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Voyage autour de mon jardin

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LETTRE XLVI.

Comme il est venu hier me voir un homme que j'ai beaucoup connu lorsque j'habitais la ville, nous parlâmes de nos goûts divers et des choses qui occupent notre vie.

Il ne tient, pour sa part, aucun compte des fleurs, ni des arbres, ni du ciel, ni de la lune, ni des hommes, ni des animaux; tout cela n'a droit de l'intéresser qu'après que cela a été rapetissé, aplati, défiguré, et retracé sur une toile, au moyen de couleurs et d'un pinceau. Il achète à un haut prix les images des choses qui n'ont à ses yeux aucune valeur; il a payé un tableau de Van Huysum 9,950 francs.

Ce tableau représente un vase de fleurs.

Le bouquet réel, le bouquet vivant, avec son éclat et ses parfums vaudrait bien 20 sous.

Le portrait du bouquet, c'est-à-dire une imitation plate, fausse de couleurs, sentant l'huile: il l'a payé 9,950 francs! et il est fier et heureux d'avoir fait une si bonne affaire!

Je l'ai promené dans le jardin, il n'a presque rien regardé. Une branche de roses à cent feuilles, courbée sous le poids des fleurs, a cependant un moment attiré son attention; il l'a regardée, puis il a dit: C'est absolument comme un bouquet de roses de Van Daël que j'ai chez moi.

Il était évident qu'il pensait que la nature avait cherché à imiter son tableau.

Le soir, comme après souper on avait apporté des pipes et du tabac d'Orient, nous causâmes de toutes choses; mais il trouvait moyen de rattacher toujours les sujets à quelqu'un de ses tableaux, par quelque fil imperceptible.

—Écoutez, lui dis-je: j'ai aussi des tableaux, mais je ne vous les montrerai qu'au jour; demain matin.

—Et quels tableaux avez-vous, me demanda-t-il avec un air plus qu'à moitié dédaigneux?

—Mais j'en ai un assez grand nombre.

—Sont-ce des tableaux de maîtres?

—Je le suppose; car je n'en ai jamais vu de plus beaux, de plus grands dans leur ensemble, de plus finis dans leurs détails.

—Nous verrons cela.

—Oh! mon Dieu! je ne les cache à personne. Je ne suis pas de ces amateurs égoïstes qui trouvent moins de plaisir dans la possession de leurs tableaux que dans la conviction que les autres n'en ont pas ou n'ont pas les mêmes.

—Votre collection vous a-t-elle coûté cher?

—Je l'ai eue pour rien.

—Pour rien! On connaît cela. Les amateurs de tableaux se divisent en deux classes: ceux de la première ont dépensé des millions pour leur galerie; ceux de la seconde, au contraire, les ont toujours eus pour rien. Leur prétention est de les avoir découverts à l'étalage de quelques marchands d'images, ou en trumeaux sur la cheminée de quelque auberge de village, ou en même temps qu'un lot de vieilles bouteilles. Vous êtes de la seconde classe.

—Croyez là-dessus ce que vous voudrez.

—Mais enfin de qui sont vos meilleurs tableaux?

—Oh! pour cela, il m'est impossible de vous le dire: je n'ai en aucune façon la mémoire des noms. Et, à vous parler franchement, cela m'est bien égal. J'aimerais mieux un beau tableau peint par mon portier, qu'une croûte ébauchée par Raphaël. Et ce qu'il y a de singulier, c'est que cette opinion, digne par sa naïveté d'être mise au rang des maximes et pensées de M. de La Palisse, passerait facilement pour une originalité et une bizarrerie. Je ne cherche dans la peinture que le vrai et le beau.

—Je suis bien impatient de voir les tableaux d'un homme qui a de pareilles idées. Ne vous en rappelez-vous pas quelques-uns?

—Si fait bien. Je me rappellerais facilement, du moins pour une grande partie, ce que mes tableaux représentent.

—Ah! ah!

—Certainement.

—Eh bien!...

—Eh bien, j'en ai un, au-dessus d'ici, c'est une vaste plaine, fermée de tous côtés par des arbres. Sur l'herbe verte, tachetée d'ombre et de lumière par le soleil qui se couche derrière les arbres, sont couchés des moutons. Cela a un charme de calme et de repos qui fait le plus grand plaisir.

—Je suis sûr que c'est de Van der Doës. Eh bien, cela n'a pas une grande valeur.

—Ce que je sais, c'est que c'est charmant, et je ne crois pas que ce soit de Van der Doës.

—Vous m'étonnez.

—Un autre est un chemin creux, ce qu'on appelle en Normandie une cavée. On marche plus bas que la racine des arbres qui se touchent par la cime et étendent sur le mur de terre qui forme les deux côtés du chemin, leurs grosses et longues racines semblables à des serpents noueux.

—Je serai bien étonné si ce n'est pas une copie, et ma raison, une raison que je crois bonne et sans réplique, c'est que je possède l'original, qui est de J. Ruysdaël.

—Je vous assure que ce n'est pas une copie.

—Nous verrons bien.

—Je crois qu'en effet le seul aspect du tableau vous fera changer d'idée. A côté on voit l'entrée d'un village; au milieu des arbres à cime arrondie, s'élance le clocher de l'église; le soleil qui lance ses rayons obliques remplit le feuillage des arbres d'étincelles; un paysan ramène une charrette.

—Si c'est, comme je le pense, de J. Ostade, c'est un tableau de prix.

—Je ne crois pas qu'aucun Ostade ait jamais fait quelque chose qui approche de cela.

—Mon bon ami, vous ne connaissez pas les Ostade.

—Je regardais hier un autre tableau qui m'a bien ravi: un enfant assis sur une fenêtre, faisait des bulles de savon. L'enfant était sérieux et attentif; la bulle, captive encore, grossissait en se balançant à un souffle d'air imperceptible. Les plus éclatantes couleurs se succédaient sur sa frêle glace.

—Oh! celui-ci est bien connu; je l'ai vu chez un amateur auquel vous l'aurez acheté; il est de J. Miéris.

—Je ne l'ai pas acheté.

—Oui, on vous l'a donné, ou... vous l'avez trouvé. Comme je vous le disais, amateur de la seconde classe. Vous prétendez avoir eu pour rien un tableau qui vaut plus de 6,000 fr.

—Le fond d'un autre se compose de grands châtaigniers à large feuillage d'un vert doré, qui l'est encore plus par les rayons du soleil couchant; une petite maison, couverte de vignes, est également colorée par les derniers rayons chauds de l'astre du jour; plus près, sur le devant, un olivier de Bohème et un sureau beaucoup plus bas, de sorte que les rayons obliques du soleil passant par-dessus et dans l'ombre, laissent le feuillage blanchâtre du premier et la touffe d'un vert sombre de l'autre. Devant le sureau s'élève un rosier à fleurs pourpres; ses fleurs basses sont dans l'ombre; une seule, qui dépasse le sureau, est traversée par le rayon du soleil, et semble un magnifique rubis.

—Il n'y a pas de personnages?

—Non.

—Alors je ne sais de qui c'est.

—Je suis sûr que vous reconnaîtrez le maître en voyant le tableau.

—C'est possible, c'est même probable; mais toujours est-il que ma mémoire ne me rappelle rien qui ressemble à cela.

—J'en voyais encore un ce matin qui m'a fort intéressé.

—Qu'est-ce que c'était?

—C'était une fort belle femme qui tenait un œillet à la main.

—Très-connu; c'est de Rubens.

—Vous croyez?

—J'en suis sûr; mais vous me permettrez d'être moins sûr d'une chose.

—Volontiers: et quelle est la chose dont vous êtes moins sûr?

—C'est que ce tableau vous appartienne.

—Je ne dis pas précisément qu'il m'appartienne; mais ce que je dis, c'est que je l'ai vu chez moi ce matin.

—Tenez, mon cher ami, permettez-moi de vous parler franchement. Il y a une chose que je crains pour vous; c'est que vous soyez la dupe de quelque brocanteur, de quelque marchand de tableaux, qui se sera joué de vous et vous aura fait payer fort cher de mauvaises croûtes.

—Gardez pour d'autres ce touchant intérêt, mon ami; je vous assure que les tableaux dont je vous parle sont tout ce qu'il y a de plus beau, et je n'en ai vu, dans aucune galerie, qui puissent rivaliser avec les miens, ni pour la vérité, ni pour le dessin, ni pour la couleur.

—Je suis accoutumé à entendre chaque amateur, fût-il le maître de trois copies médiocres et de cinq ou six esquisses non signées, chercher à se faire croire à lui-même qu'il possède des miracles. Mais, on peut vous dire cela à vous, parce que non-seulement vous n'avez pas la prétention d'être riche, mais encore vous avez un peu la prétention de ne l'être pas. Eh bien, je connais la valeur des tableaux que vous m'avez désignés, et je vous déclare que, si vous les possédez réellement, si, comme vous me le dites, ce n'est là qu'une faible partie de votre collection, si vous ne vous êtes pas amusé à vous moquer de moi...

Combien avez-vous de tableaux?

—J'en ai trop pour les compter.

—Eh bien, votre galerie ne vous coûte pas moins de 200,000 francs.

—Laissez donc, cela ne me coûte rien.

—Vous êtes dans ce genre-là plus audacieux qu'aucun amateur que j'aie jamais rencontré: je voudrais être à demain.

Le lendemain arrive: je fais monter mon homme dans une grande pièce meublée de quatre fenêtres, et je lui dis: Voici mes tableaux, et les fenêtres sont les cadres.

—Oh! c'était une plaisanterie?

—Nullement; regardez, quelques-uns de mes tableaux ont un peu changé depuis la dernière fois que je les ai regardés, mais ils n'en sont pas moins beaux pour cela. Voilà celui que vous pensiez être d'Ostade, et qui est, comme les autres, tout simplement du bon Dieu. Voici les arbres et le clocher; la charrette n'y est plus; mais elle est remplacée par une fille qui conduit ses vaches au pâturage.

Croyez-vous que J. Ostade ait jamais atteint cette vérité, ce dessin, ce coloris, cette lumière?

Par ici, à gauche, par l'autre fenêtre, est le chemin creux, qui n'est pas de J. Ruysdaël, dont vous prétendez posséder l'original; j'avais cependant bien raison de vous dire que le mien n'est pas une copie, il est évident qu'entre les deux tableaux, quelque original que soit votre tableau, c'est lui qui est la copie.

Tenez, voici encore la prairie sur laquelle se jouent l'ombre et le soleil; les grands arbres qui la ferment et les moutons qui se reposent sur l'herbe; c'est encore du bon Dieu, et non pas de Van der Doës.

—Allons, allons, c'est une plaisanterie.

Non, certes; je ne plaisante pas, et je crois que c'est vous, au contraire, qui plaisantez ou qui me prenez pour un idiot, d'espérer me faire croire que vous attachez plus de valeur à ce petit arbre, barbouillé sur une toile, plat, sans ombre, sans fleurs, sans parfums, sans chants d'oiseaux, qu'à ce grand arbre vivant, qui nous couvre de son ombre fraîche, parfumée et harmonieuse.

Quoi! vous payez 200,000 francs l'imitation imparfaite d'un arbre qui vaut cinq francs! voulez-vous parler de la difficulté vaincue?

Pourquoi donc payez-vous l'imitation des diamants et des rubis moins cher que des rubis et des diamants véritables? Et cependant cette imitation est bien plus parfaite, elle arrive au point de tromper presque tous les yeux. Ces fausses pierreries, ainsi que les vraies, brillent et attirent, sur celles qui les portent, l'admiration, la haine et l'envie; tandis que personne ne se trompe sur la peinture; les oiseaux qui, selon Pline, voulurent manger le raisin de Zeuxis, ne s'y laissent plus prendre aujourd'hui; il n'y en a pas un seul qui s'avisera jamais d'essayer à faire son nid dans un arbre de peintre.

Eh quoi! c'est pour payer si chèrement de pâles imitations de toutes les belles choses que l'on a pour rien, que l'on se ruine, que l'on remplit sa vie de chagrins et de soucis, et que l'on bourre son oreiller d'épines.

Non, non; c'est vous qui plaisantez et qui vous moquez de moi; ou alors je croirais que, vous et ceux qui vous ressemblent, vous êtes de vrais fous.

Vale.

LETTRE XLVII.

Voici ce que me raconte un gros prunier qui s'étale au-dessus d'un coin du gazon; c'est une histoire de ma jeunesse.

Comme j'avais fait de brillantes études, c'est-à-dire comme je savais le latin et un peu de grec, j'étais très embarrassé de trouver un moyen honnête de gagner ma vie.

Lorsqu'un jour, je rencontrai dans la rue un homme qui m'aborda et me tendit la main. Je ne le reconnus pas d'abord, mais c'était en tout cas une marque de bienveillance et je lui donnai ma main qu'il secoua cordialement. Il avait été, au collége où j'avais étudié, ce qu'on appelle pion ou chien de cour, c'est-à-dire surveillant des récréations positives ou négatives, c'est-à-dire des récréations où on jouait et des récréations que l'on passait à copier:

A peine nous sortions des portes de Trézène.

Ce qui m'empêchait de le reconnaître, c'est qu'il étalait sur sa personne une splendeur inusitée. Il était vêtu de noir et portait une montre avec une riche chaîne d'or; il se nomma et m'expliqua le changement survenu dans sa position; il avait quitté le collége pour entrer, au même titre, chez le maître d'une petite pension particulière. Ce maître de pension faisait d'assez mauvaises affaires; pour se mettre à l'abri de ses créanciers, il imagina de placer, et sa pension et son mobilier, sous un nom étranger; il jeta les yeux sur Levasseur; il passa six mois à lui seriner, nuit et jour, ce qu'il fallait répondre aux examens pour recevoir un brevet de capacité; puis il lui fit une vente simulée de sa pension, de son mobilier, etc., en se faisant donner une contre-lettre.

Peu de temps après, il tomba subitement malade en un voyage, et mourut dans une chambre d'auberge. Levasseur déchira la contre-lettre que le mort avait laissée en partant dans la maison commune, et resta seul maître de l'établissement.

Il s'agissait en ce moment, pour lui, de trouver un sous-maître, d'abord parce qu'il était entièrement incapable, ensuite parce qu'il voulait se donner un peu de bon temps, comme il disait, et ne pas rester toujours à la chaîne.

Quand il me rencontra, il fut sans doute frappé de la modestie de mon costume autant que je fus surpris de la magnificence du sien, remarque à laquelle sans doute je dus qu'il me proposât de venir avec lui:

—Ecoutez, me dit-il, nous serons comme deux frères, je partagerai tout avec vous; je n'ai rien pour le moment, parce qu'il m'a fallu soutenir un procès contre les créanciers de mon prédécesseur, parce que tout était en si mauvais état..... c'était un homme qui n'avait pas d'ordre, et qui m'a fait bien du tort. Les capitaux que j'ai mis dans cette affaire ont failli être perdus pour moi. Je me suis endetté, et pour le procès, et pour les réparations et les améliorations indispensables; ainsi donc, je ne puis pas vous offrir d'argent pour le moment; vous serez logé comme moi, nourri comme moi; et à mesure que nos efforts réunis produiront quelque succès, vous partagerez ma bonne fortune comme vous aurez partagé ma mauvaise. Cela vous va-t-il?

Le moment était admirablement choisi, tout m'allait; d'ailleurs, je prenais ces mensonges pour de la franchise: j'acceptai en me reprochant de trouver à un si brave homme l'air faux et bête. Dès le lendemain, j'entrai chez lui.

Je ne tardai pas à m'apercevoir que s'il me traitait en frère, c'était en frère cadet, et qu'il conservait de la façon la plus rigoureuse les traditions même les plus oblitérées du droit d'aînesse.

Ma chambre était sous les toits, et meublée d'un lit de sangle et d'une chaise; sur quatre carreaux appartenant à la lucarne qui donnait plus de froid que de jour à mon domicile, l'un était en papier. Pour la nourriture, je dînais avec lui et avec sa femme, une sorte de grisette engraissée. Le premier jour, on m'invita à boire après le dîner du café que je n'aimais guère alors et de la liqueur que je n'aimais pas du tout, et que je me proposais de refuser désormais. Le second jour, au moment du café, M. Levasseur prêta l'oreille et me dit:

—Monsieur Stéphen, je crois qu'ils font du bruit à la classe.

Je me levai et j'allai rétablir l'ordre qui, du reste, n'avait pas été troublé.

Le lendemain, précisément au moment où on allait apporter le café, M. Levasseur crut encore entendre du bruit à la classe. Cela me parut singulier. Je me levai et trouvai tout le monde parfaitement tranquille.

Le jour suivant, le même bruit frappa ses oreilles justement au même instant.

Je compris alors que l'on ne voulait pas me donner de café. Cela me délivra d'un ennui, à savoir de tenir table avec eux, et je pris l'habitude, aussitôt que j'avais mangé à peu près, de me lever de table et d'aller dans la classe, où je pouvais lire, ou penser, ou écrire une lettre que j'espérais glisser le vendredi suivant, et j'étais plus heureux comme cela que je ne l'avais été de ma vie.

Chaque jour on faisait de nouveaux empiètements sur nos conventions mutuelles.

D'abord, je devais être libre tous les soirs. Puis, un jour, il eut besoin de sortir et me pria de rester pour cette fois. Ce n'était pas un vendredi, cela m'était bien égal.

Quelques jours après, même prière et même succès. Le lendemain, c'est la femme qui vient me trouver et qui me dit que si j'étais bien aimable, je leur permettrais d'aller ce soir au spectacle. Je reste.

Le lendemain, ils sortent sans rien dire, et je reste.

Le jour suivant était vendredi.

Vous me demanderez, mon cher ami, ce qu'était pour moi le vendredi, je vais vous le dire:

C'était tout.

C'était toute ma vie, tout mon espoir, tout mon courage.

Ce jour-là je voyais Magdeleine.

Je ne sais quels entrepreneurs avaient établi un théâtre aux portes de la ville, on avait demandé de l'argent à M. Muller qui en avait donné, et recevait pour une bonne partie des intérêts, le droit d'avoir une loge par semaine à ce théâtre. Cette loge, il la prenait d'ordinaire le vendredi.

Ce jour-là, Dieu sait comme j'étais occupé! je cirais une paire de bottes, que je réservais exclusivement pour ce grand jour; je battais, brossais, rebattais et rebrossais ma redingote; je passais de l'encre sur les coutures blanchies; je rattachais quelque bouton ébranlé (pendant toute la semaine j'avais travaillé à m'assurer du linge blanc); j'avais une paire de gants que je raccommodais, que je nettoyais avec de la gomme élastique. Malgré ces travaux et la plus stricte économie, il y avait toujours quelque menue dépense à faire. M. Levasseur ne me donnait pas d'argent, j'y suppléais en copiant quelques écritures à mes moments de loisir; ils étaient peu nombreux, et d'ailleurs, je voulais lire un peu, et puis il me fallait écrire un gros volume sous forme de lettres, que je réussissais quelquefois à glisser à Magdeleine le vendredi, puis je faisais des vers; enfin au moyen de mes écritures, je gagnais à peu près deux francs par semaine. L'entrée du théâtre me coûtait un franc, le reste passait à la blanchisseuse, et de temps en temps aux gants qui, pour être respectés et soignés, n'étaient cependant pas immortels.

Je m'arrangeais toujours de manière à avoir pour le vendredi mes vingt sous pour entrer au théâtre.

Là je voyais Magdeleine, là je m'enivrais de sa présence, mes regards rencontraient les siens et y puisaient de la force et du courage, de l'espérance et de la foi; puis, comme on sortait, à la faveur de la foule, je réussissais le plus souvent à lui glisser une lettre que j'avais écrite pendant toute la semaine; et quand elle me donnait en échange, un petit papier, une lettre d'elle! mon Dieu! quand je pense au bonheur que je ressentais, il me semble que j'offense le ciel, par les plaintes que j'ai quelquefois exhalées, quand il m'a accablé de sa colère.

Nous étions donc arrivés au vendredi. Cela me donnait par moments des frissons de bonheur; mais je craignais qu'on ne voulût me faire rester; je savais bien que je ne resterais pas; je savais bien que je serais au théâtre; mais je ne voulais pas me fâcher avec M. Levasseur, chez lequel j'avais trouvé mes seuls moyens d'existence.

Je ne voulais pas refuser de rester si on me le demandait; je ne voulais pas les empêcher de sortir, si je les voyais s'apprêter comme la veille.

Je voulus, sans annoncer que je sortais moi-même, ce qui eût été presque faire abdication de mes droits, je voulus manifester mon intention avant que la leur ne se fût montrée, par un commencement d'exécution.

Je m'habillai d'avance, et vins dîner en grande tenue. M. Levasseur et sa femme échangèrent quelques regards; madame Levasseur oublia deux fois de me servir; puis M. Levasseur entendit trois ou quatre fois du bruit dans la classe; puis, comme je demandai du pain à la servante, madame Levasseur fit tout haut la remarque qu'il n'y avait pas dans Paris une maison où l'on mangeât comme chez elle.

Je me sentis rougir; j'étais au supplice. Le dîner fini, je les saluai, ils me rendirent à peine mon salut, et je partis. Ce jour-là Magdeleine ne vint pas au théâtre.

Pendant la semaine qui suivit, d'abord on fut froid à mon égard dans la maison Levasseur: puis on essaya derechef les empiétements, et comme je ne m'y opposai point, les choses redevinrent comme devant; ils se remirent à sortir chaque soir; seulement j'étais bien résolu à ne pas m'exposer une seconde fois aux humiliations du vendredi. Je réservai pour ce jour-là quelques sous en surplus du prix de mon billet au théâtre.

J'avais envie de leur proposer de rester tous les jours, excepté le vendredi; mais je tenais à mes soirées, parce que d'un moment à l'autre, le jour de spectacle de Magdeleine pouvait changer, et ensuite si j'avais dû rester par convention, on aurait exigé de moi des travaux qui m'eussent empêché d'écrire mes chères lettres ou de griffonner quelques-uns des soixante mille vers que j'ai faits pour Magdeleine, et dont elle n'a jamais vu un seul.

Je saisis un moment dans la journée où je rencontrai madame Levasseur dans le jardin pour lui dire, que je n'aurais pas ce jour-là l'honneur de dîner avec elle.

Elle ne me répondit pas, et appela M. Levasseur. Ils parlèrent bas assez longtemps; pour moi j'étais dans une autre partie du jardin, occupé à surveiller la récréation; d'ailleurs je devais voir Magdeleine le soir: après un vendredi perdu, la mauvaise humeur de Monsieur et de Madame Levasseur n'était rien en comparaison des armées ennemies, des feux infernaux, des monstres fabuleux, que j'aurais voulu traverser et dompter pour me rendre digne de mon bonheur.

L'heure arrivée, je partis, et rôdai autour du théâtre pour voir où je pourrais dîner pour mes quelques sous.

J'avais bon appétit à cet âge-là, mon ami, et de chaque porte de restaurant ou de gargote s'exhalaient de savoureuses odeurs de gibelottes ou de bœuf à la mode, qui m'attiraient involontairement; puis je pensais à l'exiguité de mes finances, et je cherchais des endroits plus modestes.

Enfin je me décidai pour une sorte de grande cour, plantée de pruniers, sous lesquels s'étendait un immense tapis de gazon; les prunes étaient mûres: je demandai pour trois sous de pain bis et une vingtaine de prunes. Je fis un dîner délicieux, puis j'entrai au théâtre. Elle y était.

Je me reprochai même d'avoir pensé à dîner; je me reprochai le fugitif petit chagrin que m'avait donné l'impuissance d'entrer manger de cette gibelotte, dont l'odeur provoquante m'avait saisi au passage.

J'échangeai ma lettre avec Magdeleine; puis comme, après le théâtre, ils se retiraient à pied, je les suivis de loin.

Comme j'aurais désiré qu'on les attaquât, pour les protéger, pour les défendre! comme je me rappelais toutes les histoires de voleurs, comme je ne mettais pas un moment en doute la certitude de ma victoire, quel que fût le nombre des assaillants!

Le vendredi suivant, je fus moins heureux; je ne possédais que mes vingt sous bien juste. J'étais décidé à ne quitter la maison Levasseur qu'après dîner. Mais, quoique j'eusse glissé le matin que je sortirais le soir, je m'aperçus que la servante, en mettant la table, négligeait de mettre mon couvert, conformément aux ordres qu'elle avait reçus. Je ne dînai pas ce jour-là, je n'avais pas d'argent pour aller recommencer mon excellent repas sous les pruniers. Le soir j'avais l'estomac vide; mais je rentrai avec une lettre de Magdeleine.

Enfin il vint un vendredi où je fus très inquiet. Madame Levasseur dès l'aube gourmandait sa servante, et l'envoyait voir chez la couturière si elle aurait sa robe neuve. M. Levasseur s'était fait raser, quoiqu'il se fût fait raser la veille, et qu'il n'eût l'habitude de se faire faire la barbe que de deux jours l'un.

Je prévis un orage, et je voulus aller au-devant en faisant une concession. J'abordai M. Levasseur, et lui offris de rester tous les soirs, excepté le vendredi.

Il me répondit, en hésitant, qu'il verrait cela; puis il alla conférer avec sa femme; puis il revint et me dit: vous sortirez vendredi prochain, mais aujourd'hui...

—Aujourd'hui, repris-je, il est indispensable que je sorte.

—Il faudra pourtant vous en dispenser, car on ne peut laisser la maison seule, et nous allons au spectacle.

—Mon cher monsieur Levasseur, lui dis-je, je ne voudrais pas vous fâcher; mais il faut cependant que je vous rappelle que, d'après nos conventions, je dois sortir tous les soirs, et qu'en me réservant seulement le vendredi, je vous fais une concession que vous ne pouvez qu'accepter avec empressement.

Je n'entre pas dans ces raisons-là, me dit-il, et je veux être maître chez moi; je veux bien vous permettre de sortir le vendredi, mais pas aujourd'hui.

Je croyais avoir payé assez cher la rançon de mon cher vendredi, en abandonnant les autres jours de la semaine. Je répliquai que j'étais désolé, mais que je ne pouvais faire autrement que de sortir.

Il me quitta en me disant: vendredi prochain, si vous voulez, mais aujourd'hui, il n'y faut pas penser.

Resté seul, je m'indignai contre moi de ma lâcheté; j'attendis l'heure convenable, je m'habillai et me préparai à sortir. Je trouvai sur le seuil de la porte M. et madame Levasseur en grande parure; madame surtout était goudronnée, et sa robe tenait une place incroyable. Ils avaient espéré me prévenir, pensant qu'eux, une fois partis, je n'oserais pas laisser la maison à l'abandon et je resterais. Je les saluai et passai devant eux. M. Levasseur m'appela; je revins vers eux, en m'excusant sur ce que j'étais pressé.

—Monsieur, me dit M. Levasseur, violet de colère, je vous avais défendu de sortir.

—Monsieur, dis-je froidement, croyez-vous en avoir le droit? Pensez-vous vous conduire avec moi loyalement et honnêtement? Est-ce là ce dont nous sommes convenus?

Je n'entre pas dans ces raisons-là, me dit-il, je veux être le maître chez moi. Quand je vous défends de sortir, vous ne devez pas sortir.

—Monsieur, dis-je, je vous pardonne de me parler ainsi, parce que je l'ai mérité par ma lâcheté d'avoir trop souffert de vous; je sors de votre maison, mais pour n'y plus rentrer.

—C'est bien comme je l'entends, me dit M. Levasseur.

Je les saluai et partis.

Je n'avais pas d'asile pour la nuit, pas de quoi manger le lendemain; mais il s'agissait bien de cela. Le spectacle commençait de bonne heure ce jour-là, et je voulais avoir le temps de manger un morceau; la dernière fois que j'avais été au théâtre sans avoir dîné, je m'étais aperçu dans une glace, je m'étais trouvé pâle, amaigri, laid. J'allai au verger où je dinai avec deux sous de pain et deux sous de fromage; puis j'entrai au théâtre, où je passai une soirée ravissante. Par un hasard singulier, dans la pièce qu'on jouait ce soir-là, les deux amants s'appelaient de nos deux noms... et nos regards nous appliquaient à l'un et à l'autre ce qui se disait sur la scène.

On sortit et je les escortai jusqu'à la porte, après avoir donné une lettre et en avoir reçu une.

Alors seulement, comme j'allais machinalement reprendre le chemin de la maison Levasseur, je me rappelai ce qui s'était passé, et je songeai que je n'avais plus ni maison ni lit, et qu'il me fallait passer la nuit à la belle étoile.

Il y avait en face de la maison de M. Muller une petite prairie d'où l'on voyait la fenêtre de la chambre de Magdeleine. Je ne tardai pas à y voir une lumière; puis je songeai qu'elle lisait ma lettre. Moi, je ne pouvais faute de lumière que couvrir la sienne de tendres caresses. Puis la lumière s'éteignit.

Je songeai alors à Magdeleine qui reposait; je croyais voir ses longs cils abaissés sur ses joues. Je n'ose dire tous les riants tableaux qui me passèrent devant l'esprit; je lui dis vingt fois bonsoir. Bonsoir Magdeleine, bonsoir mon amante chérie, bonsoir ma femme, ma femme adorée, bonsoir.

Je me couchai sur l'herbe et m'endormis, ne regrettant qu'une chose: de n'avoir pu lire sa chère lettre, que je gardai dans ma main.

Je fus réveillé quelque temps avant le jour par la fraîcheur du matin; j'étais fatigué, meurtri; je me secouai et me détirai; puis le jour vint, je lus sa lettre, une lettre pleine de tendres promesses, de paroles magiques: je me sentis reposé, frais et alerte.

Je quittai la petite prairie pour n'être pas aperçu, et je me mis à errer au hasard, en pensant à ma situation. J'allai au verger; j'avais quelques sous, dont je fis un excellent déjeuner de pain et de fromage. Je causai avec le fermier, et je m'arrangeai avec lui; puis je restai là tout le restant de la belle saison, couchant dans une grange sur de la paille, faisant des copies pour gagner de quoi vivre et surtout avoir vingt sous chaque vendredi: je payais chaque jour. Quand la copie manquait, je ne faisais qu'un seul repas, et feignais de faire l'autre chez quelque ami, pour ne pas entamer le prix de mon billet pour le vendredi suivant.

Aujourd'hui, ce verger est détruit; les pruniers sont arrachés et probablement brûlés; le fermier est mort, et des maisons, habitées par des inconnus, s'élèvent sur l'emplacement où j'ai fait de si bons dîners.

Vale.

LETTRE XLVIII.

Quel magnifique arbre que la vigne!

Vous me connaissez assez, mon ami, pour savoir qu'il n'entre dans mon admiration aucune espèce de sentiment bachique; je bois peu de vin, et d'ailleurs les vignes que j'aime ne sont pas propres à en faire. J'aime ces immenses cordons de vigne qui s'étendent au loin en vertes guirlandes, qui deviennent à l'automne d'une splendide couleur de pourpre. Je n'aime guère le vin, et je n'aime pas du tout la poésie qu'il a fait faire, à commencer par celle d'Anacréon, qui est bien heureux d'avoir écrit en grec, c'est-à-dire dans une langue que ne comprennent pas même ceux qui l'ont apprise pendant six ans; dans une langue que beaucoup font semblant d'admirer, pour faire semblant de la savoir.

Il existe en français, Voltaire l'a dit avec raison, cent cinquante chansons à boire, beaucoup meilleures que ce qu'on appelle les Odes d'Anacréon, relativement à la vigne et à son jus divin.

Τὁ ῥὁδον τὑ τὡν ἑρὡτων
Μἱξωμεν Διονὑσω.
Τὁ ῥὁδον το χαλλἱφον.

Mêlons à la liqueur de Bacchus, la rose aux belles feuilles, la rose des amours.

Πἱνωμεν... γελὡντες.

Buvons et rions.

Voilà sur quoi roulent tous les vers d'Anacréon.

Prenez une ode au hasard.

Εἱς το δεἱν πἱνειν.

Sur la nécessité de boire.

ἡ γἡ....

La terre boit l'eau, l'arbre boit la terre, la mer boit l'air, le soleil boit la mer, la lune boit le soleil; pourquoi me quereller lorsque je veux boire?


Et la suivante où il veut s'asseoir sous l'ombrage de Batthyle, qu'il appelle un bel arbre.

Et l'autre:

Οταν πἱω τὁν οἱνον....

Quand je bois du vin, mes chagrins s'endorment.


Ces idées répétées vingt fois, sans même le plus souvent changer d'expressions.

Οτ´ ἑγὡ πἱω τὁν οἱνον.

Quand je bois, etc, mes chagrins s'endorment.


Une seule chose distingue Anacréon et ses odes des autres buveurs et des autres chansons bachiques, c'est qu'il met de l'eau dans son vin et surtout qu'il ose le dire.

Δεἱ πἱνειν μετριως.

Il faut boire avec modération.

Τἁ μἑν δἑχ´ ἑγχἑμς
Κυαθους....

Mêle dix mesures d'eau à cinq mesures de vin.


Non, quels que soient les chantres de Bacchus, il m'a toujours été impossible de voir de la poésie dans l'ivresse, ou plutôt dans l'abrutissement causé par le vin, qui change les hommes, comme Circé changea les compagnons d'Ulysse.

Pline va plus loin qu'Anacréon, sous le rapport de la sobriété, même dans l'accès d'eau rougie que nous avons cité: il parle d'un vin auquel on mêlait vingt parties d'eau.

Pétrone recommande l'abstinence à ceux qui veulent s'appliquer aux choses élevées.

Artis severæ si quis amat effectus
Mentemq. magnis applicat, etc.

J'aime la vigne surtout à cause de la richesse et de l'élégance de son feuillage et de ses belles grappes violettes et dorées.

Il y a un petit scarabée, un charençon qui vit sur la vigne; son vêtement, quoique fort dûr, et plutôt une cuirasse qu'un vêtement, est d'un vert clair, tournant au bleu chez le mâle, saupoudré d'or et d'argent, de telle sorte qu'il semble revêtu de magnifique velours vert-pomme. Il s'enroule dans les feuilles de la vigne, dont il fait un cornet qu'il tapisse d'une sorte de duvet, dans lequel il fait ses œufs; de ces œufs sortent des vers blancs, qui passent l'hiver en terre. L'insecte parfait a la tête terminée par une pointe armée de scies, avec laquelle il fait beaucoup de tort au raisin.

Dans le fond de mon jardin, la vigne s'étend en longs portiques à travers les arcades desquels on voit des arbres de toutes sortes et des feuillages de toutes couleurs. De ce côté est un azerolier, qui se couvre à l'automne de petites pommes écarlates du plus riche effet. J'en ai donné plusieurs greffes: loin de placer mon plaisir dans la privation des autres, je m'efforce de répandre et de rendre communs et vulgaires les arbres et les plantes que je préfère; c'est pour moi comme pour ceux qui aiment réellement les fleurs pour leur éclat, pour leur grâce, pour leur parfum, multiplier son plaisir et les chances de les voir. Ceux qui, au contraire, sont avares de leurs plantes et ne les estiment qu'autant qu'ils sont assurés que personne ne les possède, n'aiment pas les fleurs, et soyez sûr que c'est le hasard ou la pauvreté qui les ont jetés dans la collection de fleurs, au lieu de la collection de tableaux, ou de pierres gravées, ou de médailles, ou enfin de toute autre chose qui puisse servir de prétexte à toutes les joies de la possession, assaisonnées de ce que les autres ne possèdent pas.

J'ai poussé la vulgarisation des belles fleurs à un degré plus fort.

Je vais autour de l'endroit que j'habite me promener dans les coins les plus sauvages et les plus abandonnés. Là, après avoir convenablement préparé quelques pouces de terre, je jette quelques graines de mes plantes les plus riches, qui se resèment d'elles-mêmes, se perpétuent et se multiplient. Déjà, tandis qu'aux alentours les champs n'ont que le coquelicot écarlate, les promeneurs doivent voir avec surprise dans certains coins sauvages de notre petit pays, les plus beaux coquelicots doubles, blancs, roses, rouges, bordés de blanc, etc.

Et les plus splendides pavots, violets, blancs, lilas, écarlates, blancs bordés d'écarlate, etc.

Au pied d'un arbre isolé, au lieu du liseron à fleurs blanches des champs, on trouve parfois les volubilis bleus, violets, roses, blancs rayés de rouge et de violet, etc.

Des pois de senteur attachent leurs vrilles aux buissons, et les couvrent de leurs papillons, blancs et roses, ou blancs ou violets.

Dans une haie, c'est pour moi un plaisir ravissant de greffer sur l'églantier sauvage, à fleurs roses ou blanchâtres, tantôt des roses simples, d'un jaune d'or magnifique, puis des grandes roses de provins rouges ou panachées de rouge et de blanc.

Les ruisseaux qui nous environnent ne produisent pas sur leurs rives de ces wergiss-meinnicht, aux fleurs bleues, dont est couvert le ruisseau de mon jardin; j'en ramasse les graines pour les semer dehors.

J'ai remarqué dans un bois voisin, de jeunes coignassiers sauvages sur lesquels je me propose de greffer l'année prochaine les meilleures espèces de poires.

Puis je jouis tout seul et d'avance, des plaisirs et de la surprise qu'éprouvera le rêveur solitaire qui rencontrera dans ses promenades ces belles fleurs ou ces fruits savoureux.

Cela fera quelque jour imprimer un système saugrenu à quelque savant botaniste, qui ira herboriser par là dans cent ans d'ici, longtemps après ma mort. Toutes ces belles fleurs seront devenues communes dans le pays, et lui donneront un aspect tout particulier, et peut-être le hasard et le vent jetteront quelques-unes de leurs graines au milieu de l'herbe qui couvrira ma tombe délaissée.

Vale.

LETTRE XLIX.

L'HERBE AU CHANTRE, RACINE, BOILEAU, LES SORCIERS, PLINE, HOMÈRE ET L'AIL JAUNE.

Voici une plante qui a eu l'honneur d'être l'objet d'une correspondance entre Racine et Boileau. Les jardiniers l'appellent julienne jaune; les horticulteurs, velar de Sainte-Barbe; les savants, erysimum barbarea; les bonnes femmes, herbe au chantre.

Elle élève, d'un bouquet de feuilles faites en forme de lyre, une tige surmontée d'un thyrse de fleurs jaunes.

On croyait autrefois, et encore sous Louis XIV, que cette herbe au chantre était, du moins dans une de ses variétés, souveraine contre les extinctions de voix.

On trouve dans la correspondance de Racine et de Boileau deux lettres, dans lesquelles Racine conseille le sirop d'erysimum à Boileau, qui est allé aux eaux de Bourbonne pour se faire guérir d'une extinction de voix. Boileau répond qu'il a de son côté reçu à l'endroit de l'erysimum les meilleurs renseignements, et qu'il compte en faire usage l'été suivant.

C'est une plante médiocrement agréable dans les jardins, et qui, relativement à la toux, la guérit comme n'importe quelle herbe, dont on boirait une infusion jusqu'à ce que la toux se passât d'elle-même.

Pendant bien longtemps on a attribué aux plantes des vertus merveilleuses exploitées par les médecins et les apothicaires durant plusieurs siècles, vertus fondées sur des analogies, des ressemblances ou des dissemblances.

On se servait de la scabieuse pour les maux d'yeux, parce que la scabieuse a un peu la forme d'un œil; de telle autre plante pour le foie; de telle autre pour le cœur, à cause de la figure de leur feuillage.

Puis quelques plantes tigrées ont été employées pour cette seule raison, contre le venin des serpents.

Puis on avait donné à d'autres plantes des noms empruntés aux écrits des anciens; avec les noms on leur a transmis les vertus, le plus souvent fictives, que les anciens attribuaient à la plante désignée par eux. Mais ces vertus eussent été réelles, que la plante des modernes, quoique sous le même nom, étant fréquemment une plante différente, n'aurait participé en rien aux miracles annoncés.

Entre les vertus attribuées aux plantes, il faut compter celle de détruire les enchantements et de vaincre les efforts et les conjurations des sorciers. Le sorbier ce bel arbre, qui remplace ses ombelles de fleurs blanches par des bouquets de fruits, d'abord verts, puis jaunes, puis oranges, puis écarlates, jouit encore en Écosse d'une grande réputation de ce genre. Chaque année, les bergers font passer leurs moutons, l'un après l'autre, à travers un cercle fait de branches de sorbier. Dieu, dans l'origine, en créant le sorbier, n'y avait pas entendu tant de malice; il n'avait songé à faire qu'un très-bel arbre, couvert de très-beaux fruits, qui offrait l'hiver aux merles et aux grives une nourriture somptueuse et abondante.

Entre les dieux-oignons, j'ai oublié de citer un petit dieu de ce genre, que je retrouve en ce moment presque sous mes pieds, qu'Homère appelle moly, et les modernes ail jaune, allium aureum. Beaucoup de personnes en ont dans leur jardin, seulement pour voir les étoiles jaunes dont il se couvre, et sont accablées de toutes les joies de la terre, et préservées de tous maléfices, sans en ressentir la moindre gratitude à l'endroit de l'ail, qui en est pourtant la seule et unique cause; préférant, sans doute, attribuer leurs succès en toutes choses, à leur mérite, à leur sagesse, à leur prudence; et considérant l'ail jaune comme un simple bouquet.

L'ail jaune n'est pas ce qu'il paraît être; l'ail jaune préserve des enchantements, des sorts, des maléfices, des mauvais présages.

Une corneille peut se montrer à gauche, n'en ayez nulle crainte si vous avez de l'ail jaune dans votre jardin.

Vous rencontrez une araignée le matin, n'en concevez nul souci; vous renversez du sel à table; vous rencontrez un jettatore, cela ne vous regarde pas; l'ail jaune est là qui veille sur vous; l'ail jaune, qui affecte de fleurir simplement comme tout autre ail, qui a l'air de ne prendre garde à rien, qui sent même assez mauvais, l'ail jaune ne permettra pas qu'aucun de ces fâcheux présages tombe sur vous.

Vous vous trouvez à table vous treizième; vous savez, dans ce cas, un des convives meurt dans l'année.—C'est aux autres à s'inquiéter, à ceux qui n'ont pas d'ail jaune.

C'est aujourd'hui vendredi.

Être treize à table est surtout une chose malheureuse quand il n'y a à manger que pour douze.

Eh bien?

Mais c'est que le vendredi est un mauvais jour.

Qu'est-ce que cela vous fait; il n'y a pas de mauvais jour pour l'heureux possesseur de l'ail jaune.

Pline ainsi qu'Homère savaient à quoi s'en tenir au sujet de l'ail jaune. Pline dit que c'est une des plantes les plus précieuses pour l'homme. Homère raconte que c'est à la vertu de l'ail jaune qu'Ulysse dut de n'être pas changé en pourceau par Circé, ainsi que ses compagnons, qu'il délivra de cette désagréable transformation.

Après cela, peut-être les savants se trompent-ils quand ils nous disent que l'ail jaune est précisément ce qu'Homère et Pline appellent moly. Quoi qu'il en soit, je suis tout disposé à reconnaître aux deux plantes d'égales et mêmes vertus.

Vale.

LETTRE L.

Il existe un ouvrage en assez mauvais vers latins, écrits autrefois par un docteur nommé Johannes de Mediolano, de l'académie de Salerne, et attribué à l'école de Salerne tout entière.

Anglorum regi scribit tota schola Salerni.

Ce livre, qui contient toutes sortes de préceptes de médecine et d'hygiène, dont quelques-uns fort bizarres, me revient parfois à la mémoire pendant le cours du voyage que je fais dans mon jardin, à cause des vertus singulières attribuées à certaines plantes par ladite école de Salerne.

La rue, par exemple, dont je vous ai déjà parlé, est une plante qui mérite toute sorte de considération, selon le savant docteur. En effet, par un prodige peu commun, elle apaise chez l'homme les ardeurs de l'amour, et les allume au contraire chez la femme[F].

Cette plante, gardienne de la chasteté de l'homme, éclaircit la vue, et augmente la finesse de l'intelligence lorsqu'elle est crue.

Mais cuite elle détruit les puces[G].

Ainsi vous êtes bien averti, vous savez accommoder la rue selon vos besoins: si vous êtes tourmenté de l'incontinence, vous la mangez crue; si vous êtes tourmenté des puces, vous la faite cuire.

Cet aphorisme débité le plus sérieusement du monde, cité et respecté par toute l'ancienne médecine (j'ignore les sentiments des médecins d'aujourd'hui à l'égard de l'école de Salerne), cet aphorisme ne semble-t-il pas avoir été simplement traduit dans un discours qu'un écrivain de ce temps-ci prête à un charlatan:

Achetez mon spécifique;
Pris en liquide il réveille,
Pris en poudre il fait dormir.

Mais la rue n'est rien encore auprès de la sauge. La sauge sauve le genre humain[H], et l'école de Salerne tout entière, après une énumération assez longue des vertus de la sauge, se demande à elle-même comment il arrive qu'un homme qui a de la sauge dans son jardin finit cependant par mourir[I].

Elle se répond que c'est une preuve de la nécessité de la mort, que rien ne peut faire éviter.

J'ai dans mon jardin des sauges de bien des sortes: l'une est remarquable par son feuillage bigarré; tantôt une de ses feuilles gaufrées est peinte, par la moitié, de rose et de vert, ou de rose et de blanc, ou de vert et de blanc. Quelques feuilles sont entièrement roses, ou vertes, ou blanches.

Une autre sauge fait éclater à l'extrémité de ses rameaux des fleurs et des involucres du rouge le plus ardent (salvia fulgens); une autre colore d'un rouge plus calme ses fleurs revêtues d'un duvet de pourpre (cardinalis); celle-ci (salvia patens) étale ses grandes fleurs d'un bleu clair si pur que toute étoffe de soie ayant la prétention d'être bleue, prend, auprès d'elle, une couleur différente, et semble verdâtre ou jaunâtre, etc.

Je ne sais si aux yeux des partisans de l'école de Salerne, ce n'est pas afficher un amour immodéré de la vie, et une prétention à devenir centenaire, que d'avoir tant de sauges diverses autour de soi, tandis que je puis affirmer avec vérité que je n'ai été entraîné à leur culture que par la splendeur de leur coloris.

La sauge et la rue, unissant leur pouvoir, vous permettent de boire autant que vous voudrez sans crainte pour votre cerveau[J].

Permettez-moi, mon bon ami, de vous citer encore, pendant que je suis en train, quelques préceptes de l'école de Salerne.

Je ne sais ce qu'ont pu faire les noix aux savants docteurs, mais il est impossible de parler plus désavantageusement d'un pauvre fruit.

La première noix est bonne, disent-ils, la seconde fait du mal, la troisième tue[K].

Vous souvient-il du temps où nous ne nous amusions pas à les compter, lorsque nous faisions avec des pierres le siége du grand noyer qui couvrait une partie de la cour de la maison où nous avons été élevés; comme les projectiles sifflaient en coupant les feuilles et les fruits! comme nous ramassions et comme nous mangions les vaincus!

Peut-être en est-il de manger des noix en sens inverse, comme à certains jeux, arrivé à un certain nombre de points on gagne; mais, si on dépasse ce nombre, on a perdu; la troisième noix ne tue sans doute que lorsqu'on n'en mange pas une quatrième; ou peut-être cette vertu dangereuse cesse-t-elle d'exister chez les noix volées?

Et tous ces jeux, où les noix remplaçaient les billes si avantageusement, encouragés que nous étions dans ces divertissements par l'exemple des plus fameux Romains, héros de nos thèmes, qui avaient, comme nous, joué aux noix dans leur enfance.

Une des recommandations sur lesquelles appuient le plus les docteurs dont nous parlons:

Est de ne pas manger d'oie le premier jour de mai,

Prima dies maii........
.....non carnibus anseris uti.

Mais voici un aphorisme plein d'esprit, il a pour but de persuader aux gens de se laver souvent les mains.

«Lavez-vous souvent les mains, dit le docteur Johannes, lavez-vous souvent les mains, si vous voulez vivre en bonne santé[L].

«Lavez-vous les mains après le repas, ajoute-t-il, cela éclaircit la vue, et puis, aussi, dit-il, non-seulement cela fait se bien porter et éclaircit la vue, de se laver les mains, mais aussi, il est incontestable que cela les nettoye[M]

Vale.

LETTRE LI.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le maître des tulipes mit un doigt sur sa bouche,—comme eût fait Harpocrate, le dieu du silence,—puis il dit: Voyez quelle magnificence de coloris,—quelle forme,—quels onglets,—quelle tenue,—quelle pureté de dessin,—quelle netteté dans les stries,—comme c'est découpé,—comme c'est proportionné!—C'est une tulipe sans défauts.

—Et vous l'appelez?

—Chut... C'est une tulipe qui à elle seule vaut tout le reste de ma collection.—Il n'y en a que deux au monde, Messieurs.

—Mais son nom?

—Chut!... son nom... je ne puis le prononcer sans forfaire à l'honneur...—je serais bien fier et bien heureux de dire son nom, de le dire à haute voix,—de l'écrire en lettres d'or au-dessus de sa magnifique corolle;—c'est un nom connu et respecté...

—Pardon, Monsieur, je n'insiste pas,—Cela me paraît tenir à la politique,—peut-être est-ce le nom de quelque fameux proscrit,—je ne veux pas me compromettre... D'ailleurs, nous ne partageons pas peut-être les mêmes opinions...

—Nullement, Monsieur, ce nom n'a rien de politique, mais j'ai juré sur l'honneur de ne pas la faire voir sous son vrai nom;—elle est ici incognito sous l'incognito le plus sévère; peut-être même en ai-je trop dit... Mais avec tout le monde,—avec les gens pour qui je n'ai pas l'estime que vous m'inspirez,—je ne vais pas aussi loin,—je n'avoue même pas que c'est une tulipe, la reine des tulipes; je passe devant avec indifférence,—une indifférence jouée,—comprenez bien,—je la désigne sous le nom de Rebecca,—mais ce n'est pas son nom...

Les amateurs partirent et moi avec eux, mais je retournai le lendemain, et je lui dis:

—Mais, enfin, c'est donc un mystère bien terrible?—Vous allez en juger: Cette tulipe... que nous continuerons à appeler Rebecca, était en la possession d'un homme qui l'avait payée fort cher,—surtout parce que, sachant qu'il y en avait une autre en Hollande, il était allé l'acheter et l'avait écrasée sous les pieds pour rendre la sienne unique.—Tous les ans, elle excitait l'envie des nombreux amateurs qui vont voir sa collection; tout les ans, il avait soin de détruire les cayeux qui se formaient autour de l'oignon et qui auraient pu la reproduire.—Pour moi, Monsieur, je n'ose pas vous dire tout ce que je lui avais offert pour un de ces cayeux qu'il pile tous les ans dans un mortier...; j'aurais engagé mon bien, compromis l'avenir de mes enfants.

Je ne regardais plus ma collection;—mes plus belles tulipes ne pouvaient me consoler de ne pas avoir celle... celle que je ne dois pas nommer. En vain,—mon ami,—dois-je appeler ainsi un homme qui me laissait dépérir sans pitié;—en vain mon ami me disait: Venez la voir tant que vous voudrez.—J'y allais, je m'asseyais devant des heures entières; on ne me laissait jamais seul avec elle,—on eut craint sans doute ma passion. En effet, je l'aurais peut-être volée, je l'aurais peut-être arrosée d'une substance délétère pour la faire périr;—au moins elle n'aurait plus existé, et je n'aurais pas eu de remords. Quand Gygès tua Candaule pour avoir sa femme,—tout le monde donna tort au roi Candaule—qui avait voulu la faire voir à Gygès toute nue, sortant du bain.—On n'a qu'à ne pas montrer la tulipe.—J'arrivai à un tel état de désespoir,—qu'une année je ne plantai pas mes tulipes,—mes chères tulipes.—Mon jardinier eut pitié d'elles et peut-être de moi,—et le rustre... je le lui pardonne,—car il les a sauvées,—les planta au hasard,—dans une terre vulgaire.

—Mais enfin, comment avez-vous eu cette tulipe?—Voilà la chose... Je n'ai pas tout-à-fait imité Gygès, quoique mon ami ne se fût pas montré plus délicat que Candaule;—mais cependant j'ai fait un crime... J'ai fait voler un cayeu.—Candaule a un neveu... Ce neveu, qui attend tout de son oncle, lequel est fort riche, l'aide à planter et à déplanter ses tulipes, et affecte pour ces plantes une admiration qu'il n'a pas, le malheureux! mais sans laquelle son oncle ne supporterait pas même sa présence.—L'oncle est riche, mais il n'est pas d'avis que les jeunes gens aient beaucoup d'argent... Le neveu avait contracté une dette qui le tourmentait beaucoup... Son créancier le menaçait de faire sa réclamation à son oncle.—Il s'adressa à moi, et me supplia de le tirer d'embarras. Je fus cruel, monsieur: je refusai net.—Je me plus à lui exagérer la colère où serait son oncle quand il aurait appris l'incartade. Je le désespérai bien,—puis je lui dis: «Cependant, si tu veux, je te donnerai l'argent dont tu as besoin.»

—Oh! s'écria-t-il,—vous me sauvez la vie.

—Oui, mais à une condition.

—A mille, si vous voulez.

—Non, une seule.—Tu me donneras un cayeu de... la tulipe en question.

Il recula d'horreur à cette proposition.—Mon oncle me chassera, —s'écria-t-il,—me chassera et me déshéritera.

—Oui, mais il ne le saura pas,—tandis qu'il saura certainement que tu as fait des dettes.

—Mais s'il le savait jamais!

—A moins que tu ne le lui dises.

—Mais vous...

Enfin, je pressai, j'effrayai le malheureux jeune homme; il promit de me donner un cayeu quand on déplanterait les tulipes,—mais il exigea mon serment sur l'honneur de ne jamais nommer... celle que j'appelle Rebecca, à personne,—et de lui donner un autre nom—jusqu'à la mort de son oncle.

En échange de sa promesse, je lui donnai l'argent dont il avait besoin. Depuis, nous avons tenu tous deux nos serments; j'ai eu la tulipe et je ne l'ai nommée à personne;—la première fois qu'elle a fleuri ici,—chez moi,—étant à moi,—l'oncle est venu voir mes tulipes.—C'est une politesse qu'on échange comme vous savez entre amateurs;—il l'a regardée et a pâli.—Comment appelez-vous ceci? m'a-t-il dit d'une voix altérée.

Ah! monsieur, je pouvais lui rendre tout ce qu'il m'avait fait souffrir!—Je pouvais lui dire... le nom que vous ne savez pas... Je me suis rappelé ma promesse, ma promesse sur l'honneur, et le neveu était là, il me regardait avec angoisse,—et j'ai dit: Rebecca.

Cependant il trouvait bien quelques ressemblances avec sa tulipe;—aussi il est resté préoccupé,—il a beaucoup loué le reste de ma collection, et n'a rien dit de celle qui est la perle et le diamant de ma collection.—Il est revenu le lendemain,—puis le surlendemain,—puis tous les jours tant qu'elle a été en fleur,—puis il a réussi à se tromper lui-même;—il a cru voir entre Rebecca et... l'autre... des différences imaginaires. Alors seulement il a dit: Elle ressemble un peu à... vous savez.

Eh bien! Monsieur,—j'ai aujourd'hui la tulipe que j'ai tant désirée,—et je ne suis pas heureux.—A quoi cela me sert-il, puisque je ne puis le dire à personne!—Quelques amateurs,—forts,—la reconnaissent à peu près;—mais je suis forcé de nier,—et je n'en rencontre pas un assez sûr de lui pour me dire:—Vous êtes un menteur.—Je souffre tous les jours d'affreux tourments;—j'entends ici faire l'éloge de la tulipe que j'ai comme lui.—Quand je suis seul, je m'en régale, je l'appelle de son vrai nom, auquel je joins les épithètes les plus tendres et les plus magnifiques.—L'autre jour j'ai eu un peu de plaisir;—je l'ai prononcé ce nom,—ce nom mystérieux,—tout haut à un homme.—Mais je n'ai pas manqué à mon serment;—cet homme est sourd à ne pas entendre le canon.

Eh bien, cela m'a un peu soulagé,—mais c'est incomplet.—On ne sait pas que je l'ai—elle... tenez... ayez pitié de moi,—mon serment me pèse,—jurez-moi sur l'honneur, à votre tour, de ne pas répéter ce que je vais vous dire... Je vous dirai alors son vrai nom,—le vrai nom de Rebecca, de cette reine déguisée en grisette.—Votre serment à vous ne sera pas difficile à tenir;—vous n'aurez pas à lutter comme moi.—Monsieur, c'est affreux, mais je désire que cet homme, que ce Candaule soit mort,—pour dire tout haut que j'ai... Tenez, faites-moi le serment que je vous demande.—J'eus pitié de lui et je lui promis solennellement de ne pas répéter le nom de la fameuse tulipe.

Alors avec une expression d'orgueil intraduisible,—il toucha la plante de sa baguette,—et me dit: Voici...

Mais, à mon tour, je suis engagé par un serment,—je ne puis dire le nom qu'il fut si heureux de prononcer.

Vale.

LETTRE LII.

Si j'ai quelquefois l'air de préférer aux hommes les arbres et les plantes, je ne vous en donnerai pas seulement pour raison que je dois aux arbres et aux fleurs des plaisirs sans cesse renaissants, et que les hommes, à bien peu d'exceptions près, m'ont toujours été des obstacles ou des ennemis; mais vous connaissez trop le cœur humain pour trouver cette raison bonne, et personne autant que moi n'aurait mauvaise grâce à prétendre, et surtout à vous, que nos affections et nos antipathies sont en raison directe du bien ou du mal que nous avons reçu des personnes ou des objets qui les font naître: moi qui ai donné toute ma vie à quelqu'un qui m'a fait tant de mal; vous qui aimez tant le melon, qui n'a jamais manqué de vous donner d'horribles crampes d'estomac.

J'aime les arbres et les plantes surtout parce que les uns et les autres se montrent sans cesse ce qu'ils sont, de près ou de loin, l'été ou l'hiver. J'aperçois de loin un arbre chargé de fleurs d'un blanc mat, je sais que c'est un cerisier; je sais ce que j'ai à attendre de lui; je sais que son riche panache s'effeuillera sous les pluies tièdes, et sous les haleines du vent, après quoi il se couvrira de belles feuilles luisantes, entre lesquelles grossiront des fruits d'abord verts, puis rouges, que me disputeront les oiseaux, puis ces feuilles deviendront vermeilles et tomberont.

Si l'arbre a des fleurs roses, je sais qu'il me donnera des pêches veloutées au mois de septembre, je sais que ses feuilles sont amères.

Mais voici une plante qui grimpe après un treillage, l'été elle a de petites fleurs violettes en étoile, auxquelles succèdent des girandoles de fruits d'abord de la couleur de l'émeraude, puis ensuite de la couleur du corail; je sais que je n'en dois rien attendre de plus qu'un plaisir pour les yeux et que ses baies si éclatantes sont empoisonnées.

Si je plante dans la terre un oignon de jacynthe, je sais quelle couleur et quel parfum j'en dois attendre; de même si je sème des graines, elles me donneront les couleurs et les odeurs qu'elles me promettent.

Pour ce qui est des hommes, c'est bien différent.

On trouve dans les livres deux ou trois types de caractères, dans lesquels les romanciers se sont plu à rassembler toutes les perfections même les plus contradictoires et les plus exclusives les unes des autres.

Si on s'en rapporte à la première vue on ne rencontre dans la vie que des gens formés sur ces deux ou trois types; tous les hommes sont, sans exception, modestes, désintéressés, braves, généreux, dévoués, sensibles, etc.

C'est une comédie peu variée dans laquelle tout le monde veut jouer avec le même masque, toutes ces vertus sont les fleurs, attendez les fruits! les fruits!

C'est absolument comme si tous les arbres et toutes les plantes se paraient au printemps de fleurs roses de pêcher, et ensuite donnaient à l'automne les capsules mortelles du datura, ou de la digitale, ou de la jusquiame.

Non pas que je fasse ici le procès à ces plantes, je les aime au contraire à cause de leur beauté, et d'ailleurs la médecine ne tire-t-elle pas même de leur poison des médicaments d'une grande puissance.

Je ne me plaindrais d'elles que si, après avoir promis par des fleurs de pêcher ou de cerisier, des fruits savoureux, elles nous donnaient ensuite leurs baies ou leurs capsules, et nous invitaient à les manger.

Voyez en effet dans le monde, tous sont calqués sur le même modèle ou à peu près.

Il y a deux ou trois types pour cent mille jeunes filles toutes différentes; elles ont toutes les mêmes inclinations, et les mêmes formes; il n'y a qu'un type pour les jeunes gens de dix-huit à vingt ans; ils ont tous les mêmes goûts, les mêmes prétentions, et la même frisure; toutes les mères ne font qu'une seule et même représentation; c'est la poule vigilante qui ne vit que pour ses poussins.

Il y a quelque chose de pis que de ne pas avoir certaines qualités; c'est de les feindre; certes si je n'avais dans mon jardin de la place que pour un seul arbre, et qu'il me fallût choisir entre un pêcher et un datura, j'opterais pour le pêcher; mais quel est le jardin où il n'y ait pas de la place pour deux arbres, le cœur où il n'y ait pas de place pour deux affections? et puis il y a tant de jardins et tant de cœurs différents.

Donnez-moi la plus petite parcelle d'une plante, la moitié d'une feuille, un pétale déchiré, un fragment de branche, une graine, je sais tout de suite à quoi m'en tenir; cette plante me promet telle forme, telle couleur, tel parfum; si j'aime son parfum, sa couleur et sa forme, elle me les donnera en la saison promise, sinon je puis demander à un autre ce que j'aime; celle-ci ne tardera pas à trouver quelqu'un qui lui demande et qui aime ce qu'elle a à donner.

Voici un salon plein de jeunes filles, examinons-les un moment.

Celle-ci est blonde, elle a la nuque large et plantée de petits cheveux qui échappent au peigne et frisent d'eux-mêmes; les yeux bleus sombre sont perçants; son nez, vigoureusement dessiné, a au milieu une petite proéminence; sa bouche est terminée aux deux coins par un trait bien arrêté, la lèvre supérieure est mince et serrée, l'inférieure est courte mais épaisse: toutes deux sont rouges comme des cerises; elle a le caractère ferme, décidé, hardi, elle aime les hasards et les dangers.

Mais comme elle est blonde, on l'habille de blanc; elle tient les yeux baissés, elle jette des cris perçants à la vue d'une araignée, elle fait semblant d'aimer passionnément la campagne, la solitude, le lait et les fruits.

Celle-ci a le profil du visage droit et doux comme une statue grecque, les formes du corps sveltes, élancées et presque grêles, ses cheveux sont bruns, ses yeux, vert de mer, ne lancent sous de longs cils que de douces lueurs; elle est douce, timide; elle aime réellement le repos, l'ombre des saules au bord d'une eau murmurante, l'amour profond, éternel, craintif et caché.

C'est un grand hasard si, en sa qualité de brune, on ne lui a pas appris à être vive, sémillante, enjouée; mais le moins qui puisse arriver, si toutes deux ne jouent pas un rôle contraire à celui que la nature leur avait assigné, le moins qui puisse arriver, c'est que toutes deux seront pareilles: la première prendra un masque semblable à la figure de la seconde.

La seconde exagérera ses formes et imitera celles de la première.

Toutes deux sont charmantes, telles que Dieu les a mises sur la terre, toutes deux se déguisent et mentent.

Prenez vingt jeunes gens et faites les causer, tous ont les mêmes goûts, tous portent leur canne de la même manière, tous traitent légèrement l'amour et les femmes, tous n'aiment que les querelles, les combats, les chevaux indomptés, les liqueurs fortes, le tabac violent, etc.

Ce n'est qu'au bout de longtemps que vous découvrirez que l'un de ces jeunes gens est un garçon d'une douce sensibilité, qui a mis deux ans à se décider à glisser à la fille qu'il aime des vers dans lesquels il a atténué autant qu'il a pu les sentiments qui remplissent son cœur.

Cet autre aime le calme et la méditation, et son âme s'épanchera en beaux vers ou en douces mélodies.

Celui-là rêve la paix et la fraternité universelles; il prêchera et persuadera la concorde.

Croyez-vous que chacun séparément ne vaille pas le type commun sur lequel tous prétendent se modeler?

Je ne crois pas beaucoup aux méchants; je ne demande pas qu'ils soient exterminés, pas plus que je n'arrache mes belles digitales et mes splendides datura; seulement je ne veux pas qu'ils fassent semblant d'être des cerisiers, ni qu'ils se déguisent en groseilles.

Si la pomme de terre se déguise, on essaiera de manger son fruit, ou on mordra dans ses tubercules crus, et on les rejettera avec dégoût.

Chacun a le droit d'être ce qu'il est, chacun est bien ainsi, chacun porte avec soi des affinités attendues dans la vie par des affinités analogues, des facettes préparées pour d'autres facettes égales, des aspérités qui s'emboîteront dans certains angles rentrants. J'aimerais volontiers toutes les personnes, je ne puis aimer aucun masque.

Il en est de même des animaux et des insectes. L'araignée ne fait pas semblant d'aimer les roses, la cétoine ne proclame pas un goût spécial pour les mouches.

Tout dans la nature est franchement ce qu'il est; l'homme seul, à force de vanité, arrive par un cercle singulier à la plus étonnante marque d'humilité.

Chacun, s'il s'examine bien, se croit supérieur à tous les autres, et fait tout pour faire accepter cette opinion qu'il a de lui-même, par le plus grand nombre possible.

Il ne songe pas que ce qu'il cherche à acquérir, c'est tout simplement des droits incontestables à la haine de ceux qu'il persuadera, à la moquerie de ceux qu'il ne persuadera pas.

Chacun se croit supérieur aux autres, et cependant personne ne se montre tel qu'il est. Comment expliquer cette contradiction?

Cette femme se croit la plus charmante des femmes; c'est avec dédain qu'elle parle des autres, et pourtant elle ne mettra pas le pied dehors sans être entièrement déguisée, sans montrer des formes différentes de ses formes réelles, sans étudier une démarche qui n'est pas sa démarche naturelle.

De quoi donc est-elle fière? De sa beauté? Elle n'y croit pas, puisqu'elle s'en fait une autre. Quelle vanité et quelle humilité!

Cet homme, demandez-lui dans la peau duquel de ses contemporains il voudrait entrer. Mais j'entends dans la vraie peau, non pas dans une peau de richesses, de dignités, etc., demandez-lui s'il voudrait être monsieur qui vous voudrez, avec non pas seulement sa fortune, ou son grade, ou sa réputation; mais s'il voudrait changer avec lui d'esprit, de nez, de dents, de noms; s'il vous dit la vérité, il y aura toujours quelque chose qu'il veut se réserver, quelque chose en quoi il se sent supérieur à tout autre; faites-le causer un peu plus, et il arrivera à vous laisser voir que les choses sur lesquelles il se reconnaît inférieur sont des choses dont il fait un cas plus que médiocre; que les qualités et les perfections réelles, celles qui valent la peine qu'on les désire, celles qui méritent véritablement l'admiration, sont précisément celles par lesquelles il croit l'emporter.

Je vous dirais bien de vous demander cela à vous-même; mais il y a quelque chance de faire dire la vérité à un autre si l'on est plus fin ou plus adroit que lui;

Mais je ne sais s'il y en a de se la faire dire à soi-même.

Eh bien, cet homme si heureux, si fier d'être précisément lui-même, il ne se montrera pas tel qu'il est cependant ni au physique, ni au moral; il se vantera de talents qu'il n'a pas et cachera des qualités qu'il possède. Prenez-le sur tous les points, et, avec un peu d'adresse, vous lui ferez, par fractions, se renier trois fois tout entier.

Je le demande encore, comment peut-on être à la fois si fier et si humble, et des mêmes choses.

Que de vanité et que d'humilité!

Chaque homme possède trois caractères: Celui qu'il montre, celui qu'il a, celui qu'il croit avoir.

Vale.

LETTRE LIII.

L'homme se prétend lui-même le roi de la nature. Quand je regarde les choses de près, ce monarque, si vain de sa puissance, me semble singulièrement ressembler à certains évêques, dits in partibus infidelium, c'est-à-dire dont les évêchés, au pouvoir des infidèles, sont situés de telle façon que si le hasard les faisait s'y présenter, ils ne pourraient éviter d'être ou grillés, ou pendus, ou écartelés, ou empalés.

Je ne parlerai pas ici des animaux qui, si l'homme se risque trop près de leur tanière, n'ont rien de plus pressé que de se régaler d'un monarque au naturel ou dans son jus.

Je veux parler de prétendants innocents qui partagent avec l'homme l'empire des choses de la terre, et généralement, ne lui laissent que leurs restes.

Nous voici par hasard revenus à ma pelouse de violettes. Vous, mon bon ami, roi de la nature, comme tout le monde, vous pensez sans doute que la violette n'a été créée que pour récréer vos yeux par son feuillage vert, par ses fleurs couleur d'améthyste; que pour enivrer votre cerveau de son parfum. Permettez-moi ici de vous détromper. La violette sert d'asile et de nourriture à des insectes sans nombre; ils sont moins gros que vous, il est vrai, mais si vous vous targuez de cet avantage, il vous faudra vous humilier devant les bœufs et les éléphants, et aussi devant votre jardinier et devant votre boucher qui sont bien plus gros que vous.

Je ne vais pas vous fatiguer d'une longue nomenclature des insectes qui hantent la violette, pour lesquels elle est un ombrage, une retraite et une table somptueusement servie.

Voici, rongeant à belles dents les feuilles de la fleur d'Io, une chenille grise avec des épines blanches et rougeâtres; elle doit devenir un papillon, dont le dessus des ailes supérieures est d'un jaune souci, et le dessous des inférieures est orné de quatorze taches argentées. Je ne sais pas son nom.

Voici une autre chenille; en général, on ne donne pas de nom aux chenilles, sans doute par dédain, le papillon que deviendra celle-ci s'appelle Euphrosine; le dessus de ses ailes sera fauve, le dessous des ailes inférieures sera tacheté d'argent comme l'autre, mais elles ne porteront que neuf de ces taches brillantes. La chenille est noire, avec deux rangs de taches jaunes.

Cette autre chenille brune, avec des taches jaunâtres, deviendra un papillon appelé tabac d'Espagne, dont le nom indique la couleur et qui s'envolera au mois de juillet.

Aglaé voltigera dès le mois de juin; pour le moment, c'est encore une chenille noire, avec des bandes blanches; papillon, elle sera fauve et jaune.

Et cette chenille olivâtre, avec une bande blanche bordée de points noirs, qui sera un papillon fauve, taché de noir, avec quelques yeux argentés, appelé Adippe.

Ce sont des hôtes, des habitants, des maîtres de la violette.

En vain les Athéniens se l'étaient consacrée à eux-mêmes et en ornaient toujours dans les tableaux le front de la ville d'Athènes.

En vain, suivant Aristophane, les orateurs flattaient le peuple en l'appelant Athéniens couronnés de violettes, Α'θηναἱοι ιοστἑφχνοι épithète que je ne puis m'empêcher de comparer à celle dont Homère affublait tous les Grecs, qu'il appelle vingt fois au moins dans l'Iliade Εὑχνἡμιδες Α'χαιοι, Grecs bien bottés.

En vain dans quelques villes de l'Allemagne encore, cette fleur est consacrée au cercueil des vierges, les insectes que nous venons de voir sont les maîtres de la violette avant les hommes, et ne leur en laissent que ce qu'ils ne veulent pas.

Vale.

LETTRE LIV.

Et le chèvrefeuille!

Le chèvrefeuille que j'ai tant respiré, le chèvrefeuille qui m'enivre, qui me rapporte tous les ans tant de si douces et de si mélancoliques pensées, tellement que j'ai fini par me persuader que le chèvrefeuille est à moi partout où je le trouve. Et bien, il appartient au sphinx fuciformis, un papillon dont le corps est vert, les ailes transparentes au centre et brunes autour, et dont la chenille est verte avec une corne d'un brun rouge.

Il appartient au papillon sibilla, chenille verte d'abord, avec la tête et des épines rougeâtres; puis papillon brun, blanc et bleu cendré.

Il appartient au sylvain azuré, qui est d'un bleu noir avec une bande blanche, et à je ne sais combien de mouches à scie, et à une espèce particulière de pucerons, etc., etc.

Croyez-vous que l'aune, ce bel arbre qui s'élève au bord de l'eau, ne soit fait que pour vous couvrir de son ombre pendant les heures ardentes de la journée?

Fluminibus..... alni
Nascuntur.

croyez-vous qu'il n'ait pas autre chose à faire que de devenir pour vous des échelles, des sabots, des pilotis? Non, non, l'aune nourrit plusieurs insectes, entre autres celui appelé phalène de l'aune, tout l'aune lui appartient. Cette phalène, dont les ailes sont jaunes, saupoudrées de brun, a été auparavant une chenille singulière: sa forme, sa couleur, tout est en elle exactement semblable à une petite branche d'aune de l'année précédente, déjà un peu sèche.

Pensez-vous que le cresson n'ait pas d'autre destination que d'entourer des poulets rôtis sur votre table? Non, dans le cresson se cache, se nourrit et se métamorphose une chenille verte, ornée de trois lignes blanches, qui devient un charmant papillon dont les ailes blanches sont enrichies de deux taches orange.

Voici à nos pieds la scabieuse. Cette fleur sombre, que nous avons déjà rencontrée, n'a-t-elle pas ses papillons? Maturne, d'abord chenille noire avec trois lignes jaunes, puis papillon brun, jaune et noir.

Artemise, chenille noire avec des points blancs; puis papillon brun, jaune et rouge.

Et le sphinx bombiciformis, dont le corps est peint d'une bande noire et d'une bande de pourpre.

L'épilobe, qui pousse près des eaux, au pied des aunes, ne nourrit-il pas la chenille brune, parée de deux taches d'un blanc violacé et de six raies grises, avec une corne noire à pointe blanche, qui se transformera en sphinx de vigne, ce charmant papillon vert et rose.

Le colchique, à l'automne, émaille les prairies de ses petits lis de couleur lilas. Les fleurs sortent de terre sans être accompagnées de feuilles, sans être soutenues par des tiges. La petite nymphe qui habite cette fleur, l'ovaire, si vous l'aimez mieux, l'organe femelle, reste dans la terre. Les étamines qui sont dehors laissent tomber sur lui leur poussière fécondante. La fleur disparaît sous la neige, et ce n'est qu'au printemps suivant qu'on voit sortir de terre une touffe de grandes et larges feuilles d'un beau vert, du milieu desquelles s'élèvent alors les grains qui ont mûri sous la terre. Les feuilles se dessèchent et disparaissent longtemps avant que de nouvelles fleurs ne paraissent.

Toutes les parties du colchique sont vénéneuses, mais sa bulbe est mortelle.

Sa saveur, d'abord fade, devient brûlante et âcre; peu après qu'on en a mangé, de violents vomissements et des sueurs froides ne précèdent la mort que de quelques heures.

L'homme, quelquefois arrêté dans ses singulières idées relativement à la royauté qu'il s'attribue sur la nature, se demande à quoi servent certaines plantes qu'il ne peut pas manger, ou certains animaux qui le mangent; et dans sa soumission hypocrite aux décrets de la Providence, il pense que ces animaux ou ces plantes sont pour lui d'une utilité cachée qu'il découvrira quelque jour, et qu'il cherche obstinément.

Il éviterait de se fatiguer la cervelle à ce sujet, s'il voulait renoncer au sot orgueil qui lui fait croire qu'il est le centre et le but de tout ce qui est.

Les bulbes du colchique, mortelles à l'homme et aux bestiaux, sont recherchées avec empressement par les taupes, ces voyageurs souterrains, qui les considèrent comme la meilleure et la plus saine nourriture pour leurs petits.

Voici cependant, car il faut dire vrai dans un voyage comme le mien, voici une plante qu'aucun animal, qu'aucun insecte n'attaque: c'est la pâquerette, cette parure des prairies, faite d'un disque d'or et de rayons d'argent, et étalée à nos pieds; rien n'est si humble, rien n'est si respecté.

Il est d'autres marguerites, fleurs calmes de l'automne, et que l'on appelle reines-marguerites. Autour de leur disque jaune elles étalent des rayons de toutes les nuances du violet et du rose, quelquefois blancs ou blancs et violets, ou blancs et roses; c'est une fleur riche et sérieuse.

C'est sans contredit la plus belle des astères, famille qui, avec les chrysanthèmes, ferme la riche couronne de l'année.

La reine-marguerite nous est venue de la Chine, il y a un peu plus de cent ans.

Vale.

LIMÉNITE SIBYLLE.
LIMÉNITE SIBYLLE.

LETTRE LV.

Il est évident que le seneçon a été créé pour les oiseaux des champs; l'homme décidé, comme je vous le disais hier, à tout rapporter à lui-même, a imaginé pour le seneçon l'usage que voici:

Vous avez mal aux dents.

Le seneçon a été créé exprès pour guérir votre mal de dents.

Vous arrachez un pied de seneçon, vous coupez la racine avec un rasoir ou un canif bien tranchant, vous replantez le seneçon, et vous conservez seulement la partie de la racine que vous avez coupée et que vous appliquez par trois fois sur votre dent malade; il est probable que vous serez guéri, dit Pline; mais cela dépend d'une condition; il faut que le pied de seneçon que vous avez replanté après lui avoir retranché un bout de racine, continue à végéter et à se bien porter.

S'il meurt, votre dent vous fera plus de mal que jamais.

Inclinons-nous, voici le laurier des poëtes, voici le laurier des triomphateurs.

Hélas! aussi le laurier des jambons.

Mais il est un autre laurier plus humble, qui servait aussi a couronner les triomphateurs, et qui a échappé à cette infamie d'être employé dans les sauces et de décorer les membres enfumés d'un animal immonde; c'est le laurier alexandrin, qui ne croît qu'à l'ombre des arbres et dont on retrouve l'image sur des médailles et des monuments anciens.

Le laurier, autrefois à ce qu'il paraît, préservait de la foudre: sous ce rapport, il me semble avoir été remplacé avantageusement par le paratonnerre; il n'a jamais préservé de l'envie ni de la haine, qu'il semble au contraire attirer avec une invincible puissance; la véritable couronne du génie, a toujours été une couronne d'épines, mais de cette belle épine parfumée qui fleurit au printemps et qui cache ses aiguillons ensanglantés sous ses bouquets blancs.

Une autre réputation qu'avait le laurier, était de procurer des songes agréables lorsqu'on en plaçait quelques feuilles sous son oreiller, c'est ce que je compte essayer quelqu'un de ces soirs.

Aujourd'hui on a renversé toutes les grandeurs, toutes les puissances, sous prétexte d'égalité. L'égalité est une absurdité, mais elle serait possible et désirable, qu'il faudrait rechercher pour y arriver, plutôt les moyens de grandir les petits qu'un moyen d'abaisser les grands comme l'on fait, d'élever les fragons et les coudriers à la hauteur des chênes, au lieu de couper la tête des chênes à la hauteur des coudriers et des fragons. Mais l'homme n'est pas aussi ennemi de la servitude qu'il s'en veut bien donner l'air.

«L'homme n'est pas un esclave révolté qui veut briser ses fers, mais un domestique capricieux qui aime à changer de maître.»

Jamais on n'a renversé une idole qu'au bénéfice d'une autre idole.

On a jeté les rois et les grands génies à la voirie, mais on adore les sauteuses et les baladines, non pas même seulement celles qui sont belles, ce qui est après tout une grande supériorité, une grande puissance et une royauté légitime, naturelle et incontestable, mais aussi les plus maigres, les plus laides, les plus jaunes d'entre elles, et simplement parce qu'elles sont sauteuses et baladines.

Autrefois on leur donnait de l'argent et des diamants, aujourd'hui on leur jette des fleurs, on traîne leurs voitures par les chemins.

Tout est pour elles, même la considération. Aujourd'hui on rirait bien si je disais, ce qui est incontestable, que la plus pauvre, la plus humble des femmes d'ouvriers est mille fois au-dessus de la plus belle, la plus habile, la plus riche de ces filles, au-dessous desquelles je ne vois que les imbéciles qui les adorent et qui leur donnent des fleurs et de l'amour.

J'ai vu deux révolutions politiques à l'âge de quarante ans que j'ai aujourd'hui. J'en verrai au moins encore une, et il est probable que je dirai après la troisième ce que j'ai dû dire après les deux autres: «On n'attaque pas les abus pour les renverser, mais pour les conquérir. Plus ça change, plus c'est la même chose.»

Vale.

LETTRE LVI.

Oh! mon ami, comme je reviens d'un beau pays, comment ferai-je pour me rappeler toutes les merveilles que j'y ai vues.

D'abord les arbres y portaient des fruits qui exhalaient des parfums inconnus, quelques-uns avaient des fleurs de feu, dans ces fleurs se roulaient des abeilles d'or dont le bourdonnement était une musique enchanteresse.

A peine entré dans ces régions bienheureuses, j'ai ressenti l'influence du climat, j'étais allègre et léger, je ne marchais plus, je voltigeais, je perchais sur la cime des arbres.

Là, j'ai trouvé tous ceux que je croyais avoir perdu par la mort ou par l'oubli, je les ai retrouvés tous vivants, tous heureux, et tous m'aimant avec une charmante tendresse; ils étaient tous jeunes et beaux; là, je voyais toutes les choses que j'avais rêvées ou désirées, et que j'avais rejetées de ma pensée et de mon cœur comme des folies et des songes d'un cerveau malade; je les voyais réalisées, et ordinaires et communes; personne ne s'en étonnait, et moi pas plus que les autres. A ma voix, les tigres et les lions venaient se frotter contre moi et s'offraient à me servir de monture; mais qu'en avais-je besoin, puisque je volais comme un aigle moi-même.

Là j'ai retrouvé Magdeleine, Magdeleine qui m'aimait et m'expliquait qu'elle ne m'a jamais été infidèle; mais, ô bonheur indicible! je ne sais ce qu'elle me disait, ni de quels arguments elle se servait, mais tout ce que je sais, c'est que je la croyais.

Et M. Muller, comme il me serrait la main, comme il était heureux de notre bonheur.—Et mon père, mon père, que j'ai pleuré, il n'était pas mort, il était allé m'attendre dans ce pays fortuné où s'étaient réunis tous ceux que j'ai aimés; il avait encore sa physionomie riante et ouverte, et de ses doigts s'échappaient encore des flots d'harmonie.

Il me semblait que ma vie, jusqu'à ce moment, n'avait été qu'un rêve et un cauchemar, ou qu'après des épreuves difficiles et une initiation, on faisait s'évanouir autour de moi les fantômes qui m'avaient épouvanté.

J'étais riche, et je prodiguais à Magdeleine tout ce qu'aiment les femmes, tout ce qu'on aime tant à leur donner; sur quelles magnifiques pierreries, sur quelles belles étoffes, sur quels tapis et sur quelles fleurs elle marchait; que de perles tressées dans la crinière des chevaux qui la traînaient à la promenade, comme elle était belle! comme elle était parée de toutes ces richesses et comme j'étais paré d'elle; les pierreries, les diamants l'entouraient ou étincelaient sous ses pieds; mais ni diamants ni pierreries n'étaient jugés dignes de briller sur elle; je lui avais donné des étoiles pour mettre dans ses cheveux; Mars, cette étoile rouge, et Vénus, cette étoile bleue que j'avais vu si longtemps briller au ciel, n'étaient pas, comme on le dit ailleurs, de grosses planètes, non, c'étaient comme des fleurs de feu qui lui allaient à ravir.

Puis, comme je l'examinais davantage, je découvris qu'elle était à la fois toutes les femmes que j'ai, dans le cours de ma vie, désirées ou aimées, puis nos regards s'attachant l'un sur l'autre, la flamme qui en sortait se confondit, et nous nous confondîmes ainsi tous les deux; j'étais elle, elle était moi, je sentais son sang dans mes veines.

Je compris alors ce que c'est que l'amour: une flamme séparée en deux qui veut se réunir.

Oh! le beau pays, mon ami; personne ne s'occupait de nous; personne n'enviait notre bonheur, nous ne pensions à personne.

Et de quel bleu était le ciel!

Ce pays, mon ami, vous pouvez le visiter comme moi, où vous êtes, comme si vous étiez ici ce soir même, si cela vous convient; tâchez seulement qu'un imbécile ne vienne pas trop matin frapper à votre porte et vous réveiller, ainsi qu'on m'a fait ce matin.

Parce que s'il est une chute lourde, c'est celle qu'on fait pour redescendre des riantes régions des songes, dans cet aride pays qu'on appelle la vie.

A bien considérer, cependant, qui sait si, après ce qu'on appelle la mort, nous n'apprendrons pas que ce qui était vraiment un songe c'était ce que nous appelions la vie, tandis que ce que nous prenions pour des songes étaient des excursions que faisait notre âme, pendant que notre corps, cette prison de chair, était resté au pays de la vie réelle.

Vale.

LETTRE LVII.

Voici un arbre épineux, à feuilles étroites, d'un gris bleuâtre, qu'on appelle je ne sais pourquoi hippophaé.

J.-J. Rousseau raconte qu'un jour qu'il herborisait sur les bords de l'Isère, il mangea quelques-uns des fruits jaunes de cet arbre. Un avocat de Grenoble qui l'accompagnait n'osa pas prendre la liberté de l'avertir que ces fruits passaient pour vénéneux. Heureusement qu'il n'en est rien.

Presque tous les arbres, presque toutes les plantes veulent absolument leur part de soleil; toutes exigent de l'air.

Le fragon presque seul est plus modeste: ce n'est que sous les arbres qu'il croit avec vigueur en buissons touffus. Le fragon, de loin, a l'air d'un myrte; mais chacune de ses feuilles est terminée par une pointe acérée. Au printemps, ses fleurs, petites, vertes et violettes, s'épanouissent non pas comme celles des autres arbrisseaux, à l'extrémité d'un pédoncule, mais sur les feuilles mêmes. A ces fleurs succèdent de petits fruits verts arrondis. Quand l'hiver arrive, le fragon, qui est resté vert sous les arbres dépouillés, est en outre tout couvert de boules rouges, grosses comme de petites cerises, mais d'un rouge de corail.

Le laurier alexandrin, dont je vous ai parlé, et qui partageait avec le laurier-sauce la gloire de couronner les triomphateurs, est une espèce de fragon.

Le serpolet, comme le fragon, se charge d'embellir les parties de la terre que dédaignent les autres plantes. S'il est un sol aride, pierreux, desséché, brûlé par le soleil, c'est là que le serpolet étend de charmants gazons verts, parfumés, serrés, épais, élastiques, parsemés de petites boules de fleurs roses d'une fraîcheur ravissante.

Le serpolet et le fragon m'ont bien des fois inspiré de vifs sentiments de reconnaissance. Ce sont deux beaux présents du ciel. Quand on admire d'autres plantes, on peut penser que si le hasard ne les avait pas jetées où elles sont, leur place serait occupée par d'autres, tandis que là où le fragon montre son feuillage toujours vert et ses grains de corail, il n'y aurait que la terre nue.

Là où le serpolet étale ses pelouses vertes et roses, il n'y aurait que de l'argile.

CASSIDE.
CASSIDE.

Du reste, la mélisse, le thym, la sarriette, la lavande, le romarin, croissent de préférence sur les terres les plus sèches, sur les rochers les plus brûlés. Le serpolet a son papillon, appelé phalène du thym. La mélisse est chérie des abeilles. Les Grecs l'appelaient feuille de miel. Un insecte en forme de petite tortue verte, une casside, habite les feuilles de la mélisse.

Puisque nous voici aux plantes aromatiques, nous ne pouvons nous empêcher de chercher la menthe. Mais, outre qu'il y a plusieurs espèces de menthe, il nous faut quitter la partie sèche du jardin, et revenir sur les bords du ruisseau et de la mare, ou nous trouverons les menthes-baumes, dont l'une est aquatique, toutes deux ayant des bouquets de fleurs du gris de l'héliotrope, l'aquatique des corymbes arrondies, l'autre des épis.

Mais la vraie menthe est la menthe poivrée, celle dont la saveur, chaude et piquante, est suivie d'un froid agréable. Du reste, elle ressemble aux précédentes; seulement elle n'a point comme elles une sorte de duvet sous les feuilles.

La menthe a une histoire.

On sait que Pluton, monarque des enfers, avait enlevé Proserpine. Cérès se mit en quête de sa fille, et se plaignit à Jupiter. Jupiter prononça que Proserpine serait rendue à sa mère, si elle n'avait encore rien mangé depuis son entrée dans le royaume sombre.

Un nommé Ascalaphe dénonça qu'il l'avait vue porter à sa bouche trois grains de grenade. Proserpine demeura reine des enfers, mais Ascalaphe fut changé en hibou.

Il faut croire que Pluton finit par s'accoutumer aux attraits d'une épouse si disputée; toujours est-il qu'il ne fut pas insensible à ceux d'une jeune vierge appelée Menthe, fille du vieux fleuve Cocyte.

Plusieurs filles de fleuves furent aimées par des dieux, mais, en général, leurs pères avaient l'attention de les changer en quelque chose d'insensible au moment dangereux. Syrinx, poursuivie par le dieu Pan, fut changée en roseau; Daphné, près d'être atteinte par Apollon, fut métamorphosée en laurier. Apollon se couronna de laurier; Pan se fit une flûte de roseau.

Le vieux Cocyte fut moins prudent. Pluton triompha de la résistance que lui opposa peut-être la nymphe, mais Proserpine surprit les deux amants, et changea la nymphe en la plante qui porte son nom; pour Pluton, elle le changea en autre chose, dit la fable, lors de la descente de Thésée aux enfers avec son ami Pirithoüs.

Deux cassides et une chrysomèle sorte de scarabée bleu, ont fixé leur séjour sur la menthe aquatique.

Je suis fort embarrassé lorsqu'il me faut donner une idée d'un insecte ou d'une plante, à vous, par exemple, mon ami, qui ne vous êtes jamais occupé scientifiquement ni de botanique, ni d'entomologie. Si je vous explique un mot qui vous est inconnu par un autre que vous ne connaîtrez pas davantage, vous ne serez pas beaucoup plus avancé; si je tâche au contraire de trouver une similitude entre ce que je veux vous faire comprendre et quelque chose que vous connaissez déjà, je cours le danger d'irriter les savants à cause de l'impropriété de certains termes.

Que je vous dise que la chrysomèle est un coléoptère, dont les antennes sont à articles globuleux, le corps ovale, le corselet large et bordé sur les côtés, les élytres le plus souvent parés de couleurs brillantes.

Vous ne serez pas plus savant, à moins que je ne vous dise qu'on entend par coléoptères les insectes qui ont des élytres durs; par élytres, les étuis des ailes; par articles, les divisions des antennes; par antennes, les sortes de cornes mobiles que l'insecte porte sur le devant de la tête.

Cela sera bon pour une fois; mais si, à chaque insecte que nous rencontrerons, il faut que je vous fasse subir une phrase en langue étrangère, puis une traduction et des fragments de dictionnaire, vous cesserez bientôt de m'écouter; d'ailleurs, tous ces mots, quelque peine qu'on se donne pour les expliquer, ne signifient rien pour ceux qui n'ont pas vu les objets.

Si, au contraire, je fais rentrer, par un sens un peu forcé, les idées particulières que je veux vous faire comprendre dans le cadre des idées un peu trop générales que vous pouvez avoir; si j'appelle, pour vous, tout insecte à quatre ailes couvertes d'une poussière colorée un papillon, quand c'est peut-être une noctuelle, une phalène, un sphynx, etc.

Si je vous désigne tout insecte ayant les ailes recouvertes de deux étuis durs par la dénomination vague de scarabée, je me fais comprendre suffisamment par vous, qui ne me demandez pas de la science.

Mais j'indispose les savants, et mon langage leur paraît aussi ridicule que celui d'un étranger qui écrirait: «Vous avez eu toujours pour moi des boyaux de père.» Au lieu de dire: «Des entrailles de père.»

Je dois cependant dire aux savants que, grâce à leur austérité et à leur dignité, les gens même instruits trouvent trop élevé le premier échelon d'une science spéciale, se découragent et n'essayent pas de s'y élever.

Tandis qu'un ignorant, comme moi, qui a vu des savants et qui a gardé précieusement tout le peu de miettes qu'ils ont bien voulu laisser tomber devant lui, va chercher les gens dans leur ignorance, dont il sait et ne dédaigne pas trop le langage, et les amène au pied de votre échelle; le reste vous regarde.

Ce voyage autour de mon jardin, si je le publiais, ferait plus pour la vulgarisation de l'entomologie et de la botanique que les plus gros et les meilleurs livres compilés par les érudits.

La science est une île escarpée, hérissée d'un peu plus de rochers qu'il n'est nécessaire, et auxquels chaque savant se fait un plaisir et un devoir d'ajouter quelques aspérités. Je passe les gens dans une légère nacelle; je les transporte de l'autre rive aux bords de votre île, c'est à vous ensuite à leur tendre la main, s'il est vrai que vous teniez à peupler votre île, ce dont il m'arrive quelquefois de douter, quand je regarde de quelle manière vous en rendez chaque jour les abords plus difficiles.

Vale.

LETTRE LVIII.

Voici un rosier jaune qui me rappelle une histoire:

J'allai un soir, il y a deux ans, passer quelques heures chez une vieille femme, aimable, spirituelle et indulgente, qui demeure près de chez moi; elle aime passionnément les fleurs, et vous ne sauriez croire quelle coquetterie je mets à lui faire de beaux bouquets, comme je suis heureux de son étonnement lorsque je lui porte une fleur qu'elle ne connaît pas, ou seulement qui n'est pas connue dans le pays.

Hier, comme j'arrivais, je la trouvai avec un vieillard, qui depuis un an est venu prendre possession d'une grande propriété que lui a laissée un parent éloigné, à condition qu'il en prendrait le nom, et qu'en conséquence on appelle M. Descoudraies.

Il s'est fait présenter chez ma vieille amie, et j'ai lieu d'être jaloux de ses assiduités; ils se sont pris en amitié et passent à peu près toutes leurs soirées ensemble à jouer au trictrac.

Je saluai en silence pour ne pas interrompre la partie, puis, quand elle fut finie, j'offris à madame Lorgerel un bouquet de roses jaunes que j'avais apporté.

Mes roses étaient fort belles, et de plus les pluies de cette année sont cause que les roses jaunes ont mal fleuri; les miennes, abritées par l'avance d'un toit, sont peut-être les seules qui se soient bien épanouies. Madame Lorgerel se récria sur le beau bouquet.

M. Descoudraies n'avait rien dit, mais il paraissait préoccupé. Je le regardai avec étonnement, sans pouvoir comprendre l'influence mystérieuse de mes roses jaunes, mais bientôt madame Lorgerel parla d'autre chose et je crus m'être trompé.

Pour M. Descoudraies, il se mit à rire, et nous dit: Croiriez-vous que ce bouquet vient d'évoquer, comme par une opération magique, une époque tout entière de ma jeunesse.

Pendant cinq minutes j'ai eu vingt ans, pendant cinq minutes je suis redevenu amoureux d'une femme qui doit bien avoir soixante ans, si toutefois elle vit encore: il faut que je vous raconte cette histoire, c'est une circonstance qui a eu sur toute ma vie une grande influence, et dont le souvenir, aujourd'hui même où mon sang n'a plus de chaleur que bien juste ce qu'il m'en faut pour vivre et pour jouer au trictrac, ne laisse pas de m'émouvoir encore d'une manière extraordinaire.

J'avais vingt ans, il y a de cela un peu plus de quarante ans, je ne faisais que sortir du collége où on tenait alors les jeunes gens un peu plus longtemps qu'aujourd'hui; après avoir mûrement pesé pour moi, et sans moi, le choix d'un état, mon père m'annonça un matin qu'il avait obtenu pour moi une lieutenance dans le régiment de ***, en garnison dans une ville d'Auvergne, et m'enjoignit de me tenir prêt à partir le troisième jour.

Je fus un peu interdit pour plusieurs raisons, d'abord je n'aimais point l'état militaire, mais ç'aurait été là une objection facilement combattue; la vue d'un riche uniforme, quelques phrases ambitieuses, un peu de musique, eussent fait de moi facilement et au choix un Achille ou un César.

Mais j'étais amoureux.

Pour rien au monde je ne me serais avisé d'en dire un mot à mon père; sa seule réponse à cette confidence eût été l'ordre de partir le soir même.

Mais j'avais un oncle.

Quel oncle!

C'était un homme qui avait alors l'âge que j'ai aujourd'hui; mais il était resté jeune, non pas pour lui, car jamais vieillard ne renonça de meilleure grâce à Satan, à ses pompes et à ses œuvres, mais pour les autres. Il aimait les jeunes gens, il les comprenait, sans être jaloux d'eux. Il ne croyait pas que ses infirmités fussent un progrès, ni la vieillesse nécessairement la sagesse. A force de bonté et de raison, il vivait du bonheur des autres. On le trouvait mêlé à toutes ces généreuses folies, à toutes ces nobles sottises de la jeunesse; il était confident et protecteur de toutes les amours, de toutes les dettes, de toutes les espérances.

J'allai le trouver et je lui dis:—Mon oncle, je suis bien malheureux.

—Je parie vingt louis que non, me dit-il.

—Ah! mon oncle, ne plaisantez pas. D'ailleurs vous perdriez.

—Si je perds je paierai; cela servira peut-être à te consoler.

—Non, mon oncle; l'argent n'est pour rien dans mon chagrin.

—Raconte-moi cela.

—Mon père vient de m'annoncer que j'étais lieutenant dans le régiment de ***.

—Beau malheur! un uniforme des plus galants, des officiers tous gentilshommes.

—Mon oncle, c'est que je ne veux pas être soldat.

—Comment, tu ne veux pas être soldat? Est-ce que tu ne serais pas brave, par hasard?

—Je ne sais pas encore, mon oncle; cependant il n'y a qu'à vous que je permette de me faire une pareille question.

—Eh bien, Cid, mon bon ami, pourquoi ne veux-tu pas être soldat?

—Mon oncle, parce que je veux me marier.

—Ouf!

—Il n'y a pas de ouf, mon oncle, je suis amoureux.

—Tudieu! tu appelles cela un malheur, ingrat? Je voudrais bien l'être, moi, amoureux. Et quel est l'objet d'une flamme si belle?

—Ah! mon oncle, c'est un ange.

—Je sais bien, c'est toujours un ange. Plus tard, tu aimeras mieux une femme. Mais enfin, à quel nom humain cet ange répond-il?

—Mon oncle, on l'appelle Noémi.

—Ce n'est pas ce que je te demande. Noémi, c'est tout pour toi. D'ailleurs, c'est un joli nom. Mais pour moi qui veux savoir qui est l'ange, et à quelle famille il appartient, il me faut le nom de famille.

—C'est mademoiselle Amelot, mon oncle.

—Diable! c'est mieux qu'un ange: une brune, grande et svelte, avec des yeux de velours noir. Je ne désapprouve pas l'objet.

—Ah! mon oncle, si vous connaissiez son âme!

—Je sais, je connais... Et tu es payé de retour? comme on disait autrefois. Est-ce ainsi que vous dites encore, vous autres?

—Mon oncle, je ne sais pas.

—Comment, tu ne sais pas, neveu indigne de moi! Tu es tous les jours fourré dans la maison, et tu ne sais pas encore si tu es aimé.

—Elle ne sait pas seulement que je l'aime, mon oncle.

—Oh! pour cela, tu te trompes, mon beau neveu, et tu n'y entends rien. Elle le savait au moins un quart d'heure avant que tu ne le susses toi-même.

—Mon oncle, tout ce que je sais, c'est que je me tuerai si elle n'est pas à moi.

—Oh! oh! Eh bien, mon beau neveu, il y a beaucoup de chances pour qu'elle ne soit pas à toi: ton père est beaucoup plus riche que le sien, et il ne lui donnera pas son fils.

—Alors, mon oncle, je sais ce qui me reste à faire.

—Ah ça, voyons, ne va pas faire des sottises, au moins. Écoute un peu.

—Oui, mon oncle.

—Eh bien, d'abord tu ne peux pas te marier à vingt ans.

—Pourquoi cela, mon oncle?

—Parce que je ne le veux pas, et que sans moi ce mariage ne peut pas se faire.

—Oh! mon bon petit oncle...

—Si la fille t'aime, si elle te promet de t'attendre trois ans...

—Trois ans, mon oncle.

—Ne raisonne pas, ou j'en mets quatre. Si elle te promet de t'attendre trois ans, tu iras au régiment.

—Ah! mon oncle.

—Mais pas à Clermont; je te ferai entrer dans un régiment à quelques lieues de Paris, où tu viendras une fois tous les trois mois, jusqu'au moment désiré.

—Eh bien, mon oncle, comment savoir si elle m'aime?

—Comment, savoir! parbleu, en le lui demandant.

—Ah! mon oncle, je n'oserai jamais.

—Alors, obéis à ton père et fais ton paquet.

—Mais, mon oncle, vous ne savez pas comment est cette fille-là; j'ai voulu cent fois lui dire que je l'aimais; je me suis injurié de ma timidité; je me suis monté la tête de toutes les manières; j'ai préparé, appris par cœur des discours; j'ai écrit des lettres, mais bast, au moment de parler, je sentais le premier mot qui m'étranglait, et je parlais d'autre chose. Elle a le regard si doux et à la fois si sévère! il me semblait qu'elle n'aimerait jamais un homme, et alors je parlais d'autre chose.

«Pour les lettres c'était bien pis: au moment de les donner, je les trouvais si bêtes que je ne croyais pas pouvoir les déchirer en assez petits morceaux.

—Enfin, il faut te décider, mon garçon, et voici pourquoi; ton père ne t'a pas tout dit: s'il t'envoie à Clermont, c'est parce que le colonel du régiment est de ses amis, et a une fille; parce que cette fille t'est destinée, c'est un riche et un beau mariage. Mais... ne me dis rien, je sais que tout cela n'est rien quand on aime. C'est une grosse bêtise, mais c'est une bêtise que je serais bien fâché de ne pas avoir faite; il n'y a que les cuistres qui n'en font pas de pareilles. Je sais bien que les vieux appellent cela des illusions, mais qui sait si ce ne sont pas eux qui en ont, des illusions. La lunette qui rapetisse les objets n'est pas plus vraie que celle qui les grossit.

«Si elle t'aime, tu dois tout sacrifier pour elle; c'est bête, mais c'est bien, et il faut le faire; mais il faut savoir si elle t'aime, et l'occasion est excellente pour cela. On veut la marier, mon neveu; tu deviens pâle à cette idée, tu voudrais tenir à longueur d'épée ton odieux rival, est-ce comme cela aussi que vous dites à présent? Eh bien, tâche de garder un peu tout ce grand courage en face de ta belle Noémi. On veut la marier, tu es plus riche qu'elle, mais celui qu'on veut lui donner est plus riche que toi; d'ailleurs il est titré, et puis c'est un mari tout prêt, et la corbeille est prête; tandis que toi, il faut attendre. Vas trouver Noémi, et dis-lui que tu l'aimes, elle le sait, mais cela se dit toujours; demande-lui si elle répond à ta tendresse, et dis-lui, car elle doit t'aimer, morbleu, tu es jeune et beau, et spirituel, dis-lui qu'elle te jure de t'attendre trois ans, mais qu'elle me l'écrive à moi dans une lettre que je garderai; alors, je romps le mariage de là-bas; je te fais entrer dans un autre régiment, et dans trois ans, malgré ton père, malgré le diable, malgré tout, je vous marie.

—Mon oncle, une idée.

—Voyons.

—Je vais lui écrire.

—Comme tu voudras.»

Je quittai mon oncle, et j'allai faire mon épître; ce n'était pas le plus difficile, je lui avais déjà écrit cent cinquante fois, mais c'était de donner la lettre qui m'embarrassait. Cependant, comme il n'y avait pas à hésiter, je pris mon parti: j'achetai un bouquet de roses jaunes, et, dans le milieu du bouquet, je glissai mon billet.

Tenez, c'est peut-être bien fou, mais je me le rappelle encore.

Après l'aveu de mon amour, je la suppliais de m'aimer et de se laisser être heureuse, et de m'attendre trois ans; je la priais, si elle y consentait, de porter le soir à sa ceinture une de mes roses jaunes; alors, disais-je, j'oserai vous parler et je vous dirai ce que vous avez à faire pour assurer mon bonheur, je n'ose dire notre bonheur.

—Ah! vous mîtes le billet dans le bouquet? dit ici madame Lorgerel.

—Oui, madame.

—Et puis?

—Et puis, le soir, Noémi n'avait pas de rose à sa ceinture; je voulus me tuer, mon oncle m'emmena malgré moi à Clermont, il y resta deux mois, se mêla aux jeunes officiers, finit par me distraire, me démontra que Noémi ne m'avait jamais aimé.

—Mais, mon oncle, lui disais-je, elle était, elle paraissait si contente quand j'arrivais, elle me faisait de si doux reproches quand je venais tard.

—Les femmes aiment l'amour de tout le monde, mais il y a des personnes qu'elles n'aiment pas.

Enfin, je finis par l'oublier à peu près, puis j'épousai la fille du colonel, que j'ai perdue après huit ans de mariage, et me voilà tout seul; car mon oncle est mort depuis longtemps. Eh bien, croiriez-vous que je pense parfois à Noémi, et ce qu'il y a de plus curieux, c'est que je la vois toujours jeune fille de dix-sept ans, avec ses cheveux bruns, et, comme disait mon oncle, ses yeux de velours noir, tandis que ce doit être aujourd'hui quelque vieille bonne femme.

—Vous ne savez pas ce qu'elle est devenue?

—Non.

—Ah ça, mais vous ne vous appelez donc pas Descoudraies?

—Non, c'est le nom de la terre de mon oncle; moi, je m'appelle Edmond d'Altheim.

—C'est vrai.

—Comment, c'est vrai?

—Je vais vous dire, moi, ce qu'est devenu Noémi.

—Comment?

—Oui, elle vous aimait.

—Mais la rose jaune?

—Elle n'avait pas vu le billet, votre départ subit l'a fait pleurer, puis elle a épousé M. de Lorgerel.

—M. de Lorgerel!

—Oui, M. de Lorgerel, dont je suis veuve aujourd'hui.

—Quoi, vous... Quoi, c'est vous, Noémi Amelot?

—Hélas! oui; comme vous êtes, ou comme vous n'êtes plus guère Edmond d'Altheim.

—Mon Dieu! qui aurait cru que nous aurions pu un jour ne pas nous reconnaître!

—Oui, n'est-ce pas; et ne nous réunir plus tard que pour jouer au trictrac.

—Mais le bouquet!

—Le bouquet, le voici. Je l'ai toujours gardé.

Et madame de Lorgerel alla chercher dans une armoire une boîte d'ébène qu'elle ouvrit.

Elle en tira un bouquet fané. Elle tremblait.

—Déliez-le, déliez-le, dit M. Descoudraies.

Elle délia le bouquet, et trouva le billet qui était là depuis quarante-deux ans.

Tous deux restèrent silencieux; je voulus m'en aller, M. Descoudraies se leva.

Madame de Lorgerel lui prit la main et lui dit:

—Vous avez raison. Il ne faut pas que cet accès de jeunesse de nos cœurs se passe en face de deux vieilles figures comme les nôtres. Évitons ce ridicule à un sentiment noble qui nous donnera peut-être du bonheur pour le reste de notre vie. Ne revenez que dans quelques jours.

Depuis ce temps, le vieux Descoudraies et la vieille de Lorgerel ne se quittent plus; il existe entre eux un sentiment auquel je n'ai jamais rien vu de semblable. Ils repassent ensemble tous les petits détails de cet amour qui ne s'était pas expliqué; ils ont mille choses à se raconter, ils s'aiment rétrospectivement; ils voudraient bien être mariés, mais ils n'osent pas se marier.

Vale.

LETTRE LIX.

Beaucoup de controverses ont eu lieu à l'égard de l'héliotrope, cette fleur dont les ombelles, d'un bleu grisâtre, exhalent une si douce odeur de vanille.

On a raconté que la nymphe Clytie, fille de l'Océan, fut abandonnée par Apollon, qu'elle avait aimé. Elle en conçut une telle douleur, qu'elle cessa de boire et de manger, et mourut les yeux fixés sur le soleil. Elle fut changée en une fleur appelée héliotrope.

Or, héliotrope veut dire: Je me tourne vers le soleil.

Quelques savants ont établi que ce n'était pas de notre héliotrope à odeur de vanille, qu'il fallait entendre parler quand on fait allusion à la métamorphose de Clytie, mais bien du grand soleil des jardins (helianthus, fleur du soleil), qu'on appelle tournesol, ce qui veut dire la même chose qu'héliotrope.

Il y a à cela un inconvénient, c'est que la fleur du soleil nous vient du Pérou, et que du temps d'Ovide on ne connaissait pas le Pérou.

Si l'on veut chercher une autre fleur pour lui attribuer l'histoire de Clytie, c'est bien un autre embarras, avec l'indication que vous avez, que c'est une fleur qui se tourne vers le soleil.

Dites-moi une fleur qui ne se tourne pas vers le soleil.

Mettez toutes celles que vous voudrez dans une chambre qui n'ait qu'une ouverture, et vous verrez, non pas seulement leurs fleurs, mais leurs feuilles, mais leurs tiges, chercher l'air, le jour et le soleil.

L'héliotrope sauvage, qui ressemble à l'héliotrope cultivé, sauf l'odeur, est souvent vendu sous prétexte qu'il guérit les verrues, ce qui n'est pas vrai.

Cette fois je ne l'oublierai pas, je saurai à quoi m'en tenir sur le phénomène que l'on raconte de la fraxinelle. Aussitôt que le jour sera disparu, j'allumerai l'air inflammable qui l'entoure. En attendant, nous voici sous des marronniers d'Inde. Les uns ont des épis de fleurs blanches, les autres des épis de fleurs roses. Le marronnier d'Inde est originaire de Constantinople, d'où il a été envoyé en Autriche en 1591, et apporté à Paris en 1613 par un M. Bachelier, le même qui a également apporté les anémones, ainsi que je vous l'ai raconté.

Les hommes, qui en général rendent un grand culte à la beauté, sont, je ne sais pourquoi, honteux de ce culte, et inventent pour ce qu'ils trouvent beau toutes sortes de qualités morales ou utiles assez souvent apocryphes. D'autre part, il n'est rien à propos de quoi une partie des hommes ne cherche à tromper les autres.

C'est pour ces deux causes réunies sans doute qu'on a voulu, avec les fruits du marronnier d'Inde, faire et surtout vendre du savon. Puis on a prétendu en nourrir les bestiaux. Ceux-ci finissent par en manger, mais avec un grand dégoût, et après de longues et amaigrissantes hésitations, ils le préfèrent à la mort de faim, mais de bien peu.

Le millepertuis a longtemps passé pour chasser les démons; il se contente aujourd'hui d'étaler d'assez jolis corymbes de fleurs jaunes, et d'offrir le singulier aspect de ses feuilles criblées d'une infinité de petits trous.

Ici éclate le géranium rouge; sa couleur splendide éblouit les yeux; il semble que ce soit le souverain rouge. Prenez-en une fleur, et apportez-la auprès de la petite verveine de Miquelon, qui rampe entre les magnolia, ces arbres qui portent des lis, sur la terre de bruyère, et la diaprent de petites ombelles étincelantes. Mettez auprès d'une de ces ombelles la fleur de géranium, et par une singulière métamorphose, la fleur du géranium n'est plus rouge, elle devient orange, et son rouge est vaincu et écrasé par le rouge de la verveine. La verveine, à son tour, pâlira devant la cardinale.

Ce qui prouve qu'on n'est rouge, comme on n'est grand, qu'à coté de ce qui est moins rouge ou de ce qui est moins grand.

La grandeur des grands hommes est faite plus d'à moitié de la petitesse des autres.

A côté du souci des jardins, cette belle anémone orange si éclatante, s'ouvre à certaines heures le souci pluvial, une sorte de marguerite à disque violet et à rayons blancs en dessus, violets et verts en dessous, qui se ferme un peu avant la pluie.

Mais voici le jour qui commence à baisser; les moineaux se chamaillent dans les arbres; les chauves-souris voltigent autour de ma tête, les belles de jour sont fermées, les belles de nuit et les onagres déplissent et ouvrent leur corolle.

Varaï, apporte-moi une bougie. . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Voilà où j'en étais de mon voyage, mon bon ami, lorsqu'un bruit inusité est venu interrompre le silence ordinaire de ma retraite. C'était une voiture et des chevaux au galop, et le claquement du fouet d'un postillon.

C'était vous qui reveniez de votre long voyage, quand je ne suis pas encore à la moitié du mien.

Mais vous ne pouviez me donner quelques instants; vous êtes reparti pour Paris deux heures après votre arrivée; des affaires réclamaient impérieusement votre présence.

J'ai mis mes lettres en ordre, et je vous les envoie.—Quand vous viendrez me voir, nous continuerons ensemble mon voyage.

Vale.

STEPHEN.

TABLE DES MATIÈRES
LETTRE    I.Départ, Aspect du Ciel. 1
II.Sur les Araignées.9
III.Tapis de Gazon. Temps d'Hiver.17
IV.Le Roitelet.—Marie-Antoinette.—Danton.26
V.Sur un Rosier.—Les Pucerons.35
VI.Les Savants.51
VII.Noisetiers.—Propriété.61
VIII.Les Ichneumons.—Arbustes et Fleurs d'Automne.71
IX.La Nuit, l'Aurore.84
X.Le Bonheur.93
XI.Sur le Dos.98
XII.Des Couleurs.106
XIII.Sur le Ventre.—Mousses.—Fougères.114
XIV.La Violette.124
XV.Histoire des Tulipes d'Arnold.137
XVI.Quasi-Maritime.156
XVII.Mon Ruisseau.163
XVIII.Les Anthropophages.166
XIX.Phryganes.—Le Duc de Clarence.172
XX.Cyprès.—Liserons.—Passeroses.185
XXI.Aulnes.—Roseaux.—Nénufar.188
XXII.Plantes grimpantes et funéraires.197
XXIII.Le Roitelet.—Les Anémones.201
XXIV.Voyages.—Lille.—Lausanne.208
XXV.Des Torts qu'une Oreille d'ours peut avoir a l'égard d'un Homme.216
XXVI.Un Vieux Mur.219
XXVII.Histoire de M. et Madame Roncin.226
XXVIII.Plantes Vénéneuses.—Tabac. 233
XXIX.Abeilles.—Instruction universitaire.238
XXX.Sur les Abeilles.247
XXXI.Sur le Pied d'Alouette.259
XXXII.Sur les Oignons.263
XXXIII.Insectes.—Gallinsectes.268
XXXIV.Nigelle.—Rue.—Œillets.273
XXXV.Le Bucheron.279
XXXVI.Histoire d'Edmond.281
XXXVII.Suite.289
XXXVIII.Les Chinois.293
XXXIX.Fleurs des Champs.298
XL.Après la Pluie.301
XLI.Teignes.—Le Saucissonnier.307
XLII.Le Budleïa.315
XLIII.Un Dieu moderne. Histoire philosophique et théologique du Chanvre et du Lin;—leurs fortunes variées depuis leur naissance jusqu'a leur apothéose.322
XLIV.Plantes grimpantes.328
XLV.Sur diverses Fleurs.331
XLVI.Tableaux.335
XLVII.Histoire de M. et Madame Le Vasseur.343
XLVIII.La Vigne.353
XLIX.L'Herbe au Chantre.—Racine.—Boileau.—Les Sorciers.—Pline.—Homère et l'Ail jaune.358
L.L'école de Salerne.362
LI.Les Tulipes.366
LII.Les Arbres.—Les Plantes.—Les Hommes.371
LIII.—La Violette.378
LIV.Le Chèvrefeuille.381
LV.Le Seneçon.—Le Laurier.385
LVI.Rêve.388
LVII.Plantes odoriférantes.—Coléoptères.393
LVIII.Histoire de M. Descoudraies et de Madame de Lorgerel.399
LIX.L'Héliotrope.—La Fraxinelle.—Conclusion.408

TABLE ALPHABETIQUE

DES

NOMS D'INSECTES ET DE PLANTES INDIQUÉS DANS L'OUVRAGE.

 Pages.
Abeilles.31, 47, 98, 99, 239
Abricotier.78
Acacia.65, 85, 87
Aconit.78, 276
Adipe.380
Aglaé.379
Ail jaune.360
Allium-Aureum.360
Amaranthe.329
Amaryllis.265
Anémone des bois.78, 204
Araignées.9, 221
Aristea.333
Artemise.382
Arum.204
Aster.82
Atropos.91
Auricule.216
Azerolier.356
Balsamine.86, 196
Baobab.63
Belle-Dame.220
Belles de jour.86, 87
Belle de nuit.87
Bergeronnette.157
Bignonia radicans.329
Bois gentil.81
Bostrichium.121
Bouillon blanc.63
Bouleau blanc.80
Bruyères.333
Budleïa.314, 316
Casside.394
Calycanthe.80
Cerf-volant.87, 203
Cerisiers.85
Cétoine.39
Chanvre.322
Cheveux de Vénus.274
Chèvrefeuille.185, 187, 328, 381
Chiendent.122
Chrysanthème.82, 384
Chrysis.31
Chrysomèle.396
Cicindèle.224
Clematite.329
Cloportes.221
Coccinelle.44
Cochenille.271
Coignassier.357
Colchique.382
Colimaçons.301
Coquelicot.356
Cornouiller.80
Coudriers.81
Cousins.158, 169
Crapaud.302
Criogère.72
Crocus.81, 265
Cyclamen.195
Cyprès.185
Dalhia.82
Daphné-Lauréolé.79, 81
Datura stramonium.233
Delphinium vivace.109, 261
Demoiselle.224
Digitale.299
Ellebore noir.80
Enothére.88
Epilobe.382
Erable.80
Erysimum barbarea.358
Euphrosine.379
Faunes.203
Fauvette.202
Fenouil.281
Fèves.303
Forficulaire.278
Formica Leo.221
Fourmis.130, 221
Fragon.393
Framboisiers.80
Francs-Maçons.65
Fraxinelle.274, 282, 409
Frêne doré.80
Galles.103
Gallinsectes.269
Genêt d'Espagne.80
Géranium rouge.410
Giroflée.81, 99
Glaieuls.36, 78, 265
Glycine.27, 328
Gorteria.353
Grenadille.329
Grenouilles.87
Groseiller.78
Guimauve.56
Gyrin.176
Haricot.328
Héliotrope.80, 408
Hémérocalle.84
Hépatique.81
Herbe au chantre.358
Hiéble.183
Hippophaé.393
Houblon.328
Hydrophile.176
Ichneumon.75, 100
Iris.158
Jacinthe.78, 82, 87, 265
Jasmin.329
Jonquille.265
Julienne.33, 358
Jusquiame.65, 233
Lauriers.333, 386, 394
Lavande.395
Léontodon.85, 87
Libellule.191, 193, 224
Lierre.195, 197, 329
Lin.307, 315, 322
Lion des pucerons.45
Lis.71
Liseron.78, 187
Luciole.88
Lupin.85, 296
Machaon.282
Mante religieuse.267, 268
Maturne.382
Melinet.243
Mélisse.395
Menthe.395
Menvanthe.195
Millepertuis.410
Moléne.298
Morelle.329
Morgeline.121
Morio.203
Mouron.121
Mousse.115
Muguet.204
Narcisse.78, 265, 266
Nénufar blanc.86, 194
Nigelle de damas.274
Noisetier.61
Noix.364
Noyer d'Amérique.80
Œillet.99, 277
Onagre.86
Ophrys-Mouche.269
Ophyoglosse.121
Oponogeton dystachion.195
Orchidée.330
Oreille d'Ours.216
Orties.101, 220
Osmonde.121
Pancratium.265
Paon de jour.220
Papillon.47
Paquerette.82, 382
Pas d'ane.81, 175
Passe-Rose.187
Pavot.77, 79
Pelouze.67
Perce oreille.278
Pervenche.185, 198, 329
Phalène.89, 382, 396
Phryganes.172
Pied d'Alouette.261
Pinson.98
Pivoine.78, 207
Pois de senteur.329, 357
Pontederia Cordata.195
Primevères.81, 204
Pucerons.40
Ravenelles.186
Reines Marguerites.82, 384
Réséda.55
Rhinocéros.87, 203
Roitelet.28, 201
Romarin.395
Ronce.329
Rose.37, 80, 77
Roseau.189, 190
Rosier.35, 48, 221
Rossignol.291
Rue.275, 276, 362
Safran.265, 330
Sagittaire.174, 178
Salvia patens.109
Sarriette.395
Saule.103, 185
Sauge.363
Scabieuse.299, 359, 382
Scarabée.87
Scilles.265
Scorsonère.99, 196
Seneçon.129, 385
Serpolet.394
Sorbier.359
Souci pluvial.86, 87, 410
Sphinx.89, 381, 382
Stercoraires.87
Sybilla.381
Sylvains.203, 381
Syringa.78, 197
Tabac.233, 379
Teigne.308
Thym.395
Tigridies.265, 333
Tilleuls.80
Tipules.158
Titus.102
Tortue.220
Trèfle.122
Tubéreuse.265
Tulipe.128, 265, 367
Tussillage.80, 175
Vallisnère.194
Verveine de Miquelon.410
Vigne.329, 353
Violette.124, 204, 379
Viorne.103
Viperine.298
Volubilis.86, 328
Vulcain.101, 220
Wergist-mein-nicht.59, 161, 357
Notes sur la transcription:
On a effectué les corrections suivantes:
carosse=>carrosse
Où êtes-vous si ennuyé des mouches qui nous impatientent ici=>Ou êtes-vous si ennuyé des mouches qui nous impatientent ici
égoiste=>égoïste
éméraude et d'un rubis joints ensemble=>émeraude et d'un rubis joints ensemble
insectes auquels ils ont=>insectes auxquels ils ont
toutes le plantes=>toutes les plantes
où sont marbrés de diverses couleurs.=>ou sont marbrés de diverses couleurs.
Voyez-là ici, sa corolle=>Voyez-la ici, sa corolle
L'homme d'affaire fut très mal reçu=>L'homme d'affaires fut très mal reçu
Il prit M. Renault à part et lui dit=>Il prit M. Réault à part et lui dit
Reault=>Réault
ses envieux, ses tyrans=>ces envieux, ces tyrans
wergiss-men-nicht=>wergiss-mein-nicht
alvéoles exagones=>alvéoles hexagones
connaissse quelque homme riche=>connaisse quelque homme riche
dalhias=>dahlias
Il les voient toutes revivre=>Ils les voient toutes revivre
La cloche de l'église teinte=>La cloche de l'église tinte
soufle d'air imperceptible=>souffle d'air imperceptible
blans et roses=>blancs et roses
devient brulante et âcre=>devient brûlante et âcre
entre les magniola=>entre les magnolia
Serpole. 394=>Serpolet. 394
cette crète du toît=>cette crête du toît
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