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Voyage en Égypte et en Syrie - Tome 2

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Du pachalic de Damas.

LE pachalic de Damas, quatrième et dernier de la Syrie, en occupe presque toute la partie orientale. Il s’étend au nord, depuis Marra, sur la route d’Alep, jusqu’à Habroun, dans le sud-est de la Palestine: la ligne de ses limites à l’ouest suit les montagnes des Ansârîé, celles de l’Antiliban, le cours supérieur du Jourdain; puis traversant ce fleuve au pays de Bisân, elle enveloppe Nâblous, Jérusalem, Habroun, et passe à l’orient dans le désert, où elle s’avance plus ou moins, selon que le pays est cultivable; mais en général elle s’y éloigne peu des dernières montagnes, à l’exception du canton de Tadmour ou Palmyre, vers lequel elle prend un prolongement de cinq journées.

Dans cette vaste étendue de pays, le sol et les produits sont variés; les plaines du Hauran, et celles des bords de l’Oronte sont les plus fertiles; elles rendent du froment, de l’orge, du doura, du sésame et du coton. Le pays de Damas et le haut Beqâà, sont d’un sol graveleux et maigre, plus propre aux fruits et au tabac qu’aux autres denrées. Toutes les montagnes sont attribuées aux oliviers, aux mûriers, aux fruits, et en plusieurs lieux aux vignes, dont les Grecs font du vin, et les Musulmans des raisins secs.

Le pacha jouit de tous les droits de sa place; ils sont plus considérables que ceux d’aucune autre; car outre la ferme générale et le commandement absolu, il est encore conducteur de la caravane sacrée de la Mekke, sous le nom très-respecté d’émir-Hadj[46]. Les Musulmans attachent une si grande importance à cette conduite, que la personne d’un pacha qui s’en acquitte bien devient inviolable même pour le sultan; il n’est plus permis de verser son sang. Mais le divan sait tout concilier; et quand un tel homme encourt sa disgrace, il satisfait tout à la fois au littéral de la loi et à sa vengeance, en le faisant piler dans un mortier, ou étouffer dans un sac, ainsi qu’il y en a eu plusieurs exemples.

Le tribut du pacha au sultan n’est que de quarante-cinq bourses (cinquante-six mille deux cent cinquante livres); mais il est chargé de tous les frais du Hadj. On les évalue à six mille bourses, ou sept millions cinq cent mille livres. Ils consistent en provisions de blé, d’orge, de riz, etc., et en louage de chameaux qu’il faut fournir aux troupes d’escorte, et à beaucoup de pèlerins. En outre, l’on doit payer dix-huit cents bourses aux tribus arabes qui sont sur la route, pour obtenir un libre passage. Le pacha se rembourse sur le miri ou impôt des terres, soit qu’il le perçoive lui-même, soit qu’il le sous-afferme, comme il arrive en plusieurs lieux. Il ne jouit pas des douanes; elles sont régies par le deftardâr ou maître des registres, pour être employées à la solde des janissaires et des gardes des châteaux qui sont sur la route de la Mekke. Le pacha hérite en outre de tous les pèlerins qui meurent en route; et cet article n’est pas sans importance, car l’on a observé que c’étaient toujours les plus riches. Enfin, il a son industrie, qui consiste à prêter à intérêt de l’argent aux marchands et aux laboureurs, et à en prendre à qui bon lui semble, à titre de balse ou d’avanie.

Son état militaire consiste en six ou sept cents janissaires, moins mal tenus et plus insolens qu’ailleurs; en autant de Barbaresques nus et pillards comme partout, et en huit à neuf cents délibaches ou cavaliers. Ces troupes, qui passent en Syrie pour un corps d’armée considérable, lui sont nécessaires, non-seulement pour l’escorte de la caravane, et pour réprimer les Arabes, mais encore contre ses propres sujets, pour la perception du miri. Chaque année, trois mois avant le départ du Hadj, il fait ce qu’on appelle la tournée; c’est-à-dire qu’escorté de ses troupes, il parcourt son vaste gouvernement, en faisant contribuer les villes et les villages. La liquidation se passe rarement sans troubles; le peuple ignorant, excité par des chefs factieux, ou provoqué par l’injustice du pacha, se révolte souvent, et paie sa dette à coups de fusil; les habitants de Nâblous, de Bethlem et de Habroun, se sont fait en ce genre une réputation qui leur vaut des franchises particulières; mais aussi, lorsque l’occasion se présente, on leur fait payer au décuple les intérêts et les dommages. Le pachalic de Damas, par sa situation, est plus exposé qu’aucun autre aux incursions des Arabes-Bedouins: cependant on observe qu’il est le moins ruiné de la Syrie. La raison qu’on en donne est qu’au lieu d’en changer fréquemment les pachas, comme elle fait ailleurs, la Porte le donne ordinairement à vie: dans ce siècle, on l’a vu occupé pendant cinquante ans par une riche famille de Damas, appelée El-Adm, dont un père et trois frères se sont succédés. Asàd, le dernier d’entre eux, dont nous avons parlé dans l’histoire de Dâher, l’a tenu quinze ans, pendant lesquels il a fait un bien infini. Il avait établi assez de discipline parmi ses soldats, pour que les paysans fussent à l’abri de leurs pillages. Sa passion était, comme à tous les gens en place de la Turkie, d’entasser de l’argent: mais il ne le laissait point oisif dans ses caisses; et par une modération inouïe dans ce pays, il n’en retirait qu’un intérêt de six pour cent[47]. On cite de lui un trait qui donnera une idée de son caractère: s’étant un jour trouvé dans un besoin d’argent, les délateurs qui environnent les pachas lui conseillèrent d’imposer une avanie sur les chrétiens et sur les fabricants d’étoffes. Combien croyez-vous que cela puisse me rendre? dit Asàd: Cinquante à soixante bourses, lui répondirent-ils. Mais, répliqua-t-il, ce sont des gens peu riches; comment feront-ils cette somme? Seigneur, ils vendront les joyaux de leurs femmes, et puis ce sont des chiens.Je veux éprouver, reprit le pacha, si je serai plus habile avaniste que vous. Dans le jour même il envoie ordre au mofti de venir le trouver secrètement et de nuit: le mofti arrivé, Asàd lui déclare «qu’il a appris que depuis long-temps il mène dans sa maison une vie très-irrégulière; que lui, chef de la loi, boit du vin et mange du porc, contre les préceptes du livre très-pur; qu’il a résolu d’en faire part au mofti de Stamboul (Constantinople), mais qu’il a voulu l’en prévenir, afin qu’il n’eût point à lui reprocher de perfidie.» Le mofti, effrayé de cette menace, le conjure de s’en désister; et comme chez les Turks on traite ouvertement les affaires, il lui promet un présent de mille piastres. Le pacha rejette l’offre; le mofti double et triple la somme; enfin ils s’accordent pour six mille piastres, avec engagement réciproque de garder un profond silence. Le lendemain Asàd fait appeler le qâdi, lui tient des propos semblables, lui dit qu’il est informé d’abus criants dans sa gestion; qu’il a connaissance de telle affaire, qui ne va pas moins qu’à lui faire couper la tête. Le qâdi confondu, implore sa clémence, négocie comme le mofti, s’accommode pour une somme pareille, et se retire fort content d’échapper à ce prix. Après le qâdi vint l’ouâli, puis le naqîb, l’aga des janissaires, le mohteseb, et enfin les plus riches marchands turks et chrétiens. Chacun d’eux, pris pour les délits de son état, et surtout pour l’article des femmes, s’empressa d’en acheter le pardon par une contribution. Lorsque la somme totale fut rassemblée, le pacha se retrouvant avec ses familiers, leur dit: Avez-vous entendu dire dans Damas qu’Asàd ait jeté une avanie? Non, seigneur.—Comment se fait-il donc que j’aie trouvé près de deux cents bourses que voici? Les délateurs de se récrier, d’admirer, de demander quel moyen il avait pris. J’ai tondu les beliers, répondit-il, plutôt que d’écorcher les agneaux et les chèvres. Après quinze années de règne, cet homme fut enlevé au peuple de Damas par les suites d’une intrigue dont on raconte ainsi l’histoire: vers 1755, un eunuque noir du sérail allant en pèlerinage à la Mekke, prit l’hospitalité chez Asàd; mais peu content de l’accueil simple qu’il en reçut, il ne voulut point repasser par Damas, et il prit sa route par Gaze. Hosein pacha, qui commandait alors en cette ville, mit du faste à bien traiter l’eunuque. Celui-ci, de retour à Constantinople, n’oublia pas ses deux hôtes: pour satisfaire à la fois sa reconnaissance et son ressentiment, il résolut de perdre Asàd, et d’élever Hosein à sa place. Ses intrigues eurent tant de succès, que dès 1756, Jérusalem fut détachée de Damas, et donnée à Hosein à titre de pachalic. L’année suivante il obtint Damas même: Asàd déposé se retira dans le désert, avec les gens de sa maison, pour éviter une plus grande disgrace. Le temps de la caravane arriva: Hosein la conduisit, selon le droit de sa place; mais au retour, ayant pris querelle avec les Arabes pour un paiement qu’il refusait, ils l’attaquèrent en force, battirent son escorte, et pillèrent complètement la caravane en 1757. A la nouvelle de ce désastre, ce fut dans l’empire une désolation comme à la perte d’une grande bataille; les familles de vingt mille pèlerins morts de soif, de faim, ou tués par les Arabes; les parents de nombre de femmes faites esclaves; les marchands intéressés à la cargaison dissipée, demandèrent vengeance de la lâcheté de l’émir Hadj, et du sacrilége des Bedouins. La Porte alarmée proscrivit d’abord la tête de Hosein; mais il se cacha si bien, que l’on ne put le surprendre: du sein de sa retraite, travaillant de concert avec l’eunuque, son protecteur, il entreprit de se disculper; et il y parvint au bout de trois mois, en produisant à la Porte une lettre, vraie ou fausse, d’Asàd, par laquelle il parut que ce pacha avait excité les Arabes à le venger de Hosein. Alors la proscription se tourna contre Asàd, et l’on n’attendit plus que l’occasion de la mettre en exécution.

Cependant le pachalic restait vacant: Hosein flétri n’y pouvait reparaître. La Porte désirait de réparer son affront, et de rétablir la sûreté du pèlerinage: elle jeta les yeux sur un homme singulier, dont les mœurs et l’histoire méritent que j’en dise deux mots. Cet homme, appelé Abd-Allah-el-Satadji, était né près de Bagdad, dans une condition obscure. S’étant mis de bonne heure à la solde du pacha, il avait passé les premières années de sa vie dans les camps, à la guerre, et avait fait en qualité de simple cavalier toutes les campagnes de Perse, contre Chah-Thamas-Koulikan. La bravoure et l’intelligence qu’il y montra, l’élevèrent de grade en grade jusqu’au pachalic de Bagdad même. Revêtu de cet éminent emploi, il s’y comporta avec tant de fermeté et de prudence, qu’il rétablit dans le pays la paix étrangère et domestique. La vie simple et militaire qu’il continua de mener, ne lui faisant pas éprouver de grands besoins d’argent, il n’en amassa point; mais les grands officiers du sérail de Constantinople, à qui cette modération ne rendait rien, trouvèrent mauvais le désintéressement d’Abd-Allah, et ils n’attendirent qu’un prétexte pour le déplacer: ils le trouvèrent dans la retenue qu’Abd-Allah fit d’une somme de 100,000 livres, provenant de la succession d’un marchand. A peine le pacha l’eut-il touchée qu’on en exigea le paiement; en vain représenta-t-il qu’il en avait payé de vieilles soldes de troupes; en vain demanda-t-il du délai, le vizir ne l’en pressa que plus vivement; et sur un second refus, il dépêcha un eunuque noir, muni en secret d’un kat-chérif, pour lui couper la tête. L’eunuque, arrivé aux environs de Bagdad, feignit d’être un malade qui voyageait pour sa santé: en cette qualité, il fit saluer le pacha, et par forme de politesse, il le pria de lui permettre une visite. Abd-Allah, qui connaissait l’esprit turk, se méfia de tant d’honnêteté, et soupçonna quelque raison secrète. Son trésorier, non moins versé dans les usages, et très-attaché à sa personne, le confirma dans ses soupçons; pour acquérir des certitudes, il lui proposa de visiter le paquet de l’eunuque, pendant qu’il serait chez le pacha avec sa suite. Abd-Allah approuva l’expédient. A l’heure indiquée, le trésorier va dans la tente de l’eunuque, et il y fait une recherche si exacte, qu’il découvre le kat-chérif caché dans le revers d’une pelisse: aussitôt il vole vers le pacha, le fait avertir de passer un instant dans une pièce voisine, et lui remet la découverte[48]. Abd-Allah, muni du fatal écrit, le cache dans son sein, et rentre dans l’appartement; puis reprenant d’un air tranquille la conversation avec l’eunuque: «Plus j’y pense, dit-il, seigneur aga, plus je m’étonne de votre voyage en ce pays. Bagdad est si loin de Stamboul; notre air est si peu vanté, que j’ai peine à croire que vous ne veniez nous demander que de la santé. Il est vrai, reprit l’aga, que je suis aussi chargé de vous demander en passant quelque à-compte des 100,000 livres. Passe encore, reprit le pacha; mais tenez, ajouta-t-il d’un air décidé, avouez que vous venez aussi pour ma tête. Écoutez; vous me connaissez de réputation; vous savez ce que vaut ma parole; je vous la donne: si vous me faites un aveu sincère, je vous relâcherai sans vous faire le moindre mal.» Alors l’eunuque commençant une longue défense, protesta qu’il venait sans noires intentions. Par ma tête! dit Abd-Allah, avouez-moi la vérité. L’eunuque continua sa défense.—Par vôtre tête. Il nia encore. Prenez-y garde. Par celle du sultan. Il persista encore.—Allons, dit Abd-Allah, c’en est fait, tu as prononcé ton arrêt; et tirant le kat-chérif: Reconnais-tu ce papier? «Voilà comme vous vous gouvernez là-bas: oui, vous êtes une troupe de scélérats qui vous jouez de la vie de quiconque vous déplaît, et qui vous livrez de la main à la main le sang des serviteurs du sultan. Il faut des têtes au vizir: il en aura une; qu’on la coupe à ce chien, et qu’on l’envoie à Constantinople.» Sur-le-champ l’ordre fut exécuté; et la suite de l’aga congédiée partit avec sa tête. Après ce coup, Abd-Allah eût pu profiter de la faveur du pays pour se révolter: il préféra de passer chez les Kourdes. Ce fut là que vint le trouver l’amnistie du sultan, et l’ordre de passer au pachalic de Damas. Il s’ennuyait dans son exil; il n’avait plus d’argent; il accepta la commission, et partit avec 100 hommes qui suivirent sa fortune. En arrivant aux frontières de son gouvernement, il apprit qu’Asàd était campé dans un lieu voisin; il en avait entendu parler comme du plus grand homme de la Syrie; il désirait de le voir. Il se déguisa; et suivi de six cavaliers, il se rendit à son camp, et demanda à lui parler: on l’introduisit, selon l’usage de ces camps, sans beaucoup de cérémonies. Après le salut, Asàd lui demande où il va, et d’où il vient; Abd-Allah répond qu’ils sont six à sept cavaliers kourdes qui cherchent du service; qu’ils savent que Satadji vient à Damas; qu’ils vont le trouver; mais qu’ayant appris en passant, que lui Asàd était campé dans le voisinage, il sont venus lui demander une ration. Volontiers, dit Asàd; mais connaissez-vous Satadji?—Oui.—Quel homme est-ce? Aime-t-il l’argent?—Non. Satadji ne s’embarrasse ni d’argent, ni de pelisses, ni de châles, ni de perles, ni de femmes; il n’aime que les bonnes armes de fer; les bons chevaux et la guerre. Il chérit la justice, protège la veuve et l’orphelin, lit le Qôran, vit de beurre et de laitage.—Est-il âgé? dit Asàd.—Moins qu’il ne paraît: la fatigue l’a prématuré: il est couvert de blessures, il a reçu un coup de sabre qui le fait boiter de la jambe gauche; un autre lui fait porter le cou sur l’épaule droite. Tenez, dit-il en se levant debout, depuis les pieds jusqu’à la tête c’est mon portrait. A ce mot, Asàd pâlit et se crut perdu; mais Abd-Allah se rasseyant, lui dit: Frère, rassure-toi; je ne suis pas un messager de l’antre des voleurs: je ne viens point pour te trahir: au contraire, si je puis t’être bon à quelque chose, emploie-moi, car nous sommes tous deux au même rang chez nos maîtres; ils m’ont rappelé, parce qu’ils veulent châtier les Bedouins. Quand ils auront satisfait leur vengeance de ce côté, ils en reviendront à ma tête. Dieu est grand: il en arrivera ce qu’il a décrété.

Abd-Allah se rendit dans ces sentiments à Damas; il y rétablit le bon ordre, il réprima les vexations des gens de guerre, et conduisit la caravane le sabre à la main, sans payer une piastre aux Arabes: pendant son administration, qui dura deux ans, le pays jouit de la plus parfaite tranquillité. On dormait les portes ouvertes, disent encore les habitants de Damas. Lui-même, souvent déguisé en mendiant, voyait par ses yeux; les traits de justice qui lui échappaient quelquefois sous ce déguisement, avaient établi une circonspection salutaire: on aime encore aujourd’hui à en citer quelques-uns. Par exemple, on rapporte qu’étant à Jérusalem dans sa tournée, il avait défendu à ses soldats de rien prendre, ni de commander sans salaire. Un jour qu’il rôdait déguisé en pauvre, tenant un petit plat de lentilles à la main, un soldat qui portait un fagot, l’obligea de s’en charger; après quelque résistance, il le mit sur son dos, et commença de marcher devant le délibache, qui le pressait en jurant. Un autre soldat reconnut le pacha, et fit signe à son camarade. Celui-ci de fuir et de s’échapper par des rues de traverse. Après quelques pas, Abd-Allah n’entendant plus son homme, se retourna, et fâché d’avoir manqué son coup, il ne put s’empêcher de jeter son faix à terre, en disant: Le coquin, il est si mauvais sujet qu’il a emporté mon salaire et mon plat de lentilles. Mais il ne le porta pas loin; car peu de jours après, le pacha le surprit à voler dans un jardin les légumes d’une pauvre femme qu’il maltraitait, et sur-le-champ il lui fit couper la tête.

Quant à lui, il ne put éviter le sort qu’il avait prévu: après avoir échappé plus d’une fois à des assassins apostés, il fut empoisonné par son neveu. Il s’en aperçut avant de mourir, et l’ayant fait appeler: Malheureux! lui dit-il, les scélérats t’ont séduit; tu m’as empoisonné pour profiter de ma dépouille: je pourrais avant de mourir tromper ton espoir et punir ton ingratitude; mais je connais les Turks; ils se chargeront de ma vengeance. En effet, à peine Satadji fut-il mort, qu’un capidji montra un ordre d’étrangler le neveu; ce qui fut exécuté. Toute l’histoire des Turks prouve qu’ils aiment la trahison, mais qu’ils punissent toujours les traîtres. Depuis Abd-Allah, le pachalic de Damas a passé successivement à Seliq, à Osman, à Mohammed, et à Darouich, fils d’Osman, qui l’occupait en 1784. Cet homme, qui n’a pas les talents de son père, en a retenu le caractère tyrannique; en voici un trait digne d’être cité: Au mois de novembre 1784, un village de chrétiens grecs, près de Damas, qui avait acquitté le miri, fut sommé de le payer une seconde fois. Les chaiks réclamant le registre qui constatait l’acquit, s’y refusèrent. Une des nuits suivantes, un parti de soldats assaillit le village, et tua trente-une personnes. Des malheureux paysans consternés portèrent les têtes à Damas, et implorèrent la justice du pacha. Après les avoir entendus, Darouich leur dit de déposer ces têtes dans l’église grecque, en attendant qu’il fît des recherches. Trois jours se passèrent; les têtes se corrompirent; on voulut les enterrer; mais pour cet effet, il fallait une permission du pacha, et on ne l’obtint qu’au prix de 40 bourses (50,000 livres).

Depuis un an (en 1785), Djezzâr profitant du crédit que son argent lui donne à la Porte, a dépossédé Darouich, et commande aujourd’hui à Damas; il aspire, dit-on, à y joindre Alep. Il semblerait que le divan dût lui refuser cet agrandissement qui le rendrait maître de toute la Syrie; mais outre que les affaires des Russes ne laissent pas le divan libre dans ses opérations, il s’inquiète peu des révoltes de ses préposés: une expérience constante lui a appris qu’ils retombent toujours dans ses filets. Djezzâr n’est pas propre à faire exception; car quoiqu’il ne manque pas de talents, et surtout de ruse[49], ce n’est pas un esprit capable d’imaginer ou d’exécuter un grand plan de révolution. La route qu’il suit est celle de tous ses prédécesseurs: il ne s’occupe du bien public qu’autant qu’il rentre dans ses intérêts particuliers. La mosquée qu’il a bâtie à Acre, est un monument de pure vanité, qui a consommé sans aucun fruit 3,000,000 de France: son bazar est plus utile sans doute; mais avant de songer au marché où se vendent les denrées, il eût fallu songer à la terre qui les produit: à une portée de fusil d’Acre, l’agriculture est languissante. La plupart de ses dépenses sont pour ses jardins, pour ses bains, pour ses femmes blanches: il en possédait dix-huit en 1784: et ces femmes sont d’une luxe dévorant. Maintenant que la satiété et l’âge surviennent, il prend la manie d’entasser de l’argent: cette avarice aliène ses soldats, et sa dureté lui fait des ennemis jusque dans sa maison. Déja deux de ses pages ont tenté de l’assassiner: il a eu le bonheur d’échapper à leurs pistolets; mais la fortune se lassera: il lui arrivera, comme à tant d’autres, d’être quelque jour surpris, et il n’aura recueilli de tant de soins à thésauriser, que d’avoir excité la cupidité de la Porte et la haine du peuple. Venons aux lieux remarquables de ce pachalic.

D’abord se présente la ville même de Damas, capitale et résidence des pachas. Les Arabes l’appellent el-châm, selon leur usage de donner le nom d’un pays à sa capitale. L’ancien nom oriental de Demechq n’est connu que des géographes. Cette ville est située dans une vaste plaine ouverte au midi et à l’est, du côté du désert, et serrée à l’ouest et au nord par des montagnes qui bornent d’assez près la vue. En récompense, il vient de ces montagnes une quantité de ruisseaux qui font du territoire de Damas, le lieu le mieux arrosé et le plus délicieux de la Syrie. Les Arabes n’en parlent qu’avec enthousiasme; et ils ne cessent de vanter la verdure et la fraîcheur des vergers, l’abondance et la variété des fruits, la quantité des courants d’eaux vives, et la limpidité des jets d’eau et des sources. C’est aussi le seul lieu où il y ait des maisons de plaisance isolées et en rase campagne: les naturels doivent mettre d’autant plus de prix à tous ces avantages, qu’ils sont plus rares dans les contrées environnantes. Du reste, le sol maigre, graveleux et rougeâtre, est peu propre aux grains; mais cette qualité tourne au profit des fruits, dont les sucs sont plus savoureux. Nulle ville ne compte autant de canaux et de fontaines. Chaque maison a la sienne. Toutes ces eaux sont fournies par trois ruisseaux, ou par trois branches d’une même rivière qui, après avoir fertilisé des jardins pendant trois lieues de cours, va se rendre au sud-est dans un bas-fond du désert, où elle forme un marais appelé Behairat el Mardj, c’est-à-dire lac du Pré.

Avec une telle situation l’on ne saurait disputer à Damas d’être une des plus agréables villes de la Turkie; mais il lui reste quelque chose à désirer pour la salubrité. On se plaint avec raison que les eaux blanchâtres de la Barrâdé sont froides et dures; on observe que les Damasquins sont sujets aux obstructions; que le blanc de leur peau est plutôt un blanc de convalescence que de santé; enfin, que l’abus des fruits, et surtout des abricots, y produit tous les étés et les automnes des fièvres intermittentes et des dyssenteries.

L’étendue de Damas consiste beaucoup plus en longueur qu’en largeur. Niebuhr, qui en a levé le plan géométrique, lui donne trois mille deux cent cinquante toises, c’est-à-dire, un peu moins d’une lieue et demie de circuit. En jugeant sur cette mesure par comparaison avec Alep, je suppose que Damas contient 40,000 habitans. La majeure partie est composée d’Arabes et de Turks; on estime que le nombre des chrétiens passe 15,000, dont les deux tiers sont schismatiques. Les Turks ne parlent point du peuple de Damas sans observer qu’il est le plus méchant de l’empire; l’Arabe, en jouant sur les mots, en a fait ce proverbe: Châmî, choûmî; Damasquin, méchant; on dit au contraire du peuple d’Alep, Halabi, tchelebi; Alepin, petit-maître. Par une distinction fondée sur le culte, on ajoute que les chrétiens y sont plus vils et plus fourbes qu’ailleurs; sans doute parce que les Musulmans y sont plus fanatiques et plus insolens; ils ont le même caractère que les habitans du Kaire; comme eux, ils détestent les Francs. L’on ne peut aller à Damas vêtu à l’européenne; nos négociants n’ont pu y former d’établissements; l’on n’y trouve que deux missionnaires capucins, et un médecin non avoué.

Cette intolérance des Damasquins est surtout entretenue par leur liaison avec la Mekke. Leur ville, disent-ils, est une ville sainte en qualité de porte de la Kiâbé; en effet, c’est à Damas que se rassemblent tous les pèlerins du nord de l’Asie, comme au Kaire ceux de l’Afrique. Chaque année le nombre s’en élève depuis 30 jusqu’à 50,000; plusieurs s’y rendent quatre à cinq mois d’avance; la plupart n’arrivent qu’à la fin du Ramadan. Alors Damas ressemble à une foire immense; l’on ne voit qu’étrangers de toutes les parties de la Turkie, et même de la Perse; tout est plein de chameaux, de chevaux, de mulets et de marchandises. Après quelques jours de préparatifs, toute cette foule se met confusément en marche, et faisant route par la frontière du désert, elle arrive en quarante jours à la Mekke, pour la fête du Bairâm. Comme cette caravane traverse le pays de plusieurs tribus arabes indépendantes, il a fallu faire des traités avec les Bedouins, leur accorder des droits de passage, et les prendre pour guides. Souvent il y a des disputes entre les chaiks à ce sujet; le pacha en profite pour améliorer son marché. Ordinairement la préférence est dévolue à la tribu de Sardié, qui campe au sud de Damas, le long du Hauran; le pacha envoie au chaik une masse d’armes, une tente et une pelisse, pour lui signifier qu’il le prend pour chef de conduite. De ce moment, ce chaik est chargé de fournir des chameaux à un prix convenu; il les tire de sa tribu et de celles de ses alliés, moyennant un louage également convenu; on ne lui répond d’aucun dommage, et toute perte par accident est pour son compte. Année commune, il périt dix mille chameaux; ce qui fait un objet de consommation très-avantageux aux Arabes.

Il ne faut pas croire que le motif de tant de frais et de fatigues soit uniquement la dévotion. L’intérêt pécuniaire y a une part encore plus considérable. La caravane est le moyen d’exploiter une branche de commerce très-lucrative. Presque tous les pèlerins en font un objet de spéculations. En partant de chez eux, ils se chargent de marchandises qu’ils vendent sur la route; l’or qui en provient, joint à celui dont ils se sont munis chez eux, est transporté à la Mekke, et là s’échange contre les mousselines et les indiennes du Malabar et du Bengale, les châles de Kachemire, l’aloès de Tunkin, les diamants de Golconde, les perles de Bahrain, quelque peu de poivre, et beaucoup de café d’Yémen. Quelquefois les Arabes du désert trompent l’espoir du marchand, en pillant les traîneurs, en enlevant des portions de caravane. Mais ordinairement les pèlerins reviennent à bon port; et alors leurs profits sont considérables. Dans tous les cas ils se paient par la vénération qui est attachée au titre de Hadji (pèlerin), et par le plaisir de vanter à leurs compatriotes les merveilles de la Kiâbé et du mont Arafât, de parler avec emphase de la prodigieuse foule des pèlerins et de la quantité des victimes, le jour du Bairâm; des fatigues qu’ils ont essuyées, des figures extraordinaires des Bedouins, et du désert sans eau, et du tombeau du prophète à Médine, qui n’est ni suspendu par un aimant, ni l’objet principal du pèlerinage. Ces récits faits au loin, produisent leur effet ordinaire, c’est-à-dire, qu’ils excitent l’admiration et l’enthousiasme des auditeurs, quoique de l’aveu des pèlerins sincères, il n’y ait rien de plus misérable que ce voyage; aussi cette admiration passagère n’a pas empêché d’établir un proverbe peu honorable pour ces pieux voyageurs: Défie-toi de ton voisin, dit l’Arabe, s’il a fait un Hadj; mais s’il en a fait deux, hâte-toi de déloger; et en effet, l’expérience a prouvé que la plupart des dévots de la Mekke ont une insolence et une mauvaise foi particulière, comme s’ils voulaient se venger d’avoir été dupes, en se faisant fripons.

Au moyen de cette caravane, Damas est le centre d’une circulation très-étendue. Par Alep, elle communique à l’Arménie, à l’Anatolie, au Diarbekr, et même à la Perse. Elle envoie au Kaire des caravanes qui, suivant une route fréquentée dès le temps des patriarches, marchent par Djesr-Yaqoub, Tabarié, Nâblous et Gaze. Elle reçoit des marchandises de Constantinople et d’Europe par Saide et Baîrout. Ce qui se consomme dans son enceinte est acquitté avec les étoffes de soie et de coton qui s’y fabriquent en quantité et avec assez d’art; avec les fruits secs de son territoire, et les pâtes sucrées de rose, d’abricot, de pêche, etc., dont la Turkie consomme pour près d’un million: le reste, traité par échanges, verse en passant un argent considérable, soit par les droits de douane, soit par le salaire que les marchands s’attribuent pour leur entremise. L’existence de ce commerce dans ces cantons, est de la plus haute antiquité. Il y a suivi diverses routes, selon les circonstances des gouvernements et des lieux; partout il a constamment produit sur ses pas une opulence dont les traces ont survécu à sa propre destruction. Le pachalic dont nous traitons, offre un monument en ce genre trop remarquable pour être passé sous silence. Je veux parler de Palmyre, si connue dans le troisième âge de Rome par le rôle brillant qu’elle joua dans les démêlés des Parthes et des Romains, par la fortune d’Odénat et de Zénobie, par leur chute et par sa propre ruine sous Aurélien. Depuis cette époque, son nom avait laissé un beau souvenir dans l’histoire; mais ce n’était qu’un souvenir; et faute de connaître en détail les titres de sa grandeur, l’on n’en avait que des idées confuses; à peine même les soupçonnait-on en Europe, lorsque sur la fin du siècle dernier, des négociants anglais d’Alep, las d’entendre les Bedouins parler des ruines immenses qui se trouvaient dans le désert, résolurent d’éclaircir les récits prodigieux qu’on leur en faisait. Une première tentative, en 1678, ne fut pas heureuse; les Arabes les dépouillèrent complétement, et ils furent obligés de revenir sans avoir rempli leur objet. Ils reprirent courage en 1691, et parvinrent enfin à voir les monuments indiqués. Leur relation, publiée dans les Transactions philosophiques, trouva beaucoup d’incrédules et de réclamateurs: on ne pouvait ni concevoir, ni se persuader comment, dans un lieu si écarté de la terre habitable, il avait pu subsister une ville aussi magnifique que leurs dessins l’attestaient. Mais depuis que le chevalier Dâkins (Dawkins), anglais, a publié, en 1753, les plans détaillés qu’il en avait lui-même pris sur les lieux en 1751, il n’y a plus eu lieu de douter, et il a fallu reconnaître que l’antiquité n’a rien laissé, ni dans la Grèce, ni dans l’Italie, qui soit comparable à la magnificence des ruines de Palmyre.

Je vais citer le précis de la relation de M. Oûd (Wood), associé et rédacteur du voyage de Dâkins[50].

«Après avoir appris à Damas que Tadmour ou Palmyre dépendait d’un aga résidant à Hassiâ, nous nous rendîmes en quatre jours à ce village, qui est situé dans le désert, sur la route de Damas à Alep. L’aga nous reçut avec cette hospitalité qui est si commune dans ce pays-là parmi les gens de toute condition; et quoique extrêmement surpris de notre curiosité, il nous donna les instructions nécessaires pour la satisfaire le mieux qu’il se pourrait. Nous partîmes de Hassiâ le 13 mars 1751, avec une escorte des meilleurs cavaliers arabes de l’aga, armés de fusils et de longues piques; et nous arrivâmes quatre heures après à Sodoud, à travers une plaine stérile qui produisait à peine de quoi brouter à des gazelles que nous y vîmes en quantité. Sodoud est un petit village habité par des chrétiens Maronites. Cet endroit est si pauvre, que les maisons en sont bâties en terre séchée au soleil. Les habitants cultivent autour du village autant de terre qu’il leur en faut simplement pour leur subsistance, et ils font de bon vin rouge. Après dîner, nous reprîmes notre route, et nous arrivâmes en trois heures à Haouaraîn, village turk où nous couchâmes. Haouaraîn a la même apparence de pauvreté que Sodoud; mais nous y trouvâmes quelques ruines, qui font voir que cet endroit a été autrefois plus considérable. Nous remarquâmes un village voisin entièrement abandonné de ses habitants; ce qui arrive fréquemment dans ce pays-là: quand le produit des terres ne répond pas à la culture, les habitants les quittent pour n’être pas opprimés. Nous partîmes de Haouaraîn le 13, et nous arrivâmes en trois heures à Qariatain, tenant toujours la direction est-quart-sud-est. Ce village ne diffère des précédents, qu’en ce qu’il est un peu plus grand: on jugea à propos de nous y faire passer le reste du jour, pour nous préparer, ainsi que nos bêtes de charge, à la fatigue du reste de notre voyage; car, quoique nous pussions l’achever en moins de 24 heures, il fallait faire ce trajet tout d’une traite, n’y ayant point d’eau dans cette partie du désert. Nous laissâmes Qariatain le 13, étant aux environs de 200 personnes qui, avec le même nombre d’ânes, de mulets et de chameaux, faisaient un mélange assez grotesque. Notre route était un peu au nord-quart-nord-est, à travers une plaine sablonneuse et unie, d’à peu près trois lieues et demie de largeur, sans arbres ni eau, et bornée à droite et à gauche par une chaîne de montagnes stériles qui semblaient se joindre environ deux tiers de lieue avant que nous arrivassions à Palmyre......»

«Le 14 à midi, nous arrivâmes au lieu où les montagnes semblaient se joindre: il y a entre elles une vallée où l’on voit encore les ruines d’un aqueduc qui portait autrefois de l’eau à Palmyre; à droite et à gauche, sont des tours carrées d’une hauteur considérable. En approchant de plus près, nous trouvâmes que c’étaient les anciens sépulcres des Palmyréniens. A peine eûmes-nous passé ces monuments vénérables, que les montagnes se séparant des deux côtés, nous découvrîmes tout à la fois la plus grande quantité de ruines que nous eussions jamais vue[51]; et derrière ces mêmes ruines, vers l’Euphrate, une étendue de plat pays à perte de vue, sans le moindre objet animé. Il est presque impossible de s’imaginer rien de plus étonnant. Un si grand nombre de piliers corinthiens, avec si peu de murs et de bâtiments solides, fait l’effet le plus romanesque que l’on puisse voir.» Tel est le récit de Wood.

Sans doute la sensation d’un pareil spectacle ne se transmet point; mais afin que le lecteur s’en fasse l’idée la plus rapprochée, je joins ici le dessin de la perspective. Pour en bien concevoir tout l’effet, il faut suppléer par l’imagination aux proportions. Il faut se peindre cet espace si resserré, comme une vaste plaine, ces fûts si déliés, comme des colonnes dont la seule base surpasse la hauteur d’un homme; il faut se représenter que cette file de colonnes debout occupe une étendue de plus de 1300 toises, et masque une foule d’autres édifices cachés derrière elle. Dans cet espace, c’est tantôt un palais dont il ne reste que les cours et les murailles; tantôt un temple dont le péristyle est à moitié renversé; tantôt un portique, une galerie, un arc de triomphe: ici, les colonnes forment des groupes dont la symétrie est détruite par la chute de plusieurs d’entre elles; là, elles sont rangées en files tellement prolongées, que, semblables à des rangs d’arbres, elles fuient sous l’œil dans le lointain, et ne paraissent plus que des lignes accolées. Si de cette scène mouvante la vue s’abaisse sur le sol, elle y en rencontre une autre presque aussi variée: ce ne sont de toutes parts que fûts renversés, les uns entiers, les autres en pièces, ou seulement disloqués dans leurs articulations; de toutes parts la terre est hérissée de vastes pierres à demi enterrées, d’entablements brisés, de chapiteaux écornés, de frises mutilées, de reliefs défigurés, de sculptures effacées, de tombeaux violés, et d’autels souillés de poussière. La table suivante rendra un compte plus détaillé des principaux objets de la gravure.

A, est un château turk, désormais abandonné.

B, un sépulcre.

C, une fortification turke ruinée.

D, un sépulcre où commence une suite de colonnes qui s’étend jusqu’à R, dans un espace de plus de 600 toises.

E, édifice supposé construit par Dioclétien.

F, ruines d’un sépulcre.

G, colonnes disposées en péristyle de temple.

h, grand édifice dont il ne reste que quatre colonnes.

I, ruines d’une église chrétienne.

K, file de colonnes qui semblent avoir appartenu à un portique, et qui aboutissent aux quatre piédestaux suivants.

L, quatre grands piédestaux.

m, cellule ou cage d’un temple, avec une partie de son péristyle.

N, petit temple.

O, foule de colonnes qui ont une fausse apparence de cirque.

P, quatre superbes colonnes de granit.

Q, colonnes disposées en péristyle de temple.

R, arc auquel aboutit la colonnade qui commence en D.

S, grande colonne.

T, mosquée turke ruinée, avec son minaret.

U, grosse colonne, dont la plus grande partie, avec son entablement, est tombée.

V, petits enclos de terre où les Arabes cultivent des oliviers et du grain.

X, temple du Soleil.

Y, tour carrée, bâtie par les Turks sur l’emplacement du portique.

zz, mur qui formait l’enceinte de la cour du temple.

W, sépulcres semés dans la vallée, hors des murs de la ville.

Il faut voir dans les planches mêmes de Wood, les développements de ces divers édifices, pour sentir à quel degré de perfection étaient parvenus les arts dans ces temps reculés. L’architecture avait surtout prodigué ses richesses, et déployé sa magnificence dans le temple du Soleil, divinité de Palmyre. L’enceinte carrée de la cour qui l’enferme, a 679 pieds sur chaque face. Le long de cette enceinte, régnait intérieurement un double rang de colonnes: au milieu de l’espace vide, le temple présente encore une façade de 47 pieds, sur un flanc de 124; tout autour règne un péristyle de 41 colonnes; par un cas extraordinaire, la porte répond au couchant et non à l’orient. La soffite de cette porte, tombée par terre, offre un zodiaque dont les signes sont les mêmes que les nôtres: une autre soffite porte un oiseau de la même forme que celui de Balbek, placé sur un fond semé d’étoiles. Il est remarquable pour les historiens, que la façade du portique a 12 colonnes, comme celle de Balbek: mais il est encore plus remarquable pour les artistes, que ces deux façades ressemblent à la colonnade du Louvre, bâtie par Perrault avant l’existence des dessins qui nous les ont fait connaître; la seule différence est que les colonnes du Louvre sont accouplées, au lieu que celles de Balbek et de Palmyre sont isolées.

Il est dans la cour de ce même temple un autre spectacle plus intéressant pour un philosophe: c’est de voir sur ces ruines sacrées de la magnificence d’un peuple puissant et poli, une trentaine de huttes de terre, où habitent autant de familles de paysans qui ont tout l’extérieur de la misère. Voilà à quoi se réduit la population actuelle d’un lieu jadis si fréquenté. Toute l’industrie de ces Arabes se borne à cultiver quelques oliviers et le peu de blé qu’il leur faut pour vivre; toutes leurs richesses se réduisent à quelques chèvres et à quelques brebis qu’ils font paître dans le désert; toutes leurs relations consistent en de petites caravanes qui leur viennent cinq ou six fois par an de Homs, dont ils dépendent: peu capables de se défendre de la violence, ils sont obligés de payer de fréquentes contributions aux Bedouins, qui les vexent ou les protégent. «Leur corps est sain et bien fait, ajoutent les voyageurs anglais; et la rareté des maladies parmi eux, prouve que l’air de Palmyre mérite l’éloge qu’en fait Longin, dans son épître à Porphyre. Il y pleut rarement, si ce n’est au temps des équinoxes, où il arrive aussi de ces ouragans de sable, si dangereux dans le désert. Le teint de ces Arabes est très-hâlé par la grande chaleur; mais cela n’empêche pas que les femmes n’aient de beaux traits. Elles sont voilées comme dans tout l’Orient; mais elles ne se font pas tant de scrupule qu’ailleurs de laisser voir leur visage; elles se teignent le bout des doigts en roux (avec du henné), les lèvres en bleu, les sourcils en noir; et elles portent aux oreilles et au nez de gros anneaux d’or ou de cuivre.»

L’on ne peut voir tant de monuments d’industrie et de puissance, sans demander quel fut le siècle qui les vit se développer, quelle fut la source des richesses nécessaires à ce développement; en un mot, quelle est l’histoire de Palmyre, et pourquoi elle se trouve située si singulièrement, étant en quelque sorte une île séparée de la terre habitable, par une mer de sables stériles. Les voyageurs que j’ai cités, ont fait sur ces questions des recherches intéressantes, mais trop longues pour être rapportées dans cet ouvrage: il faut lire dans le leur, comment ils distinguent à Palmyre deux genres de ruines, dont les unes appartiennent à des temps très-reculés, et ne sont que des débris informes; les autres, qui sont les monuments subsistants, appartiennent à des siècles plus modernes. On y verra comment, se fondant sur le genre d’architecture qui y est employé, ils en assignent la construction aux trois siècles qui précédèrent Dioclétien, dans lesquels l’ordre corinthien fut préféré à tous les autres. Ils démontrent par des raisonnements pleins de sagacité, que Palmyre, située à trois journées de l’Euphrate, dut toute sa fortune à l’avantage d’être sur l’une des routes du grand commerce qui a de tout temps existé entre l’Euphrate et l’Inde; enfin ils constatent qu’elle acquit son plus grand accroissement lorsque, devenue barrière entre les Romains et les Parthes, elle eut l’art de se maintenir neutre dans leurs démêlés, et de faire servir le luxe de ces puissants empires à sa propre opulence.

De tout temps, Palmyre fut un entrepôt naturel pour les marchandises qui venaient de l’Inde par le golfe Persique, et qui de là, remontant par l’Euphrate ou par le désert, allaient, dans la Phénicie et l’Asie mineure, se répandre chez des nations qui en furent toujours avides. Ce commerce dut y fixer dès les siècles les plus reculés un commencement de population, et en faire une place importante quoique encore peu célèbre. Les deux sources d’eau douce[52] que son sol possède, furent surtout un attrait puissant d’habitation dans ce désert aride et sec partout ailleurs. Ce furent sans doute ces deux motifs qui attirèrent les regards de Salomon, et qui engagèrent ce prince commerçant à porter ses armes jusqu’à cette limite si reculée de la Judée. «Il y construisit de bonnes murailles, dit l’historien Josèphe[53], pour s’en assurer la possession, et il l’appela Tadmour, qui signifie lieu de palmiers.» L’on a voulu inférer de ce récit que Salomon en fut le premier fondateur; mais l’on en doit plutôt conclure que déja ce lieu avait une importance connue. Les palmiers qu’il y trouva ne sont l’arbre que des pays habités: dès avant Moïse, les voyages d’Abraham et de Jacob, de la Mésopotamie dans la Syrie, indiquent entre ces contrées des relations qui devaient animer Palmyre. La cannelle et les perles mentionnées au temps du législateur des Hébreux, attestent une communication avec l’Inde et le golfe Persique, qui devait suivre l’Euphrate, et passer encore à Palmyre. Aujourd’hui que ces siècles sont éloignés, et que la plupart des monuments ont péri, l’on raisonne mal sur l’état de ces contrées à ces époques, et on le saisit d’autant moins bien, que l’on admet comme faits historiques des faits antérieurs qui ont un caractère tout différent; cependant, si l’on observe que les hommes de tous les temps sont unis par les mêmes intérêts et les mêmes jouissances, l’on jugera qu’il a dû s’établir de très-bonne heure des relations de commerce de peuple à peuple, et que ces relations ont dû être à peu près les mêmes qui se retrouvent dans les temps postérieurs et mieux connus. D’après ce principe, en ne remontant pas au delà du siècle de Salomon, l’invasion de Tadmour par ce prince est un fait qui décèle une foule de rapports et de conséquences. Le roi de Jérusalem n’eût porté son attention sur un poste si éloigné, si isolé, sans un puissant motif d’intérêt. Cet intérêt n’a pu être que celui d’un grand commerce, dont ce lieu était déja l’entrepôt, dont l’Inde était un des objets éloignés, dont le golfe Persique était le principal foyer. Divers faits combinés concourent surtout à indiquer ce dernier article: bien plus, ils conduisent nécessairement à reconnaître le golfe Persique pour le centre du commerce de cet Ophir sur lequel on a bâti tant de mauvaises hypothèses. En effet, n’est-ce pas dans ce golfe que les Tyriens entretinrent dès les siècles reculés un commerce, et eurent des possessions dont les îles de Tyrus et Aradus restèrent les monuments? Si Salomon rechercha l’alliance de ces Tyriens, s’il eut besoin de leurs pilotes pour guider ses vaisseaux, le but du voyage ne dut-il pas être les lieux qu’ils fréquentaient déja, où ils se rendaient par leurs ports de Phœnicum oppidum, sur la mer Rouge, et peut-être de Tor, dont le nom semble une trace du leur? Les perles qui furent un des principaux articles du commerce de Salomon, ne sont-elles pas le produit presque exclusif de la côte du golfe, entre les îles de Tyrus et Aradus (aujourd’hui Bahrain), et le cap Masandoum? Les paons qui firent l’admiration des Juifs, n’ont-ils pas toujours passé pour originaires de la province de Perse adjacente au golfe? Les singes ne venaient-ils pas de l’Yémen, qui était sur la route, et où ils abondent encore? N’est-ce pas dans cet Yémen qu’est le pays de Saba, dont la reine apporta au roi juif de l’encens et de l’or? Ne sont-ce pas ces Sabéens que Strabon vante pour la quantité d’or qu’ils possédaient? On a cherché Ophir dans l’Inde et dans l’Afrique; mais n’est-il pas un des douze cantons ou peuples arabes mentionnés dans leurs origines hébraïques? Et peut-on le séparer de leur continent, quand ces origines suivent partout un ordre méthodique de positions, quoi qu’en aient dit Bochart et Calmet? Enfin, n’est-ce pas le nom même de cet Ophir qui se retrace dans celui d’Ofor, ville du district d’Oman, sur la côte des Perles? Ce pays n’a plus d’or, mais qu’importe, si Strabon nous apprend qu’au temps des Séleucides, les habitants de Gerrha, sur la route de Babylone, en retiraient une quantité considérable? Si l’on pèse toutes ces circonstances, l’on conviendra que le golfe Persique fut le foyer du plus grand commerce de l’ancien Orient; que ce fut pour y communiquer par une voie plus courte ou plus sûre, que Salomon se porta jusqu’à l’Euphrate; et qu’enfin, à titre d’entrepôt commode, Palmyre dut avoir dès cette époque un état, sinon brillant, du moins assez considérable. On juge même, en méditant sur les révolutions des siècles qui suivirent, que ce commerce fut un agent principal de ces grands mouvements de la basse Asie, dont des chroniques stériles ne rendent point raison. Si, postérieurement à Salomon, les Assyriens de Ninive tournèrent leur ambition vers la Kaldée et le cours inférieur de l’Euphrate, ce fut pour se rapprocher du golfe Persique, source de l’opulence. Si Babylone, de vassale de Ninive, devint en peu de temps sa rivale, et siége d’un empire nouveau, ce fut parce que son site la rendit l’entrepôt de cette circulation. Enfin, si ses rois firent des guerres si opiniâtres à Jérusalem et à Tyr, ce ne fut pas seulement pour dépouiller ces villes des richesses qu’elles possédaient, mais encore pour obstruer la dérivation qu’elles causaient par la mer Rouge. Un historien[54] qui nous apprend que Nabukodonosor, avant d’assiéger Jérusalem, s’empara de Tadmour, nous indique que cette ville participait aux opérations des grandes métropoles environnantes. Leur chute, arrivée par gradation, devint pour elle, sous l’empire des Perses et sous les successeurs d’Alexandre, le mobile de l’accroissement qu’elle semble acquérir tout à coup au temps des Parthes et des Romains; elle eut alors une période de plusieurs siècles de paix et d’activité, qui permirent à ses habitants d’élever ces monuments d’opulence dont nous admirons encore les débris. Ils purent y déployer d’autant plus de luxe, que le sol ne permettait aucun autre genre de dépense, et que le faste des négociants en tout pays se porte volontiers vers les constructions. Odenat et Zénobie mirent le comble à cette prospérité; mais, pour avoir voulu passer la mesure naturelle, ils en détruisirent tout à coup l’équilibre, et Palmyre, dépouillée par Aurélien de l’état qu’elle s’était fait en Syrie, puis assiégée, prise et dévastée par cet empereur, perdit en un jour la liberté et la sécurité, qui étaient les premiers mobiles de sa grandeur. Depuis lors, les guerres perpétuelles de ces contrées, les dévastations des conquérants, les vexations des despotes, en appauvrissant les peuples, ont diminué le commerce et tari la source qui venait au sein des déserts faire fleurir l’industrie et l’opulence: les faibles canaux qui en ont survécu, dérivés par Alep et Damas, ne servent aujourd’hui qu’à rendre son abandon plus sensible et plus complet.

En quittant ces ruines vénérables, et rentrant dans la terre habitée, nous trouvons d’abord Homs, l’Emesus des Grecs, située sur la rive orientale de l’Oronte. Cette ville, jadis place forte et très-peuplée, n’est plus qu’un assez gros bourg ruiné, où l’on ne compte pas plus de deux mille habitants, partie Grecs et partie Musulmans. Il y réside un aga, qui tient, à titre de sous-ferme, du pacha de Damas, toute la contrée jusqu’à Palmyre. Le pacha lui-même tient cette ferme à titre d’apanage relevant immédiatement du sultan: il en est de même de Hama et de Marra. Ces trois fermes sont portées à quatre cents bourses, ou cinq cent mille livres; mais elles rapportent près du quadruple.

A deux journées de chemin au-dessous de Homs, est Hama, célèbre en Syrie pour ses roues hydrauliques. Elles sont en effet les plus grandes que l’on y connaisse; elles ont jusqu’à trente-deux pieds de diamètre. La circonférence de ces roues est formée par des augets disposés de telle façon, qu’en tournant dans le courant du fleuve, ils se remplissent d’eau, et qu’en arrivant au zénith de la roue, ils se dégorgent dans un bassin, d’où l’eau se rend par des canaux aux bains publics et particuliers. La ville est située dans une vallée étroite, sur les deux rives de l’Oronte; elle contient environ quatre mille ames, et elle a quelque activité, parce qu’elle est sur la route d’Alep à Tripoli. Le sol est, comme dans toute cette partie, très-propre au froment et au coton; mais la culture, exposée aux rapines du Motsallam et des Arabes, est languissante. Un chaik de ceux-ci, nommé Mohammad-el-Korfân, s’est rendu si puissant depuis quelques années, qu’il est parvenu à imposer des contributions arbitraires sur le pays. On estime qu’il peut mettre sur pied jusqu’à trente mille cavaliers.

En continuant de descendre l’Oronte par une route qui n’est qu’un peu fréquentée, l’on rencontre dans un terrain marécageux un lieu intéressant par le contraste de fortune qu’il présente. Ce lieu appelé Famié, était jadis, sous le nom d’Apaméa, l’une des plus célèbres villes de ces cantons. C’était là, dit Strabon, que les Séleucides avaient établi l’école et la pépinière de leur cavalerie. Le terrain des environs, abondant en pâturages, nourrissait jusqu’à trente mille cavales, trois cents étalons et cinq cents éléphants. Au lieu de cette création si animée, à peine les marais de Famié nourrissent-ils aujourd’hui quelques buffles et quelques moutons. Aux soldats vétérans d’Alexandre qui en avaient fait le lieu de leur repos, ont succédé de malheureux paysans qui vivent dans les alarmes perpétuelles des vexations des Turks et des invasions des Arabes. De toutes parts, les mêmes tableaux se répètent dans ces cantons. Chaque ville et chaque village sont formés de débris, et assis sur des ruines de constructions anciennes: on ne cesse d’en rencontrer, soit dans le désert, soit en remontant la route jusqu’aux montagnes de Damas; soit même en passant au midi de cette ville, dans les immenses plaines du Haurân. Les pèlerins de la Mekke, qui les traversent pendant cinq à six journées, attestent qu’ils y trouvent à chaque pas des vestiges d’anciennes habitations. Cependant ils sont moins remarquables dans ces plaines, attendu que l’on y manque de matériaux durables; le sol est une terre pure sans pierres, et presque sans cailloux. Ce que l’on raconte de sa fertilité actuelle, répond parfaitement à l’idée qu’en donnent les livres hébreux. Partout où l’on sème le froment, il rend en profusion si les pluies ne manquent pas, et il croît à hauteur d’homme. Les pèlerins assurent même que les habitants ont une force de corps et une taille au-dessus du reste des Syriens: ils en doivent différer à d’autres égards, parce que leur climat, excessivement chaud et sec, ressemble plus à l’Égypte qu’à la Syrie. Ainsi que dans le désert, ils manquent d’eaux vives et de bois, font du feu avec de la fiente, et bâtissent des huttes avec de la terre battue et de la paille. Ils sont très-basanés; ils paient des redevances au pacha de Damas. Mais la plupart de leurs villages se mettent sous la protection de quelques tribus arabes; et quand les chaiks ont de la prudence, le pays prospère et jouit de la sécurité. Elle règne encore plus dans les montagnes qui bornent ces plaines à l’ouest et au nord; ce motif y a attiré depuis quelques années nombre de familles druzes et maronites, lassées des troubles du Liban; elles y ont formé des Dêa[55], ou villages, où elles professent librement leur culte, et ont des chapelles et des prêtres. Un voyageur intelligent trouverait sans doute en ces cantons divers objets intéressants d’antiquité et d’histoire naturelle; mais aucun Européen connu n’y a encore pénétré.

En se rapprochant du Jourdain, le pays devient plus montueux et plus arrosé; la vallée où coule ce fleuve, est en général abondante en pâturages, surtout dans la partie supérieure. Quant au fleuve lui-même, il a moins d’importance que l’imagination n’a coutume de lui en donner. Les Arabes, qui méconnaissent le nom de Jourdain, l’appellent el-Chariâ: sa largeur commune entre les deux principaux lacs, ne passe guère soixante-dix à quatre-vingts pieds; en récompense, il a une profondeur de dix à douze pieds. Dans l’hiver, il sort du lit étroit qui l’encaisse, et gonflé par les pluies, il déborde sur les deux rives jusqu’à former une nappe large quelquefois d’un quart de lieue; sa grande crue est en mars, au temps que les neiges fondent sur les montagnes du Chaik: alors, plus qu’en tout autre temps, ses eaux sont troubles et jaunâtres, et son cours impétueux. Ses rives sont couvertes d’une épaisse forêt de roseaux, de saules et d’autres arbustes qui servent de repaire à une foule de sangliers, d’onces, de chacals, de lièvres et d’oiseaux.

En traversant le Jourdain, à mi-chemin des deux lacs, on entre dans un canton montueux, jadis célèbre sous le nom de royaume de Samarie, et connu aujourd’hui sous celui de pays de Nâblous, qui en est le chef-lieu. Ce bourg, situé près de Sikem, et sur les ruines de la Neapolis des Grecs, est la résidence d’un chaik qui tient à ferme le tribut, dont il rend compte au pacha de Damas lors de sa tournée. L’état de ce pays est à peu près le même que celui des Druzes, avec la différence que ses habitants sont des musulmans zélés au point de ne pas souffrir volontiers des chrétiens parmi eux. Ils sont répandus par villages dans leurs montagnes, dont le sol, assez fertile, produit beaucoup de blé, de coton, d’olives et quelques soies. L’éloignement où ils sont de Damas, et la difficulté de leur terrain, en le préservant jusqu’à un certain point des vexations du gouvernement, leur ont procuré plus d’aisance que l’on n’en trouve ailleurs. Ils passent même en ce moment pour le plus riche peuple de la Syrie: ils doivent cet avantage à la conduite adroite qu’ils ont tenue dans les derniers troubles de la Galilée et de la Palestine; la tranquillité qui régnait chez eux, engagea beaucoup de gens aisés à venir s’y mettre à l’abri des revers de la fortune. Mais depuis quatre ou cinq ans, l’ambition de quelques chaiks, fomentée par les Turks, a suscité un esprit de faction et de discorde, qui a des effets presque aussi fâcheux que les vexations des pachas.

A deux journées au sud de Nâblous, en marchant par des montagnes qui à chaque pas deviennent plus rocailleuses et plus arides, l’on arrive à une ville qui, comme tant d’autres que nous avons parcourues, présente un grand exemple de la vicissitude des choses humaines: à voir ses murailles abattues, ses fossés comblés, son enceinte embarrassée de décombres, l’on a peine à reconnaître cette métropole célèbre qui jadis lutta contre les empires les plus puissants; qui balança un instant les efforts de Rome même; et qui, par un retour bizarre du sort, en reçoit aujourd’hui dans sa chute l’hommage et le respect; en un mot, l’on a peine à reconnaître Jérusalem. L’on s’étonne encore plus de sa fortune en voyant sa situation: car, placée dans un terrain scabreux et privé d’eau, entourée de ravines et de hauteurs difficiles, écartée de tout grand passage, elle ne semblait propre à devenir ni un entrepôt de commerce, ni un siége de consommation; mais elle a vaincu tous les obstacles, pour prouver sans doute ce que peut l’opinion maniée par un législateur habile, ou favorisée par des circonstances heureuses. C’est cette même opinion qui lui conserve encore un reste d’existence: la renommée de ses merveilles, perpétuée chez les Orientaux, en appelle et en fixe toujours un certain nombre dans ses murailles; musulmans, chrétiens, juifs, tous sans distinction de secte, se font un honneur de voir ou d’avoir vu la ville noble et sainte, comme ils l’appellent[56]. A juger par le respect qu’ils affectent pour ces lieux sacrés, l’on croirait qu’il n’est pas au monde de peuple plus dévot; mais cela ne les a pas empêchés d’acquérir et de mériter la réputation du plus méchant peuple de la Syrie, sans excepter Damas même: l’on estime que le nombre des habitants se monte à 12 ou 14,000 ames.

Jérusalem a eu de temps en temps des gouverneurs propres, avec le titre de pachas; mais plus ordinairement elle est, comme aujourd’hui, une dépendance de Damas, dont elle reçoit un motsallam ou dépositaire d’autorité. Ce motsallam en paie une ferme, dont les fonds se tirent du miri, des douanes, et surtout des sottises des habitants chrétiens. Pour concevoir ce dernier article, il faut savoir que les diverses communions des Grecs schismatiques et catholiques, des Arméniens, des Coptes, des Abyssins et des Francs se jalousant mutuellement la possession des lieux saints, se la disputent sans cesse à prix d’argent auprès des gouverneurs turks. C’est à qui acquerra une prérogative, ou l’ôtera à ses rivaux; c’est à qui se rendra le délateur des écarts qu’ils peuvent commettre. A-t-on fait quelque réparation clandestine à une église; a-t-on poussé une procession plus loin que de coutume; est-il arrivé un pèlerin par une autre porte que celle qui lui est assignée, c’est un sujet de délation au gouvernement, qui ne manque pas de s’en prévaloir, pour établir des avanies et des amendes. De là des inimitiés et une guerre éternelle entre les divers couvents, et entre les adhérents de chaque communion. Les Turks, à qui a chaque dispute rapporte toujours de l’argent, sont, comme l’on peut croire, bien éloignés d’en tarir la source. Grands et petits, tous en tirent parti; les uns vendent leur protection; les autres leurs sollicitations: de là un esprit d’intrigue et de cabale qui a répandu la corruption dans toutes les classes; de là, pour le motsallam, un casuel qui chaque année monte à plus de 100,000 piastres. Chaque pèlerin lui doit une entrée de 10 piastres; plus, un droit d’escorte pour le voyage au Jourdain, sans compter les aubaines qu’il tire des imprudences que ces étrangers commettent pendant leur séjour. Chaque couvent lui paie tant pour un droit de procession, tant pour chaque réparation à faire; plus, des présents à l’avènement de chaque supérieur, et au sien propre; plus, des gratifications sous main, pour obtenir des bagatelles secrètes que l’on sollicite, et tout cela va loin chez les Turks, qui, dans l’art de pressurer, sont aussi entendus que les plus habiles gens de loi de l’Europe. En outre, le motsallam perçoit des droits sur la sortie d’une denrée particulière à Jérusalem; je veux parler des chapelets, des reliquaires, des sanctuaires, des croix, des passions, des agnus-dei, des scapulaires, etc., dont il part chaque année près de 300 caisses. La fabrication de ces ustensiles de piété est la branche d’industrie qui fait vivre la plupart des familles chrétiennes et mahométanes de Jérusalem et de ses environs; hommes, femmes et enfants, tous s’occupent à sculpter, à tourner le bois, le corail, et à broder en soie, en perles et en fil d’or et d’argent. Le seul couvent de Terre-Sainte en enlève tous les ans pour 50,000 piastres; et ceux des Grecs, des Arméniens et des Coptes réunis, pour une somme encore plus forte: ce genre de commerce est d’autant plus nécessaire aux fabricants, que la main-d’œuvre est presque l’unique objet de leur salaire; et il devient d’autant plus lucratif aux débitants, que le prix du fonds est décuplé par une valeur d’opinion. Ces objets exportés dans la Turkie, l’Italie, le Portugal, dans l’Espagne et ses colonies, en font revenir à titre d’aumônes ou de paiements, des sommes considérables. A cet article les couvents joignent une autre branche moins importante, la visite des pèlerins. L’on sait que de tout temps, la dévote curiosité de visiter les saints lieux, conduisit de tous côtés des chrétiens à Jérusalem; il fut même un siècle où les ministres de la religion en avaient fait un acte nécessaire au salut. L’on se rappelle que ce fut cette ferveur qui, agitant l’Europe entière, produisit les croisades. Depuis leur malheureuse issue, le zèle des Européens se refroidissant de jour en jour, le nombre de leurs pèlerins s’est beaucoup diminué; et il se réduit désormais à quelques moines d’Italie, d’Espagne et d’Allemagne. Mais il n’en est pas ainsi des Orientaux: fidèles à l’esprit des temps passés, ils ont continué de regarder le voyage de Jérusalem comme une œuvre du plus grand mérite. Ils sont même scandalisés du relâchement des Francs à cet égard, et ils disent qu’ils sont tous devenus hérétiques ou infidèles. Leurs prêtres et leurs moines, à qui cette ferveur est utile, ne cessent de la fomenter. Les Grecs surtout assurent que le pèlerinage acquiert les indulgences plénières, non-seulement pour le passé, mais même pour l’avenir; et qu’il absout, non-seulement du meurtre, de l’inceste, de la pédérastie, mais encore de l’infraction du jeûne et des jours de fêtes, dont ils font des cas bien plus graves. De si grands encouragements ne demeurent pas sans effet; et chaque année il part de la Morée, de l’Archipel, de Constantinople, de l’Anatolie, de l’Arménie, de l’Égypte et de la Syrie, une foule de pèlerins de tout âge et de tout sexe; l’on en portait le nombre, en 1784, à 2000 têtes. Les moines, qui trouvent sur leurs registres, que jadis il en passait 10 à 12,000, ne cessent de dire que la religion dépérit, et que le zèle des fidèles s’éteint. Mais il faut convenir que ce zèle est un peu ruineux, puisque le simple pèlerinage coûte au moins 4,000 livres, et qu’il en est souvent qui, au moyen des offrandes, se montent à 50 et 60,000 livres.

Yâfa est le lieu où débarquent ces pèlerins. Ils y arrivent en novembre, et se rendent sans délai à Jérusalem, où ils restent jusqu’après les fêtes de Pâques. On les loge pêle-mêle par familles, dans les cellules des couvents de leur communion. Les religieux ont bien soin de dire que ce logement est gratuit; mais il ne serait ni honnête ni sûr de s’en aller sans faire une offrande qui excède de beaucoup le prix marchand d’une location. En outre, l’on ne peut se dispenser de payer des messes, des services, des exorcismes, etc., autre tribut assez considérable. L’on doit acheter encore des crucifix, des chapelets, des agnus-dei, etc. Le jour des Rameaux arrivé, l’on va se purifier au Jourdain; et ce voyage exige encore une contribution. Année commune, elle rapporte au gouverneur 15,000 sequins turks, c’est-à-dire 112,500 livres[57], dont il dépense environ la moitié en frais d’escorte et droits de passage qu’exigent les Arabes. Il faut voir dans les relations particulières de ce pèlerinage, la marche tumultueuse de cette foule dévote dans la plaine de Yericho; son zèle indécent et superstitieux à se jeter hommes, femmes et enfants, nus dans le Jourdain; leur fatigue à se rendre au bord de la mer Morte; leur ennui à la vue des rochers de cette contrée, la plus sauvage de la nature; enfin leur retour et leur visite des saints lieux, et la cérémonie du feu nouveau qui descend du ciel le samedi saint, apporté par un ange. Les Orientaux croient encore à ce miracle, quoique les Francs aient reconnu que les prêtres, retirés dans la sacristie, emploient des moyens très-naturels. La Pâque finie, chacun retourne en son pays, fier de pouvoir émuler avec les musulmans pour le titre de pèlerin[58]; plusieurs même, afin d’être reconnus partout pour tels, se font graver sur la main, sur le poignet ou sur le bras, des figures de croix, de lance, et le chiffre de Jésus et de Marie. Cette gravure douloureuse et quelquefois périlleuse[59], se fait avec des aiguilles dont on remplit la piqûre de poudre à canon, ou de chaux d’antimoine. Elle reste ineffaçable: les musulmans ont la même pratique; et elle se retrouve chez les Indiens, chez les sauvages, et chez les peuples anciens, toujours avec un caractère religieux, parce qu’elle tient à des usages de religion de la première antiquité. Tant de dévotion n’empêche pas ces pèlerins de participer au proverbe des Hadjis; et les chrétiens disent aussi: Prenez garde au pèlerin de Jérusalem. L’on conçoit que le séjour de cette foule à Jérusalem pendant cinq à six mois, y laisse des sommes considérables: à ne compter que quinze cents personnes, à cent pistoles par tête, c’est un million et demi. Une partie de cet argent passe en paiement de denrées au peuple et aux marchands, qui rançonnent les étrangers de tout leur pouvoir. L’eau se payait en 1784, jusqu’à 15 sous la voie. Une autre partie va au gouverneur et à ses employés, Enfin, la troisième reste dans les couvents. L’on se plaint de l’usage qu’en font les schismatiques; et l’on parle avec scandale de leur luxe, de leurs porcelaines, de leurs tapis, et même des sabres, des kandjars et bâtons qui meublent leurs cellules. Les Arméniens et les Francs sont beaucoup plus modestes; c’est vertu de nécessité dans les premiers, qui sont pauvres; mais c’est vertu de prudence dans les seconds, qui ne le sont pas.

Le couvent de ces Francs, appelé Saint-Sauveur, est le chef-lieu de toutes les missions de Terre-Sainte qui sont dans l’empire turk. L’on en compte dix-sept, que desservent des franciscains de toute nation, mais plus souvent des Français, des Italiens et des Espagnols. L’administration générale est confiée à trois individus de ces nations, de telle manière que le supérieur doit toujours être né sujet du pape; le procureur, sujet du roi catholique, et le vicaire, sujet du roi très-chrétien. Chacun de ces administrateurs a une clef de la caisse générale, afin que le maniement des fonds ne puisse se faire qu’en commun. Chacun d’eux est assisté d’un second appelé discret: la réunion de ces six personnages et d’un discret portugais, forme le directoire ou chapitre souverain qui gouverne le couvent et l’ordre entier. Ci-devant une balance combinée par les premiers législateurs, avait tellement distribué les pouvoirs de ces administrateurs, que la volonté d’un seul ne pouvait maîtriser celle de tous; mais comme tous les gouvernements sont sujets à révolution, il est arrivé depuis quelques années des incidents qui ont beaucoup dénaturé celui-ci. En voici l’histoire en deux mots.

Il y a environ 20 ans, que par un désordre assez familier aux grandes régies, le couvent de Terre-Sainte se trouva chargé d’une dette de 600 bourses (750,000 liv.). Elle croissait de jour en jour, parce que la dépense ne cessait d’excéder la recette. Il eût été facile de se libérer tout à coup, attendu que le trésor du Saint-Sépulcre possède en diamants et en toutes sortes de pierres précieuses, en calices, en croix, en ciboires d’or et autres présents des princes chrétiens, pour plus d’un million; mais outre l’aversion qu’ont eue de tout temps les ministres des temples à toucher aux choses sacrées, il pouvait être important dans le cas en question, de ne pas montrer aux Turks, ni même aux chrétiens, de trop grandes ressources. La position était embarrassante; elle le devenait encore davantage par les murmures du procureur espagnol, qui se plaignait hautement de supporter seul le fardeau de la dette, parce qu’en effet, c’était lui qui fournissait les fonds les plus considérables. Dans ces circonstances, J. Ribeira, qui occupait ce poste, étant venu à mourir, le hasard lui donna pour successeur un homme qui, plus impatient encore, résolut de remédier au désordre à quelque prix que ce fût. Il s’y porta avec d’autant plus d’activité, qu’il se promit des avantages particuliers de la réforme qu’il méditait. Il dressa son plan en conséquence; pour l’exécuter, il s’adressa immédiatement au roi d’Espagne, par l’entremise de son confesseur, et il lui proposa:

«Que le zèle des princes chrétiens s’étant beaucoup refroidi depuis plusieurs années, leurs anciennes largesses au couvent de Terre-Sainte avaient considérablement diminué; que le roi très-fidèle avait retranché plus de la moitié des 40,000 piastres fortes qu’il avait coutume de donner; que le roi très-chrétien se tenant acquitté par la protection qu’il accordait, payait à peine les 1000 écus qu’il avait promis; l’Italie et l’Allemagne devenaient de jour en jour moins libérales, et que sa majesté catholique était la seule qui continuât les bienfaits de ses prédécesseurs. Il représenta que d’autre part, les dépenses de l’établissement n’ayant pas subi la même diminution, il en résultait un vide qui forçait chaque année de recourir à un emprunt; que de cette manière il s’était formé une dette qui s’accroissait de jour en jour, et qui menaçait de conduire à une ruine finale; que parmi les causes de cette dette, l’on devait surtout compter le pèlerinage des moines qui venaient visiter les saints lieux; qu’il fallait leur payer leurs voyages, leurs nolis, leurs péages, leur pension au couvent pendant deux et trois ans, etc.; que par un cas singulier, la majeure partie de ces moines était fournie par ces mêmes états qui avaient retiré leurs largesses, c’est-à-dire, par le Portugal, l’Allemagne et l’Italie; qu’il semblait étrange que le roi d’Espagne défrayât des gens qui n’étaient point ses sujets; et qu’il était abusif que le maniement même de ses fonds fût confié à un chapitre presque tout composé d’étrangers. Le suppliant insistant sur ce dernier article, priait sa majesté catholique d’intervenir à la réforme des abus, et d’établir un ordre nouveau et plus équitable, dont il insinua le dessein.»

Ces représentations eurent tout l’effet qu’il pouvait désirer. Le roi d’Espagne y faisant droit, se déclara d’abord protecteur spécial de l’ordre de Terre-Sainte en Levant, et en prit en cette qualité la direction; puis il nomma le requérant, J. Juan Ribeira, son procureur royal, lui donna à ce titre un cachet aux armes d’Espagne, et lui confia à lui seul la gestion de ses dons, sans en être comptable qu’à sa personne. De ce moment, J. Juan Ribeira, devenu plénipotentiaire, a signifié au discrétoire que désormais il aurait une caisse particulière, séparée de la caisse commune; que cette dernière resterait comme ci-devant, chargée des dépenses générales, et qu’en conséquence toutes les contributions des nations y seraient versées; mais qu’attendu que celle d’Espagne était hors de proportion avec les autres, il n’en serait désormais distrait qu’une partie relative au contingent de chacune, et que l’excédant serait versé dans sa caisse particulière; que les pèlerinages seraient désormais aux frais des nations respectives, à l’exception des sujets de France, dont-il voulait bien se charger. De là, il est arrivé que les pèlerinages et la plupart des dépenses générales resserrées, ont repris un équilibre avec la recette, et l’on a pu commencer d’acquitter la dette dont on était chargé; mais les religieux n’ont pas vu sans humeur le procureur devenir une puissance indépendante: ils ne lui pardonnent pas d’être à lui seul presque aussi riche que l’ordre entier: en effet, il a touché depuis huit ans quatre conduites ou contributions d’Espagne, évaluées à 800,000 piastres. L’argent qui forme ces conduites, consistant en piastres d’Espagne, se charge ordinairement sur un vaisseau français qui le transporte en Cypre, avec deux religieux qui veillent à sa garde. De Cypre, une partie des piastres fortes passe à Constantinople, où elles sont vendues avec bénéfice, et converties en monnaie turke. L’autre partie va directement par Yâfa à Jérusalem, dont les habitants l’attendent comme les Espagnols attendent le galion. Le procureur en verse une somme dans la caisse générale, et le reste est à sa discrétion. Les usages qu’il en fait, consistent, 1º en une pension de mille écus au vicaire français et à son discret qui, à ce moyen, lui procurent dans le conseil une majorité des suffrages; 2º en présents au gouverneur, au mofti, au qâdi, au naqîb, et autres grands dont le crédit peut lui être utile; enfin, il soutient la dignité de sa place: et cet article n’est pas une bagatelle; car il a ses interprètes particuliers, comme un consul, sa table, ses janissaires: seul des Francs, il monte à cheval dans Jérusalem, et marche escorté par des cavaliers; en un mot, il est, après le motsallam, la première personne du pays, et il traite d’égal à égal avec les puissances. Tant d’égards ne sont pas gratuits, comme l’on peut croire. Une seule visite à Djezzâr pour l’église de Nazareth, a coûté 30,000 pataques (157,000 liv.). Les musulmans de Jérusalem, qui désirent son argent, recherchent son amitié. Les chrétiens qui sollicitent ses aumônes, redoutent jusqu’à son indifférence. Heureuse la maison qu’il affectionne, et malheur à qui lui déplaît! car sa haine peut avoir des suites directes ou détournées, également redoutables: un mot à l’Ouâli attirerait le bâton, sans qu’on sût d’où il vient. Tant de pouvoir lui a fait dédaigner la protection accoutumée de l’ambassadeur de France, et il a fallu une affaire récente avec le pacha de Damas, pour lui rappeler qu’elle seule est plus efficace que 20,000 sequins. Ses agents, fiers de son crédit, en abusent comme tous les subalternes. Les moines espagnols de Yâfa et de Ramlé traitent les chrétiens qui dépendent d’eux, avec une rigueur qui n’est nullement évangélique: ils les excommunient en pleine église, en les apostrophant par leur nom; ils menacent les femmes dont il leur est revenu des propos; ils font faire des pénitences publiques, le cierge à la main; ils livrent aux Turks les indociles, et refusent tout secours à leurs familles; enfin ils choquent les usages du pays et la bienséance, en visitant les femmes des chrétiens, qui ne doivent voir que leurs très-proches parents, et en les entretenant sans témoins dans leurs appartements, pour raison de confession. Les Turks ne peuvent concevoir tant de liberté sans abus. Les chrétiens, dont l’esprit est le même à cet égard, en murmurent, mais ils n’osent éclater. L’expérience leur a appris que l’indignation des RR. PP. a des suites redoutables. L’on dit tout bas qu’elle attira, il y a six ou sept ans, un ordre du capitan-pacha, pour couper la tête à un habitant de Yâfa qui leur résistait. Heureusement l’aga prit sur lui d’en différer l’exécution, et de désabuser l’amiral; mais leur animosité n’a pas cessé de poursuivre cet homme par des chicanes de toute espèce. Récemment même, elle a sollicité l’ambassadeur d’Angleterre, sous la protection duquel il s’est mis, de donner main-levée à une punition qui n’est qu’une injuste vengeance.

Laissons-là des détails faits cependant pour peindre l’état de ce pays. Si nous quittons Jérusalem, nous ne trouvons plus dans cette partie du pachalic, que trois lieux qui méritent d’en faire mention.

Le premier est Râha, l’ancienne Yericho, située à six lieues au nord-est de Jérusalem: son local est une plaine de six à sept lieues de long sur trois de large, autour de laquelle règnent des montagnes stériles qui la rendent très-chaude. Jadis on y cultivait le baume de la Mekke. Selon les Hadjis, c’est un arbuste semblable au grenadier, dont les feuilles ont la forme de celles de la rhue; il porte une noix charnue, au milieu de laquelle est une amande d’où se retire le suc résineux qu’on appelle baume. Aujourd’hui il n’existe pas un de ces arbustes à Râha; mais l’on y en trouve une autre espèce, appelée zaqqoûn, qui produit une huile douce aussi vantée pour les blessures. Ce zaqqoûn ressemble à un prunier; il a des épines longues de quatre pouces, des feuilles d’olivier, mais plus étroites, plus vertes, et piquantes au bout: son fruit est un gland sans calice, sous l’écorce duquel est une pulpe, puis un noyau, dont l’amande rend une huile que les Arabes vendent très-cher à ceux qui en désirent: c’est le seul commerce de Râha, qui n’est qu’un village en ruines.

Le second lieu est Bait-el-lahm ou Bethlem, si célèbre dans l’histoire du christianisme. Ce village, situé à deux lieues de Jérusalem, au sud-est, est assis sur une hauteur, dans un pays de coteaux et de vallons, qui pourrait devenir très-agréable. C’est le meilleur sol de ces cantons; les fruits, les vignes, les olives, les sésames y réussissent très-bien; mais la culture manque, comme partout ailleurs. On compte dans ce village environ 600 hommes capables de porter le fusil dans l’occasion; et elle se présente souvent, tantôt pour résister au pacha, tantôt pour faire la guerre aux villages voisins, tantôt pour les dissensions intestines. De ces 600 hommes, on en compte une centaine de chrétiens latins, qui ont un curé dépendant du grand couvent de Jérusalem. Ci-devant ils étaient uniquement livrés à la fabrique des chapelets; mais les RR. PP. ne consommant pas tout ce qu’ils pouvaient fournir, ils ont repris le travail de la terre; ils font du vin blanc qui justifie la réputation qu’avaient jadis les vins de Judée; mais il a l’inconvénient d’être trop capiteux. L’intérêt de la sûreté, plus fort que celui de la religion, fait vivre ces chrétiens en assez bonne intelligence avec les musulmans, leurs concitoyens. Ils sont les uns et les autres du parti Yamâni, qui, en opposition avec le Qaîsi, divise toute la Palestine en deux factions ennemies. Le courage de ces paysans, fréquemment éprouvé, les a rendus redoutables dans leur voisinage.

Le troisième et dernier lieu est Habroun ou Hébron, situé à sept lieues, au sud de Bethlem; les Arabes n’appellent ce village que El-kalil[60], c’est-à-dire le bien-aimé, qui est l’épithète propre d’Abraham, dont on montre la grotte sépulcrale. Habroun est assis au pied d’une élévation sur laquelle sont de mauvaises masures, restes informes d’un ancien château. Le pays des environs est une espèce de bassin oblong, de cinq à six lieues d’étendue, assez agréablement parsemé de collines rocailleuses, de bosquets de sapins, de chênes avortés, et de quelques plantations d’oliviers et de vignes. L’emploi de ces vignes n’est pas de procurer du vin, attendu que les habitants sont tous musulmans zélés, au point qu’ils ne souffrent chez eux aucun chrétien; l’on ne s’en sert qu’à faire des raisins secs mal préparés, quoique l’espèce soit fort belle. Les paysans cultivent encore du coton, que leurs femmes filent, et qui se débite à Jérusalem et à Gaze. Ils y joignent quelques fabriques de savon; dont la soude leur est fournie par les Bedouins, et une verrerie fort ancienne, la seule qui existe en Syrie: il en sort une grande quantité d’anneaux colorés, de bracelets pour les poignets; pour les jambes, pour les bras au-dessus du coude[61], et diverses autres bagatelles que l’on envoie jusqu’à Constantinople. Au moyen de ces branches d’industrie, Habroun est le plus puissant village de ces cantons; il peut armer huit à neuf cents hommes qui, tenant pour la faction Qaîsi, sont les rivaux habituels de Bethlem. Cette discorde qui règne dans tout ce pays, depuis les premiers temps des Arabes, y cause une guerre civile perpétuelle. A chaque instant les paysans font des incursions sur les terres les uns des autres, et ravagent mutuellement leurs blés, leurs doura, leurs sésames, leurs oliviers, et s’enlèvent leurs brebis, leurs chèvres et leurs chameaux. Les Turks, qui partout répriment peu ces désordres, y remédient d’autant moins ici, que leur autorité y est très-précaire; les Bedouins, dont les camps occupent le plat pays, forment contre eux un parti d’opposition, dont les paysans s’étayent pour leur résister, et pour se tourmenter les uns les autres, selon les aveugles caprices de leur ignorance ou de leurs intérêts. De là une anarchie pire que le despotisme qui règne ailleurs, et une dévastation qui donne à cette partie un aspect plus misérable qu’au reste de la Syrie.

En marchant de Hébron vers le couchant, l’on arrive, après cinq heures de marche, sur des hauteurs qui, de ce côté, sont le dernier rameau des montagnes de la Judée. Là, le voyageur, fatigué du paysage raboteux qu’il quitte, porte avec complaisance ses regards sur la plaine vaste et unie, qui de ses pieds s’étend à la mer qu’il a en face; c’est cette plaine qui, sous le nom de Falastîne ou Palestine, termine de ce côté le département de la Syrie, et forme le dernier article dont j’ai à parler.

CHAPITRE VII.

De la Palestine.

LA Palestine, dans sa consistance actuelle, embrasse tout le terrain compris entre la Méditerranée à l’ouest, la chaîne des montagnes à l’est, et deux lignes tirées, l’une au midi par Kan-Younès, et l’autre au nord entre Qaïsarié et le ruisseau de Yâfa. Tout cet espace est une plaine presque unie, sans rivière ni ruisseau pendant l’été, mais arrosée de quelques torrents pendant l’hiver. Malgré cette aridité, le sol n’est pas impropre à la culture: l’on peut dire même qu’il est fécond; car lorsque les pluies d’hiver ne manquent pas, toutes les productions viennent en abondance: la terre, qui est noire et grasse, conserve assez d’humidité pour porter les grains et les légumes à leur perfection pendant l’été. L’on y sème plus qu’ailleurs du doura, du sésame, des pastèques et des fèves; l’on y joint aussi le coton, l’orge et le froment; mais quoique ce dernier soit le plus estimé, on le cultive moins, parce qu’il provoque l’avarice des commandants turks et les rapines des Arabes. En général, cette contrée est une des plus dévastées de la Syrie, parce qu’étant propre à la cavalerie, et adjacente au désert, elle est ouverte aux Bedouins, qui n’aiment pas les montagnes; depuis long-temps ils la disputent à toutes les puissances qui s’y sont établies: ils sont parvenus à s’y faire céder des terrains, moyennant quelques redevances, et de là ils infestent les routes, au point que l’on ne peut voyager en sûreté depuis Gaze jusqu’à Acre. Ils auraient même pu la posséder tout entière, s’ils eussent su profiter de leurs forces: mais, divisés entre eux par des intérêts et des querelles de familles, ils se font à eux-mêmes la guerre qu’ils devraient faire à leur ennemi commun, et ils perpétuent leur impuissance par leur anarchie, et leur pauvreté par leur brigandage.

La Palestine, ainsi que je l’ai dit, est un district indépendant de tout pachalic. Quelquefois elle a eu des gouverneurs propres, qui résidaient à Gaze avec le titre de pacha; mais dans l’ordre habituel, qui est celui de ce moment, elle se divise en trois apanages ou melkâné, à savoir, Yâfa, Loùdd et Gaze. Le premier est au profit de la sultane ouâldé mère: le capitan pacha a reçu les deux autres en récompense de ses services, et en paiement de la tête de Dâher. Il les afferme à un aga qui réside à Ramlé, et qui lui en paie 215 bourses; savoir, 180 pour Gaze et Ramlé, et 35 pour Loùdd.

Yâfa est tenu par un autre aga qui en rend 120 bourses à la sultane. Il a pour s’indemniser tous les droits du miri et de capitation de cette ville et de quelques villages voisins; mais l’article principal de son revenu est la douane, qu’il perçoit sur les marchandises qui entrent et qui sortent; elle est assez considérable, parce que c’est à Yâfa qu’abordent, et les riz que Damiette envoie à Jérusalem, et les marchandises d’un petit comptoir français établi à Ramlé, et les pèlerins de Morée, de Constantinople, et les denrées de la côte de Syrie: c’est aussi par cette porte que sortent les cotons filés de toute la Palestine, et les denrées que ce pays exporte sur la côte. Du reste, la puissance de cet aga se réduit à une trentaine de fusiliers à pied et à cheval, qui suffisent à peine à garder deux mauvaises portes, et à écarter les Arabes.

Comme port de mer et ville forte, Yâfa n’est rien; mais elle possède de quoi devenir un des lieux les plus intéressants de la côte, à raison de deux sources d’eau douce qui se trouvent dans son enceinte sur le rivage de la mer. Ces sources ont été une des causes de sa résistance lors des dernières guerres. Son port, formé par une jetée, et aujourd’hui comblé, pourrait être vidé et recevoir une vingtaine de bâtiments de 300 tonneaux. Ceux qui arrivent présentement, sont obligés de jeter l’ancre en mer, à près d’une lieue du rivage; ils n’y sont pas en sûreté, car le fond est un banc de roche et de corail qui s’étend jusqu’en face de Gaze.

Avant les deux derniers siéges, cette ville était une des plus agréables de la côte. Ses environs étaient couverts d’une forêt d’orangers, de limoniers, de cédrats, de poncires et de palmiers, qui ne commencent que là à porter de bons fruits[62]. Au delà, la campagne était remplie d’oliviers grands comme des noyers; mais les Mamlouks ayant tout coupé, pour le plaisir de couper, ou pour se chauffer, Yâfa a perdu la plupart de ses avantages et de ses agréments; heureusement l’on n’a pu lui enlever les eaux vives qui arrosent ses jardins, et qui ont déja ressuscité les souches, et fait renaître des rejetons.

A trois lieues à l’est de Yafâ, est le village de Loùdd, jadis Lydda et Diospolis; l’aspect d’un lieu où l’ennemi et le feu viennent de passer, est précisément celui de ce village. Ce ne sont que masures et décombres, depuis les huttes des habitants jusqu’au seraï ou palais de l’aga. Cependant il se tient à Loùdd, une fois la semaine, un marché où les paysans de tous les environs viennent vendre leur coton filé. Les pauvres chrétiens qui y habitent, montrent avec vénération les ruines de l’église de Saint-Pierre, et font asseoir les étrangers sur une colonne qui servit, disent-ils, à reposer ce saint. Ils montrent l’endroit où il prêchait, celui où il faisait sa prière, etc. Tout ce pays est plein de pareilles traditions. L’on n’y fait pas un pas, que l’on ne vous y montre des traces de quelque apôtre, de quelque martyr, de quelque vierge; mais quelle foi ajouter à ces traditions, quand l’expérience constate que les événements d’Ali-bek et de Dâher sont déja contestés et confondus!

A un tiers de lieue au sud de Loùdd, par une route bordée de nopals, est Ramlé, l’ancienne Arimathia. Cette ville est presque aussi ruinée que Loùdd même. On ne marche dans son enceinte qu’à travers des décombres: l’aga de Gaze y fait sa résidence dans un seraï dont les planchers s’écroulent avec les murailles. Pourquoi, disais-je un jour à un de ses sous-agas, ne répare-t-il pas au moins sa chambre? Et s’il est supplanté l’année prochaine, répondit-il, qui lui rendra sa dépense? Une centaine de cavaliers et autant de Barbaresques qu’il entretient, sont logés dans une vieille église chrétienne, dont la nef sert d’écurie, et dans un ancien khan, que les scorpions leur disputent. La campagne aux environs est plantée d’oliviers superbes, disposés en quinconce. La plupart sont grands comme des noyers de France; mais journellement ils dépérissent par vétusté, par les ravages publics, et même par des délits secrets: car dans ces cantons, lorsqu’un paysan a un ennemi, il vient de nuit scier ou percer les arbres à fleur de terre; et la blessure, qu’il a soin de recouvrir, épuisant la séve comme un cautère, l’olivier périt de langueur. En parcourant ces plantations, on trouve à chaque pas des puits secs, des citernes enfoncées, et de vastes réservoirs voûtés, qui prouvent que jadis la ville dut avoir plus d’une lieue et demie d’enceinte. Aujourd’hui, à peine y compte-t-on 200 familles. Le peu de terre que cultivent quelques-unes, appartient au mofti, et à deux ou trois de ses parents. Les ressources des autres se bornent à filer du coton, qui est enlevé en grande partie par deux comptoirs français qui y sont établis. Ce sont les derniers de cette partie de la Syrie; il n’y en a ni à Jérusalem, ni à Yâfa. On fait aussi à Ramlé du savon, qui passe presque tout en Égypte. Par un cas nouveau, l’aga y a fait construire en 1784 le seul moulin à vent que j’aie vu en Syrie et en Égypte, quoique l’on dise ces machines originaires de ces pays; et il l’a fait sur le dessin et sous la direction d’un charpentier vénitien.

La seule antiquité remarquable de Ramlé, est le minaret d’une mosquée ruinée, qui se trouve sur le chemin de Yâfa. L’inscription arabe porte qu’il fut bâti par Saïf-el-Dîn, sultan d’Égypte. Du sommet, qui est très-élevé, l’on suit toute la chaîne des montagnes qui vient de Nâblous, côtoyant la plaine, et qui va se perdre dans le sud. Si l’on parcourt cette plaine jusqu’à Gaze, on rencontre d’espace en espace quelques villages mal bâtis en terre sèche, qui, comme leurs habitants, portent l’empreinte de la pauvreté et de la misère. Ces maisons, vues de près, sont des huttes tantôt isolées, et tantôt rangées en forme de cellules, autour d’une cour fermée par un mur de terre. Les femmes y ont, comme partout, un logement séparé. Dans l’hiver, l’appartement habité est celui même des bestiaux; seulement la partie où l’on se tient, est élevée de deux pieds au-dessus du sol des animaux. Ces paysans en retirent l’avantage d’être chaudement sans brûler de bois; et cette économie est indispensable dans un pays qui en manque absolument. Quant au feu nécessaire pour cuire leurs aliments, ils le font avec de la fiente pétrie en forme de gâteaux, que l’on fait sécher au soleil, en les appliquant sur les murs de la hutte. L’été, ils ont un autre logement plus aéré; mais dont tous les meubles consistent pareillement en une natte et un vase à boire. Les environs de ces villages sont ensemencés, dans la saison, de grains et de pastèques; tout le reste est désert et livré aux Arabes-Bedouins qui y font paître leurs troupeaux. A chaque pas l’on y rencontre des ruines de tours, de donjons, de châteaux avec des fossés; quelquefois on y trouve pour garnison un lieutenant de l’aga, avec deux ou trois Barbaresques qui n’ont que la chemise et le fusil; plus souvent ils sont abandonnés aux chacals, aux hiboux et aux scorpions.

Parmi les lieux habités, on peut distinguer le village de Mesmîé, à quatre lieues de Ramlé, sur la route de Gaze; il fournit beaucoup de cotons filés. A une petite lieue de là à l’orient est une colline isolée, appelée par cette raison el-Tell; c’est le chef-lieu de la tribu des Ouadihié, dont était chaik Bakir, que l’aga de Gaze assassina, il y a trois ans, à un repas où il l’avait invité. On trouve, sur cette hauteur, des débris considérables d’habitations, et des souterrains tels qu’en offrent les fortifications du moyen âge. Ce lieu a dû être recherché en tout temps, pour son escarpement et pour la source qui est à ses pieds. Le ravin par lequel elle coule, est le même qui va se perdre près d’Azqâlan. A l’est, le terrain est rocailleux et cependant parsemé de sapins, d’oliviers et d’autres arbres. Bait-djibrim, Bethagabris dans l’antiquité, est un village habité qui n’en est éloigné que de trois petits quarts de lieue dans le sud. A sept heures de là, en tirant vers le sud-ouest, un autre village de Bedouins, appelé le Hesi, a, dans son voisinage, une colline factice et carrée, dont la hauteur passe soixante-dix pieds, sur cent cinquante pas de large et deux cents de long. Tout son talus a été pavé, et son sommet porte encore des traces d’une citadelle très-forte.

En se rapprochant de la mer, à trois lieues de Ramlé, sur la route de Gaze, est Yabné, qui dans l’antiquité fut Iamnia. Ce village n’a de remarquable qu’une hauteur factice, comme celle du Hesi, et un petit ruisseau, le seul de ces cantons qui ne tarisse pas en été. Son cours total n’est pas de plus d’une lieue et demie; avant de se perdre à la mer, il forme un marais appelé Roubîn, où des paysans avaient établi, il y a cinq ans, une culture de cannes à sucre qui promettait les plus grands succès; mais dès la seconde récolte, l’aga exigea une contribution qui les a forcés de déserter.

Après Yabné, l’on rencontre successivement diverses ruines, dont la plus considérable est Ezdoub, l’ancienne Azot, célèbre en ce moment pour ses scorpions. Cette ville, puissante sous les Philistins, n’a plus rien qui atteste son ancienne activité. A trois lieues d’Ezdoub est le village d’el-Majdal, où l’on file les plus beaux cotons de la Palestine, qui cependant sont très-grossiers. Sur la droite est Azqalân, dont les ruines désertes s’éloignent de jour en jour de la mer, qui jadis les baignait. Toute cette côte s’ensable journellement, au point que la plupart des lieux qui ont été des ports dans l’antiquité sont maintenant reculés de quatre ou cinq cents pas dans les terres. Gaze en est un exemple que l’on peut citer.

Gaze, que les Arabes appellent Râzzé, en grasseyant fortement l’r, est un composé de trois villages, dont l’un, sous le nom de château, est situé au milieu des deux autres sur une colline de médiocre élévation. Ce château, qui put être fort pour le temps où il fut construit, n’est maintenant qu’un amas de décombres. Le seraï de l’aga, qui en fait partie, est aussi ruiné que celui de Ramlé; mais il a l’avantage d’une vaste perspective. De ses murs, la vue embrasse et la mer, qui en est séparée par une plage de sable d’un quart de lieue, et la campagne, dont les dattiers et l’aspect ras et nu à perte de vue rappellent les paysages de l’Égypte: en effet, à cette hauteur, le sol et le climat perdent entièrement le caractère arabe. La chaleur, la sécheresse, le vent et les rosées y sont les mêmes que sur les bords du Nil; et les habitants ont plutôt le teint, la taille, les mœurs et l’accent des Égyptiens, que des Syriens.

La position de Gaze, en la rendant le moyen de communication de ces deux peuples, en a fait de tout temps une ville assez importante. Les ruines de marbre blanc que l’on y trouve encore quelquefois, prouvent que jadis elle fut le séjour du luxe et de l’opulence: elle n’était pas indigne de ce choix. Le sol noirâtre de son territoire est très-fécond, et ses jardins, arrosés d’eaux vives, produisent même encore, sans aucun art, des grenades, des oranges, des dattes exquises, et des ognons de renoncules recherchés jusqu’à Constantinople. Mais elle a participé à la décadence générale; et, malgré son titre de capitale de la Palestine, elle n’est plus qu’un bourg sans défense, peuplé tout au plus de deux mille ames. L’industrie principale de ses habitants consiste à fabriquer des toiles de coton; et comme ils fournissent eux seuls les paysans et les Bedouins de tous ces cantons, ils peuvent employer jusqu’à cinq cents métiers. On y compte aussi deux ou trois fabriques de savon. Autrefois le commerce des cendres ou qalis était un article considérable. Les Bedouins, à qui ces cendres ne coûtaient que la peine de brûler les plantes du désert, et de les apporter, les vendaient à bon marché; mais depuis que l’aga s’en est attribué le commerce exclusif, les Arabes, forcés de les lui vendre au prix qu’il veut, n’ont plus mis le même empressement à les recueillir; et les habitants, contraints de les lui payer à sa taxe, ont négligé de faire des savons: cependant ces cendres méritent d’être recherchées pour l’abondance de leur soude.

Une branche plus avantageuse au peuple de Gaze est le passage des caravanes qui vont et viennent d’Égypte en Syrie. Les provisions qu’elles sont forcées de prendre pour les neuf à dix journées du désert procurent aux farines, aux huiles, aux dattes et autres denrées, un débouché profitable à tous les habitants. Ils ont encore quelquefois des relations avec Suez, lors de l’arrivée ou du départ de la flotte de Djedda, et ils peuvent s’y rendre en trois marches forcées. Ils font aussi, chaque année, une grosse caravane qui va à la rencontre des pèlerins de la Mekke, et leur porte le convoi ou djerdé de Palestine, avec des rafraîchissements. Le lieu de jonction est Màân, à quatre journées au sud-sud-est de Gaze, et à une journée au nord de l’Aqâbé, sur la route de Damas. Enfin, ils achètent les pillages des Bedouins; et cet article serait un Pérou, si les cas en étaient plus fréquents. On ne saurait apprécier ce que leur valut celui de 1757. Les deux tiers de plus de vingt mille charges dont était composé le Hadji vinrent à Gaze. Les Bedouins, ignorants et affamés, qui ne connaissent aux plus belles étoffes que le mérite de couvrir, donnaient les châles de cachemire, les toiles, les mousselines de l’Inde, les sirsakas, les cafés, les perses et les gommes pour quelques piastres. On rapporte un trait qui fera juger de l’ignorance et de la simplicité de ces habitants des déserts. Un Bedouin d’Anazé ayant trouvé dans son butin plusieurs sachets de perles fines, les prit pour du doura, et les fit bouillir pour les manger: voyant qu’elles ne cuisaient point, il allait les jeter, lorsqu’un Gazéen les lui acheta en échange d’un bonnet rouge de Fâz. Une aubaine semblable se renouvela en 1779, par le pillage que les Arabes de Tor firent de cette caravane dont M. de Saint-Germain faisait partie. Récemment, en 1784, la caravane des Barbaresques, composée de plus de trois mille charges, a été pareillement dépouillée; et le café que les Bedouins en apportèrent devint si abondant en Palestine, qu’il diminua tout à coup de la moitié de son prix; il eût encore baissé, si l’aga n’en eût prohibé l’achat, pour forcer les Bedouins de le lui apporter tout entier: ce monopole lui valut, lors de l’affaire de 1779, plus de 80,000 piastres. Année commune, en le joignant aux avanies, au miri, aux douanes, aux douze cents charges qu’il vole sur les trois mille du convoi de la Mekke, il se fait un revenu qui double les 180 bourses du prix de sa ferme.

Au delà de Gaze, ce n’est plus que déserts. Cependant il ne faut pas croire, à raison de ce nom, que la terre devienne subitement inhabitée; l’on continue encore pendant une journée le long de la mer de trouver quelques cultures et quelques villages. Tel est encore Kân-Younès, espèce de château où les Mamlouks tiennent 12 hommes de garnison. Tel est encore el-Arich, dernier endroit où l’on trouve de l’eau potable, jusqu’à ce que l’on soit arrivé à Salêhié en Égypte. El-Arich est à trois quarts de lieue de la mer, dans un sol noyé de sables, comme l’est toute cette côte. En rentrant à l’orient dans le désert, l’on rencontre d’autres bandes de terres cultivables jusque sur la route de la Mekke. Ce sont des vallées où les eaux de l’hiver et de quelques puits engagent quelques paysans à s’établir, et à cultiver des palmiers et du doura sous la protection ou plutôt sous les rapines des Arabes. Ces paysans, séparés du reste de la terre, sont des demi-sauvages plus ignorants, plus grossiers et plus misérables que les Bedouins mêmes: liés au sol qu’ils cultivent, ils vivent dans les alarmes perpétuelles de perdre les fruits de leurs travaux. A peine ont-ils fait une récolte, qu’ils se hâtent de l’enfouir dans des lieux cachés: eux-mêmes se retirent parmi les rochers qui bordent le sud de la mer Morte. Ce pays n’a été visité par aucun voyageur; cependant il mériterait de l’être; car, d’après ce que j’ai ouï dire aux Arabes de Bakir, et aux gens de Gaze qui vont à Màân et à Karak sur la route des pèlerins, il y a au sud-est du lac Asphaltite, dans un espace de trois journées, plus de 30 villes ruinées, absolument désertes. Plusieurs d’entre elles ont de grands édifices avec des colonnes, qui ont pu être des temples anciens, ou tout au moins des églises grecques. Les Arabes s’en servent quelquefois pour parquer leurs troupeaux; mais le plus souvent ils les évitent, à cause des énormes scorpions qui y abondent. L’on ne doit pas s’étonner de ces traces de population, si l’on se rappelle que ce fut là le pays de ces Nabathéens qui furent les plus puissants des Arabes; et des Iduméens, qui, dans le dernier siècle de Jérusalem, étaient presque aussi nombreux que les Juifs: témoin le trait cité par Josèphe, qui dit qu’au bruit de la marche de Titus contre Jérusalem, il s’assembla tout d’un coup 30,000 Iduméens qui se jetèrent dans la ville pour la défendre. Il paraît qu’outre un assez bon gouvernement, ces cantons eurent encore pour mobile d’activité et de population une branche considérable du commerce de l’Arabie et de l’Inde. On sait que, dès le temps de Salomon, les villes d’Atsioum-Gâber et d’Aïlah en étaient deux entrepôts très-fréquentés: ces villes étaient situées sur le golfe de la mer Rouge adjacent, où l’on trouve encore la seconde, avec son nom, et peut-être la première dans el-Aqabé ou la fin (de la mer). Ces deux lieux sont aux mains des Bedouins, qui, n’ayant ni marine ni commerce, ne les habitent point. Mais les pèlerins du Kaire qui y passent rapportent qu’il y a à el-Aqabé un mauvais fort avec une garde turke, et de bonne eau, infiniment précieuse dans ce canton. Les Iduméens, à qui les Juifs n’enlevèrent ces ports que par époques passagères, dûrent en tirer de grands moyens de population et de richesse. Il paraît même qu’ils rivalisèrent avec les Tyriens, qui possédaient en ces cantons une ville sans nom, sur la côte de l’Hedjaz, dans le désert de Tih, et la ville de Faran, et sans doute el-Tor, qui lui servait de port. De là, les caravanes pouvaient se rendre en Palestine et en Judée dans l’espace de huit à dix jours; cette route, plus longue que celle de Suez au Kaire, l’est infiniment moins que celle d’Alep à Basra, qui en dure 35 et 40; et peut-être, dans l’état actuel, serait-elle préférable, si la voie de l’Égypte restait absolument fermée. Il ne s’agirait que de traiter avec les Arabes, auprès de qui les conventions seraient infiniment plus sûres qu’avec les Mamlouks.

Le désert de Tih dont je viens de parler est ce même désert où Moïse conduisit et retint les Hébreux pendant une génération, pour les y dresser à l’art de la guerre, et faire un peuple de conquérants d’un peuple de pasteurs. Le nom de el-Tih paraît relatif à cet événement, car il signifie le pays où l’on erre; mais l’on aurait tort de croire qu’il se soit conservé par tradition, puisque ses habitants actuels sont étrangers, et que, dans toutes ces contrées, l’on a bien de la peine à se ressouvenir de son grand-père; ce n’est qu’à raison de la lecture des livres hébreux et du Qôran que le nom d’el-Tih a pris cours chez les Arabes. Ils emploient aussi celui de Barr-el-tour Sina, qui signifie pays du mont Sinaï.

Ce désert, qui borne la Syrie au midi, s’étend en forme de presqu’île entre les deux golfes de la mer Rouge; celui de Suez à l’ouest, et celui d’el-Aqabé à l’est. Sa largeur commune est de 30 lieues sur 70 de longueur; ce grand espace est presque tout occupé par des montagnes arides qui, du côté du nord, se joignent à celles de la Syrie, et sont comme elles de roche calcaire. Mais en s’avançant au midi, elles deviennent graniteuses, au point que le Sinaï et l’Horeb ne sont que d’énormes pics de cette pierre. C’est à ce titre que les anciens appelèrent cette contrée Arabie pierreuse. La terre y est en général un gravier aride; il n’y croît que des acacias épineux, des tamariscs, des sapins, et quelques arbustes clair-semés et tortueux. Les sources y sont très-rares; et le peu qu’il y en a est tantôt sulfureux et thermal, comme à Hammâm-Farâoun; tantôt saumâtre et dégoûtant, comme à El-naba en face de Suez: cette qualité saline règne dans tout le pays, et il y a des mines de sel gemme dans la partie du nord. Cependant en quelques vallées, le sol plus doux, parce qu’il est formé de la dépouille des rocs, devient, après les pluies d’hiver, cultivable et presque fécond. Telle est la vallée de Djirandel, où il se trouve jusqu’à des bocages; telle encore la vallée de Faran, où les Bedouins rapportent qu’il y a des ruines qui ne peuvent être que celles de l’ancienne ville de ce nom. Autrefois l’on put tirer parti de toutes les ressources de ce terrain[63]; mais aujourd’hui, livré à la nature, ou plutôt à la barbarie, il ne produit que des herbes sauvages. C’est avec ce faible moyen que ce désert fait subsister trois tribus de Bedouins, qui peuvent former cinq à six mille ames répandues sur sa surface; on leur donne le nom général de Taouâra, ou Arabes de Tôr, parce que ce lieu est le plus connu et le plus fréquenté de leur pays. Il est situé sur la côte orientale du bras de Suez, dans un local sablonneux et bas comme toute cette plage. Son mérite est d’avoir une assez bonne rade et de l’eau potable; et les Arabes y en apportent du Sinaï, qui est réellement bonne. C’est là que les vaisseaux de Suez s’en approvisionnent en allant à Djedda; du reste l’on n’y trouve que quelques palmiers, des ruines d’un mauvais fort sans gardes, un petit couvent de Grecs, et quelques huttes de pauvres Arabes qui vivent de poisson, et s’engagent pour matelots. Il y a encore au midi deux petits hameaux de Grecs, aussi dénués et aussi misérables. Quant à la subsistance des trois tribus, elles la tirent de leurs chèvres, de leurs chameaux, de quelques gommes d’acacia qu’achète l’Égypte, des vols et des pillages sur les routes de Suez, de Gaze et de la Mekke. Pour leurs courses, ces Arabes n’ont pas de juments comme les autres, ou du moins ils n’en peuvent nourrir que très-peu; ils y suppléent par une espèce de chameau que l’on appelle hedjîne. Cet animal a toute la forme du chameau vulgaire; mais il en diffère en ce qu’il est infiniment plus svelte dans ses membres, et plus rapide dans ses mouvements. Le chameau vulgaire ne marche jamais qu’au pas, et il se balance si lentement, qu’à peine fait-il 1800 toises à l’heure; le hedjîne, au contraire, prend à volonté un trot qui, à raison de la grandeur de ses pas, devient rapide au point de parcourir deux lieues à l’heure. Le grand mérite de cet animal est de pouvoir soutenir une marche de 30 et 40 heures de suite, presque sans se reposer, sans manger et sans boire. L’on s’en sert pour envoyer des courriers, et pour faire de longues fuites. Si l’on a une fois pris une avance de quatre heures, la meilleure jument arabe ne peut jamais le rejoindre; mais il faut être habitué aux mouvements de cet animal; ses secousses écorchent et disloquent en peu de temps le meilleur cavalier, malgré les coussins dont on garnit le bât. Tout ce que l’on dit de la vitesse du dromadaire doit s’appliquer à cet animal. Cependant il n’a qu’une bosse; et je ne me rappelle pas, sur 25 à 30,000 chameaux que j’ai pu voir en Syrie et en Égypte, en avoir vu un seul à deux bosses.

Un dernier article plus important des revenus des Bedouins de Tôr est le pèlerinage des Grecs au couvent du mont Sinaï. Les schismatiques ont tant de dévotion aux reliques de sainte Catherine qu’ils disent y être, qu’ils doutent de leur salut s’ils ne les ont pas visitées au moins une fois dans leur vie. Ils y viennent jusque de la Morée et de Constantinople. Le rendez-vous est le Kaire, où les moines du mont Sinaï ont des correspondans qui traitent des escortes avec les Arabes. Le prix ordinaire est de 28 pataques par tête, c’est-à-dire de 147 livres, sans les vivres. Arrivés au couvent, ces Grecs font leurs dévotions, visitent l’église, baisent les reliques et les images, montent à genoux plus de cent marches de la montagne de Moïse, et finissent par donner une offrande qui n’est point taxée, mais qui est rarement de moins de 50 pataques[64].

A ces visites près, qui n’ont lieu qu’une fois l’année, ce couvent est le séjour le plus isolé et le plus sauvage de la nature. Le paysage des environs n’est qu’un entassement de rocs hérissés et nus. Le Sinaï, au pied duquel il est assis, est un pic de granit qui semble près de l’écraser. La maison est une espèce de prison carrée, dont les hautes murailles n’ont qu’une seule fenêtre; cette fenêtre, quoique très-élevée, sert aussi de porte; c’est-à-dire que, pour entrer dans le couvent, l’on s’assied dans un panier que les moines laissent pendre de cette fenêtre, et qu’ils hissent avec des cordes. Cette précaution est fondée sur la crainte des Arabes, qui pourraient forcer le couvent si l’on entrait par la porte: ce n’est que lors de la visite de l’évêque que l’on en ouvre une, qui, hors cette occasion, est condamnée. Cette visite doit avoir lieu tous les deux ou trois ans; mais comme elle entraîne une forte contribution aux Arabes, les moines l’éludent autant qu’ils peuvent. Ils ne se dispensent pas si aisément de payer chaque jour un nombre de rations; et les querelles qui arrivent à ce sujet leur attirent souvent des pierres et même des coups de fusil de la part des Bedouins mécontents. Jamais ils ne sortent dans la campagne; seulement, à force de travail, ils sont parvenus à se faire sur les rocs un jardin de terre rapportée, qui leur sert de promenade; ils y cultivent des fruits excellents, tels que des raisins, des figues, et surtout des poires dont ils font des présents très-recherchés au Kaire, où il n’y en a point. Leur vie domestique est la même que celle des Grecs et des Maronites du Liban, c’est-à-dire qu’elle est tout entière occupée à des travaux d’utilité ou à des pratiques de dévotion. Mais les moines du Liban ont l’avantage précieux d’une liberté extérieure et d’une sécurité que n’ont pas ceux du Sinaï. Du reste, cette vie prisonnière et dénuée de jouissance est celle de tous les moines des pays turks. Ainsi vivent les Grecs de Mar-Siméon, au nord d’Alep, de Mar-Sâba sur la mer Morte; ainsi vivent les Coptes des couvents du désert de Saint-Makaire et de celui de Saint-Antoine. Partout, ces couvents sont des prisons, sans autre jour extérieur que la fenêtre par où ils reçoivent leurs vivres; partout, ces couvents sont placés dans des lieux affreux dénués de tout, où l’on ne rencontre que rocs et rocailles, sans herbe et sans mousse; et cependant ils sont peuplés. Il y a 50 moines au Sinaï, 25 à Mar-Sâba, plus de 300 dans les deux déserts d’Égypte. J’en recherchais un jour la raison; et conversant avec un des supérieurs de Mar-Hanna, je lui demandais ce qui pouvait engager à cette vie vraiment misérable. «Hé quoi, me dit-il, n’es-tu pas chrétien? n’est-ce pas par cette route que l’on va au ciel?.... Mais, répondis-je, l’on peut aussi faire son salut dans le monde; et entre nous, père, je ne vois pas que les religieux, encore qu’ils soient pieux, aient cette ancienne ferveur qui tenait toute la vie les yeux fixés sur l’heure de la mort. Il est vrai, me dit-il, nous n’avons plus l’austérité des anciens anachorètes, et c’est un peu la raison qui peuple nos couvents. Toi qui viens de pays où l’on vit dans la sécurité et l’abondance, tu peux regarder notre vie comme une privation, et notre retraite du monde comme un sacrifice. Mais dans l’état de ce pays, peut-être n’en est-il pas ainsi. Que faire? être marchand? On a les soucis du négoce, de la famille, du ménage. L’on travaille 30 ans dans la peine; et un jour l’aga, le pacha, le qâdi, vous envoient prendre; on vous intente un procès sans motif, on aposte des témoins qui vous accusent; l’on vous bâtonne, l’on vous dépouille, et vous voilà au monde nu comme le premier jour. Pour le paysan, c’est encore pis; l’aga le vexe, le soldat le pille, l’Arabe le vole. Être soldat? le métier est rude, et la fin n’en est pas sûre. Il est peut-être dur de se renfermer dans un couvent; mais l’on y vit en paix; et quoique habituellement privé, peut-être l’est-on encore moins que dans le monde. Vois la condition de nos paysans, et vois la nôtre. Nous avons tout ce qu’ils ont, et même ce qu’ils n’ont pas; nous sommes mieux vêtus, mieux nourris; nous buvons du vin et du café. Et que sont nos religieux, sinon les enfants des paysans? Tu parles des Coptes de Saint-Makaire et de Saint-Antoine! sois persuadé que leur condition vaut encore mieux que celle des Bedouins et des Fellahs qui les environnent.»

J’avoue que je fus étonné de tant de franchise et de tant de justesse; mais je ne sentis que mieux que le cœur humain se retrouve partout avec les mêmes mobiles: partout c’est le désir du bien-être, soit en espoir, soit en jouissance actuelle; et le parti qui le détermine est toujours celui où il y a le plus à gagner. Il y a d’ailleurs bien des réflexions à faire sur le discours de ce religieux: il pourrait indiquer jusqu’à quel point l’esprit cénobitique est lié à l’état du gouvernement; de quels faits il peut dériver; en quelles circonstances il doit naître, régner, décliner, etc. Mais je dois terminer ce tableau géographique de la Syrie, et résumer en peu de mots ce que j’ai dit de ses revenus et de ses forces, afin que le lecteur se fasse une idée complète de son état politique.

CHAPITRE VIII.

Résumé de la Syrie.

LON peut considérer la Syrie comme un pays composé de trois longues bandes de terrain de qualités diverses: l’une, régnant le long de la Méditerranée, est une vallée chaude, humide, d’une salubrité équivoque, mais d’une grande fertilité; l’autre, frontière de celle-ci, est un sol montueux et rude, mais jouissant d’une température plus mâle et plus salubre; enfin, la troisième, formant le revers des montagnes à l’orient, réunit la sécheresse de celle-ci à la chaleur de celle-là. Nous avons vu comment, par une heureuse combinaison des propriétés du climat et du sol, cette province rassemble sous un ciel borné les avantages de plusieurs zones; en sorte que la nature semble l’avoir préparée à être l’une des plus agréables habitations du continent. Cependant l’on peut lui reprocher, comme à la plupart des pays chauds, de manquer de cette verdure fraîche et animée qui fait l’ornement presque éternel de nos contrées; l’on n’y voit point ces riants tapis d’herbes et de fleurs qu’étalent nos prairies de Normandie et de Flandre; ni ces massifs de beaux arbres, qui donnent tant de vie et de richesses aux paysages de la Bourgogne et de la Bretagne. Ainsi qu’en Provence, la terre en Syrie a presque toujours un aspect poudreux qui n’est égayé qu’en quelques endroits par les sapins, les mûriers et les vignes. Peut-être ce défaut est-il moins celui de la nature que celui de l’art; peut-être, si la main de l’homme n’eût pas ravagé ces campagnes, seraient-elles ombragées de forêts; il est du moins certain, et c’est l’avantage des pays chauds sur les pays froids, que dans les premiers, partout où il y a de l’eau, l’on peut entretenir la végétation dans un travail perpétuel, et faire succéder, sans repos, des fruits aux fleurs, et des fleurs aux fruits. Dans les zones tempérées, la nature, engourdie pendant plusieurs mois, perd dans un sommeil stérile le tiers et même la moitié de l’année. Le terrain qui a produit du grain, n’a plus le temps, avant le déclin des chaleurs, de rendre des légumes: l’on ne peut espérer une seconde récolte, et le laboureur se voit long-temps condamné à un repos dévorant. La Syrie, ainsi que nous l’avons vu, est préservée de ces inconvénients; si donc il arrive que ses produits ne répondent pas à ses moyens, c’est moins à son état physique qu’à son régime politique, qu’il en faut rapporter la cause. Pour fixer nos idées à cet égard, résumons en peu de mots ce que nous avons exposé en détail des revenus, des forces et de la population de cette province.

D’après l’état des contributions de chaque pachalic, il paraît que la somme annuelle que la Syrie verse au kazné ou trésor du sultan, se monte à 2,345 bourses, savoir:

Pour Alep,800bourses.
Pour Tripoli,750 
Pour Damas,45 
Pour Acre,750 
Et pour la Palestine,0 
Total2,345bourses.

qui font 2,931,250 livres de notre monnaie.

A cette somme il faut joindre, 1º le casuel des successions des pachas et des particuliers, que l’on peut supposer de 1,000 bourses par an; 2º la capitation des chrétiens, appelée Karadj, qui forme presque partout une régie distincte, et comptable directement au kazné. Cette capitation n’a point lieu pour les pays sous-affermés, tels que ceux des Maronites et des Druzes, mais seulement pour les rayâs ou sujets immédiats. Les billets sont de trois, de cinq et onze piastres par tête. Il est difficile d’en apprécier le produit total; mais en admettant cent cinquante mille contribuables au terme moyen de six piastres, l’on a une somme de 2,250,000 livres; et l’on doit se rapprocher beaucoup de la vérité, en portant à sept millions et demi la totalité du revenu que le sultan tire de la Syrie: ci total, 7,500,000 livres.

Que si l’on évalue ce que le pays rapporte aux fermiers mêmes, l’on aura,

Pour Alep,2,000bourses.
Pour Tripoli,2,000 
Pour Damas,10,000 
Pour Acre,10,000 
Pour la Palestine,600 
Total24,600bourses,

qui font 30,750,000 livres. L’on doit regarder cette somme comme le terme le plus faible du produit de la Syrie, attendu que les bénéfices des sous-fermes, telles que le pays des Druzes, celui des Maronites, celui des Ansârié, etc., n’y sont pas compris.

L’état militaire n’a pas, à beaucoup près, la proportion qu’un tel revenu supposerait en Europe; toutes les troupes des pachas réunies, ne peuvent se porter à plus de 5,700 hommes, tant cavaliers que piétons, savoir:

CAVALIERS. BARBARESQUES.
Pour Alep,600et500
Pour Tripoli,500 200
Pour Acre,1,000 900
Pour Damas,1,000 600
Pour la Palestine,300 100
TOTAL.3,400 TOTAL.2,300

Les forces habituelles se réduisent donc à 3,400 cavaliers et 2,300 Barbaresques. Il est vrai que dans les cas extraordinaires, la milice des janissaires vient s’y joindre, et que les pachas appellent de toutes parts des vagabonds volontaires; ce qui forme ces armées subites que nous avons vues paraître dans les guerres de Dâher et d’Ali-bek; mais ce que j’ai exposé de la tactique de ces armées, et de la discipline de ces troupes, doit faire juger que la Syrie est un pays encore plus mal gardé que l’Égypte. Il faut cependant louer dans les soldats turks deux qualités précieuses; une frugalité capable de les faire vivre dans le pays le plus ruiné, et une santé qui résiste aux plus grandes fatigues. Elle est le fruit de la vie dure qu’ils mènent sans relâche: toujours en campagne, couchant sur la terre et dormant en plein air, ils n’éprouvent point cette alternative de la mollesse des villes et de la fatigue des camps, qui, chez les peuples policés, est si funeste aux militaires. Du reste la Syrie et l’Égypte, comparées relativement à la guerre, diffèrent presque en tout point. Attaquée par un ennemi étranger, l’Égypte se défend sur terre par ses déserts, et sur mer par sa plage dangereuse. La Syrie, au contraire, ouverte sur le continent par le Diarbekr, l’est encore sur la Méditerranée par une côte accessible dans toute sa longueur. Il est facile de descendre en Syrie; il est difficile d’aborder en Égypte: l’Égypte abordée, est conquise, la Syrie peut résister: l’Égypte conquise, est pénible à garder, facile à perdre; la Syrie, impossible à perdre et facile à garder. Il faut moins d’art encore pour conquérir l’une que pour conserver l’autre. La raison en est que l’Égypte étant un pays de plaine, la guerre y marche rapidement; tout mouvement mène à une bataille, et toute bataille y devient décisive; la Syrie, au contraire, étant un pays de montagnes, la guerre ne s’y peut faire que par actions de poste, et nulle perte n’y est sans ressource.

L’article de la population, qui reste à déterminer, est bien plus épineux que les deux précédents. L’on ne peut se conduire dans son calcul que par des analogies, qui ne sont pas à l’abri de l’erreur. Les plus probables se tirent de deux termes extrêmes assez bien connus: l’un, qui est le plus fort, est celui des Maronites et des Druzes; il donne 900 ames par lieue carrée, et il peut s’appliquer aux pays de Nâblous, de Hasbêya, d’Adjaloun, au territoire de Damas, et quelques autres lieux. L’autre, qui est le plus faible, est celui d’Alep, qui donne 380 à 400 habitants par lieue carrée, et il convient à la majeure partie de la Syrie. En combinant ces deux termes par un détail d’applications trop longues à déduire, il m’a paru que la population totale de la Syrie pouvait s’évaluer à 2,305,000, savoir:

Pour le pachalic d’Alep,320,000
Pour celui de Tripoli, non compris le Kesraouân,200,000
Pour le Kesraouân,115,000
Pour le pays des Druzes,120,000
Pour le pachalic d’Acre,300,000
Pour la Palestine,50,000
Pour le pachalic de Damas,1,200,000
TOTAL2,305,000

Supposons deux millions et demi; la consistance de la Syrie étant d’environ 5,250 lieues carrées, à raison de 150 de longueur sur 35 de large, il en résulte un terme général de 476 ames par lieue carrée. On a droit de s’étonner d’un rapport si faible dans un pays aussi excellent; mais l’on s’étonnera davantage, si l’on compare à cet état la population des temps anciens. Les seuls territoires de Yamnia et de Yoppé en Palestine, dit le géographe philosophe Strabon, furent jadis si peuplés, qu’ils pouvaient entre eux armer 40,000 hommes. A peine aujourd’hui en fourniraient-ils 3,000. D’après le tableau assez bien constaté de la Judée au temps de Titus, cette contrée devait contenir 4,000,000 d’ames; et aujourd’hui elle n’en a peut-être pas 300,000. Si l’on remonte aux siècles antérieurs, on trouve la même affluence chez les Philistins, chez les Phéniciens, et dans les royaumes de Samarie et de Damas. Il est vrai que quelques écrivains raisonnant sur des comparaisons tirées de l’Europe, ont révoqué ces faits en doute; et réellement plusieurs sont susceptibles de critique; mais les comparaisons établies ne sont pas moins vicieuses, 1º en ce que les terres d’Asie en général sont plus fécondes que celles d’Europe; 2º en ce qu’une partie de ces terres est capable d’être cultivée, et se cultive en effet sans repos et sans engrais; 3º en ce que les Orientaux consomment moitié moins pour leur subsistance que la plupart des Occidentaux. De ces diverses raisons combinées, il résulte que dans ces contrées, un terrain d’une moindre étendue peut contenir une population double et triple. On se récrie sur des armées de 2 et 300,000 hommes, fournies par des états qui en Europe n’en comporteraient pas 20 ou 30,000; mais l’on ne fait pas attention que les constitutions des anciens peuples différaient absolument des nôtres; que ces peuples étaient purement agricoles; qu’il y avait moins d’inégalité, moins d’oisiveté que parmi nous; que tout cultivateur était soldat; qu’en guerre l’armée était souvent la nation entière; qu’en un mot c’était l’état présent des Maronites et des Druzes. Ce n’est pas que je voulusse soutenir ces populations subites qui d’un seul homme font sortir en peu de générations des peuples nombreux et puissants. Il est dans ces récits beaucoup d’équivoques de mots et d’erreurs de copistes; mais en n’admettant que l’état conforme à l’expérience et à la nature, rien ne prouve contre les grandes populations d’une certaine antiquité: sans parler du témoignage positif de l’histoire, il est une foule de monuments qui déposent en leur faveur. Telles sont les ruines innombrables semées dans des plaines et même dans des montagnes aujourd’hui désertes. On trouve aux lieux écartés du Carmel, des vignes et des oliviers sauvages qui n’y ont été portés que par la main des hommes; et dans le Liban des Druzes et des Maronites, les rochers abandonnés aux sapins et aux broussailles, offrent en mille endroits des terrasses qui attestent une ancienne culture, et par conséquent une population encore plus forte que de nos jours.

Il ne me reste qu’à rassembler les faits généraux épars dans cet ouvrage, et ceux que je puis avoir omis, pour former un tableau complet de l’état politique, civil et moral des habitants de la Syrie.

CHAPITRE IX.

Gouvernement des Turks en Syrie.

LE lecteur a déja pu juger, par divers traits qui se sont présentés, que le gouvernement des Turks en Syrie est un pur despotisme militaire, c’est-à-dire, que la foule des habitants y est soumise aux volontés d’une faction d’hommes armés, qui disposent de tout selon leur intérêt et leur gré. Pour mieux concevoir dans quel esprit cette faction gouverne, il suffit de se représenter à quel titre elle prétend posséder.

Lorsque les Ottomans, sous la conduite du sultan Sélim, enlevèrent la Syrie aux Mamlouks, ils ne la regardèrent que comme la dépouille d’un ennemi vaincu, comme un bien acquis par le droit des armes et de la guerre. Or, dans ce droit, chez les peuples barbares, le vaincu est entièrement à la discrétion du vainqueur; il devient son esclave; sa vie, ses biens lui appartiennent: le vainqueur est un maître qui peut disposer de tout, qui ne doit rien, et qui fait grace de tout ce qu’il laisse. Tel fut le droit des Romains, des Grecs, et de toutes ces sociétés de brigands que l’on a décorés du nom de conquérants. Tel, de tout temps, fut celui des Tartares, dont les Turks tirent leur origine. C’est sur ces principes que fut formé même leur premier état social. Dans les plaines de la Tartarie, les hordes divisées d’intérêt, n’étaient que des troupes de brigands armés pour attaquer ou pour se défendre, pour piller à titre de butin, tous les objets de leur avidité. Déja tous les éléments de l’état present étaient formés: sans cesse errants et campés, les pasteurs étaient des soldats; la horde était une armée: or, dans une armée, les lois ne sont que les ordres des chefs; ces ordres absolus ne souffrent pas de délai; ils doivent être unanimes, partir d’une même volonté, d’une seule tête: de là, une autorité suprême dans celui qui commande; de là une soumission passive dans celui qui obéit. Mais comme dans la transmission de ces ordres, l’instrument devient agent à son tour, il en résulte un esprit impérieux et servile, qui est précisément celui qu’ont porté avec eux les Turks conquérants. Fier, après la victoire, d’être un des membres du peuple vainqueur, le dernier des Ottomans regardait le premier des vaincus avec l’orgueil d’un maître; cet esprit croissant de grade en grade, que l’on juge de la distance qu’a dû voir le chef suprême, de lui à la foule des esclaves. Le sentiment qu’il en a conçu ne peut mieux se peindre que par la formule des titres que se donnent les sultans dans les actes publics. «Moi,» disent-ils dans les traités avec les rois de France, «moi qui suis par les graces infinies du grand, juste et tout-puissant Créateur, et l’abondance des miracles du chef de ses prophètes, empereur des puissants empereurs, refuge des souverains, distributeur des couronnes aux rois de la terre, serviteur des deux très-sacrées villes (la Mekke et Médine), gouverneur de la sainte cité de Jérusalem, maître de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique, conquises avec notre épée victorieuse et notre épouvantable lance, seigneur des deux mers (Blanche et Noire), des Damas, odeur du paradis, de Bagdad, siége de kalifes, des forteresses de Bellegrad, d’Agria, et d’une multitude de pays, d’îles, de détroits, de peuples, de générations et de tant d’armées victorieuses qui reposent auprès de notre Porte sublime; moi enfin qui suis l’ombre de Dieu sur la terre, etc.»

Du faîte de tant de grandeur, quel regard un sultan abaissera-t-il vers le reste des humains? Que lui paraîtra cette terre qu’il possède, qu’il distribue, sinon un domaine dont il est l’absolu maître? Que lui paraîtront ces peuples qu’il a conquis, sinon des esclaves dévoués à le servir? Que lui paraîtront ces soldats qu’il commande, sinon des valets avec lesquels il maintient ses esclaves dans l’obéissance? Et telle est réellement la définition du gouvernement turk. L’on peut comparer l’empire à une habitation de nos îles à sucre, où une foule d’esclaves travaillent pour le luxe d’un grand propriétaire, sous l’inspection de quelques serviteurs qui en profitent. Il n’y a d’autre différence, sinon que le domaine du sultan étant trop vaste pour une seule régie, il a fallu le diviser en sous-habitations, avec des sous-régies sur le plan de la première. Telles sont les provinces sous le gouvernement des pachas. Ces provinces se trouvant encore trop vastes, les pachas y ont pratiqué d’autres divisions; et de là cette hiérarchie de préposés qui, de grade en grade, atteignent aux derniers détails. Dans cette série d’emplois, l’objet de la commission étant toujours le même, les moyens d’exécution ne changent pas de nature. Ainsi le pouvoir étant, dans le premier moteur, absolu et arbitraire, il se transmet arbitraire et absolu à tous ses agents. Chacun d’eux est l’image de son commettant. C’est toujours le sultan qui commande sous les noms divers de pacha, de motsallam, de quâïemmaqam, d’aga; et il n’y a pas jusqu’au délibache qui ne le représente. Il faut entendre avec quel orgueil le dernier de ces soldats donnant des ordres dans un village, prononce: C’est la volonté du sultan; c’est le bon plaisir du sultan. La raison de cet orgueil est simple: c’est que, devenant porteur de la parole, et ministre de l’ordre du sultan, il devient le sultan même. Que l’on juge des effets d’un tel régime, quand l’expérience de tous les temps a prouvé que la modération est la plus difficile des vertus; quand, dans les hommes même qui en sont les apôtres, elle n’est souvent qu’en théorie; que l’on juge des abus d’un pouvoir illimité dans des grands qui ne connaissent ni la souffrance ni la pitié, dans des parvenus avides de jouir, fiers de commander, et dans des subalternes avides de parvenir: que l’on juge si des écrivains spéculatifs ont eu raison d’avancer que le despotisme en Turkie n’est pas un si grand mal que l’on pense, parce que, résidant dans la personne du souverain, il ne doit peser que sur les grands qui l’entourent! Sans doute, comme disent les Turks, le sabre du sultan ne descend pas jusqu’à la poussière; mais ce sabre, il le dépose dans les mains de son vizir, qui le remet au pacha, d’où il passe au motsallam, à l’aga et jusqu’au dernier délibache; en sorte qu’il se trouve à la portée de tout le monde, et frappe jusqu’aux plus viles têtes. Ce qui fait l’erreur de ces raisonnements est l’état du peuple de Constantinople; pour qui le sultan se donne des soins qu’en effet on ne prend pas ailleurs; mais ces soins qu’il rend à sa sûreté personnelle, n’existent pas pour le reste de l’empire: l’on peut dire même qu’ils ont de fâcheux effets; car si Constantinople manque de vivres, l’on affame dix provinces pour lui en fournir. Cependant, est-ce par la capitale que l’empire existe, ou par les provinces? C’est donc dans les provinces qu’il faut étudier l’action du despotisme; et en Turkie, comme partout ailleurs, cette étude convainc que le pouvoir arbitraire dans le souverain, est funeste à l’état, parce que du souverain il se transmet nécessairement à ses préposés, et que dans cette transmission il devient d’autant plus abusif qu’il descend davantage; puisqu’il est vrai que le plus dur des tyrans est l’esclave qui devient maître. Examinons les abus de ce régime dans la Syrie.

En chaque gouvernement, le pacha étant l’image du sultan, il est comme lui despote absolu; il réunit tous les pouvoirs en sa personne: il est chef et du militaire, et des finances, et de la police, et de la justice criminelle. Il a droit de vie et de mort; il peut faire à son gré la paix et la guerre; en un mot, il peut tout. Le but principal de tant d’autorité, est de percevoir le tribut, c’est-à-dire, de faire passer le revenu au grand propriétaire, à ce maître qui a conquis et qui possède la terre par le droit de son épouvantable lance. Ce devoir rempli, l’on n’en exige pas d’autre; l’on ne s’inquiète pas même de quelle manière l’agent pourvoit à le remplir: les moyens sont à sa discrétion; et telle est la nature des choses, qu’il ne peut être délicat sur le choix; car premièrement il ne peut s’avancer, ni même se maintenir, qu’autant qu’il fournit des fonds: en second lieu, il ne doit sa place qu’à la faveur du vizir ou de telle autre personne en crédit; et cette faveur ne s’obtient et ne s’entretient que par une enchère sur d’autres concurrents. Il faut donc retirer de l’argent, et pour acquitter le tribut et remplir les avances, et pour soutenir sa dignité, et pour s’assurer des ressources. Aussi le premier soin d’un pacha qui arrive à son poste est-il d’aviser aux moyens d’avoir de l’argent; et les plus prompts sont toujours les meilleurs. Celui qu’établit l’usage pour la perception du miri et des douanes est de constituer pour l’année courante un ou plusieurs fermiers principaux, lesquels, afin de faciliter leur régie, la subdivisent en sous-fermes, qui de grade en grade descendent jusqu’aux plus petits villages. Le pacha donne ces emplois par enchère, parce qu’il veut en retirer le plus d’argent qu’il est possible: de leur côté, les fermiers qui ne les prennent que pour gagner, mettent tout en œuvre pour augmenter leur recette. De là, dans ces agents, une avidité toujours voisine de la mauvaise foi; de là des vexations où ils se portent d’autant plus aisément, qu’elles sont toujours soutenues par l’autorité; de là, au sein du peuple, une faction d’hommes intéressés à multiplier ses charges. Le pacha peut s’applaudir de pénétrer aux sources les plus profondes de l’aisance, par la rapacité clairvoyante des subalternes. Mais qu’en arrive-t-il? Le peuple, gêné dans la jouissance des fruits de son travail, restreint son activité dans les bornes des premiers besoins; le laboureur ne sème que pour vivre; l’artisan ne travaille que pour nourrir sa famille; s’il a quelque superflu, il le cache soigneusement: ainsi le pouvoir arbitraire du sultan transmis au pacha et à tous ses subdélégués, en donnant un libre essor à leurs passions, est devenu le mobile d’une tyrannie répandue dans toutes les classes; et les effets en ont été de diminuer par une action réciproque l’agriculture, les arts, le commerce, la population, en un mot, tout ce qui constitue la puissance de l’état, c’est-à-dire, la puissance même du sultan.

Ce pouvoir n’a pas de moindres abus dans l’état militaire. Toujours pressé par ce besoin d’argent d’où dépendent sa sûreté, sa tranquillité, le pacha a retranché tout ce qu’il a pu des frais habituels de la guerre. Il a diminué les troupes, il a pris des soldats au rabais, il a fermé les yeux sur leurs désordres; la discipline s’est perdue. Si maintenant il survenait une guerre étrangère; si, comme il est arrivé en 1772, les Russes reparaissaient en Syrie, qui défendrait la province du sultan?

Il arrive quelquefois que les pachas, sultans dans leur province, ont entre eux des haines personnelles; pour les satisfaire, ils se prévalent de leur pouvoir, et ils se font mutuellement des guerres sourdes ou déclarées, dont les effets ruineux tombent toujours sur les sujets du sultan.

Enfin il arrive encore que ces pachas sont tentés de s’approprier ce pouvoir dont ils sont dépositaires. La Porte, qui a prévu ce cas, tâche d’y obvier par plusieurs moyens; elle partage les commandements, et tient des officiers particuliers dans les châteaux des capitales, telles qu’Alep, Damas, Tripoli, etc.; mais s’il survenait un ennemi étranger, que produirait ce partage? Elle envoie tous les trois mois des capidjis qui tiennent les pachas en alarmes, par les ordres secrets dont ils sont porteurs; mais souvent les pachas, aussi rusés, se débarrassent de ces surveillants incommodes; enfin, elle change fréquemment les pachas de résidence, afin qu’ils n’aient pas le temps de s’affectionner un pays; mais comme toutes les conséquences d’un ordre vicieux sont abusives, il est arrivé que les pachas, incertains du lendemain, traitent leur province comme un lieu de passage, et n’y font aucune amélioration dont leur successeur puisse profiter: au contraire, ils se hâtent d’en épuiser les produits, et de recueillir en un jour, s’il est possible, les fruits de plusieurs années. Il est vrai que de temps en temps ces concussions sont punies par le cordon; et c’est ici une des pratiques de la Porte qui décèlent le mieux l’esprit de son gouvernement. Lorsqu’un pacha a dévasté une province, lorsqu’à force de tyrannie, les clameurs sont parvenues jusqu’à Constantinople, malheur à lui s’il manque de protecteur, s’il retient son argent! A l’un des termes de l’année, un capidji arrive, montrant le fermân de prorogation, quelquefois même apportant une seconde, une troisième queue, ou telle autre faveur nouvelle; mais pendant que le pacha en fait célébrer la fête, il paraît un ordre pour sa déposition, puis un autre pour son exil, et souvent un kat-chérif pour sa tête. Le motif en est toujours d’avoir vexé les sujets du sultan; mais la Porte, en s’emparant du trésor du concussionnaire, et n’en rendant jamais rien au peuple qu’il a pillé, donne à penser qu’elle n’improuve pas un pillage dont elle profite. Aussi ne cesse-t-on de voir dans l’empire des gouverneurs concussionnaires et rebelles: si nul d’entre eux n’a réussi à se faire un état indépendant et stable, c’est bien moins par la sagesse des mesures du divan, et par la vigilance des capidjis, que par l’ignorance des pachas dans l’art de régner. L’on a oublié dans l’Asie ces moyens moraux qui, maniés par des législateurs habiles, ont souvent élevé de grandes puissances sur des bases d’abord très-faibles. Les pachas ne connaissent que l’argent; une expérience répétée n’a pu leur faire sentir que ce moyen, loin d’être le gage de leur sûreté, devenait le motif de leur perte: ils ont la manie d’amasser des trésors, comme si l’on achetait des amis! Asàd, pacha de Damas, laissa huit millions, et fut trahi par son mamlouk, et étouffé dans le bain. On a vu quel fut le sort d’Ybrahim Sabbâr avec ses vingt millions. Djezzâr prend la même route, et n’ira pas à une autre fin. Personne ne s’est avisé de susciter cet amour du bien public, qui, dans la Grèce et l’Italie; même dans la Hollande et la Suisse, a fait lutter avec succès de petits peuples contre de grands empires. Émirs et pachas, tous imitent le sultan; tous regardent leur pays comme un domaine; et leurs sujets comme des domestiques. Leurs sujets, à leur tour, ne voient en eux que des maîtres; et puisque tous se ressemblent, peu importe lequel servir. De là, dans ces états, l’usage des troupes étrangères, de préférence aux troupes nationales. Les commandants se défient de leur peuple, parce qu’ils sentent ne pas mériter son attachement. Leur but n’est pas de gouverner leur pays, mais de le maîtriser: par un juste retour, leur pays s’embarrasse peu qu’on les attaque; et les mercenaires qu’ils soudoient, fidèles à leur esprit, les vendent à l’ennemi pour profiter de leur dépouille. Dâher avait nourri dix ans le Barbaresque qui le tua. C’est un fait digne de remarque que la plupart des états de l’Asie et de l’Afrique, surtout depuis Mahomet, ont été gouvernés par ces principes, et qu’il n’y a pas eu de pays où l’on ait vu tant de troubles dans les états, tant de révolutions dans les empires. N’en doit-on pas conclure que la puissance arbitraire dans le souverain n’est pas moins funeste à l’état militaire qu’à la régie des finances? Achevons d’examiner ses effets en Syrie sur le régime civil.

A titre d’image du sultan, le pacha est chef de toute la police de son gouvernement; et sous ce titre, il faut comprendre aussi la justice criminelle. Il a le droit le plus absolu de vie et de mort; il l’exerce sans formalité, sans appel. Partout où il rencontre un délit, il fait saisir le coupable; et les bourreaux qui l’accompagnent l’étranglent ou lui coupent la tête sur-le-champ; quelquefois il ne dédaigne pas de remplir leur office. Trois jours avant mon arrivée à Sour, Djezzâr avait éventré un maçon d’un coup de hache. Souvent le pacha rôde déguisé; et malheur à quiconque est surpris en faute! Comme il ne peut remplir cet emploi dans tous les lieux, il commet à sa place un officier que l’on appelle l’ouâli; cet ouâli remplit les fonctions de nos officiers de guet; comme eux, il rôde la nuit et le jour; il veille aux séditions, il arrête les voleurs; comme le pacha, il juge et condamne sans appel: le coupable baisse le cou; le bourreau frappe, la tête tombe, et l’on emporte le corps dans un sac de cuir. Cet officier a une foule d’espions qui sont presque tous des filous, au moyen desquels il sait tout ce qui se passe. D’après cela, il n’est pas étonnant que des villes comme le Kaire, Alep et Damas, soient plus sûres que Gênes, Rome et Naples; mais par combien d’abus cette sûreté est-elle achetée! et à combien d’innocents la partialité de l’ouâli et de ses agents ne doit-elle pas coûter la vie!

L’ouâli exerce aussi la police des marchands, c’est-à-dire qu’il veille sur les poids et mesures; et sur cet article, la sévérité est extrême: pour le moindre faux poids sur le pain, sur la viande, sur le debs ou les sucreries, l’on donne 500 coups de bâton, et quelquefois l’on punit de mort. Les exemples en sont fréquents dans les grandes villes. Cependant il n’est pas de pays où l’on vende plus à faux poids: les marchands en sont quittes pour veiller au passage de l’ouâli et du mohteseb[65]. Sitôt qu’ils paraissent à cheval, tout s’esquive et se cache; on produit un autre poids: souvent les débitants font des traités avec les valets qui marchent devant les deux officiers; et moyennant une rétribution, ils sont sûrs même de l’impunité.

Du reste, les fonctions de l’ouâli n’atteignent point à ces objets utiles ou agréables qui font le mérite de la police parmi nous. Ils n’ont aucun soin ni de la propreté, ni de la salubrité des villes: elles ne sont, en Syrie comme en Égypte, ni pavées, ni balayées, ni arrosées; les rues sont étroites, tortueuses, et presque toujours embarrassées de décombres. On est surtout choqué d’y voir une foule de chiens hideux qui n’appartiennent à personne. Ils forment une espèce de république indépendante qui vit des aumônes du public. Ils sont cantonnés par familles et par quartiers; et si quelqu’un d’entre eux sort de ses limites, il s’ensuit des combats qui importunent les passants. Les Turks, qui versent le sang des hommes si aisément, ne les tuent point; seulement ils évitent leur attouchement comme immonde. Ils prétendent qu’ils font la sûreté nocturne des villes; mais l’ouâli et les portes dont chaque rue est fermée, la font encore mieux: ils ajoutent qu’ils mangent les charognes; et en cela ils sont aidés d’une foule de chacals cachés dans les jardins et parmi les décombres et les tombeaux. Il ne faut d’ailleurs chercher dans les villes turkes, ni promenades, ni plantations. Dans un tel pays, la vie ne paraîtra sans doute ni sûre ni agréable; mais c’est encore l’effet du pouvoir absolu du sultan.

CHAPITRE X.

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