Voyage autour de mon jardin
LETTRE XIII.
SUR LE VENTRE.
Gravissez des montagnes, mon cher ami, passez des torrents, descendez au fond des précipices, faites-vous traîner par des chevaux, des ânes, des mulets, des rennes, par des chameaux ou des chiens, selon le pays où vous êtes. Me voici revenu sous mon chêne, encore couché dans l'herbe, mais, cette fois, étendu sur le ventre et le visage à quelques pouces de terre, peut-être serai-je aussi heureux que vous dans notre ardeur commune de voir du nouveau.
Après quelque temps, qu'on regarde attentivement et de près les petites choses, on perd graduellement le sentiment des dimensions; cette mousse verte me semble des arbres et les insectes qui errent sur son velours prennent à mes yeux autant d'importance que des cerfs ou des chevreuils dans une forêt.
La mousse est intéressante à plus d'un égard; outre le charme de sa couleur chatoyante, c'est un agent très important de la nature. Le grand ouvrier qui a construit notre demeure, y a établi les choses de telle sorte que tout vit, meurt et se renouvelle de soi-même, et qu'il semble qu'il ait tout arrangé de façon à ne plus avoir à s'en occuper jamais. La vie et la mort des végétaux, comme la vie et la mort des hommes ne sont que des transitions; la mort est l'engrais de la vie; une chose ne périt pas pour ne plus être, mais pour qu'une autre puisse être à son tour, et, quand un certain cercle est rempli, la dernière production de ce cercle meurt à son tour pour faire revivre la première. Voyez une roche nue, elle se couvre d'abord de taches jaunes arrondies; ces taches sont déjà une végétation.
Des moisissures de tous genres pour lesquelles nous avons une grande répugnance, offrent à l'œil armé d'une loupe de charmantes végétations, de petites forêts qui ont leurs animaux particuliers.
Les champignons qui sont une sorte de moisissure couvrent les lieux arides de leurs formes bizarres et de leurs couleurs variées et souvent éclatantes dans certaines espèces. L'oronge est couleur capucine; le faux oronge est de la même couleur et moucheté de blanc; l'agaric rouge est incarnat, l'agaric visqueux est orangé, d'autres offrent toutes les nuances du pourpre et du brun, ou sont marbrés de diverses couleurs.
Ces premières végétations meurent, et, de leurs débris, laissent sur la roche ou sur le tuf aride un peu d'une sorte de terreau, bien peu, juste ce qu'il en faut pour que certains lichens qui n'en ont presque pas besoin, mais qui cependant ne peuvent s'en passer tout à fait, puissent y végéter à leur tour. Les moisissures que l'on voit sur le pain, sur les confitures, etc., portent à l'extrémité des filaments, de petites têtes qui se crèvent pour laisser échapper une poussière féconde au moyen de laquelle elles se reproduisent. Rien que sur un pot de confitures on peut trouver un grand nombre d'espèces de ces petites végétations, différant entre elles par leur forme et leur fructification.
Il y a une espèce de moisissure particulière qui attaque les grains de blé et qui est simplement une plante parasite.
Les lichens meurent à leur tour et augmentent de leurs détritus, de leurs débris la couche de terre végétale, pour que successivement d'autres espèces de lichens plus fortes s'y étendent et accroissent cette couche de terre en mourant. Ainsi se succèdent des plantes auxquelles on a donné une multitude de noms, jusqu'à ce que la couche de terre ait acquis l'épaisseur et les conditions nécessaires pour que les mousses puissent s'y étaler en tapis de velours.
L'ancienne médecine usait et abusait beaucoup de certain lichens; il y en a un surtout qui était fort en usage, c'est un lichen qui croît sur les crânes des morts, et qui s'appelait usnée du crâne humain (muscus è cranio humano).
J'ai un livre portant la date de MDCLXXXIV, et qui doit se trouver dans les bibliothèques, il est intitulé:
REMEDES
SOUVERAINS
ET SECRETS
EXPERIMENTEZ
De Monsieur le Chevalier Digby,
Chancelier de la Reine
d'Angleterre.
Avec plusieurs autres Secrets et parfums
curieux pour la conservation
de la beauté des Dames.
A PARIS,
Chez GUILLAUME CAVELIER,
au quatrième Pillier de la grande
Salle du Palais, au Palmier.
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M. DC. LXXXIV.
AVEC PRIVILEGE DV ROY.
Ce livre contient, entre autres choses curieuses, des remèdes secrets qui étaient alors comme aujourd'hui de véritables bottes secrètes que la mort enseigne aux médecins, entre autres, la véritable recette pour faire l'orviétan. Je copie:
La véritable composition de l'Orviétan,
ou composition Antidotaire, plus
excellente que la Theriaque
Miel, 1 livre;
Sirop de limon, 4 dragmes;
Sucre fin, une demi-livre;
Eau thériacale, 1 livre;
Racines de: angélique, 1 once;
Coraline, tormentille, scorsonère, rhaphane, dictame blanc, pyrèthre, de chacun 1 once, excepté la tormentille dont il ne faut qu'une demi-once.
Ces racines doivent être pilées et tamisées; vingt et une autres qui suivent, et dont je vous épargne les noms, doivent être pilées, mais non tamisées. On ajoute une dizaine de semences; puis enfin 1 once du premier bois d'un cerf (de la branche droite), 1 dragme de cœur de cerf pilé; une demi-once de perles écrasées, un cœur de lièvre séché au four; le cœur et le foie de deux vipères; une demi-once de corail blanc et de la RACLURE DE CRANE HUMAIN, seulement une demi-once.
Je ne puis m'empêcher de citer encore deux remèdes différents contre l'épilepsie: le premier est excellent, mais pas plus excellent que tous ceux que renferme le livre; il est annoncé sans recommandation particulière: il suffit d'avaler de la fiente de paon, autant qu'il en peut tenir sur une pièce de quinze sous, et l'on est guéri. Voici une considération qui ne s'est pas présentée à l'esprit des financiers qui ont, de ce temps-ci, démonétisé et proscrit les pièces de quinze sous: quand il n'y aura plus de pièces de quinze sous, comment pourra-t-on reconnaître la dose précise de la fiente de paon? heureusement qu'il y a, page 19, une autre recette encore supérieure à celle-ci.
«Remède pour l'épilepsie ou mal caduc, éprouvé par M. Digby, lequel guérit le fils d'un ministre à Francfort en Allemagne, l'an 1659.
«Prenez polipode de chêne bien séchée et réduite en poudre subtile, de la mousse du crâne humain d'une personne qui a souffert une mort violente, raclures d'ongles humains des pieds et des mains, de chacun deux dragmes; racine de péone séchée, une demi-once; du vrai gui de chêne, demi-once. Il faut le recueillir au déclin de la lune, etc.
Avant d'en finir avec ce livre, j'ajoute ici une copie abrégée du privilége du Roi qui est à la fin.
Extrait du privilége du Roi.
Par Grace et Privilege du Roy: Il est permis à Jean Malbec de Tresfel, Medecin Spargirique, de faire imprimer, vendre et debiter un Manuscrit par lui traduit du Latin et de l'Anglois, en langue Françoise qui contient quantité de Remedes experimentez en Medecine et Chirurgie; et ce pendant le temps et espace de sept années entières et accomplies; avec defenses à tous Imprimeurs, Libraires, et autres personnes de quelque qualité et condition qu'ils soient, d'imprimer ou de faire imprimer ledit Livre, sous prétexte de deguisement ou changement qu'ils y pourroient faire, à peine de confiscation des Exemplaires contrefaits, de tous dépens, dommages et interests, et de trois mille livres d'amende; comme il est plus au long porté par ledit privilege. Donné à Paris le quatrième jour de Novembre, l'an 1668, et de nostre Regne le 26. Signé par le Roy en son Conseil.
TRUCHOT.
Registré sur le Livre de la Communauté des Marchands Libraires et Imprimeurs de cette ville, suivant, etc.
ANDRE SOUBRON syndic.
Or le roi dont il est question n'est autre que Louis XIV, Louis-le-Grand qui, en effet, est monté sur le trône, le 14 mai 1643.
Il en est du reste de même aujourd'hui. Moyennant une somme qui varie de 500 à 1500 francs, le roi brevète n'importe quelles industries ténébreuses ou ridicules.
Revenons à la mousse: la mousse périt à son tour après avoir laissé échapper de ses petites urnes une poussière féconde qu'elle confie au vent, et qui la reproduira au loin. On reconnaît facilement dans les mousses les mâles et les femelles, quelquefois, et dans certaines espèces réunies sur le même pied, et séparées dans d'autres espèces: le mâle porte de petits boutons, la femelle, de petites urnes recouvertes d'un opercule qui se détache quand les semences sont mûres, pour que les grains puissent s'envoler sans obstacles.
La civilisation proscrit tout doucement dans les campagnes une chose bien ravissante: les toits de chaume recouverts de mousse, et surmontés d'iris, avec leurs feuilles aiguës et leurs riches fleurs violettes; les tuiles, les ardoises qui flattent l'orgueil des propriétaires sont loin de flatter autant les yeux.
Aux mousses mortes succèdent les fougères: les fougères ont de grandes feuilles empennées, qui ont tout-à-fait le port d'ailes d'oiseaux. La fructification des fougères est fort singulière: sous les feuilles ou plutôt à l'envers des feuilles, vous voyez rangées régulièrement plusieurs lignes de ronds de couleurs brunes; ces ronds sont formés par les semences qui sont comme collées sur l'épiderme inférieur de la feuille. Dans quelques espèces, ces semences sont renfermées dans une membrane qui se déchire.
Les savants se sont emparés des fougères; ils ont appelé les graines spores; ne me demandez pas pourquoi. Les paquets de graines ont reçu le nom de sores; d'autres savants les appellent sporanges; l'anneau qui les entoure, et qu'on aurait pu simplement appeler anneau, de même qu'on aurait pu appeler les graines, graines, et les paquets de graines, paquets de graines, l'anneau a été appelé d'abord gyrus; mais d'autres savants sont venus, qui lui ont donné le nom de symplokium. La membrane qui recouvre les graines s'est appelée d'abord indusium, puis involucrum, puis tegumentum, puis perisporangium; je ne crois pas qu'on l'ait jamais appelée membrane.
Il y a une espèce de fougère, appelée ophyoglosse, qui a passé pour guérir la morsure des serpents; plus tard on a découvert qu'elle ne valait rien contre la morsure des serpents, mais qu'elle était excellente pour faire repousser les cheveux; elle n'est en réalité bonne qu'à faire des matelas pour les enfants, et à former de ses débris une terre sur laquelle pourront croître de plus grands végétaux.
Des savants ont classé, il y a longtemps, l'ophyoglosse, et ont dit que c'était une osmonde; mais cette fougère a été depuis démasquée par d'autres savants; elle a été chassée des osmondes comme une intrigante; elle n'est plus qu'un bostrichium.
O mon Dieu! avez-vous permis aux savants de persécuter ainsi les plantes qu'il vous a plu de répandre sur la terre, et d'ennuyer ceux qui les aiment presque au point de les leur rendre odieuses!
Mais Dieu s'occupe moins des savants que des petits oiseaux.
Voici étalés dans l'herbe, la morgeline, le mouron blanc, qui fait pour eux toute l'année de la terre une table bien servie; et, pour qu'ils n'en manquent jamais, le mouron est, doué d'une fécondité que ne possède aucune plante; pendant l'espace d'une année, le mouron a le temps de germer, de laisser tomber ses graines, et d'en porter d'autres sept ou huit fois. Sept ou huit générations de mouron couvrent la terre chaque année; il occupe naturellement les champs et il envahit nos jardins; il est impossible de le détruire: d'ailleurs, de toutes les herbes habitantes naturelles de la terre, qui disputent le sol aux usurpatrices que nous y introduisons, le mouron est celui qui fait le moins de mal à nos cultures; on dirait qu'il veut se faire tolérer; à peine s'il tient à la terre par quelques racines fines et déliées.
C'est une chose curieuse que de voir avec quelle ardeur certaines plantes autochtones, comme disent les historiens, c'est-à-dire originaires du sol, reviennent promptement à la charge dans les jardins qu'on néglige.
Quittez votre jardin, faites un voyage, et revenez au bout d'une année d'absence.
Certains petits trèfles traçants, le chiendent, les orties, le mouron couvrent la terre en quelques semaines, en telle profusion qu'elles semblent en vouloir dévorer les sucs, pour qu'il ne reste rien aux étrangères; elles affament et étouffent les plantes basses; les arbres que nous avons imposés au sol semblent braver leurs efforts; mais le lierre grimpe lentement de leurs pieds à leurs cimes, les étreint, les domine triomphalement de ses vertes guirlandes: l'arbre dès-lors est vaincu, il faudra qu'il succombe; il vient une saison où les arbres ont perdu leurs feuilles; c'est la saison où les grands vents commencent à régner: d'ordinaire leurs branches nues résistent, parce qu'elles ne donnent pas de prises, mais les feuilles serrées du lierre forment une voile qui reçoit le vent, fait ployer l'arbre et le brise; les lichens l'ont aidé, ils ont couvert le tronc et les branches de l'arbre d'une cuirasse qui lui a dérobé les douces influences de la pluie et du soleil; il a perdu beaucoup de sa force, quand le lierre, au moyen du vent, le renverse sur l'herbe.
Les ronces, de leur côté, armées de pointes aiguës, montent à l'assaut des arbrisseaux; semblable à ce géant fils de Tellus, qui lutta contre Hercule, et qui recouvrait ses forces chaque fois qu'il touchait la terre, la ronce prend racine par toutes les parties de ses longs bras qui rencontrent le sol; elle forme des arceaux et des nœuds inextricables; elle les enlace et les étrangle.
Ce n'est pas tout: la révolte s'est propagée parmi les plantes que nous croyions nos alliées ou nos esclaves les plus fidèles et les plus soumises.
L'églantier a fait mourir de faim le roi que nous lui avions imposé; et, autour de la tête séchée et sans couronne du roi détrôné, il élève avec insolence ses rameaux épineux.
L'amandier sur lequel nous avions greffé les pêchers, a refusé sa sève à l'usurpateur; le pêcher est mort, mais l'amandier a produit de nombreux rejetons, ses enfants à lui, qu'il nourrit avec amour.
La pièce d'eau est devenue un marais rempli de grenouilles; l'herbe a disjoint le marbre du bassin; les allées que vous aviez tracées, que vous aviez battues et couvertes de sables, sont aujourd'hui cachées sous une herbe épaisse; tandis que ces pelouses que vous aviez tenues si unies, si pures d'herbes étrangères, ce ray-grass que vous aviez fait venir d'Angleterre; ces pelouses ont été envahies par le trèfle, par la mousse, par toutes sortes de plantes et de champignons.
Tout est changé, tout est détruit, les exilés sont rentrés, les esclaves ont brisé leurs chaînes, les usurpateurs et les tyrans sont détruits, votre jardin est plus sauvage que les champs les plus abandonnés. Il y a une réaction terrible contre l'homme: les plantes indigènes sont dans l'effervescence du triomphe, elles se livrent à des saturnales, à des orgies de végétation et de liberté.
Vale.
LETTRE XIV.
Mon gazon est rempli de violettes de toutes les espèces connues. Voilà encore une fleur qui a eu bien du mal à triompher des fadeurs et des lieux communs des petits versificateurs, qui en ont parlé sur ouï-dire, et tous les uns après les autres. On ne m'accusera pas de malveillance à l'égard de la violette, moi qui en ai fait une pelouse entière! et voyez quels soins j'en ai pris, voyez comme je les ai à demi-ombragées d'arbres pour qu'elles ne reçoivent du soleil que des rayons adoucis. Le noyer noir d'Amérique, le frêne à bois jaune, des acacias à fleurs roses et à fleurs blanches, le peuplier blanc dont les feuilles sont doublées d'argent, le sorbier avec ses bouquets de corail, l'ébénier avec ses grappes d'or, le marronnier rouge avec ses grands thyrses roses, le hêtre au feuillage pourpré, ne sont là que pour leur donner un ombrage salutaire pendant les ardeurs de l'été. Eh bien! il faut que je dévoile la violette jusqu'ici méconnue; je l'aime, mais je la connais, c'est le signe des passions invincibles: je ne puis être désillusionné, puisque je la connais et que je l'aime comme elle est.
Tous les versificateurs, les faiseurs de romans, les poëtes des diablotins et des mirlitons vont s'insurger contre moi, contre moi qui leur ai appris déjà qu'on ne pouvait pas danser sur la fougère et très difficilement sous la coudrette, deux choses sous prétexte desquelles il s'est fait trois cent mille vers pour le moins.
La violette n'est pas modeste.
Pourquoi avez-vous dit que la violette était modeste? parce qu'elle se cache sous l'herbe. La violette ne se cache pas sous l'herbe, elle y a été cachée par la nature. On n'est pas modeste pour être d'une naissance humble et obscure.
Pourquoi ne dites-vous pas que l'or est modeste, lui qui est caché dans les entrailles de la terre, et qui même lorsqu'on l'a trouvé se déguise en quelque minerai qui n'a guère l'air d'être de l'or?
Pourquoi ne dites-vous pas que les diamants sont modestes, eux qui sont cachés dans la terre, bien plus encore que l'or, et qu'il faut briser et tailler pour leur arracher leur éclat?
Pourquoi ne dites-vous pas que les perles sont modestes, elles qui ne se trouvent que dans les gouffres de la mer.
Mais la violette! la violette est née dans l'herbe, il est vrai; mais que d'intrigues pour en sortir! outre les couleurs qu'elle affecte et qui la font distinguer facilement, n'exhale-t-elle pas ce parfum provoquant qui la ferait découvrira un aveugle. La violette modeste! voyez où elle est arrivée; elle a couvert de sa livrée le chefs de l'Église, les évêques et les archevêques; le noir est le deuil de tout le monde, la violette est devenue le noir des rois, et le deuil de la pourpre, la violette modeste!
Mais voyez donc ses agaceries, ses coquetteries: la voici blanche, la voici double comme une petite rose, blanche, violette, grise, rose.
Quand elle a vu qu'on la mêlait à la politique, loin de se dérober aux ovations et aux persécutions qui les préparent, elle a eu le charlatanisme de se montrer tricolore! Voyez-la ici, sa corolle extérieure est violette, les pétales internes sont bleues et roses; déguisée ainsi, les jardiniers l'appellent violette de Bruneau.
La violette modeste! elle a été proscrite, persécutée, exilée, ce qui n'est qu'autant de coquetteries.
La violette modeste! allez à l'Opéra, deux cents femmes ont des bouquets de violettes à la main.
Comme elle se venge d'être née à l'ombre!
Mais il faut que je vous révèle encore une des ruses qu'elle emploie pour se faire valoir; les autres fleurs laissent conserver leurs parfums dans des essences; les parfumeurs nous vendent l'hiver l'odeur des roses, celle des jasmins, des héliotropes. La violette seule a toujours refusé de se séparer de la sienne, ce n'est que dans sa corolle qu'on la trouve; les parfumeurs sont obligés de faire avec la racine de l'iris de Florence, certaine fausse et âcre odeur de violette, dont vous reconnaissez l'insuffisance au printemps.
«Vous voulez respirer l'odeur de la violette, ma bien bonne amie, dit-elle à la femme qui la désire, attendez que je revienne; respirez des roses, respirez des jasmins, il n'y a pas besoin pour cela de roses et de jasmins, les parfumeurs mettent leur odeur en bouteille; mais moi, ma chère, il faut m'attendre.» Ainsi parle la modeste violette.
La violette est une espèce particulière de Cincinnatus, comme en ont produit les temps modernes, qui ne se retirent à la campagne et ne mettent la main à la charrue, qu'à condition qu'on les y vienne chercher pour les faire consuls, généraux ou dictateurs.
Les anciens poëtes prétendent que, lorsque Jupiter eut métamorphosé Io en génisse, il fit naître la violette, pour lui offrir des herbages dignes d'elle; c'est ce qui m'a donné l'idée de former une pelouse entièrement composée de violettes.
Il s'exhale souvent de certaines fleurs plus et peut-être mieux que des parfums; je veux parler de certaines circonstances de la vie qui y restent attachées, de certains souvenirs qui ne s'en séparent plus, comme les hamadryades ne pouvaient quitter leurs chênes!
Il y a longtemps, mon cher ami, quelqu'un que je ne vous nommerai pas, s'avisa assez sottement d'une violente fantaisie pour une femme extrêmement coquette. Le bon jeune homme avait quelque raison de penser que la belle n'était pas insensible; un matin qu'il lui faisait une visite et qu'elle avait du monde, on vint à parler d'une grande soirée qui devait avoir lieu le jour même. Etes-vous invité? lui demanda-t-elle. Oui, Madame. Y viendrez-vous! Le jeune homme remarqua qu'elle n'avait pas dit: y irez-vous? Donc, elle y allait et elle voulait l'en avertir.
A peine sorti, il s'empressa de lui envoyer un bouquet; c'était un simple bouquet de violettes, mais de violettes rares et peu connues, de violettes roses doubles, qui sont peut-être moins jolies que les autres, mais dont on ne voit jamais chez les bouquetières, je ne sais trop pourquoi. Il savait que les femmes, en général, ne veulent pas tant être aimées qu'être préférées, et que la fleur qu'une femme sera la plus heureuse de recevoir, ne sera pas la plus jolie; mais celle que les autres femmes ne peuvent avoir.
Il ne faut pas croire que l'amour que les femmes ont pour les bijoux et les pierreries soit de l'avarice: les femmes sont des dieux qui mesurent leur puissance à la beauté des victimes qu'on immole sur leurs autels; la plupart ont le bon sens de ne pas se croire plus belles, parce qu'elles ont beaucoup de diamants; mais elles aiment à faire voir combien on les a trouvées belles, puisqu'on leur a donné tant de si beaux diamants.
Il comptait beaucoup sur le bouquet de violettes roses:
Les amants ont, entre autres avantages sur les maris, celui-ci que les maris doivent donner des diamants, et que les amants ne peuvent donner que des fleurs.
Ainsi, quand le soir il entra au bal, son cœur battait, à l'espoir certain de la voir avec son bouquet; il l'aperçut de loin; elle dansait; elle n'avait pas de bouquet, mais sans doute elle l'avait laissé à sa place. On la regardait beaucoup; les hommes l'admiraient; les femmes cherchaient tout bas dans sa parure quelques fautes contre la syntaxe de la toilette. Notre jeune homme était fier comme un paon; elle avait son bouquet; elle allait le reprendre, le respirer, il se sentait si heureux, qu'il était bienveillant pour tout le monde; il tendait amicalement la main à des hommes que d'ordinaire il se contentait de saluer; il ne tarda pas à fendre la foule, pour s'approcher d'elle. Mais que devint-il, lorsqu'il lui vit à la main un bouquet qui n'était pas le sien; il se sentit pâlir et comme chanceler; il voulut voiler son désappointement par de l'indifférence. Elle l'accueillit à merveille; elle avait vu d'un coup d'œil de femme et le regard qu'il avait jeté sur son bouquet, et le mouvement de sa physionomie. Mais lui ne répondit à ses gracieusetés que par des sarcasmes. Toute la soirée, il s'empressa de mauvaise grace auprès de deux ou trois autres femmes; mais, malgré lui, il ne perdait pas la belle de vue. Son mari le rencontra; il passait devant elle pour la vingtième fois avec des airs distraits, impitoyables; le mari l'arrête, et lui dit: «Avez-vous salué ma femme?—J'ai eu cet honneur, répondit-il sèchement. Elle l'entendit et sourit. Il allait s'éloigner furieux, quand le mari le retint encore, lui prit le bras, lui parla de diverses choses; et, par hasard, le ramena auprès de l'endroit où sa femme était assise. Là, il lui dit: A propos, ne partez pas avant nous, nous vous jetterons chez vous. Il remercia froidement, en disant qu'il était fatigué, et se retirerait probablement avant eux.
A peine cette réponse digne avait-elle été prononcée, qu'il commença à mourir de peur que le mari n'insistât pas. Le mari insista, en ajoutant que sa femme lui avait manifesté l'intention de partir également de bonne heure. Il se rendit alors avec un certain air de mauvaise humeur. En effet, ils ne tardèrent pas à sortir du salon: on demanda la voiture; mais, comme un laquais tenait déjà le marche-pied baissé, le mari se souvint d'un mot qu'il avait à dire au maître de la maison, et les laissa dans l'antichambre.
La belle n'avait perdu aucune des sensations de notre pauvre jeune homme pendant toute la soirée. Elle attendit que son mari fût revenu, et comme il n'avait plus que trois pas à faire pour être auprès d'eux, elle lui montra une violette rose, en lui disant: Tenez, méchant, injuste et ingrat. Ce n'est qu'en lui voyant remettre la violette dans son sein, qu'il s'aperçut qu'elle l'en avait tirée. Le mari était là, on monta en voiture; il ne put remercier même du regard. Alors il comprit et devina ce qu'on ne lui dit que deux jours après. Un autre ami du mari avait apporté un bouquet. C'était un de ces hommes que les femmes appellent sans conséquence; je ne sais si c'était pour cela que le mari avait trouvé son bouquet plus joli que l'autre, et avait insisté pour qu'elle le choisît.
Sur un brin de seneçon dîne de bon appétit une chenille formée d'anneaux noirs et jaunes, je veux la prendre; elle se laisse tomber, s'arrondit en boule et ne fait plus aucun mouvement. Elle ne tardera pas à se filer une petite coque mince, et ce n'est que dans un an qu'elle ressortira de cette coque, sous la forme d'une petite phalène aussi richement vêtue qu'elle l'était sous sa première figure, mais d'une couleur différente. Sa tête, son corselet et son corps sont d'un beau noir; ses ailes supérieures sont d'un noir gris, sur lequel se détache une ligne d'un beau carmin, au-dessous de laquelle est une tache de la même couleur, ce qui forme sur chaque aile une sorte de point d'exclamation. Les ailes inférieures et le dessous du papillon sont de ce même carmin. Il porte ses ailes en forme de toit.
Des fourmis marchent sur l'herbe comme nous marcherions dans une épaisse forêt; il y a pour elles, entre ces brins si serrés, des routes, des chemins et des sentiers.
On a fait sur les fourmis bien des contes, on a inventé, imaginé des fables; on a entassé les mensonges, et, dans le récit des merveilles fausses qu'on a racontées, on est resté fort au-dessous des merveilles véritables.
Les fourmis n'ont pas de greniers où elles amassent pendant l'été des provisions pour l'hiver.
La Fontaine l'a dit, mais La Fontaine s'est trompé. La Fontaine avait de l'esprit et de la bonhomie, mais il ne connaissait pas du tout les acteurs qu'il mettait en scène: un corbeau ne peut emporter un fromage, et un renard ne le lui disputerait pas. La Fontaine ressemble, sous ce rapport, aux traducteurs qui savent très-bien le latin, et qui traduisent d'excellent latin en mauvais français. On peut leur rappeler avec raison que, pour traduire, il ne suffit pas d'ôter quelque chose d'une langue, qu'il faut encore le remettre dans une autre langue. La Fontaine connaissait les hommes, mais ne connaissait pas les animaux sous la figure desquels il les voulait faire paraître.
Suivons des yeux cette fourmi. Vous souvient-il que nous l'avons déjà rencontrée sous les feuilles d'un rosier blanc, alors qu'en chatouillant les pucerons elle leur faisait rendre une liqueur sucrée dont elle est très avide. Ici elles sont en grand nombre, nous sommes près de la fourmilière.
Trois sortes de fourmis habitent la petite cité souterraine; les femelles, les mâles et le peuple; le peuple n'a pas de sexe et travaille, les mâles et les femelles n'ont à s'occuper que d'amour.
Leur demeure souterraine est faite avec beaucoup d'art, de petites galeries aboutissent de temps à autres a des places plus étendues soutenues par des piliers; tout cela est fait avec la terre et une sorte de bave au moyen de laquelle les fourmis ouvrières forment un mortier.
Voici l'époque des amours. Les mâles et les femelles ont des ailes, car ils doivent quitter la terre, et c'est dans les airs que s'accomplit leur hymen. Bientôt ils redescendent des nuages, comme font beaucoup d'autres amants; les mâles n'ont plus rien à faire et meurent, les femelles ont d'autres soins: d'abord, elles n'ont plus besoin de leurs ailes, elles se les arrachent elles-mêmes, si toutefois elles n'aiment mieux laisser ce soin aux ouvrières qui les leur ont bientôt enlevées. Ce n'est plus le temps, en effet, des frivoles parures et des plaisirs. Les voici entrées dans le sérieux de la vie, il faut rester sur la terre; alors les femelles errent dans leur grotte et laissent tomber au hasard leurs petits œufs, dont les rossignols sont si friands, les ouvrières ramassent ces œufs et les réunissent en tas dans les places qui séparent les galeries. Bientôt les larves éclosent et ne tardent pas à se filer de petites coques: quand arrive le moment où elles doivent en sortir, les ouvrières déchirent les coques et leur facilitent ainsi cette opération, puis elles étendent et lissent soigneusement les ailes des mâles et des femelles. De ces œufs il naît, en effet, des fourmis de l'un et de l'autre sexe, et aussi des ouvrières qui n'ont pas d'ailes: pendant quelques jours on apporte à manger aux nouveau-nés, puis on les laisse sortir.
Il y a des espèces de fourmis qui ne sortent guère de leurs demeures, mais celles-ci sont semblables aux peuples pasteurs, elles creusent leur fourmilière au-dessous des racines de certaines herbes aimées des pucerons, puis elles y transportent de ces petites vaches vertes qui trouvent dans ces racines mises à nu une nourriture qu'elles transmettent aux fourmis sous la forme d'une liqueur sucrée.
Où vont ces fourmis en bataillon serré? Je ne dirai pas comme Virgile: nigrum it campis agmen, un bataillon noir marche à travers les champs. Celles-ci sont d'une espèce différente, elles sont de couleur rousse, et vont attaquer un fourmilière de fourmis noires.
Il semble voir les Cimbres et les Teutons à la blonde crinière envahir les contrées du midi.
Elles ont découvert le fort de leurs ennemis, elles descendent à l'assaut, répandent la terreur et la mort; puis, bientôt maîtresses de la place, elles enlèvent les œufs et les larves des fourmis noires qu'elles emportent triomphantes dans leurs retraites. Là, elles les verront naître, les élèveront dans l'obéissance et l'ignorance de leur famille véritable. Ces fourmis noires sont les ilotes, les esclaves des fourmis rouges, qui les font travailler avec elles et à leur profit.
Si vous êtes un peu déshabitué, mon ami, de mesurer l'importance des choses à la taille de ceux qui les font, vous m'avouerez qu'il n'y a aucune différence entre ces insectes qui vivent sous l'herbe et les hommes qui marchent dessus. Si la taille est d'une si grande importance, les chevaux, les bœufs, les chameaux et les éléphants sont bien au-dessus des hommes. Est-il, dans les fastes de la gloire militaire des hommes, une bataille qui se puisse raconter autrement que celle de ces fourmis que nous avons sous les yeux? Et quand on pense que le souverain créateur et le maître des hommes et des fourmis les voit de si haut, croyez-vous que les uns aient plus d'importance que les autres à ses yeux. Combien d'hommes souriraient en nous voyant regarder des fourmis, qui pensent que Dieu a sans cesse les regards sur eux et passe son éternité à se préoccuper de ce qu'ils pensent de lui.
N'avons-nous pas, comme ces fourmis, des ailes que nous développons à l'époque où l'amour nous élève au ciel; ces ailes ne nous sont-elles pas arrachées plus tard par les nécessités de la condition humaine, par d'autres gens qui, étrangers aux ravissantes poésies de l'âme et de l'amour, nous ramènent aux réalités de leur existence et nous enchaînent sur la terre parmi eux, pour nous y occuper de vils calculs et de lucres honteux?
Sérieusement, mon ami, n'êtes-vous pas surpris des merveilles qui entourent l'homme, et qu'il ne se donne pas la peine de regarder? n'êtes-vous pas honteux de tout le chemin que vous avez fait, de toutes les fatigues que vous avez éprouvées, de tous les dangers que vous avez courus, quand vous comparez les récits que vous avez le droit de me faire à ceux que je vous fais sans sortir de chez moi? Et c'est en vain, mon ami, que vous comptez, pour rétablir l'équilibre, sur les broderies que tout voyageur ajoute à son canevas; je ne vous dis que des vérités, mais des vérités que vous n'auriez pas inventées. Le mensonge est toujours obligé de se soumettre au soin gênant d'être vraisemblable, la vérité marche sans ce souci mesquin et embarrassant.
Je me rappelle un des plus amusants contes de fées que j'aie lus; j'en ai lu beaucoup, et je les aimais autrefois.
Trois princes sont envoyés au hasard par le roi leur père pour lui rapporter des merveilles des pays lointains. Celui dont le présent sera le plus extraordinaire lui succédera sur le trône. Le plus jeune, celui que le conteur favorise évidemment, apporte une noix, ses frères sourient dédaigneusement. On casse la noix, il en sort une noisette, la noisette renferme un pois, le pois une graine de chènevis, le grain de chènevis un grain de millet; on ouvre le grain de millet, et l'on lire du grain de millet une pièce de toile de vingt aunes de long.
Certes, quand je lisais avidement tant de beaux récits, quand je voyais tant de génies, d'enchanteurs, de fées, de belles princesses, de princes amoureux et braves, il m'est arrivé plus d'une fois, à la fin du volume, de m'arrêter et de continuer le rêve dans mes pensées; puis je me réveillais et je pleurais de douleur de ne vivre que dans la vie, au lieu de vivre dans les contes des fées; mais bientôt je découvris que la vie réelle renfermait cent fois plus de merveilles que ces charmantes épopées; et je me consolai de mon sort.
Amoureux, je me sentis couvert des armes enchantées qui rendaient les chevaliers invulnérables. Ma force me semblait invincible et mon courage au-dessus de ma force. La pensée de celle que j'aimais était un talisman; son nom, une parole magique qui triomphait des obstacles et rendait tout impuissant contre moi.
Un jour, j'allais chercher sous l'eau un malheureux qui se noyait; il me saisit, s'enlaça autour de moi comme un serpent; j'allais mourir avec lui, je prononçai le nom de Magdeleine, et, animé d'une force surnaturelle, je revins sur l'eau portant le noyé sur un bras et nageant de l'autre.
Une autre fois, je lui écrivis:
«On veut te marier, ce bonheur qu'un autre te promet je te le donnerai. Veux-tu de la richesse, de l'or, j'en aurai, parle, que veux-tu? il n'est rien qui soit au-dessus de mes forces. Veux-tu un palais de marbre et de l'or à le fouler aux pieds! veux-tu des honneurs? veux-tu être reine? Magdeleine, tout est à toi! tout ce qu'il y a dans le monde, car, je le sens, personne ne pourra me disputer ce qu'il me faudra atteindre pour te conquérir. Attends un an, attends un mois, attends un jour, et je te donnerai une couronne...»
Et j'étais vrai, je sentais que j'en avais la puissance. Et un autre jour, qu'elle m'avait dit qu'elle m'aimait, je sortis de chez elle si grand, que je me baissais de peur de décrocher quelque étoile ou d'y brûler mes cheveux, et j'évitais de choquer les passants, dans la crainte de les briser en éclats comme du verre.
Les fleurs commencèrent à me parler: La rose blanche n'avait pour les autres que des parfums; pour moi, elle avait des paroles qu'elle répétait à mon cœur; le chèvrefeuille avait pour mes lèvres de douces caresses, et exhalait pour moi seul, non pas son parfum ordinaire, mais l'odeur de l'haleine de celle que j'aimais. Le vent avait aussi des voix douces et mystérieuses.
Puis tout à coup, je ne sais quel méchant enchanteur se vint jeter au milieu de tous ces miracles. Magdeleine devint une femme comme toutes les autres, moi je fus changé en je ne sais quel animal stupide. Les fleurs ne furent plus que des fleurs pour moi comme pour les autres. Le vent dans les cimes des arbres ne me dit plus rien. Le chèvrefeuille n'eut plus que son odeur que respire tout le monde. Depuis, je n'ai plus trouvé de merveilles en moi; mes premières années, comme des mères prodigues, avait ruiné et déshérité les dernières.
Mais je me suis fait spectateur dans la vie, et j'ai regardé.
Alors en voyant les autres, j'ai vu que j'avais fleuri comme fleurissent les fleurs, que mon âme s'était épanouie, et avait exhalé son parfum qui est l'amour; puis ma riche corolle s'est séchée et est tombée; que cela devait être ainsi, que j'avais fini mon rôle et que j'avais pris le bon parti, en m'asseyant le moins mal possible pour regarder les autres hommes.
Et j'en vins à l'observation de la nature, et je me retrouvai dans toutes les merveilles de mes chers contes de fées, et j'en vins à me rappeler le grain de millet et la fameuse pièce de toile, et je me dis: Eh bien! qu'est-ce que cela a donc d'extraordinaire!
En effet, voici une petite graine bien plus petite que celle du millet, voici une graine d'œnothère; mettez-la dans la terre, il en sortira une grande et belle plante avec des feuilles et des fleurs et une ravissante odeur, puis cinq ou six cents graines d'où sortiront cinq ou six cents plantes. Cette seule petite graine contient pour toujours des générations infinies de plantes semblables avec leurs feuilles, leurs fleurs et leurs parfums.
Vous la mettez en terre aujourd'hui: eh bien! tous les hommes qui couvrent le globe seront morts, qu'il continuera à sortir d'elle d'autres fleurs et d'autres graines qui engendreront d'autres fleurs.
Où est maintenant votre mauvais miracle et vos malheureuses vingt aunes de toiles?
Pourquoi mettre vingt aunes de toile dans votre grain de millet? il contenait bien plus que cela, il contenait pour toujours de belles tiges avec de longs épis pendants, il en contenait de quoi couvrir la terre entière en moins de dix ans, six mille oiseaux s'en nourriraient eux et leurs petits.
Mon Dieu, que vous êtes grand! et quel beau spectacle vous nous avez donné.
Ah! je comprends maintenant cette joie promise à vos élus, et dont j'ai souri quelquefois ironiquement; cette joie ineffable de vous contempler face à face, je la comprends par les ravissements que me donne la contemplation des plus petits de vos ouvrages, de ceux que vous avez cachés sous l'herbe ou dans l'épaisseur des feuilles. Mon Dieu! quand je me laisse aller à la contemplation de la nature, il me semble que vous n'êtes plus caché que par un voile presque transparent que le moindre souffle d'air peut lever. Mon Dieu que veulent les... gens qui vous demandent des miracles, et les autres... gens qui en racontent? Est-il un brin d'herbe qui ne soit un miracle bien au-dessus de toutes les mythologies de tous les temps et de toutes les nations. Mon Dieu! le moindre des insectes ne me parle-t-il pas mieux de vous et de votre puissance, que ces avocats ridicules qui ont la hardiesse de vous défendre comme un accusé, et disent sur vous tant de sottises et d'absurdités.
Vale.
LETTRE XV.
J'ai connu un homme qui avait toujours été heureux, jusqu'au moment où je ne sais qui lui adressa en présent douze oignons de tulipe.
Je n'ai jamais vu qu'un homme plus embarrassé, c'est un négociant de Marseille auquel un prince africain envoya deux tigres et une panthère, en le priant de les garder pour l'amour de lui.
Notre homme demanda à quelqu'un si les tulipes venaient dans l'eau et sur une cheminée comme les jacinthes, à quoi il lui fut répondu que non. Il alla voir un ami qu'il avait, grand amateur de tulipes, et lui offrir ses douze oignons. L'ami répondit noblement qu'il donnait quelquefois des tulipes, mais qu'il n'en acceptait jamais, ne se souciant pas de voir déshonorer ses plates-bandes pour quelque fleur sans nom et de bas aloi; d'ailleurs celles qu'il possédait avaient été semées et élevées par lui; c'était une sorte de famille dans laquelle il ne voulait pas admettre d'étrangères.
Notre homme était garçon, et dépensait à peu près la huitième partie de son revenu. Pierre, dit-il à son domestique, M. Réault n'a pas voulu de mes tulipes, à qui puis-je les donner? Pierre avisa que la cour dans laquelle on laissait courir le chien avait été originairement un petit jardin, que deux lilas et un acacia en faisaient encore foi, qu'il ne s'agissait que de retourner la terre, pour avoir cent fois plus de place qu'il n'en fallait pour les douze tulipes, et que dès le lendemain il aurait fait la besogne. En effet, Pierre se leva de bonne heure, et se mit à bêcher la terre. Il avait acheté une bêche et un rateau pour huit francs; son maître trouva que les tulipes lui coûteraient fort cher, et que c'était réellement bien dommage que M. Réault n'en eût pas voulu. La nuit suivante, le chien, qu'on avait jusque là laissé libre dans la cour, se vengea de sa captivité en poussant d'affreux hurlements. Le lendemain, Pierre dit à son maître: Monsieur voilà la terre retournée assez pour planter un millier de tulipes, mais il y a une chose qui m'arrête, je ne sais pas à quelle profondeur on les plante.
—Tu peux bien en agir au hasard, elles viendront comme elles voudront.—Monsieur, j'ai un cousin qui est jardinier, et je lui ai dit de venir ce matin; Monsieur n'aura à lui payer qu'une demi-journée, et les tulipes seront plantées convenablement.
Dans une maison où il fit une visite dans la journée, une femme lui dit: on raconte que vous faites planter un jardin?—Non, dit-il, c'est simplement que je fais mettre dans la terre douze tulipes que m'a envoyées M. Bernard.
—Quel Bernard?
—Bernard de Lille.
—Oh! mais alors ce doit être quelque chose de beau, il passe pour un grand amateur; d'ailleurs on n'envoie pas douze tulipes quand ce ne sont pas des plantes rares et précieuses.
—Je n'en sais rien.
—Comment se fait-il donc que vous n'ayez pas un jardin depuis longtemps?
—Je n'y ai jamais pensé.
—Vous n'avez jamais vu celui de M. Dulaurier?
—Jamais.
—C'est un jardin charmant, nous y sommes allées, ma sœur et moi, avant-hier.
—Vous êtes allées chez M. Dulaurier?
—Pourquoi pas?
—Mais M. Dulaurier est garçon, et...
—C'est bien différent, nous n'irions pas faire une visite à M. Dulaurier, mais nous allons voir son jardin.
—Ah! si j'avais un jardin, vous viendriez le voir?
—Très probablement.
Arnold rentre chez lui très préoccupé; depuis longtemps il avait remarqué cette femme, mais la sensation désagréable qu'il avait ressentie en apprenant sa visite chez M. Dulaurier, l'avertit qu'il s'intéressait à elle plus qu'il ne l'avait cru jusque là. Le jardinier préparait les rayons pour ses douze tulipes, Arnold l'arrête et lui dit:—Pensez-vous qu'on puisse faire un très beau jardin de cette cour?
—Impossible, Monsieur, votre cour est grande comme la main.
—C'est vrai, je voudrais pourtant bien avoir un beau jardin.
—Donnez-moi du terrain, Monsieur, et je m'en charge.
—Je n'ai que cette cour.
—La maison que Monsieur habite lui appartient-elle?
—Oui.
—Pourquoi alors Monsieur n'achète-t-il pas ce grand enclos qui sépare la maison de Monsieur de celle de M. Durut, et que M. Durut veut vendre; on dit que ce sera vendu pour rien.
—Voyons l'enclos.
En effet, l'enclos est grand, quelques parties même sont déjà plantées, un beau rideau de peupliers le sépare du jardin de M. Durut: on va chez le notaire, on vend fort bon marché, Arnold achète et paie, et le jardinier se met à l'œuvre; on remet dans sa cour le chien qui pendant trois nuits n'a pas un instant discontinué ses hurlements.
—Aurai-je un beau jardin? demandait quelquefois Arnold à son jardinier.
—Certainement, Monsieur, répondait celui-ci, vous aurez des choses qu'on ne voit nulle part; vous aurez des roses vertes, et des roses noires, et des roses bleues.
—Vraiment!
—Oui, Monsieur, j'ai la recette pour les faire dans un vieux livre que je tiens de mon père.
—Et c'est très beau d'avoir des roses vertes, bleues et noires?
—Oui, Monsieur, personne n'en a.
Arnold ne quittait plus le jardin ni le jardinier, il faisait planter et déplanter, il fallait que tout fût près pour le printemps prochain. M. Durut, son vendeur, lui fit une visite, puis une autre. Bientôt chaque fois que de sa fenêtre il voyait Arnold au jardin, il y venait le trouver. Heureusement, pensait Arnold, quand les peupliers auront des feuilles, il ne pourra plus voir si j'y suis. M. Durut était un homme de cinquante ans, invariablement vêtu d'une redingote verte râpée et d'un chapeau crasseux, qui était en guerre avec tout le voisinage, et se ruinait à suivre des procès entés les uns sur les autres. Comme il était fort préoccupé de ses procès, il en parlait sans cesse et en ornait le récit de toutes sortes d'invectives et de malédictions contre ses adversaires; en outre, il n'avait pas l'air de se rappeler qu'il avait vendu son enclos. Quand il en parlait, il disait toujours mon jardin, et blâmait tout ce qu'on y faisait; c'était bien mieux de son temps. Comment, vous déplantez ceci? comment, vous plantez cela? mais vous gâtez tout. Arnold était un homme doux, mais l'ennui le rendait féroce. Un jour que M. Durut lui en avait donné une dose plus forte que de coutume, il dit à Pierre: Quand M. Durut viendra, je n'y serai pas. Le lendemain, M. Durut aperçut Arnold par la fenêtre et vint sonner chez lui; Pierre, d'après les ordres de son maître, répondit qu'il était sorti.—Comment, comment sorti! je viens de le voir dans mon jardin, et M. Durut entra. Arnold était furieux et se contint à peine. Cette fois, il ne se dérangea pas, et, au moyen d'une précaution oratoire consistant en un «vous permettez,» il continua à aider le jardinier, quoique celui-ci eût six ou sept garçons autour de lui. Quand M. Durut s'en alla, Arnold dit à Pierre:
—Qu'est-ce que je t'avais dit? de ne pas laisser entrer M. Durut.
—Je le sais bien, mais il a vu Monsieur dans le jardin, et il est entré malgré moi.
—C'était une raison de plus pour ne pas insister, il aurait dû comprendre que je voulais être seul. Si tu le laisses entrer encore une fois, je te renverrai.
—Mais, Monsieur, alors ne vous montrez pas dans le jardin.
Arnold alors se livra à une sortie éloquente: comment, j'ai acheté le terrain de ce vieux scélérat, et je ne pourrais m'y promener librement! m'a-t-on averti que la propriété était soumise à l'intolérable servitude d'y souffrir sans cesse sa présence. Le jardin est à moi, je l'ai payé, j'y suis chez moi, je ne veux pas le payer une seconde fois, et mille fois plus cher, par l'ennui que cet infatigable plaideur m'y apporte chaque jour. J'avais espéré avoir la patience d'attendre que les peupliers eussent des feuilles, mais tu entends, Pierre, je ne veux plus le voir. M. Durut se présente le lendemain, même réponse de Pierre, même insistance de M. Durut.
—Mais Pierre, je sais bien qu'il y est, je viens de le voir dans mon jardin.
—C'est possible, mais c'est Monsieur qui m'a dit lui-même qu'il n'y était pas.
—Alors, Pierre, allez lui dire que c'est moi.
—Monsieur, c'est inutile, il n'y est pour personne.
—C'est égal, allez lui dire que c'est moi.
—Monsieur, je n'irai pas, Monsieur me renverrait.
M. Durut retourna chez lui, et de sa fenêtre appela Arnold.—Ohé, voisin; Arnold fit semblant d'être très occupé et ne répondit pas. Mais M. Durut ne se décourageait pas pour si peu.—Ohé, voisin, criait-il, ohé, monsieur Arnold. Arnold aurait voulu le battre.—Ohé, jardinier, cria M. Durut, dites donc à M. Arnold que je l'appelle. Arnold quitta le jardin. Les feuilles sont bien lentes à pousser, disait-il en soupirant. Le lendemain, M. Durut vint le voir, trouva chez Pierre la même obstination, et retourna à sa fenêtre appeler Arnold. Celui-ci fit un peu la sourde oreille, mais enfin la patience lui échappa.
—Mais, Monsieur, je vous entends bien, répondit-il.
—Ah! à la bonne heure, répondit M. Durut, c'est Pierre qui me soutient que vous n'y êtes pas; j'ai beau lui dire que je vous vois dans mon jardin, il s'obstine à ne pas me laisser entrer.
—Pierre a raison, Monsieur, je n'y suis pas.
—Comment, voisin, qu'est-ce que cela veut dire?
—Cela veut dire, Monsieur, qu'il y a des moments où j'aime à être seul, que pour être bons voisins il ne faut se gêner ni l'un ni l'autre.
—C'est-à-dire, Monsieur, que je suis consigné à votre porte?
—C'est-à-dire, Monsieur, que vous me ferez le plaisir de me venir voir de temps en temps, mais qu'il faut que chacun soit libre chez soi.
—Je vous entends, Monsieur, je ne vous dérangerai plus.
—C'est ce que je demande, Monsieur.
—Très bien, Monsieur.
Et M. Durut ferma sa fenêtre avec violence. Arnold était bien délivré: mais, de ce jour, les épluchures de légumes, les os de viande de la maison Durut, furent irrévocablement envoyés par-dessus le mur dans le jardin d'Arnold. Je ne veux pas parler d'autres immondices. D'abord Arnold les fit enlever sans se plaindre, mais cependant un jour que la chose avait été plus grave que de coutume, il aperçut M. Durut à la fenêtre et l'appela. M. Durut ne lui répondit pas; Arnold appela une seconde fois; M. Durut cette fois consentit à l'entendre, et dit:
—Monsieur, je n'y suis pas.
—Allons donc, Monsieur, il ne s'agit pas de plaisanter.
—Monsieur, chacun doit être libre chez soi.
—C'est bien, Monsieur, mais je ne veux plus que vous jetiez ainsi vos ordures dans mon jardin.
—Ta, ta, ta, ta, ta.
Et M. Durut quitta la fenêtre. Arnold ordonna de rejeter par-dessus le mur, chez M. Durut, tout ce qu'à l'avenir on enverrait de chez lui. M. Durut alla chez le maire se plaindre que M. Arnold fit jeter des ordures dans son jardin. Le maire demanda M. Arnold et lui fit des reproches; Arnold répliqua qu'il ne faisait que renvoyer ce qu'on lui jetait. Le maire n'en crut pas un mot. Arnold s'impatienta et s'aliéna l'autorité. Trois jours après, une sommation fut apportée par un huissier au domicile d'Arnold. Le roi, d'après la formule employée par les huissiers, qui prêtent ainsi au roi d'étranges choses et d'étranges mots pour les dire, ordonnait à Arnold d'avoir, dedans vingt-quatre heures pour tout délai, à abattre les peupliers qui formaient un rideau entre les deux propriétés, le tout enjolivé des menaces les plus formidables. Arnold fut étourdi du coup et alla consulter un homme d'affaires; celui-ci vint visiter les arbres, et dit: il faudra abattre, la loi est précise; les arbres ne peuvent pas être à moins de six pieds du mur mitoyen, et il n'y a que quatre pieds entre ceux-ci et le mur.
—Mais c'est lui qui les a plantés.
—Cela ne fait rien, les deux propriétés étaient alors à lui; il faut abattre.
—Si je n'abattais pas?
—On vous y contraindrait.
Les peupliers étaient magnifiques, couverts de jeunes feuilles d'un vert transparent, c'était la plus belle courtine verte qu'on pût voir; Arnold était désespéré. Celle pour laquelle il avait fait le jardin lui avait promis de venir voir les tulipes aussitôt qu'elles seraient en fleurs, cela ne pouvait tarder que quelque jours. Ce rideau abattu détruisait tout l'effet de son jardin; il appelle le jardinier et lui demande si l'on pourrait replanter les peupliers à six pieds du mur.
—Certainement.
—Et ils vivraient?
—Non, parce que ce n'est plus la saison; il y a un mois cela n'aurait pas souffert la plus petite difficulté.
Il retourna chez son homme d'affaires.
—Arrangez-vous comme vous voudrez, il faut que je garde mes peupliers.
—Cela dépend du voisin.
—Allez le voir, offrez-lui de l'argent.
L'homme d'affaires fut très mal reçu, et M. Durut ne répondit à ses propositions que par une nouvelle sommation; Arnold alla la montrer à son homme d'affaires.
—Pouvez-vous, par des ressources de chicane, me conserver mes peupliers quinze jours?
—Oui, en faisant opposition à la sommation, et en citant votre adversaire pour s'entendre débouter; nous soutiendrons devant le tribunal que les arbres sont à six pieds et demi du mur; le tribunal nommera des experts et les enverra sur les lieux; les experts feront leur rapport, et nous en aurons pour quinze bons jours, mais cela vous coûtera cher, tous les frais seront à votre charge, et il faudra ensuite abattre les arbres.
—Ensuite... ça m'est à peu près égal.
L'homme d'affaires engagea la lutte, et il arriva comme il avait prévu; seulement le temps s'était refroidi, les tulipes n'étaient pas ouvertes, et l'objet de tous ces ennuis ne venait que pour ses tulipes, il fallut abattre les peupliers. Quelqu'un conseilla à Arnold de faire peindre des arbres sur le mur, c'était assez laid, mais en cette saison il n'y avait pas moyen de rien planter.
Mademoiselle Aglaé devait venir deux jours après, les douze tulipes étaient ouvertes, le temps était magnifique, le jardin était rempli de toutes les fleurs de la saison; Arnold alla voir M. Réault, car mademoiselle Aglaé lui avait dit: Nous nous ferons accompagner par quelqu'un de nos amis; mais cependant ayez chez vous quelques personnes, ce sera plus convenable.
M. Réault, celui qui avait refusé les oignons, était avec plusieurs personnes qui venaient voir les tulipes; il avait une baguette à la main, et faisait la démonstration avec une emphase que ne peuvent se représenter que ceux qui ont vu dans cette situation un amateur de tulipes devant ses plantes en fleurs.
La société était sous une tente, entre deux planches de tulipes plantées par rang de taille. M. Réault s'arrêta un moment pour voir qui entrait, et quand il eut reconnu un profane, il lui dit bonjour d'un signe de tête, et, sans quitter son sérieux, continua sa démonstration; il était alors devant une tulipe à fond blanc, panachée de rameaux violets.
—«Messieurs, disait-il, voici Vandaël, c'est une perle du genre, elle n'est pas dans toute sa beauté, le mois d'avril a été cruel pour nos plantes, et le mois de mars avait été perfide.
«Voici Joseph Deschiens, nous ne connaissons rien qui égale cette superbe plante, le fond est blanc et les stries violettes.»
—Mais, interrompit Arnold, est-ce que celle de tout à l'heure, et que vous appeliez Vandaël, n'était pas aussi blanche et violette? M. Réault sourit dédaigneusement, regarda les autres spectateurs, et sans daigner répondre à Arnold, continua:
«Voici Gluck, blanc et violet, magnifique plante de septième ligne.»
—Pardon, interrompit encore Arnold, mais Vandaël et Joseph Deschiens sont également blancs et violets.
Cette fois M. Réault haussa les épaules avec un mouvement d'impatience; un des assistants lui répondit par un signe à peu près semblable, mais qui, cependant, avait cette nuance particulière qu'il exhortait M. Réault à prendre en pitié le profane et à avoir de la patience. L'autre resta en arrière avec Arnold, et lui dit à voix basse:
—Monsieur n'est pas amateur?
—Non, Monsieur, pas encore, je n'ai que douze tulipes.
—Ah! ah! c'est peu, il y en a dix-huit cents toutes différentes.
—Mais, Monsieur je n'en ai encore regardé que trois qui m'ont paru tout à fait semblables.
—Ah! Monsieur, ces trois plantes se ressemblent comme le jour ressemble à la nuit; elles n'ont, pour des yeux exercés, aucun rapport entre elles.
—Aucun rapport, ceci me paraît fort, Monsieur.
—C'est vous, au contraire, qui ne l'êtes pas, Monsieur, sur les tulipes. Toutes trois sont violettes et blanches, c'est vrai, le fond de toutes trois est blanc, et les panachures sont violettes, mais le violet n'est pas le même.
—Ah! très bien, Monsieur, je vous remercie.
—Il n'y a pas de quoi, Monsieur.
Tous deux revinrent auprès de M. Réault, il touchait de sa baguette une tulipe blanche et rose.
«Czartoriski, Messieurs, fleur de cinquième ligne, je vous recommande la blancheur des onglets, et quelle tenue, Messieurs, quelle tenue!
Et en disant ces mots, M. Réault appuyait sa baguette sur la tige verte de la tulipe, et semblait faire les plus grands efforts pour la courber sans y pouvoir réussir.
—C'est une tringle, Messieurs, c'est une barre de fer.
—Monsieur, dit Arnold à celui qui avait eu compassion de lui déjà et lui avait donné une charitable explication, croyez-vous que M. Réault appuie de bien bonne foi sur sa baguette, et est-ce un grand avantage d'ailleurs que la tige de cette fleur si légère soit une barre de fer comme il le dit.
—Oui, certes, Monsieur, c'est une condition sans laquelle nous n'admettons pas une tulipe dans nos plates-bandes.
—Napoléon Ier, disait M. Réault devant une tulipe blanche et rose, c'est une plante que je vous recommande.
—Ah! ça, Monsieur, dit Arnold à son amateur complaisant, sans vous je dirais d'étranges choses; probablement le rose de ces tulipes n'est pas le même rose, mais enfin si j'étais venu ici j'aurais cru voir deux tulipes multipliées chacune neuf cents fois, l'une blanche et violette, l'autre blanche et rose.
—Dame! Monsieur, quand on ne sait pas.
La démonstration s'était arrêtée un moment. En effet, l'autre amateur était resté saisi d'admiration, écrasé devant le pourpre incomparable. Ah! Monsieur, avait-il dit à M. Réault, permettez que je m'arrête ici. Mon ami, avait-il dit au garçon jardinier, apportez-moi, je vous prie, une chaise pour un instant. La chaise apportée, il s'était assis, avait appuyé ses deux mains sur la pomme de sa canne et son menton sur ses deux mains; là il restait sans parler, les yeux fixes, la bouche entr'ouverte. L'autre quitta Arnold, et vint s'extasier aussi derrière son compagnon. Pour M. Réault, il était debout, immobile, laissant errer sur ses lèvres un sourire ineffable. Arnold ne vit dans le pourpre incomparable qu'une tulipe blanche et rose, dont les couleurs se trouvaient répétées exactement dans quatre ou cinq cents autres, devant lesquelles on avait passé silencieusement, ou auxquelles on n'avait accordé que des compliments qui ne dépassaient pas les limites de la politesse. Enfin, l'enthousiaste se leva et dit:
—Monsieur Réault, je ne veux pas abuser du temps de ces messieurs; mais je vous demanderai la permission de venir seul passer une heure assis devant votre tulipe.
—Monsieur, vous lui faites trop d'honneur.
—Monsieur, je ne lui fais que l'honneur qu'elle mérite.
—Il faut dire, Monsieur, car je ne fais pas ici de fausse modestie, que c'est une plante méritante.
—Ah! Monsieur, c'est un diamant.
—Pardon, monsieur Réault, dit Arnold, et vous aussi, messieurs, pardon; je vous demanderai la permission de dire un mot à M. Réault et de m'en aller, je suis attendu pour une affaire importante.
Il prit M. Réault à part et lui dit:
—Demain, quelques personnes me font l'honneur de venir voir mes tulipes...
—Comment, vos tulipes! qu'appelez-vous vos tulipes?
—Eh! parbleu, mes douze oignons, ceux que je voulais vous donner et que vous avez refusés.
—Ah! ah!
—Voulez-vous me faire le plaisir de venir?
—Voir vos douze oignons?
—Me voir et déjeuner avec moi et trois ou quatre autres personnes; en même temps, vous me direz ce que c'est que mes tulipes; mais ce que je puis vous dire à l'avance, c'est que vous n'avez pas une seule des douze.
—Allons donc!
—C'est comme je vous le dis.
—Parbleu! je suis curieux de voir cela. A quelle heure?
—A onze heures.
—Je serai exact.
—A demain.
—A demain.
Le lendemain mademoiselle Aglaé et sa sœur vinrent un peu après onze heures; mais Arnold fut désagréablement surpris en voyant que c'était M. Dulaurier qui les accompagnait. Presqu'au même instant entrait M. Réault; lui et M. Dulaurier se connaissaient, tous deux se firent des excuses de n'avoir pas encore été visiter respectivement les tulipes l'un de l'autre. Ah! Monsieur, disait l'un, le mois de mars m'a fait bien du tort.—Monsieur, disait l'autre, je vous prierai d'être indulgent le mois d'avril m'a bien maltraité. Le déjeuner était servi; les dames furent surprises, annoncèrent qu'elles ne mangeraient pas et finirent par s'humaniser. Pendant le déjeuner, Arnold s'assombrit visiblement: il crut remarquer entre mademoiselle Aglaé et M. Dulaurier, des signes d'intelligence qui le livrèrent en proie à une horrible perplexité; mais la sœur de mademoiselle Aglaé la lui ôta bientôt en lui annonçant que sa sœur et M. Dulaurier se mariaient dans trois semaines. Arnold comprit alors que «l'incertitude est le pire de tous les maux, jusqu'au moment où la réalité vient nous faire regretter l'incertitude.» Arnold était abasourdi du coup, tantôt il restait sombre et silencieux, tantôt il se livrait à des accès d'une gaîté peu probable et assez mal imitée. On le plaisanta fort sur sa muraille peinte et sur ses arbres à l'huile; enfin, on en vint aux tulipes, aux douze tulipes. C'étaient des tulipes prises au hasard et fort différentes entre elles: l'une était entièrement du plus beau jaune, une autre ouvrait son calice d'un rouge si éclatant que la vue ne s'y pouvait arrêter; celle-ci avait le fond jaune, et sur ce fond s'étalaient des rameaux bruns et noirs; deux avaient le fond blanc, comme celles de M. Réault; de ces deux, l'une était panachée de violet, l'autre de rose. M. Réault et M. Dulaurier se regardèrent. M. Dulaurier sourit, mais M. Réault, après quelques efforts difficilement comprimés, finit par se laisser aller à la plus violente explosion de rire. Les deux femmes et Arnold le regardèrent avec quelque inquiétude, craignant qu'il ne fût pris de quelque accès de folie; mais après cinq ou six minutes il put parler et ses paroles étaient entremêlées de nouveaux éclats de rire. «Ah! mon cher Arnold, je ris trop, cela me ferait mal. Vous appelez cela?
—Parbleu des tulipes.
—Des tulipes! ah! mon Dieu; mais vous me ferez étouffer, parole d'honneur.» Et il se remit à rire de plus belle. Arnold, qui avait pour d'autres raisons tant de colère dans le cœur, était trop heureux d'avoir une occasion de se fâcher contre quelqu'un; il ne regrettait qu'une chose, c'était que ce quelqu'un ne fût pas M. Dulaurier. Cependant, faute de mieux, il demanda froidement à M. Réault s'il serait assez bon, quand son accès serait passé, pour lui en expliquer le sujet.
—Ah! mon cher monsieur, ne vous fâchez pas, mais vraiment ce n'est pas ma faute. Je serais désolé de vous offenser; mais c'est que c'est trop drôle, et surtout, si vous vous étiez vu, quand vous m'avez dit que vous appeliez cela des tulipes.
—Mais vous, Monsieur, quel nom donnez-vous à ces fleurs?
—Quel nom, mon cher monsieur, je ne leur donne pas de nom, elles n'en méritent pas. Écoutez, monsieur Dulaurier, parlez donc aussi; car je veux que M. Arnold sache que ce n'est pas moi seul qui trouve ses tulipes un peu drôles. Oh! la, la; non cela fait mal de rire comme cela.
M. Dulaurier, plus calme, expliqua à Arnold que, il y a cinquante ans environ, les amateurs de tulipes n'avaient que des tulipes à fond jaune panaché de rouge et de brun; que toute tulipe à fond blanc était alors rejetée des collections. A cette époque, comme on avait épuisé toutes les folies imaginables pour les tulipes à fond jaune, on songea à en recommencer une série toute nouvelle pour les tulipes à fond blanc. Après de longs débats entre les révolutionnaires et les partisans des anciennes tulipes, les fonds blancs l'emportèrent, et les fonds jaunes furent honteusement expulsés des plates-bandes et publiquement traités dans des livres et des pamphlets de fleurs dégoûtantes. Ceux qui s'obstinèrent à en laisser fleurir chez eux s'attirèrent les épithètes de fleurichons et de curiolets. Pour ce qui est des tulipes d'une seule couleur, jamais elles n'ont été admises par les susdits amateurs, pas plus par les partisans des fonds jaunes que par les séides des fonds blancs, et enfin pour vos deux tulipes à fond blanc, elles sont absurdes, les pétales étant pointus.
Alors une conversation s'engagea entre MM. Dulaurier et Réault. C'est singulier, disait celui-ci, de voir le goût de nos pères; voici le bizarre noir que nos ancêtres trouvaient très bon marché pour leurs dix écus et dont je ne voudrais à aucun prix dans ma basse-cour avec mes poules.
—Mais, disait M. Dulaurier, n'est-ce pas ici la tulipe de Maëstricht qui fit tant de bruit en 1811 et 1812.
—Eh! mon Dieu, oui.—Cela fait pitié.
—Ne m'en parlez pas.
Enfin la visite se termina à la grande joie du malheureux Arnold, qui put, une fois seul, se livrer à son chagrin et à sa colère. Depuis ce jour, tout alla de mal en pis. Le voisin Durut gardait dans son cœur une blessure immortelle, memorem iram. Dans l'espace de quatre mois il entama contre Arnold cinq procès: sous prétexte que le mur mitoyen avait besoin de réparation, il le fit démolir et reconstruire à frais communs au milieu de la belle saison en mettant les maçons à même le jardin d'Arnold qu'ils écrasèrent. Arnold avait fait faire un bassin qui recevait l'eau de la pluie; M. Durut déterra que la coutume de Paris, article 217, ne permet de faire des cloaques qu'à six pieds de distance du mur mitoyen, et le bassin était à cinq pieds un tiers. Cette fois, l'homme d'affaires d'Arnold ne fut pas de l'avis de M. Durut; il répondit qu'un bassin ne devait pas être appelé cloaque, et que plusieurs législateurs avaient fait cette distinction, entre autres Goupi, qui observe que la coutume de Paris, en prescrivant cette distance de six pieds, n'a pas eu en vue d'obvier au dommage que pourrait causer la filtration des eaux, puisqu'elle ne l'exige pas pour les puits quoique le même danger de filtration s'y rencontre; d'ailleurs à quelque distance que soient les puits ou cloaques, celui qui les fait construire est toujours responsable du dommage qui serait causé par la filtration. La principale raison, dit Goupi et disait l'homme d'affaires d'Arnold, n'est que pour éloigner de chez le voisin la mauvaise odeur qu'exhalent certaines fosses à eau et cloaques; mais, et ici Degodets, autre légiste, est d'accord avec Goupi, la disposition de l'article 217 de la coutume de Paris ne peut pas s'étendre aux puisards et fosses recevant l'eau de la pluie, laquelle n'exhale pas de mauvaise odeur. La coutume d'Orléans, article 243, établit également cette distinction, et Pothier la fait hautement dans son traité du Contrat de Société, article 5, de la communauté des murs mitoyens. M. Durut répondit, l'homme d'affaires répliqua, les tribunaux furent invités à juger la question: on donna raison à l'homme d'affaires dans sa distinction, ce qui fut confirmé en appel et en cassation; mais Durut ne s'abattait pas pour si peu, il fit un nouveau procès. Dans ses nouvelles conclusions, il admettait la définition et la distinction adoptées par le tribunal; il demandait à faire preuve que le bassin d'Arnold méritait le nom de cloaque, et conséquemment rentrait sous l'application de l'article 217 de la coutume de Paris et de l'article 243 de la coutume d'Orléans. Des experts furent nommés à l'effet de faire une descente sur les lieux et d'éclairer le tribunal. Or, dans la nuit qui précéda la visite des experts, Durut, par-dessus le mur, jeta tant d'ordures, d'eaux inqualifiables et de débris étranges dans le bassin, qu'il se trouva métamorphosé en mare infecte et par suite déclaré cloaque par les experts, ce qui amena contre Arnold une condamnation avec dépens, l'obligeant à détruire son bassin. Un autre procès l'obligea à manger ses pigeons qui dévoraient la maison du voisin. Enfin, un jour dans un accès de colère, il s'emporta, je ne sais comment, jusqu'à menacer M. Durut d'un coup de fusil. Celui-ci commença un procès criminel qu'Arnold ne put arrêter qu'en achetant à l'amiable, et un tiers en sus de sa valeur, la propriété de Durut. En un mot, au bout de deux ans les douze oignons de tulipes revenaient à Arnold à la somme de 300,000 francs.
Pour moi, mon bon ami, je n'ai de fleurs que pour les voir et non pour les montrer; je n'ai qu'une cinquantaine de tulipes de toutes les couleurs, je n'en rejette aucune de celles qui me font l'honneur de fleurir chez moi, pas même celles selon le cœur des grands amateurs, et je n'ai pas de voisin, ce qui me rappelle deux aphorismes remarquables de je ne sais quel bouffon.
«N'ayez pas de voisins, si vous voulez vivre en paix avec eux.»
«Et ne donnez rien à vos enfants si vous voulez qu'ils aient pour vous une reconnaissance égale au bienfait.»
Il y a bien des philosophes qui ont fait de gros livres et qui n'ont rien dit d'aussi raisonnable.
Vale.
LETTRE XVI.
QUASI-MARITIME.
Nous nous trouvâmes alors sur le bord d'un ruisseau qui traverse le jardin dans sa largeur et qui va se jeter dans une mare presque cachée sous des saules et des roseaux. Nous côtoyâmes ce fleuve sans nom, qui prend sa source dans une colline couverte d'ajoncs, un peu au-dessus de la vieille maison de bois; le ruisseau roule sur des cailloux et au milieu d'une pelouse verte; sur les deux rives s'élèvent les plantes et les arbres aimant la fraîcheur et le bord des eaux. De toutes parts la vue est bornée par des arbres sous lesquels s'élève le gazon semé de petites pâquerettes et de boutons d'or.
Sur l'une des rives est un peuplier blanc, autrefois consacré à Hercule.
Herculea bicolor cum populus umbra.
Ses feuilles, larges et découpées comme les feuilles de la vigne sont d'un vert sombre et verni au-dessus, et d'une sorte de velours blanc au-dessous. Les Romains en faisaient des boucliers, à cause de la légèreté de son bois, qu'ils recouvraient de cuir de bœuf. C'est de lui que Pline dit: populus apta scutis. Dans certains pays du Nord, il est admis qu'un peuplier blanc en bon terrain prend une valeur chaque année d'un franc. On les coupe d'ordinaire à l'âge de vingt ans, parce qu'alors ils passent pour avoir atteint toute leur croissance. De cette remarque est venu un usage intéressant: quand dans une famille de cultivateurs aisés il naît une fille, le père, aussitôt que la saison le permet, plante mille jeunes ypréaux; c'est la dot de la fille qui croît en même temps qu'elle, en même temps que sa beauté et ses vertus, et n'est nullement faite pour leur nuire.
Dans la souche du peuplier se cache un nid dont l'extérieur est forme de mousses et de menues racines, et l'intérieur délicatement tapissé de crin et de plumes; là quatre ou cinq œufs blancs, rayés et tachés de brun, sont assidûment couvés par une bergeronnette lavandière; pendant ce temps le mâle est à la chasse, nous le voyons marcher sur le bord du ruisseau en balançant gracieusement sa longue queue formée de dix plumes noires et de deux blanches qui lui forment une bordure: le sommet de sa tête et le dessous de son cou sont noirs, il a comme un demi-masque blanc, le reste de son corps est vêtu de gris cendré et de gris de perle. On peut avancer près de lui; s'il s'envole, c'est pour revenir presque aussitôt; mais il est plus probable qu'il ne fait que s'éloigner en marchant sans discontinuer sa vive et gracieuse allure; il est là pour saisir au vol toutes sortes de moucherons, de cousins et de tipules qui ont, pour voltiger au-dessus des ruisseaux, d'excellentes raisons que sans doute nous découvrirons plus tard. La petite femelle qui l'attend ne se distingue de lui qu'en ce qu'elle a la tête brune et ne porte pas de plastron au-dessus du cou.
Plus près de l'eau, sont de grosses touffes d'iris de différentes sortes, élevant du sein de leurs feuilles aiguës des tiges chargées de fleurs; les unes jaunes, les autres violettes; celles-ci entièrement blanches, ou blanches avec une frange bleue; celles-là jaunes et brunes; d'autres jaunes et bleues, quelques-unes d'un bleu pâle.
Ce n'est pas que sur le bord des eaux que se plaisent les iris, il en est une espèce qui est une des grandes libéralités de Dieu, et un des grands luxes qu'il a faits exprès pour les pauvres.
J'ai vu la colonnade du Louvre, mon bon ami; j'ai vu le palais de Versailles, et trois ou quatre autres palais dans d'autres pays où le hasard, l'ennui des lieux que je quittais, plus que le désir de ceux que j'allais voir, m'ont conduit. Je déclare ici que je n'ai rien vu d'aussi beau, d'aussi riche que cette petite maison habitée par de pauvres bûcherons, que je vois de loin, au travers des arbres et par dessus le mur de mon jardin.
Sur le devant sont quatre magnifiques colonnes, quatre grands hêtres, dont l'écorce est aussi unie que le marbre; leur chapiteau vivant est formé de branches et de feuilles qui abritent du soleil et offrent à l'œil des couleurs aussi riches et plus variées que celles de l'émeraude. Des oiseaux y ont établi leur nid et y chantent leur chanson; les fauvettes sont les musiciens ordinaires des pauvres; ils lui chantent sur un beau théâtre, au milieu de splendides décors, par un magnifique soleil levant, une musique toujours fraîche, toujours jeune, qui semble tomber du ciel; et rien de triste ne se mêle à leurs chants; ces charmants acteurs chantent parce qu'il fait du soleil, parce qu'ils sont jeunes, parce qu'ils sont beaux, parce qu'ils sont amoureux, parce qu'ils sont heureux: tandis que ceux que les riches paient si cher chantent, parce qu'ils sont envieux les uns des autres, parce qu'ils sont avares, parce qu'on les paie.
Certes, mon bon ami, si les colonnes de pierre et de marbre ne coûtaient pas fort cher, avouez qu'elles sont loin d'avoir la beauté de ces colonnes qui vivent et qui chantent, dont le chapiteau change de couleur trois ou quatre fois chaque année, et qui laissent tomber des sons mélodieux.
L'architecture, dans sa plus grande magnificence, a inventé le chapiteau corinthien, qui n'est que l'imitation imparfaite de cinq ou six feuilles d'acanthe. D'où vient qu'on paie si cher l'imitation de ce qui ne coûte rien? C'est qu'on n'aime à posséder les choses que pour humilier ceux qui ne les possèdent pas; c'est ce qui fait le prix des diamants, et ce qui fait tant de tort au ciel; c'est le secret des plus honteux sentiments des hommes.
Du pied d'un de ces hêtres s'élève un lierre qui l'embrasse, comme un serpent, de ses replis puissants, et domine sa tête de ses feuilles luisantes et de ses bouquets de petits fruits verts et noirs aimés des grives et des merles.
Moi-même, n'ai-je pas un jour acheté une petite table supportée par une colonne en bois sculpté? Cette colonne représente un tronc d'arbre enlacé par un lierre; c'est d'un fini précieux pour du bois, mais la perfection des arts est d'une révoltante grossièreté à côté de la nature. Eh bien moi, j'ai payé cela deux cents francs! Deux cents francs péniblement gagnés à écrire à l'ombre, dans ma chambre, des choses inutiles, haineuses, quand j'aurais pu, pour rien, voir de si beaux lierres sous le ciel, dans de vrais arbres au soleil, le cœur plein de joie, de bonté et d'amour Derrière les belles colonnes s'élève, mais s'élève bien peu, une petite maison couverte d'un toit de chaume, qui dépasse beaucoup de chaque côté les murailles. Une vigne tapisse la maison de son magnifique feuillage vert l'été, et pourpre à l'automne.
Mais ici se développe un luxe à faire crever de rage et d'envie les riches et les puissants. Un velours mille fois plus fin, plus brillant, plus chatoyant, plus riche que celui qu'on étale avec tant d'économie au-dedans des palais, qu'on a si peur de gâter ou de froisser, un velours vert couvre entièrement le toit de chaume de la maison, et c'est là un vrai et beau luxe. On n'en frémit pas; on n'en est ni l'esclave ni la victime; on le laisse exposé au vent et à la pluie; on peut le gâter: quand celui-là ne sera plus frais, il y en aura d'autres. Ce velours est de la mousse.
Puis, sur la crête, fleurissent des iris; au milieu de leurs feuilles en lames d'épées sortent des hampes de fleurs violettes qui se baignent dans l'air et dans le soleil.
Et aucune de ces splendeurs ne s'use, ne se râpe, comme il arrive aux richesses factices. L'année prochaine, la mousse sera plus épaisse; l'année prochaine, les iris auront encore plus de fleurs violettes; l'année prochaine, les colonnes qui sont devant la maison seront plus hautes et plus grosses.
Et, à quoi sert ce riche velours? A rien autre chose qu'à préserver de la pluie qui glisse sur sa soie la pauvre paille des pauvres habitants de cette pauvre maison! Voilà un luxe! Oh! oui: Dieu aime les pauvres! Mon bon ami, malheureusement, l'homme est trop bête; il dédaigne les richesses gratuites pour user sa vie à la poursuite des pauvretés coûteuses.
Certes, l'homme qui vivrait seul dans une île déserte, ne s'occuperait d'avoir ni de riches habits, ni de somptueux ameublements. Donc, c'est pour les faire voir aux autres qu'on se procure souvent, avec tant de peine, quelquefois avec tant d'infamies, tout ce qu'on appelle le luxe. Eh bien, quel effet produit sur les autres cette exhibition magnifique? Rien autre chose que de leur inspirer de l'envie et de la haine, de les mettre à l'affût de vos vices et de vos ridicules.
Mais que dire à des gens qui, entourés de tant de miracles, s'avisent parfois d'en demander à Dieu ou à ses ministres, et qui, lorsque Dieu et lesdits ministres s'avisent de leur en faire, se contentent de beaucoup moins que de ce qu'ils foulent chaque jour aux pieds?
En effet, croyez-vous que ce soit un aussi grand prodige d'avoir changé l'eau en vin aux noces de Cana que d'avoir, au commencement du monde, créé l'eau des sources, des rivières et des fleuves?
Revenons au bord de notre ruisseau, voyageur à la fois sédentaire et vagabond que je suis.
Le pied dans l'eau, les wergiss-mein-nicht élèvent leurs épis de petites fleurs bleues. Cette jolie plante a reçu de parrains et de marraines inconnus plusieurs jolis noms, de jeunes parrains sans doute, des parrains amoureux, et des marraines charmantes et aimées. Les Allemands l'appellent Wergiss-mein-nicht, les Français Ne m'oubliez pas, ce qui n'en est que la traduction, ainsi que le Forget me not des Anglais.
Je vous ai raconté, mon ami, il y a longtemps, que deux amants qui devaient être mariés le lendemain se promenaient au coucher du soleil sur les bords du Danube; la fiancée aperçut une touffe de Wergiss-mein-nicht, elle désira l'avoir pour fixer, en la conservant, le souvenir de cette belle soirée; l'amant, en voulant la cueillir, tomba dans le fleuve, et sentant ses forces l'abandonner, oppressé, étouffé par l'eau, il rejeta sur le rivage la touffe de fleurs qu'il avait arrachée en voulant se retenir, puis il disparut sous les flots pour toujours; et on avait traduit cet adieu par ces mots, qui sont restés le nom de la fleur, Wergiss-mein-nicht, ne m'oubliez pas.
Les bestiaux qui paissent dans les prés en sont fort avides et la broutent; mais cela ne sert qu'à les faire refleurir une seconde fois à l'automne, ce qu'elle ne ferait pas sans cela. Les savants font pis que les bestiaux, ils la dessèchent et l'aplatissent dans leurs herbiers, et ils l'appellent Myosotis scorpioïdes, Oreille de souris à forme de scorpion. Ce nom leur a été reproché déjà par un autre savant qui s'appelait Charles Nodier, mais qui était en même temps un homme de beaucoup d'esprit.
LETTRE XVII.
Ce ruisseau, qui traverse mon jardin, sort des flancs d'une colline couverte d'ajoncs, ça été longtemps un heureux ruisseau; il traversait des prairies où toutes sortes de charmantes fleurs sauvages se baignaient ou se miraient dans ses ondes;—puis, il entrait dans mon jardin.—Là, je l'attendais; je lui avais préparé des rives vertes;—j'avais planté, sur ses bords et dans ses eaux, toutes les plantes qui fleurissent dans le monde entier, au sein et sur la rive des eaux pures;—il traversait mon jardin en chantant sa mélancolique chanson; puis, tout parfumé de mes fleurs, il sortait de mon jardin, traversait encore une prairie, et allait se précipiter dans la mer à travers les flancs abruptes de la falaise qu'il couvre d'écume.
C'était un heureux ruisseau; il n'avait absolument rien à faire que ce que je vous ai dit:—Couler, rouler, être limpide, murmurer—entre des fleurs et des parfums.
Il menait la vie que j'aie choisie et que je me suis faite, et que je mène,—quand on veut bien me laisser tranquille, quand les méchants, les intrigants, les fripons, les sots,—ne me forcent pas de retourner au combat,—moi, l'homme le plus pacifique et le plus guerroyant du monde.
Mais le ciel et la terre sont envieux du bonheur et de la douce paresse.
Mon cher frère Eugène, un jour, et l'habile ingénieur Sauvage, l'inventeur des hélices, causaient sur les bords de ce pauvre ruisseau, et parlaient assez mal de lui.—Ne voilà-t-il pas, disait mon frère, un beau fainéant de ruisseau, qui se promène, qui flâne sans honte, qui coule au soleil, qui se vautre dans l'herbe,—au lieu de travailler et de payer le terrain qu'il occupe comme le doit tout honnête ruisseau.—Ne pourrait-il pas moudre le café et le poivre?
Et aiguiser les outils, ajouta Sauvage?
Et scier le bois, dit mon frère?...
Et je tremblai pour le ruisseau;—et je rompis l'entretien en criant très fort sous prétexte que ces envieux, ces tyrans, bientôt peut-être, marchaient sur mes vergiss-mein-nicht. Hélas! je ne pus le protéger que contre eux. Il ne tarda pas à venir dans le pays un brave homme que je vis plusieurs fois rôder sur ses rives vertes, du côté où il se jette à la mer. Cet homme ne me fit point l'effet d'y rêver ou d'y chercher des rimes ou des souvenirs,—ou d'y endormir ses pensées au murmure de l'eau.—Mon ami, disait-il au ruisseau,—tu es là que tu te promènes, que tu te prélasses, que tu chantes à faire envie;—moi je travaille, je m'éreinte... Il me semble que tu pourrais bien m'aider un brin; c'est pour un ouvrage que tu ne connais pas, mais je t'apprendrai; tu seras bien vite au courant de la besogne;—tu dois t'ennuyer d'être comme cela à ne rien faire?—ça te distraira de faire des limes et de repasser des couteaux.—Bientôt une roue, des engrenages, une meule furent apportés au ruisseau. Depuis ce temps il travaille; il fait tourner une grande roue qui en fait tourner une petite qui fait tourner la meule; il chante encore, mais ce n'est plus cette même chanson doucement monotone et heureusement mélancolique. Il y a des cris et de la colère dans la chanson d'aujourd'hui; il bondit, il écume, il travaille,—il repasse des couteaux. Il traverse toujours la prairie et mon jardin, puis l'autre prairie;—mais au bout l'homme est là qui l'attend et qui le fait travailler.—Je n'ai pu faire qu'une chose pour lui: je lui ai creusé un nouveau lit dans mon jardin, de sorte qu'il y serpente plus longtemps et en sort plus tard;—mais il n'en faut pas moins qu'il finisse par aller repasser des couteaux.—Pauvre ruisseau! tu n'as pas assez caché ton bonheur sous l'herbe;—tu auras murmuré trop haut ta douce chanson!
LETTRE XVIII.
Il y a cette différence entre les amazones de l'antiquité et celles que nous rencontrons sur nos promenades, que celles-là se brûlaient un sein, et que celles-ci, grâce à des artifices de couturières, en exhibent aux yeux beaucoup plus que la nature ne leur en a réellement accordé.
LES ANTHROPOPHAGES.
Vous seriez bien vain, mon cher ami, si vous pouviez, sans trop mentir, intituler ainsi une de vos lettres: Les Anthropophages! Voilà qui rehausse bien un voyageur dans sa propre estime et dans l'admiration de ses contemporains, d'avoir vu préparer la broche destinée à le faire rôtir!
Nos vêtements, sous prétexte d'honnête pudeur, ne cachent que des jambes mal faites ou des cuisses maigres, et autres défectuosités dont l'aspect porterait par trop atteinte à la chasteté. Les femmes surtout font un singulier abus du vêtement, loin de s'en servir pour cacher leurs formes, elles s'en servent pour montrer fastueusement de ces formes beaucoup plus qu'elles n'en ont réellement. Grâce au mensonge de nos habits, on ne sait guère à quoi s'en tenir les uns sur les autres, et on en est venu à aimer les habits, à s'éprendre de la laine, et à se passionner pour de la soie. Mais c'est une attestation avantageuse, que de pouvoir établir que telle peuplade de gourmets vous a jugé gras, dodu et tendre, a pensé que vous feriez un manger excellent, et a décidé en conseil privé que vous seriez non pas bouilli et assaisonné au riz, comme une vieille volaille; non pas cuit en ragoût et relevé de condiments violents et d'assaisonnements énergiques, comme une viande fade et sans goût, mais honorablement mis à la broche ou sur le gril, et servi au cresson ou simplement dans votre jus.
Je crains à chaque instant, mon cher ami, de recevoir une lettre de quelque compagnon de vos voyages, qui me dise:
Monsieur,
Le 12 août 18..., le roi de l'île ***, ayant donné un grand dîner à l'occasion de ses noces avec la princesse de l'île de ***, j'ai la douleur de vous annoncer que notre malheureux ami y a figuré comme plat du milieu; si ces détails peuvent apporter quelque soulagement à votre douleur, je vous dirai que les sauvages l'ont trouvé excellent, comme nous le trouvions, hélas! avant cette funeste catastrophe, etc.
Mais il n'y a guère d'anthropophages, les hommes ont renoncé à se manger entre eux; ils se tuent encore, il est vrai, pour un oui ou pour un non, sous forme de duel; ils se tuent sans savoir pourquoi, comme militaires et sous prétexte de gloire; ils se ruinent, ils s'emprisonnent, ils se privent les uns les autres de pain, d'air et de liberté, etc.; de ces observations et de mille autres qu'on pourrait faire, il appert que s'ils ne se mangent plus les uns les autres, ce n'est pas par un sentiment de charité et d'amour du prochain, mais simplement parce qu'il est bien reconnu et établi aujourd'hui que l'homme est un mets plus que médiocre, dur à digérer et d'une saveur désagréable.
Je n'ai donc pas beaucoup à craindre, mon ami, que vous soyez à la broche pendant que je vous écris ces lignes; ce qui me chagrinerait à la fois et pour vous et pour ces malheureux sauvages, qui, si vous n'avez pas pris un peu d'embonpoint dans vos pérégrinations, feraient un assez mauvais dîner.
Il n'en est pas de même de moi: je suis en ce moment au milieu d'une peuplade d'anthropophages réels, qui, vu leur taille, ne mangent pas l'homme en un seul repas, mais néanmoins se repaissent avidement de son sang; je suis au milieu d'eux, et j'y reste; je les regarde, j'étudie leurs mœurs; je me sacrifie pour l'instruction des autres hommes!
Il s'agit d'une sorte de bête féroce qui vole et fond sur l'homme avec la rapidité de l'éclair, s'abat et se cramponne sur sa chair nue, et y enfonce un instrument dont voici l'agréable appareil: d'un étui qu'il porte à la tête, il sort cinq ou six armes, les unes dentelées et barbelées, les autres pointues ou coupantes. Quand il a suffisamment scarifié notre chair, de chacune de ces lames qui sont toutes creuses il se met à aspirer de notre sang autant qu'en peuvent contenir ses intestins, qu'il a soin de débarrasser à mesure de tout ce qui pourrait y tenir de la place et y causer de l'encombrement.
Cet animal est connu sous le nom de cousin, et il y a besoin d'un assez fort microscope pour voir et discerner les formes de ses armes; mais si nous considérons le mal qu'il nous fait, non pas relativement à la douleur que nous ressentons, mais proportionnellement à sa taille, relativement à la manière dont il procède, à sa voracité, qui le fait s'exposer à la mort sans essayer de fuir une fois qu'il est à même notre sang, et jusqu'à ce qu'il ne puisse plus en contenir, jusqu'à ce qu'il en soit gonflé comme une outre et au point d'être méconnaissable; si l'on considère aussi la forme cruelle de ses armes, qui, en outre, sont toutes empoisonnées, comme le prouvent l'irritation et les tumeurs que causent leurs blessures, il faut avouer que nous ne connaissons pas dans la nature d'animal aussi féroce et aussi sanguinaire.
Couché sur l'herbe, penché sur une partie du ruisseau qui a débordé sur le gazon et y a laissé une flaque d'eau stagnante, mes regards sont attirés par de singuliers petits poissons; ils ont un peu la forme et tout à fait la grosseur d'une forte épingle, à laquelle on couperait avec sa pointe les deux tiers de sa longueur, ou plutôt ce sont de petits poissons pareils aux dauphins de la fable, aux dauphins des peintres, aux dauphins d'Arion, mais réduits à la grosseur d'une grosse tête d'épingle. Ils sont d'une remarquable vivacité. Au repos, ils se laissent flotter à la surface de l'eau, la tête en bas, parce que le conduit qui leur permet de respirer est placé à l'extrémité de la queue. Voient-ils la moindre inquiétude, ils se roulent, nagent avec rapidité, s'enfoncent et disparaissent. Ils se nourrissent probablement d'insectes imperceptibles qu'ils trouvent dans l'eau, ou de certaines petites parties de terre ou de vase.
Mais voici le moment le plus important de la vie de nos petits dauphins. Vous les voyez changer leur position; leur tête n'est plus en bas, elle flotte sur l'eau; elle se gonfle, et sa peau brune se fend. Alors de cette fente sort une tête bientôt suivie d'un corps: vous reconnaissez le cousin qui a accompli les phases de sa première existence, et qui va entrer dans une nouvelle vie. La dépouille qu'il va quitter, son ancienne peau, devient pour lui un petit bateau qui le porte sur l'eau; car cet insecte, qui tout à l'heure vivait dans l'eau, et qui serait mort au bout de deux ou trois secondes si vous l'en aviez tiré, n'a maintenant rien tant à craindre que l'eau; il périrait inévitablement s'il la touchait. Le voici droit placé sur son ancienne peau, absolument comme un rameur dans son bateau. Le moindre souffle d'air est pour lui, comme vous pouvez le penser, une épouvantable tempête, eu égard aux dangers mortels que l'eau lui ferait courir et au peu d'épaisseur de son navire. Le bateau vogue çà et là au hasard pendant qu'il achève de se tirer dehors; puis, s'il arrive à ce résultat sans être mouillé, il s'envole et va à la chasse aux hommes, jusqu'au jour où le soin de sa postérité le ramènera sur le bord de quelque mare ou de quelque autre eau stagnante. Là, cramponné sur le bord, il livre à l'eau des paquets d'œufs qui s'écartent et prennent le large, flottant à la surface. Au bout de quelques jours, par une ouverture pratiquée au-dessous des œufs, s'échappent de jeunes dauphins, qui se trouvent ainsi naître dans l'eau, ou ils doivent vivre jusqu'à leur transformation.
C'est ce qui attirait tout à l'heure cette jolie lavandière sur le bord du ruisseau, c'est ce qui l'a déterminée à placer son nid au pied du peuplier blanc, où je l'ai découvert. C'est une des principales nourritures des hirondelles, et il est probable que c'est lorsqu'elles ne voient plus de cousins qu'elles prennent le parti de quitter nos climats.
Dans la même flaque d'eau sont de petits vers allongés, d'un beau rouge; ils passent leur vie à faire des mouvements tellement rapides, que l'on dirait des huit en chiffres; il viendra un moment où ils se métamorphoseront en tipule, une sorte de cousin innocent qui ne mange personne que je sache, mais qui est confondu avec eux dans la même peine et dans la même nourriture par les oiseaux. Ces transformations sont des spectacles fort curieux, et qu'il ne faut que se baisser un peu pour voir. Pendant tout l'été, de midi à quatre heures, on ne peut se pencher sur une flaque d'eau stagnante sans voir en un quart d'heure vingt à trente dauphins rendre des cousins captifs à l'air et au soleil, absolument comme la baleine qui rejeta Jonas sur le rivage.
Malgré les sujets de plaintes que peuvent vous donner les cousins, il faut dire que ce sont de plus jolis insectes qu'ils n'en ont l'air; ils portent au devant de la tête des antennes en riches panaches, et leurs yeux qui, sous certains aspects, ont l'air de petites émeraudes, deviennent, vus sous un jour différent, de très-étincelants rubis.
J'ai été piqué plus de dix fois aujourd'hui pour étudier les armes de ces anthropophages, sur lesquelles je pourrais maintenant, si je ne tenais par-dessus toute chose à rester un ignorant et à en garder la réputation, écrire un traité spécial de armis.
Quoi qu'il en soit, croyez à l'amitié de ce qui reste du plus dévoué des amis.
LETTRE XIX.
Au fond du ruisseau on voit des petits morceaux de roseaux, des petits bâtons longs de quelques lignes qui n'ont plus que l'écorce. Ce sont des maisons, où les phryganes, vers grisâtres, assez laids, qui se nourrissent d'herbes aquatiques, attendent le moment de sortir de l'eau sous la forme de petits papillons... pardon, savants!... de petites noctuelles, qui ne volent que le soir. Avant cette transformation, il vient un moment où elles s'endorment teignes, pour se réveiller papillons. Elles savent que pendant ce temps où elles ne prennent plus de nourriture, elles ont des ennemis qui ne subissent pas une diète semblable, et auxquels, pendant leur sommeil, elles ne pourraient opposer aucune résistance. Elles savent filer, et elles s'occupent de fermer par les deux bouts leur maison.
On a dit quelquefois, comme exemple d'une argumentation invincible: il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée. On a oublié les portes entr'ouvertes; si la phrygane fermait entièrement son domicile par les deux bouts, elle ne serait plus dans l'eau, ou du moins l'eau qu'elle y renfermerait avec elle, n'étant jamais renouvelée, perdrait en peu de temps les conditions nécessaires. Elle file un petit grillage aux deux extrémités de son habitation, puis une amarre qu'elle attache à quelques brins d'herbes du rivage: ceci fait, elle s'endort tranquille et attendant une vie plus heureuse et plus brillante; elle s'endort dans l'eau pour se réveiller dans le soleil et dans le bleu de l'air.
Voici, presque le pied dans l'eau, un tussillage vulgairement appelé pas d'âne, sans doute à cause de la forme et de la largeur de ses feuilles. Ses feuilles, qui sont grandes comme la paume de la main et rondes, ne viendront que l'été; la plante ne montre pour le moment que ses fleurs; c'est la plus printanière des fleurs aquatiques, c'est une marguerite d'un jaune éclatant dont les rayons sont fins et déliés comme des cheveux. L'ancienne médecine, Hippocrate en tête, lui a longtemps attribué une influence salutaire sur le poumon; son nom même explique qu'il chasse la toux. C'est par son moyen que l'on a traité la toux et les affections catharreuses jusqu'à ce que la science, ne s'arrêtant pas dans ses progrès, ait découvert que cela n'était d'aucun effet ni sur le poumon, ni contre ses maladies, et n'était bon qu'à décorer le bord des ruisseaux au printemps, mérite bien suffisant. Malheureusement ce n'est qu'au bout d'un peu plus de mille ans que la science s'est avisée de se rectifier sur ce point. Néanmoins, on trouve encore dans presque toutes les pharmacies un bocal avec une étiquette rouge et dorée, sur laquelle est écrit tussilago farfara. Ce n'est qu'un bocal de plus; cela fait partie du décor de l'officine.
La plupart des médecins, je dis la plupart pour excepter avec raison quelques-uns que j'aime de tout mon cœur, la plupart des médecins sont comme les sorciers, qui aiment bien mieux vous dire ce que fait à l'instant même le grand Mogol dans sa cour que de vous dire l'heure qui est à la montre que vous avez dans votre poche. Les médecins guérissent la peste dont quelques-uns nient l'existence et qui est inconnue dans nos climats, la lèpre qui n'existe plus que dans l'Orient et dans les livres; mais ils guérissent assez peu un cor au pied, et point du tout le rhume de cerveau.
Mais il semble ici que quelque gnome lance des flèches qui sortent de la terre et y sont retenues par leur extrémité empennée. C'est la sagittaire, si commune sur le bord des eaux tranquilles; ses feuilles sont faites exactement comme un fer de lance et supportées par un long pétiole droit et roide qui représente le bois de la flèche. Du sein de ses feuilles s'élève une tige qui porte un épi de fleurs blanches composées de trois pétales arrondis dont la base est d'un violet un peu rouge. Le haut de l'épi est occupé par les fleurs mâles chargées d'étamines jaunes qui, avec le blanc et le violet de la fleur, forment une ravissante harmonie de couleurs. Au-dessous sont les fleurs femelles qui n'ont point d'étamines et, semblables aux beautés esclaves de l'Orient, reçoivent d'en haut et humblement placées les caresses fécondes que laissent tomber leurs époux.
Les tiges de cette plante contiennent une espèce de moelle d'un goût fort agréable.
Une sorte de cresson à petites feuilles arrondies et luisantes s'étend sur le bord de l'eau et jusque dans l'eau; il se couronne de petites fleurs d'un beau bleu sombre.
Mais voici la reine des prés! Elle ne rampe pas, elle! elle élève fièrement au milieu des autres plantes sa tige qui sort d'un feuillage riche et touffu, d'un vert foncé au-dessus et blanchâtre au-dessous. Cette tige porte triomphalement un beau thyrse de petites fleurs blanches charmantes; épanouies au bas du thyrse, elles offrent, au haut, des boutons dont la forme rappelle les boutons de la fleur de l'oranger; ses fleurs, dont l'odeur est douce et délicate, mêlées dans le vin, lui donnent le fumet du vin de Malvoisie, ce qui m'inquiète relativement au fait que voici.
On sait qu'un duc de Clarence, frère d'un roi d'Angleterre, condamné à mort, demanda pour toute grâce qu'on l'étouffât dans un tonneau de vin de Malvoisie.
En effet, il y a bien des moments dans la vie où on serait enchanté d'être mort. Ce n'est que de mourir qui est désagréable; aussi l'aspect de la mort change-t-il beaucoup, suivant les circonstances.
La mort n'est pas ce grand squelette invariable que l'on nous présente d'ordinaire; elle a toutes sortes de formes et de figures, et dans le nombre il y en a beaucoup qui semblent beaucoup moins désagréables que d'autres.
Voyez-la à la guerre, elle est accompagnée du bruit des clairons et des tambours, entourée de fumée et de l'odeur capiteuse de la poudre. Glorieuse et noble, promettant des honneurs, des rubans, des grades, et les douces récompenses de l'amour et des regards d'admiration, elle invite à la suivre, et c'est volontairement que l'homme enivré se jette dans ses bras.
Voyez-la dans un lit: le malheureux qui l'attend ne respire plus l'odeur irritante de la poudre, mais l'odeur débilitante des tisanes et des cataplasmes. Il meurt en détail; il meurt faible, craintif, idiot, se cramponnant de l'âme à la vie, et des ongles aux couvertures et aux rideaux de son lit, et aux draps qui lui serviront de linceul.
Le duc de Clarence fut donc étouffé comme il l'avait demandé.
Mais, s'il est un moyen de tromper, de voler, de donner une chose pour une autre, soyez sûr que c'est un secret très-répandu.
Qui nous assure que le vin dans lequel mourut Clarence était de véritable vin de Malvoisie? Certes l'homme qui avait choisi ce genre de mort dut sentir une dernière et fâcheuse impression s'il aperçut, au suprême moment, qu'on l'avait volé sur la qualité de vin contenu dans la tonne qui devait lui servir de cercueil.
Des petits insectes ronds à ailes dures, comme celles des scarabées, s'amusent sur l'eau d'une singulière façon; ils font des cercles avec une vivacité qui fatigue l'œil; c'est un mouvement qui doit avoir son charme, puisqu'il s'est trouvé des gens qui en ont fait une pratique et une cérémonie religieuse. L'insecte s'appelle gyrin, les prêtres s'appellent derviches.
Un autre, plus grand et de forme elliptique, est un hydrophile; il a six pattes dont les dernières sont en forme de rames et lui permettent de venir au-dessus de l'eau d'où il s'envole, et de descendre au fond où il trouve sa subsistance; il pond dans une poche de soie qu'il attache sous une feuille de plante aquatique et qu'il referme quand il a pondu. La larve, c'est-à-dire l'insecte, qui a une forme différente et qui plus tard doit devenir un hydrophile, sort de l'eau quand elle est née et va s'enfoncer dans la terre un peu au-dessus de l'eau, dans un trou dont elle ressortira plus tard hydrophile parfait.
Comme je vous parlais du cresson tout à l'heure, mon ami, j'ai oublié de vous apprendre une chose que vous ne devineriez peut-être pas; c'est que pour les botanistes, pour les savants, le cresson de fontaine qui pousse dans l'eau, qu'ils appellent sisymbrium nasturtium et la giroflée jaune qui croît sur les vieux murs, sont, à peu de détails près, une seule et même chose; la description qu'ils donnent des deux plantes est presque identique.
Il y a dans l'aspect et le bruit de l'eau un charme indéfinissable: il est des gens qui se prétendent sérieux, parce qu'ils font leurs sottises d'un air refrogné et avec des habits de certaines couleurs; qui se prétendent exclusivement graves, parce que leurs enfantillages ne font rire que les autres. Ces gens regardent comme un signe d'idiotisme de regarder couler l'eau; j'avoue ici que c'est une occupation à laquelle je trouve un attrait singulier et une de celles auxquelles je me livre avec le plus d'ardeur. L'eau qui coule, c'est à la fois un tableau et une musique qui fait couler en même temps de ma cervelle comme un ruisseau limpide et murmurant de douces pensées, de charmantes rêveries, de mélancoliques souvenirs.
Il y a moins de gens qu'on ne le croit généralement qui regardent couler l'eau. Tel passe une heure accoudé sur le parapet d'un pont, qui contemple un pêcheur à la ligne, ou des chevaux qui halent un bateau, ou des blanchisseuses qui chantent. Mais être couché, enfoncé dans la grande herbe en fleurs, sous des saules au feuillage bleuâtre, suivre de l'œil une rivière ou un ruisseau, regarder les joncs qu'elle fait ployer et les herbes qu'elle entraîne, les vertes demoiselles qui s'arrêtent sur les fleurs roses du jonc fleuri, ou sur les fleurs blanches ou violettes de la sagittaire, ou sur les petites anémones blanches qui fleurissent sur un large tapis de verdure, verdure qui semble les cheveux verts de quelque néréide, et ne voir que cela; écouter le frôlement de leurs ailes de gaze et le murmure de l'eau contre les rives, et le bruit d'une bouffée de vent dans les feuilles du saule, et n'entendre que cela, et oublier toute autre chose, et se sentir le cœur rempli d'une joie indicible, sentir son âme fleurir et s'épanouir au soleil, comme les petites fleurs bleues des Wergiss-mein-nicht et les fleurs roses du jonc fleuri; ne ressentir aucun désir et point d'autre crainte que celle de voir un gros nuage blanc qui s'enroule à l'horizon monter au ciel et cacher un instant le soleil: voilà ce que j'appelle regarder couler l'eau, voilà qui est, non pas un plaisir, mais un bonheur que je compte entre les plus grands qu'il m'ait été donné de goûter dans ma vie.
Je vous parlais tout à l'heure des blanchisseuses qui chantent au bord des rivières; voici une chanson que je me suis toujours rappelée et que chantait une fort belle fille.
Comme j'étais assis au-dessous d'un grand frêne, il en est tombé une cantharide; malgré son odeur, qui, sans être des plus mauvaises, est insupportable à cause de sa violence, je l'ai tenue quelque temps dans ma main à admirer la brillante couleur verte glacée d'or dont elle est vêtue. Beaucoup d'insectes portent leur magnificence sur les ailes; la cantharide est toute de la même couleur et du même éclat.
Cela me fit songer à la parure dont les hommes sont souvent si fiers, et dont les deux sexes se servent si laborieusement pour se plaire l'un à l'autre et se séduire mutuellement. Je comprendrais qu'un insecte qui éclate au soleil des plus riches couleurs fût fier de sa parure; je pardonnerais à l'oiseau qui le matin se secoue sous le premier rayon du jour et se trouve richement vêtu d'être un peu vaniteux de son plumage, parce que les ailes du papillon et les plumes de l'oiseau leur appartiennent et sont une partie d'eux-mêmes. Mais est-il rien qui doive rendre aussi humble que la toilette d'un homme ou d'une femme? N'est-ce pas d'abord un aveu triste que celui que notre corps est un cadavre qu'on n'embellit qu'en le cachant, but pour lequel on emploie les moyens les plus violents et les plus extraordinaires? Cette bague, cet anneau d'or orné d'une grosse perle et qui vaut mille écus, a été arrachée aux entrailles de la terre et aux rochers des abîmes de la mer. Et elle n'a pour but que de cacher un très petit espace de la main, qui vous paraît moins beau qu'un peu de métal et la gravelle d'une huître, car les femmes qui sont tout à fait contentes de leurs mains ne portent pas de bagues.
Et tout le reste de votre parure est le superflu des animaux qui broutent dans les prairies ou des insectes qui rampent sous vos pieds; il n'en est aucun auquel vous n'empruntiez un peu de sa parure. Vos plus grands et resplendissants ajustements sont pris des lambeaux que vous dérobez aux uns et aux autres, aux moutons et aux vers à soie.
Voyez passer cette femme: hier elle était douce et bonne, aujourd'hui la voilà fière et insolente; qu'y a-t-il donc de changé en elle? Rien, seulement elle a sur la tête une plume arrachée à la queue d'une autruche.
Comme une autruche doit être fière, elle qui en a tant et qui lui appartiennent!
Mais ce sera bien pis demain, quand elle s'enveloppera d'un schall fait des poils de certaines chèvres du Thibet, de chèvres que j'ai vues et qui réellement n'en paraissent pas si enorgueillies à beaucoup près que les femmes qui les leur empruntent.
Et cette robe qui vaut des regards si dédaigneux aux autres femmes, c'est la coque dont s'enveloppait un gros ver appelé ver à soie, coque qu'il abandonne avec dédain aussitôt qu'il est devenu un papillon blanc lourd et assez laid.
C'est une chose singulière que de rapprocher cette humilité qui conduit l'homme à dérober ses propres formes, à se parer du superflu des insectes et des animaux, de la supériorité qu'il s'attribue sur toute la nature. Il faut avouer encore qu'un homme qui réunirait les facultés de certains insectes; qui pourrait, comme l'hydrophile, voler dans les airs et plonger au fond des eaux, n'aurait, pour passer pour un dieu parmi les autres hommes, qu'à ne pas trop s'opposer à la servilité naturelle qui est le partage de la plupart des hommes, même de ceux qui parlent le plus de liberté et d'indépendance. Lisez l'histoire, on n'a jamais renversé un tyran qu'au bénéfice plus ou moins immédiat d'un autre tyran. Aujourd'hui que l'on se pique de ne pas saluer le roi, on dételle les chevaux des danseuses et des courtisanes, on s'attelle à leur place, et on traîne leur carrosse en triomphe.
Nous parlions d'insectes splendidement vêtus; suivez de l'œil celui-ci qui vient de se poser sur un coquelicot: il n'est pas richement habillé, le jaune et le brun sont les couleurs de son costume, mais il a un autre luxe qui vaut bien le luxe des habits. Dans le milieu d'une allée, est un petit trou de la largeur d'un tuyau de plume; c'est l'entrée de la maison que cette espèce d'abeille s'est faite dans le sol en enlevant de sa petite caverne la terre grain à grain. Ce n'est point par hasard que vous la voyez sur un coquelicot. Elle est en train de se tailler en plein drap une tapisserie de satin ponceau dont elle veut décorer son logis. En effet, avec ses dents elle découpe sur le bord d'un des pétales de la fleur une petite pièce qui forme très régulièrement la moitié d'un ovale; elle saisit dans ses pattes la pièce pliée en deux et la porte dans sa maison. L'entrée est étroite et profonde de près de trois pouces; la pièce de satin rouge est un peu chiffonnée, mais elle l'applique contre les parois et l'étend convenablement; il faut une vingtaine de morceaux pour tendre toute la chambre. Mais vous lui pardonnerez ce luxe quand vous saurez que cet appartement si richement tendu, c'est le berceau de l'enfant qu'elle doit bientôt mettre au monde. La tapisserie est placée, elle se remet en route; il ne suffit pas au futur habitant de la jolie cellule d'être bien logé, il faut encore qu'il trouve une nourriture suffisante, car sa mère ne pourra lui en apporter: elle sera morte avant que l'œuf dont il doit sortir ne soit éclos. Elle apporte après ses pattes la poussière des étamines des fleurs qu'elle délaye avec du miel et dont elle fait un amas. Alors seulement elle dépose auprès un œuf duquel sortira un ver qui plus tard deviendra une abeille. Ce n'est pas tout: si elle laissait la maison ouverte, quelque ichneumon y pourrait venir en ennemi, ou les fourmis viendraient manger le miel. Elle détend le péristyle de sa maison, c'est-à-dire le petit conduit en tuyau de plume qui mène à l'appartement et qui était, comme le reste, revêtu de feuilles de coquelicot; puis elle pousse cette partie de tapisserie jusqu'à l'entrée de sa chambre, après quoi elle remplit de terre ce tuyau dont il est presque impossible de retrouver la trace.
Revenons au bord de mon ruisseau, loin duquel cette petite abeille nous a entraînés. Voici un arbrisseau dont les rameaux sont d'un beau jaune; c'est le saule dont les jeunes branches sont connues sous le nom d'osier; ces chatons de fleurs attirent un grand nombre d'abeilles.
Il est fort question de saules chez les poëtes anciens.
Le psalmiste raconte que les Israélites esclaves avaient suspendu leurs instruments de musique aux saules de Babylone. Virgile montre Galatée qui se cache derrière les saules.
| Malo me Galatea petit, lasciva, puella |
| Et fugit ad salices et se cupit ante videri. |
«Elle se cache, mais elle veut qu'on la voie se cacher.»
En cent endroits il parle des saules amers que broutent les chèvres; des saules d'un vert bleu que chérissent les abeilles.
Le bouleau élance sa tige blanche satinée sans nœuds à une grande hauteur, et livre au vent sur des branches d'une extrême finesse, son feuillage léger qui tremble au plus léger souffle. C'était le bouleau qui avait le privilége de fournir les verges à l'ancienne Université. Les Finlandais remplacent le thé par des feuilles de bouleau; les Suédois tirent de sa sève un sirop dont ils font ensuite une liqueur spiritueuse; à Londres, on en fait du vin de Champagne. Les usages les plus vertueux auxquels on le soumet sont les balais et les sabots. Pline parle du bouleau et des verges.
Betula, terribilis magistratuum virgis.
L'hièble étale à trois pieds au-dessus du sol ses riches ombelles de fleurs blanches, dont chaque ombelle est large comme les deux mains; ses fruits noirs sont remplis d'un suc violet, dont le dieu Pan, au rapport de Virgile, avait le visage teint, d'après un bizarre usage des anciens Romains qui peignaient leurs dieux aux jours solennels.
| Pan... |
| Sanguineis ebuli baccis... rubens. |
Ici mon ruisseau disparaît sous l'herbe, sous les iris à fleurs jaunes, sous une foule de plantes aquatiques et d'arbres qui aiment la fraîcheur. Il faut faire le tour d'un groupe d'arbres pour le retrouver à un endroit où il se jette dans une sorte de grande mare entourée de saules, de roseaux et d'iris.
Vale.
LETTRE XX.
Une touchante pensée a consacré certaines plantes et certains arbres à ceux qui sont sortis de la vie: le cyprès qui élève son feuillage noir comme une pyramide; le saule-pleureur qui enveloppe une tombe de ses rameaux pendants; le chèvrefeuille qui vient dans les cimetières plus beau et plus vigoureux que partout ailleurs, et qui répand une odeur suave, qui semble être l'âme des morts qui s'exhale et monte au ciel; et la pervenche avec son feuillage d'un vert sombre et ses fleurs d'un bleu lapis, si frais et si charmant, et que dans les campagnes on appelle violette des morts. Mais il est d'autres fleurs qui se rattachent à certaines joies, à certaines douleurs mortes aussi; car l'oubli est la mort des choses qui ne vivent plus que dans le cœur.
Ces fleurs reviennent chaque année, à une époque fixe, comme des anniversaires, me redire bien des récits du passé, des espérances mortes et des croyances mortes, dont il ne reste que ce qui reste des morts chéris: une tendre tristesse et une mélancolie qui amollit le cœur.
Ces idées me reviennent en voyant ces wergiss-mein-nicht, ces petites fleurs bleues dont le pied est dans l'eau.
Pour vous, mon ami, pour tout le monde, ce grand tilleul est une tente magnifique, d'un vert transparent; vous y voyez sautiller des oiseaux, voltiger quelques faunes ou quelques sylvains, papillons qui aiment l'ombre et le silence; vous respirez la douce odeur de ses fleurs. Mais pour moi, il me semble que le vent qui agite ces feuilles me redise toutes ces choses que j'ai dites et entendues au pied d'un autre tilleul, à une époque déjà bien éloignée; l'ombre des feuilles de l'arbre et les rayons de soleil qu'elles tamisent forment pour moi des images que je ne revois que là; cette odeur m'enivre, et trouble ma raison, et me plonge dans des extases et dans des rêves. Les pythonisses voyaient l'avenir au moment de l'inspiration; moi, je revois le passé, mais non pas comme passé; je remarche chacun des pas que j'ai faits dans la vie, tout renaît pour moi, avec les couleurs des vêtements, les paroles mêmes qui ont été dites et le son de la voix. Je n'oublie d'aucun instant la moindre circonstance; en me rappelant un mot, je revois mille détails que je ne savais pas avoir remarqués; je revois les plis de sa robe et les reflets de ses cheveux; je revois comment le soleil et l'ombre se jouaient sur son visage, et quelles fleurs s'épanouissaient dans l'herbe, et quelles odeurs s'exhalaient dans l'air, et quel bruit lointain se faisait entendre; je revois, je respire, j'entends tout cela.
Si mes yeux tombent sur une de ces ravenelles, de ces giroflées jaunes qui fleurissent dans les murs, si je respire son parfum balsamique, je deviens la proie d'un enchantement. J'ai vingt ans; ce n'est plus dans ce jardin-ci que je me trouve; je monte un escalier de pierres vertes de mousses, dans les fentes duquel fleurissent des ravenelles, et mon cœur bat comme si j'allais la trouver au jardin. Ces liserons, ces belles cloches, violettes, blanches, roses, panachées, qui grimpent après les treillages et les arbrisseaux, me racontent quel jour nous en avons semés ensemble, et à quelle heure de la journée, et quelle forme avaient en cet instant les nuages blancs sur le ciel bleu, et comment, en nous relevant, comme nous étions baissés pour mettre les graines dans la terre, nos cheveux se touchèrent; et alors mes cheveux communiquent encore à mon âme un frisson électrique. Et comme, ensuite, tous deux, nous nous levions de bonne heure pour voir nos liserons, dont les fleurs se ferment et se flétrissent aussitôt qu'elles sont touchées par le soleil. Je sais encore lequel des liserons a fleuri le premier; c'était une grande cloche d'un beau bleu sombre, passant au violet par des gradations insensibles à mesure que l'œil approchait du fond de la fleur, qui était blanc. Il y en avait de blancs divisés par une croix rose ou une croix bleuâtre ou violette; d'autres d'un rose pâle avec une croix plus foncée; quelques-uns rayés de blanc, de rose et de violet.
Et les grandes passe-roses, au port noble et majestueux, comme celui des peupliers d'Italie. Il y en avait, dans le jardin des tilleuls, une touffe à fleurs jaunes, toujours remplie d'abeilles, de bourdons noirs et orange, et de grosses mouches noires avec des ailes violettes. Il me semble, quand je revois ici des passe-roses jaunes, et les mouches noires à ailes violettes, et les abeilles, et les bourdons bruns et orange, il me semble que ces choses, semblables à celles d'un autre temps, attirent les autres circonstances après elle, comme les grains d'un chapelet.
Fleurissez, fleurissez! monuments gracieux que j'élève ici à mes chers morts, à tout ce que j'ai cru, à tout ce que j'ai aimé, à tout ce que j'ai espéré, à tout ce qui a fleuri comme vous dans mon âme, à tout ce qui s'est flétri, mais pour toujours, tandis que chaque été vous revenez avec votre éclat, votre jeunesse et votre parfum.
Adieu.
LETTRE XXI.
Les aulnes, des saules de diverses sortes, des peupliers de trois, de quatre espèces, nous séparent d'un petit chemin qui conduit à la mare entourée de roseaux; là, une eau fraîche et limpide permet de voir jusqu'au fond les petites roches, et le sable et les poissons.
Il y a loin du roseau, un des premiers instruments de musique des anciens, au piano, à la flûte, au basson, à la harpe et au violon.
Il est à remarquer cependant que les miracles de la musique doivent être reportés à l'époque où les grands musiciens soufflaient dans les tuyaux d'avoine ou des tiges de roseau, ou tiraient trois cordes tendues sur une écaille de tortue.
| Ille ego qui quondam gracili modulatus avenâ... |
| Orpheus viduos sonorâ, solabatur testudine amores. |
Alors on apaisait la fureur des bêtes les plus farouches; alors on persuadait aux pierres de s'assembler elles-mêmes en muraille et de se cramponner solidement les unes aux autres; alors le son d'une flûte d'avoine endormait Argus.
Aujourd'hui qu'on a inventé et perfectionné tant d'instruments, aujourd'hui qu'on méprise non-seulement les musiciens des siècles passés, mais encore et surtout les musiciens d'hier, aujourd'hui il ne s'agit plus de bâtir des villes, d'apaiser des lions ou d'atteler des dauphins; aujourd'hui on ne peut plus décider les hommes à venir seulement écouter la musique. En effet, à l'Opéra, pour que les gens consentent à être là pendant qu'on souffle dans certains instruments et qu'on frappe sur d'autres, il est nécessaire de leur montrer des danseuses décolletées par en haut et par en bas jusqu'à la ceinture; des danseuses qui n'ont de vêtements que bien juste de quoi rendre la nudité plus indécente; des danseuses plus que nues, car elles montrent aux yeux plus encore que ce que la nature leur a donné. Il faut inventer toutes sortes de moyens et de mensonges pour persuader aux gens que tout le monde y va, sans quoi personne n'y irait.
Dans les concerts, savez-vous combien de bassesses font les pauvres diables qui les donnent, pour obtenir que les gens leur accordent dix francs, sous prétexte d'entendre des morceaux qu'ils entendent soixante fois chaque hiver?... Savez-vous quels tristes gluaux il leur faut tendre, quelles humiliations il leur faut accepter, quelles sottises il leur faut subir!
Midas avait préféré la flûte de Marsyas à la lyre d'Apollon. La flûte de Marsyas se composait de sept tuyaux d'avoine ou de roseau;... la lyre d'Apollon était une écaille de tortue sur laquelle étaient tendues trois ficelles. Apollon se fâcha, et il eut moins tort qu'on ne l'a toujours dit. En effet, les deux instruments devaient être également ennuyeux et parfaitement insupportables: il n'y avait pas de choix à faire, et on pouvait prendre pour de la malveillance la supériorité qu'accordait le roi Midas à l'avoine sur la tortue.
Apollon agit alors comme feraient bien des pianistes, s'ils l'osaient; il écorcha son rival et fit naître des oreilles d'âne à son juge.
Le roi Midas cacha ses oreilles comme il put, mais il fut obligé de les confier à son barbier, lequel, ne pouvant plus garder un pareil secret, fit un trou dans la terre, et, quand le secret l'étouffait, il allait en débarrasser son gosier eu mettant sa tête dans le trou, et en disant: «Midas, le roi Midas a des oreilles d'âne.» Des roseaux crûrent dans ce trou, et quand ils étaient agités par le vent, au lieu de murmurer simplement comme font les autres, et comme le doivent d'honnêtes roseaux, ils disaient: «Midas, le roi Midas a des oreilles d'âne.»
Après cette vieille histoire, nous n'osons pas parler d'un roseau, sceptre triste et ironique, accompagnant une couronne d'épines.
Le roseau (calamus) a été la première plume. Le roseau servait à faire des flèches et des cannes:
| Lethalis arundo. (Virg.) |
| .... Equitare in arundine longa. (Hor.) |
Une sorte de punaise d'un gris verdâtre sort de la vase, quitte l'eau au fond de laquelle elle a vécu jusqu'ici, et s'accroche à une petite branche de roseau; là, elle enfonce dans l'écorce du roseau deux petites griffes bien acérées qu'elle a à chaque patte; après quelques moments d'immobilité, vous voyez ses yeux devenir brillants, son dos se fend et se déchire; puis une tête s'élève par l'ouverture; après cette tête viennent le corps et les ailes d'une libellule ou demoiselle; les ailes sont plissées et informes, le corps est mou et ramassé; elle attend que l'air au-dehors, que la vie au-dedans, aient tout mis en bon état; au bout d'une demi-heure, elle se secoue et s'envole, légère, svelte et richement parée des couleurs de l'émeraude, de la turquoise, et pour le moins aussi éclatante.
En effet, j'en vois une foule qui se jouent dans l'air et se posent sur les roseaux; quelques-unes s'élancent et disparaissent à tire d'aile, mais pour revenir quelques instants après. Elles vivent de proie et dévorent les insectes de l'air, comme elles mangeaient ceux de l'eau sous leur première figure.
Entre tous les insectes ce sont ceux peut-être qui ont le moins de ressemblance d'un sexe à l'autre. D'abord le mâle est plus grand que la femelle, contrairement à ce qu'on remarque dans tous les autres insectes; ensuite ils ont des vêtements tout à fait différents. En voici de grosses qui sont rayées de jaune et de noir-verdâtre; leurs mâles sont le plus souvent de couleur ardoisée; quelques mâles cependant sont jaunes comme leurs femelles. En voici d'autres d'un bleu sombre et luisant, avec des taches noires sur l'extrémité des ailes; leurs femelles sont d'un beau vert doré.
Leur manière de faire l'amour ne laisse pas que d'être singulière, quoique ce ne soit pas un procédé nouveau pour les hommes. C'est par l'obstination et l'ennui qu'elle cause, c'est par une assiduité presque hostile, que les mâles viennent à bout de séduire la beauté qui captive leur cœur, d'ordinaire de la moitié de septembre à la moitié d'octobre. Nous ne tarderons pas à en voir un exemple; voici une femelle verte et dorée qui se pose sur un jonc à fleurs roses; elle reluit coquettement au soleil; un mâle bleu l'a aperçue, il se précipite sur elle et la saisit à la gorge; il porte à l'extrémité de son long corps une pince dans laquelle il prend le col de la belle, puis il l'enlève. Jusque-là ce n'est que de la violence et de la brutalité, mais elle ne peut le conduire à grand'chose; leur conformation à tous deux est telle qu'il ne peut être heureux que du consentement de la femelle; il ne peut donc que la forcer à se donner volontairement à lui. Il l'emporte ainsi à travers les airs, et ne la lâche plus qu'elle n'ait consenti à couronner sa flamme.
Les prairies et le bord des étangs sont témoins quelquefois de résistances d'une demi-heure.
Savez-vous ce que c'est qu'une résistance d'une demi-heure pour un insecte qui ne vit qu'un été!
J'ai vu plus d'une fois dans le monde une jeune femme entourée des hommes les plus beaux, les plus spirituels, les plus aimables, finir par se donner à quelque homme vieux et laid, que personne ne s'était avisé de craindre. Ces gens-là réussissent par le procédé dont nous venons de parler, par l'ennui, par l'obsession, par l'acharnement; parce qu'ils attendent, un moment, pendant quinze ans; ils sont ennemis de tout amant qui se présente, ils savent au besoin alarmer le mari et épouvanter la femme; ils épient toutes les impressions, tous les regards, toutes les pensées; si cependant on réussit à tromper Argus, ne croyez pas qu'il se laisse couper la tête comme celui de la Fable, Argus devient le confident de l'amour qu'il n'a pas su empêcher. Il met quinze ans à faire le chemin qu'un autre fait en huit jours ou ne fait pas du tout; aussi n'avance-t-il que d'une demi-ligne à la fois, son premier pas visible est le dernier. Et puis, il y a des femmes qui finissent par aimer l'amour d'un homme sans aimer sa personne; elles se croient amoureuses et cèdent au sentiment qu'elles croient éprouver; ce n'est que plus tard qu'un second amour vient leur ouvrir les yeux.
Les eaux et les rivages ont leurs arbres, leurs fleurs et leurs papillons, qui sont les libellules. Il est une autre sorte de libellule ou demoiselle qui, pour vous et pour moi, ressemble singulièrement à celle que nous venons de voir, mais entre lesquelles les naturalistes reconnaissent de grandes différences; ce n'est pas ici que nous les trouverons, elles n'ont pas vécu sous l'eau comme les autres, c'est au contraire dans le sable et sous le soleil le plus ardent qu'elles ont exercé leur premier état; il est plus que probable que nous les rencontrerons dans le cours de notre voyage.
Sur l'eau s'étendent de larges feuilles rondes et luisantes, d'un vert sérieux; sur ces feuilles s'épanouissent de belles roses blanches doubles; c'est le nénufar; c'est le lis des étangs. On le voit tenir ses feuilles roulées sous l'eau pendant tout le temps qu'il y a du froid à craindre; mais aussitôt que la belle saison est assurée, il allonge les pétioles de ses feuilles, et elles viennent s'étaler sur la surface de l'eau; les fleurs ne tardent pas à sortir de l'eau en bouton et à s'épanouir; le soir, elles replient leurs pétales et reprennent la forme de boutons. Quand la fleur est fécondée, quand elle a passé le temps des amours, elle n'a plus besoin d'air ni de soleil, elle redescend sous l'eau, et ne remonte plus à la surface; c'est là que se forme et que mûrit le fruit, c'est là que les graines qu'il contient seront semées dans la terre du fond de la mare.
Dans un autre coin est le nénufar à fleurs jaunes, dont la fleur est simple, mais dont les mœurs sont exactement les mêmes.
On a beaucoup parlé des qualités du nénufar; les apothicaires ont longtemps fait avec ses racines un électuaire de chasteté fort en réputation. Les moines et les religieuses en font usage dans les couvents. Cependant cette vertu est plus que douteuse, depuis qu'on a remarqué que les paysans de certaine partie de la Suède considèrent la racine du nénufar comme alimentaire, et la font entrer dans la composition de leur pain..... Or, il y a encore des Suédois, et il en naît tous les jours.
Il est une autre plante qui vit également dans les eaux, mais qui n'est pas dans nos jardins; c'est la vallisnère. Elle n'a pas, comme le nénufar, l'amante et l'amant réunis dans la même corolle; ils sont sur des fleurs différentes, comme nous l'avons déjà vu à l'égard d'autres plantes; mais ici la séparation paraît plus cruelle et plus invincible; les fleurs femelles sont placées sur un long pédoncule en spirale, au moyen duquel elles viennent s'épanouir comme celles des nénufars à la surface de l'eau, tandis que les fleurs mâles sont retenues au fond et à une grande profondeur par un pédoncule très court. Mais, à un moment donné, la fleur mâle se détache, monte libre à la surface, prodigue ses caresses aux amantes qui l'attendent et se laisse entraîner par le courant. La fleur femelle fécondée redescend sous l'eau, et va y mûrir et semer le fruit de ses amours.
Ici l'oponogeton dystachion, fleur blanche à étamines noires, exhale une douce odeur de vanille de sa corolle qui a l'air d'un coquillage; tandis que le menyanthe qui l'avoisine semble fait de plumes blanches, et que le pontederia cordata élève fort au-dessus de l'eau ses larges feuilles et ses épis bleus.
Quittons un moment le bord de ma mare pour aller chercher dans quelque autre coin du jardin le cyclamen qui a pour ses graines des soins analogues à ceux du nénufar et de la vallisnère. Sa racine est un gros tubercule informe, duquel sortent d'abord des feuilles qui ont la consistance et un peu la forme de celles de certains lierres, mais qui sont agréablement panachées de blanc et de vert clair. Ces feuilles forment un cercle à plusieurs rangs, en laissant au milieu d'elles un espace circulaire où la terre est nue; de cet espace s'élèvent plus tard des boutons de fleurs sur des pédoncules roulés en spirale en forme de tire-bouchons, qui se détendent graduellement et portent à quelques pouces d'élévation des fleurs blanches ou d'un violet rose, dont le centre est incliné vers la terre, et l'extrémité inférieure des pétales dressée en l'air. Quand la fleur est flétrie, quand les pétales sont desséchés, il ne reste plus qu'un ovaire grossi par la fécondation, une petite capsule d'un vert rougeâtre, qui renferme les graines. Le cyclamen n'a pas dans l'air la même confiance qu'ont les autres plantes, il resserre sa spirale, et ramène sa capsule dans la terre où les graines mûriront et se trouveront toutes semées.
Loin de là, nous avons vu les scorsonères, les léontodons livrer au vent leurs graines couronnées d'une aigrette en forme de plume. La plupart des plantes laissent tomber les leurs à leurs pieds. La balsamine lance les siennes au loin. Vous connaissez la balsamine, ses fleurs rouges ou blanches, couleur de chair ou violettes, ou panachées de blanc ou de violet, ou de blanc et de rouge; lorsque ses graines sont mûres, elle fend d'elle-même la capsule qui les contient et les lance à quelques pas d'elle; elles s'échappent ainsi, le plus souvent, sous la main du jardinier qui veut les recueillir.
Vale.
LETTRE XXII.
Nous voici arrivés à un groupe de vieux ormes enveloppés de lierre qui se rejoignent par le haut en forme d'ogives et ne laissent pas pénétrer le soleil. Sous cette ombre épaisse cependant fleurissent les syringa et les chèvrefeuilles; les syringa dont les fleurs blanches ont l'odeur de celles de l'oranger; le chèvrefeuille qui s'est emparé de ceux des arbres qui ont été oubliés par le lierre, et qui élève en s'élançant autour d'eux ses fleurs qui exhalent un parfum si doux; le chèvrefeuille est une des plantes qui se plaisent sur les tombeaux; c'est dans les cimetières que l'on rencontre les plus magnifiques. Ou sait l'effet que produit sur la pensée l'encens qu'on brûle dans les églises, pendant que l'orgue remplit la voûte du temple de ses voix puissantes. Il est quelque chose de plus religieux, de plus puissant, de plus solennel que les voix harmonieuses de l'orgue; c'est le silence des tombeaux. Il est un parfum plus enivrant, plus religieux que celui de l'encens; c'est celui des chèvrefeuilles qui croissent sur les tombes sur lesquelles l'herbe a poussé épaisse et drue en même temps et moins vite que l'oubli dans le cœur des vivants.
Quand le soir, au coucher du soleil, seul, dans un cimetière, on commence à frissonner au bruit de ses propres pas; quand on respire cette odeur du chèvrefeuille, il semble que tandis que le corps se transforme et devient les fleurs qui couvrent la tombe, et la pervenche bleue (la violette des morts), et le chèvrefeuille, il semble que l'âme immortelle s'échappe, s'exhale en parfum céleste et remonte au-dessus des nuages.
Beaucoup de poëtes ont parlé des vers qui dévorent les cadavres; c'est une horrible image, horrible surtout pour ceux qui ont livré à la terre des personnes chéries; ce ver de tombeau a été inventé par les poëtes et n'existe que dans leur imagination; les corps de ceux que nous avons aimés ne sont pas exposés à cette insulte et à cette profanation. Des savants, de vrais savants vous diront qu'il n'est pas vrai que la corruption engendre des vers, il faut que certaines mouches aient pondu des œufs d'où les vers doivent sortir, et ces mouches-là ne savent pas percer la terre au delà d'une certaine profondeur.
La vie est bien changée du jour où on a déposé dans la terre le corps d'une personne aimée; que de choses vous inquiètent auxquelles vous n'aviez jamais songé! c'est une image qui ne reste pas toujours à vos côtés, mais qui vous apparaît tout à coup, au moment le plus inattendu, et qui vient vous glacer au milieu d'un plaisir ou d'une fête, qui arrête et tue un sourire qui allait fleurir sur les lèvres. Il ne faut pour l'évoquer et la faire apparaître qu'un mot qui était familier au mort, qu'un son, qu'une voix, qu'un air que l'on chante au loin, et dont le vent vous apporte une bouffée; il ne faut que l'aspect et l'odeur d'une fleur, pour qu'on revoie à l'instant cette triste et chère image, et qu'on ressente au cœur, comme une pointe aiguë, la douleur des adieux et de l'éternelle séparation.
De ce jour on a une partie de soi-même dans la tombe, de ce jour on ne se livre plus au monde et à ses distractions qu'en s'échappant et au risque d'être à chaque instant ressaisi et ramené au cimetière.
En effet, on a enterré dans leur tombe tout ce qu'on aimait avec eux; et les fleurs cultivées ensemble, et les airs chantés ensemble, et les chagrins subis ensemble, et les joies savourées ensemble, toutes choses qui vous rappellent les morts et vous parlent d'eux.
J'avais dans un coin solitaire du jardin trois jacinthes que mon père avait plantées, et que la mort l'a empêché de voir fleurir. Chaque année, l'époque de leur floraison était pour moi une solennité, une fête funèbre et religieuse; c'était un mélancolique souvenir, qui renaissait et refleurissait tous les ans, et exhalait certaines pensées avec son parfum. Les oignons sont morts aussi, et rien ne vit plus que dans mon cœur.
Mais quel triste privilége a donc l'homme entre tous les êtres créés, de pouvoir ainsi, par le souvenir et la pensée, suivre ceux qu'il a aimés dans la tombe et s'y enfermer vivant avec les morts! Quel triste privilége! Et pourtant quel est celui de nous qui voudrait le perdre? Quel est celui qui voudrait oublier tout à fait?
Vale.
LETTRE XXIII.
Sous les grands ormes voltige un petit oiseau qui a dû placer son nid dans quelque angle de muraille, où nous le trouverons facilement; c'est le roitelet, non pas le même que celui qui habite un coin de ma vieille maison; celui-ci est le vrai roitelet, celui qui a le premier reçu le nom, celui qui porte réellement la couronne d'or; l'autre, mon hôte, n'a reçu ce nom qu'ensuite, par analogie, à cause de sa petitesse et aussi à cause de certaines similitudes; on l'appelle le roitelet troglodyte.
Celui-ci qui comme l'autre s'échapperait à travers les barreaux d'une cage, sans presque y froisser ses plumes; celui-ci est de couleur olivâtre, mais le mâle porte sur la tête une petite huppe d'une couleur aurore éclatante; la femelle a la huppe de couleur citron. Leur nid est doublé de mousse, de toiles d'araignées et du duvet qui entoure la graine de certaines plantes; la femelle y pond six œufs d'un blanc rosé et gros comme des pois.
Mais quelle douce et saisissante mélodie semble sortir du feuillage armé de pointes aiguës de ce houx touffu. Une petite fauvette à tête brune y couve ses cinq œufs rougeâtres, tachetés de marron, dans un nid d'herbe et de crin, qu'elle a placé sur une des branches les plus basses. Sur une branche plus élevée son mâle qui a la tête noire, chante pour la distraire des ennuis de l'incubation. Il n'interrompt ses chansons que pour aller lui chercher des insectes qu'il lui apporte sur le nid. N'approchons pas, la fauvette n'a pas dans l'homme la même confiance que le roitelet; elle abandonnerait son nid et ses œufs si elle me voyait plusieurs fois rôder à l'entour.
Çà et là voltigent des papillons nuancés de fauve et de jaune feuille-morte; ce sont les sylvains et les faunes, qui ne s'écartent guère des ombrages.
Dans les creux des chênes, les cerfs-volants, les rhinocéros et d'autres scarabées attendent le soir pour voler.
Un grand papillon noir, avec une bordure d'un beau jaune au bas des ailes, s'élève jusqu'au haut des arbres; c'est le morio.
En voici un autre qui frappe votre vue par sa taille et par une magnifique couleur de carmin, avec des bandes noires; vous le poursuivez pour le saisir et le voir de plus près; il s'échappe et vous le perdez de vue; vous le croyez bien loin, car l'éclat de son costume le trahirait aux yeux; vous vous trompez, il est à côté de vous, sur le tronc d'un bouleau; mais ce sont ses ailes inférieures seules qui ont de l'éclat; quand il est poursuivi, il les cache sous les supérieures qui sont grises et se confondent avec l'écorce des arbres sur lesquels il aime à se poser.
Dans l'herbe, sous l'ombre la plus épaisse, fleurissent les primevères et quelques violettes pâles, et le muguet dont la fleur a la forme et l'éclat d'une perle, mais d'une perle parfumée.
Bien des femmes préféreraient le muguet aux perles, mais toutes aiment mieux qu'on leur donne des perles; il y en a bien peu qui soient conduites à cette préférence par un sentiment d'avarice: les femmes sont, je le répète, comme les dieux, qui étaient plus flattés quand on leur sacrifiait les génisses grasses, ou quand on leur offrait des ornements d'or massif; ils ne mangeaient point les génisses; ils n'avaient que faire de l'or.... mais ces présents plus chers manifestaient, de la part de ceux qui les offraient, une plus grande vénération.
Encore à l'ombre, fleurit l'arum; un cornet vert, auquel succèdent un épi de fruits écarlates, et l'anémone des bois, une charmante fleur blanche ou légèrement teinte de violet. C'est l'origine d'une anémone que nous retrouverons dans une autre partie du jardin; là, son feuillage forme un beau et riche gazon vert, duquel sortent, en forme de roses simples, les anémones rouges, écarlates ou pourpres, bleues, violettes ou blanches, ou panachées de ces diverses couleurs; c'est l'aspect le plus riche et le plus magnifique qu'il soit possible d'imaginer.
L'anémone est une des plantes dites plantes d'amateurs.
Il y a des gens, sobres de plaisirs, qui se concentrent tout entiers dans une seule fleur: il y a des amateurs de tulipes; il n'y a pour eux au monde que les tulipes, les autres fleurs sont de mauvaise herbe; et encore entre les tulipes, il n'y a que les tulipes à fond blanc, et entre les tulipes à fond blanc, il n'y a que les tulipes à pétales arrondis. L'année commence pour eux le 15 mai et finit le 28 du même mois. Il y a les amateurs de roses, il y a les amateurs d'auricules, il y a les amateurs d'œillets, il y a les amateurs de dahlias, il y a les amateurs de camellias, il y a les amateurs de renoncules, il y a les amateurs d'anémones: ce sont les seules fleurs, les autres s'appellent des bouquets, et il faut voir de quelle manière on prononce le mot bouquet. De même que pour les chasseurs, il y a des animaux qui sont du gibier et d'autres qui n'en sont pas. Les amateurs de tulipes sont de tous les plus féroces, non pas cependant que les autres soient d'une grande douceur et que je conseille à personne de les approcher sans précautions. Il arrive parfois que les amateurs d'anémones cultivent simultanément les renoncules, mais ils s'exposent à se faire traiter de fleurichons par les amateurs plus sévères.
J'ai connu un amateur de tulipes qui, au moment de planter ses tulipes, fait chaque année deux mélanges: l'un de terre franche, de sable et de terreau de feuille, l'autre de terre argileuse, de fumier de pigeon et de terreau animal. Dans la première, qui est favorable aux tulipes, il plante ses oignons;—dans l'autre qui réunit toutes les conditions contraires, il place celles qu'il a reçues en présent ou en échange. S'il pense ses soins insuffisants, il les arrose d'un peu d'eau de savon. Puis, à l'époque de la floraison, après vous avoir fait admirer ses plantes, il vous mène devant les autres, et dit avec un air adorablement patelin: voici des plantes que des amateurs distingués ont bien voulu m'offrir en échange des miennes.
Pour revenir aux anémones, elles ont été apportées en France des Indes orientales, il y a plus de deux cents ans, par M. Bachelier, qui fut dix ans sans en vouloir donner une à personne. Un magistrat alla le voir en robe, et faisant traîner les plis de sa robe sur les anémones en graines, trouva moyen d'en emporter quelques-unes qui restèrent attachées après la laine.
J'ai ici un livre assez ancien, c'est-à-dire qui date d'une centaine d'années, et qui a pour titre:
Catalogue des anémones à pluche.
J'y trouve surtout ceci de remarquable, et qui peut appuyer singulièrement ce que je vous ai dit dans une autre lettre relativement à la difficulté de s'entendre sur les couleurs; c'est qu'il est question d'une foule de couleurs et de nuances, dont les noms ne disent absolument plus rien aujourd'hui.
Célidée blanche mêlée d'incarnat, sa pluche est céladon;
Colombine, est toute couleur colombine;
Éristée, est perciquine;
Marguerite, est couleur fiammette;
Françoise, est nacarate;
Syrienne, est isabelle;
Augustine, est rouge mort, etc., etc.
La couleur céladon est vert blafard; la couleur fiammette, rouge-feu; la couleur colombine, est gris-de-lin lavé de rouge et de violet; la couleur nacarate est rouge clair; la couleur isabelle est un mélange de rose, de blanc et de jaune. Je ne sais trop ce que sont le rouge-mort et la couleur perciquine.
Ne parlez pas à un amateur d'anémones d'autre chose que de ses anémones; si vous lui dites: J'ai un bel œillet, il vous demandera quelle espèce d'anémone est-ce? Ne pensez pas du reste que les amateurs de fleurs aiment les fleurs plus que les savants: les savants ne reconnaissent pas l'anémone cultivée, ou disent que c'est un monstre, ou ils la dessèchent, la collent sur du papier, et écrivent au-dessous des mots barbares. Les amateurs se contentent d'exiger des anémones des conditions difficiles; ainsi il y a une sorte de calice vert qui doit être placé juste à un tiers de la fleur et à deux tiers de la terre, sans cela l'anémone étalera en vain les plus riches couleurs, elle sera honteusement rejetée des plates-bandes et déclarée bouquet. Je vous passe une douzaine de conditions plus ou moins singulières que l'on exige de ces pauvres fleurs.
Voici la pivoine, une sorte de rose gigantesque du plus beau rouge. Il n'y a pas d'amateurs de pivoines, si ce n'est de pivoine en arbre, parce que la pivoine en arbre est moins belle peut-être, plus difficile à cultiver, mais plus rare. La pivoine ordinaire, rouge, rose ou blanche, n'est tenue en aucune estime;
Elle est commune!
Merci, mon Dieu! de tout ce que vous avez créé de commun; merci, mon Dieu! du ciel bleu, du soleil, des étoiles, des eaux murmurantes, des ombrages des chênes touffus;
Merci des bluets des champs et de la giroflée des murailles;
Merci des chants de la fauvette et des hymnes du rossignol;
Merci, mon Dieu! des parfums de l'air, des bruissements du vent dans les feuilles;
Merci des nuages colorés par le soleil à son lever ou à son coucher;
Merci, mon Dieu! de l'amour, le sentiment le plus commun de tous;
Merci de toutes les belles choses que votre magnifique bonté a faites communes.
La pivoine a cependant été autrefois célèbre; elle a éloigné les tempêtes, rompu les enchantements, détourné les maléfices, elle guérissait aussi un peu l'épilepsie. Son nom pæonia venait de Pæon, célèbre médecin, qui l'avait employée pour guérir Pluton blessé par Hercule. Aussi on ne récoltait pas légèrement la racine de la pivoine; c'était la nuit à une certaine heure et pendant une certaine phase de la lune; et encore fallait-il faire bien attention à ne pas être aperçu par le pic-vert; si on était aperçu par le pic-vert, on devenait aveugle.
La pivoine n'est plus qu'une belle et splendide fleur méprisée des amateurs, et qu'on ne voit guère que dans les pauvres jardins.
LETTRE XXIV.
Je ne suis pas, mon ami, sans avoir fait aussi quelques voyages; il y a un temps où j'écrivais en quelques mots, chaque soir, le résumé de mes impressions de la journée.
Voici quelques-unes de ces lignes.
LILLE:
«Je suis allé à la messe de minuit; de vieilles femmes priaient et se préparaient à faire un souper appelé réveillon; de temps en temps elles tiraient de dessous leurs jupes une chaufferette, sur laquelle cuisaient deux ou trois harengs; elles retournaient les harengs, remettaient la chaufferette à sa place, et recommençaient à prier.»
«En Picardie, on m'a servi des tartes aux poireaux; ce serait très-mauvais si on en pouvait manger.»
SUISSE:
«Lausanne. Ici j'ai pêché à la ligne dans le lac de Genève; je n'y ai pas pris de poisson, c'est absolument comme dans les divers fleuves, lacs et rivières, où j'ai essayé la même pêche. Me voilà donc en Suisse.»
Quand je disais: Voilà un bel arbre, ou une eau limpide, ou un beau linceul de neige, ou une verte pelouse, on me disait: «Bah! vous n'avez pas vu la Suisse?—Non.—Alors ne parlez ni de gazon, ni de neige, ni d'eaux limpides, ni d'arbres, ni de rien que ce soit au monde.»
Un jour je suis parti pour la Suisse, non pas tant pour voir la Suisse que pour y être allé. Et pour pouvoir parler à mon gré d'arbres, d'herbes, d'eau et de neige.
Je partis donc; mais ma haine des voyages partit avec moi et m'exposa à de singulières choses; j'avais de l'argent et du temps pour trois semaines, et je découvris un soir qu'il y avait huit jours que je pêchais des gardons dans le petit lac de Nantua, me croyant en Suisse; c'était fort beau du reste. J'aimais cette montagne demi-circulaire, couronnée de neige; au-dessous de la neige, des sapins au feuillage noir, au-dessous des sapins, de beaux peupliers bordaient l'eau et y plongeaient l'ombre de leur cime.
Un jour, comme je regardais des voyageurs arrêtés à la douane, je compris que j'étais encore en France, et je passai la frontière. J'arrivai à Genève, mais en route, j'avais un regret et un remords, dont voici le sujet:
Comme j'étais sur le bateau qui conduit par la Saône, de Châlon à Lyon, je remarquai une femme accompagnée de deux enfants: le premier avait douze ans, elle tenait le second sur ses bras. Il y avait dans l'aspect de cette femme un mélange de distinction et de malheur qui me toucha au plus haut degré. Son costume n'était pas un costume de voyage, mais un composé hétérogène de diverses pièces de diverses toilettes. Tout cela était fané et d'autant plus triste que l'on voyait que ç'avait été riche et élégant. Elle avait un chapeau vert, mais flétri, avec des fleurs chiffonnées, un manteau de tartan à carreaux rouges et noirs, un gant percé à une main, l'autre, nue, était blanche et distinguée, ses doigts effilés, ses ongles très-soignés, mais pas une bague, pas même une alliance; c'était la main gauche qui était découverte. J'ai été pauvre, et il m'en est resté un tact merveilleux pour discerner la pauvreté, d'un coup d'œil, à travers les nobles mensonges de la fierté, à travers les touchantes ruses de l'orgueil. L'aîné des enfants était proprement vêtu; mais ses vêtements, devenus courts et étroits, ses cheveux trop longs et séchés, montraient que sa mère avait de lui tous les soins qui ne demandent pas d'argent. Je ne sais quoi m'attristait auprès de cette femme; son visage était beau, calme et digne, mais je surpris un regard doucement levé vers le ciel et reporté sur ses deux enfants, une sorte de prière muette et furtive. Il tombait une brume légère, mais froide et désagréable. Toutes les femmes étaient successivement descendues dans les chambres; quelques hommes seulement restaient sur le pont; puis elle, assise et ses deux enfants. Elle ramena son tartan sur le petit. J'aurais donné tout au monde pour retenir la dernière femme qui descendit dans la cale, car j'avais vu ce qui retenait la pauvre mère sur le pont. Entre son poignet et son gant, j'avais vu passer le bout d'un papier jaune, c'était le billet qu'on lui avait donné en échange du prix de sa place: le mien était rose et désignait la première place, donc elle n'avait pris que les secondes; sur le pont cela n'était pas visible, mais pour se mettre à l'abri, il fallait descendre dans une cabine où étaient tous les voyageurs des secondes places, des ouvriers et des femmes en fichu. J'adressai du meilleur de mon cœur une prière à Dieu pour que la pluie cessât. Quelques instants après, un rayon de soleil dissipa les nuages; je crus que j'avais été entendu et exaucé, je remerciai Dieu comme je l'avais prié.
Comme nous laissions alors Trévoux sur la gauche, tous les voyageurs remarquèrent un jardin en terrasse sur la Saône ombragé d'un bouquet d'arbres charmants; c'étaient des arbres de Judée, dont les fleurs serrées sur les branches formaient à l'œil une épaisse feuillée rose. Un rayon de soleil illuminait cette riante décoration. L'enfant la fit remarquer à la mère. Celle-ci tira du fond de son cœur un sourire pour son enfant, mais ce sourire pâlit et se glaça sur ses lèvres. Mes yeux ne pouvaient se détourner de ces trois êtres, et il semblait qu'une fée malfaisante se plût à me faire voir et deviner une à une toutes les pauvretés qu'ils cachaient. Quelqu'un demanda quelle heure il était; l'enfant fouilla à sa poche, mon cœur se serra d'espoir et d'attente; j'aurais donné tout ce que j'avais d'argent pour qu'il en tirât une montre. Dans cet instant d'indécision, il se passa mille choses dans mon esprit. Je me suis peut-être trompé, elle n'a pas de bagues, mais bien des femmes n'en portent pas. Elle n'aime peut-être pas les bijoux. J'ai connu une femme extrêmement riche qui n'en admettait jamais un seul dans sa parure. Hélas! l'enfant ne tira que son mouchoir.
Un homme alors répondit à celui qui avait demandé l'heure. C'était un homme court et plutôt épais que gros. Il paraissait avoir cinquante ans et avait les cheveux gris. Il était vêtu d'une redingote, d'un gilet et d'un pantalon de drap noir. Il était visible que cet homme n'attache aucune idée à nulle couleur et n'a de goût particulier pour aucune; mais c'est qu'il est riche, et que le noir, lui a-t-on dit, est comme il faut. Ses bottes sont grosses, les sous-pieds de son pantalon ne sont pas cirés, sa tête est enveloppée d'un large col de chemise empesé; il a du coton dans les oreilles; lesdites oreilles sont percées, mais il ne porte plus de boucles d'oreilles. Il a un gros diamant à sa chemise et un autre à son doigt; ses deux mains sont presque toujours dans les poches de son pantalon; tout en lui dit: bête devenu sot, commun et riche. S'il répond a celui qui lui a demandé l'heure, c'est que cela lui donne une raisonnable occasion de tirer une large montre d'or ornée de gros cachets de cornaline qui lui battent le ventre; la montre tirée, il la fait sonner à son oreille pour montrer qu'elle est à répétition.
L'enfant s'approcha et regarda la montre, lui, regarda l'enfant, et vit aussi vite que moi les vêtements courts et étroits.
—Eh bien, dit-il d'un ton bourru, tu me reconnaîtras, tu me regardes assez.
Deux autres hommes rirent de la plaisanterie. L'enfant devint rouge comme une cerise. Sa mère l'appela d'une voix douce et triste, puis elle le gronda un peu, puis elle l'embrassa. Elle aimait mieux lui dire qu'il avait tort, que de lui dire qu'il était pauvre.
Je m'approchai du bord comme pour regarder quelque chose, et d'un coup de coude je fis pirouetter le gros homme. Il grommela, je le regardai dans les yeux, il passa sur l'autre bord. J'aurais bien voulu causer avec cette femme, mais je craignais de l'offenser en lui adressant la parole; peut-être croirait-elle que je suis plus hardi avec elle qu'avec les autres. L'enfant vint s'appuyer sur le bord du bateau, je lui parlai et j'étais timide avec cet enfant de douze ans; je l'aurais presque remercié de ce qu'il voulait bien me répondre. Je trouvais dans cette pauvreté la chose la plus respectable que j'eusse jamais vue de ma vie. J'aurais bien voulu savoir si la mère me voyait causer avec intérêt avec son enfant, mais je n'osais regarder de son côté. Je jure qu'il n'y avait là aucune pensée personnelle; j'avais alors dans le cœur et dans la tête plus d'amour pour une autre qu'il n'y en peut raisonnablement tenir—mais j'avais compris comment cette femme avait été blessée de la rusticité de ce malotru. J'espérais effacer cette impression par une impression contraire, et puis je me plaisais tout en répondant aux questions de l'enfant plus hardi avec moi que je ne l'étais avec lui, je me plaisais à suivre la série de pensées que je pouvais faire naître dans le cœur de sa mère. D'abord elle ne croit plus que son enfant soit destiné à être repoussé par tous, parce qu'elle est pauvre; puis elle pense que ses questions et son langage intéressent un homme d'un âge mûr, et elle se dit: Il aura de l'esprit, ce sera un homme distingué, il sera un jour honoré. Il vint un moment où elle l'appela d'un signe; elle tira d'une sorte de panier plat caché sous son manteau un morceau de pain et deux pommes qu'elle lui donna. Il est des choses bizarres que peu de personnes peut-être comprendraient; je n'avais jamais vu cette femme, mais il me semblait reconnaître entre elle et moi un lien mystérieux: il y avait en moi une voix qui lui disait: Tu es malheureuse, je te consolerai; tu es pauvre, je travaillerai pour toi. Ce n'était pas de l'amour comme je l'ai éprouvé, mais c'était une piété ardente et pleine de tendresse; peut-être était-ce une autre sorte d'amour: toujours est-il que si elle avait daigné me parler, mon âme se serait fondue de joie.
Cependant on arriva. Le jour commençait à baisser, les voyageurs mettaient à part leurs bagages; elle n'avait qu'un carton qu'elle avait gardé à côté d'elle. Je faisais mille romans. Que vient-elle faire à Lyon? Y sera-t-elle plus riche, plus heureuse? Déjà les commissionnaires nous appelaient du quai et nous offraient des hôtels; ce tumulte, ces voix, tout cela me réveilla comme d'un songe; je crus voir une sorte de folie dans les sentiments qui s'étaient emparés de moi. C'est singulier comme on devient raisonnable, c'est-à-dire moins grand, moins noble, moins généreux, sitôt qu'on se rapproche des villes et des hommes. Je me décidai cependant à une chose.
Je fis deux parts de mon argent. Je mis d'un côté ce qu'il me fallait pour retourner chez moi sans continuer mon voyage, et de l'autre, ce qui me restait. Mon intention était de le donner à l'enfant, au moment où l'on sortirait du bateau en tumulte et de me sauver, de passer la nuit dans un hôtel et de m'en retourner le lendemain matin. Mais j'allai prendre ma petite malle de cuir quand le bateau fut amarré au quai, et quand je revins, je ne retrouvai plus ni la mère ni les enfants: je les cherchai dans la foule; mais si j'avais mis à ce moment dans mes recherches l'ardeur que j'ai mise plus tard dans mes regrets, je les aurais retrouvés. Mais ce bruit, cette foule, ces voix, tout semblait dissiper chez moi comme une ivresse; il fallait porter ma malle, trouver un hôtel.
Mon Dieu! à quel fil donc tiennent les quelques bonnes ou grandes pensées qu'un homme a dans sa vie, puisqu'elles tombent à de si petits chocs, de si petites choses et de si petits intérêts.
Je continuai ma route et je restai triste et mécontent de moi.
Il m'est resté de ce voyage une autre impression plus triste peut-être en ce qu'elle est haineuse. Comme je suivais à pied le bord du lac de Genève, je trouvai le château de Chillon entre Clarens et Villeneuve, qui est à l'extrémité du lac. Ou me fit descendre dans un souterrain de quinze pieds au-dessous de la surface de l'eau, et dans lequel il n'entre qu'un peu de lumière par une ouverture qu'on a fort agrandie cependant depuis que ces souterrains ne sont plus une prison.
Là je vis des anneaux de fer attachés à des piliers; et, profondément empreinte dans le roc, chose horrible! la trace des pas d'un prisonnier qui y passa de longues années. Je touchai cet anneau, et lorsqu'il retomba sur le pilier de pierre, il rendit un son lugubre qui retentit dans mon cœur. J'entendais le lac gronder au-dessus de ma tête, je ne pouvais respirer, je me hâtai de remonter pour savourer une bouffée d'air, d'air libre; tout le reste du jour je fus en proie à une sorte de délire, j'éprouvais toutes les sensations du désespoir et de la rage. Il me semblait que mon être s'était comme dédoublé et qu'une moitié était restée dans ce cachot.
Je regrettai amèrement un enfantillage qui m'avait, avec la pointe d'un couteau, fait écrire mon nom sur un des piliers au milieu de cent autres noms, pour que ceux des peintres qui m'ont envoyé en Suisse pussent y trouver une trace et une preuve de mon passage. Je souffrais de savoir mon nom dans cet horrible cachot; une mauvaise honte me retint, sans quoi je serais retourné l'effacer. Aujourd'hui même que cette impression a perdu presque toute sa force, j'aimerais mieux que mon nom n'y fût pas.
Je restai quelques jours à Lausanne, puis un matin je m'aperçus que j'étais au bout de mon temps et presque au bout de mon argent. Et je revins chez moi.
LETTRE XXV.
DES TORTS QU'UNE OREILLE D'OURS PEUT AVOIR A L'ÉGARD D'UN HOMME.
Une des fleurs reconnues fleurs par les amateurs est l'oreille d'ours ou l'auricule. Heureuses les fleurs qui ont pu éviter les savants et les amateurs, elles n'ont pas reçu de noms ridicules, elles ne sont pas tourmentées, harcelées, soumises aux plus bizarres exigences, elles fleurissent tranquilles.
Les savants exigent que l'auricule soit jaune; si elle se présente vêtue d'une autre couleur, c'est un monstre, comme les roses doubles.
Les amateurs lui accordent la permission de porter les couleurs qu'elle veut, mais ce n'est qu'une apparence de liberté. J'ai vu une fois un amateur furieux; on lui avait envoyé des oreilles d'ours de je ne sais quel pays. Il les avait cultivées avec soin; ils les avait tourmentées selon les usages des amateurs, il les avait privées d'eau, et surtout de soleil et de terre en les mettant dans un pot, et comme j'entrais chez lui, il les arrachait une à une et les écrasait sous ses pieds. Je compris à ses paroles entrecoupées que les auricules s'étaient vengées en ne remplissant pas les conditions exigées et qu'il en avait espérées.
Cependant je risquai quelques questions pour m'assurer du fait et en même temps voir ce qu'avaient pu commettre de si horrible ces pauvres fleurs, qui me paraissaient à moi parées des plus riches couleurs et d'une fraîcheur ravissante; il continua son exécution, mais en prononçant à chacune son jugement et sa condamnation motivés avant de l'écraser sous les pieds.
Vous pourrez faire comme moi et en tirer des conséquences instructives: à savoir, quels sont les devoirs de l'auricule à l'égard de l'homme et comment elle s'avise de les transgresser.
Il en prit une du plus beau velours bleu. Sa tige est trop basse, dit-il, et il l'écrasa.
A celle-ci succéda une autre d'un riche velours brun avec un rond blanc au milieu qu'ils appellent œil: Sa tige est trop haute; écrasée.—Une velours orange: La fleur n'est pas exactement ronde; écrasée.—Une velours pourpre foncé: Le bouquet n'a que huit fleurs, il doit en avoir douze; écrasée.—Une velours olive: l'œil bave (c'est-à-dire qu'il a une légère teinte de couleur olive); écrasée.—Une velours jaune: L'œil n'a pas le tiers de la circonférence de la fleur, c'est le moins qu'il puisse avoir; j'ai un ami qui exige qu'il en ait la moitié, je suis indulgent, mais je ne puis admettre celui-ci; écrasée.—Une velours violet pâle: L'œil n'est pas exactement rond; écrasée.—Une velours violet foncé: Eh! que faites-vous ici? votre clou dépasse vos paillettes, c'est gentil!
Ici j'arrêtai le juge et le bourreau pour demander une explication. Les amateurs d'oreilles d'ours appellent le pistil, c'est-à-dire l'organe femelle, le clou, et les étamines, c'est-à-dire les organes mâles, paillettes. Les étamines doivent dépasser le pistil et paraître seules, c'est une chose fort grave quand le contraire arrive. Quels que soient alors la couleur et l'éclat de la fleur, un véritable amateur ne peut la conserver chez lui.
Une centaine de charmantes fleurs furent ainsi sacrifiées à mes yeux. J'essayai en vain de les sauver en priant qu'on m'en fit cadeau; ma requête fut rejetée.
—Du tout, je vous en donnerai d'autres.—Mais celles-ci me plaisent beaucoup.—Allons donc, vous plaisantez.—Nullement.—Je ne veux pas qu'il sorte de chez moi de pareilles fleurs; si on savait que je vous les ai données, on accuserait ma collection ou mon amitié.—Il fut inflexible.
Ne croyez pas, mon bon ami, que j'invente ou que j'exagère rien; trouvez un amateur d'auricules et lisez-lui ce passage de ma lettre, je vous déclare à l'avance qu'il ne sourira pas, qu'il ne verra là rien de plaisant, qu'il vous dira que son confrère a raison, peut-être seulement le trouvera-t-il un peu trop indulgent. Du reste, mon ami, c'est un chapitre à ajouter aux droits de l'homme. Vous savez maintenant ce que vous doivent les auricules, et j'espère que vous saurez vous faire respecter.
LETTRE XXVI.
UN VIEUX MUR.
Je ne déteste pas les murs, c'est une bonne et consolante pensée quelquefois que d'être dans une enceinte fermée, seul avec des fleurs, des parfums, des arbres, du ciel, de l'air, du soleil, des étoiles, des souvenirs, des rêveries, et de savoir que personne ne peut vous y venir troubler. J'aime les murs, mais je ne veux pas de murs blancs; je n'aime que les vieux murs, j'en ai un ici, le long duquel m'amène la suite de mon voyage et qui me plaît particulièrement. Il est précisément assez vieux comme cela: un peu plus vieux, il faudrait le livrer aux maçons qui y mettraient toutes sortes de pierres blanches. Tel qu'il est, il est gris et noir, et revêtu de vingt espèces de mousses et de lichens. Dans les crevasses de sa crête, s'étend une couronne de giroflées jaunes et de fougères. A son pied verdoient les pariétaires et les orties; de petites fentes servent d'asile aux lézards qui courent sur le mur. Dans les orties vivent plusieurs chenilles qui y font des coques brillantes d'où elles ressortent papillons.
Examinons les orties. Les orties ont les fleurs mâles et les fleurs femelles séparées. Les étamines des mâles se redressent en la saison avec une sorte de soubresaut qui fait jaillir un petit nuage de poussière féconde sur les fleurs femelles. Les poils qui couvrent les orties ont pour base une petite glande où se forme, d'une partie de la sève, un suc caustique; c'est de la même manière que mordent les vipères, quoique les paysans s'obstinent à leur voir un dard.
Il y a des gens qui mangent les jeunes orties cuites comme des épinards, ainsi qu'en fait foi un vers d'Horace et un autre de Perse. C'était bien la peine d'être les maîtres du monde!
Une des habitantes de l'ortie est une chenille épineuse, d'un noir velouté et piqué de très-petits points blancs. Quand son temps est arrivé, elle se pend par les pieds à une feuille d'ortie. Plus tard, elle devient un magnifique papillon noir et rouge brun avec un œil sur chaque aile, auquel le bleu, le violet, le rouge, le blanc et le jaune donnent l'éclat des yeux qui sont sur les plumes de la queue du paon. Aussi ce papillon est-il appelé paon de jour.
Le Vulcain, que nous avons déjà rencontré, a vécu chenille sur l'ortie.
Le papillon appelé tortue a été précédemment sur l'ortie une chenille rayée de vert et de brun, puis une chrysalide rayée. La belle dame est aussi une hôtesse de l'ortie.
Il vient un moment où le vieux mur change d'aspect. Le voici vert et rose—des rosiers du Bengale le tapissent dans toute sa hauteur, au point de le cacher entièrement. Les roses sont aussi nombreuses que les feuilles; cette palissade de dix pas, n'étale pas moins de mille à douze cents roses épanouies à la fois. Un peintre n'oserait pas en mettre autant sur des rosiers; les arts ont besoin de la vraisemblance, le vrai s'en passe facilement. Ici est un mur de roses roses; il est un autre coin où s'étend un gazon de roses rouges; une centaine de rosiers du Bengale, à fleurs pourpres, ont été palissadés sur la terre et la couvrent de feuilles et de fleurs; mais revenons au pied du vieux mur.
Là le terrain est sablonneux et chaud, l'herbe est rare, on n'y voit point de fleurs: ce n'est cependant pas un désert; voici dans le sable un petit entonnoir de deux pouces de large et de neuf lignes de profondeur, creusé en spirale; c'est une trappe faite par un chasseur; mais, tenez, le voici lui-même qui achève son piège. Le formica-leo vit de proie; c'est une sorte de ver jaunâtre qui paraît gris, à cause des travaux auxquels il se livre et qui le couvrent de sable et de poussière; sa tête est large et aplatie, et terminée par deux cornes qui ont un peu la forme de celles du gros scarabée appelé cerf-volant.
La proie qui lui sert de nourriture est agile; ce sont des mouches, des fourmis, des cloportes, des araignées, et lui ne peut faire que lentement quelques pas à reculons; ce n'est donc point la chasse à courre à laquelle il se livre, mais la chasse à l'affût. Le voici qui décrit une spirale qui part de la surface du sable pour arriver à la profondeur de quelques lignes; à chaque pas qu'il fait en reculant, il s'arrête et charge avec une de ses pattes sa tête aplatie; la tête chargée comme une pelle, il lui donne une secousse et jette hors du trou les quelques grains de terre qu'elle porte; c'est un ouvrage long et fatigant; cependant un quart-d'heure suffit pour le faire. Voici le traquenard terminé, le chasseur se poste au fond et s'enfonce dans le sable, et en ne laissant passer que ses deux cornes qu'il écarte l'une de l'autre autant qu'il lui est possible, et ses yeux qui sont au nombre de douze.
Voyez, mon ami, comme les voyageurs anciens ont été obligés de mentir pour faire croire qu'ils avaient vu des cyclopes, c'est-à-dire des gens qui n'ont qu'un œil; comme il leur a fallu venir de loin pour oser dire qu'ils avaient vu des hommes qui, d'ordinaire, s'appellent borgnes dans le pays que l'on habite. Eh bien! moi, sans sortir d'ici, je rencontre un chasseur qui a douze yeux!
Le formica-leo ne bouge pas, on croirait qu'il est mort ou endormi, ses cornes ne trahissent pas le moindre mouvement. Ah! voici du gibier; une fourmi, en côtoyant le bord du trou, a fait rouler un grain de sable et est tombée dans le piège à la profondeur d'une demi-ligne; elle remonte, mais le précipice est escarpé, et les grains de sable manquent sous ses pattes, elle perd du terrain, elle est au moins à cinq grains de sable plus bas que tout à l'heure. Cependant un effort l'a servie, elle remonte; alors le formica-leo, chargeant sa tête de gravier, lui lance avec violence cette pluie de sable, lui fait perdre l'équilibre, elle glisse, mais elle se cramponne et cherche à remonter; une seconde pluie de sable tombe sur elle et lui fait perdre le peu de terrain qu'elle regagnait; alors le chasseur précipite ses coups, et bientôt la malheureuse fourmi, entraînée à la fin, et par un terrain mobile qui roule sous ses pattes, et par les projectiles qui lui sont lancés sans relâche, finit par tomber au fond de l'entonnoir entre les cornes ouvertes de son ennemi; les deux cornes se resserrent et la percent, en la saisissant, de part en part, puis le chasseur redevient immobile: ses deux cornes sont des trompes au moyen desquelles il suce sa proie en peu de temps, il ne reste de la fourmi que la peau et la tête. Le formica-leo ne mange pas les têtes de ses victimes, la tête n'est pas de son goût; il charge ces dépouilles sur la catapulte qui lui sert de tête à lui-même et les lance au dehors, puis il se renferme dans le sable et reprend la position qu'il avait avant l'arrivée de la fourmi.
La place est bonne: voici venir un cloporte que le soleil incommode et qui abandonne le mur pour trouver ailleurs quelque fente fraîche et humide où il puisse se cacher; le voici sur le bord de la trappe, il glisse, le formica-leo fait jouer son artillerie, le cloporte remonte, en vain le chasseur redouble ses coups, le cloporte lui échappe.
Un moucheron, à son tour, se laisse tomber dans le piège; mais il ouvre ses ailes et s'échappe, malgré la pluie de sable que lui lance son ennemi. Le cloporte en s'échappant a fait à l'entonnoir de fortes avaries; c'est sans doute ce qui, joint au peu de succès des deux dernières chasses, détermine le formica-leo à aller tendre ailleurs ses embûches; il remonte sa spirale et s'en va, toujours à reculons, chercher un affût plus favorable à ses vues.
Mais arrête donc, maladroit; prends garde! Il n'est plus temps: il est tombé lourdement dans le trou au fond duquel un autre chasseur, un autre formica-leo se tient en embuscade; celui-ci le saisit, encore étourdi de sa chute, le transperce entre ses cornes, le suce et en fait un excellent repas.
Est-ce l'excès de la faim, ou la colère de voir ainsi un autre chasseur tomber dans son embûche et la dégrader qui le pousse à cet acte de férocité? ou les formica-leo ne voient-ils dans leurs semblables qu'une variété de gibier, et une forme de nourriture?
Le formica-leo n'est pas condamné à ramper toujours ainsi sur la terre; un soir de juin, après qu'il aura bien dîné, il s'enfoncera sous le sable, plus profondément que de coutume, sans laisser ses cornes dehors.
Là il s'enferme dans une boule, faite de grains de terre appliqués sur une coque de soie, dont le dedans est plus blanc et plus fin que le plus beau satin; bientôt il devient une sorte de demoiselle, qui coupe avec ses dents la coque qui la renferme. Cette mouche, qui a au premier abord beaucoup de l'aspect de ces libellules que nous avons rencontrées; et dont la larve vit dans la vase de l'eau, en diffère en plusieurs points. D'abord elle n'a pas la même magnificence dans sa parure; elle est grise, avec un petit liseré jaunâtre à chaque anneau; ensuite ses ailes plus larges, sont aussi plus longues que celles des libellules des prairies, et au repos, sont placées sur son corps, qu'elles recouvrent entièrement, en forme de toit, tandis que l'autre les tient écartées: je vous parle des différences qui s'offrent à l'œil d'un ignorant, les savants en voient bien d'autres qui existent, et d'autres encore qui n'existent pas.
Il est un autre insecte qui, de même que le myrméléon ou fourmillon, ou formica-leo (car on lui donne ces trois noms), tend des trappes dans le sable pour y prendre du gibier dont il vit; c'est la cicindèle, un joli scarabée revêtu de velours clair, piqueté de blanc, qui lorsqu'on le touche, sent à la fois la rose et le musc; son vol est un saut d'une toise, pour lequel il s'aide de ses ailes.
Avant sa transformation, sous sa première figure, la cicindèle vit également d'insectes, mais elle n'est pas construite de façon à pouvoir les poursuivre: elle est donc alors obligée de prendre dans des piéges une proie que plus tard elle saura bien atteindre, en fondant dessus comme un oiseau carnassier. Elle creuse dans une terre sablonneuse, un trou étroit, profond quelquefois d'un pied; elle monte à la surface de la terre, par les mêmes procédés qu'emploient les ramoneurs; là, elle courbe sa tête et en fait un pont, sur lequel on peut franchir l'abîme de deux lignes de large qu'elle a creusé; quand un insecte passe sur ce pont, le pont devient une trappe, s'enfonce sous ses pas, et le précipite au fond du trou où il est dévoré.
Beaucoup de poëtes et de philosophes ont surtout reproché à l'homme d'être le seul animal ennemi de son espèce: les poëtes et les philosophes ont eu tort: tous les animaux s'entre-détruisent et s'entre-mangent.
Je ferai à l'homme un autre reproche; c'est qu'il est la seule espèce où l'individu soit son propre ennemi. L'homme se prive lui-même de sommeil, se nourrit d'aliments qui abrégent sa vie, les femmes se serrent dans des corsets, au point d'embarrasser le jeu de leurs organes, et même de déplacer leurs côtes. Les hommes, non contents de deux ou trois besoins réels que la nature leur a imposés, s'en créent chaque jour de nouveaux, et épuisent tout leur génie à inventer de nouveaux moyens d'être pauvres et misérables.