Voyage à Cayenne, dans les deux Amériques et chez les anthropophages (Vol. 2 de 2)
Vos messieurs de la grand'ville
Se bataillent nuit et jour:
Plus heureux dans notre asile,
La paix y fixe l'amour.
Des biens ou de la misère
Nous ne savons que le nom;
À nos bras jamais la terre
Ne refuse de moisson.
LES FEMMES.
On nous bat, on nous caresse,
Nos maris nous font des loix;
Pour un moment de tendresse,
Nous leur cédons tous nos droits.
Le lendemain de l'ivresse,
Ils préviennent nos désirs;
Nous savons avec adresse[20]
Unir la peine aux plaisirs.
Le petit monde de France
Est-il plus adroit que nous?
Fait-il avec plus d'aisance,
Des flèches ou des boutous?
Court-il avec ses compagnes,
Chasser au fond des forêts?
Et dans le creux des montagnes,
Sait-il tendre aussi des rets?
De tems en tems je les appelle....... Le morne silence me plonge tout-à-coup dans une sombre rêverie, j'envisage mon sort... L'abandon de la nature entière..... Hélas! que dire à Lisbé? où sont ces pauvres petites? Je ne m'aperçois pas que des lacs à perte de vue m'ont fait perdre le cours du torrent; des taillis épais couvrent des réservoirs d'une eau plus noire que celle du Styx. Les oiseaux n'osent approcher de ces rives effrayantes. J'appelle toujours Eglano, le sommeil m'absorbe, je me blottis dans une grotte obscure; un tronc grisâtre que je prends pour une vieille bâche me sert de degré pour y monter; je ne sais pas quelle heure il est, je ne vois aucun danger, car tout l'est autour de moi. Ô prévoyance humaine, que je serois malheureux, si tu ne m'avois pas abandonné!...
Je m'éveille en sursaut, au bruit d'un reptile énorme qui rôde autour de mon antre; je m'élance pour sortir: une grosse couleuvre d'eau, que j'avois prise pour un tronc d'arbre, étouffoit en se repliant un cerf qui étoit venu se désaltérer; je reste spectateur involontaire, craignant que l'animal ne quitte sa proie pour s'élancer sur moi. Cette couleuvre, plus grosse que le corps d'un homme, entrelace sa proie, la traîne sur l'herbe, l'entoure de plusieurs replis, lui brise les os, s'allonge encore, la serre de nouveau; tout le corps est brisé comme un morceau de viande presque baveux sous les coups d'un lourd marteau; elle s'élargit en se raccourcissant, tourne sa proie qu'elle allonge, la couvre d'une bave grisâtre, l'avale et s'endort. Je n'ai plus de peine à croire ce que disent à ce sujet Valmont de Bomare, Pluche et Buffon. Si Eglano et sa petite sœur étoient près d'ici, auroient-elles eu autant de bonheur que moi?...
Je sors enfin; j'appelle, une voix se fait entendre.... C'est Eglano, avec sa petite sœur et son frère aîné, qui avoit saisi le meurtrier du petit Hyram. Je leur montre à la distance de cent pas la grotte où je me suis endormi; tous trois joignent les mains, me regardent comme si j'étois un revenant; je leur parle de cette couleuvre.... ils sont surpris que je n'aye pas été dévoré par une autre, ou par les tigres qui y cachent leurs petits; je presse Eglano sur mon sein, son frère et sa petite sœur s'attachent à moi; nous avançons quelque tems en nous embrassant, sans pouvoir nous parler; ah! m'écriai-je en sanglotant, que fait Lisbé? sommes-nous loin de la montagne de Tonga? Une immense prairie se découvre à nos yeux; les bords d'un eau claire sont peuplés d'aigrettes de tayaya, de tokocos, d'aiglons ou pagany, de sarcelles aux plumes rouges. Nous sommes à cinq lieues des ruines de nos karbets; le soleil est sur son déclin, et il n'est pas prudent de voyager la nuit, de peur de fouler des serpens ou de tomber dans la gueule du tigre.
L'aîné nous laisse sur une roche, pour aller à la provision. La chasse et la pêche furent très-abondantes; mais il falloit les faire cuire, et nous n'avions pas de feu. Quand le fidèle Achate auroit été là avec son pieux Énée, Virgile ne nous auroit pas tiré d'embarras en nous donnant l'expédient de faire jaillir l'étincelle de la veine du caillou, car nous étions entourés de gazon, d'arbres, et de rochers d'un seul morceau et peu propres à faire du feu.
Pendant que notre chasseur est en route, ses petites sœurs cherchent quelques branches de bois sec, enfoncent la pointe du rocher dans un morceau moins dur que les autres; elles en rabotent un autre plus dur. Ravi d'admiration, je les laisse faire; enfin elles ont fabriqué une tarière qu'elles tournent de toutes leurs forces pour échauffer le bois par le frottement; les copeaux servent, et à fermer le trou qui s'agrandit, et d'allumette au feu qui doit prendre, si elles irritent assez fortement les parties ignées. Je supplée à leur foiblesse, une légère fumée s'échappe, le feu prend, il pétille, voilà notre cuisine échauffée. Le chasseur revient; nous pourrons faire rôtir notre gibier, mais nous n'avons point de sel.
Venez avec moi, dit-il, apprendre à ne manquer de rien au milieu des forêts.... Il me conduisit dans un taillis de pineaux et me fit goûter la sève qui en découloit. Elle étoit âcre comme l'eau de mer. J'allois couper cet arbre sans précaution. Il me dit: «Prenez garde d'y trouver des serpens corails ou rouges; leur morsure est mortelle, et ils s'enferment volontiers dans les vieilles pinautières.» L'utilité de cet arbre a pu faire décerner au serpent les honneurs que lui rendent certains peuples de la côte de Guinée, comme au maître d'une si précieuse découverte.
Nos petites ménagères ont préparé notre souper. Notre table est une pierre lisse; à côté, un bassin creusé par la nature, nous présente une eau de cristal; nous sommes à l'abri du serein sous des arbustes dont les racines pressées sur une petite langue de terre, serpentent dans le creux du vallon. Nous mangeâmes du lamentin[21], de la tortue de rivière et de l'anguille tremblante[22].
Je demandai à Ydoman qui lui avoit appris le secret du briquet qui nous avoit donné du feu; il m'en donna l'origine naturelle d'une manière mystérieuse. Leur grand mage monté sur un chariot traîné par des buffles, vit le feu prendre à une des roues et reçut des avis secrets du Tamouzy, qui lui promit de mettre des étincelles de feu dans chaque morceau de bois que toucheroit chaque Indien qui lui feroit des présens: qu'il l'use par le frottement, dit le dieu. J'eus beau lui dire qu'il n'y avoit rien là que de fort naturel, que j'en savois autant que lui, il y trouvoit du mystère, et ne vouloit pas se persuader qu'il pût faire du feu sans l'agrément de ses pyayes. Il fallut, par prudence, le laisser dans son erreur. Ainsi certains novateurs relèvent l'origine des découvertes qu'on doit quelquefois autant au hasard qu'à leurs recherches; comme ce marmot qui, en jouant avec ses camarades, s'avisa d'approcher à certaine distance deux morceaux de verre concave et convexe; l'ampleur des objets l'ayant fait crier au miracle, des savans qui s'occupoient de toute autre chose, assurèrent que le résultat de leurs recherches leur avoit donné, avant l'enfant, la découverte des lunettes d'approche.
D'autres cerveaux creux excommunient les savans qui ne croyent pas qu'il n'y a point de vide; Galilée et son disciple sont enfermés à l'Inquisition, pour avoir été plus physiciens que les docteurs d'Espagne; et Copernic, dans les prisons du Saint-Office, pour avoir démontré les antipodes et fait tourner la terre autour du soleil, est condamné à demander pardon aux dominicains, d'avoir eu plus de raison et de lumière qu'eux. Les visionnaires entêtés sont plus difficiles à éclairer que le père Mallebranche qui, à force de voir le monde parfait, crut voir un gigot de mouton pendu à ses naseaux; un de ses amis s'arma d'un grand couteau, lui pinça le nez en s'écriant: voilà le gigot coupé. Mallebranche revint de sa folie et embrassa son ami qui écrivit le lendemain sur le manche du gigot:
Lui qui voit tout en Dieu, n'y voit pas qu'il est fou.
Ydoman reprit la suite de nos désastres; il avoit vu égorger son père avec qui il avoit été pris. Ses vainqueurs l'avoient attaché à un arbre, pendant qu'ils égorgeoient ses compagnons. Il s'est sauvé, a erré à l'aventure aux alentours des karbets où il revenoit, quand il a trouvé ses deux sœurs qui se désoloient au bord d'un étang, et il nous conduit à la montagne de Tonga. La nuit nous surprit, nous allumâmes de grands feux et nous criâmes pour épouvanter les animaux voraces. Quand le sommeil gagna mes guides, ils voulurent aller dormir loin de moi. Je les retins.—«Mon Banaret, dit Ydoman, je ne veux pas mettre ta vie en danger. L'odeur du roucou dont nous nous frottons, attire le tigre; s'il est seul et que je dorme auprès de toi, il te laissera pour me prendre; mais s'il vient en troupe, il ne fera pas de choix.» Son observation est juste; qu'un Indien, un noir et un blanc dorment à côté l'un de l'autre, le blanc, parce qu'il n'a point d'odeur, sera le pis aller de ces animaux carnivores.
À la pointe du jour, nous regagnâmes nos karbets. Lisbé en revoyant ses enfans, poussoit des hurlemens de joie. Son père qui se chauffoit auprès du fourneau où rôtissoit la cassave, se leva, vint à nous, tomba dans nos bras épuisé de douleur et de plaisir; ses membres claquoient, il étoit attaqué d'une fièvre violente.
Ydoman courut chez les Ytauranés dont les envoyés étoient venus nous voir avant le combat; ils vinrent nous consoler. Au bout de quinze jours, ils eurent rebâti nos karbets à notre insu. Comment peindre nos transports de joie à cette délicieuse surprise? Ces lieux nous rappelleront nos pertes, mais nous y verserons de douces larmes; la douleur et la réflexion sur ces ruines, auront des charmes pour nous, car tous les hommes ont une patrie.—«Dieux justes, dit notre bon vieillard, étendant au ciel ses mains décharnées!.. j'expirerai avec joie. Je reposerai dans le Sura avec mes pères: que je meure sur le sol qui m'a vu naître! Ô ma Lisbé! fais moi traverser le torrent; mes forces s'épuisent.» Quatre Indiens vigoureux l'étendent sur un palanquin, et le portent sur leurs têtes. «Ma fille, et toi, Ydoman, laissez-moi serrer chacun une de vos mains.» Nous le suivîmes, car un Indien porte tout son avoir avec lui.
Voilà nos chers karbets, il n'y manque que les anciens habitans, tout est disposé comme auparavant; les ravages des barbares sont effacés partout, excepté dans nos abatis; la terre est sarclée et replantée; nos architectes libérateurs ont pourvu à nos besoins par une bonne quantité de cassaves. Comme leur peuplade étoit trop nombreuse, ils saisissoient cette occasion de s'éloigner sans se séparer. Le fils du roi est chef de cette nouvelle colonie: il a un frère qui ne compte que seize abatis et lui dix-sept. Ils demandèrent à Lisbé la main de ses petites: Ydoman est promis à leur jeune sœur; le mariage sera conclu le jour que le grand mage aura ordonné ses aspirans; on désigne pour époque le quatrième jour de la lune du Lama, qui répond au 20 décembre.
Depuis notre résurrection, chacun aimoit à se rapprocher et à former sa peuplade particulière; mais deux mortelles ennemies se trouvoient en présence l'une de l'autre, Lisbé et Barca; l'une alloit être alliée au roi, l'autre étoit l'épouse du grand mage, et la sœur du malheureux Makayabo, assommé par Lisbé dans notre première fête. Barca n'avoit point oublié l'injure faite à ses mânes, que le roi avoit fait jeter aux oiseaux de proie; elle cachoit son ressentiment en étouffant la mémoire de son frère. Lisbé gardoit le même silence, sachant l'une et l'autre ce qu'elles avoient à craindre et à venger. Lisbé ne m'en avoit rien dit, mais elle étoit sur ses gardes pour elle, sa famille et moi.
Le récipiendaire des pyayes et l'épreuve de puberté des filles, sont des cérémonies trop singulières pour n'en pas dire un mot.
L'ordination se fait la veille des mariages. Le grand mage, assis dans son branle, fait prendre chaque aspirant par quatre Indiens qui lui gauffrent les bras, le dos, les reins avec un caillou tranchant comme l'acier. Le sang coule sous les doigts des graveurs qui lui impriment des signes hiéroglyfiques; s'il lui échappe de pousser un cri, ou de froncer le sourcil, il est regardé comme profane, et les jeûnes qu'il a observés d'avance ainsi que les autres épreuves deviennent inutiles. Cette douloureuse opération est la troisième du même genre, toutes sont précédées d'un jeûne des plus rigoureux. Pendant trois jours l'aspirant ne se nourrit que d'une petite quantité d'herbes crues. Les sculpteurs sont plus de deux heures à martyriser les patiens, après quoi on fait un grand festin aux frais des aspirans à demi initiés. Ils sont au milieu du banc de gazon; chaque convive les invite à y prendre part; s'ils acceptent autre chose que des herbes crues, l'épreuve est nulle; pendant qu'on apporte des liqueurs à plein couye, ils boivent près de deux pintes de jus de tabac; cette dernière épreuve, qui est la plus rude, en fait mourir un très-grand nombre. Mais ce noviciat est une règle sans exception. Un spartiate avoit-il plus de courage? les exercices du Gymnase d'Athènes étoient-ils plus pénibles? Si on compare les prêtres de Cybèle avec ceux-ci, ne se ressemblent-ils pas pour la patience? Les premiers corybantes se donnoient des coups de couteau dont ils mouroient, quoique le dieu qu'ils avoient élevé dût les rendre invulnérables.
Le tour des filles de Lisbé vint. Ces victimes sont entre les mains des pyayes qui leur liment les dents en forme de mèche, leur gravent certains signes sur le sein et sur le front. Lisbé les anime par sa présence. Elles restent moins de tems entre les mains des bourreaux; elles gardent un rigoureux silence, et après l'opération, observent le jeûne des pyayes. Les voilà sanglantes, nues et confuses: Lisbé leur attache à la ceinture une bandelette remplie de fourmis flamandes ou brûlantes, grosses comme des lentilles dont la morsure brûle comme du feu et donne la fièvre. Elles montent au sommet du Sura, qui ressemble à nos greniers, pour y rester jusqu'au lendemain soir.
Le repas se prolonge tout le long de la nuit: au premier chant du coq, les pauvres petites, tremblantes et rouges comme du sang, descendent à la dérobée pour manger dans un angle du Sura, quelques racines crues, que les mages et la mère leur ont préparées, suivant la coutume[23]. À cinq heures les pyayes s'assemblent; le père de Lisbé donne la main à ses petites; Ydoman, Ysacar et son frère, parés de plumes et de couronnes de fleurs, mettent chacun une main dans la droite du mage, qui leur fait jurer de s'aimer, de se défendre de leurs ennemis jusqu'à la mort; se tournant du côté de l'époux, il lui enjoint de creuser un canot, d'aiguiser des flèches et de fournir aux besoins de sa femme et de sa famille; il prescrit les mêmes lois à l'épouse, ajoutant qu'elle doit suivre partout son maître et son roi. Il appelle les dieux témoins de la promesse des deux parties, et fait signe aux aspirans à la pyayerie de sonner la fête dans toute la peuplade. Une danse courte et expressive prélude le repas du triomphe, où les nouveaux pyayes et mariés peuvent s'asseoir. Les femmes sont à part, et n'ont jamais l'honneur de manger avec leurs maris.
Je remarquois que Barca, la femme du grand mage, n'avoit jamais été aussi assidue auprès de Lisbé. Je pris cette politesse pour une courtoisie intéressée; mais j'étois loin de deviner juste. Lisbé, qui accueilloit tout le monde avec un égal intérêt, me paroissoit hautaine à l'égard de celle-ci, je lui en voulois presque de son peu de prévenance. Les convives, chacun de leur côté, se livroient au plaisir de la table; Lisbé se trouve ivre, plus que les autres, de joie et de cachyeri; elle avoit toujours servi à boire au roi et à ses enfans; son implacable ennemie saisit ce moment pour verser à boire dans deux couyes à Ydoman, à son frère, à Ysacar et à moi. Je le refusai, car je me trouvois heureusement incommodé....... Elle remplit le couye d'Ydoman; je le présentai aux deux sœurs; elles burent, puis Eglano, par un souvenir de tendresse, courut embrasser sa mère et lui présenter le vase. Lisbé acheva de le vuider.
Au bout d'une demi-heure, Eglano, sa sœur, sa mère et le pauvre Ydoman pousssoient des cris affreux; une soif ardente les consumoit; leurs lèvres étoient violettes et arides; elles se rouloient par terre, vouloient s'ouvrir les flancs pour arracher ce qui leur déchiroit les entrailles; leurs yeux hagards, et les crises qui les agitent ne permettent plus de douter qu'elles ne soient empoisonnées.
Ces quatre victimes se roulent sur le sable en confondant leurs larmes et leurs bras; Lisbé et ses enfans sentent quelque relâche, se soulèvent pour s'embrasser en pleurant; Eglano et sa sœur tendent une main défaillante à leurs époux consternés et stupéfaits. «Hélas! dit la mère à Ysacar, auguste prince, prenez soin de cet étranger, je lui dois la vie;» puis s'adressant à moi: «et toi, Banaret, veille sur mon vieux père, ne laisse jamais Barca approcher de lui; elle venge sur nous la mort de son frère Makayabo.» Pendant ce discours, le roi tenoit Eglano entre ses bras, elle expira; un dernier accès prit à Lisbé, qui suivit ses enfans.
Cette affreuse nouvelle vint aux oreilles du bon vieillard; il m'appelle; j'arrive après avoir enseveli les cadavres dans une natte de jonc.—«Cher étranger, approche-toi: ma fille est morte, ma famille est éteinte; je ne puis verser de larmes; donne-moi la main, embrasse-moi; adieu; je t'adopte pour mon fils; que le Tamouzy et le grand Lama prennent soin de tes jours. Fuis ces déserts et ces nouveaux Indiens, ils sont aussi méchans que ces révolutionnaires dont tu parlois à Hyroua; il est mort, Hyroua; Lisbé et mes petits enfans ne sont plus.... Adieu, Banaret...» En achevant ces mots, je sentis foiblir sa main, qui avoit placé la mienne sur son cœur; il s'éteignit, et je m'éloignai en sanglotant....
La femme du grand mage fut mise à mort malgré les imprécations de son époux qui nous menaça du Tamouzy et de l'Hyrouca. Elle avoit aussi empoisonné les deux jeunes rois, qui furent sauvés par les soins d'un autre pyaye, qui leur donna secrètement du contre-poison; la pâleur de la mort étoit sur leur front; ils restèrent long-tems plongés dans un sommeil léthargique. Le lendemain ils revinrent à eux, firent poursuivre le grand mage et ses enfans, qui s'étoient sauvés dans un canot. La peuplade revint ensuite à mon karbet pour rendre les derniers honneurs aux morts. Le roi les appela plusieurs fois; voyant qu'ils ne répondoient pas, il leva le coin de la natte et commença à se douter qu'ils étoient morts. Les Indiens se persuadent difficilement que ceux qu'ils aiment se séparent d'eux; souvent ils n'enterrent leurs morts que quand ils sont à moitié pourris.
Il découvrit les cadavres, qui étoient noirs, infects et méconnoissables. Ysacar ne voyoit Eglano que dans sa fraîcheur; il l'embrassoit, l'appeloit, lui serroit la main:—«Eglano, Eglano, pourquoi m'as-tu quitté? Est-ce que tu ne m'aimois pas? Je ne voulois vivre que pour toi.» Chaque Indien s'approchoit à son tour de chaque mort pour lui faire la même prière. On lava les cadavres; le roi les fit embaumer et mettre dans des hamacs blancs. J'ensevelis Lisbé avec son père, Eglano avec sa sœur, et je mis Ydoman au milieu, comme le restaurateur du village et des malheurs de sa famille.
Les hamacs des morts étoient chargés de mets; on les invita à manger; le repas continua dans un morne silence; la cérémonie funèbre commença ensuite. Les jeunes filles, parées comme aux jours de fêtes, portoient les deux princesses, et formoient des ronds de danse autour des hamacs. Les jeunes gens couronnoient Ydoman de fleurs, et formoient les mêmes chœurs. Les vieillards seuls marchoient lentement autour du corps de Lisbé et de son vieux père. Le Sura leur sert de cimetière. Une musique agreste forme de lugubres accords sur les marches du tombeau. Avant de confier les corps à la terre, on leur demande encore pourquoi ils veulent quitter leurs amis; on les met ensuite dans leur canot, avec leurs flèches, leurs boutous, leurs rassades; puis la musique entonne un hymne sépulcral où l'on récapitule les actions du mort; cet hymne se nomme le Tombeau; en voici le modèle, adapté à nos usages:
TOMBEAU
de Lisbé et de sa famille.
Voyageur égaré dans ces vastes déserts,
Ne marche plus à l'aventure!
Au couchant de Tonga s'il reste une masure,
Viens-y sécher tes pleurs et compter tes revers.
Le mortel qui l'habite, au doux nom de Lisbé,
Au nom de sa triste famille,
Te dira: «Vous cherchez ou son fils ou sa fille;
»Ici, dans un seul jour, ils ont tous succombé!»
Le chœur répéta trois fois cette strophe, et chacun jura de n'oublier jamais Ysacar et Lisbé. Ces premiers vers servirent de ritournelle, ou plutôt de mineur.
Lisbé, contre son cœur écoutant son devoir,
Ne sauve un époux qu'elle honore,
Qu'en abrégeant les jours de l'amant qu'elle adore.
Bientôt l'amour contre elle arme le désespoir.
Hiroua, cet époux, avec son jeune fils,
Sont dévorés par les Sauvages.
Un étranger l'arrache à ces sanglans rivages;
Ydoman, son aîné, vient revoir ces débris.
Voyageur égaré, etc.
Il court chez ses amis, il court chez ses voisins:
«Venez voir nos karbets en cendre,
Venez nous consoler, nous aider, nous défendre;
À vos heureux succès unissez nos destins!»
Aux cris des malheureux l'Indien n'est jamais sourd:
On leur députe une ambassade;
Au village brûlé, la sensible peuplade
Accourt pour travailler sans attendre son tour.
Voyageur égaré, etc.
Les karbets sont couverts; on l'annonce à Lisbé,
À ses enfans, à son vieux père.
Ils sont cinq malheureux fugitifs sur la terre,
Reste de la peuplade au carnage échappé.
«Unissons, dit le roi, nos enfans, nos dangers;
Lisbé, sois ma sœur et leur mère:
Ma fille aime Ydoman; Ysacar et son frère
Préféreroient ton sang à des nœuds étrangers.»
Voyageur égaré, etc.
«Tant de gloire t'aveugle, et ce fatal moment
Où tu crois que ton bonheur touche,
Cet aveu de ton cœur, trop tardif dans ta bouche,
Sera pour nous, Lisbé, le plus cruel tourment:
Ton ami, sous tes coups, certain jour succomba;
L'hymen à l'amour fit outrage.
La sœur de cet amant est l'épouse du mage;
Sa haine est un brasier qui nous consumera.»
Voyageur égaré, etc.
«Hélas! tu luis trop tôt, trop tôt pour mon malheur,
Jour fatal de leur hymenée!
De gloire et de trépas ta fille est enivrée,
Et tu bois à ton tour la mort avec l'honneur.
Lisbé succombe, ses membres torturés,
Sur sa famille anéantie:
Banaret, c'est Barca qui m'arrache la vie,
Dit-elle; adieu!...» Couvrons leurs corps défigurés.
À ces mots, la douleur brisa les instrumens, un morne silence fit place à des cris, ou plutôt à des hurlemens..... Jamais pompe funèbre ne fut plus imposante, plus sincère et moins fastueuse. On approcha les canots du caveau; les tablettes où j'avois inscrit les épitaphes, furent attachées sur la poitrine des morts, et enveloppées d'une cage de bois de fer; enfin on les descendit; alors la musique reprit:
Voyageur malheureux, etc.
Lisbé et son vieux père disparurent les premiers; on lisoit sur leur canot:
La mort de mes enfans termina ma carrière;
Je n'eus qu'un étranger pour fermer ma paupière.
L'hymen contre l'amour avoit armé mon bras;
L'amour contre l'hymen avança mon trépas.
Ydoman passa ensuite.... Il disoit aux grands hommes:
Le poison que Barca déverse sur ma vie,
Doit faire envier mes destins:
Amans, héros, guerriers, c'est celui de l'envie;
Je meurs sous les karbets relevés par mes mains.
Ysacar et son frère étoient attachés au canot où reposoient les deux sœurs; leur sort étoit celui des illustres infortunés français, dont la destinée malheureuse a tant fait de victimes.... Elles disoient mors erat in solio.
Nous, comme tant de rois à qui le sort la donne,
Avons bu le trépas en touchant la couronne.
Cette terrible sentence confondit les jeunes monarques; la crainte, l'amour, et la pâleur de la mort qui couvroit encore leurs visages, firent couler leurs larmes avec plus d'abondance. Ils tombèrent, le corps à moitié renversé, sur les marches du caveau; le grand mage les releva, et voulut les éloigner. Ils s'y précipitèrent de rechef; on les en arracha, on ferma la tombe, et le chœur reprit:
C'en est fait! le tombeau les arrache à nos yeux;
Ils ne sont plus rien sur la terre,
Ils occupent déjà l'éternel sanctuaire.
Illustres malheureux, recevez nos adieux!
Bons cœurs, pleurez Lisbé; rois, pleurez Eglano.
Patriote, amant de la gloire,
Fais revivre Ydoman au temple de mémoire;
Nous suivrons le vieillard dans la nuit du tombeau.
Voyageur égaré, etc.
Le reste du jour, la peuplade fit des libations sur les tombeaux, se réunit le soir pour pleurer encore, et passa la nuit dans une fête brillante, qu'on appelleroit chez nous la noce de la résurrection.
Je me retirai vers le roi, à qui je témoignai le désir de quitter ce séjour de douleur; il y consentit avec peine.
Le lendemain, à la pointe du jour, un petit canot m'attendoit au bord de la rivière de Konanama, qui roule une eau noire dans un lit resserré par des montagnes et couvert d'arbustes épais et croisés les uns sur les autres. Nous suivions le fil de l'eau; quand nous fûmes auprès du premier saut, les Indiens qui m'accompagnoient me chargèrent sur leur dos pour me mettre à terre. Nous entendions l'eau qui tomboit avec un bruit affreux; le lit de la rivière étoit obstrué par des montagnes, qu'elle franchissoit en formant des cascades qu'on appelle sauts. Mes guides se laissèrent aller au courant, et tombèrent en riant dans le vortex écumeux.
J'allois moins vîte que mes plongeurs, et j'observois avec effroi les immenses prairies qui m'environnoient. Je vis un cadavre arrêté par les cheveux dans les roches du saut; j'appelai mes Indiens; ils reconnurent le fils du grand Barca. Nous trouvâmes son père fracassé dans sa barque, qui s'étoit perdue dans un recoude couvert de roseaux. Mes guides les maudirent, et moi je les plaignis en pleurant Lisbé.
Nous mouillâmes sur les bords de Konanama: je m'y arrêtai quelque tems à fixer les ruines des karbets de mes compagnons; j'en pris le plan. Les Indiens retournèrent à leur village, et moi à Synnamary, et de là à Koroni, sur les bords de la mer, à 14 lieues au N. E. de Cayenne.
Fin de la quatrième partie.
CINQUIÈME PARTIE.
Per varios casus, per tot discrimina rerum,
Tendimus in Latium.
Virgil. Æneid. Liv. I, v. 16.
Après tant de hasards, après tant de revers,
En essuyant nos pleurs, un Dieu brise nos fers;
Nous reverrons la France!...
Arrivée de H.... Révolution du 18 Brumaire. Coup-d'œil sur la France. Nouvelle de rappel. Départ de MM. Barbé-Marbois et Lafond-Ladebat. Arrivée de la frégate la Dédaigneuse, venant chercher les déportés, et partant sans les emmener. Départ de l'auteur par New-Yorck. Portrait des Américains. Arrivée en France. Nouvelles persécutions de l'auteur: il doit sa liberté au premier consul Bonaparte.
Depuis vingt mois la France a disparu à nos yeux, et chaque minute d'exil allume en nos cœurs l'impatience de la revoir. Pour peindre les tourmens d'un déporté, il faut l'avoir été soi-même. Oh! la peine du dam n'est point une chimère à ses yeux. Qu'on le suppose dans l'aisance, le miel pour lui se change en absinthe; il défeuille les roses par ses larmes; la table la plus somptueuse n'est chargée que de poisons; il dit à ce qu'il voit, à ce qu'il touche, à l'air qu'il respire, à la feuille qui grandit, à la fleur qui éclôt, aux fruits qui mûrissent, aux troupeaux qui paissent, aux agneaux qui bondissent: vous n'êtes point la France...... Il dit aux forêts, aux échos, aux montagnes, aux vallons, aux gazons, aux ruisseaux: votre ombrage est moins frais, votre voix moins douce, votre cime moins belle, votre site moins riant, votre tapis moins lisse, votre murmure moins doux, votre roucoulement moins tendre qu'en France. Un déporté est l'habitant d'Othayti dans le Jardin des Plantes de Paris, flairant sa patrie dans ce qui l'environne, s'élançant au pied d'un palmier de son pays, qu'il arrose de pleurs: Othayti! Othayti! mais tu n'es pas Othayti, dit-il en s'éloignant. Un déporté frappé de cette sentence terrible: retire-toi de ta patrie, s'écrie sans cesse: voilà l'enfer..... voilà l'enfer!.... je le sens..... le voilà, ce brasier, il brûle mon cœur, il le dévore et ne le consume pas! Quand l'infortune, la misère, la crainte attisent encore ce feu, l'exil n'est-il pas le plus cruel supplice?
La terreur fait place à la justice; nous n'aurons plus à lutter que contre la misère; un rayon d'espérance luit déjà pour nous; après avoir dépassé le cratère du volcan, nous frémirons autant de son explosion et de nos dangers, que de notre préservation.
Nous sommes au 13 décembre 1799. Monsieur Franconie est reconnu vice-agent à la tête du bataillon, au milieu des cris d'alégresse.—«Mes amis, dit-il, vous me chargez d'un emploi bien lourd à mon âge; la crise est forte, mes lumières sont foibles: le timon du gouvernement seroit beaucoup mieux en des mains plus énergiques. Le citoyen Burnel nous a laissé bien des dettes; pour moi, je n'en ferai pas; je fais don à la république des honoraires de la place que vous me confiez; c'est peu de chose, mais les secrets du gouvernement seront les vôtres; les personnes et les propriétés seront respectées; chacun pourra visiter les magasins et les caisses; je ne veux que votre estime et votre amitié, et je serai trop heureux de mériter votre reconnoissance.»
1er. janvier 1800.—Une proclamation des plus sinistres paroît avec l'année 1800. Les soldats vont manquer de vivres et de vêtemens, les magasins et les caisses sont entièrement à sec. Le sixième du revenu et un emprunt forcé ne suffiront pas pour les frais de l'année. Franconie termine par inviter tous les colons à venir se convaincre par eux-mêmes de la vérité, en visitant les caisses, les magasins et les registres du contrôle et des administrations; il les prie de se réunir à lui dans le courant de la décade, pour lui communiquer leurs lumières.
7 janvier 1800.... 17 nivôse.... Grandes nouvelles.
Ce matin, à neuf heures, une longue salve d'artillerie a retenti dans les airs, nous avons compté vingt et un coups de canon; à 11 heures, le même salut recommence...... Nous sommes quatre déportés voisins les uns des autres..... Éloignés de quatorze lieues de la capitale, chaque matin, au lever du soleil, nous nous réunissons sur les bords de la mer, pour nourrir l'espoir de notre retour... L'écho des ondes et des forêts a retenti dans nos cœurs.... Desvieux, que Burnel avoit déporté, revient revêtu du grade de général de la colonie; il amène un agent de France.... Victor H....., qui étoit à la Guadeloupe; nous recevons les nouvelles suivantes:
Tout est changé en France depuis le 18 brumaire, 9 novembre 1799. Le directoire ne savoit plus que faire; la guerre civile ravageoit la république; personne ne couchoit en sûreté dans son lit. Tous les partis étoient en présence; tous les hommes étoient mécontens; tous étoient las de révolution; le peuple n'étoit pas plus tranquille que les gouvernans; l'anarchie et le despotisme s'entre-culbutoient chaque jour. Bonaparte est parti d'Alexandrie, a débarqué incognito, s'est rendu à Paris, a médité son coup, s'est présenté aux deux conseils.... Celui des cinq-cents a crié sur lui hors la loi; il s'est retourné vers les grenadiers qui l'avoient suivi en Italie. Ces braves l'ont entouré. L'un d'eux, en le couvrant de son corps, a reçu un coup de poignard pour lui. L'entrée subite des soldats, a mis les conseils en fuite. Un nouvel ordre de choses a été organisé, et ce grand mouvement s'est opéré sans secousse, le dieu de la victoire et de la fortune couvrant de ses ailes le pacificateur du Tibre et du Rhin. La renommée, qui grandit en marchant, nous amplifia ces détails; et chaque habitant, effrayé de l'arrivée du nouvel agent, se plut à les commenter à son tour, pour lui montrer et se convaincre soi-même qu'il n'avoit plus que le pouvoir impératif de faire le bien.
Dans ce moment, H..... étoit en rade pour venir remplacer Burnel. La marine française étoit si pauvre à cette époque, que depuis six mois, la frégate n'avoit pas pu être équipée. H..... avoit ses expéditions..... Et quelles expéditions, grand Dieu!..... et en quelles mains! Le 18 brumaire arrive: tout change de face; les brouillons rentrent dans le néant; les gens en place sont épurés; le consulat remplace le directoire (Bonaparte, Sieyès, Roger-Ducos sont consuls). H..... est encore en rade et pâlit d'effroi; quelques agens qui le protègent, sont encore dans les bureaux; avant d'en sortir, ils lui font changer ses expéditions, il paye le surplus de l'armement de sa division; il met à la voile le 13 frimaire an 8 (4 décembre 1799), apporte des passe-ports à Mrs. Lafond-Ladebat et Barbé-Marbois, seuls restans de la première déportation. Ils peuvent partir quand ils voudront.... Il assure que nous les suivrons de près.. Que de crises nous avons passées!
La naissance de la révolution française fut annoncée par les présages les plus sinistres. En 1783, la Calabre fut bouleversée par le Vésuve embrasé. Les brumes de la Scythie consolidèrent les zones tempérées... Un déluge de feu fut éteint par un océan de pluie.... La Pologne anarchisée, devint le partage de la Russie, de la Porte, de la Prusse et de la maison d'Autriche. Les deux rives de la mer Adriatique et les anciennes bornes de l'Europe furent jonchées d'un côté de cadavres, de l'autre, de cendres et de ruines; la nature sembloit voir avec douleur la révolution des États-Unis, prélude de celle de l'univers. En 1786, la Bretagne se révolte sans savoir ce qu'elle veut. L'Angleterre souffle le feu pour se venger de la paix de 1783. L'année 1788 nous amène la famine et la grêle. 1789 commence par un hiver des plus froids. La famine reparoît quatre fois à la fin de cette année, et immédiatement après la moisson. Tant de prodiges sembloient nous prédire les périodes de 1792, 93, 94, 98 et 99. Ne serions-nous pas tentés de croire que ce passage d'un auteur connu depuis 18 cents ans, est composé de nos jours?
... Solem quis dicere falsum
Audeat? Ille etiam cæcos instare tumultus
Sæpè monet, fraudemque et operta tumescere bella.
Ille etiam extincto miseratus Cæsare Romam,
Cùm caput obscurâ nitidum ferrugine texit,
Impiaque æternam timuerunt sæcula noctem.
Tempore quamquam illo tellus quoque, et æquora ponti,
Obscœnique canes, importunæque volucres
Signa dabant. Quoties Cyclopum effervere in agros,
Vidimus undantem ruptis fornacibus Ætnam,
Flammarumque globos, liquefactaque volvere saxa?
Armorum sonitum toto Germania cœlo
Audiit, insolitis tremuerunt motibus Alpes.
Vox quoque per lucos vulgo exaudita silentes
Ingens, et simulacra modis pallentia miris
Visa sub obscurum noctis, pecudesque locutæ;
Infandum! sistunt amnes, terræque dehiscunt,
Et mœstum illacrymat templis ebur, æraque sudant.
Proluit insano contorquens vortice sylvas
Fluviorum rex Eridanus, camposque per omnes
Cum stabulis armenta tulit; nec tempore eodem
Tristibus aut extis fibræ apparere minaces,
Aut puteis manare cruor cessavit; et altè
Per noctem resonare lupis ululantibus urbes.
Non aliàs cœlo ceciderunt plura sereno
Fulgura, nec diri toties arsere cometæ.
........................................
Quippe ubi fas versum atque nefas, tot bella per orbem
Tam multæ scelerum facies; non ullus aratro
Dignus honos; squalent abductis arva colonis,
Et curvæ rigidum falces conflantur in ensem.
Hinc movet Euphrates, illinc Germania bellum;
Vicinæ ruptis inter se legibus urbes
Arma ferunt: sævit toto Mars impius orbe.
Virgile, Georg., liv. 1.
Je ne veux expliquer ce morceau en l'honneur de la mort de César, que par la révolution depuis 1780. Alors elle avoit pris naissance dans le nouveau monde.
En 1784, l'aurore boréale qui couvrit le disque du soleil, fit présager aux peuples la guerre et les rumeurs qui éclatèrent dans les années suivantes.
L'éclipse de 1793 fut assez sensible.....
En 1794, la mer gela; le Zuiderzée en Hollande vit des rues, des boutiques et des feux sur ses flots consolidés.
En 1794, les fleuves furent rougis de sang et remplis de cadavres.
En 1794, les loups suivoient les camps dans la Vendée, et hurloient dans l'attente du combat; ils avoient des villes entières pour retraite.
En 1784, une comète avoit précédé ces événemens. Je me conforme au texte, non par superstition, mais pour m'exempter de traduire.
Au milieu de tant de guerres, nous nageons dans le meurtre et dans le sang: amis et ennemis tombent sous nos coups; nos campagnes sont désertes, nos guérets sont en friche; nos faulx sont redressées en piques, et les socs de nos charrues fondus en épées. L'Euphrate, le Tibre, le Danube, le Rhône et le Rhin portent aux deux mers des bataillons armés; toutes nos villes se soulèvent, et tout l'univers est en armes.
Auguste, à la fleur de son âge, part d'Alexandrie pour fixer le bonheur du monde. Cette époque aussi chère à la religion qu'à l'histoire, renaît pour nous, et les deux Continens redisent avec effusion:
Dî patrii, indigetes.....
Hunc saltem everso juvenem succurrere sæclo
Ne prohibete: satis jam pridem sanguine nostro
Laomedonteæ luimus perjuria Trojæ.
H..... profita des transports de joie auxquels on se livroit, pour mettre pied à terre. Il étoit si connu et si décrié, que son entrée fut celle d'une bête fauve, se glissant dans une bergerie même pacifiquement si possible est. Les transports d'alégresse firent place à l'effroi: il eut besoin de confirmer lui-même ces nouvelles pour gagner quelques habitans; il étoit si convaincu de tout l'odieux qui l'entouroit, qu'il prit une lettre de recommandation de Jeannet qui lui succédoit à la Guadeloupe. Voici la teneur de cette pièce, qu'il fit circuler dans les cantons pour calmer les esprits:
«Bons habitans de Cayenne, calmez vos frayeurs; je sais que le citoyen H..... paroît à vos yeux sous un aspect terrible. Il fera le bonheur de votre colonie, il n'a plus rien à demander à la fortune; il vous fera oublier, par sa clémence, les catastrophes qui ont eu lieu à la Guadeloupe pendant qu'il la gouvernoit. Croyez-en celui qui emporta vos regrets, et qui s'honorera toujours d'avoir mérité votre confiance et vos suffrages.»
Quelques-uns prirent cette lettre pour une ironie amère, très-peu de monde y ajouta foi. Voici le début, l'administration et le caractère de ce troisième agent.
Il rend visite à Billaud, il l'appelle à Cayenne. Les autres déportés y pourront venir également avec des permis limités; ils entreront même à l'hôpital. Le gouvernement lui a ordonné, dit-il, de les traiter avec égard; il donne des éloges aux habitans qui les ont retirés. Il demande l'ordre et la paix; il ne change rien au dernier réglement de police de Burnel, parce qu'il n'est que provisoire comme le gouvernement consulaire qui l'a délégué. Il acquitte les dettes de la colonie; il rédime les fautes de son prédécesseur dont il plaint déjà l'embarras; il se répand en bals et en repas somptueux. La troupe qui a débarqué avec lui, est un amalgame de déserteurs de toutes les nations, gens propres à tous les coups de main, si le thermomètre redescendoit à l'anarchie. Il a aussi amené une musique incomplète, qui, par ses accords, prend les Cayennais aux gluaux. En promettant de rembourser l'emprunt forcé, fait par Burnel, il le fait acquitter provisoirement par ceux qui sont en arrière. Des prises lui arrivent, il les répartit justement; il acquitte une partie des dettes de la colonie, qui se montoient à huit ou neuf cent mille francs. Il traite les soldats noirs comme les blancs; il réforme la discipline; il moleste et punit les fonctionnaires publics, les habitans et les officiers qui ont démasqué Burnel; il paroît affectionner Franconie, parce que ce vieillard qu'il remplace, réunit à juste titre les suffrages de ses concitoyens: voilà sa conduite durant les six premiers mois qu'il s'est attendu à son rappel. Malgré ce début, il n'avoit encore captivé personne; il a eu soin de se faire préconiser à Paris dans quelques journaux qui n'ont pas de lunettes de 1800 lieues. La suite nous l'a mieux fait connoître, et le voici au physique et au moral.
Victor H....., originaire de Marseille, est entre deux âges, d'une taille ordinaire et trapue; tout son ensemble est si expressif, que le meilleur de ses amis n'ose l'aborder sans effroi; sa figure laide et plombée exprime son âme; sa tête ronde est couverte de cheveux noirs et plats qui se hérissent comme les serpens des Euménides, dans la colère qui est sa fièvre habituelle; ses grosses lèvres, siège de la mauvaise humeur, le dispensent de parler; son front sillonné de rides, élève ou abaisse ses sourcils bronzés sur ses yeux noirs, creux et tourbillonnans comme deux gouffres..... Son caractère est un mélange incompréhensible de bien et de mal: il est brave et menteur à l'excès, cruel et sensible, politique, inconséquent et indiscret, téméraire et pusillanime, despote et rampant, ambitieux et fourbe, parfois loyal et simple; son cœur ne mûrit aucune affection; il porte tout à l'excès: quoique les impressions passent dans son âme avec la rapidité de la foudre, elles y laissent toutes une empreinte marquée et terrible; il reconnoît le mérite lors même qu'il l'opprime; il dévore un ennemi foible; il respecte, il craint un adversaire courageux dont il triomphe. La vengeance lui fait bien des ennemis. Il se prévient facilement pour et contre, et revient de même. L'ambition, l'avarice, la soif du pouvoir, ternissent ses vertus, dirigent ses penchans, s'identifient à son âme; il n'aime que l'or, veut de l'or, travaille pour et par l'or; il se fait un si grand besoin de ce métal, quoiqu'il en ait déjà assez, qu'il voudroit que l'air qu'il respire, les alimens qu'il prend, les amis qui l'approchent, fussent de l'or: les parcelles qu'il en a semées à Cayenne, sont les actes de générosité de Persée ou de Mithridate semant l'or dans les plaines de Cisique pour éblouir et arrêter leur vainqueur. Ces grandes passions sont soutenues par une ardeur infatigable, une activité sans relâche, par des vues éclairées, par des moyens toujours sûrs, quels qu'ils soient. Le crime et la vertu ne lui répugnent pas plus à employer l'un que l'autre, quoiqu'il en sache bien faire la différence. Crainte de lenteur, il prend toujours avec connoissance de cause le premier moyen sûr que lui présente la fortune. Il s'honore de l'athéisme, qu'il ne professe qu'extérieurement.
Au reste, il a un jugement sain, une mémoire sûre, un tact affiné par l'expérience; il est bon marin routinier, administrateur sévère, juge équitable et éclairé quand il n'écoute que sa conscience et ses lumières. C'est un excellent homme dans des crises difficiles où il n'y a rien à ménager. Autant les Guadeloupiens et les Rochefontains lui reprochent d'abus de pouvoir et d'excès révolutionnaires que la bienséance et l'humanité répugnent à retracer, autant les Anglais (j'en suis témoin) donnent d'éloges à sa tactique et à sa bravoure.
De mousse, H..... est devenu pilotin, puis boulanger à St.-Domingue; a repassé en France à la première insurrection de cette colonie, a été membre de la société populaire et du tribunal révolutionnaire de Rochefort, s'est fait nommer agent de la Guadeloupe par le comité de salut public, a repris cette colonie aux Anglais et s'est acquis dans les Antilles et l'estime des Anglais et l'exécration de tous les colons. Le tourbillon au milieu duquel il a vécu, a révolutionné son esprit, et la vie paisible et douce est pour lui une mort anticipée.
Il visite la colonie jusqu'à la rivière de Maroni qui nous sépare d'avec les Hollandais; en route, il reçoit des dépêches et des nouvelles.
À son allée et à son retour, il mouilla à Synnamari, et rendit visite aux déportés. La première fois, ce fut pour insulter à leurs malheurs. «Vous vous flattez, leur disoit-il, d'un rappel qui ne viendra jamais.» Il assaisonna ces paroles accablantes de sarcasmes indécens et orduriers.
Deux jours après, ce n'étoit plus le même homme; il les plaignoit, leur assuroit un prompt retour, il donneroit même, disoit-il, 200 louis pour les voir partir: pour leur faire oublier sa première visite, il envoie à chacun, deux chemises et une paire de souliers de magasin. Il laisse transpirer quelques nouvelles; un des officiers de sa suite qui a servi sous le premier consul, en fait l'éloge et se réjouit de la tournure que le gouvernement prend en France. Des déportés mangeoient dans la même maison où H..... s'étoit arrêté pour se rafraîchir, il ne put se contenir.
En s'en retournant, il ne s'entretenoit que des mesures énergiques qu'il avoit employées à la Guadeloupe.
Pour lui faire la cour, il falloit applaudir à ses expédiens, qu'il appeloit petites espiègleries. Il trouva des apologistes dans certains colons, et je n'ai pas pu retenir mon indignation, en entendant un de mes anciens compagnons de la case Saint-Jean, Pavy, avec qui je me suis brouillé pour cela, vouloir me forcer de louer certains traits abominables; j'avoue qu'il se trouvoit dans la détresse et sous la férule d'un propriétaire qui flattoit tous les goûts des agens: s'il m'eût fallu exister à pareil prix, je serois mort. Je sais me taire, mais le crime n'aura jamais de ma part, même un faux signe d'approbation.
Au bout de six mois, la famine se fit sentir, parce que l'agent avoit donné une égale ration de pain, aux soldats noirs comme aux blancs; les déportés furent réduits les premiers à la racine de maniok, et au poisson salé. H..... ne leur a jamais rien restitué de ce que Burnel leur avoit soustrait. Plus il a fait de prises, moins il a adouci leur sort. Il nous a fait pleurer ses prédécesseurs.
Il poursuivoit les habitans qui donnoient asile à certains déportés contre qui on l'avoit injustement irrité. MM. Michonet et Casimir Bernard furent exilés dans le fond du désert; il en arrache un d'eux de l'habitation qu'il régissoit, le menace de l'envoyer à Vincent Pinçon avec une main de maïs, une pelle et une pioche pour creuser sa fosse. L'autre tombe dangereusement malade, il lui refuse la permission de revenir à Cayenne. Son hôtesse sème adroitement le bruit de sa mort pour éprouver H....., il en fait un festin de joie; le lendemain, en voyant qu'on l'a abusé, il destitue le maire pour lui avoir donné, dit-il, une fausse joie. Quelques mois après, à la mort de M. Colin, me trouvant sans asile, je lui demandai la permission d'aller au dépôt de Synnamari; il me fit répondre par le citoyen Franconie:
«Le citoyen agent est instruit que ceux d'entre vous qui se sont soustraits d'aller à Konanama, ont renoncé à la ration; je vous conseille de ne pas le tourmenter, vous feriez peut-être votre mal et celui des autres. Je vous engage à prendre patience.» La misère ne me permit pas de patienter long-tems, je demandai un permis pour aller à Cayenne solliciter cette justice. Je vis H..... qui, après m'avoir dit mille injures pour ce que j'avois répondu jadis à Burnel, termina ainsi: «je ne vous aurois pas menacé comme lui de la fusillade, mais je vous aurois attaché à quatre piquets, et coupé de 500 coups de fouet.» (Il ne vouloit venger ni l'individu Burnel qu'il méprisoit, ni les droits de l'agence, mais il dévoroit une victime de l'ostracisme du 18 fructidor.) «Nous ne resterons pas éternellement à Cayenne, lui dis-je.—Sur quoi fondez-vous votre retour?—Sur celui de nos prédécesseurs: notre exil est pour la même cause, nous attendons les mêmes effets de la justice du premier consul.—Ne vous honorez pas du titre d'exilés; vous êtes proscrits et non exilés. Si quelqu'un peut attendre son rappel, c'est Billaud.» Je lui peignis ma détresse: les habits qui me couvroient ne m'appartenoient pas. Il insulta long-tems à ma misère, et me renvoya sans rien m'accorder. À Cayenne, je logeois chez un ami charitable qui étoit marchand; il lui dit mille invectives, parce qu'il m'avoit donné des habits, le força de me faire partir, entrava son commerce, et le réduisit à abandonner la colonie. M. Aimé a dit quelque chose d'obligeant de madame Audifredi, H..... l'a spécialement molestée pour cette raison. Il appesantissoit chaque jour sur nous une main si terrible, que nous pâlissions d'effroi en entendant tirer le canon, ou en voyant un bâtiment au large, de peur qu'il ne nous annonçât l'assassinat du premier consul. Ceux qui sont encore dans la Guyane, vivent depuis trois ans dans ces transes. Il paroît difficile de concilier tant de rigueur avec le bien que H..... a fait à la colonie, encore moins avec les éloges qu'il se fait donner dans certains journaux. Il a ravivé le commerce en faisant lui-même la hausse et la baisse, en ouvrant en son nom une maison de commerce où il figure tantôt comme un marchand pour vendre, tantôt comme agent pour se faire adjuger les denrées au prix qu'il veut y mettre.
Malgré son activité, il a essuyé des pertes, et la famine s'est fait sentir trois fois sous son agence; il ne s'est jamais déconcerté, il a tenu la police avec sévérité, a contenu les nègres dans la crainte, plus par la terreur de son nom que par ses proclamations, car il n'a rien dit pour défendre ou ordonner le travail; il a affermé à ses amis les habitations des colons absens.
L'année 1800 s'avançoit, et nous étions toujours dans l'attente. Depuis six mois Messieurs Barbé-Marbois et Lafond-Ladebat étoient en France; nous les invoquions comme nos Dieux tutélaires. La dureté de H..... donnoit plus de ferveur à nos prières. La crainte d'une réaction en France nous inspiroit presque à tous des projets d'évasion dont l'agent s'inquiétoit fort peu. Je m'ouvris à Margarita et à Rubline sur les moyens de passer à Surinam dans un canot indien. Nous fûmes quelques jours à mûrir ce projet; je voulus en informer Pavy pour me réconcilier avec lui. Il nous dénonça au maire du canton, qui nous surveilla de plus près; je ne le croyois pas capable d'un trait aussi noir contre un ancien ami, qui n'étoit coupable que de n'avoir pas applaudi le bastringage de H.....
Le 28 juillet, nous reçûmes enfin des nouvelles de France qui nous annonçoient notre prochain retour.
Le 1er. août (13 thermidor), un bâtiment marchand apporte le rappel individuel de plusieurs déportés. H..... reçoit en même tems la loi du 13 frimaire an 8, que le ministre de la marine lui ordonne d'appliquer aux déportés de la Guyane.
Le ministre lui enjoignoit implicitement de nous renvoyer en France, s'il en avoit les moyens; ils ne lui manquoient pas, car le port regorgeoit alors de munitions et de bâtimens de prise.
Il nous laissa dans le désert errer comme des squelettes affamés, et le séjour de Konanama devint un paradis que H..... fit pleurer à mes compagnons.
Son préposé, Boucher, nous entrava de plus en plus. Ce personnage, qui se pique d'être un connoisseur, vouloit faire une collection de raretés pour les envoyer en France. Les déportés du dépôt, pour avoir quelques vivres frais, se traînoient dans les habitations voisines. L'un d'eux, nommé André, trouva chez un colon une ruche de mouche carton que le citoyen Boucher convoitoit; André l'achète, la porte à son karbet, Boucher la lui marchande, insiste, éprouve un refus, écrit à H..... des calomnies atroces contre André, le fait traîner à Cayenne au cachot, et reléguer avec les lépreux aux îlets du Malingre (d'où il est parti sur la Dédaigneuse).
Les mémoires de MM. Ramel et Aimé, où Jeannet et Burnel sont peints d'après nature, rendoient H..... ombrageux et vindicatif; il nous reléguoit dans le désert pour n'avoir pas d'argus, pour nous faire désespérer, pour nous y faire mourir: car la guerre mettoit pour cela une assez forte barrière entre lui et la France!
Le 24 décembre 1800 (4 nivôse an 8), la frégate la Dédaigneuse mouilla à 2 lieues de Cayenne, et apporta notre rappel. Le capitaine, M. de la Croix, écrivit laconiquement à H..... de lui envoyer promptement les déportés, ajoutant qu'il avoit ordre de remettre à la voile sur-le-champ. Cette nouvelle pétrifia l'agent et toute sa cour. L'officier porteur des dépêches, fut surpris de ne voir aucun déporté à Cayenne. H..... fit parvenir promptement l'arrêté dans les cantons. Il invita le capitaine à descendre à terre; celui-ci le refusa en lui reprochant, dit-on, la mort de ses proches. H..... entra en fureur; au bout de cinq jours, il embarqua seulement dix-huit déportés après des instances réitérées.
Cependant nous arrivions tous à Cayenne, couverts de haillons et ivres de joie; nous fixions le bâtiment libérateur qui nous attendoit avec impatience; nos parens, nos amis nous exprimoient le désir qu'ils avoient de nous embrasser, nos chaînes étoient tombées; M. Barbé, notre illustre compagnon d'exil, nous en convainquoit par cette lettre.
Paris, 2 fructidor an 8 de la République française.
«Vous voilà prêts à revoir votre patrie, mes chers amis, puissiez-vous tous recevoir en bonne santé la nouvelle qui vous en est portée! Ma joie est plus grande que je ne puis vous l'exprimer de savoir que vos peines vont finir. Vos amis, vos parens vous attendent avec la plus grande impatience; vous jugerez des dispositions humaines et justes du gouvernement, en apprenant qu'il envoie une frégate qui aura tous les aménagemens nécessaires pour faciliter et rendre moins pénible votre traversée.
»Le premier consul s'est porté à cet acte de justice avec un empressement qui renouvelle l'attachement que lui ont voué tous les gens de bien.
»Que le lieu où vous devez être débarqués (l'île d'Oléron provisoirement), ne vous effraye point; partout où vous aborderez sur nos côtes, vous trouverez des Français et des amis; après un aussi cruel bannissement, on ne vous en fera pas éprouver un nouveau.
»Puisse votre retour être aussi prompt et aussi heureux que l'a été celui de Lafond et le mien!
»Adieu, donnez ces bonnes nouvelles à nos amis; je crois pouvoir donner ce nom à tous les déportés du 18 fructidor.
»Barbé-Marbois.»
Une goëlette est préparée pour nous, et demain Ier. janvier 1801, nous devons mettre à la voile pour revoir notre patrie....... Quelle année!
Nous soupirons après le jour..... Ce matin la frégate lève l'ancre au moment où nous allons sortir du port; elle est chassée par des croiseurs anglais; elle a ordre d'éviter toute rencontre....., nous lui tendons les bras.....; est-ce un songe? elle disparoît.....
Pendant quinze jours, notre joie, nourrie par la certitude, s'épanouit peu-à-peu; le soupçon la défeuille, l'inquiétude la fanne, le chagrin la brûle; la frégate a disparu pour toujours; nous avons quitté nos habitations, nos malles sont là, nos fonds sont épuisés, l'agent déconcerté ne prend encore aucun parti; qu'allons-nous devenir?
Il nous fera partir dans un mois, dit-il, si elle ne reparoît point.... Plus le tems s'éloigne, moins il tient sa parole.
La corvette la Bergère, qui croisoit depuis un an, reparut, et apporta 70 mille piastres. H...... la croyant trop endommagée pour repartir en croisière, résolut d'abord de la renvoyer en France chargée des déportés, il les en informa; cinq jours après, il n'en fut plus question; il nous a leurrés ainsi tous les mois.
Le consul n'a reçu nulle part de vœux plus sincères pour sa conservation qu'à Cayenne, dans les karbets des déportés, sous la férule d'un pareil agent. La nouvelle de l'explosion de la machine infernale, en nous glaçant d'effroi, nous fit redoubler de ferveur. Chacun se sauvoit à quelque prix que ce fût; un bâtiment alloit à vide à New-Yorck, je me concertai avec certains amis, je leur fis part de mes craintes, je me mis en mesure pour partir. Ce n'étoit pas une petite affaire; jadis j'étois débarqué à Cayenne avec quarante sols, je n'avois pas eu trois louis en ma possession depuis trente mois, j'étois tout nu, et je voulois partir pour New-Yorck, c'est-à-dire, pour un pays où je ne connoissois personne, où je ne pouvois pas demander mes besoins. Ces ancres de misère ne purent me retenir à Cayenne. Nous étions à la moitié de l'année, je séchois d'impatience. Sept de mes camarades étoient déjà sur la feuille du départ, je fis le huitième. H..... nous délivra des passe-ports, où il inséra une clause qui nous dénuoit de tout secours auprès des consuls français dans les États-Unis. La voici:—Laissez passer les citoyens déportés rappelés, retournant volontairement en France, par les États-Unis, où il ne leur sera rien dû pour frais de séjour et de passage, etc. Plus il semoit d'épines devant nous, plus nous franchissions les obstacles.
Nous mîmes à la voile trois jours de suite, sans pouvoir sortir du port; le quatrième, en voulant gagner le large, nous échouâmes six pieds dans la vase à l'embouchure de la rivière de Cayenne. C'étoit le tems de l'hivernage, nous fûmes assaillis d'une tempête, et d'un raz de marée si fort, que nous pensâmes être moulus sur ces côtes que nous avions tant de désir de quitter. Le bâtiment avoit éprouvé de si violentes secousses, que deux passagers se débarquèrent, Monsieur Tournachon, colon de Cayenne, et Dechapelle Jumignac, déporté comme nous; quatre autres, pour assurer leur vie, vouloient faire de même le sacrifice de leur passage qui nous revenoit à près de 500 francs.
Enfin, le 26 mai 1801 (7 prairial an 9), le capitaine Prachet nous remit à flot à cinq heures du soir; nous mouillâmes en face de Makouria, et, le lendemain à midi, nous mîmes à la voile...... Nous ne restions plus que sept déportés, un habitant de Cayenne et un Rochefortain, bijoutier, venu sur la Dédaigneuse pour s'établir dans la Guiane.
MM. Bodin, curé de Voide; Dezanneaux, vicaire de Nuel; Naudeau, curé de Tessonière; Laisné, curé de St. Julien de Vouvantes; Duchevreux l'Ecreviche, minime desservant de Changi près Châlons-sur-Marne; Deluen, âgé de 64 ans, prêtre de Nantes; Doru, âgé de 70 ans, chanoine de Châteaudun; Pitou, de la même ville, résidant à Paris; Badoir, soldat retiré, colon repassant en France pour sa santé et pour recueillir une succession, et Leroux, bijoutier, venu librement à Cayenne.
Tendimus in Latium... nous voilà en route pour France; une brume épaisse nous dérobe déjà Cayenne; il vente bon frais, nous rangeons la côte; l'embouchure des rivières de Kourou, Synnamari et Konanama nous laissent un sombre dans l'âme. Les manes des martyrs pour la religion disent à nos cœurs: «Vous quittez donc ces climats où nos cendres reposent en paix! dites à nos familles de pardonner à nos ennemis; nous vînmes ici 329, la moitié a été moissonnée en un clin d'œil; portez nos noms en France, et n'oubliez pas que vous laissez dans ces déserts des compagnons d'infortune qui sécheront encore ici long-tems en soupirant sans jalousie après votre bonheur.......»
Le lecteur effrayé des listes qu'il a vues, seroit tenté de croire que la Guyane est l'antre du Cyclope où personne ne peut aborder sans être dévoré. Le désert est affreux; mais tout pays qui n'est pas défriché, où les hommes entassés, se croient envoyés à la mort; où le chagrin, poison subtil, les étreint en arrivant; ce pays, fût-il les silencieux vallons chantés par nos poètes, moissonnera toujours la moitié de ses colons. Cayenne et la Guiane, par leur site embrasé, exigent plus que les autres climats, de ménagement et de résignation de la part des arrivans; mais on y vit comme ailleurs, quand on est sobre, et qu'on ne se frappe pas de l'idée d'une mort infailliblement prochaine. La consomption nous avoit presque tous atteints. On va voir que les déportés répartis chez les habitans, loin de Konanama et de Synnamari, ayant le vivre et une espèce de liberté, n'ont pas été plus ménagés que les autres. Ce sombre tableau sera bientôt nuancé d'une lumière douce à tous les cœurs sensibles. Ceux que leur courage et la Providence ont fait demeurer après nous, lors du traité d'Amiens, ont presque tous abordé à la Martinique, où la famille de notre auguste souveraine leur a tendu les bras, et fourni les moyens de revenir dans leur patrie.
Premiers déportés par la loi du 19 pluviose an V.
Sur la corvette la Vaillante. Arrivés à Cayenne, le 12 novembre 1797.
Seize généraux et représentans, dont huit évadés, et deux morts en route. (Voyez leurs noms à la fin de la seconde partie.) Six morts à Synnamari; deux rappelés à Paris:
Barbé-Marbois (François), de Metz, 53 ans, député au conseil des Anciens, aujourd'hui ministre du Trésor public.
Lafond-Ladebat (André-Daniel), de Bordeaux, 50 ans, député au conseil des Anciens; aujourd'hui à la tête de la Banque Territoriale.
Seconds déportés par la même loi.
Embarqués, 1o. sur la Charente, le 12 mars 1798; ensuite sur la Décade, le 25 avril suivant; débarqués à Cayenne, le 15 juin 1798.
Cent quatre-vingt-treize, dont soixante-quatre morts à Konanama et à Synnamari. (Voyez la liste dans la 4e. partie.)
Morts à Cayenne et dans les cantons.
Adam (Jean-Nicolas), bernardin de Paris, département de la Seine, âgé de 50 ans, né à Nigent-Corni, département de l'Aisne; mort à Gros Sou dans la Guyane, chez M. Vidier, canton de Makouria, dans les derniers jours de brumaire de l'an 7 (20 novembre 1798). La religion et les gens de lettres lui doivent des pleurs.
Agaisse (Henri), âgé de 25 ans, clerc tonsuré, de Rezé, près Nantes, déporté pour la seconde fois, toujours comme prêtre; la première, pour s'être sauvé de la noyade; envoyé dans la Guyane pour être rentré à la faveur des loix de 1795; mort de misère à la pointe de Cayenne, chez Sevrin, le 22 septembre 1798.
Becherel (Augustin), vicaire de Villepot, Rennes, Ille et Vilaine, âgé de 45 ans, né à Rennes; mort chez la Borde à Roura, en octobre 1798.
Belouet (J. B.), âgé de 47 ans, curé de Cramey-sur-Ourse, Langres, département de la Côte-d'Or, né à Touerne. Il s'étoit retiré avec trois autres infortunés dans une masure de la Guyane, dans le canton de Makouria, pour se soustraire à la peste de Konanama: les vapeurs de cette terre homicide, qu'il retournoit pour la fertiliser, l'ont suffoqué le 20 septembre 1798.
Boscault (Victor), bernardin, 40 ans, Alby, Tarn, comm. de Cordes. Mort en frimaire an 8 (déc 1799).
Bremont (Antoine), âgé de 52 ans, curé de Sury, Bourges, département du Cher, né à la Valette, département du Cantal: il avoit une loupe grosse comme les deux poings au genou. Quand il débarqua, sa loupe étoit plus grosse que la tête; on la lui extirpa, il parut guéri; se plaça chez Poulain, père, aux cataractes de la rivière d'Oyapok: il étoit industrieux, spirituel et extrêmement sociable; mort de chagrin, en nov. 1798.
Cailhiat (Calixte), âgé de 36 ans, professeur de l'Université, d'une profonde érudition, prêtre de Cahors, lieu de sa naissance, départem. du Lot; mort à Approuague chez M. Tournachon, en vendémiaire an 7 (octobre 1798).
Cardine (J. B.); mort à Kourou, le 19 vendémiaire an 7 (10 oct. 1798), un de nos compagnons à la case S. Jean.
Clerc-de-Vaudone (Étienne-Mamert le), né à Langres, bernardin, compagnon de malheur de Belouet; mort de misère et d'une fièvre putride dans la même hutte, le 30 octobre 1798.
Colus (Jean-Nicolas), âgé de 47 ans, curé de Vomecours, dép. de la Meurthe, Nancy, né au même lieu, homme d'un caractère inappréciable; mort à Approuague, de chagrin et de misère, en décembre 1798.
Delestre (François), âgé de 37 ans, rentré en vertu de la loi du 7 fructidor an 5 (1796), qui rappeloit les prêtres insermentés; né à Neuchâtel, près Rouen; principal du collège de sa ville natale; placé chez M. Lane, dans le canton de Makouria; mort d'une fièvre putride, en thermidor an 6 (août 1798).
Denoinville (Albert), curé de Vincy, Laon, Aisne; mort en décem. 1798, canton de Makouria, chez M. Vidier.
Desroland (J.-Jacques-Alexandre Rabaud), âgé de 36 ans, né à Marsilly, département d'Indre et Loire, chanoine d'Airvault, de Poitiers; mort dans la Guyane à la fin de 1798, victime, avec Clavier, du terrorisme de Robespierre. Sur le vaisseau le Washington.
Dubois (Jean), âgé de 60 ans, né à Richelieu, départ. d'Indre et Loire, curé de Pierrefite, diocèse de la Rochelle; mort à l'hospice de Cayenne, à la fin de brumaire an 7 (novembre 1798).
Dulaurent (Jean-Jacques), né à Quimper, département du Finistère, conseiller d'état au parlement Maupeou; mort de chagrin et de dyssenterie à l'hospice, le 5 avril 1800 (15 germinal an 8.)
Duval (Jean-Claude), âgé de 49 ans, né à Dormans, département de la Marne, chanoine de Soissons; mort chez Regis, aux cascades de la rivière de Cayenne, canton de Roura, le 30 vendém. an 7 (21 octobre 1798).
Enis (Louis-Pierre), 40 ans, prêtre de Besançon; mort à l'hôpital de Cayenne, le 18 vendémiaire an 7 (9 octobre 1798).
Everard (Jacques), âgé de 40 ans, chanoine de Chartres, sa patrie, a été volé dans la traversée; mort à Makouria, le 26 frim. an 7 (17 déc. 1798).
Fournier (Hugues), âgé de 42 ans, né à Saint-Saudoux, Puy-de-Dôme, Chartreux, habile physicien et mécanicien, avoit l'estime de tous ceux qui l'ont connu; mort d'une hydropisie, chez madame Lavatte, à Kaux, le 30 pluviose an 7 (18 février 1799).
Frère (Jean-François), chanoine de Ste.-Radegonde de Poitiers, Vienne; mort de misère dans la Guyane, au commencement de septembre 1798.
Gaillard (Julien), âgé de 26 ans, eudiste de Coutances, né à Couberville, d'une piété rare, brûlé du désir d'aller en mission aux Indes-Orientales; mort chez madame Lavatte de Kaux, au commencement de frimaire an 7 (décembre 1798).
Garnier (Jacques); sur le registre est écrit: Prêtre dont on n'a pu savoir ni les prénoms, ni le lieu de naissance, parce qu'il étoit sans connoissance, au moment où nous, commissaires, nous sommes transportés à bord de la corvette mouillée dans la rade de Cayenne. Il étoit vicaire de Bevrand, de Langres, Haute-Marne; il est mort en touchant la terre.
Gemin (Pierre-Joseph), 56 ans, curé de Rambergen, Malines, Dyle; mort de chagrin à la fin de décembre 1799.
Gerin (Jean-Nicolas), âgé de 41 ans, né à Metz, bénédictin, placé chez Marie-Rose; mort à Cayenne, en octob. 1798.
Gibert-Desmolières, représentant du peuple au conseil des anciens, né à Paris, commissaire de la Trésorerie en 1797. L'arrivée de Burnel lui causa la mort: sa mémoire sera toujours chère aux honnêtes gens, qui prisent la probité d'Aristide; mort chez Lavatte, canton de Makouria, le 17 niv. an 7 (6 janvier 1799).
Judet (Nicolas), 32 ans, chanoine de Saint-Martial, de Limoges, département de la Haute-Vienne; mort en février 1799.
Huon Aimé, âgé de 29 ans, officier de marine, et cordonnier depuis la révolution, placé dans le canton de Makouria; mort le 3 vendémiaire an 7 (24 septembre 1798).
Hurache (Louis François), âgé de 60 ans, natif d'Amiens, département de la Somme; mort chez Breton, à Oyapok, en vendémiaire an 7 (septembre 1798). Il étoit couvert d'ulcères avant la traversée, il avoit 60 ans, rien n'a pu le soustraire à la déportation; on l'a hissé avec un palan comme une bête de somme, pour le porter de la Charente sur la Décade.
Huret (Jean), perruquier, âgé de 56 ans, déporté pour émigration, né à Versailles, département de Seine et Oise; mort dans le canton de Roura, à la fin de 1798.
Kerautem (Joseph-Louis), âgé de 50 ans, officier de port, natif de Carnot en Bretagne, résidant chez Methero, à la pointe de Cayenne, canton de Makouria; mort d'un coup de soleil, en allant toucher 50 louis qui lui étoient adressés de France, le 1er. fructidor an 7 (18 août 1799).
Kericuf (Guillaume-Nicolas), né à Morlaix en Bretagne, chanoine de S. Denis, près Paris: depuis la révolution, marchand épicier à S. Denis; arrêté sur une dénonciation faite au ministre Sotin. Kericuf, confronté avec son dénonciateur, fut condamné sur cette déposition: S'il n'a pas tenu le propos de vive le Roi, au diable le ministre Sotin, il l'a pensé. Mort à Approuague à la fin de 1798.
Kerckoff (Guillaume), vicaire de Montaigu, Malines, Dyle; mort de la dyssenterie à l'hospice de Cayenne, en thermidor an 6 (août 1798).
Lapanouse (Gabriel), vicaire de Rabasteins, né à Alby, département du Tarn; mort dans la Guyane française, en frimaire an 8 (déc. 1799).
Laudier (Nicolas), né à Neauphle, département de l'Orne, inscrit sur la liste des émigrés; instruit et misantrope. «J'ai servi les républicains que j'aime, disoit-il, ils m'ont assassiné......»
Décédé à l'hospice de Cayenne, en thermidor an 6 (juillet 1798).
Leroi (André), 47 ans, prêtre de Clinchamp, département du Calvados; il s'étoit mis à la tête d'une habitation dans le canton de Roura. Mort de trop de travail le 12 décembre 1800, cinq jours avant l'arrivée de la frégate qui devoit nous rendre dans nos foyers.
Leroux (François), domestique de M. l'évêque du Mans, né au Mans; mort de chagrin dans le canton de Kourou, sur l'habitation de M. Terrasson, le 26 fructidor an 6 (12 septembre 1798).
Loyal (Charles), âgé de 67 ans, né à Bitche, département des Forêts, apothicaire, prévenu d'émigration pour avoir été chercher, avec un passe-port en règle, une succession que son épouse avoit en pays ennemi; il fut rayé de la liste des émigrés par son département; il avoit 67 ans, il étoit infirme. Mort, du 16 au 24 fruct. an 6 (10 septembre 1798), de la gangrène aux jambes; il demeuroit chez Mlle Lacour, canton de Makouria.
Mentel (Claude), 58 ans, prêtre de Chambéry, Mont-Blanc; mort le 12 floréal an 7.
Noiron (Hilaire-Augustin), âgé de 49 ans, curé de Mortier et de Crécy, diocèse de Laon, instruit, guindé dans sa personne et difficile à vivre; mort à Approuague, en brumaire an 8 (nov. 1799), à la suite d'une partie de chasse où il avoit été pour son plaisir.
Nusse (Jean-François), âgé de 47 ans, curé de Chavignon, Soissons, départ. de l'Aisne, ci-devant grand-vicaire de M. l'évêque Grégoire; mort à Approuague, chez Dole, en fruct. an 6, au commencem. de sept. 1798. Nusse étoit né à Fave, diocèse de Soissons; les sciences, les hommes sensibles et les pauvres, ont fait une perte dans ce digne ministre, chéri de tous ses confrères.
Oudaille (François-Augustin), âgé de 39 ans, curé de Lusarches, près Paris, surnommé le grand prêtre, parce qu'il avoit six pieds un pouce, bon et beau.
En 1793, il fut condamné à la déportation pour avoir fait la procession de Notre-Dame d'août ou du vœu de Louis XIII; il resta dans les cachots de Bicêtre jusqu'au commencement de 1795. Mort en brum. an 7 (novembre 1798), de chagrin de survivre à Cardine.
Pillon (René-Pierre), âgé de 48 ans, né à Laval, départ. de la Mayenne, curé de S. Marc-sous-Balon; mort chez Martinot, à Roura, à la fin de 1798, de peste et de chagrin.
Pradal (Joseph), âgé de 32 ans, d'Alby, département du Tarn, prêtre, déporté la première fois en 1794 à l'île d'Aix; mort chez M. Logois, canton de Kourou, le 15 vendémiaire an 7 (6 octobre 1798); il travailloit jour et nuit à l'histoire de la Déportation; il a laissé des notes qui m'ont été fort utiles.
Rossignol (Louis-Bernard), n'a jamais su ni comment ni pourquoi il étoit déporté; né à Couci-le-Château, diacre d'office à S. Paul de Paris. Mort de misère chez Dolé, à Approuague, en fructidor an 6 (août 1798).
Roussel (François-Geneviève), âgé de 57 ans, génovéfin, né à Soissons, curé de Saint-Front de Neuilly: l'agent Jeannet eut des égards pour lui; il fut d'abord bien accueilli à Oyapok chez Domingé, qui le maltraita ensuite sans raison, et lui causa la mort, en le laissant à la merci des autres colons, qu'il fut obligé d'implorer. Roussel étoit érudit, religieux et tolérant. Mort à la fin de 1799, presque sans asile, regretté de tous ses confrères.
Roux (Jean), 46 ans, né à Fontbonne, département du Cantal, chanoine de Lezé, diocèse de Bourges, sans prétention et non sans génie, tolérant et bon; mort chez Mlle Lacour, canton de Makouria, d'une fièvre putride, le 18 septembre 1798.
Saint-Privé (J. François), curé de Champ, département des Vosges, natif de Chaune. Il s'est trouvé déporté avec celui qui lui avoit pris sa cure lors du premier serment; il l'a traité comme l'Évangile le commande. Mort chez Malvin, de Cayenne, à la fin de 1798.
Senez (Louis), 47 ans, curé de l'Échelle-Lefranc, Soissons, Aisne; mort en décembre 1799.
Songeon (Dominique), 29 ans, prêtre d'Anneci, Mont-Blanc; mort en décembre 1799.
Santerre (Julien-Mamert), 47 ans, curé de Grand-Champ, natif de Feret, du département du Morbihan; mort à Oyak, à la fin de 1799.
Thomas (François-Thomas), 48 ans, né à Cuisan, département de Saône et Loire, chanoine de Saint-Maximien, de Besançon, à peu de lieues de Ferney; a été un des amis de Voltaire dans ses dernières années. Mort le 20 prairial an 7 (8 juin 1799), de la suite d'une indigestion, de chagrin et un peu de folie.
Vatelier (J. B.) 48 ans, né à Chantilly, département de l'Oise, musicien de M. le duc d'Uzès; mort à Roura, à la fin de 1798.
Villette (J. Louis), boutonnier, 46 ans, natif de Lyon, l'un des mauvais sujets de la Décade; mort à Cayenne, d'excès de boisson, en fructidor an 6 (septembre 1798).
Liste des évadés et des rappelés.
André (Jean-Nicolas), 83 ans; chanoine régulier de Nanci: Hugues l'avoit relégué aux islets du Malingre, il fut le premier embarqué sur la Dédaigneuse.
Aubert (Pierre), 47 ans, curé de Fromentière, Châlons-sur-Marne; parti par la Dédaigneuse.
Audin (Hilaire), 33 ans vicaire de Saint-Prix d'Auxerre, Yonne; celui-ci étoit très-malade en sortant de Rochefort, il avoit perdu connoissance; on le reporta sur la Bombarde, pour le remettre à Rochefort. Le commissaire le fit recharger de suite sur la Bayonnaise; en mouillant dans la rade de Cayenne, il tomba à l'eau, d'où on le hissa avec un palan; il est revenu sain et sauf en France sur la Dédaigneuse.
Aymé (Jean-Jacques), 46 ans, représentant du peuple, né à Montélimart, département de la Drôme; évadé le 5 brumaire an 8, naufragé en Écosse avec M. Perlet, et sauvés tous deux miraculeusement.
Beauvais (Daniel de), 47 ans, officier du génie, du Mans, condisciple du directeur Carnot, savant et simple; parti sur un suédois, capitaine Gardner, le 3 mars 1801, à ses frais, pour cent cinquante piastres, sans vivres.
Begué (Jean), 33 ans, prêtre de Lombés, du Gers, évadé le 12 mai 1799.
Bernard (Casimir), 26 ans, de Chartres, officier, parti par la Dédaigneuse.
Bodin (Mathurin), curé de Voide, la Rochelle; relégué en Espagne, savant sans ostentation, et pieux sans cagotisme; parti à ses frais par les États-Unis, pour seize cents francs; 7 prairial an 9 (26 mai 1801).
Boscaut (Jean Raimond), 51 ans, chanoine d'Alby, Tarn; parti à ses frais, pour mille francs, sur la goëlette de M. Duperrou, le 12 fév. 1801.
Brodin (Pierre-Julien), 34 ans, vicaire de Piré, de Rennes; parti sur la Dédaigneuse.
Brochier (Hugues-Joseph), 20 ans, domestique, de Grenoble; l'un des mauvais sujets de la Décade; évadé en fructidor an 8 (août 1800).
Brumant Beauregard (Jean-B.), 51 ans, vicaire-général de Luçon, Vendée, né à Poitiers; parti à ses frais pour mille fr., sur le Victorieux, à la fin d'août 1798.
Buffevant (Jean-Aimé), 37 ans, vicaire de Sainte-Marguerite de Paris, est neveu de M. d'Argental, à qui Voltaire a tant écrit. Cet exilé, en me donnant des détails sur l'intimité de son oncle avec le philosophe de Ferney, dont M. d'Argental, dit-il, baisoit les lettres, comme un amant dans le délire, les rubans ou les cheveux de sa maîtresse, n'a pas oublié le soufflet qu'il reçut de cet oncle moribond, pour lui avoir parlé de prêtre et de confession. Parti à ses frais pour la somme de cent cinquante piastres, sans vivres, sur un suédois, le 3 mars 1801.
Claire (Michel), 25 ans, domestique, de Chambéry, Mont-Blanc; parti sur la Dédaigneuse.
Collin (Claude), 38 ans, vic. de Vovincourt, Toul, Meuse; parti sur la Dédaigneuse.
Colloquin (Pierre), 37 ans, vicaire de Vienne, né à Vienne-le-Château; parti à ses frais au commencement de vendémiaire an 10 (septembre 1801).
Courtaud (Pierre-Alexis), vicaire de Lugsans, Besançon, Jura; évadé le 12 mai 1799.
Cop (Michel), 50 ans, curé de Sundrecht, Gand, Escaut; évadé le 12 mai 1799.
Cormier (J. B.), 40 ans, bénédictin de Vendôme, né à Yèvre, département d'Eure et Loir; parti sur la Dédaigneuse.
Custer (Nicolas), prêtre récollet de Namur, âgé de 30 ans; évadé à Surinam avec Brochier.
Davi (Jean-Alexandre), 32 ans, vicaire de Ville-l'Évêque-d'Angers, né à Châlons-sur-Loire; parti sur la Dédaigneuse, le 1er. janvier 1801.
Debay (Jean), 41 ans, régent de l'école des pauvres, Bruges, la Lys; évadé le 12 mai 1799.
Deluen (J. François), 60 ans, prêtre, de Nantes; parti à ses frais, par les États-Unis, pour la somme de seize cents francs, le 7 prairial an 9 (26 mai 1801).
Denevre (Jacques), 54 ans, prêtre, commune d'Ectous, Bruges, Escaut; évadé en mai 1799.
Denood (Jacques), 34 ans, oratorien, Malines, Dyle; évadé le 12 mai 1799.
Deymié (J. François), 42 ans, vicaire de Trac, né à Cordes, près Alby, département du Tarn; parti par la Dédaigneuse.
Dezanneaux (Joseph), 46 ans, vicaire de Nuel; parti à ses frais par les États-Unis, pour la somme de seize cents francs, le 26 mai 1801 (7 prairial an 9).
Doru (Pierre-Guillaume), 70 ans, né à Châteaudun, principal du collège et ensuite chanoine de la Sainte-Chapelle; déporté pour avoir consulté un grand-vicaire de Chartres, sur sa conduite à tenir pour recevoir dans le giron de l'église un prêtre qui avoit abjuré Dieu par crainte; parti à ses frais, par les États-Unis, pour la somme de seize cents francs, le 7 prairial an 9 (26 mai 1801).
Drouet (Pierre-François), 38 ans, natif de Beaulieu, sur la Roche, en la Vendée, vicaire de Luçon; parti sur la Dédaigneuse.
Duchevreux Lecreviche (Jean-Adrien), 40 ans, minime, desservant de Changi, de Châlons-sur-Marne; parti avec le précédent.
Dumont (J.-B.), 45 ans, curé de Bergerac, Dordogne; parti sur la Dédaigneuse.
Dumont (Philippe), 46 ans, curé de Mannelheusveert, Bruges, la Lys; évadé le 12 mai 1799.
Feutray (Jean-Marie), trinitaire de Fontainebleau, né à Vannes, département du Morbihan, d'un excellent caractère; parti à ses frais, pour mille francs, sur la Jeune-Annette, le 28 frimaire an 11 (18 décembre 1800).
Flotteau (Hubert), 34 ans, prêtre de la commune d'Hectou; évadé le 12 mai 1799.
Gayet (Jean-Pierre-Guillaume), 33 ans, prêtre de Lyon, sa ville natale; parti à ses frais, pour la somme de mille francs, sur le Rocou, à la fin d'août 1800.
Germon (Jean-Mathias), 40 ans, vicaire de Talmont, Luçon, Vendée; parti avec le précédent, et pour le même prix.
Godet (Charles-Louis), 32 ans, vicaire de Coin, Laon; parti pour mille francs sur le Rocou, en fructidor an 8 (août 1800).
Gueri de la Vergne (Gabriel-Marie-François), 52 ans, Luçon, Vendée, ancien gendarme de la gendarmerie du roi; parti à ses frais pour cent cinquante piastres, sur un suédois, capitaine Gardner, le 3 mars 1801.
Huisens (Marc-Ant.), 37 ans, prêtre de S. Jean-de-Maurienne, Mont-Blanc; parti à ses frais au commencement de vendém. an 10 (sept. 1801).
Julien (Louis), 38 ans, laïque; hors de la colonie depuis 1800.
Keukeman (Jean), 46 ans, chapelain de Saint-Evalburg, Anvers, Deux-Nèthes; évadé le 12 mai 1799.
Lainé (Jean), 52 ans, curé de Saint-Julien de Vouvantes, de Nantes; parti à ses frais, par les États-Unis, pour la somme de seize cents francs, le 7 prairial an 9 (26 mai 1801).
Lediffon (Charles), 38 ans, vicaire de Chrac, lieu de sa naissance, près Vannes, Morbihan; parti sur la Dédaigneuse.
Le Joly (Jean), 54 ans, curé de Saint-Brieux, Côtes-du-Nord; parti sur la Dédaigneuse.
Margarita (Gaston-Marie-Cécile), curé de Saint-Laurent, de Paris, âgé de 39 ans; déporté pour avoir agi contre les théophilantropes; né à Avenay, département de la Marne. Parti à ses frais pour la somme de mille francs, sur la Jeune-Annette, le 28 frimaire an 9 (18 déc. 1801).
Margarita, doué de talens supérieurs, d'une imagination ardente, d'une mémoire vaste et bien meublée, avantagé d'une belle taille et d'une figure angélique où se peignoient la bonté de son cœur, et sa trop grande franchise, avoit été, avant la révolution, vicaire, maître des enfans de chœur de S. Nicolas-des-Champs de Paris; ensuite curé de S. Laurent de la même ville, et quelque temps après son retour, curé de la Villette.
La calomnie l'a poursuivi dans les Deux Mondes: personne ne méritoit plus que lui de faire des envieux, et personne mieux que lui ne pouvoit les confondre, s'il eût eu un caractère plus prononcé.
Après six mois de langueur, suite d'une révolution terrible qu'il avoit eue dans sa succursale, il est mort au milieu de septembre 1804, âgé de 42 ans, aimé et pleuré dans toutes les paroisses où il avoit été en fonctions.
Massiot (Jean-François), 41 ans, vicaire de Saint-Hélier, Rennes, Ille et Vilaine; parti par la Dédaigneuse. Celui-ci, avec MM. Moulisse et Brumeau de Beauregard, étoit chargé de fonds pour tous les déportés; la calomnie ou la médisance les ont accusés d'une répartition partiale, non point à leur profit, mais pour se faire des créatures, contre l'intention des donateurs.
Michonnet (Jean-François), 33 ans, officier d'infanterie, doué d'un bon cœur et d'un esprit conciliant, étoit à la tête d'une habitation appelée Saint-Philippe, où il a servi les déportés de son crédit et de sa bourse. Parti à ses frais par Saint-Barthélémi, en pluviose an 9 (février 1801).
Aujourd'hui (1805), secrétaire de la sous-préfecture de Gien (Loiret).
Missonnier (Claude), 36 ans, vicaire de Mayra, de Clermont, domicilié au départem. de la Haute-Loire; parti à ses frais, sur la Jeune-Annette, pour la somme de mille francs, le 28 frim. an 9 (18 décembre 1800). Celui-ci, étant à Sinnamari, a été volé par Paviot et Julien, deux des cinq voleurs déportés sur la Bayonnaise, avec tant d'honnêtes gens, dans l'intention de les flétrir.
Moons (Jean-Bapt.), 43 ans, vicaire de Boorn, Anvers, Deux-Nèthes; évadé le 12 mai 1798.
Moulisse (Pierre), 54 ans, curé de Vindran, Alby, Tarn; parti à ses frais pour la somme de mille francs, le 12 févr. 1801, sur la goëlette du cit. Duperon.
Moreau Dufourneau (L. M.), 40 ans, vicaire du Mont Saint-Sulpice, parti à ses frais pour la somme de mille francs, sur le Victorieux, à la fin d'août 1798; celui-ci a écrit l'histoire de la déportation, que je regrette de ne pas avoir.
Naudaud (Pierre), 50 ans, curé de Tessonière, de la Rochelle, parti à ses frais, pour la somme de seize cents francs, par les États-Unis, le 7 prairial (26 mai 1801).
Nerinks (Jean), âgé de 22 ans, novice-capucin, de Malines, Dyle; né à Ninove, département de l'Escaut; arrêté et pris comme curé, pour son frère qui étoit prêtre, quoiqu'il ne fût lui-même que tonsuré; évadé le 12 mai 1799.
Paigné (Guillaume-Jean), 48 ans, curé de Saunières, Rennes, Ille et Vilaine; mauvaise tête et bon cœur, a été très-malheureux dans la Guyane, par sa trop grande franchise envers quelques habitans à qui il reprochoit leurs cyniques amours. Les créoles libertins, qui n'aiment la morale qu'en peinture, lui ont fait pleurer ses justes applications; parti à ses frais pour la somme de mille liv., en fructidor an 8 (août 1800).
Parès (Pierre), 39 ans, curé de Tentavel, Narbonne, l'Aude; évadé le 12 mai 1799.
Parisot (André), 50 ans, chantre et chanoine d'Auxerre; déporté pour avoir poursuivi, en 97, les jacobins à coups de bâton. Celui-ci a marié clandestinement l'agent Burnel, qui l'a persécuté pour avoir ébruité ce mystère. Il étoit très-instruit, et d'un caractère sociable. Évadé le 5 brumaire an 8, naufragé et mort en Écosse, le 9 janvier 1800.
Pavy (Jean-Hilaire), 32 ans, vicaire de Faye, Angers; parti à ses frais pour la somme de mille fr., sur le Rocou; excellent musicien, ayant beaucoup de génie naturel, et encore plus de prétentions. Il étoit un de nos compagnons à la case S. Jean; il avoit été déporté pour avoir fait ou prêché un sermon qui déplaisoit au commissaire du directoire; il a été vivement regretté de quelques amis au milieu desquels il se retrouve aujourd'hui 1805. Parti à la fin de fructidor an 8 (septembre 1800).
Perlet (Charles-Frédéric), 41 ans, journaliste de Paris, évadé le 5 brumaire an 8. Son exil l'a ruiné; il a fait naufrage avec Parisot. À son retour, il a été accueilli par M. Maradan; aujourd'hui, il est libraire à Paris, rue de Tournon. Ses malheurs et sa franchise doivent lui concilier l'estime et la confiance des honnêtes gens.
Pilot (Adrien-Henri), 33 ans, vicaire de Niort; rappelé spécialement, et parti à son compte sur la Jeune-Annette, le 28 frimaire (18 décembre 1800).
Pitou (Louis-Ange), dit le Chanteur, âgé de 37 ans, laïque, né le 10 avril 1767, à Valenville, paroisse de Moléans et Molitard, ci-devant marquisat de Prunelay, comté de Dunois, à deux lieues de Châteaudun, aujourd'hui sous-préfecture du département d'Eure-et-Loir; déporté à Cayenne le 21 janvier 98, pour avoir composé et vendu des chansons royalistes. Parti à ses frais, par les États-Unis, pour la somme de seize cents francs, le 7 prairial an 9 (26 mai 1801).
Planchan (Antoine), 35 ans, né à Alby, desservant de Saint-Salvi, département du Tarn; parti par la Dédaigneuse.
Reyphins (Joseph), 39 ans, vic. de Vesfleteren, Ypres, la Lys; évadé le 10 oct. 1798; vicaire de l'église catholique romaine des Irlandais de New-Yorck, dans les États-Unis.
Romelot (Jean-Louis), 47 ans, sous-chantre de la cathédrale de Bourges. Celui-ci, d'une naïveté sans pareille, nous demandoit, pendant la traversée, si nous trouverions de grandes routes et des phaétons dans la Guyane. Cette question ne doit pas plus surprendre que celle de certain déporté de bien meilleure foi, surnommé par nous Pont-Euxin, pour avoir cru aller en Amérique par la Morée, et celle de cet autre qui demandoit où étoient les relais de vaisseaux, servant d'auberge.
Parti à ses frais, pour la somme de 1000 francs, sur le Rocou, en fructidor an 8 (août 1800).
Rubline (Jean-Baptiste-Joseph), 41 ans, curé de Chingi près Orléans, département du Loiret; parti à ses frais, pour la somme de mille francs, à la fin d'octobre 1799. Il est rentré dans sa même cure, chéri et aimé de ses paroissiens, pour ses vertus et ses talens. Il prêche d'exemple. Dans la Guyane, il a édifié le canton de Kourou par la sainteté de ses mœurs, et l'a égayé par sa franchise et sa cordialité.
Saint-Aubert (Louis), 52 ans, maréchal-expert, né à Rumaucourt, département du Pas-de-Calais; il étoit notre jardinier et notre compagnon d'infortune à la case S. Jean; il a été criblé d'ulcères; son existence est un prodige. Déporté pour émigration, étant cocher d'un grand prince. Parti par la Dédaigneuse; aujourd'hui résidant à Paris.
Saintubery (Jacques), 42 ans, vicaire de Rulains, Tarbes, Hautes-Pyrénées; parti sur la Dédaigneuse.
Sergent (Pierre), 30 ans, sans état, de Lyon; l'un des cinq mauvais sujets de la Décade; prisonnier à la Barbade; aujourd'hui en France.
Taupin (Pierre), 46 ans, distillateur, Tréguier, Côtes-du-Nord; évadé le 12 mai 1799.
Wagner (Jean-Michel), 30 ans, prêtre de Trèves, Forêts; évadé avec Brochier.
Vautraud (Claude-Étienne), 68 ans, prieur des bénédictins de Besançon, natif d'Epneau; parti sur la Dédaigneuse.
Liste des déportés établis à Cayenne; de ceux qui sont revenus en France par la Martinique, accueillis par la famille de Sa Majesté l'Impératrice; et enfin, de ceux pris par les Anglais, et revenus par le Canada (tous à la suite du traité d'Amiens).
Abeilard (Pierre-Joseph), 40 ans, né à Lauron, dans la Vendée, vicaire de Noire-Terre, diocèse de la Rochelle. Rentré par la Martinique.
Bassière (Louis-Raphaël), 32 ans, cocher, de Caen; établi cultivateur à Cayenne.
Bonnerye (Pierre-Vincent), 50 ans, curé de Béziers, l'Hérault; né à Rougeant, même département. Parti par la Martinique.
Bonnier (Claude), 31 ans, fondeur, Chambéry, Mont-Blanc; mal famé, un des Barbets envoyés sur la Bayonnaise; évadé après le traité d'Amiens.
Boucher (Jean), 50 ans, curé de Saint-Albe, Metz, Moselle. Parti par la Martinique, où il est resté long-temps.
Brideaut (J.-B.), homme instruit, laborieux, bon habitant, bon ami, bon cultivateur; resté à Cayenne chez M. Dubois. Cocher, né à Paris, dép. de la Seine; déporté pour émigration.
Brus (Jacques), 50 ans, curé de Pichaudière, né à Bruyères, département du Tarn. Parti par la Martinique.
Capon (Michel), 28 ans, menuisier, Paris, Seine; resté à Cayenne. Celui-ci nous a prouvé par l'exercice de son métier, combien Rousseau raisonnoit juste, en invitant les parens à donner un état manuel à leurs enfans. Tandis qu'on lui faisoit la cour, et qu'on le payoit généreusement pour qu'il fît ou des canots ou des meubles, nos casuistes et nos lettrés mouroient de faim, ou demandoient humblement asile aux hommes de la nature, qui n'ont besoin que de pêcher et de chasser pour vivre sans bibliothèque et sans prêtre.
Carval (Jean), 45 ans, vicaire de Planchant, de Quimper, Finistère. Revenu par la Martinique.
Chabasol (Denis-Hugues), 51 ans, curé de la Duz, Sens, Yonne. Accueilli à la Martinique; revenu en France en 1802; il est parti de Cayenne avec soixante autres, sur une mauvaise goëlette, où ils ont été exposés à de très-grands dangers. Aimé et chéri pour son érudition, son esprit conciliant et ses mœurs. Aujourd'hui, 1805, curé en titre de Seignelei, près Auxerre.
Chachai (Laurent), 36 ans, chanoine régulier, Saint-Diez, Vosges; né à Beaude-Supt. Parti par la Martinique.
Chavet (Joseph), 31 ans, prêtre d'Orgelet, Besançon, Doubs. Parti par la Martinique.
Clavier (Xavier), 54 ans, frère Trapiste de Sept-Fons. En 1792, il fut déporté comme prêtre réfractaire, mis en rade devant l'Isle-d'Aix, avec les 800 victimes si cruellement torturées par Lalier; déporté encore cette fois comme prêtre, sans jamais se plaindre, sans cesser d'offrir ses peines à Dieu, en bénissant ses persécuteurs, vivant du travail de ses mains, prêchant d'exemple par sa piété, et partageant son strict nécessaire avec les indigens. Accueilli à la Martinique.
Claudon (Jean-Claude), dit père Ananie, gardien des Capucins de Toul, Vosges, âgé de 67 ans; celui-ci ne s'est pas levé de son lit depuis deux ans. La vieillesse et les grandes infirmités qui semblent chaque jour ouvrir son tombeau, ne lui ont rien ôté de sa gaieté. Ce vénérable vieillard, voûté et impotent, a été spécialement accueilli à la Martinique, par la famille de Sa Majesté l'Impératrice. Il bénit Dieu, l'empereur, sa famille, et ne désespère pas de revoir la France.
Coleno (Jean-Louis), 48 ans, né à Vannes, Morbihan; revenu en France par la Martinique.
Colné (Dieu-Donné), 45 ans, vicaire de Saint-Diez, Vosges; né à Saint-Diez. À la Martinique.
Compoint (Jean-Philippe-François), 34 ans, prêtre de Vendôme, Blois. Parti par la Martinique.
Corneville (Jacques), curé du Poilay, Chartres, Eure et Loir. Parti par la Martinique.
Dargent (Christophe), 43 ans, ouvrier, Paris, Seine. Parti par la Martinique.
Daviot (Denis), 34 ans, bénédictin, Besançon, Haute-Saône. Parti par la Martinique.
De la Croix (Julien), 39 ans, principal du collège de Dol, Ille et Vilaine, instruit, tolérant et doux, vivant à Cayenne du travail de ses mains. Mort dans cette île en 1802.
Dujarier (Jean-Julien), 45 ans, curé de Javron, Mans, Mayenne, né à Amme. Le malheur lui avoit un peu aliéné l'esprit. Pendant la traversée, lorsque nous passâmes le détroit des îles du cap Vert, il alla dire au capitaine, avec ce flegme déchirant d'un malheureux qui va au supplice: Monsieur, cette île de Saint-Vincent est déserte, il y a un volcan; veuillez bien m'y débarquer, et que j'y meure en paix. Le capitaine le renvoya, en se retournant pour pleurer. Parti par la Martinique.
Dupuis (Jacques), 48 ans, oratorien de Beauvais, né à Soissons, départem. de l'Aisne. Parti par la Martinique.
Duval (Guillaume), 40 ans, surnommé le Bon et le Brutal, par M. Gilbert-Desmolières avec qui il avoit eu une violente rixe. Dans la Guyane française, il gardoit les vaches au canton d'Yracoubo. Vicaire de Sainte-Pazane de Nantes, natif de Saint-Dolet, de la Seine-Inférieure. Parti par la Martinique.
Garnier (Jacques-François), 35 ans, vicaire de Gant-au-Perche, diocèse de Chartres; né à Chaulnes, départem. de l'Orne; secrétaire de M. de Marbois à Synnamari; d'une piété exemplaire.
Il étoit de mon cours de rhétorique; nous l'appelions l'écolier vertueux. Revenu en France par la Martinique.
Gentel (Jean-Pierre), 47 ans, curé de Meyriés, Vienne, Isère. Parti par la Martinique.
Givry des tournelle, (Jean-Charles-Juvenal-Henri, de), 35 ans, chevalier, Laon, Aisne; a épousé par reconnoissance la fille de M. Colin qui lui a sauvé la vie. Repassé en France en 1803.
Graff (Bernard), 34 ans, prêtre, Metz, Moselle. Parti par la Martinique.
Grande-Mange (Hyacinthe), 42 ans, chapelain de Gigué, Vosges. Parti par la Martinique.
Gurliat (Pierre-Louis), 51 ans, vicaire d'Aillou, Annecy, Mont-Blanc. À la Martinique.
Hayes (Julien de la), 51 ans, curé de Pont-l'Évêque, Lisieux, Calvados; né à Vire, même département. Parti par la Martinique. Celui-ci avoit été nommé à sa cure, par Louis XVI, dans son voyage de Cherbourg. La paroisse dont il n'étoit alors que vicaire, venoit d'être ravagée par la grêle; il dit au monarque, avec ce zèle évangélique digne d'un bon ministre et d'un prince qui aime la vérité: Sire, les rois et les prêtres ne doivent exister que pour le bonheur des peuples; nos paroissiens sont ruinés par la grêle, ils n'ont point de pain; ils soupiroient après votre arrivée; ils pourront dire: Nous l'avons vu, et par lui, nous vivons.—Oui monsieur, répondit le roi, ils seront secourus, et ils le seront par vous; tous ces infortunés sont mes enfans; que par vous ils aiment leur religion et leur prince.
Jardin (François), 51 ans, desservant de Bolange; né à Bourges.
Celui-ci a été mis au cachot par Burnel, qui l'a relaxé sans raison comme il l'avoit fait arrêter.
Jumillac (René-Félix-Chapelle de), 49 ans, né à Fontaine dans la Vendée, chanoine de Toul, départem. de la Meurthe; il débarqua le 5 prairial du brick l'Assistance, qui échoua au sortir de la rade. Revenu en France, en 1802 avec M. Tournachon, ils ont été pris par les Anglais, conduits à Hallifax, aux isles Miquelon, et de là à Québec, dans l'Amérique septentrionale.
Lafond (Antoine), 43 ans, curé d'Epannes, Saintes, Charente-Inférieure. À la Martinique.
La Malathie (Bernard Marc-Gabriel), 40 ans, vicaire de Salleiches, Comminges, Haute-Garonne. À la Martinique.
Lay (Antoine), 35 ans, vicaire de Luzarches Comminges, né à Lordet, département des Hautes-Pyrénées. À la Martinique.
Leclerc (Nicolas), 29 ans, cordonnier, Chambéry, Mont-Blanc, l'un des cinq voleurs de la Décade. À Cayenne.
Legueult (Thomas), 49 ans, né à Vire, département du Calvados, vicaire de Dourdan, près Chartres. À la Martinique.
Lhuillier, 42 ans, augustin de Paris, lieu de sa naissance; neveu de M. Parent, curé de Saint-Nicolas-des-Champs de Paris; détenu à Bicêtre, en 1794, avec l'auteur, et tous les curés de Paris. Mort en 1802. Lhuillier est repassé en France par la Martinique en 1802.
Marduel (Humbert), 36 ans, Augustin, Rennes, Ille et Vilaine. À la Martinique.
Materion (Toussaint-Pierre), 51 ans, curé d'Ignogles, Bourges, dép. du Cher. À la Martinique.
Mauri (Gabriel), 45 ans, curé de Montomier, Bourges, Cher; celui-ci a été l'avocat des déportés indigens; il a fait sortir des mains rapaces les fonds qui nous étoient envoyés de Surinam, et dont une grande partie avoit été antérieurement mal distribuée, pour ne rien dire de plus. Chéri à la Martinique, et revenu en France au frais de la famille de S. M. l'Impératrice.
Mazurier (Jean-Bapt.), 42 ans, marin de Saint-Pol-de-Léon, Finistère, né à Landernau, près Brest. Il a éprouvé de grands chagrins de famille, en revenant en France.
Miquelot (Marguerite), 33 ans, servante, de Nancy, Meurthe. Mariée à Cayenne. Celle-ci est la seule femme qui ait été déportée avec les prêtres. C'étoit une voleuse. Pendant la traversée, elle faisoit société avec quelques bandits chargés sur la Bayonnaise. Une montre fut volée; visite faite, la montre se trouva sur la Miquelot, dans certain endroit qu'on devine plutôt qu'on ne le soupçonne. Elle a fait mentir le proverbe qui dit qu'une coquine ne devient pas honnête femme.
Monnereau (Jean-Pierre), 33 ans, sous-diacre, Rieux, Arriège; déporté comme prêtre réfractaire. À la Martinique.
Montangeran (Pierre), 33 ans, prêtre, Mâcon, Saône et Loire. Décrié pour ses mœurs. Parti par la Martinique.
Nectoux (Claude), 40 ans, curé de Sainte-Radegonde, Autun, Saône et Loire. À la Martinique.
Nogue (René), 46 ans, curé près Saint-Malo, né à Saint-Mange, Ille et Vilaine. À la Martinique.
Nourry (Jean), cordonnier, né à Rennes en Bretagne, placé chez Delpont, à Cayenne.
Pavec (Yves), 47 ans, vic. de Plogonac, Quimper, Finistère. Parti par la Martinique.
Paviot (Martin), musicien, Bourges, Cher; l'un des voleurs de la Bayonnaise. Resté à Cayenne.
Pelletier (Félix), 42 ans, né à Romorantin, départ. de Loir et Cher, curé de Prugniers, Loiret; celui-ci possède un remède infaillible pour la rage. Parti par la Martinique.
Pierron (Jean-Pierre), 52 ans, curé de Villers-le-Sec, Châlons, Marne, né à Bievelle, département de la Haute-Marne, déporté en vertu de la loi du 30 vendémiaire an I. En 1789, M. Pierron étoit lié avec M. Drouet, qui a arrêté le roi à Varennes, le 23 juin 1791. Parti par la Martinique.
Pilon (Nicolas), chanoine de Saint-Victor, de Paris, 43 ans. Parti par la Martinique.
Plombat, (Antoine-Pierre), 50 ans, curé de Salvignac, Rhodez, Aveyron. Parti par la Martinique.
Poignard (Jacques-Denis), 41 ans, curé de Lumeau en Beauce, Orléans, Loiret. Parti par la Martinique.
Porte (Guillaume), 52 ans, curé d'Esmolette, Chambéry, Mont-Blanc. Parti par la Martinique.
Poithier (Nicolas), 22 ans, laïque, Metz, Moselle; l'un des mauvais sujets de la Bayonnaise. Je ne sais rien de positif sur son sort.
Prigeant (Jean-Guillaume), 41 ans, vicaire de Glomel, Finistère, né à Rongé-Neuvil, Côtes du Nord. Parti par la Martinique.
Prodon (Charles), 52 ans, né à Vire, dans le Calvados, prêtre, chanoine de la Sainte-Chapelle de Dijon, commissaire du pouvoir exécutif à Lyon. Établi à Cayenne.
Celui-ci a été jugé le même jour que moi; il fut absous, remis en prison, et déporté pour avoir écrit une lettre virulente contre l'ex-directeur Barras.
Ragueneau, 49 ans, capucin de Blois, Loir et Cher. À la Martinique.
Renard (Joseph), 34 ans, perruquier, de Saint-Malo, Ille et Vilaine. Celui-ci, en repassant en France, en 1801, a été pris par les Anglais, conduit aux îles Miquelon, de là à Québec dans l'Amérique septentrionale. Les Français demeurés dans cette partie du Canada, l'ont accueilli avec une joie inexprimable. Quoique ces colons soient soumis à l'Angleterre depuis plus d'un demi-siècle, leurs vainqueurs n'ont jamais pu se les concilier; ils dédaignent même d'apprendre leur langue. Renard a été si fêté chez ces bons Français, que le gouverneur britannique l'a fait repartir au bout de trois semaines, de peur que le souvenir du nom français, réveillé par sa présence, ne fît fermenter les esprits contre la Grande-Bretagne. Il m'a confirmé un fait que je savois déjà par des Américains dignes de foi: aux sources du Missouri et près du saut de Niagara, se trouvent plusieurs villes où le gouvernement anglais est si exécré, qu'il est obligé de traduire en français ses réglemens constitutionnels. Les vieux Francs qui habitent ces villes se sont révoltés plusieurs fois. Le nom de Moncalme leur arrache des larmes. Depuis peu, un émigré français qui portoit ce nom, ayant été mis à terre, a été enlevé par les Canadiens caraïbes, qui l'ont entraîné dans les terres, en baisant ses vêtemens avec la naïve expression des hommes de la nature.
Roux (Étienne), 52 ans, curé de Coulange, Clermont, Puy-de-Dôme. Parti par la Martinique.
Tenebres (Alexis-Charles-François), 57 ans, curé de Croix-de-Vic, Luçon, Vendée. Parti par la Martinique.
Thevenet (François-Thomas), 48 ans, chanoine de Besançon, Jura, né à Cuisan, département de Saône et Loire; parti à ses frais, en vendémiaire an 10 (24 septembre 1801). Revenu en France avec Renard, par le Canada.
Celui-ci étoit notre cantinier à Rochefort. L'auteur a été détenu, en 1802, à Sainte-Pélagie, avec son neveu: il seroit à souhaiter qu'il ressemblât à son oncle.
Torel (Nicolas-Aubin); 46 ans, vicaire d'Arcaney, Rouen, Seine-Inférieure, celui-ci étoit moribond au moment de notre départ. C'étoit un prédestiné pour le ciel; il est mort pulmonique à Cayenne, en 1801.
Trollé (Charles), 40 ans, vicaire de Nancré, né à Poissy, département de l'Yonne. Celui-ci étoit du cours des deux Robespierre, dont il ne partageoit point les opinions, mais sur le compte desquels il nous a donné des renseignemens précieux. Revenu en France par la Martinique.
Vaillant (Jean-Pierre), 43 ans, curé de Vierson, lieu de sa naissance, Bourges, Cher; spécialement accueilli par la famille de S. M. l'Impératrice. Il a souffert des maux inouïs dans la Guyane.
Vermot (François), 37 ans, commis-marchand, né à Paris, Seine. Revenu en France par la Martinique en 1803. Le gouvernement n'a pas d'amis plus sincères. En 93, il étoit employé dans l'état-major de Dumouriez qui l'enveloppa dans sa fuite. En 97, il fut condamné à mort comme émigré, par une méprise de nom; ensuite déporté; aujourd'hui, il est écrivain-copiste au palais de Justice à Paris, méritant à tous égards une meilleure place.
Fin des listes.
Sur le soir, Cayenne et la Guyane sont loin de nous; adieu, colons sensibles, adieu, amis généreux qui avez brisé mes fers.
Nous sommes à soixante-dix lieues de Cayenne entre le ciel et l'onde.
Au moment où nous embarquions pour revenir dans notre patrie, 71 déportés, pour une cause opposée à la nôtre (la machine infernale), mettoient à la voile pour se rendre au lieu de leur exil, Mahée-les-Séchelles. Nous nous sommes rencontrés en route; que nous sommes-nous dit? Quelques-uns de ces exilés avoient été plus que spectateurs du 18 fructidor; ils s'étoient même trouvés au passage de quelques-uns de nos premiers déportés à la suite de cette fameuse journée: ils ont suivi la même route, conduits par les mêmes gendarmes à qui ils avoient donné des ordres pour notre exil trois ans auparavant. Que nous sommes-nous dit?
«Vous êtes exilés, nous vous plaignons; une leçon d'exil est une leçon de sagesse et de modération; quels que soient vos griefs, nous vous plaignons encore; quand on revient d'un tombeau comme le nôtre, le pardon et l'oubli des injures n'est plus une lutte du cœur et de la nature contre la raison et la vertu, c'est un doux penchant qui n'a de retour sur nous que par le souvenir de nos plaies, dont les cicatrices, si elles font couler nos pleurs, nous pénètrent d'une douce philosophie pour tous les hommes, et d'une compassion vertueuse, même pour les coupables qui vont subir leur sort.
»Le gouvernement est un bon père qui ne punit qu'à regret et qui pardonne avec plaisir. Quelquefois on lui en impose, ou il doit au peuple pour sa sûreté des actes d'une justice rigoureuse. Vous vous réjouissiez de notre exil, nous sommes sensibles au vôtre, et nous voudrions que vous n'eussiez pas eu besoin de cette épreuve pour acquérir notre expérience; allez à votre destination. Si quelques-uns de vous reviennent en France, qu'ils aient du plaisir à dire avec nous: Après douze années de malheurs, enfin la révolution est finie, tous les partis sont éteints, tous les Français s'embrassent, l'univers est en paix; soyons tous unis, travaillons tous en commun à la tranquillité de notre patrie et à l'édification de nos familles; que notre bonheur individuel découle de la félicité publique!»
Voici quelques notions sur Mahée-les-Séchelles, extraites des lettres de ces déportés. Je crois que ces détails, qui sont un tableau comparatif de ce qu'on a lu dans cet ouvrage, intéresseront tous les Français.
Cette parité est la roue de fortune de la révolution, dont nous avons tous occupé un rayon; aujourd'hui que la morale, la religion et la paix nous en font descendre et nous ouvrent les yeux, racontons-nous sans aigreur les nuances différentes de ce terrible songe: puissions-nous tous nous attendrir ensemble, nous pourrons tous nous pardonner ensemble!
À Mahée-les-Séchelles, le 25 vendémiaire an X.
Ma chère épouse, tu n'as tardé à recevoir de mes nouvelles que par un événement malheureux qui nous est survenu dans la traversée. Nous avons été six semaines à réparer les avaries faites au bâtiment de la Chiffonne sur laquelle j'étois embarqué.
Notre départ précipité nous a fait faire plusieurs conjectures; nous ne savions si c'étoit pour profiter du bon vent, ou pour éviter les Anglais, qui nous observoient depuis long-tems avec deux frégates de 18 et deux vaisseaux rasés, que le mauvais tems avoit obligés de gagner la côte. Cette nuit fut terrible, je crus qu'elle seroit la dernière de ma vie; la mer étoit si houlleuse, que l'équipage, dans un morne silence, sembloit entendre sonner sa dernière heure; enfin nous en fûmes quittes pour l'effroi: un vent favorable enfla nos voiles jusqu'à la hauteur de Cayenne où nous croyions aller. (Ils y étoient attendus, et l'agent nous a dit qu'il comptoit les envoyer de suite dans le désert, sans leur permettre de mettre le pied dans l'île.) Nous prenions patience; mais quelle fut notre surprise et notre douleur, lorsque, le 9 prairial, nous longeâmes sa hauteur! que de pensées, que de troubles agitèrent notre cœur, bouleversèrent, confondirent, comprimèrent nos facultés, notre âme! nous ne savions si nous existions encore..... si nous devions exister.... Ô incertitude!... ô incertitude! oui, tu es un enfer, tu es tout un enfer!.... En passant le tropique du cancer et la ligne, nous ne savions pas n'être encore qu'au quart de notre route, quoique nous fussions à plus de 1,600 lieues du sol français. Nous devions dépasser le tropique du capricorne, le cap des tempêtes, dit de Bonne-Espérance, et remonter à l'Est, à 9 degrés de latitude au-dessous de Cayenne. Le 24 floréal, nous aperçûmes une goëlette portugaise dont nous eûmes bon marché: cette prise fut estimée 15,000 fr., et chaque matelot eut 40 fr. de part.
Le 14 prairial, une frégate portugaise vint à notre rencontre; le combat s'engagea à midi: l'affaire fut chaude de part et d'autre, on se battit à portée de pistolet; la Portugaise, démâtée, et ayant perdu 48 hommes, amena à huit heures du soir. De notre côté, nous n'avons perdu qu'un matelot.
Le 28 prairial, notre Chiffonne s'empara, sans coup férir, d'un navire anglais venant des Grandes-Indes, chargé d'une cargaison estimée cinq millions. (Ils étoient près du canal de Mosambique). La mer étoit si houlleuse, que nous ne pûmes l'amariner. Le navire anglais le Bellony vint nous enlever cette riche capture; nous faillîmes succomber. Le feu du ciel et celui de l'ennemi nous rasèrent deux mâts; la nuit nous fut favorable. Nous nous sauvâmes à l'aide d'une voile que nous attachâmes comme nous pûmes aux débris pendans de notre misène fracassée; l'ennemi disparut, nous ne faisions pas d'eau, nous nous réparâmes comme nous pûmes avec quelques bouts de mâts; nous prîmes et relâchâmes le Bellony qui fila vers l'Isle de France (ils ont passé entre Madagascar et l'Isle de Bourbon), conduit par des officiers et des matelots détachés de notre bord, tandis que nous fîmes voile pour Mahée-les-Séchelles, où nous débarquâmes le 25 messidor (14 juillet 1801). Que nous aimons à payer un juste tribut de reconnoissance au capitaine et à l'état-major de la Chiffonne! Oublie mes ennemis comme je les oublie moi-même, pardonne-leur, tais leurs noms, mais prononce avec ivresse celui du capit. Guieysse; il est bon guerrier, bon marin, il nous a sauvé la vie; grave son nom dans tous les cœurs sensibles, mets-le à côté du mien.
En arrivant à Mahée-les-Séchelles, lieu de notre destination, nous logeâmes au gouvernement, espèce de caserne. Le tableau de nos malheurs, appuyé des témoignages que l'équipage rendit de notre conduite, pendant notre traversée, nous gagnèrent la bienveillance du gouverneur, le citoyen Guieysse; il consentit à nous recevoir dans l'archipel, en nous surveillant, et bientôt il nous protégea contre plusieurs habitans qui redoutoient notre présence, et qui s'opposoient à notre débarquement.
Depuis notre arrivée, ces mêmes habitans sont un peu revenus sur notre compte; plusieurs en ont pris plusieurs de nous chez eux, principalement ceux qui ont des états utiles pour la colonie; les autres sont nourris aux frais du gouvernement français qui, à ce qu'on assure, a fait, pour cela, passer des fonds à l'Isle de France. Voici notre nourriture:
Du riz crevé, en place de pain et de soupe; de la tortue, poisson dont la chair ressemble beaucoup à celle du bœuf, meilleure à mon goût, et beaucoup plus rafraîchissante (on en trouve qui pèsent jusqu'à 400 liv.); enfin, du poisson, du riz; mais pour boisson, de l'eau, et seulement de l'eau. Voilà la vie que nous avons menée pendant un mois. La tortue nous a manqué pendant 15 jours, et nous étions fort embarrassés pour y suppléer, car le lieu de notre exil est une colonie naissante, dont nous sommes presque les fondateurs, ou du moins des premiers habitans. Il n'y a à Mahée qu'environ soixante habitations de blancs, distantes de quelques lieues les unes des autres. Le long séjour que la frégate a fait dans cette île a consommé beaucoup de denrées, quoiqu'elles y soient abondantes, même en volailles.
Mahée est peuplé de plusieurs déportés de l'Isle de Bourbon qui ont malheureusement figuré dans les terribles révolutions de ce pays. Ils ont été aussi à plaindre que nous dans un lieu inculte comme celui-ci, où ils ont été déposés, ou plutôt jetés, sans vivres et sans instrumens aratoires, accompagnés seulement de quelques nègres avec qui ils ont fait quelques plantages. Aujourd'hui plusieurs de ces nouveaux Robinsons se trouvent dans l'aisance, nous donnent asile, et nous racontent en pleurant combien ils ont souffert. Le tableau des erreurs révolutionnaires et de l'industrie humaine, n'est pas moins sensible ici que dans la métropole de France. Au bout de deux ans, des Suédois, poussés par un coup de vent, ont abordé sur ces îles qui font partie des Maldives. Ces points de terre oubliés, sont devenus un lieu de relâche et un point de mire pour tous les navigateurs qui prennent la route des Grandes-Indes par le canal de Mosambique. Ainsi les colonies se forment et se peuplent quelquefois sans grever la mère-patrie. Nos îles, qui n'avoient acquis quelque célébrité qu'en 1783, deviendront peut-être un comptoir important. Si leur étendue est très-bornée d'un côté, de l'autre elles sont en assez grand nombre et assez voisines et de Madagascar et de l'Isle-de-France, et des côtes de la Cafrerie et du Zanguebar, pour mériter l'attention du Gouvernement. Les Anglais les convoitent déjà, et nous avons eu à nous défendre contre leurs invasions. Le gouverneur nous anime, nous protège, et désire qu'on lui envoie du monde.........
L'auteur de cette lettre, en comparant ses désastres avec les nôtres, nous apprend que lui et ses compagnons ont absolument couru les mêmes chances. Dans le golfe de Gascogne, ils furent assaillis par les Anglais; leur bâtiment eut le même sort que notre Charente, à l'embouchure de la rade du Verdon[24]. Après le combat, ils relâchèrent dans un des ports d'Espagne, d'où ils conçurent, comme nous, l'espérance illusoire de rentrer sur le sol français. Ainsi, l'expérience du mal qu'on fait aux autres, nous corrige en nous rendant plus circonspects et plus sensibles.
S'ils ont été repoussés d'abord par les habitans des Isles-de-France et de Bourbon, aujourd'hui on leur tend une main secourable; car le malheur a expié, ou leur délit, ou leur erreur, aux yeux des Français d'outre-mer. L'auteur de cette lettre annonce qu'il espère passer à l'Isle-de-France, pour succéder à l'imprimeur qui vient de mourir. Un créole fortuné lui a confié l'éducation de ses enfans. Du reste, ils n'ont perdu personne dans la traversée; mais le climat qu'ils habitent étant à-peu-près au même degré de chaleur que Cayenne, leur a occasionné les mêmes maladies.
La teneur de cette lettre prouve que l'âme de celui qui l'a dictée est fondue de douleur et de sensibilité. Les réflexions qu'il fait sur le cours de la vie, et de la révolution à laquelle il ne fut point étranger, prouvent que les circonstances et la fougue des événemens ont plongé quelques hommes honnêtes dans une ivresse frénétique, que leur repentir doit nous faire oublier, comme les coups que nous donneroit un somnambule. Ma profession de foi n'est pas douteuse à l'égard de celui-ci: en 1793, il étoit un des membres les plus zélés du comité révolutionnaire de la section Marat, aujourd'hui l'Odéon; il m incarcéra pendant huit mois, et me fit passer au tribunal révolutionnaire. Après le 9 thermidor, la chance ayant tourné contre ceux qui avoient incarcéré les autres, ma conduite à son égard m'assura son estime, sans jamais concilier nos opinions. Son exil, comme le mien, m'a fait réfléchir de nouveau sur les vicissitudes des révolutions et des empires qui, comme de grands fleuves, courent au gouffre de l'éternité, en charriant dans leurs lits des atomes, tristes jouets des ondes qu'ils croyent gouverner.
29 mai, nous sommes à 120 lieues de la Guyane.
Le brik que nous montions, nommé l'Assistance, voguoit sur son lest, à l'adresse de M. Johel, sous le nom de M. Schmit, à New-Yorck. C'étoit une ancienne prise qui avoit changé de nom, et que l'agent, sous le nom de Beauregard, avoit revendue, et envoyoit à vide avec des déportés indigens, pour qu'elle ne fît pas envie aux Anglais. Les premiers huit jours de cette traversée s'écoulèrent comme un songe. Au défaut de pouvoir converser avec notre équipage, qui ne nous entendoit pas, nous nous concertions pour savoir comment et quand nous nous embarquerions de là pour France. La passe étoit neuve et critique. Aller à la grâce de Dieu, sans fortune, sans moyens, dans un pays où on ne connoît personne, et dont on n'entend pas la langue, c'est errer comme des fantômes au milieu des vivans. Cette pénible sollicitude, jointe au motivé de nos passe-ports, en redoublant l'ardeur que nous avions de revoir notre patrie, comprimoit dans nos cœurs le plaisir du départ. Quoique nous fussions tous également bornés à des moyens pécuniaires insuffisans pour parer aux moindres retards et aux plus petites chances, les moins à l'aise étoient les moins inquiets ici comme à notre arrivée à Cayenne: la Providence met un trésor dans le cœur de l'honnête homme que la fortune disgrâcie.
Nous ne songions qu'au bonheur de toucher le sol des zones tempérées. New-Yorck étoit tout ce que nous désirions. Au bout de douze jours, le capitaine nous fit entendre que nous relâcherions à Newport pour ne pas faire quarantaine à New-Yorck, parce que c'étoit le tems de la fièvre jaune ou de la peste, et que nous venions des pays chauds. Cette nouvelle nous consterna; nous pouvions rester un mois dans ce petit port, faire encore quarantaine à New-Yorck, manger nos fonds, manquer l'occasion du départ et nous voir réduits à une condition pire que celle dont nous sortions. Nous ne présumions pas que les étrangers pussent s'intéresser à nos malheurs et à nos personnes, qui leur étoient inconnues. L'univers depuis long-tems étoit concentré pour nous sur les fronts rébarbatifs, dédaigneux ou indifférens des affidés de H.....; et malgré que l'expérience et la raison réclamassent contre cette misantropie locale, l'habitude du malheur nous enveloppoit sans cesse d'un nuage d'effroi. Nos haillons et nos mines déconcertées, servoient de jouet au capitaine et à l'équipage, qui nous molestoient grossièrement, parce que nous ne nous entendions pas.
Le 18me jour de notre départ, nous nous trouvâmes par le travers de la Vermude, assaillis d'une violente tempête. Le pont étoit couvert d'eau; les secousses que le bâtiment éprouva pendant deux jours au passage du Strim, furent si violentes, que nous nous attachâmes par la ceinture et par les bras; nos liens cassoient par le choc. Un vieillard de 64 ans, M. Deluen, qui s'étoit amarré dans l'entrepont avec plus de précaution que nous, fut libéré malgré lui et jeté sur des caisses et des bouteilles cassées.
Au milieu de la route, nos provisions furent consommées ou gaspillées par la négligence du capitaine et l'insubordination de l'équipage, qui jetoit chaque jour une trentaine de livres de viande à la mer, et autant de biscuit. Quoique nous eussions payé séparément notre passage et nos vivres, ils faisoient main-basse sur ce qui nous appartenoit, le mangeoient en cachette ou en notre présence, et souvent sans nous permettre d'en goûter.
Le 19 juin, nous fûmes arrêtés par un calme et une brume si épaisse, que nous nous touchions sans nous voir; nous étions près de terre; le brouillard venoit des grands lacs de l'Amérique septentrionale, qui ne finissent de dégeler qu'au milieu de juillet. Les 20 et 21 il gela sur le pont; le 23, le tems se leva; la plus excessive chaleur succéda tout-à-coup au froid le plus cuisant. À midi nous vîmes la terre, à sept heures nous mouillâmes à Newport.
Cette jolie petite ville est bâtie sur les bords d'un bras de mer qui s'avance en tournant à plusieurs milles dans les terres. Elle est défendue par des forts, de distance en distance; on ne la voit qu'en y abordant, et le premier aspect de cette place n'offre que des montagnes incultes, ou des écueils indiqués par des phares. Le pavillon flotte toujours au haut des forts. De jolies maisons de campagne bien peintes et galamment bâties, sont entourées d'arbres et de jardins lucratifs et enchanteurs; c'est un sol neuf, des hommes nouveaux, des loix et des habitudes nouvelles. Les Américains ont leurs jardin à côté de leurs demeures, leurs champs derrière leurs maisons; et leur comptoir en face sur le tillac de leurs vaisseaux, qui sont tous à quai sous leurs fenêtres. Le capitaine descend à terre, nous laisse en rade et veut nous consigner. Un officier de santé nous visite, nous obtenons la permission d'aller à terre pour faire des vivres..... Nos cœurs étoient bourrelés de nous voir esclaves sur un sol où tout ce qui respire jouit de la plus grande liberté.
Quoique Newport ne fût pas notre patrie, nos cœurs tressaillirent de joie en y abordant, parce que ce n'étoit plus le sol de Cayenne.
Il faudroit pouvoir peindre la contenance d'étrangers comme nous, errans dans les rues et fixant les habitans de la ville, pour qui nous ne sommes que des machines ambulantes, et qui ne nous paroissent que des automates vivans. C'est bien Nicodème débarqué dans la lune, disant aux habitans: «Je ris d'être risible; vous riez de me voir si niais; rions donc de nous voir sans nous entendre.» En gesticulant au lieu de parler, nous fîmes bientôt comprendre que nous demandions à dîner, et un interprète. Un marchand nous conduisit chez M. William Eins, qui parle toutes les langues. Il nous questionna beaucoup sur Cayenne, sur nos malheurs, et nous fit rafraîchir. Quand nous voulûmes trinquer avec lui il nous dit en riant que nous étions chez un quaker, que cette cérémonie puérile leur étoit interdite par leur loi; qu'ils étoient tous frères, et que l'amitié ne croissoit ni ne diminuoit par ces choquemens de verres.
Ces moralistes méditans ne sont exagérés que dans la simplicité de leurs mœurs, de leurs habits et de leur conduite. Leur vie s'écoule dans une contemplation du bien qu'ils font avec un flegme imposant, sans austérité; ils mettent leur orgueil à n'en point avoir. Plus on les approfondit, plus on les révère, sans vouloir les imiter, non parce qu'ils dissimulent leur conduite, car personne n'est plus loyal qu'un quaker vraiment fidèle au catéchisme d'Houard, mais parce qu'ils n'entourent le palais de la vertu que de cyprès et de saules pleureurs; qu'ils ne la couvrent que d'habits funèbres, et qu'ils la croient défigurée quand elle se montre parée de fleurs et entourée de grâces. Ils ne rient, ne chantent, ne dansent jamais, ne saluent personne; ils ont toujours la tête couverte aux temples comme aux assemblées et aux palais. Ils ne prêtent aucun serment en justice, on ne leur en demande point; ils disent oui ou non, ils exécutent à la lettre le précepte du plus sage des législateurs, qui ordonne de n'affirmer une chose que par oui ou non; ils tutoient tout le monde, mais cette régularité grammaticale ne diminue rien du respect qu'ils portent aux dignités et aux personnes.
Ils sont eux-mêmes leurs prêtres et leurs interprètes des dogmes; leurs temples sont des salles simples, sans ornement, peu éclairées, ouvertes à tout le monde, où chacun se rend le dimanche, pour méditer, dans le recueillement et dans le silence, sur la Bible et le Nouveau Testament. Quelquefois ils se retirent comme ils sont venus, sans avoir rien dit, parce que l'esprit n'a illuminé aucun fidèle de la société. Un autre jour, une jeune fille ou un enfant aura médité sur certain passage, il monte en chaire, pérore plus ou moins long-tems, et voilà l'office et le culte. Ce prédicant se nomme quaker ou trembleur inspiré; mais cet inspiré n'est agréable à Dieu qu'autant qu'il n'a pas préparé d'avance ce qu'il va dire: il doit être, comme les apôtres, rempli subitement du saint esprit. Cette religion, dégagée de l'obéissance à l'autorité du Saint Père, unit chacun de ses membres par une charité aussi douce que celle des premiers fidèles de l'Église, qui vivoient en communauté de biens sans anarchie, et qui ne souffroient point de mendians parmi eux.
L'habit des quakers est sans boutons, de couleur sombre; ils ont les cheveux plats, des chapeaux ronds ou relevés sans agrafes et sans boutons. Les quakeresses sont mises comme nos veuves, en demi-deuil; leurs bonnets sont de petites toques garnies de linon sans plis, simples, à pattes attachées sous le menton. Tous les quakers de chaque état se réunissent deux fois l'année dans les villes, aux fêtes solennelles, pour faire une collecte pour les indigens de la famille; aucun ne descend à l'auberge; ils ont tous des asiles chez les quakers des villes: comme ces religionnaires sont les plus nombreux, et les premiers colons de l'Amérique septentrionale, connue aujourd'hui sous le nom d'États-Unis, ils ont fait des réglemens de police, qui font loix coërcitives. Ainsi le dimanche est consacré tout entier à méditer, à s'enivrer sans bruit, ou à rouler en voiture dans les rues ou dans la campagne.
Les quakers ont horreur du sang, ne font point la guerre, paient des remplaçans, et ne marchent jamais sans contrainte. Cette dernière clause les a rendus impeccables quand ils se sont bandés en 1777 contre leur souverain, le roi d'Angleterre, pour se soustraire à son obéissance et se déclarer indépendans. Au reste, toutes les religions et toutes les sectes sont tolérées et protégées. Chacun peut adorer Dieu à sa manière, dire, publier et afficher tout ce qu'il pense du gouvernement et des gouvernans.
Ce peuple semble né dans l'eau; les enfans de six ans ne font que des bateaux, ne connoissent que les rames et les avirons; les petites filles, au lieu de faire des poupées, bordent les quais, descendent dans des canots, et sont en même tems pilotes et rameurs; en été, les élégans des deux sexes montent seuls dans un batelet, se promènent à la voile, sur l'eau, en lisant avec autant de sécurité que s'ils étoient à l'ombre dans un bosquet.
Ici tous les enfans savent lire et écrire; les écoles sont assez multipliées pour que personne ne manque d'instruction. Les pères et mères en mourant s'inquiètent peu de la modicité de la fortune qu'ils laissent à leurs enfans; quelque nombreux qu'ils soient, l'état fait inventaire, se charge des orphelins qui sont adoptés par les autres citoyens chez qui ils restent forcément jusqu'à l'âge de vingt et un ans, et souvent le reste de leur vie par reconnoissance. Cette bonne coutume dont l'habitude fait une douce loi, sert l'état et ses membres, en augmentant la population qui se trouve décimée tous les ans par la peste et la mortalité. La marine et la culture manquant toujours de bras, la certitude d'être à l'abri de l'indigence, jointe à la liberté que tout homme y respire, sont des amorces enchanteresses pour y faire affluer l'étranger; l'état qui en a besoin leur assure une existence; par cette loi d'adoption, ils se font naturaliser américains: voilà des défenseurs contre les projets hostiles de la Grande-Bretagne et de l'Europe. Les mœurs moitié simples et moitié dépravées, servent également les projets du premier auteur de la révolution de ce pays. Le législateur Franklin enjoint de faire marier les filles jeunes; pour y parvenir, on leur donne la plus grande liberté de courir seules nuit et jour avec les jeunes gens, et de s'absenter des semaines entières de la maison pour aller s'amuser; s'il en arrive quelqu'accident naturel, la fille somme le garçon de l'épouser; l'état s'en mêle, et voilà le mariage forcé. Cette même personne devenue femme, est un modèle de chasteté et de décence; elle est bonne mère, bonne épouse; elle est femme ce qu'elle auroit dû être fille. Quand elle est enceinte, elle se dérobe à tous les yeux, ne mange point à table avec son mari, et rougit par préjugé du plus glorieux de ses titres, de celui de mère. Toutes les filles sont passionnées pour les romans; les peintures et les situations lascives des personnages ne les effarouchent pas à la lecture: qu'un cavalier, en leur faisant la cour, nomme quelques ajustemens qui voilent les parties sensuelles du corps, elles rougissent et boudent; s'il parle innocemment de jarretière, de jambe, de taille, elles lui tournent le dos, se mettent sérieusement en colère, par simplicité ou par pruderie, tandis qu'elles oublient de se défendre d'un agresseur ingénu qui, en allant à son but par degré, parle de morale et de continence. Le luxe et la coquetterie, en gagnant du terrain, amènent avec eux la galanterie, et la fable d'Eriphile pourroit bien s'y réaliser un jour.
Le gouvernement est républicain représentatif et oligarchique. Chaque état, autrefois canton ou province d'Angleterre, se gouverne intérieurement suivant ses loix particulières, consenties par lui, et se fait représenter par un mandataire qui se rend au congrès, centre commun où toutes les volontés se réunissent tous les six mois, sur le bureau du président qui tient les états aujourd'hui à Washington. Le chef suprême ne reste en place que trois ans, et est ensuite remplacé ou continué en fonctions par chaque section du peuple qui se réunit pour donner son vote. Les élections y sont très-tumultueuses, car on compte presqu'autant de sectes politiques que de religieuses. Ceux qui ont fait la révolution et qui se voient ruinés, veulent rétablir l'ancien système; ceux qui ont fait leur fortune ou qui sont en place, tiennent pour le gouvernement actuel; ceux qui aiment le changement parce qu'ils y gagnent, veulent des innovations. Les jacobins de France y intriguent à leur manière; j'ignore s'ils se battent comme autrefois dans nos sections. Un voyageur qui a demeuré dans la Virginie, m'a assuré que les représentans de ces états arrivoient souvent au congrès avec un œil de moins.
M. Eins, en nous annonçant que M. Jefferson remplaçoit M. Adams, émit son sentiment sur les deux présidens; ce dernier est l'ami du peuple et sur-tout des Français. Quelques-uns disent que son prédécesseur ne leur pardonnoit pas d'avoir négligé de faire attention à lui lorsqu'il accompagnoit Franklin venant en France pour mûrir sa révolution.
Il est peut-être aussi difficile de savoir la vérité sur ce fait, que de la démêler dans les journaux de ce pays; car l'un fait des pièces officielles, l'autre les dément par d'autres pièces officielles qu'il fabrique de même. Les partisans des Anglais culbutent la république française et le consul; les autres détrônent le roi Georges, et nous n'avons rien pu savoir de positif de France: car M. Eins nous donna des nouvelles qui furent contredites un moment après par d'autres Français, qui nous accueillirent avec bonté.
Nous séjournâmes cinq jours à Newport, et nous en mîmes autant pour nous rendre à New-Yorck, par le bras de mer nommé le Sund. La distance de Newport dans l'état du Connecticut à New-Yorck, ville capitale du New-Yorck, est de 60 lieues ou 180 milles.
Les environs de cette ville offrent le coup d'œil le plus ravissant. Plus les rives s'approchent, plus l'art et la nature s'entendent pour embellir le site, distribuer les arbres, semer les jardins, émailler les prés, jeter de petits rochers, des cavernes, des collines, des déserts, de jolis hermitages et des maisons de plaisance toutes voisines, toutes régulières et toutes d'un goût différent. Là, ce sont de petits boudoirs au milieu de peupliers, de sapins et de saules pleureurs; à côté, des hôtels, des palais où Psyché attend l'amour; la pointe de la roche, battue par les flots, menace ruine, et soutient un joli pavillon que l'architecte a bâti à moitié renversé, pour faire crier à l'écroulement; tout près, une eau claire jaillit et forme une fontaine et une petite cataracte qui fait vaciller la pointe de l'herbe tendre et mouillée des pleurs de la fécondité.
Nous arrivâmes devant New-Yorck le 3 juillet, et nous passâmes à la visite le 4; nous fûmes heureusement quittes de la quarantaine pour la peur: c'étoit le jour de l'anniversaire de la liberté américaine, époque également heureuse et beaucoup plus récente pour nous. À midi nous mouillâmes en rade. Nous étions presque honteux de paroître sur un mauvais coffre qui déparoit trois cents bâtimens, tous peints et pavoisés. Le port est un des plus beaux des États-Unis; il est baigné d'un côté par la mer; de l'autre, par les rivières de l'Est et du Nord ou d'Hudson: toutes deux portent bateau. À toutes les heures du jour, des convois montent et descendent, partent et arrivent de tous les ports du monde. On peut juger de la magnificence de cette nouvelle Tyr par son accroissement de population depuis vingt ans. En 1782, elle ne comptoit que douze mille âmes; en 1801, elle en compte soixante-douze mille.
J'allai à terre le premier pour chercher de quoi manger à mes deux commensaux, MM. Doru et Deluen. Après avoir fait quelques tours dans les rues, j'entrai chez M. Michel, tailleur, dont l'enseigne est en français et en anglais. «Vous êtes français, je le suis aussi; je viens de Cayenne; je ne puis me faire entendre, soyez mon interprète pour me faire avoir des vivres pour moi et mes compagnons, qui sont des vieillards de 70 ans.» Ces mots lui arrachèrent des larmes; il me fit asseoir à sa table, m'envoya chercher ce que je demandois, me retint long-tems, et me fit reconduire à notre bord, que j'eus beaucoup de peine à reconnoître et à rejoindre, parce que nous n'étions pas à quai, et que c'étoit un jour de fête où les passagers ne travailloient pas. Nous ne pouvions pas débarquer nos effets avant la visite de la douane, qui ne fait rien le dimanche ni les jours de fêtes nationales.
Le cinq juillet se trouvoit un dimanche: nous allâmes à terre de bon matin; la régularité, l'élégance des maisons, la propreté et la grandeur des rues, où plusieurs voitures passent de front sans incommoder les gens de pied, qui marchent sans se coudoyer sur deux grands trottoirs parallèles, pavés de grandes dalles, nous donnèrent une idée avantageuse de la police, du commerce, de l'industrie et de l'activité des habitans. Toutes les boutiques étoient fermées, et les rues étoient pleines de personnes qui alloient au prêche dans les églises de leur culte. Les temples y sont presque aussi multipliés que les magasins, et l'on élève toujours autel contre autel: si cette manie religieuse dure, il y aura bientôt plus de temples que de sectaires. Une vingtaine de flèches de clochers, en bois peints, et autant de tours, dominent sur toute la ville. Chaque temple est d'une simplicité et d'une propreté admirables. Les morts sont plus gênans que les vivans; on a la pieuse ferveur de les inhumer dans la ville. Chaque religion a besoin d'une église et d'un cimetière; chaque famille achète cinq pieds de terrain, et fait tailler une grande dalle de marbre ou de grès, où le nom des morts est inscrit. Cette pierre est debout au chevet des défunts.
Ces champs de mort, encombrés chaque année par l'agrandissement de la ville, et en été par la fièvre jaune, exhalent des miasmes pestilentiels.
Nous traversâmes New-Yorck pour aller à l'église des Irlandais: un déporté de la Bayonnaise, M. Reyphyns, qui s'étoit sauvé de Konanama, achevoit la messe au moment où nous entrâmes; nous le reconnûmes; il nous mena déjeûner chez des dames religieuses, dont le directeur, M. Joulins, exilé volontaire, est prêtre du diocèse de Blois, ami de monsieur Doru, mon compatriote et compagnon d'études d'un de mes oncles. Il nous accueillit comme un ami, comme un père; nous versâmes quelques larmes..... ô! qu'elles étoient douces! que nos mauvais habits, nos mines plombées, nos yeux caves furent d'éloquens interprètes de nos longues infortunes! Notre misère devint un porte-respect; il sembloit que nous étions attendus depuis long-temps: on nous trouva un logement, une pension. Notre mise, qui contrastoit avec l'élégance des habitans, dont le luxe et la somptuosité sont portés à l'excès, sembloit dire à tout le monde: ces respectables exilés viennent de Cayenne. Nous étions bien, mais nous n'étions pas en France.
MM. Reyphyns et Joulins nous firent oublier nos chagrins. Le dernier partit au bout de quelques jours pour faire un voyage de trois cents lieues, chez les Indiens du fond des terres. Il nous recommanda à des amis généreux, et nous quitta en pleurant. Son souvenir sera éternellement gravé dans ma mémoire. MM. Vincendon et Labitche le remplacèrent, et mirent tant de délicatesse dans leurs procédés, qu'ils attribuoient à leurs amis tout ce qu'ils faisoient eux-mêmes. La bienfaisance est une si douce habitude chez eux, que s'ils étoient à côté de moi au moment où j'écris ceci, ils m'en demanderoient sincèrement le secret. J'en dirai autant de M. J. B. Forbes à qui je remis une lettre de recommandation de M. Tonnat de Cayenne. J'allai le voir avec M. Bodin. Il avoit éprouvé des revers de fortune; mais plus elle le disgrâcie, plus il est sensible et bon: nous nous trouvâmes presque compagnons d'infortune.
En 1793, il avoit été emprisonné à Paris, dans le collège des Quatre-Nations, avec M. Raffet: le système de la terreur lui est connu, il compatit aux maux qu'il a soufferts. Il nous donna l'espoir d'un prompt départ, sollicita tous ses amis en notre faveur; ses qualités et son bon cœur lui donnent tant d'ascendant sur eux, qu'ils préviennent ses désirs. C'est un jeune homme franc, aimable, instruit, sensible, bon mari, et ami trop généreux.
Le peu de temps que nous avons passé à New-Yorck, ne nous a montré les Américains que sous des jours favorables: s'ils ont des défauts, ils les rachètent par de grandes qualités. Les Français qui les connoissent, sont partagés sur leur compte; ils leur reprochent leur ambition, leur témérité dans les entreprises, leur mauvaise foi dans les engagemens, leur déloyauté dans le commerce; ils en donnent pour preuve et les grosses et fréquentes banqueroutes frauduleuses qui s'opèrent tous les ans, et le silence, la foiblesse et la complication des loix qui semblent tolérer ce brigandage. Cela peut être, mais ces fautes sont-elles personnelles aux Américains ou bien aux Européens dépaysés? Je crois que les uns et les autres n'ont rien à se reprocher à ce sujet. Les uns viennent avec peu de moyens pour faire fortune en peu de temps; les autres s'en aperçoivent et les devancent. Ceux qui vont aux États-Unis les mains vides, avec de l'industrie et l'amour du travail, réussissent presque toujours, tandis que les autres s'y ruinent en n'y apportant qu'un petit avoir. C'est un jeu de loterie, où le grand capitaliste est sûr de doubler ses fonds, tandis que le petit marchand fond son comptoir en remplissant la caisse publique. Ce jeu de hausse et de baisse est un véritable cartel de bourse, que les négocians se font en présence de la Fortune qui distribue en escamoteur la besace et la corne d'abondance. Qu'un malheureux arrive, la scène change; on vole à son secours, on lui donne les moyens de gagner sa vie et de se suffire à lui-même; rien n'est épargné pour le tirer d'embarras: commence-t-il à faire fortune et à spéculer? il joue à la hausse et à la baisse, il est ruiné en voulant faire des dupes; alors il crie au brigandage, tandis qu'il devroit se taire pour son honneur.
Les Français ont autant lieu de se louer que de se plaindre des Américains; les émigrés qui s'y sont réfugiés avec de la fortune, en voulant éclabousser les autres, ont promptement dissipé leur avoir, sont tombés dans la misère, ont éprouvé des revers, n'ont point retrouvé d'amis et ont maudit le pays. Les colons qui se sont sauvés tout nus du Cap et des autres possessions Françaises, ont trouvé dans les Américains, et sur-tout dans les Quakers, des amis généreux qui ont partagé gratuitement avec eux leurs fortunes, leur table et leurs maisons. Plus de soixante-dix mille Français rendront témoignage de ceci; le mal est donc compensé par le bien. Je crois ces mutations de fortune presqu'inévitables dans un pays aussi commerçant que celui-ci, où les naturalisés sont vingt fois plus nombreux que les originaires du pays. La bonne foi et la probité ont rarement des balances justes pour celui qui va sous un autre climat que le sien, dans le dessein de faire une fortune rapide, et de reparoître chez lui avec éclat: il débarque avec lui les vices qu'il croit retrouver dans le pays où il arrive.
Les protêts de billets, les transactions, les cessions, les ventes simulées, les emprunts, les faillites, les banqueroutes scandaleuses ne sont pas déshonorantes: qu'un homme fausse son serment, manque à sa parole, mente en témoignage, fraude les droits de la douane, c'est un infâme qui a perdu la confiance de tout le monde; on le montre au doigt, on le fuit comme un pestiféré; ainsi l'antique bonne foi dort à côté de la friponnerie moderne. Les loix ruinent ou emprisonnent à perpétuité celui qui, avec le meilleur droit possible, provoque son ennemi par des voies de fait. C'est un moyen sûr de contenir les mécontens et de maintenir la police sans beaucoup de dépense: aussi la tranquillité et la sûreté ne sont plus grandes nulle part qu'à New-Yorck, à toute heure de jour et de nuit. La ville est bien éclairée, et gardée par des soldats armés seulement de bâtons, dont vous êtes le prisonnier aussi-tôt qu'ils vous ont touché du bout du doigt, la résistance étant un crime de lèse-nation. Quoique le duel soit sévèrement puni, on s'y bat souvent à l'épée et au pistolet; les champions éludent la loi en passant sur les terres d'un état voisin pour vider leur différend: ils sont braves d'homme à homme et timides dans les rangs. Quoique libres depuis vingt ans de la domination anglaise, ils tremblent encore devant leurs premiers maîtres, comme un affranchi devant son ancien possesseur. Leur pays, devenu l'entrepôt du monde pendant la révolution de l'Europe, ne songe qu'au commerce et à la culture; et les révolutions dans les états du vieux continent ont acquitté les Américains à bon marché des capitaux et des arriérés qu'ils devoient à la France. Les richesses immenses dont ils sont dépositaires depuis quelques années ont prodigieusement fait augmenter le prix de la main-d'œuvre; un journalier gagne douze francs, et ils ne trouvent pas encore à ce prix tous les bras dont ils ont besoin pour satisfaire leurs besoins et leurs caprices; car leurs cités, leurs ports, leurs maisons de ville et de campagne semblent être faits par les mains des fées; il ne leur manque, pour être heureux, que de savoir borner leurs désirs; mais l'ambition et la cupidité imprègnent l'air qu'ils respirent; et le bonheur qu'ils veulent saisir, fait toujours un pas devant eux.
Les Anglais se sont rédimés de la perte de ce beau pays, en y étouffant les manufactures par le rabais des marchandises qu'ils y ont portées; le prix de la main-d'œuvre devenu excessif d'un côté, de l'autre le rabais des marchandises données à perte aux Américains, les ont dégoûtés de l'industrie; et la Grande-Bretagne, plus nécessaire que jamais aux États-Unis, fait et fabrique tout pour ces nouveaux consommateurs, qui lui portent leur or sans aucun retrait, depuis qu'elle n'a plus de gouverneurs ni de troupes chez eux.
J'ai dit que la fraude des droits de Douane est un crime national; en voici la raison: ce droit est le seul revenu de l'état, il ne se perçoit que sur les marchandises étrangères qui doivent être vendues sur les lieux: si le possesseur n'en trouve pas l'entier débit dans le courant de l'année, on lui rend ce qu'il a payé de droits pour ce qui reste invendu; les denrées du pays ne payent rien, à moins qu'on ne les exporte d'un état dans un autre. Cette assiette d'impôt seroit très-fragile, si la bonne foi n'y tenoit la main; elle seroit même souvent onéreuse par le nombre d'employés qu'il faudroit avoir dans la rade, où les bâtimens arrivent à toute heure et de tous côtés.
La vente et la culture des terres sont encore des spéculations de banqueroute et de grande fortune. Les Indiens, de qui William Penn acheta autrefois une portion de terrain près la Delaware pour former la colonie en 1681, sont aujourd'hui repoussés dans le derrière des terres; les états empiètent, s'approprient les déserts, les vendent aux particuliers, qui les revendent ou les louent à d'autres à si bas prix, que les nouveaux fermiers deviennent propriétaires à leur tour, en reculant toujours les limites du pays qu'ils rendent de plus en plus habitable dans la partie de l'Ouest. Par ce moyen, les États-Unis peuvent se passer de toutes les nations. Qu'ils se peuplent, que la main-d'œuvre devienne moins chère et que le commerce continue d'être aussi florissant, ils nous donneront des lois, sans que nous puissions les aller inquiéter chez eux, où la nature les défend sans le secours de l'art, et où ils recueillent tout ce que nous avons en France. J'avoue que cette idée m'a fait verser quelques larmes pour l'Europe contre la liberté. Le souvenir des malheurs, des sacrifices et des crimes que l'ancien continent a commis pour conquérir le nouveau, devoit-il se borner à en perdre la plus belle partie! L'abbé Raynal qui prévoyoit ce malheur, me paroît en avoir démontré les suites, en traitant hypothétiquement la question de la liberté des États-Unis, dans son septième volume de l'Histoire des Deux Indes.
La beauté de ce pays ne servoit qu'à nous faire soupirer plus ardemment après la France, où nous voulions retourner, parce que nous en avions été exilés. Horace a bien dit:
Gens humana ruit per vetitum nefas
Audax Iapeti genus.
Nous partîmes tous en même tems sur différens bâtimens; Naudau, Dezauneau, et Duchevreux, pour Bordeaux; Bodin et Deluen sur le Tromboel, pour le même port, pour 160 piastres; et nous sur la Sophia, pour la même somme.
Nous mîmes tous à la voile le 22 juillet; nous étions entassés en allant à Cayenne, nous le fûmes aussi en retournant en France; l'équipage et les compagnons de retour étoient un peu différens; nous sanglotions en sortant de Rochefort, nous tressaillions de joie en dépassant Sandiou.
Nous étions 23 passagers, madame Cibert, et sa petite, madame et Mlle. la Case, madame et Mlle. Roc, madame Lagué, Mrs. Marcadier, Bourdon-Lamillière, Fonbonne, Cost, Getz, Maupertuis-Deverger, Pobel, Motet, Logné, et Duportail, ancien ministre de la guerre, Lagué et son enfant, Montulé, Doru, Lainé, Pitou.
L'union, les prévenances, le plaisir et l'affabilité nous ont fait oublier les fatigues du voyage; des amis qui se seroient choisis, n'auroient pas formé de société plus agréable, plus douce, et qui fût plus d'accord que la nôtre; nous fûmes visités trois fois par les Anglais, et trois fois nous dûmes notre laissez-passer à nos aimables compagnes. Notre traversée fut troublée par un premier événement fâcheux.
Le dix août, à quatre heures du soir, M. Duportail, ancien ministre de la guerre, fut attaqué d'un vomissement de bile et mourut subitement à deux heures du matin, lorsque nous croyions qu'il s'endormoit; nous venions de passer sur la queue du banc de Terre-Neuve; le onze, nous eûmes un très-gros tems; nous restâmes huit jours à l'entrée de la Manche, où nous fûmes visités par la frégate anglaise la Galatée.
Le 29 août (12 fructidor), un pêcheur des Sorlingues vint à notre bord nous vendre du poisson; à onze heures du soir, on crie terre..... C'étoit le cap Lézard: enfin nous voilà en Europe.
Le 30, à midi, nous voyons les côtes de France... La voilà donc cette France; la voilà! nous lui tendons les bras avec un serrement de cœur inexprimable; nous embrassons les haubans, en nous lançant vers elle, comme l'oiseau impatient de voler. Plus on est près du bonheur, plus la crainte de le manquer donne de piquant au désir. Le bâtiment vogue à pleines voiles..... Il y a déjà un siècle que nous voyons la terre... Chaque pointe de rochers, chaque maison, chaque arbre, chaque feuille du sol français sont autant de points de contact, de sylphes, de fils qui s'ancrent dans nos cœurs, les agitent, les électrisent et les attirent: Cherbourg, Granville, le cap la Hogue, les îles de Jersey et de Guernesey, ont déjà fui devant nous.
À cinq heures, nous cinglons vers la baie du Havre; nous voyons les feux des deux caps qui sont à l'embouchure de la Seine... Encore une demi-heure, et nous sommes au port..... Il est bloqué par deux frégates anglaises, la Tartare et la Concorde. Nous sommes leurs prisonniers, pour avoir voulu entrer dans un port bloqué.
La frégate commandante nous fait amener à son bord avec notre capitaine et notre équipage, qui sont remplacés par des Anglais. Nos dames et nos vieillards restent sur notre bâtiment, où ils passent une cruelle nuit dans la crainte et dans les alarmes. Un gros tems ayant rendu la mer houlleuse, nous fûmes plus inquiets pour elles que pour nous; car le capitaine nous traita avec tant d'égards, que nous regrettions de n'être pas tous réunis.
Le lendemain, 31 août (13 fructidor), il fut décidé que notre bâtiment iroit en Angleterre, et nous au Havre; le capitaine nous fit rendre nos malles, appela un pêcheur Français avec qui nous fîmes marché à raison de cent écus pour les charger dans sa barque: ce dénouement qui combloit de joie la majorité, coûtoit cher à quelques-uns qui étoient très-intéressés dans la cargaison. Le malheur nous suivit à la piste, jusqu'à ce que nous eussions mis pied à terre.
La mer continuoit d'être agitée; au moment où nous descendions de la frégate dans les canots, sa proue avança sur notre bâtiment qu'elle faillit traverser. À trois heures nous partîmes pour le Havre; nous fîmes quelques questions aux pêcheurs, en nous tenant toujours sur la réserve; car nous nagions entre la crainte et la joie: nous voilà au port......
La force armée nous entoure pour nous conduire à la municipalité, et de là à l'amirauté. Nous fûmes libres sur parole et remis au lendemain; au bout de deux jours, nous fûmes renvoyés tous les trois à M. Beugnot, préfet de Rouen, qui nous donna aussi-tôt des passes pour nos départemens. Ce n'est que là que nous fûmes dégagés de toutes les entraves..... Là, nous respirâmes librement; là, nous nous dîmes en nous embrassant: nous voilà donc dans notre patrie!...... Nous nous séparâmes...
Je pris la route de Paris par Poissy; je passai devant Malmaison; on me dit que c'étoit-là la demeure du consul. Que le souvenir de ses dangers et de mon bonheur me fit former de vœux sincères pour sa conservation!
J'arrivai à Paris à dix heures; je trouvai beaucoup d'amis absens, quelques-uns de morts; il m'en reste encore de sincères, et c'est toute ma fortune. La douleur et la joie se succèdent pour moi tous les jours.
J'ai été arrêté le 13 fructidor an 5 (31 août 1797), à cinq heures du soir; j'ai remis le pied sur le sol français, le 13 fructidor an 9 (31 août 1801), à cinq heures du soir: ma déportation a été résolue à Paris le 22 fructidor, à dix heures du matin; je suis rentré à Paris le 22 fructidor, à dix heures du matin. L'aspect des lieux et des amis témoins de mon départ et de mon retour, est pour moi une jouissance bien neuve et bien vive......
P. S. Le 21 janvier 1802 (1er. pluviose an 10), mes malheurs se terminoient là, et je croyois que le sort avoit épuisé tous ses traits: mais combien lui en restoit-il encore!....
Le cruel me fait arriver en France, m'y fait jouir pendant six mois d'une liberté que je croyois irrévocable: mon jugement me condamnoit à l'exil à perpétuité! De bonne foi je l'ignorois entièrement, car il ne m'a jamais été signifié: au moment de notre départ toutes les pièces étant restées entre les mains du commissaire du pouvoir exécutif de Rochefort, nous avons été conduits à Cayenne, sur une simple liste, en marge de laquelle étoit relatée la cause de déportation. Ces notes dénuées de pièces officielles, et recopiées par nous-mêmes, à la suite du combat du 2 germinal, pendant lequel les paquets avoient été jetés à la mer, n'ayant point paru suffisantes au gouverneur de Cayenne qui, par la nature de mes griefs, me croyoit compris dans l'arrêté de rappel, il me donna un passe-port en règle. En arrivant à Paris, j'éprouvai un serrement de cœur qui ne provenoit point du plaisir. Que certains lecteurs me taxent ici de superstition; que d'autres philosophes soutiennent que les grands malheurs rapetissent l'homme jusqu'à cette pusillanimité: pour moi, je n'ai jamais éprouvé de chances funestes ou avantageuses, sans un prélude de peine ou de plaisir. Quand l'histoire se contente de nous rendre compte du bon et du mauvais génie qui tourmentoit Socrate quand il devoit faire quelque chose ou qu'il étoit menacé de quelque malheur, elle est sublime, car elle copie la nature: mais qui croit aux conjectures dont l'historien accompagne ce récit? Ses doutes éloquens à cet égard sont pour lui seul, et le pressentiment du bien et du mal n'est point une fable. Je sais que la ligne de démarcation entre la prescience et la pusillanimité est invisible aux philosophes prétendus, que même elle se confond pour les hommes foibles ou visionnaires; mais l'honnête homme à caractère la distingue sans peine.
L'auteur de Misantropie et Repentir, exilé à Tobolsk sans savoir pourquoi, tire les cartes comme on fait dans toutes les prisons, les trouve favorables, reçoit sa liberté, et s'écrie dans ce premier mouvement d'ivresse: elles ont deviné juste!..... voilà la superstition. Alexandre, à son retour des Indes, près de rentrer à Babylone, est prévenu par les mages de la Chaldée, que s'il rentre dans cette ville elle sera son tombeau avant la fin de l'année: d'abord il est tenté de les en croire; enfin il cède à son désir, et quoiqu'il dût être sur ses gardes, il meurt comme on le lui a prédit...... voilà la prescience: tous les sophismes des philosophes et des théologiens pour l'atténuer, la distinguer, ou la nier, sont résolus par les circonstances de ce trait, et de mille autres à son appui.
Tout homme a pour lui le pressentiment et la prophétie mentale de ses actions; car le cours de la morale dirige celui de l'existence. L'homme terrestre, qui abandonne tout au hasard, ne voulant point calculer le bonheur commun avant le sien, éprouve souvent, sans savoir pourquoi, un trouble précurseur du mal qui va lui arriver sans qu'il le devine, parce que l'idée d'un résultat qu'il a laissé échapper lui revient au moment où sa raison le réclame malgré son cœur; ainsi la prescience n'est point un don surnaturel ou imaginaire, et elle ne peut être que la conséquence de nos actions.
La superstition (qui signifie, en décomposant le mot, attache sur les objets) est une fausse application de terribles conséquences à un événement simple dont on amplifie le résultat, de même que la prophétie est le don politique ou surnaturel de deviner pour les autres ce qui les concerne, et par ce qu'ils ont fait, ce qu'ils feront: la connoissance de l'espèce de châtiment ou de récompense, et l'époque d'un futur contingent précisé invariable, nécessitent un don surnaturel qui mérite seul le nom de prophétie.
Mais, par extension, tout homme sensé doit être prophète pour lui-même; c'est le vœu de la Providence et le plus bel hommage à la liberté: il n'y a pas un seul être malheureux qui ne puisse trouver en lui la cause de ses infortunes. Je ne dis pas pour cela aux riches de se croire parfaits; car ils savent, mieux que nous, que la richesse n'est que dans le contentement d'une conscience pure, dans les bras d'une tranquille médiocrité.
D'où il suit, d'après mes principes, ou que je n'ai pas dit toute la vérité, ou que je suis moi-même l'artisan de mes malheurs. Les deux conséquences sont parfaitement vraies: lecteur, puissiez-vous me condamner et vous absoudre! L'honnêteté et la conscience sont deux voisins qui devroient se confondre, et qui souvent ne se touchent pas: remplir ses engagemens, ne point voler, se conformer aux loix, aimer le gouvernement, ses amis et ses proches, oublier ses ennemis, faire du bien quand on le peut, et jamais de mal (physique) à personne; voilà l'honnêteté civile et exigible pour jouir de l'estime et de toute la considération du monde. Sous ce point de vue, j'ai dit toute la vérité, et mon malheur n'est pas mon ouvrage.
Mais n'est-il point d'autres devoirs et plus secrets et plus sacrés? oui, oui; à dix-huit ans la fougue des passions me dicta quelques mauvais vers qui, sans être ni obscènes, ni impies, étoient loin de cette morale qui doit couler de la plume d'un honnête homme. Pour me servir de l'expression de Tacite, cette jeunesse, qu'on appelle le siècle, m'encouragea, et ces prouesses me rendirent inconséquent dans mes démarches, dans ma conduite, et malheureux: suite naturelle de mon ingratitude envers l'être auguste à qui je dois l'existence!
La réflexion m'ouvrit les yeux, je bénis l'infortune: alors je trouvai toujours de l'emploi, ou des moyens d'existence avoués par l'honneur. Quand la fortune m'a disgrâcié, car je me suis quelquefois trouvé sans pain, j'ai toujours été sans chagrin, et jamais sans souci..... presque toujours une douce aisance a été suivie pour moi d'une longue suite de malheurs que je ne devois pas prévoir, mais que j'avois mérités aux yeux de ma conscience quand le siècle m'en absolvait volontiers.... Je n'ai point eu de trône comme David: mais faut-il être roi pour être heureux et coupable en amour? Si les manes d'Urie ne troublent point mon repos, sa présence me reproche peut-être, sans qu'il puisse s'en douter, la mort d'un objet que mes nouveaux malheurs ont trop vivement affecté. Au reste, qu'on m'accuse de superstition, ce retour sur moi-même m'a indiqué la cause de mes disgrâces, et me donne le courage de les supporter. Il ne peut être infructueux à personne: puissent tous mes lecteurs me condamner et s'absoudre!
Reprenons les faits....
Le 25 janvier 1802, au moment où j'achevois ces mémoires, la personne qui me les recopioit durant ma maladie, abusa cruellement de ma confiance pour satisfaire sa passion du jeu.
Quand ils furent au net, et prêts à paroître, on les suspendit pour ménager ma liberté, car j'étois condamné à l'exil à perpétuité, sans que je le susse. Comme c'étoit pour opinions, je me croyois compris dans l'arrêté de rappel de l'an 8.
Le gouvernement, sensible à mes malheurs, fermoit les yeux sur mon retour. Je fis imprimer le commencement de ce livre. Comme j'y parle du jugement qui me condamne à l'exil, le ministre fit suspendre l'impression; je réclamai avec instance, et forçai, sans m'en douter, le gouvernement de lancer contre moi un nouveau mandat d'arrêt daté du 24 floréal an 10.
Cette nouvelle détention de dix-huit mois a coûté la vie à l'amie généreuse qui m'avoit donné asile à mon retour à Paris; mais j'en ai conservé deux qui ne m'ont jamais abandonné. Les noms de Mercier et de Cahouet méritent de ma part une éternelle reconnoissance. Que de sacrifices! que de démarches! que de peines! que de soins! Ô amitié, attachement, vertu, je vous rends hommage en célébrant leurs noms!
J'avois choisi moi-même la prison de Sainte-Pélagie, rue de la Clef, faubourg Saint-Marcel. Le concierge, M. Bochaut, mérite une place dans tous les cœurs sensibles: il fut le seul des concierges, au 2 septembre 1792, qui osa, aux dépens de sa vie, sauver ses prisonniers du massacre commis dans ces journées désastreuses. C'est là que j'ai vu le fameux Trumeau, élève de Desrues, épicier à la place Saint-Michel, faux dévot et scélérat plus consommé que son maître, convaincu d'avoir, au commencement de janvier 1803, empoisonné sa fille prête à se marier, pour ne pas lui rendre compte du bien de sa mère.
Le premier jour que Trumeau sortit du secret, il affecta un air si tranquille, que la vertu et la candeur paroissoient opprimées en lui. Il faisoit des signes de croix en public, et le soir, dans sa chambre, il chantoit des chansons lubriques, et tenoit les discours les plus obscènes. Le libertinage de ce paillard honteux lui a fait abréger les jours de sa nièce, de son épouse et de sa fille. J'y vis aussi le fameux Frécinet, marchand de volaille, un des septembriseurs, convaincu au tribunal de ce premier crime, et d'avoir assassiné en 1803 l'horloger de la rue de Nevers à Paris: ceux-là étoient avec les voleurs. Je fus mis au corridor de l'Opinion avec les imprimeurs des journaux l'Ami du Peuple et les Hommes Libres, Lebois et Vatard; Toulotte et Lémery, médecins; Brochet, l'un de mes jurés au tribunal révolutionnaire en 1794; Louis Brutus, secrétaire du directeur Barras, et quelques autres détenus pour opinions ou crime d'état.
On se voyoit, on se pardonnoit; car les hommes, sous les verroux, sont des moutons dans une bergerie: mais le bouc, dont personne n'approchoit sans horreur, étoit le marquis de Sade, de la famille de Mirabeau, être horriblement célèbre par ses actions et par ses ouvrages qui font frémir les plus grands scélérats. Ce vieillard, à cheveux blancs, devient frénétique en entendant prononcer les mots religion, morale, vertu, Dieu et trépas; il ne peut souffrir personne. Cet homme étant devenu insupportable au gouvernement, aux détenus et au concierge, tant par sa conduite que par ses délations mensongères, a été logé à Charenton avec les fous.
Depuis deux mois on ne parloit dans les prisons que de déportation à l'Isle-d'Oléron. Comme j'étois jugé à un exil perpétuel, le ministre de la justice me fit dire que je n'avois qu'à me préparer à ce second voyage. Je reçus cette nouvelle le 7 thermidor an 10 (19 juillet 1802). Les autres qui faisoient à leur guise une liste des partans, furent surpris le lendemain au soir de recevoir l'ordre de leur transfèrement à Oléron, et dans la suite à Cayenne; et moi qui avois préparé mes paquets, je restai. Sa Majesté, nommée alors consul à vie, eut droit de faire grâce. J'implorai sa justice et sa clémence, et mon affaire passa au conseil privé. La première fois, toutes les pièces n'ayant pas été présentées, je fus remis à une autre séance. Six mois s'écoulèrent: durant cette époque, le corridor de l'Opinion se trouva presque vide. Je restai avec M. J. Durand-Lapeine, prévenu d'émigration, et commandant de vaisseau de l'ancienne marine. Ce détenu, émule de Froger l'Aiguile, criblé de blessures durant la guerre d'Amérique de 1779, lorsqu'il servoit dans l'escadre de MM. le comte Destaing et Lamotte-Piquet, joint à de grands talens de profondes connoissances dans l'astronomie et dans la science nautique. Sa vie et ses mémoires prouvent qu'il doit ses longs malheurs à ses étourderies, à sa trop grande crédulité, à l'ambition et à l'hypocrisie d'un de ses proches, plus dangereux que le Tartufe. J'ignore s'il vit encore. Il me donna quelques leçons d'Italien. Pour oublier mes malheurs, je traduisis l'Hélène-Syracusaine et quelques morceaux du Pastor fido. Le premier consul venoit de faire son voyage dans la Belgique; on disoit qu'il ne reviendroit à Paris que pour repartir de suite visiter l'armée des Côtes et toute la Bretagne, ce qui me faisoit croire que je passerois encore l'hiver en prison. Le 21 fructidor an 11 (8 septembre 1803), qui m'a toujours été si funeste et si favorable, j'obtins mes lettres de grâce. Jamais liberté ne fut plus douce et plus inopinée: je ne me rappelle jamais ce bienfait, sans répéter avec ivresse au monarque à qui je le dois:
Ante leves ergo pascentur in æthere cervi,
Et freta destituent nudos in littore pisces;
Ante pererratis amborum finibus exul
Aut Ararim Parthus bibet, aut Germania Tigrim,
Quàm nostro illius labatur pectore vultus.
«Le cerf altéré, s'élancera loin des sources d'eau vive; l'Euphrate et le Tigre arrosant la Germanie, laisseront dans leurs lits le Rhône et le Rhin couvrir de limon les ruines de Babylone, et la mer tarie dans ses abîmes, mettre à nu ses énormes enfans, quand j'oublierai ou ce bienfait ou son auteur.»
«Auguste Prince, quand l'Europe pâlit au bruit de votre tonnerre, et que Dieu vous conduisant comme Cyrus, vous fait relever son temple et vous assied sur un trône que sa main vous éleva du milieu des orages; quand il écarte de vous et le trépas et ses embûches; quand rien ne vous est impossible à l'ombre de ses ailes; lorsque le successeur de Saint-Pierre venant sacrer en vous un Charlemagne, un Constantin, les aigles des Césars deviennent les aigles Françaises et les aigles Romaines; quand ce Dieu, vous remettant le glaive de sa vengeance et le fléau de sa justice, vous soumet des millions d'hommes; lorsque sous les auspices de sa providence, par l'épée de nos braves, par votre valeur et votre fortune, nous avons droit de répéter aux puissances coalisées contre votre empire:
Que peuvent contre nous tous les rois de la terre?
En vain ils s'armeront pour nous faire la guerre.
enfin, quand l'Europe attentive prévient vos désirs, pourroit-il vous manquer quelque chose?..... Oui, Sire! un bien au-dessus de tous les trônes, un bien dont votre âme est avide, un bien que vous méritez par tant de bienfaits, un bien que vous nous donnez d'avance; ce bien, c'est l'amour, élan de la reconnoissance, de la justice et de la liberté: sentiment immortel, précieux tribut qu'un roi de Perse, en voyageant dans son empire, distingua parmi l'or et l'encens de ceux qui l'entouroient, dans les deux jointées d'eau qu'une pauvre femme vint lui présenter.
«Sire, ce tribut est le mien: doué d'un cœur sensible, froissé avec les innocens que la révolution entraîna; étranger à la cour et aux factions dont elle a été victime; monarchiste par principe, et proscrit pendant dix ans uniquement pour cette opinion; aimant la liberté dans mon pays et me sentant né pour elle, mais aimant ma patrie plus que mes affections; digne par mon caractère et ma probité du glorieux titre d'homme, digne de mes malheurs et de leur fin glorieuse, je paye et paierai toute ma vie, au souverain qui les a terminés, le tribut d'amour de cette pauvre femme, en répétant son offrande par les larmes de la reconnoissance.»
Ces sentimens que j'exprimai aux juges qui venoient de me prononcer ma liberté, leur firent tant de plaisir qu'ils m'offrirent des secours.
En entrant au parquet de M. Gerard, aujourd'hui procureur-impérial, le frère de M. Clerine qui nous distribuoit les vivres à Cayenne, me reconnut, m'offrit sa maison, et ne me permit pas de le refuser.
Au bout d'un mois, mes amis me firent connoître à MM. Thurot et Gayvernon, chefs d'une maison d'éducation, de sciences et de belles-lettres, rue de Sève, à Paris. Ces messieurs avoient besoin d'un répétiteur; malgré que je ne pusse leur apporter que du zèle et de la bonne volonté, ils ne me jugèrent point indigne de seconder leurs travaux. Leur indulgence et la recommandation de la dame chargée des détails économiques de leur maison, me firent trouver place dans le plus bel établissement de Paris, où la réunion des talens et du mérite personnel des professeurs, qui le sont également de l'École Polytechnique, me donna l'abri que le chêne doit au roseau. Là, comme ailleurs, suivant la nouvelle méthode d'éducation, l'instruction est divisée en deux branches: les mathématiques et l'étude des langues grecque, latine et française. Quoique tous les élèves appartiennent à des parens riches et titrés, présens de la fortune souvent nuisibles aux progrès de la jeunesse; les cours de cette maison sont formés de brillans sujets qui ont la dissipation plus ou moins naturelle à l'homme, ennemi de la contrainte et du travail, dont il ne connoît pas le prix et encore moins la nécessité.
MM. Le Coulteux-Canteleu, fils du sénateur, élèves particuliers de M. Thurot, ont autant de dispositions que de bonnes qualités; s'ils sont un peu turbulens, ils ont le cœur et le jugement droit. J'en peux dire autant des trois enfans de M. Ferery, ambassadeur de Gènes. Ils chérissent leurs maîtres et leurs camarades, ils désirent d'en être aimés, et méritent d'être payés de retour. MM. Boyer et Cornuet, qui les instruisent, méritent bien aussi de recueillir en cela le prix de leurs talens et de leurs peines.
Les trois cousins de Sa Majesté l'Impératrice, MM. Tascher de la Pagerie, Desvergers, amenés par elle-même dans cet établissement, ont la pétulance, l'aptitude et l'intelligence précoces des créoles, qui naissent avec une facilité et une douceur propres à émousser les épines de l'apprentissage ou de l'éducation. Le cadet sur-tout porte une âme forte dans un corps débile.
M. le marquis de Lucchésini, qui regarde l'éducation de ses enfans aussi précieuse que les plus importantes négociations, tout en les confiant à cette maison, entre les mains d'un gouverneur particulier, homme riche en vertus et en mœurs, se distrait chaque jour de ses importantes occupations pour venir les suivre de l'œil, interroger leurs maîtres et surveiller leurs progrès. C'est le père d'Horace qui étoit, dit-il, custos incorruptissimus. Tant de soins ne seront pas infructueux.
MM. Hachette et Gayvernon, professeurs de physique et de mathématiques dans cette maison, sont bien payés de leurs soins dans le jeune Petit. La place gratuite qu'il partage avec Camille Branville, ne peut être remplie par de meilleurs sujets.
Les enfans de MM. Garat, tous deux avantagés de talens et de très-heureuses dispositions, ont la pétulance, les moyens et la fougue de la jeunesse de leurs pères. L'aigle n'engendre point de timides colombes. Le salpêtre pétille dans leurs veines; ils donnent du mal à leurs maîtres; c'est le vase en ébullition, qui se refroidira avec l'âge.
Le jeune Marescot, qui m'a tant tourmenté, est doué d'un bon cœur, d'un jugement droit et d'une âme aimante; il se laisse entraîner à l'exemple des autres; il se roidit contre le mentor qui le reprend avec aigreur, il reconnoît ses torts. Je crois qu'il mettra à profit les utiles leçons qu'il reçoit de M. Livet, l'un des quatre premiers sujets de l'École Polytechnique. MM. Bouquet-Combe, Tattet, Chevalier, Didot, Loreau, méritent les mêmes éloges et les mêmes reproches. Le jeune Arcambal, neveu de M. Lacroix, donne les plus heureuses espérances. Mais tous ces messieurs auroient besoin de ne pas connoître la fortune de leurs parens; car le système de douceur adopté dans cette maison, dont le chef ne manque pas de surveillance et de zèle, fait retomber toute la fatigue sur les répétiteurs, qui sont plus à la chaîne que les élèves. Là, comme dans toutes les maisons d'éducation, on peut dire des maîtres, que ceux qui taillent la vigne et qui préparent la récolte et la vendange, sont les plus mal partagés.
On se croit même souvent dispensé à leur égard de procédés honnêtes et francs. Eux seuls sont pourtant chargés de former le cœur et de cultiver l'esprit des élèves. Les parens dédaignent de les voir. Les professeurs en titre et les directeurs des maisons d'éducation ont de beaux salons pour recevoir les pères et mères, qui savent bien que celui à qui ils comptent leur argent n'est presque jamais celui qui surveille directement les progrès, la tenue, la conduite, et sur-tout les mœurs de leurs enfans. Il est bien singulier que l'on soit si scrupuleux sur le choix d'un bon médecin, et si apathique sur celui d'un bon maître. Un charlatan est-il plus dangereux qu'un pédagogue hypocrite et cafard, libertin ou ivrogne, ou quelque chose de pis encore?
Le gouvernement a déjà voulu nétoyer cette étable d'Augias; mais si l'intérêt particulier ne le seconde point; si le répétiteur couvert de haillons ne prouve pas que son indigence est la faute du sort; si ses talens et ses vertus sont la moindre chose dont on s'inquiète; si ses honoraires sont moindres que ceux d'un homme de journée; s'il est un objet de ridicule ou de mépris pour les chefs de maison et même pour les domestiques qui le servent par protection, ou pour les élèves qui l'écoutent par complaisance et par routine, comment ne deviendra-t-il pas insouciant s'il n'est pas déjà vicieux? Toutes les pensions doivent leur réussite ou leur perte à leurs répétiteurs; les parens leur doivent le bonheur, le succès ou le désespoir de leur famille. «Tendre mère, dit Quintilien, voilà donc ce cher objet de tes vœux; il te serre dans ses petits bras innocens; tu comptes tes jours, tes momens, tes heures par ses caresses; mais tu le vois grandir, et tu trembles en tressaillant de joie. Il a besoin d'un nouveau père, d'un nouvel être: il ne balbutie pas encore, et tu lui cherches un maître.» Ce trésor n'est donc pas si facile à trouver qu'on se l'imagine, dans certaines maisons d'éducation, où l'on marchande les précepteurs comme les légumes, où les bons sujets portent ombrage aux chefs, qui les congédient tous les huit jours, et vont les remplacer au magasin, bien ou mal assorti.
«Si je remercie les dieux de m'avoir donné un fils, écrivoit Philippe à Aristote, je les remercie encore plus de m'avoir donné en vous un maître qui le rendra digne de vous et de moi.» Ce trésor seroit moins rare, si l'intérêt et l'avarice ne formoient pas des maisons d'éducation comme des comptoirs de commerce; si les parens et les instituteurs se donnoient la main pour connoître et payer les personnes qui sont chargées de leurs enfans; si les précepteurs passoient à un examen plus sévère sur leur moralité et sur leurs talens; si les enfans de tout âge n'étoient pas confondus; si chaque cours étoit isolé pendant l'étude et les récréations, pour ne se trouver au collège qu'au moment des classes. On dit que les pensions sont trop multipliées, et moi je crois qu'elles sont trop confondues et trop peu nombreuses. Aucun établissement n'est plus funeste et plus profitable à l'État, et ne mérite plus de protection, de répression et de surveillance immédiate de sa part, que celui qui par sa nature fixe la destinée des générations futures: c'est une bonne ou mauvaise maison d'éducation! Les vices qui s'y mêlent aux sublimes vertus qu'on y cultive avec tant de soin, exposent au plus grand danger l'innocence ingénue, qui n'ouvre souvent les yeux qu'en se précipitant dans l'abyme. À Dieu ne plaise que je donne plus de détails sur cet article! mais j'en ai assez vu pour désirer la formation d'un jury civil, mais secret, continuellement en activité, composé d'hommes pris hors du corps des maîtres et maîtresses, payé à leurs frais, et chargé de la surveillance de tous les chefs de ces établissemens, de la moralité des hommes qu'ils emploient, de la répression des abus qui s'y commettent, des vexations que le plus fort suscite au plus foible, de l'audition des plaintes qu'on étouffe souvent pour ne pas ébruiter des crimes honteux, dont la publicité seroit aussi dangereuse que l'impunité. Ce jury fixeroit les honoraires des précepteurs, régleroit le mode de leur paiement, connoîtroit des motifs de leur sortie, et appelleroit en sa présence les deux parties si elles le requéroient, et ne permettrait jamais à un chef de maison de congédier un précepteur, ni à celui-ci de sortir, sans un écrit motivé dont l'agresseur seroit tenu d'envoyer copie au jury qui le transcriroit sur ses registres. Ce moyen, en prévenant la mauvaise humeur des deux côtés, étoufferoit la calomnie et commanderoit la justice et la vérité.
Le premier jury d'instruction devroit siéger dans le cœur des pères et mères. Combien peu instruisent l'homme pour l'homme, et non pour leur satisfaction personnelle! «Ô! Cornélie, vos bijoux étoient vos enfans, mais si vous les pariez, c'étoit plutôt pour eux que pour vous. Vous disiez à leurs maîtres: Peu importe qu'ils soient savans pourvu qu'ils sachent toujours se suffire à eux-mêmes, et qu'ils n'ayent point une valeur empruntée.» Tous les parens tiennent à-peu-près le même langage; mais en donnant à l'instruction ce luxe homicide qui tue le travail et fait naître l'orgueil, ils divisent la société en deux branches, l'une oisive et paralysée en naissant; l'autre avilie et nourricière de sa sœur, toute fière de sa glorieuse inutilité. Jadis un enfant pâlissoit pendant dix à douze ans à l'étude des langues, et parvenu à sa dix-septième année, il abhorroit le travail manuel, comme un hydrophobe une source limpide.
Les parens eux-mêmes, pour nourrir son émulation par la vanité, le menaçoient de lui donner l'état pour lequel ils connoissoient son aversion. Ainsi, l'enfant dont la nature auroit fait un bon artisan, ne sera qu'un avocat sans cause, un mauvais prêtre, un charlatan, et en somme un paresseux demi-savant, incapable de planer et de ramper. De combien d'exemples pourrois-je appuyer ce principe si j'ouvrois notre histoire, sur-tout depuis quinze ans! Nous venons de faire un grand pas en avant par l'étude des mathématiques, dont l'application universelle marie les sciences aux arts mécaniques, et peut guérir jusqu'à certain point les maux du vieux préjugé contre le travail manuel.
Je sais que par les mathématiques, Archimède à lui seul fit pâlir les légions romaines; qu'à sa voix, comme aux accords d'Amphion, les vaisseaux s'élevoient dans les ports de Syracuse; que ses leviers, plus forts que la ceinture de la vestale, mettoient à flot des énormes machines que des milliers d'hommes ne pouvoient pas ébranler; que de nos jours un philosophe mathématicien a charmé nos sens par sa mélodie calculée du Devin du Village; qu'un autre, sans mécanique, a fabriqué dans mon pays un magnifique buffet d'orgues; enfin, que l'année dernière de jeunes élèves de l'École Polytechnique, sans avoir jamais manié ni cognée, ni marteau, ont fait une chaloupe canonnière avec une adresse, une intelligence et une perfection admirables. Mais tous ceux qu'on destine à l'étude des sciences mathématiques, sont-ils capables d'en saisir les rapports, ou de se les utiliser pour le métier que la nature leur destine? Il faut des siècles pour produire un grand homme, et nous traitons nos enfans comme s'ils étoient nés des phénix. Le plus brillant cours ne donne jamais plus de trois ou quatre sujets; les autres végètent, et ne font que s'engourdir en essuyant la poussière des écoles. L'âge vient, et l'homme bien ou mal instruit ne choisit plus ni état, ni métier; mais il suit la routine, et ressemble à ces animaux attachés à un pieu, qui ne broutent que l'herbe qui est à leur portée.
«Homme aveugle et insensible, dit Rousseau, tu mutiles pour ton plaisir tes animaux domestiques»; il pouvoit ajouter: tu mutiles pour ton orgueil l'éducation de ton enfant; tu dis de celui-ci en naissant: il sera prêtre; cet autre sera militaire; je ferai un magistrat du troisième: ils ne sont pas faits pour travailler de leurs mains. Ce plan une fois conçu dans ta tête, tu les conduis à ton but par un sentier qui se rétrécit toujours pour eux à mesure qu'ils avancent en âge.
Si l'on eût agrégé des corps de métiers aux anciens collèges, les sujets foibles qui n'avoient eu d'autres ressources que le sacerdoce, ne seroient pas restés à l'abandon. On avoue que les demi-talens rendent l'homme malheureux; mais on ne songe pas à lui donner des talens entiers, en utilisant ses bras comme on veut meubler sa tête.
Ne faisons-nous pas chaque jour pour nous-mêmes l'application de l'utilité de ce précepte, par la crainte qui nous tourmente lorsque nous devons nous éloigner de notre pays? Aller en Russie, en Chine, dans le Mogol: oh! mon Dieu! mon Dieu! comment faire pour y vivre? Les Chinois et les Russes n'ont-ils pas les mêmes besoins que tes compatriotes? Un avocat et un savant doivent apprendre la langue du pays; mais tu n'as besoin que de tes outils, et même que de tes bras: l'univers est ta patrie lorsque tu sais un métier. Si l'éducation a civilisé en toi cette rudesse trop naturelle aux artisans, tu possèdes ce point d'appui qu'Archimède cherchoit pour soulever l'Univers. Ton industrie, utilisant tes connoissances, te fait franchir les climats; et quelque part que tu arrives, le sauvage et le citadin t'attendoient. Véritable Orphée, la nature et la société disent, à ton aspect:
... Dic ubi consistes? cœlum terramque movebo.
«Dis où tu t'arrêteras? je déplacerai pour toi le ciel et la terre.»
On est revenu du principe de Rousseau, qui ne vouloit pas forcer les enfans à la contrainte des langues, avant l'âge de puberté; comme si la jeune vigne n'avoit pas besoin du tranchant de la serpe ou du lien sur l'échalas. Dieu n'a pas dit en vain que la terre ne produiroit à l'homme que des épines et des ronces. Riche ou pauvre, jeune ou vieux, la loi est faite pour tous; il faut la défricher en naissant, par l'étude et le travail manuel, ou en vieillissant, par le dégoût, la servitude et le remords. On ne recueille rien de bon sans l'avoir semé, et on ne sème pas quand on veut. Direz-vous, je suis riche, je n'aurai besoin de personne, et je ne veux pas gêner mon fils unique? mais la richesse, en dépouillant l'homme titré, dont vous héritez aujourd'hui, ne peut-elle pas vous exiler demain comme moi? Que n'avez-vous été témoin de nos soupirs et de nos larmes à Konanama et à Synnamari! Combien nos grands vicaires, nos littérateurs, nos gens de robe et d'épée regrettoient de ne pas savoir de métier! Combien ils envioient le sort des cordonniers, des menuisiers, des tailleurs! Que l'exil est une bonne leçon contre la paresse, l'orgueil et la suffisance! Combien le savant, dans un désert de sept cents lieues, à côté du charron qui lui fait un canot, s'humilie sincèrement, et reconnoît de bonne foi son infériorité et sa dépendance! Qu'il dit souvent en lui-même: moi transplanté, je suis inutile ici, et je meurs de faim parmi les hommes de la nature; et celui que je méprisois est riche ici et dans tout l'Univers! C'est dans cet abandon que votre fils unique, devenu un fardeau insupportable pour lui et pour vous, vous fera apprécier trop tard la vérité de cette sentence terrible de Charles Ier, entre les mains de Cromwel: Quel misérable spectacle que celui d'un chef découronné! Aimez donc vos enfans pour le travail, vous les aimerez pour eux-mêmes; sacrifiez courageusement vos caresses puériles à leur bonheur; instruisez-les en naissant, à l'instar de François de Sales, qui balbutioit le nom de Dieu aux orphelins à la mamelle; balbutiez au vôtre celui de travail; maniez avec lui la lime et le rabot; apprenez-lui à ne mépriser aucun état manuel; prouvez-lui bien sa foiblesse; respectez devant lui tous les artisans honnêtes et sobres; expliquez-lui bien que la gloire est attachée à toute profession avouée par une honnête industrie, et que si le préjugé et la sottise confondent le métier avec l'artisan dégradé, le bon sens les sépare comme l'or d'avec la cendre.
Votre enfant, ainsi occupé dès le berceau, sera tout disposé à son apprentissage; et s'il a des talens, que les hautes sciences fassent ses délices, vous avez ménagé sa constitution et sa santé pendant ses heures de loisir. Ne vous bornez point aux connoissances contemplatives; supposez toujours qu'il ira dans un désert, où la robe et l'épée sont inutiles; suspendez depuis douze jusqu'à treize ans et demi le cours de ses études, pour lui donner à son choix un état manuel. Qui sait si quelque jour le gouvernement n'agrégera point à ses lycées un certain nombre d'artisans distingués, à qui il confieroit les écoliers, depuis tel âge jusqu'à tel âge? Quel ouvrier ne seroit pas honoré d'un pareil choix? l'enfant en sauroit toujours assez pour se perfectionner au besoin.
............. Labor omnia vincit
Improbus, et duris urgens in rebus egestas.
Aujourd'hui les sciences à la mode comme les rubans, sont la physique et les mathématiques, les langues anciennes et modernes. Tous les parens en faisant enseigner à un marmot de huit ans, le dessin, la danse, la musique, le grec, le latin, l'anglais, l'allemand, l'algèbre, croyent élever un Archimède, un Euclide, un Vauban, un Turenne, un Napoléon, un Corneille, un Racine, un Gluck, un Lulli, un Vestris; comme si tous les hommes étoient fondus dans le même moule, ou que les maîtres pussent donner la science infuse à leurs élèves; que ceux-ci pussent apprendre en même-temps, sans confusion, toutes ces sciences, dont chacune en particulier suffit pour la capacité ordinaire d'un individu. Avons-nous donc oublié, pour les autres, ce que nous suivons si ponctuellement pour nous?
... Sit quod vis simplex duntaxat et unum.
Je croirois que si chaque pension étoit bornée à ne recevoir que les enfans de tel âge, destinés uniformément à telle ou telle partie d'éducation, les enfans, les maîtres de pension, les répétiteurs et les parens y trouveroient beaucoup mieux leur compte, les mœurs y gagneroient davantage, et cette instruction, comme une encyclopédie méthodique, offrant un ensemble régulier, feroit moins de charlatans et plus de sujets. L'école des sciences, en suivant ce plan autant que possible, au moins par rapport au nombre des élèves, remplit l'épigraphe de son prospectus, et on doit lui dire:
Gratum est quod patriæ civem populoque dedistis.
Malgré que les cours y soient séparés et bien surveillés, que les élèves ne suivent que la branche d'éducation qui leur convient ou pour laquelle ils ont le plus d'aptitude, cependant les jeunes mathématiciens tournent quelquefois en ridicule ceux qui s'adonnent uniquement aux langues; ceux-ci, de leur côté, ont tant d'horreur du calcul et des calculateurs, qu'ils refusent même d'apprendre la table de Pythagore. Ils diroient volontiers aux professeurs d'algèbre, ce que Voltaire écrivoit à un grand ministre, pour l'encouragement des arts et des lettres:
Le vois-tu s'avancer, ce sauvage algébriste,
À la démarche lente, au teint blême, à l'œil triste,
Qui d'un calcul avide, à peine encore instruit
Sait que quatre est à deux comme seize est à huit?
Il méprise Racine, il insulte à Corneille:
Lulli n'a point de son pour sa pesante oreille;
Et Rubens vainement, sous ses pinceaux flatteurs,
De la belle nature assortit les couleurs;
Des X, X, redoublés, admirant la puissance,
Il croit que Varignon fut seul utile en France,
Et s'étonne sur-tout, qu'inspiré par l'amour,
Sans algèbre, autrefois, Quinault charmât la cour.
Ces petits démêlés ne font pas naître autant l'émulation qu'on pourroit le croire; mais les maîtres sont assez habiles pour ne donner de préférence particulière à aucune branche d'instruction: voilà comme ils remédient au mal autant que possible.
Je devois ce tribut de vérité et de reconnoissance à cette maison, où j'ai connu M. Garat. Son fils m'étoit confié: ce bon père, qui le chérit comme lui-même, n'a pas dédaigné de connoître le répétiteur de son enfant; il a été sensible à mes malheurs; il les a lus, il s'est intéressé à leur publicité. Au bout de neuf mois, quand ma santé m'a forcé de céder ma place, j'ai revu cet ouvrage: je l'achève aujourd'hui. J'ai obtenu justice; et n'ayant rien, je suis riche s'il n'est pas infructueux.
FIN.