Voyage autour de mon jardin
LETTRE XXVII.
Hier, un enfant est entré dans mon jardin, il a entouré de petits bâtons un espace de terre long et large d'un pas; puis il a cueilli des roses, et les a plantées, en enfonçant la queue dans la terre; il a fait de même d'un très-bel œillet.
Quand je suis rentré, j'ai ressenti un vif mouvement d'impatience, et si l'enfant avait été là, il est probable que je l'aurais grondé sévèrement; mais il est sorti, heureusement pour lui que j'aurais effrayé, heureusement pour moi qui n'aurais pu guère manquer de dire des sottises.
Ne le voyant pas, j'ai un peu réfléchi, et je me suis rappelé deux choses.—La première est que je fais précisément comme cet enfant: avant d'avoir un jardin à moi, je me promenais librement dans les bois et sur les rivages des fleuves et de la mer; un jour, j'ai acheté un grand carré de terre que j'ai entouré de pierres en forme de mur, et j'ai planté dedans des arbres et des fleurs enlevés à toutes sortes de terrains. L'enfant pouvait se promener dans tout mon jardin, voir, respirer toutes les fleurs; il a mieux aimé entourer un petit carré, et y piquer deux ou trois de ces mêmes fleurs, exactement comme moi, seulement cela ne lui a coûté que le temps de le faire, et moi j'ai donné de l'argent. Puis, quand son jardin a été fait, il l'a laissé là, a été s'amuser à autre chose et l'a oublié; tandis que moi, avec ce carré de terre, j'ai acheté mille et mille soucis.
Si le vent mugit en fureur, autrefois il cassait un arbre, et c'était un spectacle pour moi; aujourd'hui il brise un de mes arbres, et c'est une crainte avant, un regret et une perte après.
J'aimais les vieux murs ruinés tombant en poudre, et servant de retraite aux lézards; aujourd'hui j'ai bien envie de faire réparer mon mur dont quelques pierres se sont détachées.
La seconde chose que je me suis rappelée, c'est que j'ai fait autrefois, étant enfant, dans le jardin d'un autre, précisément ce que cet enfant a fait hier dans le mien.
Nous étions alors tout petits, mon frère et moi, et l'on nous envoyait le matin à une sorte d'école, non pas, je suppose, pour que nous apprissions quelque chose, non pour que nous fussions à l'école, mais pour que nous ne fussions pas à la maison, où probablement nous faisions plus de bruit qu'on ne le souhaitait.
Le maître d'école ou de pension, je ne sais plus quel titre il se donnait, était comme les autres; c'était un honnête restaurateur, qui remplaçait le beurre qu'il ne mettait pas dans la soupe des élèves par de l'instruction qu'il était censé leur donner. Le plan de ces maisons, où l'on annonce toujours que l'on forme le cœur et l'esprit de la jeunesse, est toujours invariablement établi sur ce problème à résoudre: Trouver un moyen de vendre de la soupe le plus avantageusement possible. Le problème se résout à la manière des possesseurs de cafés qui s'en posent un à peu près analogue: trouver le moyen de vendre quinze ou vingt sous ce que les gens auraient meilleur chez eux et sans se déranger pour quatre ou cinq. Les cafés ont les journaux, les maîtres de pension ces autres gargotiers, ont le latin.
Celui-ci, qu'on appelait M. Roncin, était un gros homme qu'on ne voyait jamais; c'était le seul moyen qu'il eût trouvé de se faire considérer. Madame Roncin faisait la cuisine avec l'aide d'une servante. L'autre cuisine, le latin, était faite par deux ou trois pauvres diables mal nourris, et plus mal payés. Il fallait qu'ils coûtassent moins cher à l'établissement que n'eût coûté le beurre qu'on aurait dû ajouter à la soupe, si l'on avait dirigé un restaurant d'un autre genre.
A bien dire, c'était la servante qui était la véritable maîtresse de la maison. M. Roncin était une sorte d'enseigne, et madame Roncin, qui dirigeait tout, ne décidait rien qu'en conseil avec Marianne par devant les fourneaux.
Comme nous étions au nombre des plus petits, nous étions enfermés, pendant six heures de la journée, dans ce qu'on appelle la classe de français. Nous y passions le temps de notre mieux; nous y faisions des poules et des bateaux en papier; nous jouions des billes à pair ou non pair. Quand le maître nous surprenait, il confisquait nos billes, jetait nos poules et nos bateaux, et nous mettait à genoux dans quelque coin de la classe; puis il nous faisait apprendre et réciter quelque chose qui commence ainsi: La grammaire est l'art de parler et d'écrire correctement, etc., ce à quoi nous ne comprenions rien, et lui pas grand'chose. C'était un pauvre vieil homme bien maigre, qui mettait à cela le plus grand sérieux du monde.
Il y avait dans la journée deux heures à peu près consacrées à ce que l'on appelait la récréation. Pendant ces deux heures, on nous lâchait dans une grande cour où il y avait trois ou quatre vieux arbres qui avaient résisté au temps et aux écoliers. Quelle joie et quels cris, et quel tumulte! Comme nous courions, comme nous sautions, comme nous étions heureux! Il advint un jour, à je ne sais lequel d'entre nous, d'imaginer de faire un jardin; il bêcheta, avec son couteau, dans un coin, un carré grand comme une table, y traça des allées de quatre pouces de large, mit du sable dans les allées, et planta dans les plates-bandes quelques menues branches avec leurs feuilles arrachées aux grands arbres, et aussi une tige coupée d'une giroflée qui avait fleuri d'elle-même dans le mur. Les jardins devinrent à la mode. Ceux qui, comme nous, étaient externes, c'est-à-dire ne venaient que le matin et s'en retournaient le soir, apportaient chaque jour des branches de fleurs coupées et des graines de toutes sortes. Les fleurs étaient fanées au bout d'une heure, les graines étaient oubliées et remplacées par d'autres quinze jours avant de germer dans la terre.
Nous venions, mon frère et moi, le matin, avec un petit panier dans lequel on mettait nos provisions de la journée, des tartines avec quelques fruits destinés à un repas que nous faisions au milieu du jour. Nous étions humiliés par le voisinage d'un jardin qui éclipsait entièrement le nôtre. Le possesseur de ce jardin y avait, comme nous dans le nôtre, planté des pois. Les siens étaient beaucoup plus beaux que les nôtres. Peut-être les avait-il moins souvent sortis de terre pour voir s'ils germaient.
Un jour le diable nous inspira un moyen de ne plus ressentir l'envie, mais de l'inspirer à nos camarades. Mon père avait un voisin; tous deux possédaient chacun la moitié d'un grand jardin, et n'étaient séparés que par une allée. Ce voisin avait de magnifiques jacinthes et en était fort curieux. Il nous vint à l'esprit de mettre ces jacinthes dans notre jardin de la pension. Le soir, je sors un instant de la maison, je vais à la plate-bande des jacinthes; je tremblais un peu; j'en prends une par la tige: je tire pour la rompre, l'oignon suit la tige. Je ne tenais pas à l'oignon que je ne trouvais pas beau, et dont je ne connaissais pas l'utilité. Néanmoins je me réserve de le séparer plus tard et de le jeter, mais au loin, pour qu'il ne me dénonce pas; mais je n'ai pas le temps. Je prends une seconde jacinthe, puis une troisième; je les cache dans la cave; je rentre, mon frère sort après moi. Nisus et Euryale ne firent pas un plus grand carnage dans le camp des Rutules. Le matin, jamais nous ne nous étions levés ni d'aussi bonne heure, ni d'aussi bonne grâce pour aller à l'école. Nous rangeons huit ou dix oignons au fond de notre panier et trois ou quatre dont la hampe de fleurs était venue sans l'oignon; puis nous étalons nos tartines par dessus.
C'était de tristes inclinations, direz-vous, mon ami; mais je vous affirmerai cependant que, ni mon frère ni moi, nous n'avons suivi pour cela la carrière du vol.
Il en est arrivé de même à saint Augustin, qui vola comme nous étant enfant, et qui le raconte lui-même dans ses Confessions avec une sorte de contrition narquoise et spirituelle.
«Il y avait, dit-il, un poirier près de notre vigne, chargé de fruits; une nuit, après avoir, comme de coutume, rôdé par les rues, nous nous en allâmes, une troupe de fripons et moi, pour cueillir ces poires; ce que nous fîmes, et Dieu m'est témoin que si nous en goûtâmes une, ce fut simplement pour faire une chose défendue. Mon Dieu! je vous ouvre ce cœur que vous avez retiré de l'abîme; vous pouvez y lire que je n'étais poussé à ce larcin que par la méchanceté. En effet, mon Dieu, ces poires étaient belles, mais ce n'est pas leur beauté qui m'engageait à les dérober, car j'en avais de meilleures chez nous, et je ne les pris absolument que pour les prendre; et s'il entra quelques morceaux de ces fruits dans ma bouche, vous savez, mon Dieu, qu'ils n'étaient sucrés que par ma malice.»
Je n'ai pas, comme saint Augustin, la consolation d'avoir été puni de mon crime par le crime lui-même. Si ces poires n'étaient pas sucrées, je dois avouer que les jacinthes étaient belles. Ma punition est arrivée tard; elle n'est arrivée qu'hier, mais elle est arrivée.
Les jacinthes étaient belles, et nous jouissions d'avance de l'admiration et de l'envie qu'elles exciteraient à la récréation. Nous allâmes tout droit à l'école, conduits par le jardinier, sans nous arrêter comme de coutume aux vitres des marchands. Là, comme nous savions que les jacinthes se volaient, nous ne voulûmes pas mettre notre panier dans le coin où l'on mettait les paniers des autres enfants; nous gardâmes le nôtre et le plaçâmes dans la classe, sous le banc, entre nos jambes. Il nous semblait que cette maudite classe ne finirait jamais pour amener le moment où nous pourrions enfin planter nos jacinthes. Tout à coup on ouvre la porte de la classe; c'est madame Roncin qui entre; elle nous appelle tous deux d'une voix mielleuse: «On dit que vous avez apporté de belles fleurs pour votre jardin. Voyons-les.»
Nous voici comme le corbeau de La Fontaine, dont je vous ai parlé dans une lettre précédente; nous prenons notre panier et le livrons à l'admiration de madame Roncin. Madame Roncin ôte d'abord les tartines et les met sur la table du vieux père Poquet; puis ensuite elle tire une à une les jacinthes et les range auprès des tartines. A ce moment, je levai les yeux et je vis, collés contre les vitres de la porte de la classe, deux figures! deux formidables figures! celle de M***, le propriétaire des jacinthes, et celle du jardinier que mon père envoyait nous chercher pour nous faire à la maison expier notre forfait. Je ne vous ferai pas, mon ami, le détail des reproches qui nous furent faits et des punitions qui nous furent infligées le lendemain en revenant à la pension. Il nous fallut mettre notre panier à la cuisine, où madame Roncin et sa servante faisaient le déjeuner. Toutes deux nous appelèrent petits voleurs. D'abord nous pleurâmes un peu; mais mon frère me dit:
—Dis donc, Stéphen, as-tu vu?
—Oui. Et toi?
Ce que nous avions vu; c'est que sur un des fourneaux étaient, dans deux pots, deux des plus belles jacinthes que madame Roncin s'était, je ne sais comment, appropriées.
J'avais bien vite oublié et les jacinthes et mon crime, mais je me suis hier rappelé l'un et l'autre. Mes belles roses que j'attendais depuis dix mois! mes diamants à moi! mes chères fleurs! j'allais, chaque matin, depuis qu'elles étaient fleuries, leur dire un bonjour dès les premières lueurs; je regardais si elles ne souffraient en rien, si aucun insecte n'en rongeait les boutons, je les regardais et je respirais leur parfum, et je me sentais riche et presque insolent. Et ce maudit enfant me les a inhumainement arrachées de leur tige et piquées dans son jardin où elles sont mortes en quelques heures. Et mon œillet! un bel œillet flamand, blanc avec des bandes violettes; un œillet que j'avais la veille refusé opiniâtrement à une femme qui le demandait. C'est alors que j'ai compris tout ce que j'avais dû faire de chagrin à ce pauvre voisin, à l'homme aux jacinthes.
Il m'a semblé subir une de ces vengeances, comme Didon en annonce une au parjure Enée.
Exoriare aliquis nostris ex ossibus ultor...
Cet enfant n'était pas né alors qui aujourd'hui tire de moi de justes peines.
En effet, ce sont nos enfants qui nous rendront la peine et les ennuis que nous avons coûté à nos pères. De même, ne leur demandons pas la tendresse que nous leur portons, ce n'est pas à nous qu'ils la doivent et qu'ils la rendront, c'est aux enfants qu'ils auront plus tard, et dont ils se plaindront injustement, alors, comme nous nous plaignons d'eux et comme nos pères se sont plaints de nous.
«On ne se rappelle le respect et la reconnaissance que l'on doit à ses parents que pour l'exiger de ses enfants.»
LETTRE XXVIII.
Il est une famille de plantes vénéneuses dans laquelle on remarque la jusquiame, le datura stramonium et le tabac.
Le tabac est peut-être un peu moins vénéneux que le datura; mais il l'est plus que la jusquiame, qui est un poison violent.
Voici un pied de tabac qui est une aussi belle plante qu'on en puisse voir; elle s'élève à six pieds de hauteur, et du sein de larges feuilles d'un beau vert, fait sortir des bouquets de fleurs roses, d'une forme gracieuse et élégante.
Pendant longtemps le tabac a fleuri solitaire et ignoré dans quelques coins de l'Amérique. Les sauvages auxquels nous avons donné de l'eau-de-vie, nous ont donné en échange le tabac, dont la fumée les enivrait dans les grandes circonstances. C'est par cet aimable échange de poisons qu'ont commencé les relations entre les deux mondes.
Les premiers qui jugèrent devoir se mettre la poudre du tabac dans le nez furent bafoués d'abord, puis un peu persécutés. Jacques Ier, roi d'Angleterre, fit contre ceux qui prenaient du tabac, un livre appelé Miso-capnos. Peu d'années après, le pape Urbain VIII excommunia les personnes qui prenaient du tabac dans les églises. L'impératrice Élisabeth crut devoir ajouter à la peine de l'excommunication contre ceux qui, pendant l'office divin, se bourraient le nez de cette poudre noire; elle autorisa les bedeaux à confisquer les tabatières à leur profit. Amurat IV défendit l'usage du tabac sous peine d'avoir le nez coupé.
Une plante utile n'eût pas résisté à de pareilles attaques.
Si, avant cette invention, un homme s'était trouvé qui dit: Cherchons un moyen de faire entrer dans les coffres de l'État un impôt volontaire de plusieurs millions par an; il s'agit de vendre aux gens quelque chose dont tout le monde se serve, quelque chose dont on ne puisse pas se passer. Il y a, en Amérique, une plante essentiellement vénéneuse; si vous exprimez de son feuillage une huile empyreumatique, une seule goutte fait périr un animal dans d'horribles convulsions. Offrons cette plante en vente, hachée en morceaux ou réduite en poudre; nous la vendrons très-cher; nous dirons aux gens de se fourrer la poudre dans le nez.
—Vous les y forcerez par une loi?
—Nullement, je vous ai parlé d'un impôt volontaire. Pour celui qui sera haché, nous leur dirons d'en respirer et d'en avaler un peu la fumée.
—Mais ils mourront?
—Non, ils seront un peu pâles; ils auront des maux d'estomac, des vertiges, quelquefois des coliques et des vomissements de sang, quelques douleurs de poitrine, voilà tout. D'ailleurs, voyez-vous, on a dit: L'habitude est une seconde nature; on n'a pas dit assez: l'homme est comme ce couteau auquel on avait changé successivement trois fois la lame et deux fois le manche; il n'y a plus pour l'homme de nature, il n'y a que les habitudes. Les gens d'ailleurs feront comme Mithridate, roi de Pont, qui s'était habitué à prendre du poison.
La première fois qu'on fumera du tabac, on aura des maux de cœur, des nausées, des vertiges, des coliques, des sueurs froides; mais cela diminuera un peu; et, avec le temps, on s'y accoutumera au point de n'éprouver plus ces accidents que de temps à autre, et seulement quand on fumera de mauvais tabac, ou du tabac trop fort, ou quand on sera mal disposé, ou dans cinq ou six autres cas.
Ceux qui le prendront en poudre éternueront, sentiront un peu mauvais, perdront l'odorat, et établiront dans leur nez une sorte de vésicatoire perpétuel.
—Ah çà, cela sent donc bien bon?
—Non, au contraire, cela sent très-mauvais. Je dis donc que nous vendrons cela très-cher, que nous nous en réserverons le monopole.
—Mon bon ami, aurait-on dit à l'homme assez insensé pour tenir un pareil langage, personne ne vous disputera le privilège de vendre une denrée qui n'aura pas d'acheteurs. Il y aurait de meilleures chances d'ouvrir une boutique et d'écrire dessus:
ICI ON VEND DES COUPS DE PIED.
Ou: UN TEL VEND DES COUPS DE BATON EN GROS ET EN DÉTAIL.
Vous trouveriez plus de consommateurs que pour votre herbe vénéneuse.
Eh bien! c'est le second interlocuteur qui aurait eu tort; la spéculation du tabac a parfaitement réussi. Les rois de France n'ont pas fait des satires contre le tabac, ils n'ont pas fait couper les nez, ils n'ont pas confisqué les tabatières. Loin de là, ils ont vendu du tabac, ils ont établi un impôt sur les nez, et ils ont donné des tabatières aux poëtes avec leur portrait dessus et des diamants alentour. Ce petit commerce leur rapporte je ne sais combien de millions chaque année.
Fagon, médecin de Louis XIV, devait soutenir une thèse contre le tabac dans les écoles;—malade, il se fit remplacer par un confrère qui lut la thèse,—tout en prisant énormément.
Le poëte Santeuil est mort presque subitement après avoir bu un verre de vin dans lequel on avait mis du tabac.
La pomme de terre a eu bien plus de peine à s'établir que le tabac, et a encore des adversaires.
Mon bon ami, me direz-vous ici, vous êtes un étrange prédicateur; je gage presque que vous avez fumé aujourd'hui dans cette longue pipe en cerisier, ornée d'un si gros bouquin d'ambre, qui est si orgueilleusement accrochée au mur de votre cabinet.—Je dois l'avouer, je fume, mon ami, j'ai pris cette habitude avec les pêcheurs et les marins, et aussi pour une raison. Il m'arrivait fréquemment autrefois de me trouver avec des gens qui m'ennuyaient; je voulais bien être là pendant qu'ils parlaient, mais je ne voulais pas leur parler; je n'avais absolument rien à leur dire; je trouvais commode et poli de les faire fumer et de fumer; ils parlaient moins et je ne parlais pas du tout. Du reste, mon ami, je fume quelquefois; je suis aussi quelquefois des mois entiers sans décrocher ma pipe; je ne fume pas dans mon jardin; je ne veux pas mêler l'odeur du tabac aux parfums de mes fleurs.
Quelles charmantes voyageuses que toutes ces fleurs rassemblées de toutes les parties du monde! Le tabac vient de l'Amérique; la reine-marguerite vient de la Chine; l'héliotrope, du Pérou; la belle-du-jour, du Portugal; le laurier-rose, de la Grèce; les azaleas sont originaires des Indes; la tulipe de l'Asie.
Je ferais une assez belle histoire des voyages que j'ai manqué de faire. J'ai failli aller en Grèce pour voir les lauriers-roses sauvages et incultes fleurir, le pied dans les eaux de l'Eurotas. J'ai appris depuis qu'il y en avait dans le midi de la France et je n'y suis pas allé.
Il y a de ces choses que l'on fait tout à fait ou que l'on ne fait pas du tout. L'excès de la chose vous donne un excès de résolution; et pour faire le tour du monde, c'est avoir fait un quart du chemin, que d'avoir descendu son escalier.
LETTRE XXIX.
Il y aurait à faire un singulier dictionnaire:
Ce serait de prendre l'un après l'autre chaque mot de la langue, et de dire de quelles infamies, de quelles lâchetés, de quels crimes, de quelles sottises il a été le prétexte pour les hommes. Les mots les plus respectables, les plus sacrés seraient, sans contredit, ceux qui fourniraient les articles les plus longs.
Le nom de Dieu ferait bien des volumes.
Celui de liberté ne permettrait pas non plus d'être bien concis.
Il n'est pas non plus un mot, quelque insignifiant qu'il puisse paraître au premier aspect, qui, s'il a réussi, grâce à son peu de sonorité, à ne pas faire de grand crime ni de grosse sottise, n'ait au moins servi à dire quelques absurdités; les savants et les grammairiens sont là pour combler les lacunes.
En cherchant bien, même, on trouverait que chaque lettre isolément a servi de sujet au moins à quelques saugrenuités; on sait l'histoire de deux maîtres d'école, auxquels un roi fit couper les oreilles parce qu'ils refusaient d'adopter deux lettres ajoutées à l'alphabet par ce prince aussi cruel qu'ils étaient bêtes. On sait qu'il y a deux cents volumes écrits, plusieurs conciles tenus, de longues persécutions faites et subies, des morts et des tortures pour une diphtongue ajoutée ou retranchée au Credo. On sait les disputes et les haines soulevées à propos de la prononciation réelle de la lettre k.
La lettre a, qui commence tout dictionnaire, n'est-elle pas la troisième personne du verbe avoir; avoir n'est-il pas la racine d'avarice? Combien faudrait-il de volumes pour dire les lâchetés et les crimes commis pour avoir!
Si vous ne voulez vous occuper que des sottises, vous trouverez tout d'abord ce mensonge que les hommes se font à eux-mêmes, pour se cacher la brièveté de la vie et le ridicule de leurs efforts, de leurs travaux, de leurs ambitions. «Il a trente ans» pour dire au contraire qu'il y a trente ans qu'on n'a plus; trente ans qu'on a dépensés du nombre mystérieux qui nous a été donné, etc., etc., etc.
En suivant les mots un à un, vous ne tarderiez pas à arriver au mot abeille. On ferait un gros volume rien que des sottises que les hommes ont dites au sujet des abeilles; c'est en songeant aux abeilles que m'est venue l'idée de ce dictionnaire, qu'il faudrait intituler: Dictionnaire misanthropique ou Histoire par ordre alphabétique des sottises et des méchancetés de l'homme.
Il y a cependant une part à faire: beaucoup des sottises dites sur les abeilles ne l'ont pas été par les modernes, parce que les anciens avaient abusé de leur position pour les dire avant eux. Les modernes n'ont pu que les répéter et les enseigner dans les colléges, comme ils font encore aujourd'hui. Vous avez, mon ami, passé dix ans, comme moi, comme tout le monde, à apprendre le latin. Pendant cinq ou six ans, il a été pour vous question de Virgile, et toujours avec un sentiment d'admiration sans bornes et sans restriction; pendant six années, c'est-à-dire, selon les usages des colléges, pendant six professeurs. Jamais un seul professeur s'est-il avisé de vous faire remarquer que les Bucoliques sont parsemées d'obscénités révoltantes, de basses et ridicules adulations, que les Géorgiques sont tachées d'idées fausses et d'opinions erronées. Il est bien question de cela! des idées, des sentiments! il faut apprendre des mots.
Il m'est venu l'autre jour un homme heureux au possible. Vous savez, mon ami, comme je respecte tous les bonheurs; vous savez quels détours je fais dans la campagne pour ne pas déranger un oiseau qui becquète une graine, pour ne pas réveiller un paysan qui dort sous un arbre. J'ai écouté le récit du bonheur de cet homme. Il fait donner de l'éducation à son fils; non pas une éducation qui apprenne à se contenter de peu, à être ferme et courageux, à être fort et indépendant. Non, il lui fait apprendre le latin.—Je fais bien des sacrifices, me dit-il, mais j'en suis largement récompensé; mon fils est surprenant pour son âge. Je veux que vous le voyiez. Je n'ai pas osé refuser, et il m'a envoyé le petit bonhomme.
Il est entré et m'a salué avec une aisance et un aplomb que je n'ai jamais pu atteindre de ma vie, si ce n'est quand je me trouve vis-à-vis de gens qui me sont hostiles, parce qu'alors ma timidité meurt de peur de devenir une lâcheté.
Je l'ai trouvé maigre et pâle; il n'a ni cette pétulance ni cette fraîcheur de pêche de l'enfance; rien n'est en fleur chez lui, ni son âme ni ses joues; il n'a que treize ans: je l'ai du premier abord trouvé en effet surprenant pour son âge.
J'étais au jardin; j'ai continué à me promener avec lui. Comme nous passions dans un endroit qui est coupé dans le gazon par un ruisseau de deux pieds de large, il m'a quitté et est allé trouver un petit pont pour le franchir; j'ai été presque honteux devant cet enfant d'avoir tout d'abord sauté par dessus. Comme nous arrivions près du gazon de violettes sur lequel est une ruche:—Ah! ah! dit-il:
Aerii mellis cœlestia dona.
—Oui, repris-je, c'est une ruche. Connaissez-vous les abeilles? C'est une étude pleine d'intérêt.
—Certes, je les connais, répliqua-t-il.
Mores et studia et populos et prœlia dicam.
«Je peux dire et ce peuple et ses mœurs, et ses travaux et ses combats.»
—Vrai? Eh bien! je ne suis pas aussi avancé que vous; il y a encore sur ce sujet bien des choses que je cherche à savoir, sans trop espérer d'y parvenir.
—N'avez-vous pas lu Virgile?
—Si fait, mon jeune ami; mais il y a longtemps.
—Eh bien! c'est dans Virgile que j'ai appris à connaître les abeilles; et dans ce moment, précisément nous traduisons le quatrième livre des Géorgiques.
—Faites-moi part de ce que vous savez, je vous prie; peut-être cela servira à éclaircir quelque point resté douteux pour moi.
—Volontiers, Monsieur. «Les abeilles sont gouvernées par un roi. Plusieurs prétendants se disputent d'ordinaire leurs suffrages; mais l'un, qui est le véritable roi, est facile à reconnaître à des signes certains. L'un est beau et majestueux[A], couvert d'une cuirasse d'or; l'autre, qui n'est qu'un usurpateur et un tyran[B], est horrible à voir. Il est lâche et paresseux et a un gros ventre; en un mot, il mérite la mort. Il est tué par les partisans du vrai roi.
J'écoutais avec attention ces notions complètement fausses, récitées avec un aplomb admirable par le jeune savant.
—Je me rappelle avoir lu cela, lui dis-je, dans les Géorgiques de Virgile; mais je suis fâché de n'avoir pas ici le livre, j'y aurais eu recours pour une circonstance qui m'embarrasse: j'ai perdu une partie de mes abeilles, et je crois me rappeler que Virgile indique un moyen sûr de les reproduire.
—Rien n'est si simple, Monsieur. Vous prenez un jeune taureau[C] un taureau de deux ans; vous le tuez et vous l'enfermez dans une cabane où vous le laissez se corrompre. Au printemps suivant, dès que les prairies s'émaillent de leurs premières fleurs, vous voyez naître de cette corruption des vers qui ne tardent pas à devenir des abeilles.
—Ah! mais, c'est bien commode.
—Ce n'est pas ainsi, du reste, que naissent naturellement les abeilles.
—Je le crois.
—Elles ne sont pas soumises aux douleurs de l'enfantement[D].
—Elles trouvent leurs petits sur les fleurs et les herbes odoriférantes[E].
—Voyez un peu!
—C'est surtout sur le Cerinthé que naissent les rois.
—Qu'est-ce que le Cerinthé?
—C'est un substantif de la troisième déclinaison.
—N'est-ce que cela?
—C'est probablement un arbre ou une plante.
—On ne vous l'a pas montré?
—Non. Comment voulez-vous qu'on nous montre des plantes en classe?
—Eh bien, moi, je vais vous la montrer. Le nom de Cerinthé est composé de deux mots grecs et veut dire fleur à cire. C'est cette jolie plante au feuillage touffu de couleur glauque, couverte de petits épis jaunes, on l'appelle en français Mélinet, c'est-à-dire fleur à miel.
—Monsieur, je vous remercie infiniment.
—Il y a de quoi, mon jeune ami, car c'est la seule chose vraie qu'on vous ait apprise sur les abeilles.
—Quoi, Monsieur, tout ce que je viens de vous dire...
—Tout ce que vous venez de me dire, ou plutôt de me réciter, est un tissu de contes d'autant plus ridicules, qu'ils sont beaucoup moins merveilleux que la vérité.
A ce moment le père entra, je lui fis part de l'erreur dans laquelle on jetait son fils, et je lui dis: Votre fils est intelligent, mais on le dirige mal. C'est fort joli de bien dire; mais le style est un vêtement, il faut un corps dessous. En même temps qu'on fait lire aux enfants les vers harmonieux de Virgile, on devrait rectifier les idées fausses qu'ils habillent magnifiquement. Vous devriez, vous, faire lire à votre fils quelques bons ouvrages sur les abeilles, cela l'intéresserait beaucoup et l'empêcherait de prendre pour argent comptant le quatrième livre des Géorgiques.—Monsieur, me dit le père, je ne veux pas le déranger de ses études.
Vale.
LETTRE XXX.
Belles études! apprendre des mots, toujours des mots, rien que des mots; parler des choses sans savoir les choses; dire correctement des sottises! voilà l'emploi de toute la jeunesse.
Pendant que nous y sommes, mon ami, je veux vous dire celles des absurdités bien établies sur le compte des abeilles qui me reviendront à la mémoire:
Aristote avance qu'une abeille adopte une fleur et ne recueille son miel que sur les fleurs de la même espèce.
Le même Aristote; que lorsqu'il fait du vent, l'abeille se leste en portant des grains de sable entre ses pattes.
Le même Aristote; que les abeilles sans roi, ne font que de la cire et pas de miel. Qu'elles chassent de la ruche les plus gourmandes, les plus paresseuses, etc.
Pline a ajouté, probablement après une étude plus approfondie du code pénal des abeilles, que dans ces cas de récidive et d'obstination dans les vices susdits, elles sont punies de diverses peines, et même de la mort dans certaines circonstances.
L'un et l'autre ont fait de longs éloges, copiés cent fois par les modernes de leur justice, de leur bravoure, de leur pudeur, de leur loyauté, de leur science politique et de leur habileté dans le gouvernement.
On ne s'est pas contenté du taureau de Virgile. On a conseillé de remplacer le taureau pourri par un lion, parce qu'alors les abeilles sont plus fortes et plus courageuses. Même en 1735, les pères de Trévoux prenaient chaudement contre Réaumur la défense de deux jésuites, qui avaient encore écrit que les insectes venaient de putréfaction. Après avoir dit que les abeilles trouvaient leurs petits tout faits sur des fleurs et sur des feuilles, on a un peu changé, et on a dit que ces jeunes abeilles naissaient de la corruption du miel.
On a prétendu que la reine des abeilles (obstinément appelée roi), n'avait pas d'aiguillon. Plusieurs devises ont même été faites sur ce sujet.—Louis XII, entrant dans Gènes, parut en habit blanc semé d'abeilles d'or, avec ces mots: Rex non utitur aculeo. Le roi n'a pas d'aiguillon. Le pape Urbain VIII portait des abeilles dans ses armes; on mit au-dessous ce vers latin:
Gallis mella dabunt, hispanis spicula figent.
«Le miel pour la France, l'aiguillon pour l'Espagne.»
Un Espagnol répondit:
Spicula si figent, emorientur apes.
«Quand l'abeille pique, elle laisse dans la blessure et son dard et sa vie.»
Le pape fit répandre ce dystique:
| Cunctis mella dabunt, nulli sua spicula figent, |
| Spicula nam princeps figere nescit apum. |
«Elles auront du miel pour tous et des blessures pour personne, car le roi des abeilles n'a pas d'aiguillon.»
C'était bien la peine que dès avant Pline, le philosophe Aristomachus ait passé cinquante-huit ans à regarder les abeilles, et qu'un autre philosophe, Hyliscus, se soit retiré dans un désert pour ne voir que des ruches!
On a dit, et on croit encore en bien des endroits, que les abeilles ne piquent pas la laine, et qu'avec des gants de laine on peut les manier impunément, ce qui est vrai;—mais seulement quand les gants de laine sont plus épais que la longueur de l'aiguillon, auquel cas, vous pourrez les faire de l'étoffe que vous voudrez.—On a dit que les abeilles couvent leurs œufs comme les poules.—Encore aujourd'hui, dans les campagnes, s'il meurt quelqu'un dans la maison, on met un crêpe aux ruches, sans cela les abeilles se piquent de ce manque d'égard et de ce qu'on a l'air de les traiter comme des étrangères qui ne seraient pas de la famille. On vous dira encore, tant que vous voudrez l'entendre, que, faute de songer à ce soin de politesse, un tel et un tel ont perdu toutes leurs abeilles, qui n'ont pas voulu vivre avec des mal-appris et s'en sont allées.—Ecoutez encore, il ne faut pas jurer auprès des abeilles. Si vous achetez un essaim, ne vous avisez pas de le marchander, les abeilles ne resteraient pas chez vous,—elles ne peuvent souffrir les voleurs; je crois que cette aversion se borne aux voleurs de leur miel.—Ces vertueuses mouches aiment les hommes vertueux, savent les reconnaître et ont pour le vice et les vicieux des haines vigoureuses. Il n'est pas prudent de s'approcher d'elles avec quelque méfait sur la conscience; elles ont horreur des libertins, mais le crime qu'elles pardonnent le moins est le crime d'adultère; elles le punissent avec une rigueur inouïe.
Il est évident que si ces mouches étaient plus nombreuses et plus grosses, elles suffiraient pour faire régner la vertu sur la terre, et qu'elles remplaceraient très-avantageusement les juges, les gendarmes et les geôliers.
Toutes ces niaiseries, je le répète, ont surtout ceci de méprisable qu'elles n'ont été imaginées que pour prêter aux abeilles un merveilleux qui est loin d'atteindre à la vérité.
Nous nous contenterons, mon ami, dans le voyage que nous allons faire autour de ma ruche, des choses que nous verrons de nos deux yeux.
Quel concours aux abords de la ruche! Jamais place publique d'une grande ville n'a été témoin d'une pareille agitation. Des abeilles sortent en toute hâte et s'envolent au loin pour chercher des provisions, tandis que d'autres rentrent chargées. Il faut voir d'abord ce que les abeilles vont ainsi chercher dans la campagne, d'abord sur certains arbres, sur les sapins, sur les ifs, sur les bouleaux, etc., une sorte de résine appelée propolis. Ensuite, dans les fleurs, le pollen ou la poussière fécondante dont elles feront de la cire; puis, dans le nectaire, un suc qui deviendra le miel.
Celle-ci apporte les matériaux pour la cire; après s'être roulées dans le pollen des fleurs, elle a, avec ses dernières pattes faites en cuiller et armées de poils rudes comme ceux d'une brosse, rassemblé en petites pelotes les grains de pollen qui sont restés après les poils dont son corps est couvert. Si les anthères de la fleur ne sont pas encore ouverts et tiennent le pollen renfermé, elle a su les ouvrir avec ses petites dents et le faire sortir. En voilà cinq ou six dont les palettes sont bien chargées. Quelques-unes ont trouvé leur fardeau dans une seule fleur, et il est facile de reconnaître dans quelle fleur, quelque éloignée qu'elle soit de la ruche. La poussière que porte celle-ci est blanche, l'abeille s'est vautrée dans quelque mauve, tandis que sa compagne, chargée de poussière brune, a été butiner sur des tulipes. Ce pollen jaune orangé vient de la fleur d'un melon, etc, etc.
Quelques-unes des arrivantes entrent dans la ruche: quelques autres livrent leurs provisions à d'autres abeilles qui les reçoivent à la porte, et, aussitôt débarrassées de leur fardeau, elles reprennent leur vol. Dans la ruche, on n'est pas moins occupé que dehors: celles-ci font avec la cire les alvéoles hexagones dans lesquels d'autres viennent dégorger du miel. D'autres alvéoles sont tenus vides: ceux-là sont les nids que doivent occuper les jeunes abeilles.
La ruche est peuplée de trois sortes de mouches: d'abord une femelle, c'est la reine;—des mâles appelés faux-bourdons, au nombre de six à sept cents,—et huit ou dix mille ouvrières, sans sexe, qui conséquemment ne se multiplient pas, attendu qu'elles ont fort à faire et n'ont pas le temps de s'amuser. D'ailleurs la reine, au milieu de son harem de bourdons, suffit à la reproduction de l'espèce: elle pond au moins six mille œufs par an. De ces œufs, les uns produiront des femelles semblables à elle; les autres des mâles, les autres en plus grand nombre des ouvrières sans sexe.—Pendant qu'elle se livre probablement dans les ténèbres entre les gâteaux d'alvéoles déjà faits, aux caresses de ses odalisques mâles, toutes les ouvrières s'occupent des berceaux et de la nourriture de la nombreuse famille qu'elle ne tardera pas à mettre au monde.
Il vient un moment où les ouvrières font une grande opération. La reine a été suffisamment aimée, des soins plus sérieux doivent désormais l'occuper; on fait un massacre général des mâles désormais inutiles et devenus un simple encombrement, et on porte leurs cadavres dehors.—La reine commence à pondre, suivie d'un cortége de mouches ouvrières; elle se promène sur les cellules. Quand, après avoir examiné l'intérieur d'une de ces cellules, elle la trouve à son gré, elle y dépose un œuf et se remet en marche. Pendant ce temps, les ouvrières qui l'entourent la lèchent, la nettoyent et lui offrent du miel au bout de leur petite trompe. Toutes les cellules ne sont pas de la même grandeur; quelques-unes, de la même forme que les cellules ordinaires destinées à serrer les provisions, et à servir de nid aux œufs d'où doivent sortir les abeilles ordinaires, sont plus grandes d'un neuvième que celles-ci; elles seront les berceaux des mâles.—D'autres d'une forme différente, d'une forme arrondie et oblongue, sont destinées à renfermer des œufs qui deviendront des femelles semblables à la reine.
Les abeilles apportent une admirable économie dans l'emploi de la cire: Quelques savants géomètres ont plus d'une fois cherché quelle serait la forme à donner à des cellules qui employât le moins de cire possible, et ils sont arrivés, pour résultat de leur problème, à la forme adoptée par les abeilles. Eh bien, quand il s'agit d'une de ces cellules royales, elles renoncent à toute économie: Une seule de ces cellules emploie autant de cire que cent cinquante cellules ordinaires. La reine choisit pour déposer ses œufs celle de ces trois sortes de cellules qu'elle juge convenable. Ceux des alvéoles qui contiennent la provision de miel sont fermés hermétiquement avec des couvercles de cire: ceux où sont placés les œufs sont découverts: ces œufs sont d'un blanc bleuâtre. Deux jours après, de cet œuf sort un ver; plusieurs fois par jour une abeille ouvrière vient lui apporter à manger. Souvent une abeille passe sur plusieurs cellules avant de s'arrêter: c'est qu'elle a trouvé les vers suffisamment approvisionnés. A mesure que ces vers grandissent, leur nourriture, l'espèce de bouillie qu'on leur donne devient plus substantielle et est composée autrement. Une pâtée toute différente de goût est donnée aux vers qui doivent devenir des reines fécondes. Au bout de six jours, les vers vont se transformer, on ne leur apporte plus de nourriture: les ouvrières les enferment dans leurs loges en y adaptant un couvercle de cire. Le ver ainsi renfermé tapisse sa demeure d'une tenture de soie extrêmement fine, puis subit deux transformations. A la seconde, il est une mouche parfaite.
La mouche ouvre le couvercle avec ses dents et soit de l'alvéole. Deux ou trois mouches ouvrières l'accueillent, la lèchent et lui présentent du miel au bout de leur trompe. Pendant ce temps, d'autres abeilles nettoyent la cellule qui vient d'être abandonnée, en ôtent les dépouilles du ver qu'il a quittées comme des vêtements, et les portent dehors de la ruche; elles enlèvent également les petites parcelles de cire qui ont pu tomber dans l'alvéole lorsque le couvercle a été percé. D'autres mouches arrachent ce qui reste de ce couvercle. En un mot, on remet les cellules eu état de recevoir un nouvel œuf ou de devenir un magasin à miel.—La jeune abeille entre de suite en fonctions; deux heures après sa naissance, vous ne la reconnaîtriez entre les autres qu'à sa couleur qui est grisâtre, tandis que les autres deviennent rousses en vieillissant. Aussitôt que ses ailes sont bien lisses, deux ou trois vieilles la promènent dans la ruche et lui montrent les portes; elle sort, elle s'envole et ne revient qu'avec ses pattes chargées de cire. Mais il ne naît pas ainsi qu'une abeille à la fois, plus de cent sortent de leurs cellules le même jour; aussi, au bout de quelques semaines, la ruche est-elle fort peuplée.
Un matin, vous remarquez une sorte de révolution. L'activité qui règnait autour de la ruche a subitement disparu. Quelques mouches à peine sortent et rentrent légèrement chargées. Une colonie va se séparer de la ruche-mère, et aller chercher d'autres pénates. Vers dix heures du matin, par un soleil ardent, on entend un grand bourdonnement dans la ruche; quelques mouches sortent en tumulte, elles précèdent la jeune reine. Celle-ci paraît bientôt; elle est beaucoup plus longue et plus grosse que les ouvrières; ses ailes ne vont guère qu'à moitié de son corps; ses dernières pattes ne sont pas creusées en cuiller; elle n'a besoin ni de voyager au loin, ni d'apporter de la cire; elle ne doit pas travailler.—Son rôle à elle est d'être littéralement la mère de son peuple;—déjà, à peine agée de six jours, elle a connu l'hymen: un de ses frères bourdons, né en même temps qu'elle, a su toucher son cœur entre les gâteaux de cire.
Non loin de là, les premières abeilles sorties vont s'entasser en grosses grappes autour d'une branche; la reine vient au milieu d'elles: alors toutes les abeilles répandues en l'air viennent s'abattre autour d'elle. La plupart sont de jeunes ouvrières qui suivent la fortune de leur royale sœur; quelques vieilles, cependant, d'un caractère plus inquiet, sortent avec la colonie et abandonnent la métropole. Là, elles restent rassemblées pendant plus d'un quart d'heure, quelquefois beaucoup plus longtemps; puis elles se remettent en route pour chercher un établissement plus commode. C'est alors, pendant ces moments d'hésitation et d'immobilité, qu'on fait tomber facilement l'essaim entier dans une ruche où, se trouvant commodément installées, elles restent volontiers, et, dès le lendemain, commencent leurs travaux. Si par hasard on n'avait pris qu'une partie de l'essaim, et que la reine ne fut pas du nombre des captives, aucune des mouches ne travaillerait; il ne se ferait ni cire ni miel dans la ruche. Le mobile qui donne tant d'ardeur aux ouvrières, est la certitude d'avoir parmi elles une mère féconde, dont il faut nourrir et élever la jeune famille.
En général, les bourdons sont restés, sinon tous, du moins presque tous, dans l'ancienne ruche. Les autres jeunes reines sont massacrées et leurs cadavres traînés dehors. Il arrive quelquefois, qu'au moment de la sortie de l'essaim, deux jeunes mères prétendent à la fois à la souveraineté de la nouvelle colonie. En effet, il en naît quelquefois une vingtaine dans une seule ruche. S'il sort deux reines en même temps, l'essaim se partage, mais inégalement; chacune des deux reines va s'établir, avec ses partisans, sur une branche différente.
Notre jeune lauréat vous a dit, d'après Virgile, ce qu'on pensait autrefois de ces deux rois. Si l'un était le modèle de toutes les vertus, l'autre n'était qu'un effronté coquin. Le premier était tout doré; le second, mal mis avait un gros ventre.
Un auteur plus moderne, qui a écrit sur les abeilles, en français, s'explique dans des termes analogues. Il appelle le faux roi le tyran.
«Sa couleur triste, son ventre gros, ses jambes scabreuses et ses gestes languissants, sont signes d'envie, d'avarice, d'ambition, de gourmandise, de lâcheté, de paresse, etc.»
Certes, jamais monarque n'a été aussi maltraité; les tyrans de tragédie sont les plus patients, sans contredit, et les plus débonnaires d'entre les hommes. Chaque personnage de la pièce leur débite ses deux cents vers d'invectives sans qu'il les interrompe: et s'il finit par s'écrier:
Holà! gardes à moi!
C'est quand l'autre a épuisé son vocabulaire, sans lui couper court un hémistiche, ni lui déranger une rime. Ce pauvre tyran des mouches n'est pas plus mal mené. Il est heureux pour lui que cet écrivain n'ait pas su que Béelzebuth veut dire roi des mouches, il ne lui aurait pas épargné ce nom. Mais ce n'est pas tout.
«Le tyran sort de la ruche et s'éloigne du roi légitime comme un traître; une partie du peuple se révolte et se va brancher avec lui, où elle se perdrait, ne fut-ce que, reconnaissant leur faute, elles l'effacent en s'allant remettre auprès du vrai roi. Le tyran, se voyant abandonné, va se joindre au gros de l'essaim. Mais ces vertueuses bestioles, qui se piquent pour ce qui touche l'honneur de leur chef, conjurent la ruine de ce brouillon; elles lui courent sus, le déchirent, le foulent aux pieds, de sorte que le lendemain on le trouve mort, étranglé sous la ruche, avec quelques-uns de ses complices.»
Il est évident que, dans le cas où deux jeunes mères sortent ensemble de l'ancienne ruche, les abeilles doivent choisir; mais il est difficile de savoir ce qui fixe leur choix. Je ne pense pas que ce soit précisément l'or que les poëtes ont vu sur son corsage, et qui doit se traduire en prose par une couleur rousse. Rien n'établit que les abeilles attachent à l'or le même prix que nous.
Le coq de La Fontaine préférait le moindre grain de mil à un ducaton qu'il avait trouvé. Je ne sais pourquoi La Fontaine semble le blâmer par le rapprochement du second apologue.
Je ne m'aperçois pas que les oiseaux jaunes jouissent d'une grande considération parmi les autres oiseaux. Le roitelet, ainsi appelé par les hommes parce qu'il a sur la tête une huppe orange, ne paraît pas avoir réussi à faire reconnaître sa royauté parmi les autres habitants de l'air. Mais cependant les poëtes et les autres ne se sont trompés que dans l'explication qu'ils ont voulu donner de la préférence de l'essaim pour l'une des deux jeunes reines. Il est vrai qu'en général les jeunes abeilles, en ce cas, se décident pour la plus rousse des deux abeilles mères. Il est vrai que celle qui est abandonnée d'abord, et ensuite mise à mort, est d'une couleur plus sombre; mais il ne faut pas attribuer ces deux sorts si différents aux vertus si variées de la première, aux vices si hideux de la seconde,—pas même à ce qu'elle a un gros ventre.—Je vous ai déjà dit, mon ami, que les jeunes abeilles sont brunes et qu'elles deviennent rousses en vieillissant. Je vous ai dit aussi qu'elles avaient en naissant le ventre plus gros qu'il ne le sera par la suite. La préférence des abeilles est simplement pour celle des deux reines qui est la plus âgée, et qui, par conséquent, a été fécondée par quelque bourdon avant le départ de la ruche, parce que, celle-là seule leur promet avec certitude ce qui est la seule cause de leurs travaux, le seul mobile de leur zèle. Les crimes de la reine sont tout simplement la jeunesse et la virginité.
Ignoscenda quidem, scirent si ignoscere...
Crimes pardonnables, si la politique savait pardonner.
Si on la tue, si toutes celles qui sont nées en même temps sont massacrées dans l'ancienne ruche, c'est que les abeilles ne sont pas progressives, et n'ont pas encore imaginé le gouvernement constitutionnel et la pondération des pouvoirs qui, si elle n'était pas une chimère, n'arriverait dans son plus haut point de perfection, qu'à l'immobilité.
Du reste, on a présenté avec raison le gouvernement des abeilles comme le modèle de la meilleure monarchie qui puisse exister; mais on a eu tort de leur prêter des lois et un code, des juges, des avocats, des gendarmes.
Ce qui fait l'excellence de ce gouvernement, c'est que les abeilles n'ont rien de tout cela, et c'est qu'elles n'en ont pas besoin, parce que chacune a son rôle à jouer et ne songe pas à en jouer un autre; parce que les ouvrières ne rêvent pas de devenir bourdons, et que les bourdons n'intriguent pas pour passer reines.
Tandis que les sociétés humaines seront toujours remplies de perturbations et de misères, elles sont un concert où chaque instrument veut se faire entendre par-dessus les autres, et où aucun ne veut se renfermer dans sa partie, ce qui doit produire, et produit en effet, un immense charivari.
LETTRE XXXI.
Il est malheureux que je n'aie plus là mon jeune savant. Il y a dans une églogue de Virgile, la troisième, si je ne me trompe, des énigmes que se proposent deux bergers; l'un dit à l'autre:
| Dic quibus in terris... |
| Tres pateat cœli spatium non ampliùs ulnas. |
A quoi l'autre répond sans deviner l'énigme:
| Dic quibus in terris inscripti nomina regum |
| Nascuntur flores. |
«Dis-moi dans quel pays naissent des fleurs sur lesquelles sont écrits les noms des rois.»
Les commentateurs de Virgile et les professeurs, après eux, se chargent d'expliquer ces deux énigmes. Le mot de la première, disent-ils, est un puits dans le fond duquel on voit la réflection du ciel.
Tres non ampliùs ulnas
Ce pourrait être également une lucarne ou une cheminée, surtout de la façon dont étaient faites les cheminées des anciens; mais les commentateurs et les professeurs ont décidé que c'était un puits. Pour la seconde, les commentateurs et les professeurs ne sont pas tous du même avis. Les uns disent qu'il s'agit de la fleur d'hyacinthe. Laissons-les parler eux-mêmes:
«Ajax, fils de Télamon et d'Hésione, un des plus vaillants capitaines des Grecs, après Achille, s'étant un jour joint au combat avec le preux Hector des Troyens, la nuit les sépara, où ils se firent des présents respectivement l'un à l'autre qui leur furent malencontreux: car Hector fut traîné mort par Achille du baudrier que lui avait donné Ajax; et Ajax se tua de l'épée qu'Hector lui avait aussi donnée, parce qu'étant entré en débat avec Ulysse pour les armes d'Achille défunt, ce prince d'Ithaque les avait emportées par le jugement des Grecs, et son bon conseil avait été préféré au courage de l'autre, dont cet Ajax entra en telle furie qu'il la déchargeait par le meurtre de toutes les bêtes qu'il rencontrait, s'imaginant que c'étaient les princes Grégeois et Ulysse. Mais ayant aperçu son erreur, il se transperça le corps de son épée, dont le sang qui fit naître cette fleur, autrefois teinte de celui d'Hyacinthe, laquelle porte encore empreintes les deux premières lettres de son nom, ai.»
Mais Ovide raconte que la fleur d'hyacinthe est formée du sang d'un jeune homme aimé d'Apollon, que ce Dieu tua par mégarde, en jouant avec lui au disque. Et que cette fleur porte l'épitaphe du jeune homme, IA, c'est-à-dire hyacinthes, ou AI, c'est-à-dire hélas!
Je déclare que, avec la meilleure volonté du monde, c'est-à-dire tout prêt à admettre que ia veut dire hyacinthe, ou que ai veut dire hélas! je n'ai jamais pu trouver ces deux lettres dans aucune hyacinthe. Il est vrai de dire que je n'y ai pas trouvé davantage AIA. Je peux même presque dire que je l'ai trouvé moins encore, puisque je cherchais une lettre de plus, et que je n'ai rien trouvé du tout. Ce n'est donc point la fleur sur laquelle sont écrits les noms des rois; et d'ailleurs quand il y aurait IA ou AI, ou AIA, ce ne serait pas Ajax, puisque la fleur appartient déjà à hyacinthe, et que réellement on serait un peu trop gêné à deux dans une fleur.
Aussi, d'autres commentateurs ont dit que ce n'est nullement en hyacinthe qu'a été changé Ajax, mais en pied-d'alouette-delphinium, fleur sur laquelle, ajoute-t-il, on lit les lettres AIA, et que les botanistes appellent en conséquence delphinium Ajacis, delphinium d'Ajax.
A la bonne heure, on ne saurait trop corriger les erreurs et rétablir la vérité altérée. Il est évident qu'il n'y a pas AIA sur les hyacinthes. Cherchons donc dans les fleurs des delphinium. Je déclare derechef que, disposé à traduire AIA par tout ce qu'on voudra, par fils de Télamon, s'il plaît aux commentateurs, j'ai cherché scrupuleusement dans les fleurs de pied d'alouette de diverses variétés, et que je n'ai pu y trouver une seule des trois lettres indiquées, lues et annoncées par les savants.
Je me rappelle avec admiration, qu'un jour un professeur en robe noire, du haut d'une chaire, et avec une de ces mines refrognées sur lesquelles il est écrit pédant bien plus net que Ajax sur les delphinium, nous expliquait ces billevesées de son air le plus grave et le plus majestueux, et que je fus sévèrement puni pour m'être laissé surprendre à faire des petits canards de papier sous lesquels j'attachais des mouches qui les faisaient marcher, ce qui fut traité d'occupations futiles et d'enfantillage, par opposition aux choses importantes dont il était question en classe, c'est-à-dire à l'énigme du puits et à celle du pied d'alouette. Encore aujourd'hui je maintiens que mes petits canards étaient un joujou plus ingénieux que celui du professeur, et que, en fait de futilités, celles qui amusent ont un immense avantage sur les autres, quelque sérieusement et prétentieusement qu'elles puissent être débitées.
Je pardonne volontiers cet oubli aux delphinium, en reconnaissance de la magnifique nuance de bleu qu'étalent les fleurs de quelques-unes de leurs variétés.
Les delphinium vivaces à fleurs simples, et surtout celui à fleurs doubles, sont du plus beau bleu qu'on puisse voir, et d'un bleu plus beau qu'il n'est possible de l'imaginer avant de les avoir vus.
On a également prêté aux delphiniums la puissance de consolider les plaies: c'est, sans aucun doute, au même delphinium qui a été autrefois Ajax, qu'il faut attribuer cette vertu. Les autres ne l'ont en aucune façon; mais je ne m'aviserai jamais de demander autre chose à une fleur qui est d'un si beau bleu.
LETTRE XXXII.
Quand j'admire certaines fleurs produites par des oignons, et quand je pense aux choses que les hommes de tous les temps et de tous les pays ont adorées et adorent encore, je n'ai pas le courage de trouver les Égyptiens fort déraisonnables dans leur culte pour les oignons.
Voici un dieu que l'on m'envoie: c'est un morceau de bois dégrossi, c'est un dieu indien. Je ne crois pas qu'il gagne beaucoup à la comparaison avec une jacinthe on une tulipe.
Mais sans parler des dieux de bois ou de pierre, sans parler des amulettes pour détourner les sorts, ni de mille autres billevesées pareilles, ne voyons-nous pas les hommes adorer l'argent? Et qu'on ne vienne pas objecter que l'on n'adore pas l'argent, mais les plaisirs dont il est le représentant, mais tout ce qu'on peut se procurer en échange de l'argent. Je répondrai qu'il n'est personne qui ne connaisse quelque homme riche, insolent, laid, bête et avare, que tout le monde écoute parler quand il lui plaît de dire une sottise; que l'on reçoit avec empressement dans les maisons où il veut bien se présenter, dont on ne contredit l'opinion, si toutefois on s'avise de le faire, qu'avec les plus grands ménagemens et toutes sortes de précautions. On n'a pas même l'excuse de l'avarice ou de l'avidité dans les hommages que l'on rend à cet homme; il a fait ses preuves, on sait que l'on n'en a rien à espérer, il ne donnera rien.—Non, c'est son argent auquel il sert de sacoche que l'on admire, que l'on adore, et auquel on rend tous ces hommages ou plutôt toutes ces bassesses.
On adore la gloire, mais surtout la gloire militaire, qui consiste à tuer sans haine, sans motif, le plus grand nombre possible d'hommes nés sous un autre ciel, et cela dans des conditions tellement singulières, que, si demain ce pays se soumet après avoir été suffisamment ravagé, il devient un crime puni par les lois, par l'horreur et par le mépris universels, de tuer un seul de ses habitants qu'il était si glorieux de massacrer hier.
Les places! Vous voyez des gens assez riches pour vivre dans l'abondance, dans le calme et dans les plaisirs, rechercher avec empressement une sorte de domesticité, d'un certain ordre appelé place, et se croire heureux et redevable au ciel de ferventes actions de grâces, s'ils sont assez favorisés pour réussir à obtenir une de ces places qui leur assigne un costume obligé, un séjour forcé, des occupations nécessaires, des soins indispensables, une sujétion de toutes les heures, une responsabilité incessante en échange de la douce liberté!
Vous avez encore les titres! L'homme qui a obtenu l'autorisation de mettre devant son nom trois ou quatre certaines lettres, devient à l'instant une sorte d'idole que l'on adore et qui s'adore elle-même.
Et le rouge, l'amour du rouge, l'adoration du rouge, le rouge aimé des sauvages et des enfants, le rouge, cette couleur bruyante.
Que ne fait-on pas pour avoir le droit de mettre à son habit un morceau de ruban rouge, et surtout si, après l'avoir quelque temps attaché d'un simple nœud, les chefs de l'État vous autorisent à le nouer d'une rosette. Vous vous sentez un autre homme, vous êtes Dieu et vous croyez en vous!
—O mes beaux oignons de jacinthe, mes beaux oignons de tulipe, mes beaux oignons de tubéreuse et de jonquille!
O mes beaux oignons de scilles et de pancratium!
Mes beaux oignons de crocus et de safran!
Mes beaux oignons de tigridies, de glaïeuls et d'amaryllis!
Mes beaux oignons aux couleurs douces ou brillantes, pures ou harmonieuses, mes beaux oignons aux suaves et enivrants parfums!
Mes beaux oignons, comme vous me remplacez tout cela, et comme vous êtes de plus grands Dieux que toutes ces idoles!
Mes beaux oignons, ayez pitié d'eux!
La fleur du narcisse a été autrefois, disent les poëtes anciens, un jeune homme, fils du fleuve Céphise, qui mourut d'amour pour ses propres attraits.
Je n'ai jamais trouvé le moindre charme à ces fables qui mettent des hommes dans tout. J'aime les femmes sous les arbres, mais je ne les aime pas dans les arbres comme sont les hamadryades. Toutes ces métamorphoses d'hommes et de femmes en arbres et en fleurs, sont à mes yeux de froides et insipides imaginations. Les arbres et les fleurs ont leur existence et leurs charmes particuliers, dont un, qui n'est pas peut-être le moins grand souvent, est de fuir au milieu d'eux et d'oublier les hommes.
Lucien se plaint de ces fables.
«Lorsque, dit-il, j'entendais dire, dans ma jeunesse, que, le long de l'Eridan, il y avait les arbres d'où découlait de l'ambre, et que cet ambre était les larmes des sœurs de Phaëton, qui avaient été changées en peupliers et qui pleuraient encore son infortune, j'avais grand désir de voir tout cela; mais comme je naviguais depuis sur ce fleuve, ne voyant aucun de ces arbres sur ses bords, je demandai aux matelots quand nous arriverions en ces lieux qui sont si fameux chez les poëtes, ils se prirent à rire de mon ignorance, et s'étonnèrent qu'on débitât de pareilles impostures; ils ne connaissaient ni Phaëton ni ses sœurs, et me dirent que s'il y avait en leur pays des arbres qui produisissent une résine si précieuse, ils ne s'amuseraient pas à tirer la rame. Cela me rendit tout honteux de m'être ainsi laissé tromper par les poëtes, et je regrettais ces choses comme si je les eusse perdues.
«Je croyais aussi entendre chanter des cygnes le long de ce fleuve, ayant appris que le roi de Ligurie, ami de Phaëton, changé en cygne à sa mort, avait conservé un chant mélodieux; mais cela ne se trouva pas plus véritable que le reste. Et comme je m'en enquérais aux mêmes gens, ils me dirent qu'on rencontrait bien quelquefois des cygnes sur l'Éridan, mais que leur chant ou plutôt leur cri n'était pas plus agréable que celui des autres oiseaux aquatiques.»
Revenons au Narcisse.
Tout le monde est d'accord que c'est du Narcisse des poëtes qu'il faut entendre celui qui a été autrefois le fils du fleuve Céphise.
Ce narcisse est blanc avec une petite couronne intérieure jaune et rouge d'un effet ravissant.
Virgile dit que le narcisse est rouge:
Pro purpureo narcisso.
Mais Ovide qui raconte la métamorphose, le dit jaune entouré de feuilles blanches ce qui se rapporte assez bien au narcisse que nous connaissons.
Croccum..... florem
.....Foliis medium cingentibus albis.
On tressait en l'honneur des dieux infernaux des couronnes de narcisses que l'on plaçait sur la tête des morts.
Longtemps avant ce narcisse, fleurit aux bois qui n'ont pas encore d'ombre, le narcisse jaune en même temps que les premières violettes, ou plutôt un peu auparavant.
Une sorte de mouche, fort ressemblante à un bourdon, creuse la terre à un certain moment de l'année au pied d'une touffe de narcisses; quand, par une galerie souterraine, elle a atteint l'oignon, au moyen d'une tarière, elle y dépose un œuf, après quoi elle ressort du souterrain et reprend sa volée. De cet œuf sortira un ver qui se nourrira de l'oignon jusqu'à ce qu il devienne une mouche semblable à celle qui l'est venue pondre.
Je ne sais si les Égyptiens connaissaient cette mouche et s'ils avaient une horreur suffisante pour un insecte impie qui à la fois mange un dieu et s'en fait une retraite et un asile.
Vale.
LETTRE XXXIII.
Nous avons vu un papillon que nous avons pris pour un paquet de feuilles sèches. Il y a des mantes qui semblent une branche avec deux feuilles vertes; voici une petite plante qui s'élève dans l'herbe de cinq à six pouces; sa tige est surmontée d'une fleur de lilas.
Mais quel est cet insecte qui, la tête enfoncée dans le nectaire de la fleur, semble s'y repaître avec tant d'application qu'il en est immobile?
N'ayez pas peur de l'effaroucher, il ne s'envolera pas, il ne s'en ira pas, si ce n'est dans un mois lorsqu'il se fanera, car cet insecte est une fleur, car il n'est que la partie inférieure de ces trois pétales lilas qui le surmontent. La forme, la couleur tout est parfaitement imité, c'est le même mélange de jaune et de brun. Vous n'oseriez le toucher par la crainte d'en être piqué.
Cette fleur qui est presque une mouche, cet insecte qui fleurit et vient d'une graine au lieu de venir d'un œuf; cette fleur qu'il semble entendre bourdonner et sur laquelle les abeilles ne se posent pas, la croyant sans cesse occupée par une mouche; cette mouche s'appelle ophrys-mouche.
Nous trouvons sur une branche de pêcher une sorte de tubérosité qui semble être une galle de l'arbre produite par les piqûres de quelque insecte.
C'est un insecte parfaitement vivant. D'abord ça été comme une tache plate et à peu près ronde qui se promenait sur les feuilles.
Les branches alors auraient été pour elle d'une trop difficile digestion: elle est tombée à l'automne avec les feuilles. Alors elle a eu à faire son grand voyage, car jusque là ses promenades sur les feuilles s'étaient bornées à parcourir en cinq mois une surface à peu près égale à celle d'une pièce de cinq sous.
Maintenant qu'elle a acquis de la force et qu'elle est bien grosse comme un grain de millet, elle doit quitter la feuille sèche et tombée, et remonter après l'arbre jusqu'à ce qu'elle rencontre une petite branche de l'année précédente.
Elle a cinq mois pour faire ce voyage, cela peut s'exécuter, mais il ne faut pas s'amuser en route.
Le voyage fini, elle s'en reposera le reste de sa vie; elle se cramponne sur une jeune branche, et non-seulement elle ne la quittera plus, mais encore elle ne quittera plus le point de la branche sur lequel elle s'est établie. Elle grossit, c'est sa mission, c'est son devoir. Quand elle est devenue grosse comme une lentille, il survient on ne sait d'où une petite mouche d'un rouge foncé avec deux ailes longues deux fois comme son corps; ces ailes sont d'un blanc opaque et ornées sur le côté extérieur d'une bande d'un riche carmin. Ces petites mouches sont les mâles des tubérosités animées appelées gallinsectes.
C'est parmi ces insectes que l'on peut voir poussé jusqu'au plus haut degré ce que les Romains exigeaient des femmes:
Lanam fecit, domum servavit.
Elle a filé de la laine; elle est restée dans sa maison.
Pendant que le mâle, petit, coquet, richement paré de pourpre, vole au hasard, la femelle à peine vivante, prise pour une galle de l'arbre, pour le gonflement d'une feuille ou d'une branche, reste immobile et attend son époux. Ledit époux qui est singulièrement petit, relativement à la gallinsecte, se promène sur elle, la parcourt en tout sens, car elle est pour lui un terrain assez vaste; il l'examine du nord au sud, de l'est à l'ouest, ce n'est que lorsqu'il est fatigué de parcourir l'objet aimé qu'il risque positivement l'aveu de sa flamme, après quoi il fait encore un ou deux tours de son amante, puis il s'envole. L'épouse, de ce moment, ne songe plus qu'à la nombreuse famille qu'elle doit mettre au jour,—deux mille enfants environ,—elle commence à pondre et les œufs viennent tous enveloppés dans une sorte de coton: Lanam fecit.
Alors la gallinsecte change de forme; son ventre s'aplatit et vient en s'amaigrissant rejoindre son dos; ce qui établit sous elle un espace creux où sont ses œufs. Son dos durcit, le ventre et le dos sont tout-à-fait confondus, la gallinsecte se dessèche et meurt, et devient une maison pour ses petits.
Ceci est mieux que le domum servavit, elle ne reste pas à la maison, elle devient la maison!
Au bout de douze jours les jeunes gallinsectes, tant celles qui doivent devenir des taches rondes que celles qui seront des petites mouches brunes, sentent le besoin de quitter la maison et la mère, qui sont pour elle une seule et même chose. Les petites gallinsectes que les yeux ne pourraient alors distinguer sans le secours de la loupe, veulent donc sortir de cette chambre qui a été leur mère; la nature a prévu ce besoin et elle a en conséquence laissé une fenêtre à cette mère, fenêtre par laquelle les jeunes gallinsectes s'échappent et vont chercher les feuilles où nous les avons prises en commençant ce récit.
Beaucoup de savants ont longtemps pris les gallinsectes pour des galles, c'est-à-dire pour des excroissances formées par la piqûre dans laquelle certains insectes déposent leurs œufs dans l'épaisseur de certaines feuilles et de certaines branches.
Quelques insectes semblent partager l'erreur des savants. Les ichneumons pondent leurs œufs dans le corps de la gallinsecte, et les jeunes ichneumons en sortent plus tard, mais non pas comme les propres enfants qui s'échappent par l'issue légale; ils pratiquent des trous dans cette mère devenue immeuble, et naissent avec effraction.
La graine d'écarlate de Pologne, le kermès et la cochenille qui servent à teindre en rouge, sont des gallinsectes.
Je brûle, mon ami, de savoir quel récit vous opposerez à celui-ci, vous qui êtes allé si loin; je vous défie même d'oser un mensonge aussi extraordinaire que cette vérité que je vous fais voir. J'ai beau me rappeler tous les voyages que j'ai lus, j'y vois toujours les grandes nouveautés que voici: Les femmes se mettent des anneaux dans le nez, au lieu de se les mettre aux oreilles comme les nôtres; elles mettent sur leurs têtes des plumes de perroquet au lieu de plumes d'autruche. Elles sont un peu nues par en bas, ce qui paraît indécent aux Européennes, qui ne montrent à nu que la moitié supérieure du corps.
Les hommes sont fiers d'un grain ou de deux grains de girofle qu'on leur permet de porter pour leurs belles actions. Nous en rions comme des fous, nous autres Européens. Des clous de girofle! bon Dieu! se faire casser les bras et les jambes pour des clous de girofles. Réellement les sauvages sont bien drôles. A la bonne heure, nous, quand nous nous exposons au feu et au sabre, nous savons ce que nous faisons, nous qui sommes blancs, nous qui sommes éclairés et civilisés. Ah bien! que l'on vienne nous offrir des clous de girofle, on serait bien reçu. Non, non, on nous permet de porter à une boutonnière de notre habit un petit morceau de ruban rouge; plus tard nous le nouons en rosette, mais tout le monde n'arrive pas là.
Il y a encore, mon ami, une grande différence que j'ai vue dans les voyages entre les hommes des différents pays sur lesquels j'ai lu des relations. En France, par exemple, la plupart des hommes sont tout prêts à tout faire pour de l'or, pour des louis. Avec ces pièces rondes, vous achetez tout, et même ce qui ne devrait ni se vendre ni s'acheter. En Angleterre, ce n'est plus cela; voyez ce que c'est que de voyager! on achète tout pour des guinées et des souverains. En Espagne, au contraire, c'est avec des réales; en Italie avec des ducats; dans certaines îles de l'Amérique, on vous vend les mêmes choses, mais pour certains coquillages, tandis que sur la côte d'Afrique c'est pour de la poudre d'or. Il est vrai que c'est toujours pour de la monnaie, et que les denrées que l'on vend sont les mêmes, puisque c'est tout, sans aucune exception.
Vale.
LETTRE XXXIV.
Je ne sais si vous avez remarqué comme moi la puissance secourable que les petites choses tirent de leur petitesse même; peut-être ensuite n'avez-vous pas eu autant que moi d'occasions de vous reconnaître vaincu par elles.
Dans le combat entre David et Goliath, les chances étaient pour David.
Pour connaître toute sa force, l'homme a besoin d'avoir à combattre quelque chose d'un peu impossible à vaincre.
Les petites choses font tout et défont tout; elles passent à travers tout et au-dessus de tout; on n'est jamais assez fortifié contre elles, et elles finissent toujours par vous atteindre.
Les gens qui écrivent l'histoire s'évertuent en vain à trouver de grandes causes aux événements, et à prouver la préméditation des tuiles qui tombent sur la tête du monde. Il y a une foule de petites habitudes contre lesquelles on ne lutte qu'avec un immense désavantage, et sur lesquelles je n'ai jamais vu remporter la victoire. Le cardinal de Retz, arrière-grand-oncle du coadjuteur, tint trois ans ses chevaux, ses chiens et ses équipages de chasse à Noisy, près de Versailles, en disant tous les jours: j'y irai demain.—Il n'y alla jamais.
Il y a près d'ici une mare profonde dans laquelle il y a, dit-on, des anguilles; vous souvient-il que nous avons passé un mois à nous dire tous les soirs: il faudra cependant tendre une ligne dans cette mare. Nous passions devant quatre fois par jour, et vous savez que vous êtes parti sans en rien faire, et que je n'y ai plus pensé depuis.
Il y a quinze ans que je ne puis réussir à faire une expérience assez curieuse dont vous avez peut-être entendu parler: c'est à propos de la fraxinelle.
La fraxinelle est une belle plante que je rencontre dans un coin du jardin; du sein d'un feuillage touffu et luisant, elle élève un grand épi de fleurs roses ou blanches suivant la variété.
J'ai toujours entendu dire que des vésicules qui la couvrent s'échappe une sorte de gaz ou d'huile volatile, que ce gaz produit autour d'elle une sorte d'atmosphère inflammable qui prend feu quand on en approche une bougie au moment des grandes chaleurs, et forme autour de la plante une auréole lumineuse qui ne lui nuit en rien.
Je me suis toujours proposé de m'assurer par mes propres yeux de la vérité de cette assertion; j'en ai toujours laissé échapper l'occasion, je tâcherai d'y penser ce soir.
La nigelle de Damas est une fleur d'un beau bleu pâle, qui s'épanouit toute enveloppée d'un feuillage vert, découpé aussi finement que des cheveux, ce qui lui a fait donner le nom de cheveux de Vénus; c'est une plante charmante qui se multiplie à l'infini dans les jardins où il y en a eu une fois. Les Orientaux font un grand usage de ses semences pour toute espèce d'assaisonnement.
Quand arrive la saison des amours, l'épouse, entourée de plus d'une douzaine d'époux, entre ces belles courtines de soie bleue et de gaze verte, vous paraîtrait devoir être un peu embarrassée; elle est plus haute qu'eux, leurs caresses ne semblent pas pouvoir l'atteindre. Triste grandeur, ennuyeuse élévation! Mais l'amour est ingénieux.
Les fleurs de la rue sont à peu près dans la même position: mais elles n'ont cependant à triompher que d'une difficulté; les étamines, les amants, ne sont qu'abaissés et éloignés de l'amante, ils se redressent vers elle et retombent ensuite.
La petite nymphe qui habite la nigelle a moins de dignité. D'ailleurs, elle pourrait attendre toujours, et verrait ses amants se flétrir et succomber sans qu'ils aient pu lui témoigner autre chose qu'un amour respectueux: ce n'est pas leur position, mais leur taille, qui les empêche d'arriver à elle.
Cette nymphe est comme les autres nymphes; elle veut bien s'enfuir; mais elle veut être vue et un peu poursuivie.
Elle attendrait bien si l'on pouvait venir, mais elle sait que sa superbe indifférence serait prise au mot.
A la cour, les princesses font inviter les hommes à danser, tandis que ceux-ci invitent les autres femmes. Les reines et les impératrices qui se sont permis d'avoir des amants, ont dû descendre les quelques marches de leur trône que l'amour n'osait franchir.
C'est ce que fait la nymphe de la nigelle.
Ses amants empressés s'élèvent en vain vers elle, ils n'arrivent qu'aux deux tiers des cinq pointes qui la terminent. D'abord elle paraît ne se point soucier de leurs efforts: c'est qu'elle sait que le moment des noces n'est point arrivé. Les anthères, ces petites masses qui portent le pollen, deviennent d'un jaune pâle de vertes qu'elles étaient. Il faut croire qu'elle les trouve ainsi plus beaux ou plus touchants, car, à ce moment, elle abaisse ses cinq bras vers ses amants.
Puis son riche vêtement bleu se flétrit et tombe, et en même temps disparaissent les amants. Seul au milieu de sa chevelure verte, l'ovaire grossit et se gonfle, et devient une sorte de capsule d'un vert brun dans laquelle sont renfermées les graines qui doivent reproduire la plante.
Au sommet d'une haute tige qui s'élance d'un feuillage également fort découpé, se balance un long épi de fleurs d'un bleu violet en forme de casque.
C'est l'aconit qui naquit, dit-on, de l'écume de Cerbère.
C'était un poison fort usité chez les anciens; on s'en servait pour empoisonner les flèches, et les femmes et les maris fatigués l'un de l'autre s'en offraient dans toutes sortes de mets.
Il paraît cependant que c'était un poison un peu vulgaire et dont ne se servaient pas les personnes d'un certain rang,—ainsi qu'est aujourd'hui l'arsenic, qui a remplacé le divorce depuis quelques années.—L'empereur Claude, quand il fut question de lui faire échanger la couronne contre une apothéose, fut empoisonné avec des champignons, ce qui les fit appeler à Rome un mets des dieux.
Nous parlions tout-à-l'heure de cette plante infecte qu'on appelle la rue; elle me revient à l'esprit en parlant de poison. En effet, la rue a passé longtemps pour un antidote très puissant, et on assurait que le fameux contre-poison de Mithridate, roi de Pont, ne se composait pas d'autre chose que de vingt feuilles de rue broyées avec deux noix sèches, deux figues et un peu de sel.
La rue entre dans la composition du fameux vinaigre des quatre voleurs.
Ou dit que quatre voleurs, du temps de la peste de Marseille, avaient imaginé ce vinaigre anti-pestilentiel, au moyen duquel ils parcouraient sans danger les maisons, en s'emparant de tout ce qui était à leur convenance.
Peut-être les quatre voleurs n'ont-ils fait dans tout cela qu'imaginer l'histoire qui leur a fait vendre le vinaigre fort cher.
On a fait également contre la peste un vinaigre d'œillets, mais quelle que soit l'efficacité qu'on attribue à ce vinaigre, je crois qu'il vaudrait mieux n'y pas mettre d'œillet que de n'y pas mettre de vinaigre.
L'œillet est une des fleurs réputées fleurs par les amateurs. J'ai vu, dans un vieux livre, un magnifique éloge de l'œillet: c'est là que j'ai appris la recette du vinaigre d'œillet contre la peste.
Dans ce livre, on loue l'œillet de ce qu'il n'a pas d'épines comme la rose. «L'eau distillée d'œillets est un remède excellent, ajoute l'auteur, contre le mal caduc, mais si on en compose de la conserve, c'est la vie et les délices du genre humain.»
L'auteur du livre donne des recettes pour faire fleurir des œillets bleus ou verts, ce qui n'est pas vrai.
Il fait de la manière dont il soigne les œillets un tableau magnifique; il ne les met pas dans des pots de terre, il ne soutient pas leurs branches par des morceaux d'osier, il les met dans des caisses d'ivoire, et attache leurs tiges sur des baguettes noires auxquelles il les accouple au moyen d'anneaux d'argent.
Les amateurs dont j'ai vu les collections d'œillets sont loin de les entourer d'un luxe pareil. Sur chacun des petits bâtons d'osier qui servent de tuteur aux œillets, ils placent des vieilles pipes cassées et des ergots de mouton. Je vous assure que c'est au premier abord une fort laide collection. Ces vieilles pipes et ces ergots de mouton ne sont pas mis là seulement pour l'ornement, peut-être même n'entre-t-il dans la raison qui les a fait ainsi placer aucune idée de parure et d'élégance. Le grand ennemi des œillets est le forficulaire, plus connu sous le nom de perce-oreille. Les pipes et les ergots sont des piéges, des abris qu'on lui offre et où on le surprend sans défiance.
Vale.
LETTRE XXXV.
Une chose me préoccupe depuis quelque temps; je vous ai parlé de cette maison couverte de chaume, de ce chaume couvert de mousse, de cette crête du toît couronné d'iris qu'on aperçoit d'un certain endroit de mon jardin. Depuis quelques jours je la vois toujours fermée; j'ai demandé à mon domestique:
«Est-ce que le bûcheron n'habite plus là-haut?
—Non, Monsieur, il est parti il y a deux mois. Il est devenu riche, il a fait un héritage, 600 livres de rente; il est allé demeurer à la ville.
Il est devenu riche!
C'est à dire qu'avec ses 600 livres de rente il a été louer à la ville une petite pièce sans air et sans soleil, d'où l'on ne voit ni le ciel, ni les arbres, ni la verdure, où l'on respire un air nauséabond, où l'on est entouré pour tout point de vue d'un papier d'un jaune sale, enjolivé d'arabesques chocolat.
Il est devenu riche!
Il est devenu riche! c'est à dire qu'il n'a pas pu garder son chien qu'il avait depuis si longtemps, parce que cela gênait les autres locataires de la maison.
Il loge dans une sorte de boîte carrée; il a des gens à droite et à gauche, dessus et dessous.
Il a quitté sa belle chaumière et ses beaux arbres et son soleil, et ses tapis d'herbe si verte et le chant des oiseaux, et l'odeur des chênes. Il est devenu riche!
Il est devenu riche! Le pauvre homme!
Vale.
Lettre XXXVI
Le fenouil élève à cinq ou six pieds ses tiges chargées d'une verdure semblable à des plumes d'Autruche.
Pline prétend que les serpents recherchent singulièrement cette plante, et qu'ils ont de bonnes raisons pour cela. Elle les rajeunit et rend la vivacité à leurs yeux émoussés, ce qui est pour eux d'une grande importance, si l'on croit, comme le racontent certains naturalistes, que le serpent fascine du regard divers reptiles et même des oiseaux, et les force à venir jusque sur lui par une puissance magnétique invincible.
Les médecins ont pendant longtemps appliqué sur les blessures faites par les chiens enragés, la racine du fenouil broyée avec du miel. Au bout de trois ou quatre cents ans, on s'est aperçu que cela n'avait jamais guéri personne.
Aussi belle dans son port et répandant une odeur beaucoup plus agréable, l'angélique s'élève sur le bord des ruisseaux. L'angélique sert d'asile et de nourriture à la fois à la chenille du beau papillon appelé Machaon.
Le soleil a disparu derrière les grands arbres, déjà depuis quelques instants, si bien que je n'aurais pas reconnu le fenouil et l'angélique, si je ne les avais déjà vus bien des fois. Le temps est chaud et lourd: voici une belle occasion de vérifier le phénomène de la fraxinelle.
«Varaï, apporte-moi une bougie.
—Monsieur, c'est qu'on frappe à la porte du jardin.
—Donne-moi la bougie, et va ouvrir.
—Monsieur, voilà deux fois que j'allume la bougie et deux fois que le vent l'éteint. Entendez-vous comme on frappe?
En effet, on frappait à rompre la porte.
—Varaï, va ouvrir. Un homme se présente que je ne reconnais pas d'abord.
—Eh! bon jour, mon cher Stéphen, comme il y a longtemps que je ne t'ai vu; je vais à..., et je n'ai pas voulu me trouver ainsi près de ton ermitage sans venir y passer quelques jours avec toi.
Seulement alors je reconnais Edmond. Vous savez, mon cher ami, ou vous ne savez pas de quel Edmond je veux parler. Peut-être auriez-vous besoin comme moi de l'avoir devant les yeux pour vous rappeler qu'il existe. Jamais il ne m'a tutoyé de sa vie. Je me souviens qu'une fois il m'a emprunté quelques louis dont il ne m'a jamais reparlé. Cependant il donne sa valise à mon domestique, et lui dit:
—Chose... comment vous appelez-vous? Payez le cocher et donnez-lui pour boire. Ah! par exemple, Stéphen, je ne comprends pas comment tu ne fais pas arranger le chemin qui conduit ici, si tant est qu'on puisse appeler ça chemin; il y a de quoi se rompre le cou. Heureusement que je n'ai pas mes chevaux ici, je les aurais laissés en haut de la côte. As-tu dîné?
Il y avait déjà quelque temps que je cherchais à me remettre de la stupeur où m'avait plongé cette arrivée ou plutôt cette invasion, et je cherchais à composer une phrase qui ne renfermât ni tu ni vous, ne voulant pas que ledit Edmond me forçât à le tutoyer, ne voulant pas non plus lui faire l'offense de ne le tutoyer pas après qu'il s'était servi à mon égard de cette façon de parler, ce qui me semblait équivaloir à l'action de ne pas donner la main à quelqu'un qui vous tendrait la sienne, insulte qui ne peut être expliquée que par un profond ressentiment. Je crus avoir trouvé une phrase.
—Oui, mais je n'ai pas soupé.
—Ah! tu soupes? Eh mais, ce n'est pas trop sauvage; je crois que tu vaux mieux que ta réputation. Je meurs de faim.
Je fais signe à Varaï de tout préparer pour le souper, et nous entrons dans la salle à manger. Le couvert est mis. Edmond se verse successivement deux verres de vin.
—Qu'est-ce que ce vin-là?
—Du vin de Bordeaux.
—Tu aimes le vin de Bordeaux? Est-ce que tu n'as pas de vin de Bourgogne?
Vous avouerai-je, mon ami, que je me sentis rougir en avouant humblement que je n'avais qu'une seule espèce de vin. Et... il faut tout dire, je fus bien près de prendre un prétexte, de dire que mon marchand m'avait manqué de parole, ou toute autre banalité à l'usage des gens qui sont dans le même cas que moi.
—Pourquoi ta salle à manger est-elle de cette sombre couleur de bois? J'en ai une qui est charmante; elle est tout en stuc blanc.
—Ce doit être fort beau.
—C'est magnifique. Sur un dressoir en acajou sont des cristaux de Bohême de la plus grande richesse.
A ce moment, j'entendis dans le jardin un bruit semblable à celui que fait une laie suivie de ses marcassins, lorsqu'elle débusque d'un fourré.
—Qu'est-ce qu'on entend dans le jardin?
—Ah! mon Dieu! s'écrie Edmond, je gage que c'est Phanor.
—Qu'est-ce que Phanor?
—Un pointer superbe, un chien anglais.
—Mais il ravage mon jardin!
Je me lève en toute hâte. Edmond me suit après avoir fini de manger ce qu'il avait sur son assiette, en disant à demi-voix: «c'est étonnant, ordinairement il ne marche que dans les allées.» Au jardin, nous entendons une course effrénée à travers des massifs de fleurs: un chat sort le premier; il est suivi, à peu de distance, par un grand chien qu'Edmond appelle inutilement; le chat pénètre dans un autre massif, Phanor y entre presqu'en même temps que lui.
—Cela ne m'étonne plus, dit Edmond, il ne peut pas souffrir les chats. Phanor, Phanor, ici!
Le chat a franchi un mur; Phanor reste au pied de la muraille. Enfin il revient à la voix de son maître; mais comme il voit qu'il va être battu, il recule et s'enfuit.
—Au nom du ciel, Edmond, prenez votre chien, il va briser mes plus beaux rosiers.
—Mais vous lui montrez votre canne, il ne viendra pas.
—Il faudra bien qu'il vienne. Phanor, ici; ici, Phanor!
—Ne le menacez plus et appelez-le.
—Il faut bien que je le corrige. Ici, Phanor!
—Mais vous le corrigerez quand vous le tiendrez.
—Non, non; il faut qu'il vienne tout en voyant la canne. Oh! moi, je ne passe rien aux chiens. Phanor, ici Phanor!
Le chien fait quelques pas pour revenir à son maître; mais, à l'aspect du bâton, il prend encore la fuite. Il vient un moment où Edmond entre dans une telle fureur, qu'il lance sa canne au chien qui se sauve. La canne brise la tête d'un lis en fleur. Edmond poursuit le chien absolument comme le chien poursuivait le chat il y a quelques instants. Tous deux marchent à l'envi à travers mes plus belles plantes. Enfin Varaï arrête le chien au passage et le saisit. Edmond se précipite sur un arbre et en arrache une branche.
Grand Dieu! mon cerisier de la Toussaint qui donne des cerises au mois d'octobre!
Il bat son chien avec la plus belle branche de mon cerisier.
«Ah! maître Phanor, je vous apprendrai à dévaster les jardins.»
Le mal est fait, et il est irréparable; je demande la grâce de Phanor, ne serait-ce que pour ne plus l'entendre crier. D'ailleurs, la branche de cerisier s'est rompue sur le dos du chien, et Dieu sait à quel arbre Edmond va s'adresser pour remplacer son arme. Voyons, Edmond, ne le battez plus, le mal est fait; d'ailleurs, il y en a peut-être moins que vous ne le pensez.
—Ce n'est pas tant pour quelques mauvais bouquets qu'il a bousculés, mon cher Stéphen; c'est parce qu'il m'a désobéi que je veux le corriger.
—Ah! je vous en prie, Edmond, ne le lâchez plus.
—Laisse, laisse, je veux voir s'il sera plus obéissant.
—Je vous demande en grâce de ne plus faire l'expérience.
—Phanor, ici! Tu vas voir qu'il obéira à présent... ici, Phanor! Eh bien, Phanor, ici! ici, ici, Phanor!»
Phanor prend de nouveau la fuite; Edmond le poursuit derechef, et la course recommence à travers mes arbustes et mes fleurs.
—Varaï, ramasse la canne de ce monsieur, et tiens-la lui prête au moment où il voudra battre son chien, pour qu'il n'en emprunte plus une à mes arbres.
Mais Varaï est plus ingénieux que moi; il a été ouvrir la porte du jardin, et Phanor, au moment où il passe devant, suivi de près par son maître, l'aperçoit, fait une pointe et disparaît dans la campagne. Edmond rentre dans la salle à manger.
«C'est étonnant, dit-il, un chien qui obéit au moindre signe... Allons, allons, c'est égal, reprenons notre souper; tu verras comme je te le remettrai au pas. Dis donc, tu devrais envoyer quelqu'un à la recherche de Phanor; j'ai peur qu'il ne se perde dans ce pays de loups où il n'est jamais venu.
—Mon pauvre Edmond, Varaï est à lui seul tous mes domestiques, et s'il va chercher Phanor, nous ne souperons pas. On s'en occupera un peu plus tard.
—Ah! diable pourvu qu'il ne se perde pas!»
Nous nous remettons à manger. Comme Varaï venait de me donner du vin et de l'eau, il fit la même offre à Edmond. «Du tout, du tout, homme de couleur je ne bois jamais d'eau.
| Tous les méchants sont buveurs d'eau, |
| C'est bien prouvé par le déluge. |
Donne-moi un peu d'omelette; c'est de l'omelette aux herbes. Sais-tu comment j'aime l'omelette? Ce qui est bon là, vraiment bon là, c'est une omelette aux truffes: voilà ce que j'appelle une omelette! Ton argenterie n'est pas mal: je me suis donné par ces derniers temps un joli service en vermeil: on ne peut plus avoir que du vermeil aujourd'hui, les portiers mangent dans l'argent.»
Tout le souper se passe ainsi. Edmond finit par me dire qu'il est fatigué, et demande qu'on le conduise à sa chambre. Varaï ne tarde pas à revenir, parce que M. Edmond veut qu'on lui donne une seconde bougie, attendu qu'il a l'habitude d'en laisser brûler une la nuit; il ne peut pas souffrir l'obscurité. Puis M. Edmond veut qu'on lui bassine son lit; puis il lui faut de l'eau sucrée pour la nuit, et une couverture de plus, et un second oreiller; puis il faut boucher la cheminée, il viendrait de l'air. Enfin il se couche; moi je me couche aussi, car Varaï a voulu me faire des questions, peut-être même des observations sur ce Monsieur; cela aurait augmenté ma mauvaise humeur.
Il vient passer quelques jours, qu'entend-il par quelques jours? Comment n'ai-je pas eu l'idée de dire tout de suite que j'étais obligé de partir demain pour un voyage. Maintenant il n'est plus temps.
Le chien est rentré; on le met au chenil; il passe la nuit à hurler de cette façon horrible et lamentable qui fait frissonner l'homme le plus intrépide.
Le matin, on va annoncer le déjeuner à Edmond, mais il ne se lève pas si tôt que cela; on retarde le déjeuner d'une heure. Je lui demande s'il a entendu son chien.
«Ah oui, dit-il, ce pauvre Phanor; c'est qu'il ne connaît pas la maison. Dans deux ou trois jours il ne criera plus. Dis donc, moricaud, qu'est-ce que tu lui as donné à manger?
—De la pâtée comme à tous les chiens;
—Ta, ta, ta, moricaud, tu n'y es pas du tout; il faut lui faire de la soupe un peu grasse, entends-tu. Ce pauvre Phanor n'est pas accoutumé à la pâtée; c'est bon pour les chiens nègres, la pâtée.»
Nous allons au jardin; on nous donne des pipes; il daigne remarquer une grande pipe en cerisier, avec son bouquin d'ambre gros comme un œuf, et il dit: «J'en ai une dont le bouquin est deux fois gros comme celui-ci. Ton jardin est gentil, Stéphen; ça n'est pas grand, mais c'est gentil. Ah! ça, ça t'amuse donc, de cultiver comme ça des bouquets? Pauvre garçon! Du reste, j'ai un oncle qui est précisément comme cela. Ah! par exemple, il a un beau jardin, un étang, des bois; il faudra que je redresse un peu Phanor. Mon oncle ne rirait pas, s'il allait faire chez lui ce qu'il a fait hier soir ici en arrivant.»
En disant cela, il cueille une rose et la met à sa boutonnière.
«Ah! mon Dieu! qu'est-ce que tu fais?
—Comment, qu'est-ce que je fais; je cueille une mauvaise rose pour la mettre à ma boutonnière.
—Une mauvaise rose! c'est la dernière que donnera ce rosier de l'année, la plus belle des roses blanches, madame Hardy. J'avais espéré la voir encore cinq ou six jours, je n'en reverrai plus que dans un an.
—Tu es pis que mon oncle; on ne touchera plus à tes roses. Ah! ça, qu'est-ce qu'on fait ici? A quoi s'amuse-t-on?
—On ne s'amuse pas.
—Ça m'est égal, je lirai, je me promènerai. Tu n'as plus ton cheval?
—Non.
—C'est dommage.»
Voilà où nous en sommes, mon cher ami. Je ne sais quand cela va finir; je cherche un moyen de me débarrasser d'Edmond; il ne me dit même pas quand il s'en ira.
Mais qu'entends-je, mon Dieu! deux coups de fusil dans le jardin, je vais vite voir ce qui se passe.
Vale.
LETTRE XXXVII.
Ces coups de fusil que j'entendais n'étaient autre chose que mon ami Edmond qui chassait dans mon jardin, et qui venait de tuer un beau merle. Ce merle était de son vivant le chef de ma musique; je fus plus triste que je ne l'ose dire quand je le vis par terre, ses belles plumes noires souillées de sang. Tous les soins que j'avais pris depuis plusieurs années pour que les oiseaux trouvassent dans mon jardin un asile sûr et tranquille, étaient perdus par ce coup de fusil; bien plus, ce n'avait été qu'une sorte de perfidie et un guet-apens. En effet, partout aux alentours on a coupé les arbres, partout on prend les oiseaux aux pièges ou on les tue à coups de fusil.
Ici seulement je leur ai conservé de grands arbres et des buissons touffus; ici j'ai multiplié les sorbiers et les houx au fruit de corail, les aubépines aux baies de grenat, les sureaux et les hyèbles qui ont des ombelles de grains noirs, le buisson ardent des épis de baies couleur de feu, les lierres dont les fruits verts noircissent à la gelée, les lauriers-thyms dont les fruits sont d'un bleu sombre, les azeroliers couverts de petites pommes rouges; pour qu'ils trouvent tout l'hiver de la nourriture en abondance.—En certaines parties de mon ruisseau, je ne lui ai donné que peu de profondeur, pour qu'ils puissent s'y baigner sans danger.
Et comme tous ces soins m'ont été richement payés! L'hiver, les rouges-gorges viennent demeurer dans ma serre et entrent jusque dans ma maison. L'été, les fauvettes font leurs nids dans les buissons, et les roitelets dans les angles des murailles. Tous se laissent approcher et voir, tous voltigent autour de moi sans s'envoler, tous remplissent mon jardin d'une musique enchanteresse.
Au lieu d'être assis, pressé dans une salle de théâtre sans air, pour entendre pour la centième fois le même ténor avec sa même tunique couleur abricot et ses mêmes bottes chocolat, chanter le même air accompagné des mêmes cris d'admiration de gens qui veulent faire partie du spectacle, j'avais trois opéras par jour.
Le matin, au point du jour, les pinçons gazouillaient sur les plus hautes branches des arbres, tandis que les fleurs ouvraient leurs corolles, tandis que le soleil levant colorait le ciel de rose et de safran.
A midi, sous l'ardeur des rayons brûlants, le mâle de la fauvette, caché sous l'ombre des tilleuls, élevait sa voix mélodieuse, tandis que sa femelle couvait ses œufs dans son petit nid de crin et d'herbe.
Mais le soir, lorsque tout dormait, lorsque les étoiles scintillaient au ciel, lorsque la lune brillait à travers les arbres, lorsque les énothères, de leurs corolles jaunes, exhalaient un suave parfum, lorsque les lucioles luisaient dans l'herbe, le rossignol élevait sa voix pleine et solennelle, et chantait dans la nuit son hymne religieux et amoureux en même temps.
Et cet Edmond vient d'un coup de fusil d'alarmer, de renvoyer peut-être tous mes musiciens, de démentir ma longue et soigneuse hospitalité, qui n'est plus qu'une trahison, puisque, sans elle peut-être, sans la confiance qu'elle lui avait inspirée, mon pauvre merle ne se serait pas laissé approcher de si près et ne lui aurait pas offert une victime aussi facile.
Que ne donnerais-je pas pour faire comprendre à tous mes oiseaux, à tous mes hôtes mélodieux, que je n'ai ni fait ce bruit, ni commis ce meurtre; pour leur faire comprendre qu'ils peuvent revenir, que je ne suis pas un traître, qu'ils retrouveront ici la paix et l'ombre, qu'ils peuvent sans défiance revenir manger cet hiver les baies des arbres.
Comment réparer tout cela!
Et ce pinçon, qui hier encore est venu jusque sur ma fenêtre; il n'y voudra plus revenir, il s'éloignera de moi et de ma maison; l'année prochaine, il ne fera plus son nid dans ce gros orme où il le construisait chaque année.
J'arrive auprès d'Edmond, je le supplie de suspendre sa chasse, il rit et se moque de moi; je suis obligé de dire je ne veux pas qu'on tire des coups de fusil chez moi. Edmond me répond que j'abuse de ce que je suis chez moi. Il me semble que c'est lui qui en abuse. Néanmoins ce reproche m'a fait mal: je le laisse au jardin et je vais m'enfermer dans mon cabinet. Je me demande alors à moi-même si réellement c'est lui qui a tort, si l'hospitalité n'impose pas des devoirs difficiles, il est vrai, mais sacrés, et si je les ai remplis. Je cherche quels sont les devoirs de l'hospitalité. Après un mûr examen, je me rends cette justice à moi-même, que, sauf de lui laver les pieds, comme faisaient les Hébreux, j'ai accompli, à son égard, et de la façon la plus scrupuleuse, toutes les lois de l'hospitalité. Mais ce reproche me fait mal; il a tort, mais il croit que j'abuse de ce que je suis chez moi; j'ai presque envie d'aller lui demander pardon.
Vale.
LETTRE XXXVIII.
Il y a des choses qui m'ont réellement étonné dans les récits que m'a faits un voyageur qui a été en Chine. C'est que, dans la langue chinoise, le même mot yé, qui à Canton veut dire deux, ne signifie plus qu'un à Pékin.
Vous pensez combien a dû me paraître extraordinaire d'apprendre qu'il y a des hommes qui se rasent la tête, en gardant seulement un petit bouquet de cheveux; moi, qui vois ici les rues pleines de gens qui ne se rasent que le menton, en se laissant des bouquets de barbe au-dessus ou au-dessous de la bouche ou sur les joues; de même que je m'étonne d'apprendre que les femmes indiennes se percent le nez pour y suspendre des bijoux, tandis que nos femmes sont arrivées, à force de civilisation, à se percer les oreilles pour le même usage.
Il m'a dit que l'empereur s'habillait de jaune, ce qui m'a paru singulier à moi qui ai vu ici le roi s'habiller de bleu ou de vert.
Les mères chinoises torturent les pieds de leurs filles pour les empêcher de croître: c'est un supplice que nos femmes s'infligent elles-mêmes, avec la seule différence qu'elles arrivent à des résultats un peu moins monstrueux. On ne sait pas tout ce qu'une femme française souffre de tortures et avec quel courage elle les endure pour diminuer son pied d'une ligne et demie. Le Romain qui brûla sa main au-dessus d'un brasier, aurait pâli si on l'avait mis à une semblable épreuve.
Les lettrés, les savants, laissent croître l'ongle de leur petit doigt, ce que nous ne faisons plus, mais ce qu'on faisait en France du temps de Louis XIV, et ce qui était de bel air, ainsi que le dit Molière:
Est-ce par l'ongle long qu'il porte au petit doigt?
Il est vrai que ce n'est pas tout ce que m'apprit le voyageur des merveilles qu'il avaient vues en Chine, et dont je veux vous dire quelques-unes, quoique j'ignore si vous n'êtes pas en ce moment au milieu desdites merveilles.
Il paraîtrait qu'en Chine les mariages ont pour base l'intérêt et l'argent; que les marchands tâchent de vendre les choses au-dessus de leur valeur; que l'on voit des avares, des paresseux, des ambitieux et des voleurs.
Notre voyageur a également remarqué que l'empereur, pour marque de sa satisfaction, donne quelquefois à ceux qu'il veut favoriser une sorte de gilet jaune ou une plume de paon, tandis que chez nous la faveur du maître se manifeste par un morceau de ruban rouge ou le droit d'écrire devant son nom les deux lettres DE. Il prétend que, dans quelques provinces, des gouverneurs corrompus vendent des honneurs et des emplois. Il parle de ministres prévaricateurs et avides, de riches pleins de hauteur et de vanité.
Il assure qu'il y a une gazette à Pékin dans laquelle on trouve des récits exagérés et même des assertions mensongères.
Si je ne me trompe, le voyageur me disait que parmi les Chinois il n'était pas rare d'en voir quelques-uns manquer à leurs promesses ou altérer la vérité.
Quelques-uns sont joueurs, quelques autres débauchés.
Parmi les femmes, il y en a plus de laides que de jolies; parmi les hommes, plus de sots que de spirituels.
On y mange du bœuf, du mouton, du riz.
Parmi les arbres et les plantes qu'il a vus, il m'a cité des tilleuls, des lauriers-roses, des camélias, des pivoines, des mauves et un magnolia dont les fleurs précèdent les feuilles. Pour ce qui est de ce dernier point, je ne sens pas un désir extrêmement vif d'aller voir ce magnolia en Chine, attendu qu'il est venu depuis longtemps me voir en France et que j'en ai trois pieds dans mon jardin; mais cependant il faut dire qu'en Chine je l'entendrais appeler you lan, tandis qu'ici, moi, je l'appelle magnolia précoce, et les savants præcox.
Vous voyez si cela vaut la peine d'être antipodes.
Les savants, puisque je viens de les rencontrer, peuple plus singulier que les Chinois, paraissent se servir du latin et du grec moins pour s'entendre entre eux que pour ne pas être entendus des autres, ou du moins le second but est généralement atteint avec plus de succès que le premier.
Il y a longtemps que je médite timidement de faire aux savants une seule et modeste question, et chaque fois que j'ai été près de la risquer, le respect et la vénération m'ont arrêté et intimidé.
Voici ma question:
En quoi serait-il plus criminel de donner aux mois français une terminaison latine ou grecque, qu'une terminaison française aux mots grecs et latins? Quelle différence existe-t-il entre ces deux opérations?
Si j'obtiens que les savants me fassent à ces deux questions la seule réponse raisonnable, à savoir que l'un n'est pas plus criminel que l'autre, et que les deux opérations sont entièrement identiques, je demanderai accessoirement pourquoi lesdits savants n'appellent pas un cabriolet cabrioletus, un mouton moutonus, et un hêtre hetrus?
Pourquoi, au lieu de dire qu'une plante est polysperme, ils ne disent pas qu'elle a plusieuras semenças?
Pourquoi tel arbre est désigné par eux sous le surnom de microphylle au lieu de petitofeuillé?
S'ils me disent que petitofeuillé, plusieuras semenças, cabrioletus, etc., sont d'affreux barbarismes, je leur dirai que polysperme et microphylle sont des mots grecs auxquels on a donné une terminaison française, comme petitofeuillé est un mot français auquel on donnerait une terminaison grecque, ainsi qu'a plusieuras semenças une terminaison latine; leur déclarant qu'il m'est impossible de saisir la différence qui existe entre ces deux procédés également barbares, également ridicules.
Je comprends parfaitement que les ouvrages de sciences soient écrits dans une langue commune et généralement apprise comme le latin ou le grec, pour qu'ils ne soient pas restreints à un pays; mais, quand on les écrit en langue vulgaire, je ne vois pas pourquoi on va emprunter à des langues étrangères des mots qui existent dans celle qu'on emploie.
Ainsi pourquoi appeler le lupin à feuilles étroites lupin microphylle, puisque microphylle, barbarisme grec et barbarisme français, ne veut pas dire autre chose que—à feuilles étroites? Pourquoi appeler une sorte d'acacia inerme, au lieu de l'appeler sans épines, qui a le même sens et n'a que le défaut d'être plus clair? Pourquoi dites-vous que la pâquerette est humifuse, au lieu de dire qu'elle est étalée sur la terre? Pourquoi dites-vous que l'orme a la feuille scabre pour dire qu'il a la feuille rude, etc.
Pourquoi ce mélange inutile et bizarre de ces trois langues malheureuses? Adoptez-en une, parlez-la, écrivez-la, et n'empruntez aux autres que les mots qui manquent à celle que vous aurez adoptée.
Ne faites pas de la science d'horribles épines dont vous entourez les plus belles et les plus gracieuses choses.
Vale.
LETTRE XXXIX.
Il est de belles villageoises auxquelles j'ai donné un asile chez moi.
La molène, de ses larges feuilles recouvertes d'un duvet blanc, élève sur le bord des chemins sa haute tige terminée par un épi de fleurs jaunes; elle nourrit cinq ou six lépidoptères (vulgò papillons) et scarabées différents.
Il y a une grande quantité de plantes qui semblent quitter les champs pour venir ainsi sur les bords des chemins, curieuses ou coquettes qu'elles sont; il est rare qu'on les voie ailleurs.
Près de la molène fleurit au soleil la vipérine, dont les tiges bigarrées de vert et de brun se chargent de petits épis qui en forment un très-grand par leur position. Ces petits épis ont à la fois des fleurs bleues à leur base et des boutons roses à leur extrémité.
C'est ainsi sur le bord des chemins que la digitale élance son beau rameau de fleurs roses tigrées de blanc en dedans et pendantes d'un seul côté de la tige à quatre ou cinq pieds de haut, mais seulement sur le bord des chemins qui sont sur la lisière des bois, dont elle aime l'ombre et la fraîcheur.
Toute belle qu'elle est, la digitale est une plante dangereuse; elle exerce sur l'homme une singulière influence; elle ralentit la circulation du sang; aucun animal ne l'attaque.
J'ai rassemblé chez moi ces nymphes des champs et des bois, et chaque année elles fleurissent plus grandes et plus belles.
Une plante qui, dans les jardins, est ordinairement d'un pourpre tellement sombre qu'elle paraît noire et piquetée de points blancs, est appelée scabieuse ou fleur de veuve. Dans son état sauvage, elle est d'un joli lilas qui ne lui permettrait guère de se dire qu'en demi-deuil.
Les femmes, en effet, ont imaginé d'admettre, comme couleur de deuil, la couleur la plus fraîche et la plus charmante; le lilas, c'est le deuil d'un chagrin bien avancé, c'est la transition du gris au rose.
L'invention du lilas pour deuil est une invention analogue à celle de la sarcelle, de la macreuse et de la poule d'eau comme nourriture maigre de carême; c'est un de ces nombreux accommodements qui se font tous les jours avec le ciel comme avec les douleurs légales.
La scabieuse a eu autrefois une fort belle position dans le monde; elle a guéri radicalement plusieurs maladies plus que désagréables, entre lesquelles il faut compter la gale.
Le diable, disait-on, furieux de ce que cette plante précieuse venait ainsi entraver les opérations de quelques-uns de ses ministres, se plaisait à mordre l'extrémité de sa racine dans l'espoir de la faire périr; et aux incrédules on montrait pour preuve cette racine toujours coupée, à son extrémité, du moins dans une des variétés de la scabieuse. Mais on pense bien que la scabieuse, qui guérissait si bien les autres, n'était pas embarrassée pour se guérir elle-même.
Il paraît qu'aujourd'hui la scabieuse est étrangement déchue, qu'elle ne guérit plus rien, et qu'elle sert seulement d'asile à trois ou quatre insectes; du moins on trouve ces deux jugements portés sur elle dans les livres de l'ancienne et de la nouvelle médecine.
Depuis ce matin, le ciel est caché par d'épais nuages, l'air est lourd et on respire difficilement.
Les oiseaux ne chantent pas, les abeilles n'ont pas dépassé les murs du jardin; les fleurs à demi-fanées semblent languir sur leurs tiges; quelques hirondelles volent en rasant la terre.
Un éclair a sillonné un nuage noir et a été suivi d'un bruit sourd et lointain.
Bientôt les lueurs ont été plus fréquentes, les coups de tonnerre plus rapprochés: puis les nuages ont crevé, et la pluie est tombée par torrents.
Alors l'air rafraichi a délicieusement dilaté les poumons; les chèvrefeuilles ont exhalé leurs plus suaves parfums; la terre elle-même a répandu une odeur délicieuse; la pluie a cessé et le soleil est venu donner tous les feux du diamant aux gouttes suspendues aux feuilles des arbres.
Pardon, belles gouttes de pluie, de vous comparer à des diamants!
Les oiseaux ont chanté, les fleurs ont repris leur éclat et ont relevé la tête. Tout est rajeuni, frais, riant, heureux, embaumé.
LETTRE XL.
APRÈS LA PLUIE.
La pluie d'hier au soir humecte encore la terre; je veux m'occuper de deux peuples auxquels vous ne verrez rien de semblable dans vos courses lointaines.
Ces deux peuples aiment la pluie et en profitent pour se livrer aux plaisirs de la promenade; ces peuples sont hermaphrodites: chaque individu peut être à la fois et un amant entreprenant et une amante timide; mais ces deux cœurs réunis ne peuvent soupirer l'un pour l'autre; il faut qu'un autre individu vienne apporter à la fois une amante à l'amant, à la maîtresse un amant, et qu'à tous deux ils fassent ce qu'on appelle vulgairement une partie carrée.
Je veux parler des colimaçons et des vers de terre.
Les colimaçons se rencontrent sous les feuilles des arbres: se plaire, s'aimer, se le dire, est pour eux la chose la plus facile et la plus simple.
Mais je ne sais par quelle dépravation les vers qui habitent la terre et qui y passent toute leur vie, veulent le jour et l'air pour y parler d'amour.
De deux trous voisins, deux vers sortent à moitié et se rejoignent sur la partie du terrain comprise entre les deux trous: là, si le moindre bruit vient troubler cet heureux tête-à-tête, ou les quatre amants, représentés par deux individus, semblent ne faire qu'un, aussi rapide que le regard, chacun rentre dans son trou qu'il n'a pas abandonné.
Par quel instinct merveilleux ces deux vers percent-ils séparément et en même temps, de l'intérieur à la surface, deux trous sans communication qui se trouvent précisément à la distance convenable pour qu'ils puissent se joindre en ne risquant hors du trou que le tiers de leur corps.
Quel excès de libertinage les pousse à quitter le sein de la terre, où ils vivent cachés à tous les yeux, pour venir ainsi dévoiler au grand jour les sentiments secrets de leur cœur?
Du reste, je ne sais pourquoi ils se séparent si promptement, et pourquoi ils sont si vifs à rentrer dans leurs retraites. Que peut-on leur faire? Vous les coupez en deux, cela leur est bien égal; un ver coupé en deux devient deux vers en quelques jours.
La nature, par un bizarre caprice, s'est divertie à assaisonner l'amour de voluptés toutes particulières pour les êtres qui, par leur aspect, semblent le moins faits pour de pareilles sensations.
Les colimaçons et les lombrics réunissent à la fois toutes les joies de l'amant qui obtient et de l'amante qui accorde, de l'enivrement de la victoire et de la douce confusion de la défaite.
Cette faveur de la nature semble être un parti pris à l'égard des animaux les plus hideux. Le crapaud en est un exemple bien frappant.
On a fait des millions de vers et des milliers de sermons, de comédies, d'élégies, que sais-je, sur la rapidité avec laquelle s'enfuient les délices de l'amour, on n'a rien trouvé d'assez fugitif dans la nature pour le comparer à ce bonheur. Eh bien, quand deux crapauds, mâle et femelle, s'aiment, et que, cédant à l'ardeur de leur passion, ils se font un mutuel aveu de leur flamme, ce doux instant, si cela peut garder ce nom, ne dure pas moins de trente à quarante jours.
A la bonne heure, cela vaut la peine de s'en mêler.
Entre les parfums qui se répandent après la pluie, il faut compter l'odeur qu'exhale la fève de ses fleurs blanches tachées de noir. On prétend dans les campagnes qu'il n'est pas prudent de passer auprès d'un champ de fèves en fleurs et que leur odeur trouble le cerveau.
Il y a un vieux vers latin qui le dit:
Cum faba florescit, stultorum copia crescit.
Il me semble curieux de chercher à me rappeler quels accès de folie j'ai pu avoir dans ma vie à l'époque de la floraison des fèves. Cela me sera d'autant plus facile que, pendant bien longtemps, j'ai écrit tous les soirs les impressions de la journée, c'est le seul moyen de m'expliquer bien des actions et bien des pensées.
Juin.
«Quel bonheur! j'ai réussi. Ce bon M. Desloges a consenti à prendre mon billet de 300 francs, en échange duquel il m'a donné une montre et 25 francs en argent. J'ai revendu la montre 40 francs. Me voici sauvé, je pourrai envoyer le bouquet et me trouver au théâtre.
Les fèves étaient en fleurs.
Juin.
«Est-il donc vrai que l'âge refroidit ainsi les cœurs! et l'aveuglement de l'esprit est-il, chez quelques personnes, le résultat des années, et est-ce là ce qu'on appelle de l'expérience?
«Voici un vieil ami qui vient de me sermoner pendant trois heures. Il prétend que j'ai tort de faire dépendre mon bonheur, mon avenir et ma vie, d'une femme et de ses caprices. Je lui ai répondu que celle que j'aime n'est pas une femme, mais un ange, et que le caprice était au-dessous de son esprit et de son cœur. Je n'ai pas tardé à renoncer à lui faire partager ma conviction. Il est des sentiments que tout le monde ne peut pas comprendre, et l'homme est facilement porté à déclarer que ce qu'il ne voit pas n'existe pas, que ce qu'il ne pense pas est une sottise.
«Mais, je puis le dire, il ne s'est élevé dans mon esprit ni un doute ni une crainte, tous les hommes réunis viendraient me dire: elle te trompe, elle t'oublie, elle trahit ses promesses, je ne lui demanderais même pas à elle de me rassurer.
«Non, non, je suis sur d'elle et de son amour. Je ne me pardonnerais pas un moment d'inquiétude, ce serait offenser le ciel qui me l'a fait rencontrer, et qui a mis entre ses mains le bonheur de ma vie. Elle m'attend, elle m'aime. Au moment où j'écris ces notes, elle pense à moi.
«Les hommes, l'envie, le sort, ne peuvent mettre à mon bonheur que des retards.
«Je crois en elle sans restriction; j'irais à l'autre extrémité du monde, qu'au retour, après de longues années, je craindrais de la trouver morte; mais je ne m'adresserais pas une seule fois cette question, est-elle fidèle? m'aime-t-elle encore?»
Les fèves étaient en fleur.
Juin.
«Quelle maladie noire et triste est-ce donc que la misanthropie? et quels longs et décourageants livres elle a inspirés. J'ai des amis, de vrais amis, sur lesquels je puis compter comme sur moi-même. Ils me l'ont dit et je les crois.
«Comme la vie est une riante et douce chose, que de plaisirs elle donne, que de bonheurs elle promet!
«C'est une route charmante sur laquelle on veut à la fois et marcher pour interroger les brumes de l'horizon qui voilent des choses désirées, et s'arrêter pour ne pas quitter les arbres chargés de fleurs dont elle est bordée.
«Comme mon âme a été doucement émue des protestations d'amitié qu'ils m'ont faites, en sortant de ce dîner qui s'est prolongé assez tard! leur bras, leur épée, leur bourse, tout est à mon service. Certes, je n'abuserai pas de ces offres généreuses, mais cela me donne bien du courage et de la confiance de voir que j'ai une place à moi dans de pareils cœurs.»
Les fèves étaient en fleur.
Juin.
«Je viens de lire le discours d'un homme d'état, qui se plaint d'être arraché aux douces habitudes de la vie privée et aux joies modestes du foyer domestique. Mais, dit-il, mon pays me réclame et je dois me dévouer à ses intérêts: je reparais sur la brèche, prêt à lui sacrifier ce qui me reste de jours, etc., etc.
«O pasteurs des peuples que ne suivez-vous toujours un si noble exemple!»
Les fèves étaient en fleur.
Juin.
«Hier soir, je suis arrivé exténué, mais si heureux.
«J'avais fait dix-huit lieues à pied, mais je savais que je la verrais un instant de loin au théâtre. Il y aurait eu cent lieues, j'aurais été bien fatigué, mais je suis sûr que je serais arrivé la même chose et arrivé à temps, quelques obstacles qui se trouvent entre elle et moi. Je ne sais pas toujours comment je les franchirai, mais ce que je sais, c'est qu'ils seront franchis, c'est que nous serons réunis, c'est qu'elle est à moi comme je suis à elle.»
Les fèves étaient en fleur.
Mais ne continuons pas cette froide plaisanterie. Non, ce n'est pas de la folie que d'être sous l'empire des plus beaux, des plus nobles sentiments; ce n'est pas de la folie que de se sentir grand, fort, invincible; ce n'est pas de la folie que d'avoir le cœur bon, honnête et généreux; ce n'est pas de la folie que de croire; ce n'est pas de la folie que de se dévouer; ce n'est pas de la folie que de vivre ainsi hors de la vie réelle.
Non, non, cette froide sagesse qui juge si sévèrement tout ce qu'elle ne peut plus faire; cette sagesse qui ne naît que de la mort de tant de grandes, de nobles et de douces choses; cette sagesse qui n'arrive qu'avec les infirmités, et qui les décore de tant de beaux noms;
Qui appelle le délabrement de l'estomac et la perte de l'appétit, sobriété;
Le refroidissement du cœur et la stagnation du sang, retour à la raison;
L'impuissance envieuse, dédain des choses futiles:
Cette sagesse serait la plus grande, la plus triste des folies, si elle n'était le commencement de la mort du cœur et des sens.
Vale.
LETTRE XLI.
Il est des moments où je m'accuse d'une grande inquiétude d'esprit et d'une remarquable propension au vagabondage, quand je vois tout le chemin que j'ai déjà fait dans mon jardin pour voir de nouvelles choses, quand il y en a tant sur lesquelles je passe sans y laisser tomber un regard.
Comme j'allais aujourd'hui me mettre en route, pour reprendre mon voyage d'une touffe de lin à laquelle je m'étais arrêté hier, je me suis aperçu qu'il y avait sur le bras de mon vieux fauteuil, de la vie, des mœurs, des ruses, de l'industrie, en un mot toutes les choses que l'on va explorer au loin.
De petits papillons très agréablement nuancés de gris que l'on voit voler le soir dans les appartements, n'ont pas, de même que les autres papillons, toujours joui de ce vol capricieux, de cette légèreté charmante; ils ont été des chenilles comme les autres; mais ces chenilles ne se sont nourries pendant leur vie ni de feuilles ni de fleurs, et au moment de se transformer elles ne se sont pas filé un linceul de soie.
Ce sont de très petites chenilles qui ont seize jambes, et qu'il est assez difficile de voir, quoiqu'on ne voie que trop les traces de leur passage, sur les étoffes de laine et sur les fourrures, où elles se font un large chemin, relativement à leur grosseur, où elles ravagent et détruisent sans relâche.
Pendant l'été ces petits papillons gris qui voltigent dans les maisons, déposent des œufs blancs, sur quelque tenture, de petites chenilles sortent de leurs œufs, et s'occupent tout de suite de se nourrir et de s'habiller. L'étoffe sur laquelle elles sont nées leur offre à la fois des vêtements et de la nourriture, elles arrachent des brins de laine et s'en font un fourreau, qu'elles allongent et élargissent à mesure qu'elles croissent. Quand le vêtement est convenable, elles continuent à arracher des brins de laine, mais pour les manger.
Une de ces petites chenilles que l'on appelle teigne est-elle sur du drap rouge, son fourreau sera rouge; c'est ce qui arrive sur le bras de mon fauteuil en velours de laine; si elle est sur quelque tapisserie de diverses couleurs, ces couleurs se reconnaîtront également sur son vêtement. Ceci qui semble tellement nécessaire, qu'il paraît inutile de le dire, n'est cependant pas sans exception. Il arrive quelquefois qu'une teigne placée sur du drap rouge se fait un habit blanc, qu'une autre née sur du drap gris se tisse un vêtement bleu ou rouge.
Mais si vous regardez ces étoffes à la loupe, vous verrez dans le drap rouge des poils blancs, dans le drap gris des poils de toutes couleurs, dont il a plu à la teigne, par des raisons que j'ignore, de faire un choix exclusif.
Soit qu'elle préfère certaine couleur pour son vêtement, soit qu'elle aime mieux les autres pour sa nourriture, je n'ai pu trouver aucun indice qui me fasse décider si la coquetterie chez cet insecte l'emporte sur la gourmandise.
Cependant il faut dire, qu'en cas de disette, la teigne mange son habit et paraît le trouver un mets délicieux: d'autres trouvent sur les fourrures de quoi satisfaire ces deux besoins impérieux, jusqu'au moment où elles vont se cacher dans quelque coin où elles attendent, dans une mort apparente, le moment de devenir papillons.
Je croirais facilement que les teignes étaient inconnues des anciens, si je m'en rapportais aux gens qui disent que l'on voyait encore, cinq cents ans après sa mort, les habits de Servius Tullius.
Mais Pline donne un moyen de se préserver des teignes, qui prouve que les meubles des grands hommes qui nous font faire dans notre enfance tant de thèmes, de versions et de pensums, n'en étaient pas plus à l'abri que mon vieux fauteuil.
Il prétend, très-sérieusement, qu'un habit mis quelques instants sur un cercueil, n'est jamais attaqué par les teignes.
Quelques savants plus modernes n'ont pas cru devoir ajouter foi à la recette de Pline, mais ils ont conseillé d'envelopper les étoffes que l'on veut préserver dans une peau de lion, pensant, sans doute, que ces petits insectes avaient pris au sérieux la royauté que l'homme a concédée au lion, et qu'ils respecteraient ce monarque même vaincu, dépouillé et devenu tapis.
C'est une expérience qui ne réussit pas plus aux lions qu'aux autres monarques. Les teignes mangent les étoffes dans une peau de lion absolument avec la même assurance que l'on a cassé le testament de Louis XIV.
Mais il est bien vrai que je suis un coureur comme vous: si je suis resté tout ce temps sur mon fauteuil, c'est que le ciel était gris et triste. Mais un rayon de soleil vient de déchirer les nuages, et je vais au jardin voir cette petite touffe de lin auprès de laquelle j'avais terminé hier mon étape.
On m'a montré un homme que de crédule on avait rendu complètement fou. On lui avait d'abord dit innocemment, en lui montrant un paysan qui tenait du lin: Voici un homme qui sème des chemises. Il avait souri. On lui avait affirmé sérieusement et avec raison, que de cette graine sortirait une plante qui, au moyen de préparations, deviendrait de la toile excellente, et que de cette toile on ferait des chemises. Cette idée n'était pas entrée dans son cerveau sans y causer un peu de tumulte, et les gens qui l'entouraient s'étaient amusés à lui donner sur le règne végétal les idées les plus bizarres.
Un jour, on lui dit qu'il y avait au jardin du Roi un saucissonnier de toute beauté.
—Qu'est-ce qu'un saucissonnier? avait-il demandé.
—Parbleu! un saucissonnier, belle question; qu'est-ce qu'un abricotier?
—C'est l'arbre qui produit des abricots.
—Eh bien?
—Eh bien!
—Eh bien, le saucissonnier est l'arbre qui produit des saucissons.
—Comment, comment; mais ce sont les charcutiers qui font des saucissons.
—Je sais bien que les charcutiers font des saucissons, vous n'avez pas, mon bon ami, l'intention de nous l'apprendre; les charcutiers font des saucissons, c'est vrai, mais quels saucissons?
C'est comme la petite Eulalie qui demeure sur votre carré, elle fait des fleurs, mais en étoffes. Vous étonnez-vous pour cela parce qu'Eulalie fait des roses, que les rosiers en produisent aussi. Eulalie fait des fleurs artificielles.
—Quoi! les charcutiers font donc des saucissons artificiels?
—Comme vous dites, mon bien bon ami; mais les saucissons des charcutiers sont comme les roses d'Eulalie, ce qu'est à la nature, ce qu'est le faux au vrai. Si vous aviez mangé le fruit du saucissonnier, vous ne voudriez plus toucher du bout des dents cette grossière imitation que vous avez mangée jusqu'ici.
—Ah! çà, vraiment, est-ce qu'il y a des saucissonniers?
A cette marque d'incrédulité chancelante, les amis ne daignèrent répondre qu'en haussant les épaules, et continuèrent à causer entre eux du saucissonnier, sans paraître vouloir admettre plus longtemps l'incrédulité dans leur conversation.
—Est-ce la variété à l'ail qui est au jardin du Roi, demanda l'un.
—Oui, répondit l'autre.
—Ah! c'est la plus rare.
—Mais l'arbre a peu de fruits cette année. Vous savez que le saucissonnier est originaire de pays chauds, et les hivers d'ici le font beaucoup souffrir; une partie des fleurs a été gelée par les gelées tardives.
—C'est dommage qu'on n'en puisse pas avoir un, on convaincrait monsieur l'esprit fort.
—J'en pourrais avoir un facilement parce que je suis très-lié avec le jardinier en chef; mais je ne tiens pas du tout à le convaincre; je hais ces grands esprits dédaigneux des croyances du vulgaire, qui croient produire beaucoup d'effet en n'ajoutant foi à rien, qui semblent prendre les hommes pour des niais, au milieu desquels ils font une brillante et unique exception.
—Mais, dit notre homme, je ne demande pas mieux que de croire, quand on m'aura donné des preuves.
—Des preuves! Ne vous ai-je pas déjà prouvé qu'on semait des chemises et qu'on les récoltait. Ne savez-vous pas que le coton vient sur le cotonnier, que le sucre est le produit d'un roseau. Mais vous ne croyez peut-être pas tout cela.
—Mille pardons, je le crois.
—Vous révoquez en doute, j'en suis sûr, que le chenevis est de la graine de corde, comme le tabac est de la graine d'idées qu'on se sème dans le cerveau par le nez. Comme vous ne croyez peut-être pas que les pêches viennent sur des pêchers, vous aimez mieux, sans doute, croire que ce sont aussi les charcutiers qui font les pèches?
—Je ne dis pas cela.
—Vous ne croyez pas non plus que les rosiers produisent des roses, vous pensez que toutes les roses sont faites par mademoiselle Eulalie, n'est-ce pas?
—Non pas, je sais très bien...
—Vous ne savez rien du tout. Savez-vous que la poudre à canon est de la graine de mort? Savez-vous que les pommes viennent des arbres? Mais vous n'en croirez rien sans preuve, de même que pour les bretelles qui viennent sur le bretellier des Indes.
—Oh! ça, je ne savais pas. Comment les bretelles viennent sur un arbre comme les pommes sur les pommiers?
—Je ne vous dis pas que ce soit un arbre pareil au pommier, au contraire, c'est un figuier qu'on appelle ficus elastica, parce que en dépeçant les bretelles qu'il produit on en tire la gomme élastique.
—Ah! c'est différent, je croyais que vous parliez des bretelles avec des élastiques en métal.
—Vous croyez toujours comme cela. Ces élastiques de métal sont des élastiques artificielles, une imitation malheureuse du ficus elastica ou bretellier des Indes, comme les roses de mademoiselle Eulalie, comme les saucissons des charcutiers.
—Allons, prouvez-lui que les bretelles viennent sur le bretellier.
—Je le veux bien. Tenez, ouvrons un ouvrage de botanique.
Ficus.
Ficus religiosa. Ce n'est pas cela.
Ficus bengalensis. Non plus.
Ficus virens, ficus scabra, ficus mauritana. Ce n'est pas encore cela.
Ficus populifolia, ficus ulmifolia. Non plus.
Ficus laurifolia, ficus citrifolia, ficus crassi nervia, ficus ferruginea, ficus racemosa.
Ficus phytolaccœfolia, ficus glaucophylla, ficus scandens.
Ficus rubiginosa, ficus macrophylla, ficus nympheœfolia.
Non.
Ah! le voici:
Ficus elastica.
Eh bien, le ficus elastica existe-t-il, oui ou non? répondez. Savez-vous lire? qu'est-ce qu'il y a là?
—Ficus elastica.
—Eh bien! croyez-vous que les Indes existent? Si vous ne croyez pas que les Indes existent, il faut le dire, on va vous les faire voir sur une carte; d'ailleurs vous connaissez les poules-d'Inde et les marrons-d'Inde.
Maintenant, voici des bretelles provenues du ficus elastica, elles ne valent rien, elles ont poussé en serre-chaude au Jardin des Plantes. Il n'y a de bonnes que celles qu'on apporte de l'Inde tous les ans, c'est comme les ananas; tous les fruits étrangers ne sont bons que dans le pays. On dit que la récolte a été excellente cette année, les bretelliers sont chargés.
Eh bien, me croyez-vous maintenant? Avez-vous assez de preuves comme cela?
—Oui, quand on me donne des raisons.
—C'est comme le saucissonnier; est-ce plus étonnant que le bretellier ou ficus elastica? Si vous ne voulez croire qu'à ce que vous avez vu, vous ne croirez pas à grand'chose, mon bon ami.
Le lendemain, on apporte au déjeuner un cervelas à l'ail.
—Eh bien! tenez, voulez-vous des preuves, en voici.
On goûte le cervelas.
—Croyez-vous que les charcutiers soient capables d'en faire de pareils.
Rien n'est beau que le vrai, le vrai seul est aimable.
Et encore celui-ci n'est pas ce qu'il pourrait être; d'abord il n'est pas venu dans son pays natal, ensuite il n'est pas tout à fait mûr, mais tel qu'il est, c'est encore bien autre chose que ceux qu'imitent grossièrement les charcutiers.
—Mais enfin c'est bien étonnant!
—Qu'y a-t-il d'étonnant? Vous savez bien que l'ail vient dans la terre. La nature n'a-t-elle pas produit les porcs, c'est-à-dire que vous admettez que la nature ait produit les deux éléments avec lesquels les charcutiers font leur mauvaise charge de saucisson à l'ail, et vous ne voulez pas qu'elle ait pu réunir ces éléments en un seul et même fruit?
N'a-t-elle pas donné à certains arums l'odeur d'un gigot pourri?
N'a-t-elle pas donné aux budlëia la couleur et l'odeur des étamines du safran.
N'a-t-elle pas? Mais il vous faut des preuves, Monsieur ne croit rien sans preuves. En vérité, mon bon ami, il faut dire la vérité, vous devenez insociable, il n'y a plus avec vous de conversation possible, plus d'épanchements d'amitié, tout prend l'air d'un théorème, il vous faut des preuves de tout. Bientôt quand on vous dira qu'il fait du soleil ou qu'il pleut, vous demanderez la preuve. Eh bien, je ne sais vraiment pas comment vous la donner, etc.
Ce galimathias, débité avec aplomb, par cinq ou six hommes, à l'encontre de ce pauvre diable qu'on accusait sans cesse d'incrédulité, de voltérianisme, qu'on appelait esprit fort, ou M. Arouet, finit par lui troubler complétement la cervelle.
Vale.
LETTRE XLII.
J'en suis encore à ma touffe de lin.
Le lin a une tige haute d'un pied, grêle et d'une couleur glauque; chaque matin il ouvre des fleurs d'un joli bleu pâle qui tombent sous l'ardeur du soleil, et qui sont, le lendemain, remplacées par d'autres.
Quelques assez gros livres ont été écrits à propos de cette question importante: Les habits des prêtres égyptiens et ceux des initiés aux mystères d'Isis étaient-ils réellement en lin ou en coton?
Les voyageurs ont jeté sur le sujet les lumières que voici:
Osbeck (Voyage aux Indes) dit que le lin est inconnu en Égypte.
Olivier (Mémoire sur l'Égypte) dit qu'on y en cultive d'immenses quantités.
La science, grâce aux voyageurs, est juste sur ce point aussi avancée qu'un habitant de la place Saint-Sulpice qui ne serait jamais allé que jusqu'au Luxembourg.
Tout à l'heure j'ai écrit ou prononcé le nom de budléïa, car il me semble toujours, dans mes lettres sans apprêt, écrites du premier jet, que je cause tranquillement au coin du feu.
J'ai connu deux amateurs de fleurs, qui étaient animés dans leur culture d'une noble et touchante émulation.
Le plaisir de l'un, en recevant une nouvelle fleur, n'était pas de voir la fleur, de suivre les progrès de sa végétation, d'admirer l'éclat de ses couleurs, de respirer son parfum, le plaisir, le vrai plaisir, c'était de la montrer à l'autre et de la lui voir tristement envier.
Heureux de posséder la plante, on était bien plus heureux encore de ce que l'autre ne la possédait pas.
Une amitié fondée sur de pareilles bases pouvait durer longtemps, mais ne pouvait se mettre à l'abri de quelques orages.
Il vint une année où l'un de nos deux horticulteurs prit un air plus réservé que de coutume; il semblait un ballon près de crever, tant il était gonflé de joie mal concentrée, de vanité dangereusement raréfiée.
L'autre affecta un air modeste, un air perpétuellement admiratif pour les gains et les diamants de son rival.
Pour qui les connaissait tous deux, c'était un signe certain que chacun d'eux attendait la floraison de quelque chose de désagréable pour son ami, l'épanouissement de quelque chagrin à lui faire: chacun faisait à l'autre des concessions extraordinaires. On ne se résigne pas volontiers à perdre un ami auquel on est sûr d'inspirer bientôt tant d'envie.
Le plus jeune, M. Ollbruck, vint demander pardon à M. Rémond d'une plaisanterie de mauvais goût qu'il lui avait faite l'année précédente.
Voici quelle était cette plaisanterie:
Cette année-là, après s'être invités réciproquement à visiter successivement leurs jacynthes, leurs tulipes, leurs anémones, leurs auricules, leurs roses, leurs œillets, en un mot les fleurs réputées fleurs, nous l'avons déjà dit, comme certains animaux sont exclusivement par les chasseurs appelés gibier, aucun n'avait remporté sur l'autre le moindre avantage. Vainqueur pour les jacynthes, M. Rémond avait été vaincu pour les tulipes, avait repris sa revanche à l'endroit des auricules, mais l'équilibre s'était rétabli à la floraison des renoncules.
Mais, au mois de juin, M. Rémond mena M. Ollbruck dans un coin de son jardin, où s'étalait majestueusement une sorte de grand et large chardon à feuilles tachetées de blanc, qu'on appelle chardon-marie.
C'était réellement une plante d'une grande magnificence et que je soigne particulièrement dans mon jardin: mais cela ne pouvait avoir aucun succès aux yeux d'un amateur éclairé comme M. Ollbruck. On ne cultive pas des chardons, et, quelque beau que soit un chardon, c'est un chardon.
M. Rémond n'en eût pas fait grand cas chez son voisin, mais chez lui c'était, disait-il, une plante admirable.
M. Ollbruck lui demanda pourquoi il ne faisait pas une collection d'orties et une collection de mourons comme une collection de chardons. Ils se séparèrent assez piqués. Et M. Ollbruck, prenant quelque temps après le premier prétexte venu pour écrire à son rival et ami, écrivit sur l'adresse:
A Monsieur
Monsieur Rémond, orties-culteur.
C'est de cette facétie que M. Ollbruck vint demander à M. Rémond un pardon que M. Rémond accorda avec empressement. Et chacun des deux commença à jouer le rôle de son caractère.
M. Rémond se frottait les mains et disait: Ah! ah! mon gaillard, ce n'est pas un chardon cette fois-ci, c'est une bonne et belle chose, c'est quelque chose d'inconnu, quelque chose que vous n'ayez jamais vu; je crois que vous ne vous rebifferez guère cette année.
M. Ollbruck, au contraire, disait: Vous n'aurez pas de peine à me battre, car je n'ai vraiment rien: ah! si... mais une bagatelle, un rien, qui ne me déplaît pas, mais que vous ne daignerez peut-être pas regarder, et peut-être aurez-vous raison, car j'ai peut-être tort d'aimer cela.
Et M. Rémond, qui connaissait son homme, se disait: Il paraît qu'il a quelque chose de très-bien, c'est sa manière; mais c'est égal, tant mieux même: s'il a quelque chose de très-bien, j'aime mieux que ce soit cette année où je suis gardé que toute autre.
—Mon bon monsieur Rémond, vint dire un matin M. Ollbruck, si je ne craignais de vous déranger, je vous prierais de venir voir la petite chose en question.
—Ah! vous voilà, mon cher Ollbruck, enchanté de vous voir, nous irons visiter mon triomphe demain matin; je suis curieux de voir la figure que vous ferez.
—Mon bon monsieur Rémond, j'irai m'humilier devant vos magnificences quand vous voudrez; mais ce que j'ai à vous montrer est si peu de chose que j'ai peur que d'un instant à l'autre cela ne vaille pas la peine d'arrêter vos regards.
—Le gaillard est bien sûr de son fait, pensa Rémond tout bas; puis il ajouta tout haut: Écoutez, Ollbruck, je vous avertis d'une chose, c'est que ma plante, toute éclatante qu'elle vous paraîtra, n'est pas en beauté, elle a souffert de l'hiver dernier.
—C'est comme la mienne, monsieur Rémond, l'hiver l'a fort attaquée.
—Mais enfin la plus belle fille du monde...
—Comme vous dites.
Après de longues cérémonies, on va au jardin de Rémond, et là Rémond nous montre, car je me trouvais avec eux, un bel arbrisseau dont les jeunes branches sont blanches; les feuilles oblongues, grandes, gaufrées, d'un vert foncé par-dessus et blanches en dessous, n'abandonnent point l'arbre pendant l'hiver. A l'extrémité de chaque branche, s'étale un bouquet lâche de sept à huit boules formées de petits alvéoles semblables à ceux des mouches à miel; la boule entière est de la couleur orange la plus resplendissante, et répand une agréable odeur de safran; quand la fleur commence à se passer, elle sent le miel; c'est le budleïa.
—Eh bien! dit Rémond triomphant.
Ollbruck était attéré, pâle, sans voix.
—Eh bien! que dites-vous de cela? répéta Rémond.
—C'est beau, c'est superbe, mais je connaissais la plante.
—Je ne vous dis pas que vous ne connaissiez pas la plante. Je connais les diamants de la couronne et je ne les ai pas pour cela. Respirez-moi cette odeur, et voyez cette couleur, les feuilles persistantes, mon pauvre Ollbruck. Un arbre qui ne se dépouille pas l'hiver, et quel feuillage vert en dessus, doublé d'argent en dessous. Je ne m'attendais pas à vous voir si accablé. Allons, allons, Ollbruck, vous prendrez votre revanche l'année prochaine. Allons voir votre prodige!
—Mon prodige! s'écria Ollbruck comme se réveillant tout à coup. Oui, allons le voir, et si vous n'êtes pas terrifié comme moi...
On part, on entre dans le jardin d'Ollbruck, et il nous montre... quoi!... Précisément le budleïa, le même arbrisseau que nous venions d'admirer chez Rémond.
Rémond est écrasé à son tour, car, pour lui comme pour Ollbruck, le budleïa n'a plus de prix. Qu'importe son beau feuillage qui résiste à l'hiver; qu'importe l'éclat et le parfum de ses fleurs.
On cherche à s'expliquer cette bizarre coïncidence. Tous deux sont victimes de la fourberie d'un jardinier.
Le drôle connaissant leur manie était allé les trouver l'un après l'autre; d'abord il s'était présenté chez Rémond.
—Monsieur Rémond, j'ai à vous faire voir une plante rare.
—Voyons ça.
—C'est un budleïa.
—Je ne connais pas ce nom-là.
—Je le crois bien; et vous ne connaissez pas la plante non plus; venez la voir chez moi.
Rémond va chez le jardinier et est émerveillé.
—Combien en voulez-vous!
—Un louis.
—Combien en avez-vous de pieds?
—Deux. Je compte offrir le second à M. Ollbruck.
—Gardez-vous en bien. Combien les deux?
—Trois louis.
—Comment, au lieu de me faire une diminution...
—Cela ne me rend aucun service que vous en preniez deux. Je suis bien sûr de placer le second chez M. Ollbruck.
—Allons, mettons cela à deux louis.
—Je ne peux pas, il faut bien que je trouve un avantage pour compenser le plaisir que je me prive de faire à M. Ollbruck qui est une bonne pratique, lui, qui ne prend pas ses dahlias chez Vaulin.
—Écoutez, à propos, je vous retiens vingt-cinq dahlias, dont six à bouts blancs.
—C'est bien, mais écoutez, monsieur Rémond, ne prenez qu'un budleïa. Voyez-vous, je trouve aussi que trois louis c'est trop cher, et j'aime mieux manquer à gagner un louis sur les deux et satisfaire en même temps vous et M. Ollbruck.
—Eh bien! va pour trois louis.
—Non, vraiment, j'aime mieux que vous n'en preniez qu'un, M. Ollbruck se fâchera.
—Le marché est fait, j'emporte les plantes et voici les trois louis.
M. Rémond plante un des deux budleïa, brise l'autre et le brûle.
A peine est-il sorti, que le jardinier remplace les deux budleïa enlevés par deux autres qu'il avait cachés, puis il va chez Ollbruck et lui joue la même scène, il réserve le second pied pour M. Rémond, etc.
Ollbruck agit entièrement comme Rémond, et chacun presse les jours pour voir arriver celui où il humiliera son rival par l'aspect du fameux budleïa.
Le budleïa, à leurs yeux, n'est plus bon qu'à brûler. Ollbruck arrache le sien et l'écrase sous ses pieds. Je sauve celui de Rémond qui allait avoir le même sort et je le plante dans mon jardin, où il me fait pardonner les plantes vulgaires et communes, Dieu merci, auxquelles je donne asile.
Vale.
LETTRE XLIII.
UN DIEU MODERNE.—Histoire philosophique et théologique du CHANVRE ET DU LIN, leurs fortunes variées depuis leur naissance jusqu'à leur apothéose.
Tout ce qu'on avait adoré jusqu'ici ayant été successivement détruit; toutes les choses auxquelles on obéissait ayant été progressivement abolies, les hommes ont songé à se créer de nouvelles croyances. «L'homme n'est pas, ainsi qu'on l'a trop dit en vers et en prose, un esclave qui aspire à briser ses fers; ce n'est qu'un domestique capricieux qui aime à changer de maître.» Jamais en politique un tyran n'a été renversé qu'au profit d'un autre plus ou moins éloigné; jamais en morale on n'a abandonné une religion que pour quelque superstition ou pour quelque croyance moins raisonnable.
On a renoncé à jamais à ces dieux immortels, on a imaginé un dieu que l'on fait tous les jours pour les besoins de la journée; un dieu tout-puissant le matin, qui trouve déjà des incrédules à midi et des impies à trois heures.
Voici la manière de le faire:
Vers la fin de mars, on sème de la graine de lin en terre légère et de la graine de chanvre en terre bien amendée.
Au mois de juillet, le chanvre montre des fleurs verdâtres insignifiantes, et bientôt ses graines grises arrondies dont les oiseaux sont si avides et qu'ils viennent lui arracher; c'est directement qu'on peut dire de lui:
Aux petits des oiseaux il donne la pâture.
Dès le mois de juin, les champs de lin se sont couverts de petites fleurs bleues sur des tiges grêles qui roulent sous le vent comme les vagues de la mer.
Quand tous deux jaunissent, on les arrache et on les met rouir, c'est-à-dire qu'on les plonge dans l'eau. Là, la puissance terrible qu'ils auront plus tard commence à se manifester; les poissons qui habitent l'eau, où ils sont immergés, fuient ou meurent; les hommes qui travaillent le chanvre et le lin, sont frappés d'une toux sèche et ne vivent guère au-delà de cinquante ans.
Tous deux continueront leurs incarnations plus nombreuses que celles de Vitznou qui en a eu cependant un grand nombre.
Le chanvre et le lin sont métamorphosés en fil.
Le chanvre devient des cordages pour remorquer les bateaux dans les rivières, et de la ficelle pour les toupies et pour les cerfs-volants des enfants.
Mais quelle foule avide et curieuse se précipite par les rues? Un homme pâle et les yeux fixes se dirige, escorté par des soldats, vers la place publique, on le livre au bourreau qui lui passe au col une corde de chanvre et le lance dans l'éternité.
Et ici, comme de temps en temps, quelques croyants reconnaissent le Dieu. On sait avec quelle avidité les bonnes femmes se disputent les plus petits morceaux de la corde d'un pendu.
Sur la mer, de nombreux vaisseaux glissent comme de grands cygnes aux ailes étendues. Ces ailes blanches sont encore le chanvre devenu de la toile.
Pendant ce temps, le lin, de son coté, métamorphosé en toile plus fine et plus légère, remplace la feuille de figuier qui faisait le seul vêtement de nos premiers pères et qui a subi d'étranges vicissitudes. Toujours est-il, qu'aujourd'hui la feuille de figuier doit avoir dix aunes de long sur au moins une demi-aune de large.
A ce propos, je ne sais pourquoi, tant de gens s'obstinent à vêtir et nos premiers pères, et les statues des jardins publics, d'une feuille de vigne, tandis qu'il est parfaitement établi que Noé ne planta la vigne qu'après le déluge, et que conséquemment, c'était de feuilles de figuier que s'étaient affublés Adam et Ève.
Le lin enveloppe, cache et préserve du contact de l'air et du contact plus brûlant des regards le corps de satin des femmes.
Mais tous deux vont bientôt cesser de jouer ces rôles charmants; la tempête a déchiré les voiles de chanvre; la mode a réformé les vêtements de lin.
Une fois sur la pente rapide de la décadence et du déshonneur, ils ne tardent pas à devenir de tristes lambeaux, de honteux chiffons jetés avec dédain aux coins des bornes et parmi les boues de la ville.
Mais cette humiliation est le chemin de ronces qui conduit à la toute-puissance, c'est le bûcher qui purifie Hercule et en fait un dieu.
En général, les demi-dieux, les grands hommes meurent de faim, et arrivent à l'immortalité un peu plus tôt qu'ils ne le voudraient, et alors leurs contemporains les déifient volontiers dans des fêtes touchantes auxquelles se mêle la joie d'être débarrassés d'eux.
Romulus ne passe dieu qu'après avoir été déchiré en morceaux. Claude arrive à l'immortalité par les champignons, le poison et la colique. Beaucoup, en des temps plus modernes, n'ont eu accès au Panthéon qu'après avoir été jetés un peu à la voirie.
Et l'on ne devient dieu qu'à force d'avanies.
Aussi le chanvre et le lin ne se découragent pas, et attendent philosophiquement au coin des bornes les nouvelles humiliations qui, comme un chemin, les séparent, il est vrai, du pouvoir suprême, mais les y conduisent cependant.
La nuit, des hommes déguenillés, hâves, une lanterne à la main, viennent chercher ces lambeaux, qu'ils entassent dans des cuves, ou bientôt le lin et le chanvre deviennent une sorte de boue infecte.
De cette boue on fait du papier.
Devenus papier, ils ne sont pas encore des dieux, on les vend à la rame et au cahier; mais cela ne va pas tarder.
Pendant ce temps, d'un autre côté, d'autres hommes concassent, broient, délaient des poisons, les mélangent et les tournent sur le feu jusqu'à ce qu'ils deviennent de la couleur du deuil, de la couleur de l'enfer...
Les prêtres du dieu que l'on va faire s'enferment alors avec le papier, et ils tracent dessus des caractères.
Ces caractères sont au nombre de vingt-quatre; mais, par leur position, ils changent de signe et de valeur.
S'ils mettent telle de ces figures avant telle autre, après celle-ci, entre ces deux-là,
un homme à cent lieues de là relève la tête, se sent gonflé de joie et d'orgueil, et les autres le vénèrent et l'envient.
Si, au contraire, c'est une autre figure qui est après telle autre et avant telle autre, ce même homme s'abat sous la douleur et la honte, il n'ose plus sortir de chez lui, il évite les regards.
Tout le monde l'attaque, le raille, le bafoue.
On plie le dieu en quatre et on le glisse sous les portes.
Certes, on ne peut pas dire de lui ce que Virgile dit de la déesse de la beauté en un demi vers charmant:
Et vera incessu patuit dea.
«Sa démarche révèle une déesse.»
Il entre par-dessous les portes, c'est vrai; mais, une fois entré, il est le maître de chaque maison; il commence à rendre des oracles, puis des oracles aux miracles il n'y a qu'un pas; d'un sot il fait un homme d'esprit, d'un homme d'esprit un crétin, d'un sordide ambitieux un citoyen vertueux et désintéressé; il envoie un roi en exil et couronne qui lui plaît.
Alors les gens qui regrettent les vieilles croyances peuvent éprouver des jouissances bien douces. Ils les voient toutes revivre; mais considérablement augmentées.
Le dieu vous annonce des eaux miraculeuses qui empêchent les cheveux de blanchir, des cirages qui raccommodent les vieilles bottes, et l'on y croit.
Le dieu promet la réalisation de ce fameux chou qui ne pouvait être cuit que dans un pot grand comme une église, et l'on y croit.
Il vous promet des hommes en place incorruptibles et incorrupteurs, des citoyens désintéressés et dévoués à la chose publique, et l'on y croit.
Le dieu vous raconte, pour éprouver votre foi, les histoires les plus saugrenues, et vous y croyez.
Jamais Dieu ne fut si ponctuellement obéi.
Mais, le jour est près de finir; le jour finit, le dieu voit ses autels abandonnés. Le lendemain matin, il ne trouve plus dans ses plus fervents adorateurs que des iconoclastes dédaigneux; il est exposé à plus d'insultes qu'il n'en avait essuyées dans toute la vie pleine de vicissitudes que nous avons racontée.
Jamais dieu ne fut ainsi traité, on le découpe en rond pour couvrir des pots de confiture.
En long pour allumer les pipes.
En carré pour faire aux enfants des poules, des bateaux et des salières.
Il n'est pas d'usage domestique honteux et immonde auquel le pauvre dieu d'hier ne soit exposé aujourd'hui.
Pendant ce temps un autre dieu, qui s'est également glissé sous la porte, vient rendre à son tour ses oracles; il est écouté et obéi avec le même respect et le même aveuglement, jusqu'à ce que le lendemain il aille aux confitures et serve à allumer le feu.
Telle est l'histoire vraie et sans broderie, de la grandeur et de la décadence du chanvre et du lin.
Qui croirait cela du lin, surtout, qui a l'air si innocent, si pur, quand il ouvre au matin ses petites fleurs bleues si légères et si fragiles!
Vale.
LETTRE XLIV.
Voici une loi singulière que je n'ai jamais vu enfreindre:
Entre les plantes grimpantes, toutes ne forment pas dans le même sens les spirales dont elles embrassent l'arbre ou le treillage auquel elles s'accrochent.
Le volubilis qui ouvre le matin, un peu avant le jour, ses belles cloches de toutes couleurs,—Le haricot qui élève jusqu'au sommet des arbres, après lesquels il grimpe, ses fleurs d'écarlate,—La glycine aux grappes bleues qui tapisse ma maison,—forment leurs spirales de gauche à droite.
Tandis que le chèvrefeuille, mon cher chèvrefeuille, de même que le houblon, tourne après les arbres de droite à gauche, et cela toujours sans exception.
Jamais un chèvrefeuille, jamais un houblon n'entortillera un arbre en tournant de gauche à droite.
Jamais un volubilis, jamais un haricot, jamais une glycine ne grimpera en faisant des spirales de droite à gauche.
Les autres plantes grimpantes ont des manières particulières de s'élever, la vigne, la grenadille qui a l'air d'une croix de Saint Louis, la clématite aux petites fleurs parfumées, le pois de senteur avec ses papillons odorants s'accrochent par des vrilles élastiques en forme de tire-bouchons.
Le lierre monte tout droit en poussant de petites racines dans les arbres ou dans les fentes du mur.
C'est ainsi qu'agit le bignonia radicans; seulement, lui n'attache ainsi que son vieux bois, et laisse pendre les branches de l'année chargées de bouquets et de longues fleurs rouges en tuyaux.
Le jasmin aux étoiles d'argent appuie ses nouvelles pousses sur ses vieilles branches.
Ainsi fait la morelle qui laisse succéder à des bouquets de fleurs violettes, des girandoles magnifiques d'émeraudes ou de corail (je dis corail faute d'une pierre aussi éclatante que les baies de la morelle), selon le degré de maturité de son fruit.
La ronce et la pervenche grimpent par la seule force de la sève, retombent quand elles arrivent à une certaine hauteur, reprennent aussitôt racine par le point où elles touchent la terre, et s'élancent avec une vigueur toute nouvelle.
Dans une de mes lettres précédentes, mon ami, à propos des couleurs, je demandais s'il était un savant qui pût dire quelle était précisément la couleur de la pourpre des anciens.
Le hasard m'a fait tomber ce matin sur un passage de Pline, qui dit que la fleur de l'amaranthe est d'un plus beau pourpre que tout ce que peuvent faire les teinturiers.
Malheureusement l'amaranthe est une fleur qui joue beaucoup; il y en a de tous les rouges carminés depuis le rose jusqu'au violet, il y en a de blanchâtres et de jaunes. Si Pline avait choisi pour terme de comparaison une fleur à couleur fixe, nous saurions à quoi nous en tenir.
Cela me rappelle que Virgile, au livre IV des Géorgiques, dit que le safran est rouge:
Crocumque rubentem.
Le safran est violet et a des étamines oranges. Je ne sais laquelle de ces deux couleurs s'appelle rouge en latin. Il est également à regretter que nous n'ayons plus la violette noire dont il est ailleurs question.
Et nigræ violæ sunt.
Un savant a calculé quelle est la marche des orchidées. Il faut d'abord dire comment les orchidées changent de place: l'orchidée est un épi de petites fleurs violettes, roses, blanches ou bigarrées qui sort de deux bulbes dont l'une est très petite, vidée et comme amaigrie, l'autre est blanche et gonflée de suc.
Dieu sait les sottises que cela fait dire, et l'influence que la médecine a pendant longtemps accordée à ces bulbes: l'une supérieure au nénufar dans la propriété chimérique d'éloigner toute pensée contraire à la chasteté; l'autre, au contraire, rendant la jeunesse et la vigueur aux centenaires.
La plus petite des deux bulbes, la bulbe ridée, est celle dont la fleur tire sa sève et sa nourriture, l'autre nourrira la fleur de l'année prochaine. Or, ces deux bulbes étant distantes de quelques lignes, quand la vieille se dessèchera tout-à-fait et qu'une nouvelle bulbe aura crû à côté de l'autre, la plante se sera déplacée de l'espace qui est cette année entre les deux bulbes, c'est-à-dire d'à peu près six lignes, ce qui fait qu'il ne lui faut pas plus de douze mille ans pour faire une lieue.
Vale.
LETTRE XLV.
Il paraît qu'autrefois les arbres et les plantes avaient avec les hommes toutes sortes de bonnes relations qui ont été interrompues je ne sais trop pourquoi ni comment: il serait difficile de dire qui a eu les premiers torts.
Si un berger quittait un moment son pays, tout le rappelait, tout se plaignait de son absence.
Te Tityre pinus,
Ipsi te fontes, ipsa hæc arbusta vocabant.
«Il naît un fils à Pollion.
«Cela fait plaisir au seigle et au froment, ils prennent une part touchante au bonheur du lieutenant d'Auguste:
Flavescet campus aristâ.
Les moutons ne se trouvant pas assez bien mis pour la circonstance, se font un devoir et un plaisir de se teindre eux-mêmes en rouge et en jaune.
| Ipse sed in pratis aries jam suave rubenti |
| Murice, jam croceo mutabit vellera luto. |
«Gallus est en proie à un amour malheureux, les lauriers le plaignent sincèrement, et les bruyères répandent quelques larmes sur son sort.»
Illum etiam lauri, illum etiam flevêre myricæ.
«Anacréon veut boire, les roses viennent d'elles-mêmes couronner ses cheveux blancs:»
| Τὁ ῥὁδον τὁ τὡν ἑρὡτων |
| Τὁ ῥὁδον τὁ χαλλἱφυλλον |
Pour moi je suis, aujourd'hui, heureux autant qu'on peut l'être, je suis débarrassé d'un ennui. Edmond est parti, rien ne me prouvait qu'il ne resterait pas ici dix-huit ans.
De malheurs évités, le bonheur se compose.
Je suis heureux et je cherche en vain dans mon jardin un peu de sympathie.
Certes je ne sais pas bon gré aux roses d'être en fleur, aux chèvrefeuilles de laisser tomber leurs odeurs du haut des arbres. Ce n'est ni pour moi ni pour s'associer à ma joie qu'ils agissent ainsi.
Mais il est quelques fleurs que je comptais mettre à l'épreuve; le gorteria, cette belle fleur au feuillage vert doublé de blanc, aux fleurs d'une belle couleur orange qui ne s'ouvre qu'au soleil, m'eût montré une attention délicate en étalant ses rayons aujourd'hui, quoique le temps soit sombre.
Les tigridia, ces belles coupes de pourpre et d'or qui ne durent que quelques heures, auraient pu prolonger leur épanouissement de quelques instants en signe de réjouissance.
L'aristea qui sur le feuillage en miniature d'un iris étale de charmantes petites roses bleues, qui se ferment à l'ombre, aurait pu garder ses fleurs ouvertes.
Les bruyères et les lauriers pourraient pleurer de joie comme ils ont pleuré de pitié pour Gallus.
Mes pigeons auraient pu devenir verts ou bleus;
Les roses, ce me semble, n'auraient pas été bien malheureuses de se tresser un peu en couronnes.
Le seigle et le froment.... je n'ai pas à me plaindre d'eux; je ne sais pas ce qu'ils auraient fait ni comment ils se seraient conduits, il n'y en a pas dans mon jardin.
Mais les autres...
Voici une rose... savez-vous ce qu'elle fait? Elle enveloppe de ses pétales une cétoine qui veut dormir.
Les gorteria ont replié leurs pétales en deux dans leur longueur; les aristea ont roulé les leurs et dorment absolument comme si Edmond n'était pas parti.
Les pigeons... les pigeons ont bien autre chose à faire qu'à se teindre en vert ou en bleu; ils se trouvent, du reste, fort bien comme ils sont et paraissent fort occupés à se le dire les uns aux autres.
Les tigridias, chiffonnés comme des cornets de papier mal fermés, sont près de tomber sur la terre; mais rien n'égale l'indifférence des bruyères et des lauriers.
Sérieusement, cette fiction, dont les poètes bons ou mauvais ont tous abusé, de montrer les arbres et les fleurs, partageant notre tristesse et notre deuil, est pour moi une poésie moins élevée que la superbe indifférence de la nature.
Je ne sais d'ailleurs s'ils ont bien raison de faire ce mensonge pour augmenter la tristesse de leur récit.
La cloche de l'église tinte: les paysans disent: Ah! on sonne au mort.
Pendant ce temps le soleil, qui a triomphé des nuages, donne à tout la couleur de la joie et de la vie, comme un regard d'amour et de bonté que Dieu laisse tomber sur la terre.
Les fleurs, épanouies comme une brillante illumination, semblent aspirer le soleil. Les insectes se cherchent sous les feuilles; les abeilles bourdonnent; les oiseaux chantent; de douces odeurs s'exhalent de toutes parts.
Et la cloche funèbre continue à tinter, et l'on porte au cimetière cette belle fille qui aimait tant les fleurs, le soleil, les parfums, le bourdonnement des abeilles et le chant des oiseaux; cette belle fille qui a planté tous ces rosiers; cette belle fille qui a soigné ces abeilles.
On la porte au cimetière, et au fond du trou qu'on va creuser dans la terre pour l'enterrer, un rayon de soleil descend et dore la fosse, et deux papillons se poursuivent au-dessus, et dans quelques mois l'herbe aura caché la tombe, l'oubli aura étouffé le souvenir; des fleurs s'épanouiront sur cette tombe, dans les corolles de ces fleurs se cacheront des amours d'insectes; le sourire renaîtra sur les lèvres de celui qu'elle aimait, et un autre amour s'épanouira dans son cœur, et il en parlera à une autre femme; sous ces mêmes arbres, le même rayon de soleil se jouera dans les cheveux de celle-ci, les mêmes parfums, les mêmes chants d'oiseaux rempliront l'air; et peut-être il lui donnera une rose d'un des rosiers que la morte a plantés.
Vale.