d'abrutissement jusqu'à notre retour, si toutefois il n'est pas long. Ouvrons la seconde hécatombe. Je logerai dans la même enceinte les morts de la première déportation des seize députés, par la corvette la Vaillante; car la mort égalise tous les hommes. J'ai vu à mon second voyage à Synnamary, les deux seuls restans de ces seize proscrits qui m'ont donné quelques notions sur leurs confrères. Dans ce moment ils avoient été traînés à Cayenne, parce qu'ils faisoient ombrage à Burnel qui craignoit son ombre.

LISTE ALPHABÉTIQUE
DES DÉPORTÉS MORTS À SYNNAMARY,

Rédigée sur les registres du canton.

Les lettres initiales des bâtimens qui les ont apportés seront en tête: V. Vaillante, D. Décade, B. Bayonnaise.


B.Achart-Lavort (Marc-Jean), prêtre-curé de la Rochenoire, âgé de 52 ans, mort de peste, le 13 frimaire an 6 (3 décembre 1798.)


D.Beaufinet, officier de santé, natif de Saint-Avignan, Charente-Inférieure, aide-major sur la Décade, s'est confiné à Cayenne volontairement, a été envoyé à Konanama, où il a rendu les plus grands services aux déportés; mort de peste, le 10 frimaire an 7 (30 novembre 1798.)


B.Berthaud (Pierre-François), prêtre-chanoine de Sallanche, âgé de 56 ans, commune de Saint-Sigismond, département du Mont-Blanc, mort de peste, le 28 nivôse (17 janvier 1799).


D.Billard (Étienne), âgé de 48 ans, curé de Guyancourt-sous-Laon, né à Corbenis, département de l'Aisne; mort de la dyssenterie, rongé de vers le 7 nivôse an 7 (27 décembre 1798).


D.Bossu (Louis-Augustin), 39 ans, graveur, né à l'île de France; résidant à Paris, mort de dyssenterie et de peste le 16 nivôse an 7 (5 janv. 1799).


V.Bourdon (de l'Oise), surnommé le Rouge, natif du Petit-Toüi, département de la Somme, âgé de 37 ans, représentant du peuple.

Il étoit d'un caractère très-irascible; mort le 4 messidor an 6 (24 juin 1798), pour avoir voulu travailler le sol de la Guyane, et de chagrin de ce que ses collègues n'avoient pas voulu l'associer à eux pour l'évasion.


D.Broly (François-Joseph), 45 ans, curé de Meutfenheim, Strasbourg, Haut-Rhin; né à Hittennem, même département, placé chez Konra-Lillebat, canton de Sinnamary; mort d'une fièvre putride le 20 vendémiaire an 7 (6 septembre 1798).


V.Brottier (André-Charles), natif de Tanoy, département de la Nièvre, âgé de 46 ans, aumônier de Monsieur, mathématicien, auteur d'une traduction de Tacite, très choyée des hommes de goût, et qui fera la réputation de ce savant déporté, victime de Dunan-Duverle de Presle; s'est brouillé d'abord avec ses amis et avec les habitans de la bourgade; par les affinités qu'il avoit eues avec Billaud-Varennes. Comme il avoit un bon esprit et un bon cœur, ses camarades l'apprécièrent, et leur mauvaise humeur se changea en admiration, quand ils surent que ses liaisons avec cet exilé avoient une source de curiosité philosophique; celle de scruter le cœur d'un personnage si fameusement célèbre, comme les principaux de Corinthe et Timoléon lui-même causoient avec Denis le jeune, devenu maître d'école à Syracuse.

Brottier est mort d'un coup de soleil, dont il fut frappé en courant tête nue porter le bagage des huit premiers évadés, dont les noms sont inscrits à notre arrivée en rade; il donna tous ses soins à Rovère, et après une langueur pénible, il mourut le 26 fructid. an 6 (3 septembre 1798).


D.Carret (Joseph-Charles), dominicain de Metz, né à la Courbe, département du Calvados; mort à l'hospice d'une fièvre maligne le 7 frimaire an 7 (29 novembre 1798).


B.Cholet (Antoine), âgé de 45 ans, prêtre chanoine régulier, commune d'Angers, département de Maine-et-Loire; mort à l'hospice, de dyssenterie et des vers le 19 frimaire an 7 (9 décembre 1798).


D.Colas (Louis), laboureur, né à Coémieux, Dôle, Côtes-du-Nord; mort d'hydropisie, à l'hospice le 27 pluviose an 7 (15 février 1799).


B.Courcière (J. B.), prêtre, âgé de 40 ans, commune de Champagnay, département du Tarn, mort de consomption et de peste à l'hospice le 28 nivôse an 7 (17 janvier 1799.)


B.David (Pierre), prêtre, âgé de 45 ans, commune d'Angoulême, département de la Haute-Charente, placé chez Konrad-Lillebat, habitant de Synnamary; mort sur cette habitation de la suite de l'épidémie qui étoit à bord de la Bayonnaise, le 14 pluviose an 7 (2 février 1799).


D.Daviot (Denis), 49 ans, bernardin de Besançon, né à Villeneuve, près Besançon, mort à Yrocoubo en frimaire an 7 (5 décembre 1798).


D.Daviot (Franc.), capucin, né à Besançon, département de la Haute-Saône, âgé de 51 ans. Ils étoient 3 cousins qui, au moment de partir, reçurent une lettre qui leur annonçoit leur élargissement. Ils la communiquèrent au commissaire B..... qui ne les écouta pas. Deux sont morts après avoir essuyé tous les revers de la fortune. Celui-ci est décédé à l'hospice de Synnamary le 25 vendémiaire an 9 (28 octobre 1800).


D.Denouailles (Louis-Vincent), 54 ans, prêtre de Vannes, né à Serens, département du Morbihan, mort à l'hospice, de misère, de peste et de dyssenterie le 2 nivôse an 7 (22 décembre 1798).


D.Després (François), âgé de 45 ans, chanoine de Bourges, surnommé Ésope, né à Marsilly, département d'Indre-et-Loire; mort à Synnamary, chez M. Duchesne, le 11 vendémiaire an 7 (2 octobre 1798).


D.Doazan (François), 54 ans, curé de Landron, diocèse de Poitiers, dont il étoit natif; mort d'une fièvre putride, chez Peintre, canton de Synnamary, le 25 pluviose an 7 (15 février 1799).


D.Fayet (Benoît), apothicaire, âgé de 18 ans, commune de Lamur, département de l'Isère, jeune homme rempli de talent, a été déporté pour une faute de police correctionnelle, toujours dans l'intention de déshonorer la cause commune. Il a été corrompu par les autres voleurs venus sur la Bayonnaise; mort de libertinage le 15 janvier 1799.


D.Fleurance (Joseph) dit père Barthélemi, capucin, âgé de 44 ans. Il m'a aidé sur la Décade à mettre la liste par ordre alphabétique. Au bas de son nom se trouve la note suivante écrite de sa main:

Dénoncé et déporté pour avoir usé en 1795 du bénéfice de la loi, né à Gerarmey, département des Vosges.

Mort de peste, rongé de vers à l'hospice, le 22 nivôse an 7 (10 janvier 1799).


D.Francilleu (Mathieu) dit Pinsillon, l'un des cinq voleurs de la Décade, se disant vigneron de Besançon, mais réellement sans aveu, flétri dans l'ancien régime à la suite de quatre jugemens infamans, avoit travaillé aux mines et ramé au bagne, fouété et marqué, nourri dans le crime, il comptoit 68 ans quelques mois avant le 18 fructidor; on le jugea aux fers, et par égard pour son âge, cette peine fut commuée en prison perpétuelle. Après le 18 fructidor, le commissaire B..... le confondit avec les prêtres déportés dans la prison de Saint-Maurice de Rochefort, et le mit ensuite au cachot, mais aux charges des déportés qui étoient forcés de lui fournir vingt sous par jour pour qu'il ne restât pas avec eux. Au moment du départ, B..... le mit en tête sur la liste, malgré nos réclamations, et nous ne pûmes le séparer de nous que dans la Guyane; il s'étoit réfugié dans les bois à la suite d'un vol qu'il avoit fait aux déportés; il fut pris, conduit à Synnamary, où il mourut en prison à la fin de fructidor an 6 (15 septembre 1798).


D.Garnesson (Pierre), 44 ans, curé de Conantré, Châlons, Marne, né au même lieu, rentré en vertu de la loi du 7 fructidor an 5, instruit, pauvre et tolérant; mort de peste, rongé de vers, à l'hospice, le 18 frimaire an 7 (6 décembre 1798), dans la plus grande misère.


B.Gaudin (Pierre), prêtre, âgé de 42 ans, commune de Chemiray, département de Maine-et-Loire. Il étoit très-malade dans la traversée, il fut renvoyé dans le désert sans être guéri; mort à l'hospice de Synnamary, le 11 pluviose an 7 (1er. février 1799).


D.Guin (Claude-François), prêtre lazariste de la maison de Paris, natif de Vilfrye, département de la Haute-Saône; mort le 14 nivôse an 7 (3 janvier 1799), de fièvre putride, chez Mlle. Rochereau, canton de Synnamary.


D.Havelange (J. Joseph), prêtre, âgé de 50 ans, recteur de l'université de Louvain, déporté pour avoir exorcisé une possédée, né à Siphoux, département de l'Ourthe; mort à Synnamary, chez M. Duchesne, le 20 fructidor an 6 (7 septembre 1799).


D.Humbert (J. B.), 40 ans, trinitaire desservant de la Marche, né au même lieu, Toul, Vosges; mort de dyssenterie, rongé de vers, à l'hospice, le 18 nivôse an 7 (7 janvier 1799).


B.Lachenal (Jacques), prêtre, âgé de 34 ans, commune d'Anneci-le-Vieux, département du Mont-Blanc; mort à l'hospice, de dyssenterie et rongé de vers, le 15 frimaire an 7 (5 décembre 1798).


B.Laforie (Jean), prêtre-vicaire de Flognac, commune de Saint-Amel, département du Lot; mort à l'hospice, de vers et de dyssenterie, reliquats de peste, le 19 pluviose an 7 (7 février 1799).


D.Lapôtre (Mansuie), prémontré, âgé de 39 ans, desservant de Tilleu, Toul, Vosges, né au même lieu. Il avoit trouvé une place au moment où il mourut de la peste et de la dyssenterie, le 22 frimaire an 7 (12 décembre 1798).


V.Lavilleheurnois (Charles-Honorine-Berthelot), natif de Toulon, département du Var, maître des requêtes, âgé de 48 ans, victime comme Brottier, mort à Synnamary, chez M. Morgenstern, le 10 thermidor an 6 (28 juillet 1798).


D.Lebail (Julien-Alexis), âgé de 43 ans, vicaire de Sulnillac, de Vannes, né à Beauhamel, département du Morbihan, rentré par la loi du 7 fructidor. Les hommes de goût ont perdu en lui l'auteur d'un poëme sur la révolution, que ses persécuteurs brûlèrent en l'arrêtant. Il m'en a récité quelques morceaux qui me faisoient regretter le reste. Il mourut en débarquant à Synnamary, le 8 frimaire (28 novembre 1798).


B.Lebas (Bonaventure), prêtre, âgé de 50 ans, commune de Fontaine-la-Malette, département de la Seine-Inférieure; mort à l'hospice, de la dyssenterie et des vers, le 14 nivôse an 7 (3 janvier 1799).


D.Leboursicaud (Pierre), prêtre, âgé de 36 ans, né à Delvend, département du Morbihan, rentré avec Lebail; mort de misère et de besoin à l'hospice, le 22 frimaire an 7 (2 décembre 1799).


D.Lecore (Alexis), diacre seulement, et déporté comme curé fanatisant ses paroissiens, âgé de 30 ans, né à Martimer, département d'Ille-et-Vilaine; mort de convulsions à l'hospice, le 23 pluviose an 7 (13 février 1799).


D.Marolle (Jean), chartreux, né à Aubusson, diocèse de Limoges, département de la Creuse, âgé de 37 ans. Le malheur lui avoit aliéné l'esprit; mort à Synnamary, d'une manière misérable, le 8 vendémiaire an 8 (30 septembre 1799).


B.Michel (François), prêtre, âgé de 40 ans, commune de Lyon, département du Rhône; mort à l'hospice, de vers et de peste, le 14 nivôse an 7 (3 janvier 1799).


D.Muller (Nicolas), 41 ans, professeur de philosophie à Luxembourg sa ville natale; mort à Synnamary, chez monsieur Duchesne, le 20 fructidor an 6 (6 septembre 1798).


V.Murinais (Antoine-Augustin-Victor), natif de Murinais, département de l'Isère, âgé de 66 ans, représentant du peuple, victime du 18 fructidor; mort le 15 frimaire an 6 (5 décembre 1797).


D.Musquin (Pierre-Benoît), âgé de 42 ans, curé de Pont-sur-Vannes, Sens, Yonne, né à Provins, Seine et Marne, a fini d'une manière tragique, le 6 frimaire an 7 (26 novembre 1798).


D.Picard (Mathieu), 58 ans, curé de Rupereux, Sens, Seine et Marne, poitrinaire et attaqué de la gravelle, maladies reconnues par deux visites des officiers de santé, né au village de Joigny, département de l'Yonne, dans la Bourgogne; mort à l'hospice de Synnamary, après de longues et inexprimables souffrances, en messidor an 7 (7 juillet 1799).


B.Ponci-Charetier (Jean), âgé de 23 ans, commune de Zignant, département de l'Hérault; mort de peste à l'hospice, le 7 frimaire an 7 (27 novembre 1798).


D.Raimbauld (César-Auguste), 45 ans, lazariste de Tours, curé de Bruleau, résidant à Blois, excellent homme, instruit et pieux, sans cagotisme. Il avoit eu un germe de peste à Konanama, où il s'étoit rendu infirmier de ses confrères. Au bout de six mois de langueur, il est mort étique, après avoir vendu jusqu'à son couteau pour vivre, le 8 prairial an 7 (28 mai 1799).


V.Rovère (Joseph-Stanislas), né à Bemieux, département de Vaucluse, représentant du peuple, âgé de 49 ans.

Rien n'est plus tendre que sa correspondance avec son épouse. Il ferma les yeux dans la Guyane, au moment où elle embarquoit sur la Vaillante pour le rejoindre. Cette corvette a été prise par les anglais. Les douleurs qui ont précédé la fin tragique de Rovère, lui ont bien fait expier les torts qu'il a pu avoir dans la révolution; mort en messidor an 6 (juillet 1798).


D.Royer (N.), prêtre, âgé de 35 ans, né à Velot, département des Vosges; mort de la dyssenterie à l'hospice, le 4 pluviose an 7 (29 janvier 1799).


D.Sartel (Gabriel), né à Gand, curé de Notre-Dame de Gand; mort de chagrin, le 30 fructidor an 6 (16 septembre 1798). Il étoit âgé de 49 ans.


B.Sautré (Jean-François), prêtre, professeur à Vic, âgé de 51 ans, commune de Metz, département de la Moselle; mort d'hydropisie à l'hospice, le 5 avril 1800 (15 germinal an 8).


D.Tremaudan (François), officier d'infanterie de Plemey-Jugo, âgé de 21 ans; mort d'une fièvre putride à Corossoin, chez Vogel, canton de Synnamary, le 12 brum. an 7 (2 novembre 1798).


V.Tronçon-Ducoudray (Guillaume-Alexandre), natif de Reims, département de la Marne, âgé de 45 ans, représentant du peuple; mort de fièvre putride, en prairial an 6 (mai 1798). Il nommoit la déportation guillotine sèche. Il n'a jamais voulu boire de bouillon de tortue, qui l'auroit guéri infailliblement; mort de chagrin.


B.Veauzy (François), prêtre, curé de Busson, âgé de 49 ans, commune de Thiers, département du Puy-de-Dôme; mort à l'hospice, d'épidémie, le 15 frimaire an 7 (5 novembre 1798).


B.Vergne (Dominique), prêtre, vicaire, âgé de 41 ans, commune de Beaufort, département de Maine et Loire; mort de peste à l'hospice, le 25 frimaire an 7 (15 novembre 1798).


B.Verillot (Antoine), prêtre-capucin, âgé de 48 ans, commune de Langres, département de la Haute-Marne; mort à l'hospice d'une maladie de consomption, le 12 germinal an 7 (1er. avril 1799).


B.Vieux-Maire (Jean-Baptiste) prêtre-récollet, âgé de 45 ans, commune de Vilers-le-Luxeuil, département de la Haute-Saône, mort à l'hospice le 12 frimaire an 7 (2 décembre 1799).


Totaux de la Vaillante.

Morts 6.
Évadés 8.
Restans 2.
  ——
Total 16.
Décade. Morts à Konanama, 36.  
  Morts à Synnamary, 28.  
Total   64. morts sur 193. 193.
Reste   129.

BAYONNAISE.

Déportés morts à son bord dans la traversée de France à Cayenne.

Allagon, prêtre-chapelain de Toulouse.

Beaugé, prêtre, du Mont-Blanc.

Bucher, prêtre-curé, de Besançon.

Chevalier, chanoine de Chambéry.

Marcel, curé du diocèse de Clermont en Auvergne.

Moutils, prêtre du diocèse de Castres.

Reyphins aîné, d'Ypres.

Traignier, originaire de Clermont en Auvergne, curé de Saint-Sernin, diocèse de la Rochelle.

Et un autre laïc, dont le nom nous a échappé, qui, en retournant de la rade à Rochefort, est mort d'épidémie bien constatée.

Totaux des déportés de la Bayonnaise 120.
  ——
Dont morts à Konanama 30.
À Synnamary 17.
Dans la traversée 9.
  ——
Total des morts 56.
  ——
Restans 64.

..... Konanama et Synnamary ont donc dévoré en deux mois la moitié des malheureux qui y sont débarqués; les autres déserts de la Guyane n'ont pas plus ménagé ceux qui s'y sont retirés, mais ces derniers, du moins, ne sont pas morts sans secours et sans consolation. Nous suspendrons pour quelque tems ces funèbres nomenclatures, nous ne dirons même rien du désert de Synnamary, il ressemble parfaitement à celui de Konanama. Ce dernier est inhabité, et à 2 lieues et demie de la mer. L'autre également à l'entrée d'une grande savane, n'en est éloigné que de deux milles, et sur les bords d'une rivière saumâtre comme Konanama. Le prétendu village qui donne le nom au canton, est composé de douze ou quinze mauvaises huttes, moins propres que les loges de nos sabotiers des grandes forêts, où résident sept à huit créoles blancs à demi-vivans comme la plupart des habitans de la Guyane.

Avant d'aller chez les Indiens, disons un mot de l'agent Burnel que nous n'avons fait qu'entrevoir, quand nous avons passé à Konanama. Il y a dix mois qu'il est en place, au bout de six semaines, il ne s'est plus déguisé. S'il lit ce que je vais dire de lui, je ne crois pas qu'il m'accuse de partialité; plus il m'a fait verser de larmes, plus je lui pardonne de bon cœur, je l'apprécie par mes malheurs, je le connais, je le plains, et ne le hais point... Voici son portrait:

Burnel, fils d'un homme de loi de Rennes en Bretagne, d'une taille médiocre, d'une physionomie prévenante, a fait quelques mauvaises études, s'est fourré chez un procureur, a voulu savoir de tout sans jamais se fixer à aucun état. Le mauvais exemple de son père adonné sans ménagement à tous les excès, l'abandon où il vivoit, la dissipation naturelle à son âge, ont émoussé son aptitude, augmenté son orgueil, nourri ses penchans et étouffé dans son cœur un naturel assez bon. Les révolutions de la Bretagne ont achevé de le perdre; il a voyagé en étourdi, s'est fait une fumée de réputation à l'île de France où il a fait quelques feuilles incendiaires qui l'en ont fait déporter; a intrigué auprès de la convention et du directoire; a été nommé agent à l'île de France, pour y porter le décret de la liberté des noirs; a manqué d'y être pendu avant d'en être chassé, et s'est enfin vu nommer agent de Cayenne après avoir ruiné sa bourse et tari celle de ses amis. Ces vicissitudes lui ont donné un caractère fluide, une âme foible, des passions vives, un cœur ardent, des vues bornées, des moyens compliqués, des apperçus faux, des essais téméraires, des plans incohérens, des résultats aussi pernicieux pour lui que pour les autres.

Le jour de sa nomination à Paris il accourt chez lui, rue des Petits-Champs, s'affuble de son grand costume qu'il avoit fait faire d'avance; envoie chercher son père qui étoit à moitié gris dans un petit cabaret de la rue. Traînée; se cache dans un cabinet pour lui ménager la surprise; le papa entre et tombe aux genoux de son cher fils qui le relève, et lui dit: «Embrassez l'agent de Cayenne... Je pars demain et vous me suivrez.» Ce bon père l'a réellement suivi, et Cayenne a le bonheur de l'avoir pour juge. Voici leur début et l'état de la colonie: Les caisses sont vides, les nouveaux venus ont besoin de fonds et le commerce de piraterie baisse tous les jours. La récolte est serrée, Jeannet en a chargé une grande partie sur la Décade et sur la Bayonnaise. Burnel est criblé de dettes, entouré de sang-sues, il veut contenter tout le monde, faire sa bourse et payer ses créatures; la chose étant impossible, il a recours aux conspirations, il fait armer les mulâtres contre les blancs et se décide à révolutionner la colonie comme le cap Français; au moyen du désordre, il butinera et fera ensuite voile pour un autre pays; mais le laissera-t-on partir et ne périra-t-il pas lui même? Cette arrière-pensée lui fait tourner ses armes contre ceux qu'il a mis en jeu; il dénonce la grande conspiration des mulâtres; il nomme une commission pour les juger; au moment du prononcé des juges, il se fait apporter les pièces et fait afficher une proclamation où il reconnoît que les prévenus méritent la mort, mais que l'humanité ayant aboli ce genre de punition, il ne veut pas ensanglanter la colonie. Comme il étoit le plus grand coupable, il devoit la grâce aux autres; on fut d'abord dupe de cette clémence. Les marchands firent des sacrifices, l'agent fit des arrêtés sages, il ordonna le travail ou la mort. On amena des prises qu'il envoya à Surinam comme Jeannet, et se disposa à exécuter les ordres secrets du directoire qui lui avoit enjoint de faire circuler sourdement dans cette colonie le fatal décret de la liberté des nègres. Cette tentative homicide est un des reproches les plus fondés à faire à Burnel. Son prédécesseur ne l'a jamais essayé. À peine est-il arrivé qu'il y envoie un certain M........., qui a perdu la moitié de ses membres à St.-Dominique, en combattant pour les hommes de couleur contre les blancs.

L'alliance qui existe entre la France et la Hollande, force le gouverneur de Surinam, de ménager l'agent de Cayenne; ce dernier spécule sa fortune sur la désorganisation qui suivroit le décret, et Surinam entre ses mains lui donneroit en un clin-d'œil une fortune quadruple de celle de Jeannet; l'ambition qui le dévore lui fait compter pour rien les désastres qui suivroient cette inoculation de liberté; la torche de discorde, allumée dans ce coin populeux de la grande terre, éclairoit le tombeau de tous les blancs et l'Amérique entière ne présentoit qu'un vaste tombeau: ce point contigu au Mexique et au Pérou, faisoit de ces riches climats un nouveau cap Français plus inabordable que les côtes des Bisagots en Afrique, habitées par des mangeurs d'hommes; les Européens qui n'ont jamais vu le gouvernement du Nouveau-Monde, ne se persuadent pas facilement ce que je viens d'avancer; mais Burnel le connoît et ses tentatives en sont plus criminelles; c'est à lui seul que les Anglais doivent la conquête qu'ils ont faite momentanément de la colonie de Surinam, l'inappréciable Frédérici n'avoit d'autre alternative que de se laisser égorger et de perdre en mourant toutes les colonies de l'Amérique méridionale, ou de se mettre sous la protection des Anglais.

Le nouveau continent attestera avec moi que Burnel seul doit porter la faute et de l'envahissement de la colonie Hollandaise et des désastres qui ont été pour Cayenne la suite funestes de cette reddition. Pour ourdir cette trame à son aise, il séquestra tout, retrancha tout et mania la terreur avec un machiavélisme si gradué, que tout le monde se trouva enveloppé subitement dans son fatal épervier. En arrivant, il avoit commandé le travail ou la mort. Un mois après, il demande aux nègres s'ils sont contens de leurs propriétaires, et pour qu'ils entendent mieux ses suppliques, il fait traduire en idiôme créole les excuses qu'il leur adresse. Il avoit condamné à la franchise quelques mulâtres conspirateurs; à l'approche des élections de germinal an VII., il les fait relaxer pour qu'ils votent à son gré. Le mulâtre Ferrère de St.-Dominique, à qui il s'étoit adressé pour la conjuration, ne pouvant plus rester, est déporté de gré à gré et reçoit de l'agent une bonne somme d'argent pour aller à St.-Barthélemy.

Le conseil de Burnel lui insinue qu'il doit frapper un grand coup pour avoir de l'argent et pour rejetter sur quelqu'autre personnage marquant l'odieux d'une conspiration dont on le regarde comme chef[10]. Le commandant de la force armée, Desvieux, créature de Jeannet, fut désigné pour être leur dupe, cet homme foible a été l'idole et la dupe de tous les partis, Burnel lui fit de nouvelles caresses, lui peignit son embarras, prit jour pour une séance secrète, où il fut décidé qu'on déporteroit les propriétaires riches et royalistes; Desvieux, Frey-de-Neuville, Lefebvre, furent chargés d'en présenter chacun une liste motivée. Burnel en rédigea une recensée sur les trois autres, et envoya Desvieux à Synnamary pour préparer l'embarquement des futurs déportés. Deux jours avant le conciliabule, un bâtiment danois qui devoit sortir du port, eut ordre d'aller prendre ses dépêches à Synnamary; à peine Desvieux fut-il en route pour les lui porter, que Burnel fait mettre les scellés chez lui, donne à sa mode la clef de la fameuse conspiration ourdie par Desvieux contre tous les habitans, lui suppose une liste de proscription qu'il ne montre à personne, le destitue et le déporte sur-le-champ à St.-Christophe. Frey-de-Neuville qui envioit sa place, lui annonça cette nouvelle en pleurant, retourna s'incliner devant Burnel qui profita de la crédulité que l'effroi donnoit à ce détour, pour arracher des colons désignés quarante mille francs et un nombre encore plus grand de bénédictions. «Généreux habitans, dit-il en recevant cette somme, me voilà pourvu pour six mois, je comptais faire un emprunt comme la loi m'y autorise; ma parole d'honneur, je ne vous demanderai plus rien.»

Le choix des élections approchoit... Voici comme on y procède:

Les choix sont fait d'avance, la majorité des votans est composée de nègres qui nomment leurs confrères pour électeurs; ils ne savent pas lire et sont à la dévotion de l'agent qui influence ouvertement les assemblées; il attend les électeurs au Dégras, les fait emmener au cabaret, on paie leur dépense, entre la poire et le fromage; on leur demande; qui ils vont nommer; s'ils ne connoissent personne, on a une liste dont on leur apprend les noms; s'ils ont fait un autre choix que celui de l'agent, on leur objecte que le candidat de la liste réunit tous les suffrages. Les blancs n'ont presque pas voix délibérative dans ces antres lugubres de débauche et de licence; on les traite de royalistes quand ils font choix d'un propriétaire honnête homme. D'après ce mode on ne doit plus s'étonner d'avoir vu en 1796, Fréron et ses associés rappelés au corps législatif.

Burnel qui connoissoit le mode d'élection, avoit pardonné aux mulâtres leur conjuration, et se déclaroit de plus en plus l'ami des noirs pour gagner leurs suffrages aux assemblées; d'un côté, il inscrit son père, homme immoral, et de l'autre Jeannet son prédécesseur.

Jeannet est élu, Burnel se plaint que les assemblées ont été influencées; ensuite il s'en console en disant à ses amis: «Puisque les Cayennois ont élu Jeannet que je vaux bien, à la fin de ma prêture j'aurai le même honneur; et je dirai à mon retour comme cet empereur mourant: Je sens que je deviens Dieu.»

Il lacère ensuite le code constitutionnel, pour affermir son despotisme. Il accumule toutes les places et tout le pouvoir entre les mains d'un seul homme de chaque canton avec qui il correspond directement, cette organisation monstrueuse fait que le même individu est tout ensemble, inspecteur de police civile et judiciaire, juge de paix, assesseur, maire, municipal, et commissaire du pouvoir exécutif sous le nom d'agent municipal.

De ce premier échelon de tyrannie, il passe dans son antre des loix, et tient sous sa verge de fer, la caisse, la justice, la police, les places et les autorités civiles et militaires; ne craignant personne pour contre-balancer son autorité colossale, il gouverne selon son plaisir et ses intérêts personnels. (Voici le résumé de sa conduite pendant les six derniers mois de cette année an 7, jusqu'en septembre 1799 an VIIIe.)

Au-dehors il entretient une correspondance très-active avec M. Frédérici gouverneur de Surinam; il envoie dans cette colonie des anarchistes déguisés pour soulever les nègres en propageant la loi du 16 pluviose an II, et faire déclarer la colonie, possession française et directoriale.

Ainsi Burnel, toujours en sentinelle, pour agrandir sa fortune et assouvir son ambition, se trouve disculpé, quand il envoie ses prises à Surinam, pour être vendues à vil prix. Que la mère-patrie lui demande compte, la pénurie de ses caisses proviendra de l'argent qu'il donnoit à ses agens à Surinam. Qu'elle lui reproche quelques exactions, il se retranchera sur ses dépenses secrètes.

Au-dedans, il interceptoit tout ce qui venoit pour les déportés; il incarcéroit les habitans qui leur apportoient des fonds, ou qui laissoient transpirer quelques nouvelles; il traînoit les uns dans des cachots, il déportoit les autres sur des rochers au milieu de la mer, il montroit le glaive de la terreur à tous les navigateurs européens, porteurs de quelques nouvelles subversives de son despotisme.

Il échancra tellement la ration des déportés du dépôt de Synnamary, qu'il leur fit regretter Konanama. L'huile, le savon, le taffia, le riz, leur furent successivement retranchés. Quand il vouloit punir quelqu'un[11], il le menaçoit de l'envoyer à Synnamary; ces privations étoient un peu compensées par les permissions qu'il nous accordoit d'aller à Cayenne passer quelques jours à nos frais. Pendant six mois il ne fit point de reproches aux colons de leur humanité à notre égard. Un bâtiment de l'Isle-de-France, chargé d'une vingtaine de déportés, de sa connoissance et de son parti, relâcha à Cayenne à la fin de germinal an 7, mi-avril 1799, ces exilés fauteurs de la liberté des noirs, furent reçus froidement par les habitans chez qui Burnel se permit de les caserner. Il en fut affecté, s'en prit à tout le monde, et sur-tout à nous, dans une proclamation ainsi conçue:

«Ennemis de la république qui a été obligée de vous vomir de son sein, vous tous, royalistes déportés, dont l'esprit remuant et les intrigues ont, je n'en puis douter, provoqué toutes les crises qui ont pensé perdre la colonie, vous ne deviez pas vous attendre à trouver place dans une proclamation adressée à des citoyens français: que votre surprise cesse; je n'ai qu'un mot à vous dire, il sera clair, mais dur.

»Puisque tout ce que l'humanité conciliée avec mon devoir, m'a porté à faire pour vous, n'a pas suffi pour obtenir du plus grand nombre la tranquillité qui convient seule à votre position, je vous préviens que le premier qui sera convaincu d'avoir fomenté la sédition parmi les cultivateurs, et porté ces hommes crédules à l'abandon des travaux de la colonie, sera jugé comme perturbateur de l'ordre public, comme ennemi irréconciliable de la colonie; que les insensés qui osent protéger avec jactance les ennemis de la république apprennent que je les connois tous, et que je les rend personnellement responsables de toutes les menées, faits et gestes de leurs protégés. Sous un gouvernement juste et ferme, les bons citoyens doivent seuls vivre tranquilles, les autres doivent toujours voir suspendu le glaive de la loi.

»La présente proclamation sera sur-le-champ imprimée, publiée, affichée et portée dans tous les cantons, par un détachement de force armée, pour être lue aux cultivateurs, et dans leur idiôme.

»Fait à Cayenne, dans la maison de l'agent, le 4 floréal an 7 [23 avril 1799].»

Signé Burnel;
Legrand, secrétaire-général.

Le même jour, sort un autre arrêté qui ordonne aux habitans de payer dans un mois, sans délai, le sixième brut de leur revenu. Cette pièce a pour épigraphe: constitution, article 156. «Les agens particuliers exerceront les mêmes fonctions que le directoire, et lui seront subordonnés.» Suit le considérant que l'article 54 de la loi du 12 nivôse an 6, organisatrice de la constitution dans les colonies, a prévu, d'une manière très-claire, la circonstance déplorable où se trouve actuellement le département de la Guyane. Suit l'arrêté, que tous les propriétaires d'immeubles verseront, à titre de prêt, dans la caisse nationale, le sixième du revenu brut de l'année. La commission chargée de percevoir cet emprunt est autorisée à employer tous les moyens coërcitifs pour qu'il soit fini au 15 prairial prochain, époque que l'agent avoit fixée pour son départ. Personne ne pourra vendre son bien, ni disposer de son revenu, sans avoir satisfait à cette dette.

Un autre arrêté, en date du 7, met tout le bétail en réquisition: un autre, en date du 8, force tous les colons de payer l'arriéré de leurs contributions.

Le sixième brut équivaut à la moitié du revenu; l'arriéré monte à près des trois quarts de la récolte des moins aisés; il enlève les habitations aux plus riches. Jadis, ils avoient des nègres, hypothèque de leurs fonds et revenus; ils n'ont plus que leurs stériles abattis, qu'il leur reprend après leur avoir enlevé leurs bras.

Depuis brumaire an 7 [octobre 1798] leurs vivres sont en réquisition pour le gouvernement en proie à la famine. En 1799, des corsaires viennent de France, amènent des prises; Cayenne regorge de farine, la réquisition continue. Burnel fait vendre les denrées à Surinam, fait sortir les trois arrêtés précités, y tient tellement la main, que toutes les pirogues qui vont à Cayenne sont déchargées au magasin général. Les dons patriotiques, l'emprunt forcé, les patentes, les maîtrises, les barrières, les réquisitions des fortunes, ne sont que des sous additionnels, en comparaison des exactions de l'agent.

Le 22 floréal, 11 mai, treize déportés belges s'échappent sur la pirogue que Konrad avoit vendue à un soldat réformé, pour aller faire la pêche de la tortue. Le vendeur, au défaut du propriétaire, est mis en prison, comme devant répondre d'un bien qui ne lui appartient plus, comme il en exhibe la preuve par le contrat du marché.

Depuis un an, nous n'avons pas reçu de nouvelles directes de France. Malgré les défenses de Burnel, la renommée en publie quelques-unes au fond de nos déserts. En mai, Mezières de Synnamary, revient de Maroni, et annonce que les Français sont repoussés; la pomme de discorde est jettée dans le directoire; la Vendée a repris; le Midi est insurgé. Ces bruits sourds prennent leur source dans la correspondance qu'Adelle Robino, en mission à Surinam, a fait intercepter à l'agent, qui envoie Dussault sur la Aénus de Midisis, pour vendre vingt milliers de poudre à feu, et prendre Adelle par ruse. On l'invite à dîner à bord de la goëlette; on le retient prisonnier; ce jeune homme prévoyant le sort qui l'attendoit, se précipite dans la mer pour se sauver, et se noie. M. Frédérici indigné de cette violation du droit des gens, renvoie toutes les créatures de Burnel. Le plan du cabinet du Luxembourg restoit sans effet; N.... reçoit une mission particulière, se rend à Surinam pour faire des excuses au nom de Burnel qui venoit d'y envoyer le sixième des denrées de la colonie. Ce trafic produit de larmes, valoit vingt sous à Cayenne, et six francs à Panameribo. Il avoit en outre quatre prises qui étoient déjà estimées soixante-dix mille piastres, ou quatre cent quatre-vingt-dix mille livres. N.... est chargé d'envoyer à Cayenne au plus vîte une partie de ces fonds: les deux agens se craignent. M. Frédérici, en fin courtisan, amuse Burnel et son envoyé, laisse vendre quelques objets peu importans: l'argent est apporté à Cayenne par Menard et M...... jeune noble qui a souillé ses lettres par un abus de confiance des Surinamais qui lui avoient déposé des fonds pour les déportés. Cependant une étincelle d'espérance luit à nos yeux.

En juillet, nous lisons dans le journal de Hambourg du 4 février 1799, que le 17 janvier le directoire a fixé le lieu de la déportation à l'isle d'Oléron; les proscrits qui se soumettront à cette loi, n'auront qu'à se présenter pour obtenir un passe-port, ils iront seuls et librement à Oléron.—Il paroît certain, ajoute le journaliste, que les déportés qui sont restés à Cayenne pourront aussi se rendre à Oléron. Il n'y a de ceux qui étoient restés en France que Laharpe et Dumolard, qui comptent n'y pas aller. (Ce n'étoit que de trompeuses amorces.)

28 janvier (dit le même journaliste): «On assure que plusieurs ex-députés condamnés à la déportation s'empressent de se conformer à la loi du 9 décembre (qui confisque leurs biens s'ils ne se rendent pas prisonniers), depuis qu'ils savent que le lieu de leur déportation n'est plus la Guyane; on cite dans le nombre Pastoret et Duplantier

21 février, no. 29: «Plusieurs des ci-devant condamnés à la déportation, parmi lesquels on nomme Boissy-d'Anglas, Siméon, Villaret-Joyeuse, Murer, Dommer, Praire et Mailhe, ont fait leur déclaration au département de la Seine, et obtenu des passe-ports pour se rendre à Oléron; ils se montrent dans Paris depuis le dernier arrêté qui a fixé un délai pour leur départ et le lieu de leur exil. L'ex-ministre Cochon est du nombre de ceux qui se sont soumis à la loi; on le dit en route pour Oléron.»

Ces nouvelles sont parvenues à M. Lafond-Ladebat du 20 au 30 prairial an 7 (du 9 au 19 juin 1799.) Elles sont les premières qu'on a débitées sans crainte et par écrit depuis deux ans. On nous informe, par cette même occasion, que nous avons des fonds à Surinam; on demande la liste de ceux qui ont survécu à de si grands malheurs. Tandis que les nations étrangères à qui nous aurions dû être indifférens, donnoient des leçons d'humanité à Burnel, il inventa pour nous accabler une fête que personne ne connoissoit, celle du 18 fructidor; ce jour répond au 5 septembre. En 1792, que le 5 septembre fut funeste aux déportés dans les prisons! en 1799, l'agent célèbre l'anniversaire des réjouissances de leur misère et de leur mort sous la zone torride.

Pendant que Burnel se démène pour bouleverser Surinam, M. Frédérici remet cette colonie aux Anglais, d'autres disent au stathouder qui s'est réfugié dans la Grande-Bretagne. La fortune de Burnel et celle de ses agens est confisquée; le nouveau gouverneur anglais renvoie en paix les négocians de Cayenne.

15 septembre. Deux frégates et un vaisseau rasé anglais incendient le poste des Islets (de Cayenne), jettent l'alarme dans la colonie, et menacent d'une descente: Burnel fait replier les postes sur Cayenne, laisse les cantons sans défense, défend aux colons de sortir de chez eux, lève un bataillon noir qui sera nourri aux frais des propriétaires, fait précéder le tout de deux arrêtés du 8 et du 9 brumaire (20 et 21 octobre 1799.)

Dans le premier, il reproche aux habitans d'avoir fait des faux, pour donner asile aux déportés; il enjoint à ces derniers de rester chez les propriétaires, sous des peines rigoureuses.

Un autre arrêté, en date du 9, est ainsi conçu: La colonie est en état de siège; toutes les propriétés publiques et particulières, tous les individus qui habitent la Guyane française, tous les moyens de toute espèce qu'elle fournit, sont en réquisition pour sa défense, et y resteront assujétis jusqu'à un nouvel arrêté.

Les nègres affluoient à Cayenne, le bataillon blanc étoit dispersé, la crainte du pillage et de l'anarchie consternoit tous les blancs. Burnel se propose d'émettre pour 400,000 l. de papier: les autorités civiles et militaires lui font des remontrances respectueuses et énergiques; il a peur, change de plan, se décide à partir, puis à rester; proclame tout-à-coup, de son chef, la paix avec les États-Unis, pour les attirer, se ménager une issue, et faire partir son père, sa femme et ses trésors.

Il éprouve des obstacles; il devient furieux, il devient fou; il s'en prend sur-tout aux déportés. Frey de Neuville, qui a remplacé Desvieux, va à Synnamary leur ordonner de partir au premier signal. Ceux qui seront malades ou infirmes, hors d'état de pouvoir suivre les autres leur dit-il, seront fusillés. Ces menaces n'ont eu aucun effet: je ne dirai même pas qu'elles aient été faites par Burnel, car Frey étoit toujours plein de vin quand il signoit quelque chose.

L'ennemi disparoît après avoir bien poursuivi le capitaine Malvin. Ce caboteur saisi d'une terreur panique, met pied à terre à l'embouchure de Synnamary, brûle sa prise et son bateau, crie au secours, laisse son équipage à l'abandon. Ses matelots s'enivrent, se battent au pistolet, se débandent chez les habitans, les pillent et retournent à Cayenne, rejeter la faute sur les synnamaritains et sur les déportés. Les habitans s'étoient sauvés dans le haut des rivières, tous les déportés étoient enfoncés et gardés dans leurs karbets; la terreur étoit si grande, que le rivage de la mer, à une demi-lieue du hameau, fut couvert de tonneaux de salaisons, de vin et de toute espèce de marchandises sèches, sans que personne y touchât; soldats, colons, matelots avoient jeté leur bagage pour s'enfoncer dans la forêt; ceux qui étoient débarqués les derniers, voyant l'ennemi retiré, tirailloient sur les autres pour butiner en sûreté. Malvin qui les avoit précédés à Cayenne, avoit dit à l'agent qu'il s'étoit trouvé entre deux feux, assailli par les synnamaritains et les déportés qui faisoient signe à l'ennemi. Cette calomnie récompensée du grade de municipal, étoit détruite par une autre partie du même équipage à la poursuite des marodeurs. Les colons, les matelots, quelques militaires, les agens des cantons avoient envoyé plusieurs procès-verbaux contre Malvin, tous étoient signés par Brutus Magnier. Il étoit prouvé que Malvin avoit fui, sans donner d'ordre à sa troupe, que quelques-uns de ses gens avoient frappé des habitans et des déportés, qu'ils en avoient volé un grand nombre et tiré des coups de fusils dans les karbets. Ces actes de violence furent autant de brevets auprès de Burnel pour conserver à Malvin sa place d'officier municipal et l'impunité à son équipage.

Je n'ai jamais vu de crise plus critique que celle de Cayenne à cette époque; l'agent et sa cour, d'un côté, ne voyoient que la mort; les habitans et les déportés que le pillage et le meurtre. Chaque jour éclairoit de nouvelles persécutions. L'agent scrutoit jusqu'au fond de l'âme tout ce qui l'entouroit; il arrachoit les habitans et les déportés de leurs retraites; il les incarcéroit sans raison et les relaxoit de même; il s'enflammoit, s'appaisoit, proposoit des mesures, les combattoit, les adoptoit, les rejettoit dans le même instant; enfin, nous vivions dans le désespoir et l'effroi.

Il feignit de battre en retraite pour revenir à la charge et frapper un coup sûr dans le silence. Il se décida à déporter tous ceux de l'état-major du bataillon d'Alsace dont il avoit quelque chose à redouter. Le mécontentement éclata, il venoit de faire embarquer son père et son épouse et sa fortune. Les habitans les firent revenir à terre, alors le terrible agent devint doux comme un mouton. Cette nouvelle se répandit dans les cantons.

Nous commencions à respirer; je demeurois à quatorze lieues de la capitale: j'écrivis à un ami que j'y avois, pour lui demander des nouvelles de Burnel dont je ne faisois pas l'éloge. On nous avoit assuré qu'il étoit suspendu, j'en félicitois le peuple de Cayenne. Burnel plus soupçonneux depuis cette crise étoit aux aguets; il prit la boëte, ouvrit ma lettre, la remit à son adresse, se la fit apporter par la personne à qui elle étoit adressée, et m'envoya chercher en diligence par un capitaine et six gendarmes qui avoient ordre de faire une visite domiciliaire pour prendre ce qu'on vient de lire, car j'en étois resté à cet endroit de notre malheureuse histoire qui fut adroitement soustraite par madame Givry.

On me traîne de cachots en cachots, les fers aux pieds et aux mains, j'arrive au Dégras de Cayenne à la nuit, après avoir fait douze lieues dans cette journée à l'ardeur d'un soleil brûlant, à travers des sables mouvans et des nuées de maringouins. En débarquant, quatre grenadiers me conduisent à la geôle; le concierge me connoissoit, sans m'avoir jamais vu. Il aide à mes guides à décliner mon nom.... «C'est Pitou de Kourou, il m'est recommandé depuis trois jours... L'agent m'a dit de l'enfermer dans un cachot nègre, les fers aux pieds et aux mains; je n'en ferai rien,» me dit-il tout bas. Quand les grenadiers furent partis, il fit nétoyer une chambre au milieu de la galerie et me fit coucher sur des planches, en me disant: C'est tout ce que je puis faire sans me compromettre.

Le lendemain, à onze heures, un gendarme et quatre grenadiers viennent me chercher pour aller chez l'agent. J'étois obsédé de fatigues. Une foule de monde de toute couleur et de toute espèce me fixoit jusqu'au fond de l'âme. On m'introduisit ainsi, comme un grand coupable, dans la chambre du conseil de l'agent. Robert, toute la justice, toute la police et tout l'état-major de Burnel se promenoient en l'attendant. Je m'arrête au milieu de la salle, les yeux fixés sur une espèce d'homme ou de cyclope; c'étoit Malenfant qui me faisoit signe de le suivre dans une chambre voisine; je reste immobile en souriant; l'adjudant de Burnel, Morsy, chapeau bas, se tenant éloigné du cercle, fait signe aux grenadiers de se mettre en sentinelle aux portes, pour préparer les voies à l'agent qui vient en grand costume, me toise, me demande mon nom.—Tirant ma lettre de sa poche: «Reconnoissez-vous cette lettre?—Ouvrez-la.—Oui... c'est ma signature, je ne l'ai jamais niée.—Je vous sais gré de votre franchise.—La franchise et la probité doivent être si communes qu'on n'en doit savoir gré à personne. Cette lettre fut dictée par un juste désespoir. Depuis six mois, vous vous étudiez à nous torturer; vous menacez tout le monde de la mort; je n'ai qu'une grâce à vous demander, c'est de m'accorder cette mort, je ne vous maudirai plus, et cette lettre aura produit l'effet que je désire.—Quel courage! Je ne vous connoissois pas, et vous, me connoissiez-vous?—Je ne vous ai jamais vu, mais j'ai des griefs personnels contre vous.—Vous allez me les dire?—Avec plaisir et vérité...... Quand vous arrivâtes ici le 15 brumaire an 7, votre premier mot fut le bonheur de la colonie; tout le monde vous bénissoit: je vous adressai une pétition pour obtenir les vivres à Synnamary ou à Kourou, à la case Saint-Jean où nous étions trois malheureux valétudinaires, sans plantations, sans vivres, sans argent, sans linge et sans cultivateurs.

»Le plus fort des trois pouvoit à peine donner à boire aux autres; l'hôpital nous étoit interdit, comme il nous l'est encore; nous n'avions plus rien à vendre; nous n'avions point de cassave. Le seul habitant que nous connussions en avoit déjà pris deux d'entre nous à sa charge. Le maire de Makouria, qui en avoit réchappé un autre de la mort, m'engagea de vous adresser une pétition; je la lui remis, il vous la présenta, vous mîtes au bas néant à la requête..... Nous fûmes obligés, pour vivre, de nous jeter aux genoux des habitans, dont les plus voisins sont à deux et trois lieues..... Si nous étions prisonniers en France, nous serions nourris, et nous sommes à quinze cents lieues de nos familles, ensevelis dans un désert, confiés à un préposé du directoire, qui nous refuse les vivres..... Qu'il me soit permis de vous rappeler votre proclamation du 4 floréal; après avoir fait planer la terreur sur la tête de tout le monde et sur-tout sur la nôtre, vous rendez les colons, qui ont retiré quelques-uns de nous, responsables de nos gestes; par votre arrêté du 8 vendémiaire an 8, vous reprochez aux habitans d'avoir fait des faux pour retirer des déportés, et si les déportés osent sortir de ces habitations d'où vous les chassez par ces mots, vous leur interdisez Synnamary et vous les menacez de les fusiller; vos agens en font autant à ceux qui sont échappés de Konanama; de tous côtés, nous ne voyons que le désespoir et la mort.... C'est le sujet de la lettre que vous me présentez.... Je m'étonne d'ailleurs de voir cette lettre en vos mains; si vous n'aviez pas violé le secret des postes, elle devroit vous être inconnue; vous pouvez m'assassiner, mais non me juger sur une pareille pièce. Quand vous écrivez à vos amis tout ce que vous n'avouez pas en public, si la lettre tombe en d'autres mains, elle est réputée non-avenue; c'est le secret de la pensée. Le directoire qui vous a délégué, a prononcé sur ce fait. Prodon avoit écrit contre Barras, avant le dix-huit fructidor; la lettre fut saisie et l'accusé mis en jugement. Le tribunal prononça qu'il n'y avoit pas lieu. Prodon a été déporté, non comme écrivain contre le gouvernement, mais comme agent perturbateur.»

Burnel ouvrit ma lettre, harangua les grenadiers contre moi, tira le code pénal de sa poche et la loi du 23 germinal contre les abus de la presse, me la relut et termina par ces mots: «Je ne me souviens point de votre pétition, mais en tout cas j'ai eu tort de n'y pas faire droit...... Le commissaire national vous a expliqué ma volonté; la justice me vengera de votre scélératesse, et votre sort terrible apprendra à vos confrères à ne jamais parler de moi ni en bien ni en mal.—Mon sort apprendra! vous le préjugez donc, citoyen agent; dans ce cas, je suis jugé d'avance.—Vous pouvez choisir un défenseur officieux.—Je me défendrai moi-même.» À ces mots il s'éloigna, et je fus reconduit au cachot. Le complaisant Robert me suivit de près pour dire au geôlier, de la part de Burnel, de me mettre les fers aux pieds et aux mains. Le geôlier n'en fit pourtant rien; il me tint seulement au secret.

Ma chambre confinoit à celle des matelots du Danois que montoit la famille de Burnel. Il n'avoit plié que pour ressaisir son autorité et ses richesses mal acquises. L'insurrection étoit amortie, et le Danois alloit mettre à la voile pour fréter cette famille aux abois. Malenfant, Magnier et sa femme alloient partir aussi. L'agent déclara qu'il ne s'occuperoit de la colonie qu'après le départ du Danois. Pendant dix jours, le départ de madame Burnel fut la grande affaire d'état.

Le 1er brumaire, un cultivateur du citoyen Bremont, nommé Gourgue-Barnabé, étoit arrivé à la geôle pour être conduit de là à la maison de correction de la Franchise. Ce nègre sachant que l'agent pouvoit casser le mandat du juge de paix, profita d'un peu de liberté que lui donna le chef des forçats, pour aller demander sa grâce. Il étoit mis en couvreur; il entre sans difficulté, les sentinelles le prenant pour un ouvrier de la maison; il demande l'agent à un de ses domestiques, qui lui montre son cabinet. Burnel étoit seul, et très-occupé à compter des piastres qu'il tiroit d'un grand pagara pour les jeter dans un matelas de coton.—Bonjour, citoyen l'argent.—Bonjour, bonjour; quarante-cinq, quarante-six.—Citoyen l'argent.—Qui êtes-vous, mon ami? qui êtes-vous? Trois cent quarante-cinq, six, soixante; vous êtes marron, mon ami, vous êtes marron; vous vous êtes sauvé de chez votre maître.—Non, citoyen l'argent;—QUATRE-VINGT-DIX.... SEPT CENTS...... ET QUINZE...... SEPT ET QUINZE.... VINGT-DEUX..... Que me voulez-vous, mon ami, que me voulez-vous? Allez, allez, j'arrangerai votre affaire..... Revenez dans quatre jours, madame Burnel sera partie....—Mais je serai à la Franchise..... Le commandant de place arrive; le salut de la sentinelle réveille Burnel; il s'élance de son cabinet, le ferme et se promène dans la chambre du conseil avec le commandant; le nègre attendoit sa décision dans une encoignure de la salle. Burnel le congédia en lui disant de revenir dans cinq jours. Le pagara pouvoit contenir 35 à 40,000 liv. La renommée a publié que madame Burnel emporta quelques animaux empaillés, parmi lesquels étoit un chat tigre, rembourré de quadruples. C'est un conte; car on doit la vérité à ses amis comme à ses ennemis.

Le 26 octobre, 4 brumaire au soir, madame Burnel et sa suite mirent à la voile avec tant de précipitation, que le capitaine oublia ses passe-ports sur le bureau de l'agent. On eut toutes les peines du monde à les rejoindre; et du fond de mon cachot, je me suis réjoui un moment, dans l'espoir que la fortune du pirate passeroit à d'autres corsaires. Je restai au cachot, couché sur les planches, jusqu'au 9 brumaire..... J'étois malade, Burnel m'envoya à la Franchise, et pour me rétablir, me condamna à travailler au dessèchement des marais de cette habitation, acquise à la république par l'émigration forcée du propriétaire. La Franchise est à neuf milles de la ville de Cayenne, et à deux milles hors de l'enceinte de l'île, au bord de la rivière de Roura. Cet établissement a été inventé par Collot-d'Herbois. Les nègres condamnés aux fers ou à la police correctionnelle, y sont envoyés pour un tems plus ou moins long; ils reçoivent quatre-vingts coups de fouet le premier jour de leur arrivée, et soixante le jour de leur sortie. Leur travail est de 120 toises de long sur une de large, à nétoyer dans les vases. Ce terrain vaste et extrêmement fertile, est dans un bas-fond sous l'eau, entouré de digues très-bien entretenues; l'air qu'on y respire est méphitique, et les nègres libres attachés à cette culture, sont presque tous attaqués de l'épian, branche de peste communicative qui ne guérit qu'au bout de trois ans, et toujours après avoir rongé quelques extrémités des pieds ou des mains.

Le régisseur m'exhiba l'ordre de me faire travailler, en me conduisant dans une cabane infecte, où soixante nègres dansoient et dormoient tour-à-tour auprès d'un grand feu. L'aspect de ces figures bronzées qui s'avancèrent toutes à ma rencontre, l'horreur et la saleté de ce réduit me firent songer à l'enfer; je ne savois si je devois m'asseoir ou rester immobile, parler ou pleurer..... Au bout de quelque tems, il me survint un ulcère à la jambe, qui ne me donna point de repos pendant dix jours; je crus que c'étoit le pian: une négresse incisa la tumeur, et j'en fus quitte pour la peur et pour des souffrances inexprimables.

Le soir, quand le mal me donnoit quelque répit, je m'amusois à écouter les nègres causant entr'eux sans contrainte. Quand ils avoient fait leur cuisine, ils inventoient des contes en soupant à la lueur d'une fumée rougeâtre. Leur nourriture est une panade de bananes à moitié mûres, dépouillées, réduites en pâte et cuites avec une ou deux onces de lamantin ou de mauvais bœuf portugais. Les héros de la Bibliothèque bleue de ce pays sont les blancs, les oiseaux, les soldats, les plantes; les auditeurs et les orateurs sont en même tems acteurs pour imiter le chant ou le cri des animaux, le pétillement de la flamme et tout le mouvement des personnages ou des accessoires du conte; tantôt ils forment des chœurs de danse ou de chant, des courses ou des chasses. La comédie et le grand opéra sont naturels à ces sauvages, tout est mis en action chez eux. Quand je comparois ce théâtre avec celui de Scaurus à Rome, des jeux olympiques à Athènes, avec l'Odéon et le Muséum de la Grèce et d'Alexandrie, je me disois: S'il existe une grande différence, ce n'est pas pour le plaisir; les sybarites mettoient l'univers à contribution pour se réjouir, leur plaisir étoit peut-être moins vif sur des roses, que la jouissance de ceux-ci sur leurs morceaux de planches; que de degrés de jouissance pour ces derniers se raffinant jusqu'aux autres qui n'ont plus qu'à mourir de satiété! Le malheur et la pauvreté sont des sources de bonheur pour celui qui se contente de peu de chose; l'innocence loge parfois le plaisir sur les épines et cache le dégoût sous les plis des roses.

J'étois réduit à la plus affreuse misère et je ne voulois rien demander à personne, car l'homme compatissant devenoit alors le complice de l'accusé. Au moment où je me désolois, MM. Barbé-Marbois et Laffond-Ladebat, spécialement proscrits par Burnel, m'envoyèrent de l'argent. Le premier eut le courage d'écrire à l'officier du poste de la Franchise, qui étoit une créature de Burnel, pour lui demander un reçu de la somme qu'il me faisoit passer; je le donnai moi-même.

Pendant que je gémissois dans cet antre lugubre, la mort sonnoit la dernière heure de mon bon vieux Bélisaire, Colin: depuis deux mois il ne sortoit plus de son lit; la misère, l'épuisement, les chagrins de famille, l'avoient anéanti; il conserva jusqu'au dernier moment son sang froid et sa gaité; il expira le 18 brumaire, 9 novembre, fut inhumé à côté de Préfontaine, sur les décombres de l'hôpital fait pour la colonie de 1763; il avoit 63 ans, il est allé rejoindre ces victimes dont il avoit recueilli les extraits mortuaires..... Ô mon cher Colin, je n'ai pas reçu ta bénédiction patriarcale, mais je t'ai donné des pleurs du fond de ma retraite; tant que je demeurerai sur cette plage, je parlerai de toi à ta famille!... J'irai verser sur ta tombe des larmes d'amour et de reconnoissance; si je touche le sol qui m'a vu naître, mes amis parleront de toi... Je les comparerai à toi; j'espère en retrouver en France quelques-uns qui te ressembleront. La mort t'a épargné cette fois les alarmes de la nouvelle conspiration. Le départ de la famille de l'agent l'avoit fait tomber en syncope de chagrin, disoient ses amis; de joie, disoient ses ennemis, d'avoir sauvé le reste de ses concussions. Il se réveilla le 19 brumaire, pour achever sa dernière conspiration: pour cette fois il jeta le gant; ses gendarmes, aidés des noirs, s'emparèrent des pièces de canon pendant qu'il amusoit les soldats blancs aux casernes. La guerre civile fut complétement organisée à Cayenne; Burnel étoit à la tête des conjurés; la troupe courut aux armes, sauva sa vie, celle des habitans et des déportés, consigna l'agent dans sa maison, le suspendit, fixa le jour de son départ, arrêta ses satellites, dont quelques-uns furent fusillés. Il avoit tellement vidé les caisses et épuisé le magasin qu'il n'y restoit ni vivres, ni vêtemens; l'hôpital manquoit de tout, la troupe étoit sans pain, les habitans firent des sacrifices. Burnel, en mettant le pied dans le canot, eut l'impudeur de dire qu'il laissoit la colonie florissante à des royalistes, qui ne le déportoient que pour la livrer aux Anglais. Nous apprendrons dans peu que le même soleil, le même jour et à la même heure, éclairoit le 19 brumaire[12] à Paris, à la Guadeloupe et à Cayenne, et que le directoire étoit renversé en même tems que ses agens. Burnel fut relégué dans le port après avoir remis ses pouvoirs à M. Franconie, vieillard respectable, plus riche en vertus qu'en talens. Burnel, du milieu de la rade, essaya encore de revenir à terre: son plan n'étoit ni si atroce ni si fou que le disent ses apologistes pour le rendre incroyable; il n'auroit pas égorgé tous les blancs, mais il les auroit tous comprimés, volés ou déportés; il auroit donné autant de prépondérance aux gens de couleur qu'aux colons; les premiers, enivrés de ces priviléges, l'auroient exempté de rendre ses comptes et fermé la bouche aux autres; il auroit pu rester ou partir avec ses dépouilles, enrichi des plus beaux certificats d'une sage, économe et bienveillante administration; il avoit encore l'espoir de faire une riche moisson dans les ports de Surinam où il auroit envoyé par terre en remontant le Maroni, des bandes de propagateurs de la loi du 16 pluviose. La pénurie où il laissoit Cayenne engageoit les noirs desœuvrés à faire ce fatal présent aux Hollandais, s'ils réussissoient dans cette entreprise, le directoire, qui comme beaucoup de Français n'a jamais eu une juste idée du désastre occasionné par la liberté des noirs, auroit voté des remercîmens à Burnel pour cette acquisition, comme on en devroit à Erostrate pour les cendres du temple d'Éphèse.

En France, il basa sa justification sur la prétendue reddition de Cayenne aux Anglais, car son successeur Hu.... envoya à la découverte, en arrivant, pour savoir si Burnel n'en avoit pas imposé. Son départ me fit sortir de la Franchise et me donna la liberté de faire un second voyage chez les Indiens, et d'y voir les antropophages ou mangeurs d'hommes.

De l'antiquité de la découverte de l'Amérique, par rapport à l'histoire et à la religion.

L'histoire qui nous fait marcher dans les ténèbres et durant les premiers âges du monde, et même beaucoup de siècles après le déluge, garde un profond silence sur le Nouveau-Monde. Ce n'est que plus de quatre mille ans après le déluge que le hasard nous fait soupçonner qu'il doit exister une autre terre, que nous trouvons enfin dans le quinzième siècle de l'ère chrétienne, c'est-à-dire, l'an du monde cinq mille huit cent et tant; mais, disent les déistes aux théologiens, si J. C. est venu racheter tous les hommes et substituer la loi nouvelle à l'ancienne, il n'est donc pas venu pour les Américains; ou bien étant plus parfaits que nous et nés d'un autre père, ils n'avoient pas besoin des grâces du Rédempteur; mais alors le livre de la Genèse est un conte, et l'Évangile, qui fait suite, en est un autre; retranchez-vous donc à dire que le médiateur du monde est venu pour ceux-ci comme pour nous, et que nous avons un même père; mais comment le Dieu qui a fait tant de miracles pour tant d'ingrats, dans les trois continens, a-t-il été sourd aux désirs de ces malheureux qu'il a abandonnés à leurs penchans, sans leur faire luire ni aucun rayon de sa grâce, ni aucune communication avec les peuples qu'il avoit formés à son culte? Tel est, en substance, l'argument de presque tous les écrivains qui ont parlé de l'Amérique. D'après les massacres des Péruviens, un inquisiteur diroit qu'ils ont été trop heureux d'obtenir le baptême par l'effusion de leur sang. Cette réponse, peu satisfaisante aux yeux de la religion et odieuse à la raison, ne fut jamais celle du Christ, qui n'exige de l'homme que l'observance de la loi naturelle, dégagée des entraves théologiques de l'école. Des théologiens, en réfutant les athées et les déistes, sont tombés dans un excès de rigorisme presque aussi pernicieux que les détracteurs de la morale et des mœurs. Si Helvétius, Diderot, Voltaire et Rousseau recommençoient aujourd'hui leur carrière, ils se plaindroient de n'avoir point été entendus, se trouveroient d'accord avec les principes de la théologie et de la raison, et même avec ceux contre qui ils ont tant écrit, car la vérité est la même pour tous les hommes, dans tous les siècles; tous la voient d'un même œil, mais tous lui donnent, suivant leurs intérêts, le profil des circonstances. De l'abus d'un principe, ils en attaquent la source, moins pour être crus que pour être admirés. Aujourd'hui, par exemple, les écrivains incrédules ne font plus fortune, parce que les novateurs s'étant mis au-dessus de tous les principes de religion et de morale, ont mieux prouvé au peuple par leur conduite débordée, que les savans par cent mille volumes en faveur de la religion et de la morale, que le maintien de ces deux bras de la Divinité est aussi nécessaire au monde que les élémens qui le conservent. Tant que les prêtres et les rois ont eu trop de pouvoir, le désir de fronder les abus nous a fait sauter à pieds joints sur les principes; mais le malheur qui est la suite de leur renversement, nous fait presque retomber dans un excès contraire. Un philosophe dit quelque part, que toujours le monde est ivre; tantôt il chancelle à droite, tantôt à gauche; s'il n'avoit pas de mur pour s'appuyer en route, il s'égareroit et tomberoit dans un abyme sans fond; fidèle tableau de tous les siècles, et sur-tout des deux derniers, où les théologiens et les inquisiteurs, d'un côté, les matérialistes et les athées de l'autre, ont, chacun dans leur sens, tenaillé la religion et la vérité. Du milieu des bûchers de Goa, et des auto-da-fé d'Espagne, l'Évangile, comme la salamandre, renaissoit de ses cendres, pour être lacéré par les usurpateurs français de 1798, et gravé en 1799 dans tous les cœurs incrédules que le malheur et la persécution ont rendus ses prosélytes. L'histoire et la vérité se tamisent donc au manaret du tems. En 1792, toutes les Françaises dévoroient les écrits en faveur du divorce; en 1797, elles abhorroient cette loi. Voltaire, Rousseau, Raynal, d'Alembert, Diderot, Montesquieu, sont admirés pour leur esprit; Bayle, Helvétius, Spinosa, Boulanger, Freret, pour leurs talens, improuvés pour leur partialité, et souvent pour leurs principes; Rollin, Crevier, Lebeau, Vély, Daniel, le Laboureur, Prideaux, Fleury, pour leurs lumières, leurs principes, leurs talens et leur amour pour la vérité. Un demi-siècle et un revers de fortune dans les royaumes, ont à moitié défeuillé la couronne des premiers; les horreurs de l'inquisition, les tyrannies des rois, le mécontentement des peuples, la prodigalité des nobles, la servitude des artisans, n'ont rien ôté du mérite des seconds; enfin, après tous les fléaux qui ont pesé sur la tête du peuple, ce même peuple, entraîné d'abord, comme l'ivrogne, du côté de ces Sirènes, se dégoûte brusquement de leurs chants pour soupirer, direz-vous après son malheur?... non, certes, c'est après les principes. C'est donc entre le fanatisme révolutionnaire et religieux que l'histoire marche d'un pas ferme, non point sur une route étroite, comme on le dit; mais sur le grand chemin de la vérité et de l'honneur, qui ne sont point relégués dans une île sans bord, mais en rase campagne, à la vue de tous ceux qui veulent avoir les yeux de la bonne foi.

Si le tems me permet de mettre la dernière main à cette partie de mon ouvrage, je consulterai, avec un égal intérêt, les écrits pour et contre. La vérité est partout la même, mais les réflexions opposées des auteurs détournent souvent l'attention du lecteur. D'un côté, les matérialistes voudront prouver l'éternité de l'univers, et réfuter le système de la Genèse sur la création d'un seul père de tous les hommes; ils prétendront, comme Voltaire dans l'histoire du Czar, nous démontrer cette vérité par les restes que les arts ont laissés dans les pays qu'ils prétendent avoir été abandonnés à des époques qui nous sont inconnues. Quand je trouverois ici des manuscrits en langue française ou grecque, comme l'auteur de l'histoire du Czar rapporte dans sa description de la Russie, que dans la terre des Ostiaks et des Calmouks, il s'est trouvé des morceaux d'ivoire fossile, des feuilles d'arbres qui ne croissent que dans les pays chauds, et des écrits de tems très-reculés en langue du Thibet, conclurai-je comme lui que ces trésors dans une terre sauvage prouvent que les arts font continuellement le tour du monde, et qu'ils enterrent ces preuves de leur éternité? Le lecteur à qui je dirois que les Américains ne sont pas fils d'Adam, parce qu'ils sont séparés des trois parties du monde, me demanderoit si je connois mon alphabet; mais si je concluois, après avoir vu le palais des Inkas et les huttes des sauvages de l'intérieur, que les arts font le tour de l'Amérique, et qu'elle est éternelle, on me riroit au nez. Je ne serois pas plus excusable aux yeux des hommes justes, si j'approuvois le massacre des Indiens, parce qu'ils ne vouloient pas être catholiques. L'Évangile est la semence de la persuasion, et la vérité, le dépouillement des passions.

L'Amérique a été soupçonnée par Platon, qui parle d'une terre australe confinant aux trois autres parties du monde. L'auteur se trompe sur le mot, car l'Amérique aujourd'hui, comme nous l'avons vu, ne touche plus aux autres parties du monde par le pôle antarctique, mais seulement par le pôle arctique. Il est vrai que nos navigateurs modernes n'ont pas encore retrouvé cette route, mais l'histoire de cette Mexicaine qui alla à Pekin par terre, sans doute par le détroit glacé de Bechring, en seroit une preuve non-équivoque, si les missionnaires étoient moins suspects aux historiens. Quelques-uns prennent ce récit pour un conte vraisemblable, dicté par ceux qui ont voulu répondre aux objections des philosophes contre le texte de la Genèse, et l'application des souffrances de J. C. et du baptême à tous les hommes. Tous sont pourtant d'accord de la possibilité de ce passage. Pour s'en convaincre, il ne faut que lire l'histoire du Groënland, où nos navigateurs ont trouvé des hommes, contre leur attente. Si l'homme peut vivre sous la ligne, il peut s'avancer de même jusqu'à l'extrémité des pôles. Quand ce trajet seroit impossible, l'histoire nous indique d'autres routes pour aller en Amérique, car elle étoit bien peuplée quand nous la trouvâmes. Voyons par qui.

Des Indiens ou naturels d'Amérique.

Les peuples dont nous allons parler, sont nommés Indiens naturels du pays, parce qu'ils habitoient paisiblement l'Amérique à l'époque où nous l'avons retrouvée. D'où sont-ils venus? comment s'y sont-ils introduits? depuis quel tems ont-ils fait cette découverte? Des philosophes modernes, pour prouver l'éternité du monde et réfuter le système de la Genèse, disent qu'un autre Adam a été créé, et que le monde est beaucoup plus ancien que nous ne croyons: les matérialistes en induisent l'éternité de la matière; enfin, cette trouvaille occupe encore tous les hommes à systèmes. Ce champ étant aussi vaste que les déserts de la Guyane, a été retourné et par les historiens et par les missionnaires, sans leur avoir donné rien de positif; les uns et les autres entrent dans des dissertations à perte de vue. Le désir d'étouffer la religion a fait grossir les objets sous la plume de quelques voyageurs; l'ardeur de la défendre a quelquefois fait conter des fables aux missionnaires. Nous nous contenterons d'analyser ce que les auteurs de la Guyane ont écrit sur les Indiens, en ne choisissant que les traits qui donnent quelques connoissances de la manière de vivre de ces peuples.

MM. Legrand et Duhamel, dans l'introduction de leur voyage manuscrit, en recherchant l'origine de la population de l'Amérique, la placent à l'an du monde 3388 avant J. C. (616).

La mer Méditerranée ayant été pendant long-tems le centre commun du commerce et des arts de l'ancien continent, les peuples entassés sur ses bords, sont tous devenus ou armateurs ou conquérans, et souvent l'un et l'autre; le désir de faire fortune leur a tenu lieu de boussole, et on s'étonne encore aujourd'hui de la hardiesse de leurs tentatives. On lit dans Hérodote, liv. 1. chap. CLVIII:

Dynasties des rois d'Égypte, règne de Néchao.

«Ce prince entreprit de joindre le Nil avec la mer Rouge, mais il ne réussit pas à ce travail, dans lequel il vit périr six-vingt mille hommes. Il fut plus heureux dans une entreprise d'un autre genre. D'habiles mariniers de Phénicie, qui étoient à son service, partirent de la mer Rouge avec ordre de reconnoître toutes les côtes d'Afrique; ils en firent le tour, et retournèrent en Égypte par la Méditerranée, après avoir heureusement passé le cap de Bonne-Espérance et le détroit de Gibraltar (autrefois d'Hercule), qui est la clef de ces deux mers, entre l'Espagne et l'Afrique.»

Qui croiroit que cette entreprise, l'une des plus hardies dont parle l'histoire, et la première boussole de la navigation, soit restée dans l'oubli pendant plus de vingt siècles? Ce n'est qu'en 1497, trois ans après le voyage de Christophe Colomb en Amérique, que Vasquez de Gama, portugais, retrouva cette même route, pour aller aux Grandes-Indes par le cap de Bonne-Espérance ou des Tempêtes.

Le laconisme de l'histoire ancienne, disent-ils, nous donne par-là quelques indices, pour dater l'époque de la population de l'Amérique. Les Phéniciens, originaires des Juifs, des Égyptiens et des Assyriens, habitoient la rive orientale de la Méditerranée. Tyr la fameuse, Carthage et Utique en Afrique, étoient des colonies phéniciennes, qui toutes réunissoient leurs lumières et leur industrie pour le commerce des mers. Les Hollandais, et les Portugais leurs imitateurs, n'ont fait que retrouver les premières découvertes et les routes que ces premiers navigateurs leur avoient tracées. Ainsi, les Phéniciens ayant eu la clef de la Méditerranée, de l'Océan du nord, du sud et de la mer des Indes, ont commencé à quitter un peu les côtes; quand ils ont eu gagné le large, les alizés soufflant de l'est-est quart de nord, les ont fait aborder sans malheur sur les côtes du Brésil et du Paraguay. Ceux qui sont partis de la Méditerranée, des ports d'Utique et de Carthage, pour voguer dans l'Océan du sud, ont remonté jusqu'à l'Amazone, d'où les courans ont dû les porter aux îles Antilles, près du golfe du Mexique. Ils ont trouvé, en côtoyant, la Jamaïque, la Floride et la Louisiane. Comme ils n'avoient point de boussole, et que les vents du pays sont long-tems invariables, ils s'y sont confinés d'abord forcément. Ainsi, du côté des Européens, le Portugal, l'Espagne, l'Angleterre ont peuplé, sans le savoir, les îles et la terre ferme de l'Amérique Septentrionale; de là vient la confusion des langues et la nouvelle Babel. Aussi, chaque canton de l'Amérique avoit-il une langue différente; chaque nouveau débarqué devenant chef d'une peuplade, parloit son jargon, que le voisin n'étoit pas curieux d'apprendre. L'usage de ces peuples étant de vivre isolément chacun par famille, ils ne cultivoient les sciences que pour leur usage, qui se bornoit à bien peu de chose. L'écriture ne leur étoit pas connue, ou plutôt ils en avoient perdu l'usage, et dans l'ancien Continent, elle n'étoit pas le secret du peuple; au reste, disent les auteurs que j'extrais, les Américains y suppléoient par la mémoire: aujourd'hui même ils se transmettent de père en fils les histoires les plus reculées de leur origine. Quoiqu'ils ne comptent que par lunes, et qu'aucun d'eux ne sache son âge, ils confondent si peu l'histoire des tems reculés, que, toute défigurée qu'elle est pour nous par les lacunes, on y démêle encore facilement leur origine.

Quelques sauvages de l'intérieur des terres, connus sous le nom d'Indiens à longues oreilles, parce qu'ils percent leurs oreilles en naissant, les tirent et les font descendre jusqu'à l'extrémité de leurs abajoues, croyant sans doute remplacer par ces oreilles naturelles les pendans des anciens Perses et les longues breloques des Babyloniennes et des modernes Européennes, furent pris et amenés dans ces derniers tems dans une des missions ou paroisses d'Oyapok. Leur langage étoit absolument inconnu aux autres Indiens plus voisins de la côte. Après quelque tems ils parvinrent à se faire entendre. Le baba, ou curé de la paroisse, en ayant attiré quelques-uns chez lui, leur demanda d'où ils sortoient, quel âge ils avoient, ce qu'ils savoient, s'ils croyoient en Dieu, pourquoi ils mangeoient leurs semblables. Je voudrois pouvoir rendre leurs réponses dans leur jargon, qui a une grâce naturelle dans l'accent, plus sensible pour les femmes dont le goût est épuré par la finesse de leurs organes. C'est un mélange de la douceur des langues asiatiques, et de la rudesse des hommes abrutis par la solitude, l'épaisseur des bois et le silence éternel de la nature dans des climats inhabités. Les oiseaux, quoique solitaires en apparence, semblent rechercher de loin la société de l'homme. Ici ils ne roucoulent que rarement; les rois du chant, le rossignol, la fauvette, le chardonneret n'ayant point eu d'auditeurs, n'y font point entendre leur mélodie. Les oiseaux sauvages qui les remplacent sont nuancés de plumes de toutes couleurs et armés d'un bec très-long et très-fort, dont ils se servent tous pour tirer les yeux à l'homme qui veut les prendre. Les quadrupèdes, qui sont les tigres, les moutons paresseux, les tapirs, les singes rouges et noirs, plus hideux que tous ceux de l'Europe, font retentir l'air, pendant la nuit, de rugissemens ou de sons rauques et lugubres, qui inspirent la barbarie et l'anéantissement de la nature: c'est à cette école que ces sauvages ont formé leurs langages et leurs mœurs; d'après cela faut-il s'étonner de la rusticité de leurs habitudes? Mais comme l'Africain ne dépose jamais toute sa couleur noire dans le sang où il se mêle, de même l'homme devient métis au moral comme au physique. Ces sauvages conservent encore une teinture de leur origine et ornent leur langage de beautés primordiales, aussi âpres que le pays qui les produit.

«Nous sommes les enfans d'un père bon et juste qui nous a donné un arc, des flèches, un boutou; il nous a appris aussi à creuser un arbre pour le confier à l'eau; il a disparu depuis bien des lunes. Il commença à s'endormir après avoir beaucoup hélé (crié) pour une blessure qu'il avoit reçue à la jambe droite, dans une bataille que nous eûmes avec les Arouas; nous songeâmes enfin à le cacher dans la terre, en le baignant de larmes. Avant de dormir, il nous appela tous auprès de son hamac. Nous étions quatre frères; celui qui comptoit le plus de lunes après notre père est mort de douleur; il joignoit les mains vers la montagne où nous allions demander une bonne chasse au Tamouzy; il nous ordonna d'en faire autant et d'apprendre à tous nos enfans tout ce qu'il nous avoit raconté de l'Hyrouka, du Tamouzy et des hommes bien loin, bien loin du côté du soleil levant, d'où son grand-père lui avoit dit que ses aïeux étoient venus depuis un nombre de lunes plus grand que toutes les flèches que nous avons décochées aux Ytauranés, aux Galibis et aux Arouas. Il nous parla aussi de l'arrivée de blancs bien méchans, qui étoient entortillés, de la tête aux pieds, de grands hamacs couleur de nécrou (c'est-à-dire noirs, couleur du diable des Indiens), par-dessus lesquels étoit une côte ou couillou, couleur de tamouzy (c'est-à-dire blanc). Ces Européens sont venus bien des lunes.... bien des lunes après les autres, nous a dit notre père; ils vouloient nous faire renoncer au Tamouzy, au grand Lama, au terrible Hyrouca dont le souffle déracine les arbres, les montagnes, et fait dormir plus d'Indiens dans un jour qu'il n'y a de feuilles sur ces monbins. Ces blancs entortillés d'hyrouca et de tamouzy, annonçoient un autre Lama qui venoit, disoient-ils, renverser le nôtre. Les grands babas de notre père se sont battus avec eux; ces blancs qui avoient été reçus comme des envoyés du Tamouzy, rougirent plusieurs Indiens et forcèrent les autres à se réfugier dans les montagnes et dans les forêts, d'où nous avons été tirés par ces galibis avec qui nous étions en guerre.»

Cette narration dont j'analyse la teneur pour la rendre supportable dans notre langue, prouve que les Indiens conservent le souvenir de leur première origine, et qu'ils ne la confondent point avec l'arrivée des Espagnols et de leurs missionnaires dominicains ou jacobins, entortillés de hamacs noirs ou de soutanes et de tamouzis, c'est-à-dire, de surplis. La simplicité des dates, la richesse des comparaisons, la sublimité des pensées, la fidélité de la tradition prouvent, comme je l'ai dit plus haut, que les Indiens cultivent les sciences, mais seulement pour leur propre usage; qu'ils n'ont oublié ni les loix, ni le culte de leurs premiers pères; qu'ils y sont fidèles sans avoir besoin de calendrier pour marquer les jours de fêtes, ni de temples pour se réunir à la prière.

D'où leur vient ce précepte de tradition orale de père en fils, qui supplée à l'écriture? L'ont-ils puisé dans les pays où ils se mangent les uns les autres, ou dans les premières loix qu'ils ont reçues avant l'invasion des Européens? Il n'y a personne qui ne soit de ce dernier avis; ils n'ont donc retenu que les principes de leur culte et de leurs mœurs; si on les trouve altérés, l'âpreté du sol en est cause; mais en remontant à la source, on puise ces mêmes préceptes de tradition orale dans les loix des premiers législateurs de la Grèce et de l'Asie. Mes guides ajoutent sur les Indiens, que dans le tems de leurs divertissemens, les vieux se couchent dans leurs hamacs pour karbeter, ou raconter l'histoire de leurs ancêtres au petit monde, c'est-à-dire aux enfans qui les servent comme leurs rois.

Une grande partie des Indiens n'érige ni statues, ni temples, ni autels à ses dieux; du haut des montagnes qu'ils gravissent avant le point du jour, ils se prosternent du côté de l'orient pour invoquer le Tamouzy dans les premiers rayons de l'astre qui féconde la nature; ils se tournent ensuite à l'occident pour prier l'Hyrouca ou le diable avec une ferveur particulière; on les croiroit Manichéens: point du tout, disent les missionnaires; nous leur avons entendu dire plusieurs fois: Nous n'adorons pas l'Hyrouca de bon cœur, mais nous le prions parce qu'il est puissant et méchant.

Les Indiens sont très-adonnés à la magie et à la superstition; leurs sorciers sont de savans botanistes qui ne font rien que pour des présens. Ces sorciers, prêtres et docteurs de la loi, sont le fléau ou la consolation de ces pauvres gens. Les Indiens sont hospitaliers, jaloux, passionnés pour les boissons enivrantes, furieux dans l'ivresse; ils ont l'intempérance des Perses et la sobriété des Spartiates; ils sont brutes dans certaines connoissances qui nous sont familières, pénétrans dans les découvertes sublimes, comme dans leur briquet, dans leur poterie, dans la manière de se médicamenter. Ce mélange de science et d'abrutissement fait présumer aux écrivains que j'analyse, que l'Amérique a été policée autrefois, et que des révolutions ont dispersé les habitans, qui se sont enfoncés dans les déserts, et ont été replongés dans l'abrutissement; ils appuient ces assertions des notes suivantes.

Platon, dans son Timée, prétend qu'un vaste continent nommé Atlantide, plus grand que l'Asie et l'Afrique, fut submergé par un horrible tremblement de terre et une pluie extraordinaire qui dura un jour et une nuit. Le sol d'Amérique ne présente partout que des laves. Raynal convient qu'en 1663, Lima qui étoit pavé en argent fut englouti, que les tremblemens de terre y sont aussi fréquens et beaucoup plus terribles que dans la Calabre. M. de la Condamine qui a visité les Cordillères, a trouvé des glaces sur des monceaux de cendres, des terres brûlées. Les montagnes de l'intérieur offrent partout des pierres noires et fondues; en 1766 le tremblement de terre dont le foyer étoit sous le Cap-Français, se fit sentir à la même heure à Lima, au Chili et dans la Guyane, c'est-à-dire à plus de deux mille lieues de distance.

Le sentiment d'un volcan général allumé par la torche du tems et éteint par les siècles, ne détruit point le système de la Genèse, et ce témoignage est précieux dans la bouche de l'auteur de l'Histoire des deux Indes.

Platon parle encore des rois qui y commandoient, de leurs pouvoirs et de leurs conquêtes. Crantor, qui le premier a interprété Platon, assure que cette histoire est véritable. Je sais que le rigoriste Tertullien l'a combattu parce que J. C. étant venu sauver tous les hommes, les grâces du Messie ne paroissent point appliquées de fait à des nomades inconnus du reste du monde; mais cette raison théologique confondue par la découverte de Colomb, nous confirme de plus en plus que les secrets de Dieu nous sont impénétrables sur nos destinées. Pamelius et Proclus ont réfuté Tertullien par le témoignage d'un historien d'Éthiopie, nommé Marcel, qui avoit écrit la même chose.

Diodore de Sicile paroît confirmer l'époque à laquelle nous plaçons la population de l'Amérique.

«Quelques Phéniciens, dit-il, ayant passé les colonnes d'Hercule, furent emportés par de furieuses tempêtes en des terres bien éloignées de l'Océan; ils abordèrent à l'opposé de l'Afrique, dans une île très-fertile, arrosée de grands fleuves navigables.» (Ce ne peut être ou que dans l'Archipel de l'Amérique, à Saint-Domingue, à la Jamaïque, ou bien au fleuve Saint-Laurent, aux Amazones, ou à la Plata.) Le même historien ajoute que les Carthaginois réservèrent pour eux les données qu'ils avoient sur ce pays. Carthage ayant été rasée par les Romains, les habitans traînés en captivité, brisèrent leur boussole pour se venger du vainqueur.

Nos modernes commentateurs de la Bible, pour expliquer la route des flottes de Salomon, qui mettoient trois ans au voyage d'Ophir, ont placé ce pays dans l'Afrique, dans les grandes Indes, aux Moluques, aux îles de la Sonde, dans l'Indostan, à l'extrémité de la mer Noire, sur les rives du Phase et du Pactole, dans la Méditerranée, sur les bords de la Lybie et de la Cyrénaïque, enfin dans tous les points de l'Afrique, sans l'avoir pu reconnoître précisément, parce que chacun de ces pays produit l'or ou une partie de richesses que la flotte rapportoit; mais il ne falloit pas trois ans pour le voyage de ces côtes. Le savant Arias-Montanus, éditeur de la fameuse Bible de Philippe II... Postel et d'autres (dit don Calmet sur la Genèse, page 39, dissertation sur le pays d'Ophir) ont été le chercher dans l'Amérique et l'ont placé dans le Pérou; d'autres enfin ont cru le découvrir dans l'Hispaniole, aujourd'hui Saint-Domingue. Christophe Colomb s'écria en y entrant: Voilà le véritable Ophir de Salomon! Il y vit de profondes cavernes, des fleuves détournés, des ruisseaux qui couroient sur des lits d'or et d'argent, et il n'y trouva que des hommes indifférens sur tous ces biens, dont ils n'ignoroient peut-être le prix que parce qu'ils étoient en petit nombre ou nouvellement transplantés, ou parce qu'ils avoient perdu le besoin de communiquer avec les continens.

Il sembla que Sénèque, contemporain de J. C., ait prophétisé les découvertes que nous avons faites depuis deux siècles; et, pour parler plus raisonnablement, dit Moréri, la connoissance que ce grand homme avoit des secrets de la nature et de l'histoire, lui avoit fait prédire que nous pourrions retrouver un pays connu anciennement des Phéniciens et des Carthaginois; il s'explique ainsi:

Venient annis
Sæcula seris, quibus Oceanus
Vincula rerum laxet, et ingens
Pateat tellus, Tiphisque novos
Detegat orbes, nec sit terris
Ultima Thule.

«Les siècles à venir briseront les barrières de l'Océan; un vaste continent nous sera connu; un nouveau Tiphis le découvrira et les bornes du monde seront reculées au-delà des glaces de l'Islande.» Ainsi les anciens se doutoient déjà que l'Amérique septentrionale confine à l'Asie par le pôle arctique.

Ces extraits sont suivis de la comparaison des mœurs des anciens peuples sauvages avec les naturels Américains. Les auteurs en extorquent quelques inductions à l'appui de leur système de chronologie; ils ont écrit ceci, disent-ils, pour prouver que le système de la Genèse sur l'origine du monde, n'est pas le moins raisonnable; que l'Amérique a pu être peuplée d'hommes, qui, dociles à la loi naturelle, ne sont pas privés des grâces de la venue du Médiateur; de là ils passent à la vie privée des Indiens. Je puis les juger par ce que j'en ai connu; ils sont plus instruits que moi; je n'aurai que le mérite de les compulser et de les concilier en mettant de suite les traits qui se trouvent quelquefois épars dans leurs manuscrits.

HYROUA ET LISBÉ,
ou les Indiens de la zone torride.

On dit que ces Indiens au carnage acharnés,
Qui rougissent de sang la terre intimidée,
Ont cependant d'un Dieu conservé quelqu'idée,
Tant la nature même en toute nation,
Grava l'Être suprême et la religion!

Voltaire, Orphelin de la Chine, scène Ire.

On distingue deux sortes d'Indiens en Amérique: les uns, à demi civilisés par les jésuites et les autres missionnaires, avoisinent à quelques milles, les côtes cultivées par les Européens dépaysés qu'on nomme colons, et qui n'habitent que les bords de la mer; les autres, nommés antropophages et fugitifs pour les raisons que j'ai détaillées ci-dessus, ne s'approchent presque jamais ni des colons, ni des autres Indiens; ils sont également redoutés des uns et des autres. L'antipathie de ces nations nous fait distinguer quatre classes d'hommes en Amérique: les naturels du pays, ou Indiens à longues oreilles; les Galibis, ou sauvages apprivoisés; les colons, c'est-à-dire les blancs qui ont quitté le vieux continent pour s'établir dans le nouveau, et les Africains nègres. Ces quatre classes d'hommes font bande à part; les deux premières sont rouges, ont les cheveux longs et se ressemblent pour le fond du caractère: je les confondrai souvent, en marquant seulement les nuances qui les séparent; prenons-les à l'instant qu'ils naissent jusqu'à celui où ils meurent.

On ne s'aperçoit pas du moment où une Indienne va donner le jour à un enfant; la nature, en ne la douant que d'une taille médiocre, lui a donné autant de force que de courage; elle est si accoutumée à souffrir, qu'elle ne laisse échapper ni plainte ni soupirs; son visage n'est pas plus altéré que si elle ne ressentoit aucune douleur; elle va au bord d'un ruisseau, se baigne, tient son nouveau-né par la main, le plonge dans l'eau en le tenant par le talon, comme Thétis, pour l'accoutumer à braver cet élément; il n'est pas sorti du sein de la mère qu'il n'aspire l'air que pour s'endurcir à la fatigue; au bout d'un quart-d'heure, cette jeune mère revient d'un air gai présenter humblement son petit au père, qui le presse sur son sein et le garde dans son hamac. Dans quelques peuplades de ces sauvages, les maris sont malades pour les femmes, l'accouchée leur prodigue les soins qui lui seroient dus. Rien n'est plus comique que cette coutume bizarre dont j'ai été témoin: le mari se met au lit quand sa femme touche à son terme; il fait les contorsions pour elle, observe tous les jeûnes d'une femme en couche, se fait servir dans son hamac pendant quarante jours; la pauvre malade est obligée d'aller à la chasse, à la pêche, de faire la cuisine, de s'approcher du lit de son seigneur et maître pour allaiter son enfant; puis de le servir debout, en posture de suppliante, pour manger les restes qu'il veut bien lui abandonner pour elle, sa famille et ses compagnes qu'elle doit voir de bon œil... Je crois entendre mes compatriotes trépigner des pieds en lisant ceci; je leur pardonne de bon cœur, et je partage leur indignation. Je m'étendrois avec plus de plaisir sur les naturels de l'Amérique, s'ils tyrannisoient moins un sexe à qui nous devons, et les vertus sociales, et les charmes de l'existence, et le bonheur de la vie.

Tous les Indiens n'ont pas cette sotte manie, mais tous profitent de leur force pour réduire leurs femmes au plus dur esclavage.

Tant que l'enfant ne marche pas seul, il est sous l'aile de la mère, qui le porte sur ses bras et l'accoutume à voir les précipices, à supporter le poids d'un soleil brûlant; elle le frotte d'huile de palmier, et, dans certaines peuplades, d'une pommade faite avec du roucou acide de couleur de tuile; elle s'en frotte elle-même, et brave ainsi les injures d'un climat dévastateur. Je n'ai pas besoin de dire que cette mère trapue et vigoureuse allaite souvent deux petits à la fois. Au bout d'un an, l'enfant marche sans peine, il accompagne la mère à la chasse, et quand le mari y va seul, il reste au karbet pour servir d'espion, les maris ne laissant jamais les femmes sans surveillans; ces argus sont, ou les vieillards, ou les enfans, qui font fonction de duègne. La jalousie de ces tyrans est aussi cruelle et aussi active que celle des disciples de Mahomet. Les femmes galantes (et elles le sont presque toutes) risquent d'être empoisonnées ou assassinées à coups de flèches et de boutou[13]. Personne ne se mêle de ces querelles, et il n'y a point de loix vengeresses de ces sortes d'assassinats: les Indiens les plus policés n'ont jamais été assujettis sur cet article à aucun réglement européen... Malheur au blanc qui déplaît à ces sauvages en voyageant chez eux! ils le tuent impunément, sans qu'il soit jamais vengé, ses semblables laissant les Indiens dans la plus grande indépendance.

Déjà nos petits Indiens ont vu six abatis, ils sont lestes et aguerris comme de jeunes lionceaux; les filles suivent la mère, et les mâles portent les flèches et l'arc du père; ils gravissent les montagnes, passent les torrens et s'amusent gaiement avec les flots qui retournent le foible canot qui les porte; ils s'affourchent dessus, les voilà sur l'autre rive nu-pieds, portant un kalimbé ou suspensoir comme les nègres, moins par pudeur que pour se garantir et des insectes et des hernies qui sont communes aux trois quarts des habitans des pays chauds. Ils ont aussi un couillou fait comme une espèce de tablier, tissu de rassades ou de morceaux de corail et d'une espèce de faux jaspe et de jais qu'ils trouvent dans certains fleuves; ils sont plus curieux de ces rassades que d'or et d'argent; elles leur servent de collier, de bracelets et de toile pour couvrir la nature, quoique ce voile soit très-étroit, car il ressemble à un petit éventail attaché au-dessous du nombril: comme ils marchent en dedans, c'est un obstacle suffisant contre les yeux du plus avide scrutateur. Le reste de leur corps est nuancé de plumes, dont l'arrangement et l'admirable variété passeroient chez nous pour un chef-d'œuvre de parure et même de coquetterie; leur bonnet en forme de couronne, est plus galant et plus riche que les plus beaux panaches; ils mettent à contribution l'édredon le plus fin, et tous les volatiles se dépouillent pour leur faire un diadème.

Mais j'oublie que mes Indiens sont à la chasse et à la pêche: ce n'est pas un jour de fête, suivons-les dans les forêts, ils sont à l'affût et sur la rive et sous une touffe épaisse; l'un vient de flécher un poisson, il se jette à la nage, aussi leste que l'habitant des eaux, il suit son vaincu aux traces de la flèche tremblante, il la saisit et jette sa pêche sur le rivage.

L'autre vient de frotter son chien avec des simples, le gibier ne fuit point à l'approche de l'animal; mais pour s'assurer de sa chasse, il attache en même tems quelques bottes de halier aux arbres qui sont vent à lui; un agouty, qui est le lièvre du pays, vient brouter cette herbe, il lui décoche un trait, l'atteint et le laisse là. Je me mets à rire de son indifférence, en courant ramasser la proie: «Ce n'est pas votre ouvrage, me dit gravement le chef de la famille; quand nous serons de retour au karbet, ma femme ira le chercher, c'est sa besogne.» Il ajouta que l'homme, roi dans sa maison, vouloit bien s'employer à la pêche et à la chasse, mais que la femme étoit faite pour porter le fardeau. Un de ses enfans courut à l'instant prévenir sa mère; je ne m'étois pas aperçu de son absence, par l'attention que je prêtois à ce que me disoit le père. Ces bottes de halier suspendues aux arbres, étoient des herbes enchanteresses pour l'espèce de gibier qu'il désiroit avoir: je connois, dit-il, la vertu des plantes, leur poison, et leurs charmes attracteurs pour toutes sortes d'animaux; en effet il frotta sa ligne, y mit un appât, et prit sur le champ un haymara, espèce de brochet que je lui désignois. Ce peuple a les yeux d'un aigle, l'ouïe d'un aveugle, les pieds d'un cerf, la sagacité d'un chien de chasse, et l'adresse d'un dieu.

Nous entendîmes au fond du bois un cri perçant, c'étoit l'enfant qui étoit allé chercher sa mère: un serpent à sonnettes l'avoit entrelacé et mordu au bras droit; le père sans se déconcerter, courut à l'animal, le prit, l'éventra, en prit le foie, en exprima le sang, l'immisça au jus d'une liane, ouvrit la bouche de son fils, lui en fit boire; il commença à respirer. Le père frotta ensuite le bras malade, et au bout d'une heure l'enfant en fut quitte pour quelques nausées.

On voit en Amérique des descendans de ces fameux Psylles d'Afrique, qui enchantoient les serpens et les faisoient fuir devant eux. Les nègres et les Indiens possèdent quelques-uns de leurs secrets. Un grand nombre se font faire des scarifications, où ils expriment le jus d'une liane, contre-poison qui les garantit des serpens et les apprivoise avec tous les reptiles; d'autres appellent les serpens, les prennent et les charment: les possesseurs de ces recettes prétendent que s'ils en tuoient quelques-uns, ils ne seroient plus préservés. J'ai vu des blancs user des mêmes simples, qui s'en sont bien trouvés. Le maire de Synnamari, Mr. Duchemin, a marché devant nous sur un serpent, qui s'est détourné, a paru le flairer sans le mordre. Il y a des recettes sympathiques et antipathiques; les premières dont je viens de parler ont été, dit-on, indiquées par les reptiles eux-mêmes qui en se battant, vont chercher après le combat, les simples pour la guérison du vaincu: ainsi la couleuvre en France, à la poursuite du crapaud qui lui lance son eau corrosive, court s'essuyer à la feuille cotonneuse du bouillon-blanc. Les secondes nous viennent de l'horreur que ces mêmes animaux ont pour d'autres plantes ou d'autres arbres. Ici un voyageur qui a de l'ail dans sa poche, voit les serpens fuir à son approche; en France, qu'il dorme sous un frêne, jamais reptile n'approchera de lui.

Comme nous nous en retournions, je voulus prendre le poisson et l'agouty, le chef y consentit d'un air dédaigneux. Au milieu de la route, la patte de l'agouty, retournée par les branches d'un bois de panacoco sur lequel reposoient deux oiseaux diables ou noirs, se trouva croisée sur l'ouïe du poisson. «Hyrouca! Hyrouca!» s'écria l'Indien en brisant ses flèches, «grâce, grâce.... punis cet étranger, lui seul a touché ton arbre chéri avec des victimes impures; elles ont reculé d'effroi à ton aspect....» Je ne comprenois rien à cette pantomime et je riois sous cape. Mon guide entre en fureur, et d'un bras vigoureux il me traînoit à l'eau, quand nous entendîmes au loin gronder le tonnerre; un nuage rougeâtre siffloit dans les airs. «Tu es bien heureux, dit-il en me lâchant, le Tamouzi te protège, mais prends garde de braver, par un entêtement mal-entendu, la puissance de l'Hyrouca, car il te feroit dormir; c'est lui qui m'avoit ordonné de te jeter à l'eau. Pourquoi contreviens-tu à nos loix? C'est aux femmes à emporter le gibier; si tu avois voulu m'en croire, nous n'aurions pas eu ce funeste présage.» Je me rendis à ses raisons; il lava sa chasse et sa pêche et les jeta aux pieds d'un maripa, magnifique palmier dont les feuilles ornent les colonnes des palais dans l'ordre du corinthien composite.

Nous cheminions au karbet; je suivois mon guide comme un craintif chien de berger, à qui son maître a donné un coup de houlette pour avoir mordu une brebis. Mon indien, en cassant de petites branches de bois, traversoit comme un oiseau les buissons les plus épais. Les piquants des haouaras et des orties sembloient s'émousser sur sa peau, quoiqu'il fût tout nu; ses pieds et son corps étoient sans égratignures; mes habits étoient en lambeaux et mes jambes en sang. Le désir d'apprendre me faisoit oublier mon mal. Je mourois d'envie de savoir pourquoi mon guide cassoit ainsi de petites branches; je n'osois le lui demander, de peur que l'Hyrouca ne me fît jeter à l'eau pour ma curiosité.

Nous arrivons au karbet; le mari remet à sa femme quelques branches de halier; elle sort; elle étoit déjà loin, et je disois au Banaret[14]: «Nous ne mangerons point de cette chasse-là aujourd'hui, elle ne trouvera jamais le chemin couvert que nous avons pris.—C'étoit pour lui indiquer la route, que je cassois ces petites branches; je lui en ai remis quelques-unes qui seront ses guides; elle ne se trompera pas, car ce qui échappe à vos yeux ne nous est pas indifférent. C'est à l'aide de ces branches de bois ou des arbres auxquels nous faisons certaines marques, que nous nous frayons des routes au milieu des forêts les plus épaisses; et du fond des déserts nous retrouvons sans peine le même sentier que nous avons tenu six mois auparavant.»

Au bout de deux heures, la femme revient avec la chasse, nous prépare à dîner, et des boissons de vin de palme et de cachiery, liqueur faite avec le poison le plus subtil, que le lecteur connoîtra bientôt.

La vérité et le caractère de l'homme pétillent au bord du verre. Cette orgie va nous donner plus d'une scène pittoresque. Le marmot qui avoit accompagné sa mère, est venu karbeter quelque chose à son père. Tous les voisins sont au festin. Les chefs de famille, ainsi que les compères, se bercent dans leurs sales branles ou hamacs dégouttants d'huile de palme ou teints de roucou; les femmes apportent à boire dans de grands couyes[15]. Ces peuples se font un mérite de l'ivresse la plus dégoûtante et la plus furieuse. Quand leurs hamacs sont trempés de la liqueur que leur estomac ne peut plus contenir, leurs femmes les soutiennent. À peine sont-ils un peu déchargés, qu'ils se lestent de nouveau jusqu'à ce qu'ils soient ivres-morts.

Quand la boisson commence à fermenter, les plus vieux karbètent le petit monde, comme je vous l'ai dit plus haut; les jeunes maris querellent leurs femmes, et se battent avec leurs rivaux. Mon Indien, flegmatique comme un Caton avant le repas, n'avoit pas oublié ce que son enfant lui avoit rapporté. Le lecteur devine que c'est quelque tour de galanterie. La femme avoit trouvé un de ses compères en allant chercher notre chasse. Le galant étoit de la fête. «Tu as été attendre ma femme; vous êtes de concert; il faut nous arranger. Tu m'entends.» À ces mots il saisit son boutou; voilà nos lutteurs en défense. Les pieds, les poings, les dents, sont en usage. Le boutou est de côté pour un moment. Ils se tournent, s'embrassent, s'étreignent, se soulèvent, se jettent par terre; le sang et la sueur coulent de leurs membres; ils se relèvent, s'éloignent à des distances égales comme deux coqs, deux béliers, deux fiers taureaux; les yeux étincelans de fureur, ils se précipitent l'un sur l'autre les doigts étendus, se tordent les bras, se déchirent les membres sans pousser aucuns cris; ils sont égaux en force, ils sont épuisés; ils s'en veulent à la mort. Une troisième épreuve doit décider la victoire. Ils reprennent le boutou. «Mon Dieu! ils vont s'assassiner, dis-je à la femme, courons les séparer.—Gardez-vous-en, dit-elle, vous seriez leur première victime.» Tranquille spectatrice, elle ajoute tout bas: «Il m'en reviendra autant tout à l'heure.»—Le galant, plus adroit que le mari, lui décharge un coup de boutou sur la tête qui le met hors de combat. La femme s'élance sur le vainqueur, lui coupe un bras et lui entr'ouvre le crâne; il tombe mort à ses pieds. L'assemblée pousse de grands cris, et claque des mains en signe de réjouissance et d'applaudissement. Les spectateurs à l'instant, comme s'ils se fussent donné le mot, s'arment tous de leurs boutous pour battre leurs femmes; des cris aigus retentissent au loin; ces malheureuses, loin de fuir, ce qui est un opprobre pour elles, se défendent foiblement, toujours sous les poings de leurs bourreaux. Outré d'indignation et frissonnant d'horreur, j'en arrache une des mains du tigre qui lui avoit ensanglanté le visage et meurtri le sein. Son arme étoit entrelacée d'une poignée de cheveux qu'il lui avoit arrachés; le sang ne pouvoit être étanché par le sable; elle se relève, s'échappe, saisit l'arc de son mari et m'en assène un grand coup sur les épaules. Elle écumoit de rage de ce que je l'avois soustraite à sa fureur, et s'écrioit: S'il me bat, c'est qu'il m'aime.

Je n'aimerai jamais les femmes à ce prix-là, dis-je en m'enfuyant, car toutes prenoient le parti de celle-ci. L'auteur des Lettres Persanes avoit donc copié la nature, en faisant dire à une jeune Moscovite que son mari traitoit avec douceur: Il ne m'aime pas, puisqu'il ne me bat point. Plusieurs Européennes ressemblent en ce point aux Indiennes. Plus on scrute le cœur humain, plus on découvre dans cet amour forcené un principe de sagacité pour émouvoir ensemble toutes les passions. La douleur est le plus puissant aiguillon de l'amour. Qu'un amant infidèle choisisse une rivale sous les yeux de sa maîtresse, celle-ci, loin de passer à l'indifférence, gronde, tonne, éclate, s'apaise, s'adoucit, devient suppliante: elle a trop de fois raison pour ne pas se donner tort. Que l'auteur de ses larmes vienne les essuyer, elle n'aura jamais eu de jouissance plus vive; elle diroit presque à son charmant coupable: Recommence encore pour donner de l'âme au plaisir. L'abandon n'est-il pas pour une femme policée le boutou des sauvages de l'Amérique? Le charme de la réconciliation et l'espoir de mériter une excuse sont les beaux fleurons de la couronne des femmes. De notre part, l'aveu d'une faute leur suffit pour leur triomphe comme pour leur bonheur; l'un dépend de l'autre. Ne pouvant dompter nos forces, elles affrontent tous les dangers pour enchaîner nos cœurs. On prétend d'ailleurs qu'elles sont plus aimantes que nous: la partie seroit égale si j'en jugeois par moi-même.

Pendant que je philosophois tout seul, cherchant la route pour gagner la côte, celle qui m'avoit corrigé, avoit enivré ses enfans et son mari; les convives étoient plongés dans un profond sommeil; elle s'échappe et m'aborde: jugez de ma surprise!....

«Étranger, vous nous fuyez, dit-elle, parce que vous ne nous connoissez pas; mais soyez sans inquiétude; revenez, et personne ne vous dira rien, pourvu que vous nous laissiez battre ou nous caresser comme nous voudrons... Promettez-moi bien de revenir, dit-elle plusieurs fois en me serrant la main...» Elle fut sensible....

Mon Indien, revenu de son ivresse, visite le village, m'aperçoit, me ramène au Sura, grande galerie couverte en forme de halle, qui sert de cimetière, de temple et de place d'assemblée à la peuplade. J'aperçois le corps de celui qu'il avoit tué le matin; je détourne les yeux. L'Indien donne le rappel avec une corne de bœuf.... La peuplade s'assemble; le capitaine Roi sort de son karbet, accompagné des quatre plus anciens. Un banc de gazon lui sert de trône et de lit de justice; les amis du mort relèvent le cadavre pour le mettre en présence de son juge; le capitaine Roi fait signe aux parties de s'expliquer. (Le mort s'appeloit Makayabo, et mon guide Hyroua.)

Hyroua dit: «Ma femme, mon canot, mes flèches, mon boutou sont mes seules propriétés. Makayabo a voulu enlever ma compagne, mon petit Yram m'en a averti. J'en jure par le Tamouzi et le terrible Hyrouca. Je ne l'ai puni que pour cet outrage. Je maudis ce ravisseur: qu'il n'entre point dans le séjour du grand Lama, s'il peut nier ce rapt; s'il s'en repent, je lui pardonne. Je jure par le Tamouzi, que j'ai dit la vérité. Qu'il me fasse dormir et me mette sous la puissance de l'Hyrouca, si je vous en impose, ô seigneur Roi!»

Quoique Makayabo ne pût répondre, le roi l'interrogea, et son frère qui le soutenoit, lui prêta sa voix... «Je revenois de la chasse; Lisbé est à ma rencontre; je lui aide à passer le torrent voisin... elle me devance au karbet: voilà mon crime». À ces mots, le Roi se lève, et dit aux parties: «J'en connois assez. Makayabo a surpris Lisbé, le Tamouzi le jugera; qu'il ne dorme pas au milieu de nous. Son canot et ses flèches appartiennent à son frère.» À ces mots le cadavre fut traîné dans la forêt et jeté aux courmous[16], oiseaux de proie et de mauvais augure. Un autre indien représenta au roi que son voisin lui avoit brisé son arc.—Qu'il apporte le sien, dit le roi.—Il le donna au plaignant, qui le mit en pièces suivant la loi de l'état qui est celle du Talion. Les voleurs, seuls, sont exceptés de cette loi; si le coupable a ôté à son voisin les moyens de subsister, il est condamné à un jeûne de deux jours, ou à mourir de faim. Celui qui attente à la vie de son père ou de son roi, est brûlé au milieu de son champ.

Il ne nous restoit qu'assez de liqueur pour nous mettre en gaieté. Le soir, je m'étends dans un hamac, pour questionner mon indien sur le gouvernement et la religion de son pays.

«Dieu ne se découvre à nous, dit-il, que par ses bienfaits; nos mages nous le font adorer dans l'astre qui éclaire nos abatis. L'ordre qui règne dans tout ce qui nous environne, nous fait remonter à l'auteur; trop impurs pour le voir, nous recevons ses décrets par ceux qui ne se dévouent qu'à son culte. Ceux-là le voient face à face; ils nous annoncent de sa part les biens qu'il nous accorde, ou les maux dont il va nous affliger si nous ne songeons pas à apaiser sa colère par des offrandes que nous remettons à nos piayes.—Mais malgré vos offrandes, si vous succombez ou sous les dents du tigre ou sous l'oppression d'un mauvais roi, à qui vous en prenez-vous?—À nous-mêmes, de ce que le sacrifice étoit trop petit en compensation de l'offense. Quand la mort est le prix de notre dévouement, le grand Lama nous reçoit dans son palais, et le chef qui nous a opprimés, devient notre esclave à son tour.—Qui vous a dit que le grand Lama a un palais pour vous recevoir?»

Cette question parut impie au Banaret... Il me regarda quelque tems d'un œil aussi probatif que toutes les démonstrations métaphysiques. Ce regard m'auroit fait revenir sur cette question, quand les matérialistes m'en auroient démontré la fausseté, comme deux et deux font quatre.—«Qui me l'a dit? mon cœur, mes yeux, mes voisins mes amis, mes ennemis. Est-ce que tu n'y crois pas, toi? Est-ce qu'il y a dans ton pays quelqu'un qui n'y croie pas?—Oui, des savans prétendent que cela n'est pas démontré, que personne n'est jamais revenu leur en donner de nouvelles; pour moi, je suis de ton avis, Banaret...—Les nuages s'élèvent dans les airs, tombent et se reforment sans cesse; les plantes se sèment et renaissent d'elles-mêmes; l'homme se reproduit; tout forme un tramail continu. Ce spectacle nous dit que le moi qui est en moi (il vouloit dire son âme) ne périt pas plus que cette graine déposée au milieu des chemins par une liane desséchée, ou par un arbre dont la foudre a brisé le tronc..... L'éternelle durée des bois, des plantes qui m'environnent, me fait jeter les yeux sur moi, sur mon père dont je pleure la mort tous les jours; je sens que le Tamouzy ne m'abandonnera pas, puisqu'il cultive jusqu'au plus petit brin d'herbe. Quand on ne m'auroit pas enseigné ce que je te dis je me le serois imaginé sans peine..... Comment pourrois-je le croire, comment tout le monde le croit-il ici, (car il n'y a jamais eu que toi qui m'ais demandé ce qui m'a dit), si la chose n'étoit pas vraie..?»

Il me restoit cent questions à lui faire, mais je craignois de le choquer; je m'étendis sur une autre matière qui devoit lui paroître moins sacrée, sur la forme de leur gouvernement monarchique et héréditaire; je croyois que ces lois étoient l'effet du hasard.—«Êtes-vous libres, lui dis-je, sous un chef dont la volonté lui sert quelquefois de règle?—Si nous étions tous maîtres, personne ne nous défendroit contre les méchans; l'enfant au berceau seroit étranglé ou volé par le plus fort; nous serions toujours en guerre.—Mais au lieu d'un maître, que ne choisissez-vous plusieurs Banarets qui seroient chargés tour-à-tour de vous représenter vos lois? par ce moyen vous seriez capitaines tous les uns après les autres.—Nous nous égorgerions sans cesse pour faire des choix. L'un nommeroit Flamabo et l'autre Hyram: l'envie de commander nous empêcheroit d'être heureux, chacun feroit des lois selon ses intérêts ou ses caprices; à force d'ajouter ou de retrancher, nous finirions par n'en plus avoir et par ne plus nous entendre; c'est pour éviter cette contagion, que certains blancs, venus du côté du soleil levant, ont apportée aux bekets des côtes, que nous nous sommes enfoncés dans les terres. Ils disent qu'ils ont apporté la liberté, mais nous l'avons toujours eue; nous vivons sans ambition, nous aimons la paix, nous ne connoissons pas ces petits morceaux de blanc et de jaune où l'on voit le visage d'autres blancs[17]. Ils ne peuvent se passer de ces rassades, et nous savons nous contenter des plumes que nous arrachons aux aras, aux flammans, aux aigrettes, aux tokokos, aux coqs de bois et de roches, aux cardinaux, aux bluets. Nos colliers et nos bracelets sont des cailloux que nous détachons du sommet des montagnes où le Tamouzy vient se reposer. Nos cœurs nous font un devoir d'aimer celui qui veille sur notre peuplade, et de songer à ses besoins et à sa parure. Puisque nous ne sommes heureux que par lui, il est juste qu'il le soit par nous. Il n'a pas dépendu de vos blancs, venus du côté du soleil levant, de s'emparer de nos volontés pour nous donner des rois de leur main; ils nous ont chargés de promesses, d'habits, de lois nouvelles, mais nous tenons à notre roi; nous n'en voulons pas plus changer que de Dieu.»

Une députation de la peuplade voisine venoit délibérer sur les affaires du gouvernement; le début me parut original, c'étoit un triomphe. Ils avoient remporté une victoire complète sur les Androgos, peuplade de mangeurs d'hommes..... Les Perses et les Grecs, porteurs de bonnes nouvelles, se paroient de chapeaux de fleurs, et se faisoient précéder de fanfares pour entrer à Athènes, à Lacédémone, à Suze ou à Ecbatane.

Leur musique est quelquefois aussi monotone que leur individu: un gros roseau long d'un pied, leur sert de clarinette et de basson; leurs lèvres et leurs gosiers modifient les sons; leur octave se réduit à trois tons; leur flûte n'a qu'un trou près de l'extrémité opposée à l'embouchure; elle ressemble à nos flûtes de berger. Son soupirail est ouvert de quatre doigts. Ils imitent les instrumens à cordes avec des lianes plus ou moins tendues et attachées à des cercles. De ces orgues naturelles et agrestes, ils tirent des sons aigus et plus ou moins agréables. Leur tambour de basque est une peau de tigre autour d'un cerceau percé dans son contour de distance en distance, où ils passent des rocailles percées pour former le son des cymbales; ils attachent encore à deux piquets de petites lianes sèches et flexibles, pour imiter les violoncelles. La cadence, le rhythme, la mesure leur sont naturels; ces cacophonies ne sont pas aussi discordantes qu'on le croiroit.

Le charme que je trouve à ces accords me fait souvenir de ce que Gresset dit de l'harmonie: quand on l'analyse ou qu'on la calcule, la science de l'algébriste est le bourreau de l'oreille. La nature, chez certains hommes, est charmante dans son négligé; si l'art peignoit ses cheveux, elle deviendroit guindée. Ainsi Jacques Borel (dit l'auteur du Géographe Parisien, tome 1er.) mourut en 1616, dans la faveur de la reine de France, Marie de Médicis, et des reines de Naples et d'Espagne[18], dont il avoit été le maître de danse. Quoiqu'il fût petit, bossu, borgne, d'une figure des plus hideuses, que ses jambes fussent contournées en cercles, et qu'il ne connût pas une note de musique, il composa plusieurs contre-danses et menuets, qui firent dans le tems l'admiration des plus grands maîtres.

Le sujet de la mission, expliqué par une danse en forme de chaconne, fut suivi d'une réciprocité de politesses. Les envoyés venoient, au nom de leur chef, promettre alliance, amitié, protection à notre peuplade. Le roi ordonna un grand festin, qui devoit durer trois jours, suivant l'usage. Les envoyés reçurent pour présent, des flèches, un arc artistement travaillé, un perroquet tapyré[19] et une peau de tigre, dont les mâchoires desséchées laissoient voir ses dents aiguës et plus blanches que l'ivoire.

La musique, la danse, la table, les liqueurs occupent nos momens de sommeil. Le Sura est entouré de feux dont la fumée sert à chasser les moustiques, insectes qui obscurcissent l'air, et dont la piqûre fait enfler comme un bœuf. J'avois remarqué qu'avant le bal tout le monde s'étoit tenu à l'écart, excepté les jeunes garçons, qui avoient paru seuls au milieu du Sura, préludant comme les athlètes par un gymnase de course et de lutte.

Mon Indien m'avoit fait cacher comme les autres, en disant que si j'avois l'imprudence de regarder avant le moment, je serois affligé de quelque grand malheur. Ainsi nos gens simples en Europe attachent leur destinée aux bonnes ou mauvaises herbes. La superstition a des temples dans les quatre parties du monde.

Comme l'âge n'a point glacé mes sens, je ne suis pas dispensé de danser avec les envoyés. Après avoir choisi celle qui m'a fait le battu content, je me cache auprès de mon guide pour me livrer au sommeil. Mais le spectacle toujours nouveau d'hommes nus en présence les uns des autres, qui de la fureur passent à l'amour, à la joie, à l'ivresse, à la chasse, à la table, à la justice, au concert, suspendoit mes paupières. N'avez-vous jamais entendu les concerts des blancs des côtes? dis-je à Hyroua.—«Je crois que ces blancs descendent du Tamouzy ou de l'Hirouca: par des lignes rouges ou noires tracées sur un petit morceau de blanc, ils se disent ce qu'ils font à vingt et trente journées de chemin; je crois qu'ils mettroient sur leur morceau de blanc jusqu'au langage de nos oiseaux.» Plus je m'efforçois de lui démontrer la simplicité de ces inventions, plus il m'en prouvoit la sublimité par son admiration. Je m'offris de l'instruire; il s'y refusa d'abord, disant qu'il ne méritoit pas de devenir le fils du grand Dieu; quand je l'eus convaincu qu'il pouvoit le devenir sans crime, que le Tamouzy lui accorderoit sa faveur, je m'étudiai à lui faire comprendre que l'habileté de l'homme consiste à distinguer la différence des signes, puis à leur donner un nom, comme à un poisson, à un oiseau, à un arc, à un boutou. Le respect balançoit dans son âme le plaisir de s'instruire.

La familiarité que nous avons avec les sciences nous les rend si usuelles, que nous faisons quelquefois moins d'attention à leur sublimité qu'à la profonde ignorance de ceux qui en sont privés: l'homme de cabinet, circonscrit dans un grand cercle de connoissances spéculatives, ne se figure pas toute la différence qu'il y a d'homme à homme; et l'admiration de mon Indien pour l'écriture, l'étonnera autant que j'admire ses lumières.

Les Chinois, en voyant un de nos musiciens copier et exécuter dans cinq minutes un air qu'ils avoient été plusieurs années à apprendre, tombèrent à ses genoux en baisant son papier, ses mains et ses vêtemens, comme s'il fût descendu du ciel. (Extrait des Relations de la Chine.)

Un colon envoya à un de ses amis par un nègre nove, un panier de figues avec un billet qui lui en indiquoit la quantité; le nègre se repose en route et mange des figues. L'ami compte.—Tu as mangé des figues?—Non, maître.—Ce papier me le dit.—Coquin de papier qu'a babillé, tu ne me vendras plus une autre fois, disoit-il au papier. L'ami rit de la naïveté de l'esclave et le renvoie à son maître avec des sapoutilles et un autre billet où il lui raconte l'histoire des figues. Le nègre s'arrête encore au milieu de la route, prend le billet, le met sous une pierre, mange des sapoutilles. À son retour, le maître s'en aperçoit.—Tu as donc mangé des figues?—Non, maître.—Ce papier me le dit.—Il ment.—Mais il me dit que tu as mangé quatre sapoutilles.—Il ne peut pas vous dire cela, car je l'ai mis sous une pierre, pendant que je me reposois.

La danse fut interrompue par des cris perçans: aux armes! aux armes! voilà les Androgos. Les plus agiles saisissent les boutous et les arcs qui étoient suspendus au Sura, volent à l'ennemi, dont l'approche nous fut annoncée par les cris d'un enfant d'Hyroua, qui étoit entre les mains des espions qui formoient l'avant-garde. Ils l'entraînoient en le dévorant. Son frère aîné l'arrache des mains de ces sauvages et prend un des assassins, l'amène au karbet; ses mains et ses lèvres dégouttent de sang. Lisbé accourt, saisit les restes de son fils, se précipite sur son meurtrier, l'égorge et le déchire.

J'étois resté au karbet, interdit et glacé d'effroi; à l'instant je sors au bruit des combattans....... J'étois armé d'un boutou....... ô Dieu! ce n'est point une bataille, ce n'est point un carnage, c'est quelque chose de plus affreux. Chaque vainqueur emporte son vaincu, le déchire, comme un lion se venge sur le chasseur qui l'a blessé; la tête enfoncée dans les flancs des mourans, ils ne se donnent pas le tems de respirer. Hyroua, mon cher Hyroua, mon cher guide en renverse deux à ses pieds, trente accourent, le saisissent et l'égorgent; les nôtres volent à son secours; je ne puis les suivre. La mère échevelée, se meurtrissant le sein, laisse ses enfans pour voler à son mari. Je la saisis, l'entraîne par les cheveux; elle se résout à fuir avec ses deux filles et son père. Tandis que les nôtres sont repoussés de toutes parts, nous courons au rivage d'un torrent voisin, où notre canot étoit attaché.... Rendus à l'autre rive, nous brisons la nacelle, nous nous enfonçons dans le bois. Je porte le père d'Hyroua sur mes épaules; ce vieillard aveugle et octogénaire disoit à sa fille... «Ô Lisbé, Lisbé, tue-moi donc, tue-moi donc, mon fils est mort...»

Nous gagnons un fourré épais qui forme un berceau; la famille éplorée s'y repose à la lueur argentine de la lune, qui semble éclairer nos malheurs avec complaisance. Nous étions à environ deux milles du village: un tourbillon de fumée nous avertit que l'ennemi étoit vainqueur, que nos karbets étoient brûlés et nos compagnons en fuite ou rôtis au feu de leurs masures. Un moment après, Lisbé étant allée puiser de l'eau au torrent, revint nous dire en pleurant que des monceaux de cadavres flottoient çà et là: l'eau qu'elle avoit apportée étoit rougeâtre; nous en trouvâmes de plus pure à une source voisine qui sortoit à petit bruit de la racine d'un fromager au pied d'une montagne.

À la pointe du jour, Lisbé donne la tâche à chacun; j'étois le plus fort, mon emploi fut de grager le maniok qu'elle avoit mis dans le canot. La racine de cet arbre sert à faire le pain du pays. L'eau qui en découle est un poison des plus subtils, et cette eau bouillie avec la cassave, ou farine desséchée au feu, forme le cachiery, boisson enivrante qui nous a été si funeste au retour de la pêche. Sa peau sert de contre-poison aux animaux qui la mangent dans les abatis. Cette peau est rouge et le dedans blanc; la racine ressemble à nos pommes de terre, si ce n'est qu'elle est longue; sa tige est d'un bois rouge, et sa feuille est longue et d'un vert couleur d'oseille de crapaud, dont elle a la forme. Ma grage est une planche où sont incrustés de petits morceaux de roche en pointe; en France, on l'appelleroit une rape.

Ainsi, je rape ou je grage le maniok, les enfans le grattent, et la mère bâtit à la hâte un fourneau d'argile pour nous servir de platine (ou grand plateau de fonte sur lequel on met la racine après les préparatifs nécessaires).

Au bout de deux heures, j'attache deux couleuvres à une branche pour exprimer l'eau de ma racine. Le lecteur me demande ce que c'est qu'une couleuvre; jamais objet ne fut mieux désigné. On sait que la couleuvre se replie, se rétrécit ou s'allonge à volonté; ainsi mon pressoir ressemble à une peau de serpent. C'est un tissu de jonc flexible et peu serré. À la place de la tête est une anse qui m'a servi à suspendre mon pressoir. Pour ne pas m'épuiser en restant sur le balancier, j'attache deux grosses roches à ses deux bouts; le poids du maniok fait allonger la couleuvre, ainsi l'eau s'échappe dans un sapyra ou plat du pays, y dépose une pâte d'un blanc de neige, qui est le poison dont je vous ai parlé. Cette pâte lavée à plusieurs eaux et séchée au soleil, sera pour nous la fleur de farine, que nous appellerons cipipa.

Le lecteur tremble de nous voir si tranquilles à une demi-lieue des antropophages: leur rage est assouvie, et ce torrent a reflué vers sa source. Ainsi le tigre ou la hyenne, après avoir dévoré leur proie, regagnent leur antre pour se livrer au sommeil. Le matin, Lisbé et son vieux père m'avoient rassuré, car je leur témoignois les mêmes craintes que vous éprouvez en ce moment. Pendant que notre maniok s'égouttoit, nous prîmes quelque nourriture; Lisbé attacha un hamac à son père qui s'endormoit, puis elle prit l'arc et les flèches qui nous restoient, et s'éloigna en nous disant de reposer jusqu'à son retour.

Au bout d'une heure d'un sommeil interrompu, je m'éveille en sursaut, mes couleuvres ne dégouttoient plus, j'allume du feu pour faire sécher mon maniok sur une claie de bois nommée boukan. Eglano, l'aînée des petites, lave la cipipa. Nous passons ensuite le maniok au manaret, tamis du pays qui est un tissu de jonc carré pour jeter les filandres de la racine que la grage n'a point assez triturées.

Lisbé revient, la joie et la douleur sillonnoient son visage; je cours au devant d'elle, je l'embrasse, elle dépose sa pêche et sa chasse, se jette entre mes bras, et verse un torrent de larmes..... Lisbé, Lisbé, quel nouveau malheur nous menace?—«Nous en avons trop éprouvé, dit-elle, en essuyant ses yeux avec ses beaux cheveux. Je reviens de visiter nos karbets, tout est en cendre: les fourches qui ont échappé aux flammes, supportent des morceaux de cadavres; j'ai reconnu les restes de notre auguste roi, je les ai confiés à la terre en priant le grand Lama de les recevoir tous dans son palais..... J'ai retrouvé aussi le corps sanglant de mon petit Hyram, les courmous se le disputoient. J'ai parcouru le champ de bataille, je n'ai point vu mon cher Hyroua, je l'ai appelé bien long-tems du haut de la montagne où il prioit le Tamouzy de si bon cœur. Quoique nos abatis soient brûlés, il nous reste des vivres pour tant et tant de lunes. Cher étranger, repose-toi, pendant que je vais faire cuire ce poisson et ce hara; j'ai trouvé de la cassave pour aujourd'hui et demain; promets-moi de venir m'aider cette nuit à enterrer nos morts, car le grand Lama nous puniroit de les laisser manger aux corbeaux.»

À la nuit, le bon vieillard s'endormit entre ses deux enfans, et je suivis Lisbé; nous descendîmes le torrent, que nous traversâmes sans peine dans un lieu où son lit étoit plus large. La lune dans son plein, nous montroit son disque ensanglanté, il étoit huit heures du soir, nous remontâmes aux karbets, ou plutôt aux ruines: je m'attendris de nouveau sur ce spectacle d'horreur et de désolation. Après avoir caché les restes des malheureux sous les décombres du Sura, nous visitâmes le champ de bataille; amis et ennemis furent couverts de terre ou cachés dans les ravins, que nous comblâmes avec des branches d'arbres. La lune étoit au milieu de son cours, nous étions épuisés, mais ces lieux pleins d'horreur ne laissoient pas approcher le sommeil de nos paupières; je ne craignois ni les ennemis, ni la mort; ses ravages me faisoient frémir, sans que je la redoutasse, et je me croyois immortel au milieu du trépas. Je voulois trouver Hyroua; comment le reconnoître? nous avançons jusqu'au lieu où l'ennemi avoit eu son camp de réserve. Quelque chose fait remuer le feuillage. On vient à nous...... L'oreille aux aguets.... C'est le chien d'Hyroua, il est percé de coups, il nous caresse les jambes, n'ayant plus la force de se lever. Ô mon cher Hyroua! vis-tu encore? dit Lisbé,.... voilà ton compagnon, ton fidèle Aram; Aram!... Aram! où est ton maître? Le chien nous conduit sur un monceau d'ossemens mal décharnés..... s'y couche, et pousse des hurlemens entrecoupés par la douleur; il avoit reçu deux coups de flèches, dont la pointe étoit restée dans ses côtes. Nous ne pûmes douter alors de la mort d'Hyroua. Ce moment fut un des plus affreux de ma vie.... Lisbé se saisit de ces restes chéris, les emporte, étouffant tout-à-coup sa douleur par un silence morne.... Le chien nous suit quelque tems. Comme Lisbé marchoit vîte, il retourne au lieu du dépôt.... Je reviens pour le prendre, il étoit mort..... Elle ne s'aperçoit de mon absence qu'au bord du torrent....... La montagne de Tonga étoit en face du passage.

Cette montagne domine une plaine de trois lieues; c'étoit là qu'Hyroua alloit remercier les Dieux de lui avoir accordé quelques bienfaits. Suivant les naturels du pays, le Tamouzy s'y reposa un jour pour donner ses loix aux Indiens.

Cette montagne prête bien à cette sainte illusion; de son pied, planté de cèdres sourcilleux, s'élèvent des nuées épaisses et rouges d'où la foudre gronde, scintille, et descend en traits de feu sur la cime de chaque grand arbre qui s'incline majestueusement comme pour saluer l'Éternel. Je songeois au mont Sina. Chaque étincelle me paroissoit un article de la loi. Cet aspect imposant et sublime m'a souvent fait croire que Dieu parloit à mes sens, quand sa voix ne frappoit que mon cœur.

Lisbé y enferma les restes de son époux, en poussant de longs sanglots; le jour nous y auroit surpris, si le souvenir d'un père aveugle et malheureux ne l'eût rappelée auprès de lui et de ses enfans.

Ce vieillard s'étoit réveillé, il appeloit sa fille, il avoit faim; Eglano et sa petite sœur étoient allées au devant nous, et s'étoient égarées...... Nous tranquillisâmes le père: après qu'il eut mangé, nous prîmes quelque nourriture, et nous nous mîmes en route. Lisbé courut à l'est-sud, le long du torrent, et je remontai à la source.

L'écho des bois silencieux et sombres retentit du nom d'Eglano. Cette petite est la mienne, depuis la fin malheureuse de son père. Lisbé, dont les attraits n'avoient eu rien que de sauvage à mes yeux, est ma compagne, ma maîtresse, ma femme et ma meilleure amie....... Ô nœuds serrés par le malheur et l'innocence, que vous avez de force et de charmes! Pour qu'elles reconnoissent ma voix, je fredonne la chanson qu'elles me font répéter si souvent.

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