Voyage en Égypte et en Syrie - Tome 2
De l’administration de la justice.
L’ADMINISTRATION de la justice contentieuse est le seul article que les sultans aient soustrait au pouvoir exclusif des pachas, soit parce qu’ils ont senti l’énormité des abus qui en résulteraient, soit parce qu’ils ont connu qu’elle exigeait un temps et des connaissances que leurs lieutenants n’auraient pas; ils y ont préposé d’autres officiers qui, par une sage disposition, sont indépendants du pacha; mais comme leur juridiction est fondée sur les mêmes principes que le gouvernement, elle a les mêmes inconvénients.
Tous les magistrats de l’empire appelés qâdis, c’est-à-dire, juges, dépendent d’un chef principal qui réside à Constantinople. Le titre de sa dignité est celui de qâdi-el-askar[66], ou juge de l’armée; ce qui indique, ainsi que je l’ai déja dit, que le pouvoir est absolument militaire, et réside entièrement dans l’armée et dans son chef. Ce grand qâdi nomme les juges des villes capitales, telles qu’Alep, Damas, Jérusalem, etc. Ces juges, à leur tour, en nomment d’autres dans les lieux de leurs dépendances. Mais quel est le titre pour être nommé? Toujours l’argent. Tous ces emplois, comme ceux du gouvernement, sont livrés à l’enchère, et sont également affermés pour un an. Qu’arrive-t-il de là? Que les fermiers se hâtent de recouvrer leurs avances, d’obtenir l’intérêt de leur argent, et d’en retirer même un bénéfice. Or, quel peut être l’effet de ces dispositions dans des hommes qui ont en main la balance où les citoyens viennent déposer leurs biens?
Le lieu où ces juges rendent leurs arrêts, s’appelle le mahkamé, ou lieu du jugement: quelquefois c’est leur propre maison; jamais ce n’est un lieu qui réponde à l’idée de l’emploi sacré qui s’y exerce. Dans un appartement nu et en dégât, le qâdi s’assied sur une natte ou sur un mauvais tapis. A ses côtés sont des scribes et quelques domestiques. La porte est ouverte à tout le monde: les parties comparaissent; et là, sans interprètes, sans avocats, sans procureurs, chacun plaide lui-même sa cause: assis sur les talons, les plaideurs énoncent les faits, discutent, répondent, contestent, argumentent tour à tour; quelquefois les débats sont violents; mais les cris des scribes et le bâton du qâdi rétablissent l’ordre et le silence. Fumant gravement sa pipe, et roulant du bout des doigts la pointe de sa barbe, ce juge écoute, interroge, et finit par prononcer un arrêt sans appel, qui n’a que deux mois tout au plus de délai: les parties, toujours peu contentes, se retirent cependant avec respect, et paient un salaire évalué le dixième du fonds, sans réclamer contre la décision, parce qu’elle est toujours motivée sur l’infaillible Qôran.
Cette simplicité de la justice, qui ne consume point en frais provisoires, accessoires, ni subséquents, cette proximité du tribunal souverain qui n’éloigne point le plaideur de son domicile, sont, il faut l’avouer, deux avantages inestimables; mais il faut convenir aussi qu’ils sont trop compensés par d’autres abus. En vain quelques écrivains, pour rendre plus saillants les vices de nos usages, ont vanté l’administration de la justice chez les Turks; ces éloges, fondés sur une simple connaissance de théorie, ne sont point justifiés par l’examen de la pratique. L’expérience journalière constate qu’il n’est point de pays où la justice soit plus corrompue qu’en Égypte, en Syrie, et sans doute dans le reste de la Turkie[67]. La vénalité n’est nulle part plus hardie, plus impudente: on peut marchander son procès avec le qâdi, comme l’on marchanderait une denrée. Dans la foule, il se trouve des exemples d’équité, de sagacité; mais ils sont rares, par cela même qu’ils sont cités. La corruption est habituelle, générale; et comment ne le serait-elle pas, quand l’intégrité peut devenir onéreuse, et l’improbité lucrative; quand chaque qâdi, arbitre en dernier ressort, ne craint ni révision, ni châtiment; quand enfin le défaut de lois claires et précises offre aux passions mille moyens d’éviter la honte d’une injustice évidente, en ouvrant les sentiers tortueux des interprétations et des commentaires? Tel est l’état de la jurisprudence chez les Turks, qu’il n’existe aucun code public et notoire, où les particuliers puissent apprendre quels sont leurs droits respectifs. La plupart des jugements sont fondés sur des coutumes non écrites, ou sur des décisions de docteurs, souvent contradictoires. Les recueils de ces décisions sont les seuls livres où les juges puissent acquérir quelques notions de leur emploi; et ils n’y trouvent que des cas particuliers, plus propres à confondre leurs idées qu’à les éclaircir. Le droit romain sur beaucoup d’articles a servi de base aux prononcés des docteurs musulmans; mais la grande et inépuisable source à laquelle ils recourent, est le livre très-pur, le dépôt de toute connaissance, le code de toute législation, le Qôran du prophète.
CHAPITRE XI.
De l’influence de la religion.
SI la religion se proposait chez les Turks le but qu’elle devrait avoir chez tous les peuples; si elle prêchait aux grands la modération dans l’usage du pouvoir, au vulgaire la tolérance dans la diversité des opinions, il serait encore douteux qu’elle pût tempérer les vices dont nous venons de parler, puisque l’expérience de tous les hommes prouve que la morale n’influe sur les actions qu’autant qu’elle est secondée par les lois civiles; mais il s’en faut beaucoup que l’esprit de l’islamisme soit propre à remédier aux abus du gouvernement; l’on peut dire, au contraire, qu’il en est la source originelle. Pour s’en convaincre, il suffit d’examiner le livre qui en est le dépôt. En vain les musulmans avancent-ils que le Qôran contient les germes et même le développement de toutes les connaissances de la législation, de la politique, de la jurisprudence: le préjugé de l’éducation, ou la partialité de quelque intérêt secret, peuvent seuls dicter ou admettre un pareil jugement. Quiconque lira le Qôran, sera forcé d’avouer qu’il ne présente aucune notion ni des devoirs des hommes en société, ni de la formation du corps politique, ni des principes de l’art de gouverner, rien en un mot de ce qui constitue un code législatif. Les seules lois qu’on y trouve se réduisent à quatre ou cinq ordonnances relatives à la polygamie, au divorce, à l’esclavage, à la succession des proches parents; et ces ordonnances, qui ne font point un code de jurisprudence, y sont tellement contradictoires, que les docteurs disputent encore pour les concilier. Le reste n’est qu’un tissu vague de phrases vides de sens; une déclamation emphatique d’attributs de Dieu qui n’apprennent rien à personne; une allégation de contes puérils, de fables ridicules; en total, une composition si plate et si fastidieuse, qu’il n’y a personne capable d’en soutenir la lecture jusqu’au bout, malgré l’élégance de la traduction de Savary. Que si, à travers le désordre d’un délire perpétuel, il perce un esprit général, un sens résumé, c’est celui d’un fanatisme ardent et opiniâtre. L’oreille retentit des mots d’impies, d’incrédules, d’ennemis de Dieu et du prophète, de rebelles à Dieu et au prophète, de dévouement à Dieu et au prophète. Le ciel se présente ouvert à qui combat dans leur cause; les houris y tendent les bras aux martyrs; l’imagination s’embrase; et le prosélyte dit à Mahomet: Oui, tu es l’envoyé de Dieu; ta parole est la sienne; il est infaillible; tu ne peux faillir ni me tromper: marche, je te suis! Voilà l’esprit du Qôran; il s’annonce dès la première ligne. Il n’y a point de doute en ce livre; il guide sans erreur ceux qui croient sans douter, qui croient ce qu’ils ne voient pas. Quelle en est la conséquence, sinon d’établir le despotisme le plus absolu dans celui qui commande, par le dévouement le plus aveugle dans celui qui obéit? Et tel fut le but de Mahomet: il ne voulait pas éclairer, mais régner; il ne cherchait pas des disciples, mais des sujets. Or, dans des sujets, l’on ne demande pas du raisonnement, mais de l’obéissance. C’est pour y amener plus facilement qu’il reporta tout à Dieu. En se faisant son ministre, il écarta le soupçon d’un intérêt personnel; il évita d’alarmer cette vanité ombrageuse que portent tous les hommes; il feignit d’obéir, pour qu’on lui obéit à lui-même; il ne se fit que le premier des serviteurs, sûr que chacun tâcherait d’être le second pour commander à tous les autres. Il amorça par des promesses; il entraîna par des menaces: il a fait plus; comme il y a toujours des opposants à toute nouveauté, en les effrayant par ses anathèmes, il leur a ménagé l’espoir du pardon: de là vient en quelques endroits l’énoncé d’une sorte de tolérance; mais cette tolérance est si dure, qu’elle doit ramener tôt ou tard au dévouement absolu; en sorte que l’esprit fondamental du Qôran revient toujours au pouvoir le plus arbitraire dans l’envoyé de Dieu, et par une conséquence naturelle, dans ceux qui doivent lui succéder. Or, par quels préceptes l’usage de ce pouvoir est-il éclairé? Il n’y a qu’un Dieu, et Mahomet est son prophète: priez cinq fois par jour en vous tournant vers la Mekke. Ne mangez point pendant le jour dans tout le mois de Ramadan. Faites le pèlerinage de la Kiabé, et donnez l’aumône à la veuve et à l’orphelin. Voilà la source profonde d’où doivent découler toutes les sciences, toutes les connaissances politiques et morales. Les Solon, les Numa, les Lycurgue, tous les législateurs de l’antiquité, ont vainement fatigué leur génie à éclaircir les rapports des hommes en société, à fixer les obligations et les droits de chaque classe, de chaque individu: Mahomet, plus habile ou plus profond, résout tout en cinq phrases. Il faut le dire: de tous les hommes qui ont osé donner des lois aux peuples, nul n’a été plus ignorant que Mahomet; de toutes les compositions absurdes de l’esprit humain, nulle n’est plus misérable que son livre. Ce qui se passe en Asie depuis douze cents ans, peut en faire la preuve; car si l’on voulait passer d’un sujet particulier à des considérations générales, il serait aisé de démontrer que les troubles des états, et l’ignorance des peuples dans cette partie du monde, sont des effets plus ou moins immédiats du Qôran et de sa morale: mais il faut nous borner au pays qui nous occupe, et, revenant à la Syrie, exposer au lecteur l’état de ses habitants relativement à la religion.
Le peuple de Syrie est en général, comme je l’ai dit, musulman ou chrétien: cette différence dans le culte a les effets les plus fâcheux dans l’état civil; se traitant mutuellement d’infidèles, de rebelles, d’impies, les partisans de Jésus-Christ et ceux de Mahomet ont les uns pour les autres une aversion qui entretient une sorte de guerre perpétuelle. L’on sent à quels excès les préjugés de l’éducation doivent porter le vulgaire toujours grossier: le gouvernement, loin d’intervenir comme médiateur dans ces troubles, les fomente par sa partialité. Fidèle à l’esprit du Qôran, il traite les chrétiens avec une dureté qui se varie sous mille formes. L’on parle quelquefois de la tolérance des Turks; voici à quel prix elle s’achète.
Toute démonstration publique de culte est interdite aux chrétiens, hors du Kesraouân où l’on n’a pu l’empêcher: ils ne peuvent bâtir de nouvelles églises; et si les anciennes se ruinent, ils ne peuvent les réparer que par des permissions qu’il faut payer chèrement. Un chrétien ne peut frapper un musulman sans risquer sa vie; et si le musulman tue un chrétien, il en est quitte pour une rançon. Les chrétiens ne peuvent monter à cheval dans les villes; il leur est défendu de porter des pantoufles jaunes, des châles blancs, et toute couleur verte. Le rouge pour la chaussure, le bleu pour l’habillement, sont celles qui leur sont assignées. La Porte vient de renouveler ses ordonnances pour qu’ils rétablissent l’ancienne forme de leur turban: il doit être d’une grosse mousseline bleue, avec une seule lisière blanche: s’ils voyagent, on les arrête en mille endroits pour payer des rafars[68] ou péages, dont les musulmans sont exempts: en justice le serment de deux chrétiens n’est compté que pour un; et telle est la partialité des qâdis, qu’il est presque impossible qu’un chrétien gagne un procès; enfin, ils sont les seuls à supporter la capitation dite karadj, dont le billet porte ces mots remarquables: djazz-el-râs, c’est-à-dire (rachat) du coupement de la tête, par où l’on voit clairement à quel titre ils sont tolérés et gouvernés.
Ces distinctions, si propres à entretenir les haines et les divisions, passent chez le peuple et se retrouvent dans tous les usages de la vie. Le dernier des musulmans n’accepte d’un chrétien ni ne lui rend le salut de salâm-alai-k[69], salut sur toi, à cause de l’affinité du mot salam avec eslâm (islamisme), nom propre de la religion, et avec moslem (musulman), nom de l’homme qui la professe: le salut usité est seulement bon matin, ou bon soir: heureux s’il n’est point accompagné d’un djaour, kafer, kelb, c’est-à-dire, impie, apostat, chien, qui sont les épithètes familières avec les chrétiens. Les Musulmans affectent même, pour les narguer, d’exercer devant eux les pratiques de leur culte; à midi, à trois heures, au coucher du soleil, lorsque du haut des minarets les crieurs annoncent la prière, on les voit se montrer à la porte de leurs maisons, et là, après avoir fait l’ablution, ils étendent gravement un tapis ou une natte, et se tournant vers la Mekke, ils croisent les bras sur la poitrine, les étendent vers les genoux, et commencent neuf prostrations, le front en terre, en récitant la préface du Qôran. Souvent dans la conversation ils s’interrompent par la profession de foi: Il n’y a qu’un Dieu, et Mahomet est son prophète. Sans cesse ils parlent de leur religion, et se traitent de seuls fidèles à Dieu. Pour les démentir, les chrétiens affectent à leur tour une grande dévotion; et de là cette ostentation de piété qui fait un des caractères extérieurs des Orientaux; mais le cœur n’y perd rien, et les chrétiens gardent de tous ces outrages un ressentiment qui n’attend que l’occasion d’éclater. On en a vu des effets du temps de Dâher, lorsque, fiers de la protection de son ministre, ils prirent en divers lieux l’ascendant sur les Musulmans. Les excès qu’ils commirent en ces circonstances sont un avis dont doit profiter toute puissance européenne qui pourrait posséder des pays où il se trouverait des Grecs et des Musulmans.
CHAPITRE XII.
De la propriété et des conditions.
LES sultans s’étant arrogé, à titre de conquête, la propriété de toutes les terres en Syrie, il n’existe pour les habitants aucun droit de propriété foncière, ni même mobilière; ils ne possèdent qu’en usufruit. Si un père meurt, sa succession appartient au sultan ou à son fermier, et les enfants ne recueillent l’héritage qu’en payant un rachat toujours considérable. De là, pour les possessions en fonds de terre, une insouciance funeste à l’agriculture. Dans les villes, la possession des maisons a quelque chose de moins incertain et de moins onéreux; mais partout l’on préfère les biens en argent, comme étant plus faciles à dérober aux rapines du despote. Dans les pays abonnés, comme ceux des Druzes, des Maronites, de Hasbêya, etc., il existe une propriété réelle, fondée sur des coutumes que les petits princes n’osent violer: aussi les habitants sont-ils tellement attachés à leurs fonds, que l’on n’y voit presque jamais d’aliénation de terre. Il est néanmoins, sous la régie des Turks, un moyen de s’assurer une perpétuité d’usufruit: c’est de faire ce que l’on appelle un ouaqf, c’est-à-dire, une attribution ou fondation d’un bien à une mosquée. Dès lors le propriétaire devient le concierge inamovible de son fonds, sous la condition d’une redevance, et sous la protection des gens de loi; mais cet acte a l’inconvénient que souvent, au lieu de protéger, les gens de loi dévorent: alors auprès de qui réclamer, puisqu’ils sont distributeurs de la justice? Par cette raison, ces gens de loi sont presque les seuls à posséder des biens fonciers; et l’on ne voit point dans les pays turks cette foule de petits propriétaires, qui fait la force et la richesse des pays abonnés.
Ce que j’ai dit des conditions en Égypte convient également à la Syrie: elles s’y réduisent à quatre ou cinq, qui sont les cultivateurs ou paysans, les artisans, les marchands, les gens de guerre et les gens de justice et de loi. Ces diverses classes elles-mêmes peuvent se résumer en deux principales: le peuple, qui comprend les paysans, les artisans, les marchands; et le gouvernement, composé des gens de guerre et des gens de loi et de justice. Dans les principes de la religion, c’est en ce dernier ordre que devrait résider le pouvoir; mais depuis que les kalifes ont été dépossédés par leurs lieutenants, il s’est formé une distinction de puissance spirituelle et de puissance temporelle, qui n’a laissé aux interprètes de la loi qu’une autorité: telle est celle du grand mofti[70] qui, chez les Turks, représente le kalife. Le vrai pouvoir est aux mains du sultan, qui représente le lieutenant ou le général de l’armée. Cependant, ce respect d’opinion qu’a le peuple pour les puissances détrônées, conserve encore aux gens de loi un crédit dont ils usent presque toujours pour former un parti d’opposition; le sultan le redoute dans Constantinople, et les pachas n’osent le contrarier trop ouvertement dans leurs provinces. Dans chaque ville, ce parti est présidé par un mofti qui relève de celui de Constantinople; son emploi est héréditaire et non vénal; et c’est la raison qui a conservé dans ce corps plus d’énergie que dans les autres. A raison de leurs priviléges, les familles qui le composent ressemblent assez bien à notre noblesse, quoique son vrai type soit le corps militaire. Elles représentent aussi notre magistrature, notre clergé, et même notre bourgeoisie, puisqu’elles sont les seules à vivre de leurs rentes. D’elles aux paysans, aux artisans et aux marchands, la chute est brusque: cependant, comme l’état de ces trois classes est le vrai thermomètre de la police et de la puissance d’un empire, je vais rassembler les faits les plus propres à en donner de justes notions.
CHAPITRE XIII.
État des paysans et de l’agriculture.
DANS le Syrie et même dans tout l’empire turk, les paysans sont, comme les autres habitants, censés esclaves du sultan; mais ce terme n’emporte que notre sens de sujets. Quoique maître des biens et de la vie, le sultan ne vend point les hommes; il ne les lie point à un lieu fixe. S’il donne un apanage à quelque grand, l’on ne dit point, comme en Pologne et en Russie, qu’il donne 500 paysans, 1000 paysans: en un mot, les paysans sont opprimés par la tyrannie du gouvernement, mais non dégradés par le servage de la féodalité.
Lorsque le sultan Sélim eut conquis la Syrie, pour rendre plus aisée la perception du revenu, il établit un seul impôt territorial, qui est celui que l’on appelle miri. Il paraît, malgré son caractère farouche, que ce sultan sentit l’importance de ménager le cultivateur; car le miri, comparé à l’étendue des terrains, se trouve dans une proportion infiniment modérée: elle l’est d’autant plus, qu’au temps où il fut réglé, la Syrie était plus peuplée qu’aujourd’hui, et peut-être aussi commerçante, puisque le cap de Bonne-Espérance n’étant pas encore bien fréquenté, elle se trouvait sur la route de l’Inde la plus pratiquée. Pour maintenir l’ordre dans la perception, Sélim fit dresser un deftar ou registre, dans lequel le contingent de chaque village fut exprimé. Enfin, il donna au miri un état invariable, et tel que l’on ne pût l’augmenter ni le diminuer. Modéré comme il était, il ne devait jamais obérer le peuple; mais par les abus inhérents à la constitution, les pachas et leurs agents ont trouvé le secret de le rendre ruineux. N’osant violer la loi établie par le sultan sur l’invariabilité de l’impôt, ils ont introduit une foule de charges qui, sans en avoir le nom, en ont tous les effets. Ainsi, étant les maîtres de la majeure partie des terres, ils ne les concèdent qu’à des conditions onéreuses; ils exigent la moitié et les deux tiers de la récolte; ils accaparent les semences et les bestiaux, en sorte que les cultivateurs sont forcés de les acheter au-dessus de leur valeur. La récolte faite, il chicanent sur les pertes, sur les prétendus vols; et comme ils ont la force en main, ils enlèvent ce qu’ils veulent. Si l’année manque, ils n’en exigent pas moins leurs avances, et ils font vendre, pour se rembourser, tout ce que possède le paysan. Heureusement que sa personne est libre, et que les Turks ignorent l’art d’emprisonner pour dettes l’homme qui n’a plus rien. A ces vexations habituelles se joignent mille avanies accidentelles: tantôt l’on rançonne le village entier pour un délit vrai ou imaginaire; tantôt on introduit une corvée d’un genre nouveau. L’on exige un présent à l’avénement de chaque gouverneur; l’on établit une contribution d’herbe pour ses chevaux, d’orge et de paille pour ses cavaliers: il faut en outre donner l’étape à tous les gens de guerre qui passent ou qui apportent des ordres, et les gouverneurs ont soin de multiplier ces commissions, qui deviennent pour eux une économie, et pour les paysans une source de ruine. Les villages tremblent à chaque laouend qui paraît: c’est un vrai brigand sous le nom de soldat; il arrive en conquérant, il commande en maître: Chiens, canaille, du pain, du café, du tabac; je veux de l’orge, je veux de la viande. S’il voit de la volaille; il la tue; et lorsqu’il part, joignant l’insulte à la tyrannie, il demande ce que l’on appelle keré-el-dars, c’est-à-dire, le louage de sa dent molaire. En vain les paysans crient à l’injustice: le sabre impose silence. La réclamation est lointaine et difficile; elle pourrait devenir dangereuse. Qu’arrive-t-il de toutes ces déprédations? Les moins aisés du village se ruinent, ne peuvent plus payer le miri, deviennent à charge aux autres, ou fuient dans les villes: comme le miri est inaltérable et doit toujours s’acquitter en entier, leur portion se reverse sur le reste des habitants; et le fardeau, qui d’abord était léger, s’appesantit. S’il arrive deux années de disette ou de sécheresse, le village entier est ruiné et se déserte; mais sa quotité se reporte sur les voisins. La même marche a lieu pour le karadj des chrétiens: la somme en ayant été fixée d’après un premier dénombrement, il faut toujours qu’elle se retrouve la même, quoique le nombre des têtes soit diminué. De là, il est arrivé que cette capitation a été portée, de trois, de cinq et de onze piastres où elle était d’abord, à trente-cinq et quarante; ce qui obère absolument les contribuables, et les force de s’expatrier. C’est surtout dans les pays d’apanage et dans ceux qui sont ouverts aux Arabes, que ces fardeaux sont écrasants. Dans les premiers, le titulaire, avide d’augmenter son revenu, donne toute liberté à son fermier d’augmenter les charges, et l’avidité de ces subalternes ne demeure pas en arrière; ce sont eux qui, raffinant sur les moyens de pressurer, ont imaginé d’établir des droits sur les denrées du marché, sur les entrées, sur les transports, et de taxer jusqu’à la charge d’un âne. L’on observe que ces exactions ont fait des progrès rapides, surtout depuis 40 années, et l’on date de cette époque la dégradation des campagnes, la dépopulation des habitants, et la diminution du numéraire, porté à Constantinople. A l’égard des Bedouins, s’ils sont en guerre, ils pillent à titre d’ennemis; s’ils sont en paix, ils dévorent à titre d’hôtes: aussi dit-on en proverbe: Évite le Bedouin comme ami ou comme ennemi. Les moins malheureux des paysans, sont ceux des pays abonnés, tels que le pays des Druzes, le Kesraouân, Nablous, etc. Cependant, là même encore il règne des abus; il en est un entre autres que l’on doit regarder comme le plus grand fléau des campagnes en Syrie: c’est l’usure portée à l’excès le plus criant. Quand les paysans ont besoin d’avances pour acheter des semences, des bestiaux, etc., ils ne trouvent d’argent qu’en vendant en tout ou en partie leur récolte future au prix le plus vil. Le danger de faire paraître de l’argent, resserre la main de quiconque en possède; s’il s’en dessaisit, ce n’est que dans l’espoir d’un gain rapide et exorbitant: l’intérêt le plus modique est de douze pour cent; le plus ordinaire est de vingt, et souvent il monte à trente.
Par toutes ces causes, l’on conçoit combien la condition des paysans doit être misérable. Partout ils sont réduits au petit pain plat d’orge ou de doura, aux ognons, aux lentilles et à l’eau. Leurs organes se connaissent si peu en mets, qu’ils regardent de l’huile forte et de la graisse rance, comme un manger délicieux. Pour ne rien perdre du grain, ils y laissent toutes les graines étrangères, même l’ivraie[71], qui donne des vertiges et des éblouissements pendant plusieurs heures, ainsi qu’il m’est arrivé de l’éprouver. Dans les montagnes du Liban et de Nâblous, lorsqu’il y a disette, ils recueillent les glands de chêne, et après les avoir fait bouillir ou cuire sous la cendre, ils les mangent. Le fait m’en a été certifié chez les Druzes par des personnes même qui en ont usé. Ainsi l’on doit disculper les poètes du reproche de l’hyperbole; mais il n’en sera que plus difficile de croire que l’âge d’or fût l’âge de l’abondance.
Par une conséquence naturelle de cette misère, l’art de la culture est dans un état déplorable; faute d’aisance, le laboureur manque d’instruments, ou n’en a que de mauvais; la charrue n’est souvent qu’une branche d’arbre coupée sous une bifurcation, et conduite sans roues. On laboure avec des ânes, des vaches, et rarement avec des bœufs; ils annoncent trop d’aisance; aussi la viande de cet animal est-elle très-rare en Syrie et en Égypte; et elle y est toujours maigre et mauvaise, comme toutes les viandes des pays chauds. Dans les cantons ouverts aux Arabes, tels que la Palestine, il faut semer le fusil à la main. A peine le blé jaunit-il, qu’on le coupe, pour le cacher dans les matmoures ou caveaux souterrains. On en retire le moins que l’on peut pour les semences, parce que l’on ne sème qu’autant qu’il faut pour vivre; en un mot, l’on borne toute l’industrie à satisfaire les premiers besoins. Or, pour avoir un peu de pain, des ognons, une mauvaise chemise bleue, et un pagne de laine, il ne faut pas la porter bien loin. Le paysan vit donc dans la détresse; mais du moins il n’enrichit pas ses tyrans; et l’avarice du despotisme se trouve punie par son propre crime.
CHAPITRE XIV.
Des artisans, des marchands et du commerce.
LA classe qui fait valoir les denrées en les mettant en œuvre ou en circulation, n’est pas si maltraitée que celle qui les procrée: la raison en est que les biens des artisans et des marchands, consistant en effets mobiliers, sont moins soumis aux regards du gouvernement que ceux des paysans; en outre, les artisans et les marchands, rassemblés dans les villes, échappent plus aisément, par leur foule, à la rapacité de ceux qui commandent. C’est là une des causes principales de la population des villes dans la Syrie, et même dans toute la Turkie: tandis qu’en d’autres pays les villes sont en quelque sorte le regorgement des campagnes, là elles ne sont que l’effet de leur désertion. Les paysans chassés de leurs villages, viennent y chercher un refuge; et ils y trouvent la tranquillité, et même l’aisance. Les pachas veillent avec d’autant plus de soins à ce dernier article, que leur sûreté personnelle en dépend; car, outre les effets immédiats d’une sédition qui pourrait leur être funeste, la Porte ne leur pardonnerait pas d’exposer son repos pour le pain du peuple. Ils ont donc soin de tenir les vivres à bon marché dans les lieux considérables, et surtout dans celui de leur résidence: s’il y a disette, c’est toujours là qu’elle se fait le moins sentir. En pareil cas ils prohibent toute sorte de grains, ils obligent, sous peine de mort, quiconque en possède de le vendre au prix qu’ils y mettent; et si le pays en manque absolument, ils en envoient chercher au dehors, comme il arriva à Damas en novembre 1784. Le pacha mit des gardes sur toutes les routes, permit aux Arabes de piller tout chargement qui sortirait du pays, et envoya ordre dans le Hauran de vider toutes les matmoures; en sorte que, pendant que les paysans mouraient de faim dans les villages, le peuple de Damas ne payait le pain que deux paras (deux sous et demi) la livre de France, et croyait le payer très-cher; mais comme dans la machine politique nul ressort n’est indépendant, l’on n’a point porté des atteintes funestes à la culture, sans que les arts et le commerce s’en soient ressentis. Quelques détails sur cette partie vont faire juger si le gouvernement s’en occupe plus que des autres.
Le commerce en Syrie, considéré dans la manière dont il se pratique, est encore dans cet état d’enfance qui caractérise les siècles barbares et les pays non policés. Sur toute la côte, il n’y a pas un seul port capable de recevoir un bâtiment de 400 tonneaux, et les rades ne sont pas même assurées par des forts; les corsaires maltais profitaient autrefois de cette négligence pour faire des prises jusqu’à terre; mais comme les habitants rendaient les négociants européens responsables des accidents, la France a obtenu de l’ordre de Malte que ces corsaires n’approcheraient plus jusqu’à la vue de terre; en sorte que les naturels peuvent faire tranquillement leur cabotage, qui est assez vivace depuis Lataqîé jusqu’à Yâfa. Dans l’intérieur, il n’y a ni grandes routes ni canaux, pas même de ponts sur la plupart des rivières et des torrents, quelque nécessaires qu’ils fussent pendant l’hiver. Il n’y a de ville à ville ni poste ni messagerie. Le seul courrier qui existe est le Tartare qui vient de Constantinople à Damas par Alep. Ce courrier n’a de relais que dans les grandes villes, à de très-grandes distances; mais il peut démonter en cas de besoin tout cavalier qu’il rencontre. Il mène, selon l’usage des Tartares, un second cheval en main, et souvent il a un compagnon, de peur d’accident. De ville en ville les relations s’exécutent par des voituriers qui n’ont jamais de départ fixe. La raison en est qu’ils ne peuvent se mettre en chemin que par troupes ou caravanes; personne ne voyage seul, vu le peu de sûreté habituelle des routes. Il faut attendre que plusieurs voyageurs veuillent aller au même endroit, ou profiter du passage de quelque grand qui se fait protecteur, et souvent oppresseur de la caravane. Ces précautions sont surtout nécessaires dans les pays ouverts aux Arabes, tels que la Palestine et toute la frontière du désert, et même sur la route d’Alep à Skandaroun, à raison des brigands kourdes. Dans les montagnes et sur la côte entre Lataqîé et le Carmel, l’on voyage avec plus de sûreté; mais les chemins dans les montagnes sont très-pénibles, parce que les habitants, loin de les adoucir, les rendent scabreux, afin, disent-ils, d’ôter aux Turks l’envie d’y amener leur cavalerie. Il est remarquable que dans toute la Syrie, l’on ne voit pas un chariot ni une charrette; ce qui vient sans doute de la crainte de les voir prendre par les gens du gouvernement, et de faire d’un seul coup une grosse perte. Tous les transports se font à dos de mulets, d’ânes ou de chameaux; ces animaux y sont tous excellents. Les deux premiers sont plus employés dans les montagnes, et rien n’égale leur adresse à grimper et glisser sur des talus de roc vif. Le chameau est plus usité dans les plaines, parce qu’il consomme moins et porte davantage. Sa charge ordinaire est d’environ 750 livres de France. Sa nourriture est de tout ce que l’on veut lui donner, paille, broussailles, noyaux de dattes pilés, fèves, orge, etc. Avec une livre d’aliments, et autant d’eau par jour, on peut le mener des semaines entières. Dans le trajet du Caire à Suez, qui est de 40 à 46 heures (y compris les repos), ils ne mangent ni ne boivent; mais ces diètes répétées les épuisent comme tous les animaux: alors ils ont une haleine cadavéreuse. Leur marche ordinaire est très-lente, puisqu’ils ne font que 17 à 1800 toises à l’heure: il est inutile de les presser, ils n’en vont pas plus vite; ils peuvent, avec des pauses, marcher 15 et 18 heures par jour. Il n’y a d’auberges en aucun lieu; mais les villes et la plupart des villages ont un grand bâtiment appelé khan, ou kervan-seraï, qui sert d’asile à tous les voyageurs. Ces hospices, toujours placés hors l’enceinte des villes, sont composés de quatre ailes régnant autour d’une cour carrée qui sert de parc. Les logements sont des cellules où l’on ne trouve que les quatre murs, de la poussière, et quelquefois des scorpions. Le gardien de ce khan est chargé de donner la clef et une natte: le voyageur à dû se fournir du reste; ainsi il doit porter avec lui son lit, sa batterie de cuisine, et même ses provisions; car souvent l’on ne trouve pas de pain dans les villages. En conséquence les Orientaux donnent à leur attirail la plus grande simplicité et la forme la plus portative. Celui d’un homme qui ne veut manquer de rien, consiste en un tapis, un matelas, une couverture, deux casseroles avec leurs couvercles, entrant les uns dans les autres; plus, deux plats, deux assiettes et une cafetière, le tout de cuivre bien étamé; plus, une petite boîte de bois pour le sel et le poivre; six tasses à café sans anses, emboîtées dans un cuir; une table ronde en cuir, que l’on pend à la selle du cheval; de petites outres ou sacs de cuir pour l’huile, le beurre fondu, l’eau et l’eau-de-vie, si c’est un chrétien; enfin une pipe, un briquet, une tasse de coco, du riz, des raisins secs, des dattes, du fromage de Cypre, et surtout du café en grain, avec la poêlette pour le rôtir, et le mortier de bois pour le piler. Je cite ces détails parce qu’ils prouvent que les Orientaux sont plus avancés que nous dans l’art de se passer de beaucoup de choses, et cet art n’est pas sans mérite. Nos négociants européens ne s’accommodent pas de tant de simplicité; aussi leurs voyages sont-ils très-dispendieux, et par cette raison très-rares; mais les naturels, même les plus riches, ne font pas difficulté de passer une partie de leur vie de cette manière sur les routes de Bagdâd, de Basra, du Kaire, et même de Constantinople. Les voyages sont leur éducation, leur science, et dire d’un homme qu’il est négociant, c’est dire qu’il est voyageur. Ils y trouvent l’avantage de puiser leurs marchandises aux premières sources, de les avoir à meilleur marché, de veiller à leur sûreté en les escortant, de parer aux accidents qui peuvent arriver, et d’obtenir quelques graces sur les péages qui sont multipliés; enfin, ils apprennent à connaître les poids et les mesures, dont l’extrême diversité rend leur art très-compliqué. Chaque ville a son poids qui, avec un même nom, diffère en valeur de celui d’une autre. Le rotl d’Alep pèse environ six livres de Paris; celui de Damas, cinq un quart; celui de Saide, moins de cinq; celui de Ramlé, près de sept. Le seul derhem, c’est-à-dire, la dragme, qui est le premier élément de ces mesures, est le même partout. Les mesures longues varient moins: l’on n’en connaît que deux, la coudée égyptienne (drâà Masri), et la coudée de Constantinople (drâà Stambouli). Les monnaies sont encore plus fixes, et l’on peut parcourir tout l’empire, depuis Kotchim jusqu’à Asouan, sans changer d’espèces. La plus simple de ces monnaies est le para, appelé aussi medin, fadda, qata, mesrié; il est de la grandeur d’une pièce de six sous, et ne vaut que cinq de nos liards. Après le para, viennent successivement les pièces de cinq, de dix et de vingt paras; puis la zolata ou izlote, qui en vaut trente; la piastre, dite qerch asadi, ou piastre au lion, qui vaut 40 paras, ou 50 sous de France; c’est la plus usitée dans le commerce: enfin l’aboukelb, ou piastre au chien, qui vaut 60 paras. Toutes ces monnaies sont d’argent tellement allié de cuivre, que l’aboukelb a la grandeur d’un écu de six livres, quoiqu’il ne vaille que 3 livres 15 sous. Elles ne portent point d’effigie, selon la défense du Prophète, mais seulement le chiffre du sultan d’un côté, et de l’autre ces mots: Sultan des deux continents Kâbân[72] (c’est-à-dire Seigneur), des deux mers, le Sultan, fils du Sultan N, frappé à Stamboul (Constantinople), ou à Masr (le Kaire), qui sont les deux seules villes où l’on batte monnaie. Les pièces d’or sont le sequin, dit dahab, c’est-à-dire, pièce d’or; et encore zahr-mahaboub, ou fleur bien-aimée: il vaut trois piastres de 40 paras, ou sept livres dix sous; le demi-sequin ne vaut que 60 paras. Il y a encore un sequin dit fondouqli, qui en vaut 170, mais il est très-rare. Outre ces monnaies, qui sont celles de l’empire, il y a aussi quelques espèces d’Europe qui n’ont pas moins de cours; ce sont en argent les dahlers d’Allemagne, et en or les sequins de Venise. Les dahlers valent en Syrie 90 à 92 paras, et les sequins 205 à 208. Ces deux espèces gagnent huit à dix paras de plus en Égypte. Les sequins de Venise sont très-recherchés pour la finesse de leur titre, et pour faire des parures aux femmes. La façon de ces parures n’exige pas beaucoup d’art; il s’agit tout simplement de percer la pièce d’or, pour l’attacher à une chaîne également d’or qui règne en rivière sur la poitrine. Plus cette chaîne a de sequins, plus il y a de pareilles chaînes, plus une femme est censée parée. C’est le luxe favori et l’émulation générale: il n’y a pas jusqu’aux paysannes qui, faute d’or, portent des piastres ou de moindres pièces; mais les femmes d’un certain rang dédaignent l’argent; elles ne veulent que des sequins de Venise, ou de grandes pièces d’Espagne et des cruzades: telle d’entre elles en porte deux et trois cents, tant en rivière qu’en rouleau couché sur le front, au bord du bonnet: c’est un vrai fardeau; mais elles ne croient pas payer trop cher le plaisir d’étaler ce trésor au bain public, devant une foule de rivales, dont la jalousie même est une jouissance. L’effet de ce luxe sur le commerce, est d’en retirer des sommes considérables, dont le fonds reste mort; en outre, lorsqu’il rentre en circulation quelques-unes de ces pièces, comme elles ont perdu de leur poids en les perçant, il faut les peser. Cet usage de peser la monnaie est habituel et général en Syrie, en Égypte et dans toute la Turkie. L’on n’y refuse aucune pièce, quelque dégradée qu’elle soit; le marchand tire son trébuchet et l’estime: c’est comme au temps d’Abraham, lorsqu’il acheta son sépulcre. Dans les paiements considérables, l’on fait venir un agent de change, qui compte des milliers de paras, rejette beaucoup de pièces fausses, et pèse tous les sequins ensemble ou l’un après l’autre.
Presque tout le commerce de Syrie est entre les mains des Francs, des Grecs et des Arméniens. Ci-devant il était dans celles des Juifs: les Musulmans s’en mêlent peu, non qu’ils en soient détournés par esprit de religion, ou par nonchalance, comme l’ont cru quelques politiques, mais parce qu’ils y trouvent des obstacles suscités par le gouvernement; fidèle à son esprit, la Porte, au lieu de donner à ses sujets une préférence marquée, a trouvé plus lucratif de vendre à des étrangers leurs droits et leur industrie. Quelques états d’Europe, en traitant avec elle, ont obtenu que leurs marchandises ne paieraient de douane que trois pour cent, tandis que celles des sujets turks paient de rigueur dix, ou de grace sept pour cent; en outre, la douane, une fois acquittée dans un port, n’est plus exigible dans un autre pour des Francs, et elle l’est pour les sujets. Enfin les Francs ayant trouvé commode d’employer comme agents les chrétiens latins, ils ont obtenu de les faire participer à leurs priviléges, et ils les ont soustraits au pouvoir des pachas, et à la justice turke. On ne peut les dépouiller, et si l’on a un procès de commerce avec eux, il faut venir le plaider devant le consul européen. Avec tant de désavantage, est-il étonnant que les musulmans cèdent le commerce à leurs rivaux? Ces agents des Francs sont connus en Levant sous le nom de drogmans barataires, c’est-à-dire, d’interprètes[73] privilégiés. Le barat ou privilége est une patente dont le sultan fait présent aux ambassadeurs résidants à la Porte. Ci-devant ces ambassadeurs en faisaient présent à leur tour à des sujets choisis dans chaque comptoir; mais depuis 20 ans, on leur a fait comprendre qu’il était plus lucratif de les vendre. Le prix actuel est de cinq à six mille livres; chaque ambassadeur en a 50, qui se renouvellent à la mort de chaque titulaire, ce qui forme un casuel assez considérable.
La nation d’Europe qui fait le plus grand commerce en Syrie, est la française. Ses importations consistent en cinq articles principaux, qui sont, 1º les draps de Languedoc; 2º les cochenilles qui se tirent de Cadix; 3º les indigos; 4º les sucres; et 5º les cafés des Antilles, qui ont pris faveur chez les Turks, et qui servent à mélanger ceux d’Arabie, plus estimés, mais trop chers. A ces objets, il faut ajouter des quincailleries, des fers fondus, du plomb en lames, de l’étain, quelques galons de Lyon, quelques savons, etc.
Les retours consistent presque entièrement en cotons, soit filés, soit en laine, soit ouvrés en toiles assez grossières; en quelques soies de Tripoli, les autres sont prohibées; en noix de galle, en cuivre et en laines qui viennent du dehors de la Syrie. Les comptoirs ou échelles[74] des Français sont au nombre de sept, savoir: Alep, Skandaroun, Lataqîé, Tripoli, Saide, Acre et Ramlé. La somme de leurs importations se monte à 6,000,000..... savoir:
| Pour Alep et Skandaroun, | 3,000,000 |
| Pour Saide et Acre, | 2,000,000 |
| Pour Tripoli et Lataqîé, | 400,000 |
| Et pour Ramlé, | 600,000 |
| Total. | 6,000,000 |
Tout ce commerce s’exploite presque uniquement par la ville de Marseille. Ce n’est pas qu’il ne soit permis à nos autres ports de la Méditerranée et même de l’Océan, d’expédier des vaisseaux en Levant; mais l’obligation où ils sont à leur retour de relâcher au lazaret de Marseille pour y faire quarantaine, en leur rendant cette permission onéreuse, la rend inutile. La province de Languedoc, où se fabriquent les draps qui font la base de notre exportation, a de tout temps sollicité l’avantage d’avoir aussi un lazaret pour traiter directement avec la Turkie; mais le gouvernement s’y est toujours refusé, par la crainte d’ouvrir plusieurs portes à un fléau aussi terrible que la peste. Il refuse également aux étrangers, et même aux naturels de Turkie, de débarquer leurs marchandises à Marseille, à moins de payer un droit de vingt pour cent. Cette exclusion avait été levée en 1777, d’après plusieurs motifs raisonnés, dont l’ordonnance rendait compte; mais les négociants de Marseille ont tellement réclamé, que les choses sont remises sur l’ancien pied depuis le mois d’avril 1785. C’est à la France à discuter ses intérêts à cet égard. Considéré par rapport à l’empire turk, l’on peut assurer que son commerce avec l’Europe et l’Inde lui est plutôt nuisible qu’avantageux. En effet, les objets que cet état exporte étant tous des matières brutes et non ouvrées, il se prive de tous les avantages qu’il aurait à les faire travailler par ses propres sujets. En second lieu, les marchandises qui viennent de l’Europe et de l’Inde étant des objets de pur luxe, elles n’augmentent les jouissances que de la classe des riches, des gens du gouvernement, et ne servent peut-être qu’à rendre plus dure la condition du peuple et des cultivateurs. Sous un gouvernement qui ne respecte point les propriétés, le désir de multiplier les jouissances doit irriter la cupidité et redoubler les vexations. Pour avoir plus de draps, de fourrures, de galons, de sucre, de châles et d’indiennes, il faut plus d’argent, plus de coton, plus de soies, plus d’extorsions. Il a pu en résulter un avantage instantané aux états qui ont fourni les objets de ce luxe; mais la surabondance du présent n’a-t-elle pas été prise sur l’aisance de l’avenir? Et peut-on espérer de faire long-temps un commerce riche avec un pays qui se ruine?
CHAPITRE XV.
Des arts, des sciences, et de l’ignorance.
LES arts et les métiers en Syrie donnent lieu à plusieurs considérations. 1º Leurs espèces sont infiniment moins nombreuses que parmi nous; à peine en peut-on compter plus d’une vingtaine, même en y comprenant ceux de première nécessité. D’abord la religion de Mahomet ayant proscrit toute image et toute figure, il n’existe ni peinture, ni sculpture, ni gravure, ni cette foule de métiers qui en dépendent. Les chrétiens sont les seuls qui, pour l’usage de leurs églises, achètent quelques tableaux faits à Constantinople par des Grecs qui, pour le goût, sont de vrais Turks. En second lieu, une foule de nos métiers se trouvent supprimés par le petit nombre de meubles usités chez les Orientaux. Tout l’inventaire d’une riche maison consiste en tapis de pied, en nattes, en coussins, en matelas, quelques petits draps de coton, des plateaux de cuivre ou de bois qui servent de table; quelques casseroles, un mortier, une meule portative, quelques porcelaines, et quelques assiettes de cuivre étamé. Tout notre attirail de tapisseries, de bois de lits, de chaises, de fauteuils, de glaces, de secrétaires, de commodes, d’armoires; tout notre buffet avec son argenterie et son service de table; en un mot, toute notre menuiserie et ébénisterie y sont des choses ignorées, en sorte que rien n’est si facile que le délogement d’un ménage turk. Pocoke a pensé que la raison de ces usages venait de la vie errante qui fut la première de ces peuples; mais depuis le temps qu’ils se sont rendus sédentaires, ils en ont dû oublier l’esprit; et l’on doit plutôt en rapporter la cause au gouvernement, qui ramène tout au strict nécessaire. Les vêtements ne sont pas plus compliqués, quoiqu’ils soient bien plus dispendieux. On ne connaît ni chapeaux, ni perruques, ni frisures, ni boutons, ni boucles, ni cols, ni dentelles, ni tout ce détail dont nous sommes assiégés: des chemises de coton ou de soie, qui même chez les pachas ne se comptent pas par douzaines, et qui n’ont ni manchettes, ni poignets, ni collet plissé; une énorme culotte qui sert aussi de bas, un mouchoir à la tête, un autre à la ceinture, avec les trois grandes enveloppes de drap et d’indienne dont j’ai parlé au sujet des Mamlouks: voilà toute la toilette des Orientaux. Les seuls arts de luxe sont l’orfévrerie, bornée aux bijoux des femmes, aux soucoupes à café découpées en dentelles, et aux ornements des harnais et des pipes; enfin les fabriques des étoffes de soie d’Alep et de Damas. Du reste, lorsqu’on parcourt les rues de ces villes, l’on ne voit qu’une répétition de batteurs de coton à l’arc, de débitants d’étoffes et de merceries, de barbiers pour raser la tête, d’étameurs, de serruriers-maréchaux, de selliers, et surtout de vendeurs de petits pains, de quincailleries, de graines, de dattes, de sucreries, et très-peu de bouchers, toujours mal fournis. Il y a aussi dans ces capitales quelques mauvais arquebusiers qui ne font que raccommoder les armes; aucun ne sait fondre un canon de pistolet: quant à la poudre, le besoin fréquent de s’en servir, a donné à la plupart des paysans l’industrie de la faire, et il n’y a aucune fabrique publique.
Dans les villages, les habitants, bornés au plus étroit nécessaire, n’ont que les arts de premier besoin; chacun tâche de se suffire, afin de ne point partager ce qu’il a. Chaque famille se fabrique la grosse toile de coton dont elle s’habille. Chaque maison a son moulin portatif, avec lequel la femme broye l’orge ou le doura qui doivent nourrir. La farine de ces moulins est grossière; les petits pains ronds et plats qu’on en fait sont mal levés et mal cuits; mais ils font vivre, et c’est tout ce qu’on demande. J’ai déja dit combien les instruments de labourage étaient simples et peu coûteux. Dans les montagnes on ne taille point la vigne; l’on n’ente les arbres dans aucun endroit; tout enfin retrace la simplicité des premiers temps, qui peut-être, comme aujourd’hui, n’était que la grossièreté de la misère. Quand on demande les raisons de ce défaut d’industrie, l’on trouve partout pour réponse: C’est assez bon, cela suffit; à quoi servirait-il d’en faire davantage? Sans doute, puisqu’on n’en doit pas profiter.
2º La manière d’exercer les arts dans ces contrées, offre cette considération intéressante, qu’elle retrace presqu’en tout les procédés des siècles anciens: par exemple, les étoffes que l’on fabrique à Alep, ne sont pas de l’invention des Arabes; ils les tiennent des Grecs, qui eux-mêmes sans doute les imitèrent des anciens Orientaux. Les teintures dont ils usent, doivent remonter jusqu’aux Tyriens: elles ont une perfection qui n’est point indigne de ce peuple; mais les ouvriers, jaloux de leurs procédés, en font des mystères impénétrables. La manière dont les anciens bardaient les harnais de leurs chevaux, pour les garantir des coups de sabre, a dû être la même que l’on emploie encore à Alep et à Damas pour les têtières des brides[75]. Les écailles d’argent dont le cuir est recouvert, tiennent sans clous, et sont tellement emboîtées, que sans ôter la souplesse au cuir, il ne reste aucun interstice au tranchant. Le ciment dont ils usent doit être celui des Grecs et des Romains. Pour le bien composer, ils observent de n’employer la chaux que bouillante: ils y mêlent un tiers de sable, et un autre tiers de cendre et de brique pilée: avec ce composé, ils font des puits, des citernes et des voûtes imperméables. J’en ai vu en Palestine une espèce singulière qui mérite d’être citée. Cette voûte est formée de cylindres de briques de 8 à 10 pouces de longueur. Ces cylindres sont creux, et peuvent avoir deux pouces de diamètre à l’intérieur. Leur forme est légèrement conique. Le bout le plus large est fermé, l’autre est ouvert. Pour construire la voûte, on les range les uns à côté des autres, mettant le bout fermé en dehors: on les joint avec du plâtre de Jérusalem ou de Nâblous, et quatre ouvriers achèvent la voûte d’une chambre en un jour. Les premières pluies ont coutume de la pénétrer; mais on passe sur le dôme une couche à l’huile, et la voûte devient imperméable. L’on ferme les bouches de l’intérieur avec une couche de plâtre, et l’on a un toit durable et très-léger. Dans toute la Syrie, l’on fait avec ces cylindres les bordures des terrasses, afin d’empêcher les femmes qui s’y tiennent pour laver et sécher le linge, d’être vues. L’on a commencé depuis peu d’en faire usage à Paris; mais en Orient la pratique en est fort ancienne. La manière d’exploiter le fer dans le Liban doit l’être également, vu sa grande simplicité: c’est la méthode employée dans les Pyrénées, et connue sous le nom de fonte catalane; la forge consiste en une espèce de cheminée pratiquée au flanc d’un terrain à pic. L’on remplit de bois le tuyau; l’on y met le feu, et l’on souffle par la bouche d’en bas: l’on verse le minéral par le haut; le métal tombe au fond en masset, que l’on retire par cette même bouche, qui sert à allumer. Il n’y a pas jusqu’à leurs industrieuses serrures de bois à coulisse, qui ne remontent jusqu’au temps de Salomon, qui les désigne dans son cantique. L’on n’en peut pas dire autant de la musique. Elle ne paraît pas antérieure au siècle des kalifes, sous lesquels les Arabes s’y livrèrent avec tant de passion, que tous leurs savants d’alors ajoutent le titre de musicien à ceux de médecin, de géomètre et d’astronome; cependant, comme les principes en furent empruntés des Grecs, elle pourrait fournir des observations curieuses aux personnes versées en cette partie. Il est très-rare d’en trouver de tels en Orient. Le Kaire est peut-être le seul de l’Égypte et de la Syrie où il y ait des chaiks qui connaissent les principes de l’art. Ils ont des recueils d’airs qui ne sont pas notés à notre manière, mais écrits avec des caractères dont tous les noms sont persans. Toute leur musique est vocale; ils ne connaissent ni n’estiment l’exécution des instruments, et ils ont raison; car les leurs, sans en excepter la flûte, sont détestables. Ils ne connaissent non plus d’accompagnement que l’unisson et la basse-continue du monocorde. Ils aiment le chant à voix forcée dans les tons hauts, et il faut des poitrines comme les leurs pour en supporter l’effort pendant un quart d’heure. Leurs airs, pour le caractère et pour l’exécution, ne ressemblent à rien de ce qui est connu en Europe, si ce n’est les séguidillas des Espagnols. Ils ont des roulades plus travaillées que celles des Italiens mêmes, des dégradations et des inflexions de tons telles qu’il est extrêmement difficile à des gosiers européens de les imiter. Leur expression est accompagnée de soupirs et de gestes qui peignent la passion avec une force que nous n’oserions nous permettre. On peut dire qu’ils excellent dans le genre mélancolique. A voir un Arabe la tête penchée, la main près de l’oreille en forme de conque; à voir ses sourcils froncés, ses yeux languissants; à entendre ses intonations plaintives, ses tenues prolongées, ses soupirs sanglotants, il est presque impossible de retenir ses larmes, et des larmes qui, comme ils disent, ne sont pas amères: il faut bien qu’elles aient des charmes, puisque de tous les chants celui qui les provoque est celui qu’ils préfèrent, comme de tous les talents celui qu’ils préfèrent est celui du chant.
Il s’en faut de beaucoup que la danse, qui chez nous marche de front avec la musique, tienne le même rang dans l’opinion des peuples arabes: chez eux cet art est flétri d’une espèce de honte; un homme ne saurait s’y livrer sans déshonneur[76], et l’exercice n’en est toléré que parmi les femmes. Ce jugement nous paraîtra sévère, mais avant de le condamner il convient de savoir qu’en Orient la danse n’est point une imitation de la guerre, comme chez les Grecs, ou une combinaison d’attitudes et de mouvements agréables, comme chez nous; mais une représentation licencieuse de ce que l’amour a de plus hardi. C’est ce genre de danse qui, porté de Carthage à Rome, y annonça le déclin des mœurs républicaines; et qui depuis, renouvelé dans l’Espagne par les Arabes, s’y perpétue encore sous le nom de fandango. Malgré la liberté de nos mœurs, il serait difficile, sans blesser l’oreille, d’en faire une peinture exacte; c’est assez de dire que la danseuse, les bras étendus, d’un air passionné, chantant et s’accompagnant des castagnettes qu’elle tient aux doigts, exécute, sans changer de place, des mouvements de corps que la passion même a soin de voiler de l’ombre de la nuit. Telle est leur hardiesse, qu’il n’y a que des femmes prostituées qui osent danser en public. Celles qui en font profession s’appellent Raouâzi, et celles qui y excellent prennent le titre d’Almé, ou de savantes dans l’art. Les plus célèbres sont celles du Kaire. Un voyageur récent en a fait un tableau séduisant; mais j’avoue que les modèles ne m’ont point causé ce prestige. Avec leur linge jaune, leur peau fumée, leur sein abandonné et pendant, avec leurs paupières noircies, leurs lèvres bleues et leurs mains teintes de henné, les Almé ne m’ont rappelé que les bacchantes des Porcherons; et si l’on observe que chez les peuples, même policés, cette classe de femmes conserve tant de grossièreté, l’on ne croira point que, chez un peuple où les arts les plus simples sont dans la barbarie, elle porte de la délicatesse dans celui qui en exige davantage.
L’analogie qui existe des arts aux sciences, doit faire pressentir que celles-ci sont encore plus négligées: disons mieux; elles sont entièrement inconnues. La barbarie est complète dans la Syrie comme dans l’Égypte; et l’équilibre qui a coutume d’exister dans un même empire, doit étendre ce jugement à toute la Turkie. En vain quelques personnes ont récemment réclamé contre cette assertion; en vain l’on a parlé de colléges, de lieux d’éducation, et de livres; ces mots en Turkie ne représentent pas les mêmes idées que chez nous. Les siècles des kalifes sont passés pour les Arabes, et ils sont à naître pour les Turks. Ces deux nations n’ont présentement ni géomètres, ni astronomes, ni musiciens, ni médecins; à peine trouve-t-on un homme qui sache saigner avec la flamme[77]: quand il a ordonné le cautère, appliqué le feu, ou prescrit une recette banale, sa science est épuisée: aussi les valets des Européens sont-ils consultés comme des Esculapes. Et où se formeraient des médecins, puisqu’il n’y a aucun établissement de ce genre, et que l’anatomie répugne aux préjugés de la religion? L’astronomie aurait plus d’attrait pour eux: mais par astronomie ils entendent l’art de lire les décrets du sort dans les mouvements des astres, et non la science profonde de soumettre ces mouvements au calcul. Les moines de Mar-hanna qui ont des livres, et qui entretiennent des relations avec Rome, ne sont pas à cet égard moins ignorants que les autres. Jamais, avant mon séjour, ils n’avaient ouï dire que la terre tournât autour du soleil, et peu s’en fallut que cette opinion n’y causât du scandale: car les zélés, trouvant que cela contrariait la sainte Bible, voulurent me traiter en hérétique: heureusement que le vicaire-général eut le bon esprit de douter et de dire: Sans en croire aveuglément les Francs, il ne faut pas les démentir; car tout ce qu’ils nous apportent de leurs arts est si fort au-dessus des nôtres, qu’ils peuvent apercevoir des choses qui sont au-dessus de nos idées. J’en fus quitte pour ne point prendre la rotation sur mon compte, et pour la restituer à nos savants, qui passent sûrement chez les moines pour des visionnaires.
On doit donc faire une grande différence des Arabes de nos jours à ceux d’El-Mâmoun, et d’Aroun-el-Rachid; encore faut-il avouer que l’on se fait de ceux-ci des idées exagérées. Leur empire fut trop passager pour qu’ils pussent faire de grands progrès dans les sciences. Ce que nous voyons arriver de nos jours à quelques états de l’Europe, prouve qu’il leur faut des siècles pour se naturaliser. Aussi, dans ce que nous connaissons de livres des Arabes, ne les trouvons-nous que les traducteurs ou les échos des Grecs. La seule science qui leur soit propre, la seule qu’ils cultivent encore est celle de leur langue: et par étude de la langue, il ne faut pas entendre cet esprit philosophique qui, dans les mots, cherche l’histoire des idées pour perfectionner l’art de les peindre. Chez les Musulmans l’étude de l’arabe n’a pour objet que ses rapports à la religion: ils sont étroits, attendu que le Qôran est la parole immédiate de Dieu: or, comme cette parole ne conserve l’identité de sa nature, qu’autant qu’on la prononce comme Dieu et son prophète, c’est une affaire capitale d’apprendre non-seulement la valeur des mots employés, mais encore les accents, les inflexions, les pauses, les soupirs, les tenues, enfin tous les détails les plus minutieux de la prosodie et de la lecture. Il faut avoir entendu leur déclamation dans les mosquées, pour se faire une idée de sa complication. Quant aux principes de la langue, ceux de la grammaire seulement occupent pendant plusieurs années. Vient ensuite le Nahou, partie de la grammaire que l’on peut définir une science de terminaisons étrangères à l’arabe vulgaire, lesquelles se surajoutent aux mots, et varient selon les nombres, les cas, les genres et les personnes. Lorsque l’on sait cela, l’on est déja compté parmi les savants. Il faut ensuite étudier l’éloquence; et cela veut des années, parce que les maîtres, mystérieux comme des brames, ne découvrent que peu à peu les secrets de leur art. Enfin, l’on arrive aux études de la loi et au Faqah, ou science par excellence, qui est la théologie. Or, si l’on observe que la base perpétuelle de ces études est le Qôran; que l’on doit méditer à fond ses sens mystiques et allégoriques, lire tous les commentaires, toutes les paraphrases de son texte (et il y en a deux cents volumes sur le premier verset); si l’on observe qu’il faut discuter des milliers de cas de conscience ridicules: par exemple, s’il est permis d’employer de l’eau impure à détremper du mortier; si un homme qui a un cautère n’est pas dans le cas d’une femme souillée; qu’enfin l’on débat longuement si l’ame du prophète ne fut pas sacrée avant celle d’Adam; s’il ne donna pas des conseils à Dieu dans la création, et quels furent ces conseils; l’on conviendra que l’on peut passer la vie entière à beaucoup apprendre et à ne rien savoir.
Quant à l’instruction du vulgaire, comme les gens de loi n’exercent point les fonctions de nos curés et de nos prêtres, qu’ils ne prêchent, ne catéchisent, ni ne confessent, l’on peut dire qu’il n’existe aucune instruction; toute l’éducation des enfants se borne à aller chez des maîtres particuliers qui leur apprennent à lire dans le Qôran, s’ils sont musulmans, ou dans les psaumes, s’ils sont chrétiens, et un peu à écrire et à compter de mémoire: cela dure jusqu’à l’adolescence, que chacun se hâte de prendre un métier pour se marier et gagner de quoi vivre. La contagion de l’ignorance s’étend jusque sur les enfants des Francs; et il est d’axiome à Marseille qu’un Levantin doit être un jeune homme dissipé, paresseux, sans émulation, et qui ne saura autre chose que parler plusieurs langues, quoique cette règle ait ses exceptions comme toute autre.
En recherchant les causes de l’ignorance générale des Orientaux, je ne dirai point avec un voyageur récent, qu’elle vient des difficultés de la langue et de l’écriture: sans doute la difficulté des dialectes, l’entortillage des caractères, le vice même de la constitution de l’alphabet, multiplient les difficultés de l’instruction; mais l’habitude les surmonte, et les Arabes parviennent à lire et à écrire aussi facilement que nous. La vraie cause est la difficulté des moyens de s’instruire, parmi lesquels il faut compter en premier lieu la rareté des livres. Chez nous rien de si vulgaire que ce secours, rien de si répandu dans toutes les classes que la lecture. En Orient, au contraire, rien de plus rare. Dans toute la Syrie, l’on ne connaît que deux collections de livres, celle de Mar-hanna, dont j’ai parlé, et celle de Djezzâr à Acre. L’on a vu combien la première est faible, et pour la quantité, et pour la qualité. Je ne parlerai pas de la seconde comme témoin oculaire; mais deux personnes qui l’ont vue, m’ont rapporté qu’elle ne contenait pas plus de 300 volumes, et cependant ce sont les dépouilles de toute la Syrie, et, entre autres, du couvent de Saint-Sauveur, près de Saide, et du chaik Kaïri, mofti de Ramlé. A Alep, la maison de Bitar est la seule qui possède des livres d’astronomie, que personne n’entend. A Damas, les gens de loi ne font aucun cas de leur propre science. Le Kaire seul est riche en livres. Il y en a une collection très-ancienne à la mosquée d’el-azhar, et il en circule journellement une assez grande quantité; mais il est défendu aux chrétiens d’y toucher. Cependant il y a 12 ans que les religieux de Mar-hanna voulant s’en procurer, y envoyèrent un des leurs pour en acheter. Le hasard voulut qu’il fît la connaissance d’un effendi qui le prit en affection, et qui, désirant de lui des leçons d’astrologie, dans laquelle il le croyait savant, se prêta à lui communiquer des livres: dans un espace de six mois, ce religieux m’a dit en avoir manié plus de 200; et lorsque je lui demandai sur quelles matières, il me répondit sur la grammaire, sur le Nahou, sur l’éloquence, et sur les interprétations du Qôran; du reste, infiniment peu d’histoires et même de contes: il n’a pas vu deux exemplaires des mille et une nuits. D’après cet exposé l’on est toujours fondé à dire que non-seulement il y a disette de bons livres en Orient, mais même que les livres en général y sont très-rares. La raison en est évidente: dans ces pays tout livre est écrit à la main: or, ce moyen est lent, pénible, dispendieux; le travail de plusieurs mois ne produit qu’un seul exemplaire; il doit être sans rature, et mille accidents peuvent le détruire. Il est donc impossible que les livres se multiplient, et par conséquent que les connaissances se propagent; aussi est-ce en comparant cet état de choses à ce qui se passe chez nous, que l’on sent mieux tous les avantages de l’imprimerie: on s’aperçoit même, en y réfléchissant, qu’elle seule est peut-être le vrai mobile des révolutions qui depuis trois siècles sont arrivées dans le système moral de l’Europe. C’est elle qui, rendant les livres très-communs, a répandu une somme plus égale de connaissances dans toutes les classes: c’est elle qui, répandant promptement les idées et les découvertes, a causé le développement plus rapide des arts et des sciences: par elle, tous ceux qui s’en occupent sont devenus un corps toujours assemblé, qui poursuit sans relâche la série des mêmes travaux: par elle, tout écrivain est devenu un orateur public, qui a parlé non-seulement à sa ville, mais à sa nation, à l’Europe entière. Si dans ce nouveau genre de comices il a perdu l’avantage de la déclamation et du geste pour remuer les passions, il l’a compensé par celui d’avoir un auditoire mieux composé, de raisonner avec plus de sang-froid, de faire une impression moins vive peut-être, mais plus durable. Aussi n’est-ce que depuis cette époque que l’on a vu des hommes isolés produire, par la seule puissance de leurs écrits, des révolutions morales sur des nations entières, et se former un empire d’opinion qui en a imposé à l’empire même de la puissance armée.
Un autre effet très-remarquable de l’imprimerie, est celui qu’elle a eu dans le genre de l’histoire: en donnant aux faits une grande et prompte publicité, l’on a mieux constaté leur certitude. Au contraire, dans l’état des livres écrits à la main, le recueil que composait un homme n’ayant d’abord qu’un exemplaire, il ne pouvait être vu et critiqué que par un petit nombre de lecteurs; et ces lecteurs sont d’autant plus suspects, qu’ils étaient au choix de l’auteur. S’il permettait d’en tirer des copies, elles ne se multipliaient et ne se répandaient que très-lentement. Pendant ce temps les témoins mouraient, les réclamations périssaient, les contradictions naissaient, et le champ restait libre à l’erreur, aux passions, au mensonge: voilà la cause de ces faits monstrueux dont fourmillent les histoires de l’antiquité, et même celles de l’Asie moderne. Si parmi ces histoires il en est qui portent des caractères frappants de vraisemblance, ce sont celles dont les écrivains ont été témoins des faits qu’ils racontent, ou des hommes publics qui ont écrit à la face d’un peuple éclairé qui pouvait les contredire. Tel est César, acteur principal de ses mémoires; tel Xénophon, général des dix mille, dont il raconte la savante retraite; tel Polybe, ami et compagnon d’armes de Scipion, vainqueur de Carthage; tels encore Salluste et Tacite, consuls; Thucydides, chef d’armée; Hérodote même, sénateur et libérateur d’Halicarnasse. Lorsqu’au contraire l’histoire n’est qu’une citation de faits anciens rapportés sur tradition, lorsque ces faits ne sont recueillis que par de simples particuliers, ce n’est plus ni le même genre, ni le même caractère; quelle différence n’y a-t-il pas des écrivains précédents aux Tite-Live, aux Quinte-Curce, aux Diodore de Sicile! Heureusement encore les pays où ils écrivirent étaient policés, et la lumière publique put les guider dans des faits peu reculés. Mais quand les nations étaient dans l’anarchie, ou sous le despotisme qui règne aujourd’hui dans l’Orient, les écrivains imbus de l’ignorance et de la crédulité qui accompagnent cet état, purent déposer hardiment leurs erreurs et leurs préjugés dans l’histoire; et l’on peut observer que c’est dans les productions de pareils siècles que l’on trouve tous les monstres d’invraisemblance; tandis que dans les temps policés, et sous les écrivains originaux, les annales ne présentent qu’un ordre de faits semblables à ce qui se passe sous nos yeux.
Cette influence de l’imprimerie est si efficace, que le seul établissement de Mar-hanna, tout imparfait qu’il est, a déja produit chez les chrétiens une différence sensible. L’art de lire, d’écrire, et même une sorte d’instruction, sont plus communs aujourd’hui parmi eux qu’il y a 30 ans. Malheureusement ils ont débuté par un genre qui, en Europe, a retardé les progrès des esprits et suscité mille désordres. En effet, les Bibles et les livres de religion ayant été les premiers livres répandus par l’imprimerie, toute l’attention se tourna sur les matières théologiques, et il en résulta une fermentation qui fut la source des schismes de l’Angleterre et de l’Allemagne, et des troubles politiques de notre France. Si, au lieu de traduire leur Buzembaum, et les misanthropiques rêveries de Nieremberg et de Didaco Stella, les jésuites eussent promulgué des livres d’une morale pratique, d’une utilité sociale, adaptée à l’état du Kesraouân et des Druzes, leur travail eût pu avoir pour ces pays, et même pour toute la Syrie, des conséquences politiques qui en eussent changé tout le système. Aujourd’hui tout est perdu, ou du moins bien reculé: la première ferveur s’est consumée sur des objets inutiles. D’ailleurs, les religieux manquent de moyens; et si Djezzar s’en avise, il détruira leur imprimerie; il y sera porté par le fanatisme des gens de loi, qui, sans bien connaître ce qu’ils ont à redouter de l’imprimerie, ont cependant de l’aversion pour elle; comme si la sottise avait un instinct naturel pour deviner ce qui peut lui nuire.
La rareté des livres et la disette des moyens d’instruction sont donc, ainsi que je viens de le dire, les causes de l’ignorance des Orientaux; mais on ne doit les regarder que comme des causes accessoires: la source radicale est encore le gouvernement, qui non-seulement ne veille point à répandre les connaissances, mais qui fait tout ce qui convient pour les étouffer. Sous l’administration des Turks, nul espoir de considération ou de fortune par les arts, les sciences ou les belles-lettres: on aurait le talent des géomètres, des astronomes, des ingénieurs les plus distingués de l’Europe, que l’on ne languirait pas moins dans l’obscurité, ou que l’on gémirait peut-être sous la persécution. Or, si la science, qui par elle-même coûte déja tant de peine à acquérir, ne doit encore amener que des regrets de l’avoir acquise, il vaut mieux ne jamais la posséder. Ainsi les Orientaux sont ignorants et doivent l’être, par le même principe qui les rend pauvres, et parce qu’ils disent pour la science comme pour les arts: A quoi nous servira de faire davantage?
CHAPITRE XVI.
Des habitudes et du caractère des habitants de la Syrie.
DE tous les sujets d’observation que peut présenter un pays, le plus important, sans contredit, est le moral des hommes qui l’habitent; mais il faut avouer aussi qu’il est le plus difficile: car il ne s’agit pas d’un stérile examen de faits; le but est de saisir leurs rapports et leurs causes, de démêler les ressorts découverts ou secrets, éloignés ou prochains, qui, dans les hommes, produisent ces habitudes d’actions que l’on appelle mœurs, et cette disposition constante d’esprit que l’on nomme caractère: or, pour une telle étude, il faut communiquer avec les hommes que l’on veut approfondir, il faut épouser leurs situations, afin de sentir quels agents influent sur eux, quelles affections en résultent; il faut vivre dans leur pays, apprendre leur langue, pratiquer leurs coutumes; et ces conditions manquent souvent aux voyageurs; lorsqu’ils les ont remplies, il leur reste à surmonter les difficultés de la chose elle-même; et elles sont nombreuses: car non-seulement il faut combattre les préjugés que l’on rencontre; il faut encore vaincre ceux que l’on porte: le cœur est partial, l’habitude puissante, les faits insidieux, et l’illusion facile. L’observateur doit donc être circonspect sans devenir pusillanime; et le lecteur obligé de voir par des yeux intermédiaires, doit surveiller à la fois la raison de son guide et sa propre raison.
Lorsqu’un Européen arrive en Syrie, et même en général en Orient, ce qui le frappe le plus dans l’intérieur des habitants, est l’opposition presque totale de leurs manières aux nôtres: l’on dirait qu’un dessein prémédité s’est plu à établir une foule de contrastes entre les hommes de l’Asie et ceux de l’Europe. Nous portons des vêtements courts et serrés; ils les portent longs et amples. Nous laissons croître les cheveux, et nous rasons la barbe; ils laissent croître la barbe et rasent les cheveux. Chez nous, se découvrir la tête est une marque de respect; chez eux, une tête nue est un signe de folie. Nous saluons inclinés; ils saluent droits. Nous passons la vie debout, eux assis. Ils s’asseyent et mangent à terre; nous nous tenons élevés sur des siéges. Enfin, jusque dans les choses du langage, ils écrivent à contre-sens de nous, et la plupart de nos noms masculins sont féminins chez eux. Pour la foule des voyageurs ces contrastes ne sont que bizarres; mais pour des philosophes, il pourrait être intéressant de rechercher d’où est venue cette diversité d’habitudes dans des hommes qui ont les mêmes besoins, et dans des peuples qui paraissent avoir une origine commune.
Un caractère également remarquable, est l’extérieur religieux qui règne et sur les visages, et dans les propos, et dans les gestes des habitants de la Turkie; l’on ne voit dans les rues que mains armées de chapelets; l’on n’entend qu’exclamations emphatiques de yâ Allâh! ô Dieu! Allâh akbar! Dieu très-grand! Allâh tàâlâ, Dieu très-haut! à chaque instant, l’oreille est frappée d’un profond soupir, ou d’une éructation bruyante que suit la citation d’une des 99 épithètes de Dieu, telles que yâ râni! source de richesse! yâ sobhân! ô très-louable! yâ mastour! ô impénétrable! Si l’on vend du pain dans les rues, ce n’est point le pain que l’on crie; c’est Allâh kerim, Dieu est libéral. Si l’on vend de l’eau, c’est Allâh djaouad, Dieu est généreux: ainsi des autres denrées. Si l’on se salue, c’est Dieu te conserve; si l’on remercie, c’est Dieu te protége: en un mot c’est Dieu en tout et partout. Ces hommes sont donc bien dévots, dira le lecteur? Oui, sans en être meilleurs.—Pourquoi cela? C’est que, ainsi que je l’ai dit, ce zèle, à raison de la diversité des cultes, n’est qu’un esprit de jalousie, de contradiction: c’est que, pour les chrétiens, une profession de foi est une bravade, un acte d’indépendance; et pour les musulmans un acte de pouvoir et de supériorité. Aussi cette dévotion née de l’orgueil, et accompagnée d’une profonde ignorance, n’est qu’une superstition fanatique qui devient la cause de mille désordres.
Il est encore dans l’intérieur des Orientaux un caractère qui fixe l’attention d’un observateur; c’est leur air grave et flegmatique dans tout ce qu’ils font et dans tout ce qu’ils disent: au lieu de ce visage ouvert et gai que chez nous l’on porte ou l’on affecte, ils ont un visage sérieux, austère ou mélancolique; rarement ils rient; et l’enjouement de nos Français leur paraît un accès de délire: s’ils parlent, c’est sans empressement, sans geste, sans passion; ils écoutent sans interrompre; ils gardent le silence des journées entières, et ils ne se piquent point d’entretenir la conversation; s’ils marchent, c’est posément et pour affaires; et ils ne conçoivent rien à notre turbulence et à nos promenades en long et en large; toujours assis, ils passent des journées entières rêvant, les jambes croisées, la pipe à la bouche, presque sans changer d’attitude: on dirait que le mouvement leur est pénible, et que, semblables aux Indiens, ils regardent l’inaction comme un des éléments du bonheur.
Cette observation qui se répète sur la plupart de leurs habitudes, étendue à d’autres pays, est devenue de nos jours le motif d’un jugement très-grave sur le caractère des Orientaux, et de plusieurs autres peuples. Un écrivain célèbre, considérant ce que les Grecs et les Romains ont dit de la mollesse asiatique, et ce que les voyageurs rapportent de l’indolence des Indiens, a pensé que cette indolence était le caractère essentiel des hommes de ces contrées; recherchant ensuite la cause commune de ce fait général, et trouvant que tous ces peuples habitaient ce que nous appelons pays chauds, il a pensé que la chaleur était la cause de cette indolence; et prenant le fait pour principe, il a posé en axiome que les habitants des pays chauds devaient être indolents, inertes de corps, et par analogie, inertes d’esprit et de caractère. Il ne s’est pas borné là: remarquant que chez ces peuples le gouvernement le plus habituel était le despotisme, et regardant le despotisme comme l’effet de la nonchalance d’un peuple, il en a conclu que le despotisme était le gouvernement de ces pays, aussi naturel, aussi nécessaire que leur propre climat. Il semblerait que la dureté, ou, pour mieux dire, la barbarie de cette conséquence, eût dû mettre les esprits en garde contre l’erreur de ces principes: cependant elle a fait une fortune brillante en France, et même dans toute l’Europe; et l’opinion de l’auteur de l’Esprit des Lois est devenue, pour le grand nombre des esprits, une autorité contre laquelle il est téméraire de se révolter. Ce n’est pas ici le lieu de faire un traité en forme, pour en démontrer toute l’erreur; d’ailleurs il existe déja dans l’ouvrage d’un philosophe dont le nom marche de pair pour le moins avec celui de Montesquieu. Mais afin d’élever quelques doutes dans l’esprit de ceux qui ont admis cette opinion sans prendre le temps d’y réfléchir, je vais exposer quelques objections qui découlent naturellement du sujet.
On a fondé l’axiome de l’indolence des Orientaux et des Méridionaux en général, sur l’opinion que les Grecs et les Romains nous ont transmise de la mollesse asiatique; mais quels sont les faits sur lesquels ils fondèrent cette opinion? L’ont-ils établie sur des faits fixes et déterminés, ou sur des idées vagues et générales, comme nous le pratiquons nous-mêmes? Ont-ils eu des notions plus précises de ces pays dans leurs temps, que nous dans le nôtre; et pouvons-nous asseoir sur leur rapport un jugement difficile à établir sur notre propre examen? Admettons les faits tels que l’histoire les donne: étaient-ce des peuples indolents que ces Assyriens qui, pendant 500 ans, troublèrent l’Asie par leur ambition et leurs guerres; que ces Mèdes qui rejetèrent leur joug et les dépossédèrent; que ces Perses de Cyrus, qui, dans un espace de 30 ans, conquirent depuis l’Indus jusqu’à la Méditerranée? Étaient-ce des peuples sans activité, que ces Phéniciens qui, pendant tant de siècles, embrassèrent le commerce de tout l’ancien monde; que ces Palmyréniens, dont nous ayons vu de si imposants monuments d’industrie; que ces Carduques de Xénophon, qui bravaient la puissance du grand roi, au sein de son empire; que ces Parthes qui furent les rivaux indomptables de Rome; enfin, que ces Juifs mêmes qui, bornés à un petit état, ne cessèrent de lutter pendant 1000 ans contre des empires puissants? Si les hommes de ces nations furent des hommes inertes, qu’est-ce que l’activité? S’ils furent actifs, où est l’influence du climat? Pourquoi dans les mêmes contrées où se développa jadis tant d’énergie, règne-t-il aujourd’hui une inertie si profonde? Pourquoi ces Grecs modernes si avilis sur les ruines de Sparte, d’Athènes, dans les champs de Marathon et des Thermopyles? Dira-t-on que les climats sont changés? Où en sont les preuves? et supposons-le: ils ont donc changé par bonds et par cascades, par chutes et par retours; le climat des Perses changea donc de Cyrus à Xerxès; le climat d’Athènes changea donc d’Aristide à Démétrius de Phalère; celui de Rome, de Scipion à Sylla, et de Sylla à Tibère? Le climat des Portugais a donc changé depuis Albukerque, et celui des Turks, depuis Soliman? Si l’indolence est propre aux zones méridionales, pourquoi a-t-on vu Carthage en Afrique, Rome en Italie, les Flibustiers à Saint-Domingue? Pourquoi trouvons-nous les Malais dans l’Inde, et les Bedouins dans l’Arabie? Pourquoi dans un même temps, sous un même ciel, Sybaris près de Crotone, Capoue près de Rome, Sardes près de Milet? Pourquoi sous nos yeux, dans notre Europe, des états du Nord aussi languissants que ceux du Midi? Pourquoi dans notre propre empire, des provinces du midi plus active que celles du nord? Si, avec des circonstances contraires, on a les mêmes faits; si, avec des faits divers, on a les mêmes circonstances; qu’est-ce que ces prétendus principes? qu’est-ce que, cette influence? Qu’entend-on même par activité? N’en accorde-t-on qu’aux peuples belliqueux? et Sparte sans guerre est-elle inerte? Que veut-on dire par pays chauds? Où pose-t-on les limites du froid, du tempéré? Que Montesquieu le déclare, afin que l’on sache désormais par quelle température l’on pourra déterminer l’énergie d’une nation, et à quel degré du thermomètre l’on reconnaîtra son aptitude à la liberté ou à l’esclavage?
L’on invoque un fait physique, et l’on dit: la chaleur abat nos forces; nous sommes plus indolents l’été que l’hiver: donc les habitants des pays chauds doivent être indolents. Supposons le fait; pourquoi, sous un même ciel, la classe des tyrans aura-t-elle plus d’énergie pour opprimer, que celle du peuple pour se défendre? Mais qui ne voit que nous raisonnons comme des habitants d’un pays où il y a plus de froid que de chaud? Si la thèse se soutenait en Égypte ou en Afrique, l’on y dirait: le froid gêne les mouvements, arrête la circulation. Le fait est que les sensations sont relatives à l’habitude, et que les corps prennent un tempérament analogue au climat où ils vivent, en sorte qu’ils ne sont affectés que par les extrêmes du terme ordinaire. Nous haïssons la sueur; l’Égyptien l’aime, et redoute de se voir sec. Ainsi, soit par les faits historiques, soit par les faits naturels, la proposition de Montesquieu, si importante au premier coup d’œil, se trouve à l’analyse un pur paradoxe, qui n’a dû son succès qu’à la nouveauté des esprits sur ces matières, lorsque l’Esprit des Lois parut, et à la flatterie indirecte qui en résulte pour les nations qui l’ont admis.
Pour établir quelque chose de précis dans la question de l’activité, il était un moyen plus prochain et plus sûr que ces raisonnements lointains et équivoques: c’était d’en considérer la nature même; d’en examiner l’origine et les mobiles dans l’homme. En procédant par cette méthode, l’on s’aperçoit que toute activité, soit de corps, soit d’esprit, prend sa source dans les besoins; que c’est en raison de leur étendue, de leurs développements, qu’elle-même s’étend et se développe: l’on en suit la gradation depuis les éléments les plus simples jusqu’à l’état le plus composé. C’est la faim, c’est la soif qui, dans l’homme encore sauvage, éveillent les premiers mouvements de l’ame et du corps; ce sont ces besoins qui le font courir, chercher, épier, user d’astuce ou de violence: toute son activité se mesure sur les moyens de pourvoir à sa subsistance. Sont-ils faciles; a-t-il sous sa main les fruits, le gibier, le poisson: il est moins actif, parce qu’en étendant le bras, il se rassasie, et que, rassasié, rien ne l’invite à se mouvoir, jusqu’à ce que l’expérience de diverses jouissances ait éveillé en lui les désirs qui deviennent des besoins nouveaux, de nouveaux mobiles d’activité. Les moyens sont-ils difficiles; le gibier est-il rare et agile, le poisson rusé, les fruits passagers: alors l’homme est forcé d’être plus actif; il faut que son corps et son esprit s’exercent à vaincre les difficultés qu’il rencontre à vivre; il faut qu’il devienne agile comme le gibier, rusé comme le poisson, et prévoyant pour conserver les fruits. Alors, pour étendre ses facultés naturelles, il s’agite, il pense, il médite; alors il imagine de courber un rameau d’arbre, pour en faire un arc; d’aiguiser un roseau, pour en faire une flèche; d’emmancher un bâton à une pierre tranchante, pour en faire une hache; alors il travaille à faire des filets, à abattre des arbres, à en creuser le tronc, pour en faire des pirogues. Déjà il a franchi les bornes des premiers besoins, déja l’expérience d’une foule de sensations lui a fait connaître des jouissances et des peines; et il prend un surcroît d’activité pour écarter les unes et multiplier les autres. Il a goûté le plaisir d’un ombrage contre les feux du soleil; il se fait une cabane: il a éprouvé qu’une peau le garantit du froid; il se fait un vêtement: il a bu l’eau-de-vie et fumé le tabac: il les a aimés; il veut en avoir encore; il ne le peut qu’avec des peaux de castor, des dents d’éléphant, de la poudre d’or, etc.; il redouble d’activité, et il parvient, à force d’industrie, jusqu’à vendre son semblable. Dans tous ces développements, comme dans la source première, l’on conviendra que l’activité a bien peu de rapport à la chaleur; seulement les hommes du nord passant pour avoir besoin de plus d’aliments que ceux du midi, l’on pourrait dire qu’ils doivent avoir plus d’activité; mais cette différence dans les besoins nécessaires a des bornes assez étroites. D’ailleurs, a-t-on bien constaté qu’un Eskimau ou un Samoyède aient réellement besoin pour vivre de plus de substance qu’un Bédouin ou qu’un ichthyophage de Perse? Les sauvages du Brésil et de la Guinée sont-ils moins voraces que ceux du Canada et de la Californie? Que l’on y prenne garde: la facilité d’avoir beaucoup d’aliments, est peut-être la première raison de la voracité; et cette facilité, surtout dans l’état sauvage, dépend moins du climat que de la nature du sol; c’est-à-dire, de sa richesse ou de sa pauvreté en pâturages, en forêts, en lacs, et par conséquent en poisson, en gibier, en fruits; circonstances qui se trouvent indifféremment sous toutes les zones.
En y réfléchissant, il paraît que cette nature du sol a réellement une influence sur l’activité; il paraît que dans l’état social, comme dans l’état sauvage, un pays où les moyens de subsister seront un peu difficiles, aura des habitants plus actifs, plus industrieux; que dans celui, au contraire, où la nature prodiguera tout, le peuple sera inactif, indolent: et ceci s’accorde bien avec les faits généraux de l’histoire, où la plupart des peuples conquérants sont des peuples pauvres, sortis de pays stériles, ou difficiles à cultiver, pendant que les peuples conquis sont les habitants des contrées fertiles et opulentes. Il est même remarquable que ces peuples pauvres, établis chez les peuples riches, perdent en peu de temps leur énergie, et passent à la mollesse: tels furent ces Perses de Cyrus, descendus de l’Élymaïde dans les prairies de l’Euphrate; tels les Macédoniens d’Alexandre, transportés des monts Rhodope dans les champs de l’Asie; tels les Tartares de Djenkiz-Kan établis dans la Chine et le Bengale; et les Arabes de Mahomet, dans l’Égypte et l’Espagne. De là l’on pourrait établir que ce n’est point comme habitants de pays chauds, mais comme habitants de pays riches, que les peuples ont du penchant à l’inertie; et ce fait s’accorde bien encore avec ce qui se passe au sein des sociétés, où nous voyons que ce sont les classes riches qui ont ordinairement le moins d’activité; mais comme cette satiété et cette pauvreté n’ont pas lieu pour tous les individus d’un peuple, il faut reconnaître des raisons plus générales et plus efficaces que la nature du sol: ce sont ces institutions sociales, que l’on appelle Gouvernement et Religion. Voilà les vrais régulateurs de l’activité ou de l’inertie des particuliers et des nations; ce sont eux qui, selon qu’ils étendent ou qu’ils bornent la carrière des besoins naturels ou superflus, étendent ou resserrent l’activité de tous les hommes. C’est parce que leur influence agit malgré la différence des terrains et des climats, que Tyr, Carthage, Alexandrie ont eu la même industrie que Londres, Paris, Amsterdam; que les Flibustiers et les Malais ont eu l’inquiétude et le caractère des Normands; que les paysans russes et polonais ont l’apathie et l’insouciance des Indous et des Nègres. C’est parce que leur nature varie et change comme les passions des hommes qui les règlent, que leur influence change et varie dans des époques très-voisines: voilà pourquoi les Romains de Scipion ne sont point ceux de Tibère; que les Grecs d’Aristide et de Thémistocle ne sont pas ceux de Constantin. Consultons dans notre propre cœur les mobiles généraux du cœur humain: n’éprouvons-nous pas que notre activité est bien moins relative aux agents physiques, qu’aux circonstances de l’état social où nous nous trouvons? Des besoins nécessaires ou superflus amènent-ils en nous des désirs: aussitôt notre corps et notre esprit prennent une vie nouvelle; la passion nous donne une activité ardente comme nos désirs, et soutenue comme notre espoir. Cet espoir vient-il à manquer: le désir se fane, l’activité languit, et le découragement nous mène à l’apathie et à l’indolence. Par-là s’explique pourquoi notre activité varie comme nos conditions, comme nos situations dans la société, comme nos âges dans la vie; pourquoi tel homme qui fut actif dans sa jeunesse, devient indolent sur le retour; pourquoi il y a plus d’activité dans les capitales et dans les villes de commerce, que dans les villes sans commerce et dans les campagnes. Pour éveiller l’activité, il faut d’abord des objets aux désirs; pour la soutenir, il faut un espoir d’arriver à la jouissance. Si ces deux circonstances manquent, il n’y a d’activité ni dans le particulier, ni dans la nation; et tel est le cas des Orientaux en général, et particulièrement de ceux dont nous traitons. Qui pourrait les engager à se mouvoir, si nul mouvement ne leur offre l’espoir de jouir de la peine qu’il a coûtée? Comment ne seraient-ils pas indolents dans les habitudes les plus simples, si leurs institutions sociales leur en font une espèce de nécessité? Aussi le meilleur observateur de l’antiquité, en faisant sur les Asiatiques de son temps la même remarque, en a allégué la même raison. «Quant à la mollesse et à l’indolence des Asiatiques, dit-il dans un passage digne d’être cité[78], s’ils sont moins belliqueux, s’ils ont des mœurs plus douces que les Européens, sans doute la nature de leur climat plus tempéré que le nôtre, y contribue beaucoup;... mais il faut y ajouter aussi la forme de leurs gouvernements, tous despotiques, et soumis à la volonté arbitraire des rois. Or, les hommes qui ne jouissent point de leurs droits naturels, mais dont les affections sont dirigées par des maîtres; ces hommes ne peuvent avoir la passion hardie des combats; ils ne voient point dans la guerre une balance assez égale de risques et d’avantages: obligés de quitter leurs amis, leur patrie, leurs familles, de supporter de dures fatigues, et la mort même; quel est le salaire de tant de sacrifices? la mort et les dangers: leurs maîtres seuls jouissent du butin et des dépouilles qu’ils ont payés de leur sang. Que s’ils combattaient dans leur propre cause, et que le prix de la victoire leur fût personnel, comme la honte de la défaite, ils ne manqueraient pas de courage: et la preuve en existe dans ceux des Grecs et des Barbares qui, dans ces contrées, vivent sous leurs propres lois, et sont libres; car ceux-là sont plus courageux qu’aucune autre espèce d’hommes.»
Voilà précisément la définition des Orientaux de nos jours; et ce que le philosophe grec a dit des peuples particuliers qui méconnaissaient la puissance du grand roi et de ses satrapes, convient exactement à ce que nous avons vu des Druzes, des Maronites, des Kourdes, des Arabes de Dâher et des Bedouins. Il faut le reconnaître; le moral des peuples, comme celui des particuliers, dépend surtout de l’état social dans lequel ils vivent: puisqu’il est vrai que nos actions sont dirigées par les lois civiles et religieuses, puisque nos habitudes ne sont que la répétition de ces actions, puisque notre caractère n’est que la disposition à agir de telle manière en telle circonstance; il s’ensuit évidemment que tout dépend du gouvernement et de la religion: dans tous les faits dont j’ai voulu me rendre compte, j’ai toujours vu cette double cause revenir plus ou moins immédiate: l’analyse de quelques-uns pourra en faire la démonstration.
J’ai dit que les Orientaux en général ont l’extérieur grave et flegmatique, le maintien posé et presque nonchalant, le visage sérieux, même triste et mélancolique. Si le climat ou le sol en étaient la cause radicale, l’effet serait le même dans tous les sujets; et cela n’est pas: sous cette nuance générale, il est mille nuances particulières de classes et d’individus, relatives à l’action du gouvernement, laquelle est diverse pour ces individus et pour ces classes. Ainsi, l’on observe que les paysans sujets des Turks sont plus sombres que ceux des pays tributaires; que les habitants des campagnes sont moins gais que ceux des villes; que ceux de la côte le sont plus que ceux de l’intérieur; que dans une même ville la classe des gens de loi est plus grave que celle des gens de guerre, et celle-là plus que le peuple. L’on observe même que dans les grandes villes le peuple a beaucoup de cet air dissipé et sans souci qu’il a chez nous. Pourquoi cela? c’est que là, comme ici, endurci à la souffrance par l’habitude, affranchi de la réflexion par l’ignorance, le peuple vit dans une sorte de sécurité: il n’a rien à perdre: il ne craint pas qu’on le dépouille. Le marchand, au contraire, vit dans les alarmes perpétuelles, et de ne pas acquérir davantage, et de perdre ce qu’il a. Il tremble de fixer les regards d’un gouvernement rapace, pour qui un air de satisfaction serait l’enseigne de l’aisance, et le signal d’une avanie. La même crainte règne dans les villages, où chaque paysan redoute d’exciter l’envie de ses égaux, et la cupidité de l’aga et des gens de guerre. Dans un tel pays, où l’on est sans cesse surveillé par une autorité spoliatrice, l’on doit porter un visage sérieux, par la même raison que l’on porte des habits percés, et que l’on mange en public des olives et du fromage. Cette même raison, quoique moins active pour les gens de loi, n’est cependant pas sans effet; mais la morgue de leur éducation et le pédantisme de leur morale, les dispensent de toute autre.
A l’égard de la nonchalance, il n’est pas étonnant que le peuple des villes et des campagnes, fatigué de son travail, ait du penchant au repos. Mais il est remarquable que lorsque ce peuple se met en action, il s’y porte avec une vivacité et une passion presque inconnues dans nos climats. Cette observation a lieu surtout dans les ports et les villes de commerce. Un Européen ne peut s’empêcher d’admirer avec quelle activité les matelots, bras et jambes nus, manient les rames, tendent les voiles, et font toute la manœuvre; avec quelle ardeur les portefaix déchargent un bateau, et transportent les couffes[79] les plus pesantes. Toujours chantant, et répondant par versets à l’un d’eux qui commande, ils exécutent tous leurs mouvements en cadence, et doublent leurs forces en les réunissant par la mesure. L’on a dit à ce sujet que les peuples des pays chauds avaient un penchant naturel à la musique; mais en quoi consiste cette analogie du climat au chant? Ne serait-il pas plus raisonnable de dire que les pays chauds que nous connaissons, ayant été policés long-temps avant nos froids climats, le peuple y a conservé quelques souvenirs des beaux arts qui y ont jadis régné? Nos négociants reprochent souvent à ce peuple, et surtout à celui des campagnes, de ne pas travailler aussi souvent, ni aussi long-temps qu’il le pourrait. Mais pourquoi travaillerait-il au delà de ses besoins, puisque le superflu de son travail ne lui rendrait aucun surcroît de jouissances? A bien des égards, l’homme du peuple ressemble au sauvage; quand il a dépensé ses forces à acquérir sa subsistance, il se repose: ce n’est qu’en lui rendant cette subsistance moins pénible, et en l’excitant par l’appât de jouissances présentes, que l’on parvient à lui donner une activité soutenue; et nous avons vu que l’esprit du gouvernement turk est l’inverse de cet esprit. Quant à la vie sédentaire, quel motif aurait-on de s’agiter dans un pays où la police n’a jamais songé à établir ni promenades ni plantations; où il n’y a ni sûreté hors des villes, ni agrément dans leur enceinte; où tout enfin invite à se renfermer chez soi? Est-il étonnant qu’un pareil ordre de choses ait produit des habitudes sédentaires? et ces habitudes ne doivent-elles pas à leur tour devenir des causes d’inaction?
La comparaison de notre état civil et domestique, à celui des Orientaux, présente encore plusieurs raisons de ce flegme, qui est leur caractère général. Chez nous, l’une des sources de la gaieté, est la table et l’usage du vin; chez les Orientaux, ce double plaisir est presque inconnu. La bonne chère attirerait une avanie, et le vin une punition corporelle, vu le zèle de la police à faire exécuter les préceptes du Qôran. Ce n’est pas même sans peine que les musulmans tolèrent dans les chrétiens l’usage d’une liqueur qu’ils leur envient; aussi cet usage n’est-il habituel et familier que dans le Kesraouân et le pays des Druzes; et là les repas ont une gaieté que l’eau-de-vie ne procure point dans les villes mêmes d’Alep et de Damas.
Une seconde source de gaieté, parmi nous, est la communication libre des deux sexes, qui a lieu surtout en France. L’effet en est que, par un espoir plus ou moins vague, les hommes, recherchant la bienveillance des femmes, prennent les formes qui peuvent la procurer. Or, tel est l’esprit ou telle est l’éducation des femmes, qu’à leurs yeux le premier mérite est de les amuser; et certainement, de tous les moyens d’y réussir, le premier est l’enjouement et la gaieté. C’est ainsi que nous avons contracté une habitude de badinage, de complaisance et de frivolité, qui est devenue le caractère distinctif de notre nation en Europe. Dans l’Asie, au contraire, les femmes sont rigoureusement séquestrées de la société des hommes. Toujours renfermées dans leur maison, elles ne communiquent qu’avec leur mari, leur père, leur frère, et tout au plus leur cousin germain; soigneusement voilées dans les rues, à peine osent-elles parler à un homme, même pour affaires. Tous doivent leur être étrangers: il serait indécent de les fixer, et l’on doit les laisser passer à l’écart, comme si elles étaient une chose contagieuse. C’est presque l’idée des Orientaux, qui ont un sentiment général de mépris pour ce sexe. Quelle en est la cause, pourra-t-on demander? celle de tout, la législation et le gouvernement. En effet, ce Mahomet, si passionné pour les femmes, ne leur a cependant pas fait l’honneur de les traiter dans son Qôran comme une portion de l’espèce humaine; il ne fait mention d’elles ni pour les pratiques de la religion, ni pour les récompenses de l’autre vie; et c’est une espèce de problème chez les musulmans, si les femmes ont une ame. Le gouvernement fait plus encore contre elles; car il les prive de toute propriété foncière, et il les dépouille tellement de toute liberté personnelle, qu’elles dépendent toute leur vie ou d’un mari, ou d’un père, ou d’un parent; dans cet esclavage, ne pouvant disposer de rien, l’on conçoit qu’il est assez inutile de solliciter leur bienveillance, et par conséquent d’avoir ce ton de gaieté qui les captive. Ce gouvernement, cette législation paraissent eux-mêmes la cause de la séquestration des femmes: et peut-être, sans la facilité du divorce, sans la crainte de se voir enlever sa fille ou sa femme par un homme puissant, serait-on moins jaloux d’en dérober la vue à tous les regards.
Cet état des femmes, chez les Orientaux, cause dans leurs mœurs divers contrastes avec les nôtres. Leur délicatesse sur cet article est telle que jamais ils n’en parlent, et qu’il serait très-indécent de leur demander des nouvelles des femmes de leur maison. Il faut être avancé dans leur familiarité, pour traiter avec eux de cette matière; et alors ce qu’ils entendent de nos usages les confond d’étonnement. Ils ne peuvent concevoir comment chez nous les femmes vont le visage découvert, eux pour qui un voile levé est l’enseigne d’une prostituée, ou le signal d’une bonne fortune; ils n’imaginent pas comment on peut les voir, leur parler, les toucher, sans émotion, et être en tête-à-tête sans se porter aux dernières extrémités. Cet étonnement nous indique l’opinion qu’ils ont des leurs; et l’on en peut d’abord conclure qu’ils ignorent absolument l’amour, tel que nous l’entendons: le besoin qui en fait la base, est chez eux dépouillé des accessoires qui en font le charme; la privation y est sans sacrifice, la victoire sans combat, la jouissance sans délicatesse; il passent sans intervalle, du tourment à la satiété. Les amants y sont des prisonniers toujours d’accord pour tromper leurs gardes, toujours prompts à saisir l’occasion, parce qu’elle est rapide et rare: discrets comme des conjurés, ils cachent leur bonheur comme un crime, parce qu’il en a les conséquences. Le poignard, le poison, le pistolet sont toujours à côté de l’indiscrétion: son extrême importance pour les femmes les rend elles-mêmes ardentes à la punir; et souvent pour se venger elles deviennent plus cruelles que leurs maris et leurs frères. Cette sévérité entretient des mœurs assez chastes dans les campagnes; mais dans les grandes villes, où l’intrigue a plus de ressources, il ne règne pas moins de débauche que parmi nous, avec cette différence qu’elle est plus obscure. Alep, Damas et surtout le Kaire, ne le cèdent point en ce genre à nos capitales de province. Les jeunes filles y sont retenues comme partout, parce qu’un accident découvert leur coûterait la vie; mais les femmes mariées y prennent d’autant plus de liberté, qu’elles ont été plus long-temps contraintes, et qu’elles ont souvent de justes raisons de se venger de leurs maîtres. En effet, à raison de la polygamie, permise par le Qôran, la plupart des Turks s’énervent de bonne heure, et rien n’est plus commun que d’entendre des hommes de 30 ans se plaindre d’impuissance; c’est la maladie pour laquelle ils consultent davantage les Européens, en leur demandant du màdjoun, c’est-à-dire, des pilules aphrodisiaques. Le chagrin qu’elle leur cause est d’autant plus amer, que la stérilité est un opprobre chez les Orientaux: ils ont encore, pour la fécondité, toute l’estime des temps anciens; et le plus heureux souhait que l’on puisse faire à une jeune fille, c’est qu’elle ait promptement un époux, et qu’elle lui donne beaucoup d’enfants. Ce préjugé leur fait prématurer les mariages, au point qu’il n’est pas rare de voir unir des filles de neuf ou dix ans à des garçons de 12 ou 13; il est vrai que la crainte du libertinage et des suites fâcheuses qu’il attire de la part de la police turke, y contribue aussi. Cette prématurité doit encore être comptée parmi les causes de l’impuissance. L’ignorance des Turks se refuse à le croire, et ils sont si déraisonnables sur cet article, qu’ils méconnaissent les bornes de la nature, dans les temps mêmes où leur santé est dérangée. C’est encore un des effets du Qôran, où le Prophète a pris la peine d’insérer un précepte sur ce genre de devoir. D’après ce fait, Montesquieu a eu raison de dire que la polygamie était une cause de dépopulation en Turkie; mais elle n’est qu’une des moindres, attendu qu’il n’y a guère que les riches qui se permettent plusieurs femmes: le peuple, et surtout celui des campagnes, se contente d’une seule; et l’on trouve quelquefois dans les hautes classes des gens assez sages pour imiter son exemple, et convenir que c’est assez.
Ce que ces personnes racontent de la vie domestique des maris qui ont plusieurs femmes, n’est pas propre à faire envier leur sort, ni à donner une haute idée de cette partie de la législation de Mahomet. Leur maison est le théâtre d’une guerre civile continue. Sans cesse ce sont des querelles de femme à femme, des plaintes des femmes au mari. Les quatre épouses en titre se plaignent qu’on leur préfère les esclaves, et les esclaves qu’on les livre à la jalousie de leurs maîtresses. Si une femme obtient un bijou, une complaisance, une permission d’aller au bain, toutes en veulent autant, et font ligue pour la cause commune. Pour établir la paix, le polygame est obligé de commander en despote, et de ce moment il ne trouve plus que les sentiments des esclaves, l’apparence de l’attachement et la réalité de la haine. En vain chacune de ces femmes lui proteste qu’elle l’aime plus que les autres; en vain elles s’empressent, lorsqu’il rentre, de lui présenter sa pipe, ses pantoufles, de lui préparer son dîner, de lui servir son café; en vain, pendant qu’il repose mollement étendu sur son tapis, elles chassent les mouches qui l’importunent; tous ces soins, toutes ces caresses n’ont pour but que de faire ajouter à la somme de leurs bijoux et de leurs meubles, afin que, s’il les répudie, elles puissent tenter un autre époux, ou trouver une ressource dans ces objets qui sont leur seule propriété: ce sont de vraies courtisanes, qui ne songent qu’à dépouiller leur amant avant qu’il les quitte; et cet amant, dès long-temps privé de désirs, obsédé de complaisances, accablé de tout l’ennui de la satiété, ne jouit pas, comme l’on pourrait croire, d’un sort digne d’envie. C’est de ce concours de circonstances que naît le mépris des Turks pour les femmes, et l’on voit qu’il est leur propre ouvrage. Comment en effet auraient-elles cet amour exclusif qui fait leur mérite, quand on leur donne l’exemple du partage? Comment auraient-elles cette pudeur qui fait leur vertu, quand elles voient chaque jour des scènes outrageantes de débauches? Comment, en un mot, auraient-elles un moral estimable, quand on ne prend aucun soin de leur éducation? Les Grecs ont du moins retiré cet avantage de la religion, que, ne pouvant avoir qu’une femme à la fois, ils sont moins éloignés de la paix domestique, sans peut-être en jouir davantage.
Il est remarquable qu’à raison de cette différence dans le culte, il existe entre les chrétiens et les musulmans de la Syrie, et même de toute la Turkie, une différence de caractère aussi grande que s’ils étaient deux peuples vivant sous deux climats. Les voyageurs, et mieux encore nos négociants qui pratiquent habituellement les uns et les autres, s’accordent à témoigner que les chrétiens grecs sont en général fourbes, méchants, menteurs, vils dans l’abaissement, insolents dans la fortune, enfin d’un caractère léger et très-mobile: les musulmans au contraire, quoique fiers jusqu’à la morgue, ont cependant une sorte de bonté, d’humanité, de justice, et surtout une grande fermeté dans les revers, et un caractère décidé sur lequel on peut compter. Ce contraste a droit d’étonner dans des hommes qui vivent sous un même ciel; mais la différence des préjugés de leur éducation et de l’action du gouvernement sous lequel ils vivent, en rend une raison satisfaisante. En effet les Grecs, traités par les Turks avec la hauteur et le mépris que l’on a pour des esclaves, ont dû finir par prendre le caractère de leur position: ils ont dû devenir fourbes, pour échapper par la ruse à la violence; menteurs et vils adulateurs, parce que l’homme faible est obligé de caresser l’homme fort; dissimulés et méchants, parce que celui qui ne peut se venger ouvertement, concentre sa haine; lâches et traîtres, parce que celui qui ne peut attaquer de front, frappe par derrière; enfin, insolents dans la fortune, parce que ceux qui parviennent par des bassesses, ont à rendre tous les mépris qu’ils ont reçus. Je faisais un jour à un religieux sensé l’observation, que de tous les chrétiens qui, dans ces derniers temps, se sont trouvés aux postes élevés, pas un seul ne s’est montré digne de sa fortune. Ybrahim était bassement avare; Sâd-el-Kouri, irrésolu et pusillanime; son fils Randour, insolent et borné; Kezq, lâche et fripon: Nos chrétiens, me répondit-il mot pour mot, n’ont pas la main propre au gouvernement, parce qu’elle n’est exercée dans leur jeunesse qu’à battre du coton. Ils ressemblent à ceux qui marchent pour la première fois sur les terrasses, leur élévation leur donne l’étourdissement; comme ils craignent de retourner aux olives et au fromage, ils se hâtent de faire leurs provisions. Les Turks, au contraire, sont accoutumés à régner; ce sont des maîtres habitués à leur fortune, et ils en usent comme n’en devant jamais changer. L’on ne doit pas d’ailleurs perdre de vue que les musulmans sont élevés dans le préjugé du fatalisme, et qu’ils sont fermement persuadés que tout est prédestiné. De là, une sécurité qui tempère et le désir et la crainte; de là une résignation armée contre le bien et contre le mal, une apathie, qui ferme également accès aux regrets et à la prévoyance. Que le musulman essuie une grande perte; qu’il soit dépouillé, ruiné, il dit tranquillement: C’était écrit, et avec ce mot il passe sans murmurer de l’opulence à la misère: qu’il soit au lit de la mort, rien n’altère sa sécurité; il fait son ablution, sa prière; il a confiance en Dieu et au Prophète; il dit avec calme à son fils: Tourne-moi la tête vers la Mekke, et il meurt en paix. Les Grecs, au contraire, persuadés que Dieu est exorable, que l’on change ses décrets par des vœux, des jeûnes, des pèlerinages, vivent sans cesse dans le désir d’obtenir, dans la crainte de perdre, dans le remords d’avoir omis. Leur cœur est ouvert à toutes les passions, et ils n’en évitent l’effet qu’autant que les circonstances où ils vivent et l’exemple des musulmans, affaiblissent les préjugés de leur enfance. Ajoutons, par une remarque commune aux deux religions, que les habitants de l’intérieur des terres ont plus de simplicité, plus de générosité, en un mot, un meilleur moral que ceux des villes de la côte; sans doute parce que ces derniers, se livrant au commerce, contractent par leur genre de vie un esprit mercantile, naturellement ennemi des vertus, qui ont pour base la modération et le désintéressement.
D’après ce que j’ai exposé des habitudes des Orientaux, l’on ne sera plus étonné que leur caractère se ressente de la monotonie de leur vie privée et de leur état civil. Dans les villes même les plus actives, telles qu’Alep, Damas et le Kaire, tous les amusements se réduisent à aller au bain ou à se rassembler dans des cafés qui n’ont que le nom des nôtres: là, dans une grande pièce enfumée, assis sur des nattes en lambeaux, les gens aisés passent des journées entières à fumer la pipe, causant d’affaires par phrases rares et courtes, et souvent ne disant rien. Quelquefois, pour ranimer cette assemblée silencieuse, il se présente un chanteur ou des danseuses, ou un de ces conteurs d’histoires, que l’on appelle Nachid, qui, pour obtenir quelques paras, récite un conte, ou déclame des vers de quelque ancien poète. Rien n’égale l’attention avec laquelle on écoute cet orateur; grands et petits, tous ont une passion extrême pour les narrations; le peuple même s’y livre dans son loisir: un voyageur qui arrive d’Europe n’est pas médiocrement surpris de voir les matelots se rassembler pendant le calme sur le tillac, et passer deux ou trois heures à entendre l’un d’eux déclamer un récit que l’oreille la moins exercée reconnaît pour la poésie au mètre très-marqué, à la rime suivie ou mêlée des distiques. Ce n’est pas le seul article sur lequel le peuple d’Orient l’emporte en délicatesse sur le nôtre. La populace même des villes, quoique criailleuse, n’est jamais aussi brutale que chez nous; et elle a le grand mérite d’être absolument exempte de cette crapule d’ivrognerie, qui infecte jusqu’à nos campagnes; c’est peut-être le seul avantage réel qu’ait produit la législation de Mahomet: joignons-y néanmoins la prohibition des jeux de hasard pour lesquels les Orientaux, par cette raison, n’ont aucun goût; celui des échecs est le seul dont ils fassent cas, et il n’est pas rare d’y trouver des joueurs habiles.
De tous les genres de spectacle, le seul qu’ils connaissent, mais qui n’est familier qu’au Kaire, est celui des baladins qui font des tours de force, comme nos danseurs de corde, et des tours d’adresse, comme nos escamoteurs. L’on en voit qui mangent des cailloux, soufflent des flammes, se percent le bras ou le nez sans se faire de mal, et qui dévorent des serpents. Le peuple, à qui ils cachent soigneusement leurs procédés secrets, a une sorte de vénération pour eux, et il appelle d’un nom qui signifie tout ce qui étonne, comme monstre, prodige et miracle, ces tours de gibecière dont l’usage paraît très-ancien dans ces contrées. Ce penchant à l’admiration, cette facilité de croire aux faits et aux récits les plus extraordinaires, est un attribut remarquable de l’esprit des Orientaux. Ils admettent sans répugner, sans douter, tout ce que l’on veut leur conter de plus surprenant. A les entendre, il se passe encore aujourd’hui dans le monde autant de prodiges qu’au temps des génies et des afrittes; la raison en est que, ne connaissant point le cours ordinaire des faits moraux et physiques, ils ne savent où assigner les bornes du probable et de l’impossible. D’ailleurs leur jugement, plié dès le bas âge à croire les contes extravagants du Qôran, se trouve dénué des balances de l’analogie pour peser les vraisemblances. Ainsi leur crédulité tient à leur ignorance, au vice de leur éducation, et se reporte encore au gouvernement. Ils ont pu devoir à cette crédulité une partie de l’imagination gigantesque que l’on vante dans leurs romans; mais il serait à désirer que cette source fût tarie: il leur resterait encore assez de moyens de briller. En général, les Orientaux ont la conception facile, l’élocution aisée, les passions ardentes et soutenues, le sens droit dans les choses qu’ils connaissent. Ils ont un goût particulier pour la morale, et leurs proverbes prouvent qu’ils savent réunir la finesse de l’observation et la profondeur de la pensée, au piquant de l’expression. Leur commerce a quelque chose de froid au premier abord; mais par l’habitude il devient doux et attachant: telle est l’idée qu’ils laissent d’eux, que la plupart des voyageurs et des négociants, qui les ont fréquentés, s’accordent à trouver à leur peuple un caractère plus humain, plus généreux, une simplicité plus noble, plus polie, et quelque chose de plus fin et de plus ouvert dans l’esprit et les manières, qu’au peuple même de notre pays; comme si, ayant été policés long-temps avant nous, les Asiatiques conservaient encore les traces de leur première éducation.
Mais il est temps de terminer ces réflexions; je n’en ajoute plus qu’une qui m’est personnelle. Après avoir vécu pendant près de trois ans dans l’Égypte et la Syrie, après m’être habitué au spectacle de la dévastation et de la barbarie, lorsque je suis rentré en France, la vue de mon pays a presque produit sur moi l’effet d’une terre étrangère: je n’ai pu me défendre d’un sentiment de surprise, quand, traversant nos provinces de la Méditerranée à l’Océan, au lieu de ces campagnes ravagées et des vastes déserts auxquels j’étais accoutumé, je me suis vu transporté comme dans un immense jardin, où les champs cultivés, les villes peuplées, les maisons de plaisance ne cessent de se succéder pendant une route de vingt journées. En comparant nos constructions riches et solides aux masures de briques et de terre que je quittais; l’aspect opulent et soigné de nos villes, à l’aspect de ruine et d’abandon des villes turkes; l’état d’abondance, de paix, et tout l’appareil de puissance de notre empire, à l’état de trouble, de misère et de faiblesse de l’empire turk, je me suis senti conduit de l’admiration à l’attendrissement, et de l’attendrissement à la méditation. «Pourquoi,» me suis-je dit, «entre des terrains semblables de si grands contrastes? Pourquoi tant de vie et d’activité ici, et là tant d’inertie et d’abandon? Pourquoi tant de différence entre des hommes de la même espèce?» Puis, réfléchissant que les contrées que j’ai vues si dévastées, si barbares, ont été jadis florissantes et peuplées, j’ai passé, comme malgré moi, à une seconde comparaison. «Si jadis,» me suis-je dit, «les états de l’Asie jouirent de cette splendeur, qui pourra garantir que ceux de l’Europe ne subissent un jour le même revers?» Cette réflexion m’a paru affligeante; mais elle est peut-être encore plus utile. En effet, supposons qu’au temps où l’Égypte et la Syrie subsistaient dans leur gloire, l’on eût tracé aux peuples et aux gouvernements le tableau de leur situation présente; supposons qu’on leur eût dit: «Voilà l’humiliation où les conséquences de telles lois, de tel régime, abaisseront votre fortune;» n’est-il pas probable que ces gouvernements eussent pris soin d’éviter les routes qui devaient les conduire à une chute si funeste? Ce qu’ils n’ont pas fait, nous le pouvons faire: leur exemple peut nous servir de leçon. Tel est le mérite de l’histoire, que par le souvenir des faits passés elle anticipe aux temps présents les fruits coûteux de l’expérience. Les voyages en ce sens atteignent au but de l’histoire, et ils y marchent avec plus d’avantage; car traitant d’objets présents, l’observateur peut mieux que l’écrivain posthume saisir l’ensemble des faits, démêler leurs rapports, se rendre compte des causes, en un mot, analyser le jeu compliqué de toute la machine politique. En exposant, avec l’état du pays, les circonstances d’administration qui l’accompagnent, le récit du voyageur devient une indication des mobiles de grandeur ou de décadence, un moyen d’apprécier le terme actuel de tout empire. Sous ce point de vue la Turkie est un pays très-instructif: ce que j’en ai exposé démontre assez combien l’abus de l’autorité, en provoquant la misère des particuliers, devient ruineux à la puissance d’un état; et ce que l’on en peut prévoir ne tardera pas de prouver que la ruine d’une nation rejaillit tôt ou tard sur ceux qui la causent, et que l’imprudence ou le crime de ceux qui gouvernent tire son châtiment du malheur même de ceux qui sont gouvernés.
AVIS DE L’ÉDITEUR.
M. DE VOLNEY a cru devoir joindre ici l’extrait d’un Mémoire de la Chambre de commerce de Marseille, dressé par ordre du ministre, et présenté en 1786. Il lui a semblé que cette pièce authentique confirmerait par ses coïncidences, ou redresserait par ses variantes, les récits de l’auteur, et par l’un et l’autre moyen remplirait également bien le seul but qu’il se soit proposé, l’instruction du lecteur, fondée en utilité et en vérité.
ÉTAT
DU COMMERCE DU LEVANT
EN 1784,
D’APRÈS LES REGISTRES DE LA CHAMBRE DE COMMERCE DE MARSEILLE.
TOUT commerce en général est difficile à connaître et à évaluer, parce que c’est un objet variable, tantôt plus fort, tantôt plus faible, selon les besoins d’un pays, selon ses bonnes ou mauvaises récoltes, ses approvisionnements ou ses vides; choses soumises à l’influence mobile des saisons et du gouvernement, à la guerre, aux épidémies, etc. Cette difficulté s’applique d’autant mieux au commerce du Levant, que ce pays est un théâtre continuel de révolutions. Il est encore difficile d’apprécier le volume et l’objet annuel de ce commerce, parce que les marchandises en changeant de lieu changent de valeur. Dans le travail présent, l’évaluation sera tirée du prix sur la place de Marseille, tant des objets d’envoi que des denrées de retour.
On comprend sous le commerce du Levant celui qui se fait dans les divers ports de la Turkie, et dans quelques villes de Barbarie; l’on y joint celui de la campagne d’Afrique sur cette même côte. Les échelles de Turkie sont Constantinople, Salonique, Smyrne, les ports de Morée, de Candie, de Cypre, de Syrie, d’Égypte, enfin Tunis, Alger, et les comptoirs de la compagnie à la Cale, à Bonne et au Collo.
Les objets de notre exportation sont des draps, des bonnets, des étoffes et galons, des papiers, des merceries, des quincailleries, quelques denrées de nos provinces; d’autres tirées de l’Amérique, telles que le café, le sucre, l’indigo, la cochenille, les épiceries de l’Inde, nos métaux, fer, plomb, étain; nos liqueurs, des piastres d’Espagne, des sequins de Venise, des dahlers, etc.
Les objets de retour ou d’importation sont les cotons en laine ou filés, les laines, les soies, étoffes de soie, fils de chèvre et de chameau; de la cire, des cuirs, des drogues, des toiles de coton et de fil, du riz, de l’huile, du café arabe, des gommes, du cuivre, des noix de galle, des légumes, du blé, etc. Ces objets alimentent nos manufactures; ainsi, le coton du Levant fournit à toutes les fabriques des (ci-devant) Picardie, de Normandie et Provence. On en fait les camelots, bouracans, siamoises, velours, toiles et bonnets. Ces fabriques font vivre un peuple immense d’ouvriers et de marchands; le transport des denrées entretient et forme des matelots pour la marine militaire; leur achat emploie une foule d’agents et de facteurs dans le Levant, et tout cela aux dépens des Orientaux. Voyons chaque échelle par détail.
Constantinople.
Les draps des Français ont fait tomber dans cette échelle de plus de moitié le commerce des Anglais et des Hollandais. Les Vénitiens n’en peuvent faire de semblables au même prix.
Constantinople consomme annuellement 1,500 ballots de draps qui, à 1,200 francs le ballot, font 1,800,000 livres. Les autres objets en somme atteignent à peine la même valeur. Le plus considérable est le café des Antilles, à raison de la prohibition du café Moka sur la mer Noire.
Ci-devant les drapiers arméniens et grecs avaient fait une société, et n’achetaient que par une seule main: ce qui donnait la loi aux Français. Le grand-seigneur a détruit cette association par un fermân qui les prohibe toutes sous peines afflictives.
Les retraits sont fort peu de chose; à peine valent-ils 700,000 francs. Le reste se tire soit sur Smyrne et sur l’Archipel, soit en lettres de change à payer à Constantinople.
Smyrne.
Cette échelle est le grand marché où vient se fournir presque toute l’Asie; elle est l’entrepôt de l’Anadoli, de la Caramanie, de Tokat, d’Arzroum, et même de la Perse. Autrefois les caravanes de ce royaume y venaient deux fois l’année, maintenant elles s’arrêtent à Arzroum, parce que les marchands à ce moyen cachent la quantité de marchandises qu’ils ont à vendre, et se procurent des avantages pour la vente et pour l’achat.
Smyrne consomme par an 2,500 ballots de draps, lesquels sur le pied de 1,200 francs le ballot, font 3,000,000 francs. Cette somme est la moitié du commerce total, estimé chaque année 6,000,000 francs d’entrée. Les autres objets sont les mêmes qu’à Constantinople.
Le principal article des retours est le coton en laine. Le pays en rend par an 42 à 44,000 balles, dont 12 à 13,000 passent en France, 5,000 en Italie, 8,000 en Hollande, 3,000 en Angleterre, et le reste demeure dans le pays. On tire aussi des laines et poils de chèvre d’Angora; des laines de chevron, enlevées presque toutes par les étrangers. Ces retours, y compris les commissions données de Constantinople, excèdent les envois au moins d’un tiers. Les fonds restants servent à faire des entreprises pour aller charger des huiles à Metelin, ou pour la traite de blé au Volo, au golfe de Cassandre, à Sanderly, à Menemen, à Mosrouissi, etc., que l’on paye en sequins ou en piastres turkes. En outre on en paye les lettres de change comme à Constantinople. On tire rarement des lettres de change sur d’autre échelle que sur ces deux. Mais Smyrne doit être regardée comme la plus forte du Levant.
Salonique et ses dépendances.
Cette échelle où se verse toute la Macédoine, devient de jour en jour plus importante, parce que ses marchandises commencent à pénétrer en Albanie, Dalmatie, Bosnie, Bulgarie, Valakie et Moldavie. La consommation va de 1000 à 1200 ballots de draps, et dans les quatre années de paix de 1770 à 1773, elle surpassait ce nombre. Les autres objets sont en proportion. On en tirait autrefois des lingots d’or: le fonds des retours est en laine, coton, blé, cuir, tabac, soie, éponges fines, manteaux de laine, graine de vermillon, alun, cire, anis et huile.
A douze lieues de Salonique, la Cavalle est un entrepôt où se rendent d’abord la plupart de ces marchandises. Le temps de la consommation est celui des foires établies en divers lieux; il y en a une à Selminia, à douze journées de chameau de Salonique, au mois de mai (v. st.); une autre à Ouzourkouva, en septembre; et une à Deglia en octobre, à deux journées de Salonique. A ces époques, les Arméniens qui sont les marchands du pays, se fournissent et vont faire leurs ventes.
On porte les consommations de cette échelle et de la Cavalle, en temps de paix, à 3,000,000 fr.; les retours à 3,500,000 fr.; et il reste quelques fonds employés parfois en lettres de change.
Morée et dépendances.
Le commerce de cette contrée diminue chaque jour, parce que les troubles survenus depuis quelques années, et les ravages journaliers des Albanais, en détruisant les récoltes, diminuent les moyens de consommer. Les échelles sont Tripolitza, Naples de Romanie, Coron, Modon, Patras, Oustiche et Corinthe. Les envois sont de gros draps, des bonnets, quelque peu de cochenille, d’indigo, de café, et surtout beaucoup de sequins de Venise. On retire de l’huile et du blé à bon marché. Les envois ne se montent pas à plus de 400,000 francs, et les retraits passent 1,000,000 fr.
La Canée et dépendances.
Ce commerce ressemble au précédent; l’huile et quelque peu de cire sont les seuls produits de Candie. On les achète en espèces, soit piastres turkes, soit dahlers d’Empire. On exporte peu d’objets manufacturés. Ils ne montent pas à 4,000,000 fr. par an, et les retraits passent 700,000 fr.
Satalie et la Caramanie.
Satalie n’a pu soutenir d’établissements réguliers. On n’y fait le commerce que par des traites passagères, qui rendent de la soie et du coton. Elles se font par des capitaines partis de Smyrne ou de Cypre, qui y portent de l’argent. Ce commerce ne vaut pas 100,000 fr.
Cypre.
Les pachas, en ruinant Cypre, en ont détruit le commerce. Cette île est du nombre des Melkanes, ou fiefs particuliers et à vie, qui sont toujours opprimés. Elle sert d’entrepôt ou de point de réunion pour la Syrie et pour l’Égypte, et ce point est assez important en temps de guerre. La consommation peut aller à 80 ballots de draps. Les villes sont Larneca, Nicosia, Famagouste. Il y règne une industrie qui met en œuvre presque toute la soie et le coton; mais elle est contrariée par les avanies journalières imposées sur les ouvriers. On porte les envois à 300,000 fr., et les retours à 500,000 fr.
Alexandrette et Alep.
Alep est un des centres de commerce de tous les pays circonvoisins jusqu’en Perse. Les caravanes de ce royaume viennent à Alep deux fois par an apporter des soies, des mousselines, des laines, de la rhubarbe, des drogues; et elles remportent nos draps, de la cochenille, de l’indigo et du café des Antilles. Jadis toutes les caravanes de Perse venaient à ce marché; mais les troubles les ont portées à Arzroum.
Il y a à Alep, à Diarbekr et dans leurs environs, beaucoup de fabriques de toile et d’étoffe qui nous consomment des couleurs, comme l’indigo, la cochenille, etc. L’on porte par an à Alep 1,000 ballots de draps. L’envoi total se monte à 2,500,000 fr.; les retraits à 2,600,000 fr., et l’excédant est payé à Constantinople en lettres de change.
Tripoli de Syrie.
Le commerce de Tripoli consiste presque tout en soie rude, propre au galon. Ce commerce est extrêmement variable; quelquefois l’échelle tire beaucoup et rend peu, et vice versâ; le terme moyen d’envoi s’estime à 400,000 fr., et le retrait à 500,000 fr.: les Maronites et le pays de Hama tirent de Tripoli.
Saide, Acre et dépendances.
Les dépendances de Saide sont Sour (Tyr) et les villes de Palestine, telles que Ramlé, Jérusalem, Loudd, Magedal, etc. Ce département est un des plus importants; il consomme 8 à 900 ballots de draps. Il paie en coton cru et en coton filé. Les Français y sont sans concurrents. A Saide, ils ont un ou plusieurs préposés qui achètent tous les lundis ou mardis le coton filé; à Acre, ils ont voulu faire cette même ligue; mais le pacha a accaparé tous les cotons, a fait défense d’en vendre, et est devenu le seul maître; et comme les négociants avaient besoin d’objets de retour, il a taxé le quintal de coton à dix piastres de droits. Les envois pour Saide et Acre se montent à 1,500,000 fr., et les retraits à 1,800,000 fr.
L’Égypte.
Alexandrie est le seul port où il y ait un comptoir. Damiette n’a que des facteurs. Rosette est un entrepôt, et le Kaire est le grand lieu de consommation.
L’Égypte consomme beaucoup de draps, de cochenille, d’épiceries, de fer, d’alquifoux et de liqueurs: on fait passer aussi beaucoup de ces draps et de la cochenille à Djedda, ainsi que des sequins de Venise et des dahlers.
La nation française et son consul ont quitté le Kaire depuis 1777. Il est cependant resté quelques facteurs sous leur propre garantie; on leur passe 10,000 fr. par an, pour leurs avanies.
Damiette est une mauvaise rade: on y charge du riz en fraude, en simulant un retour pour un port de Turkie. On en tire dix à douze chargements pour l’Europe par an.
(L’auteur du mémoire ne dit rien des retours d’Égypte; ils consistent en café Moka, en toiles grossières de coton pour vêtir les noirs des Antilles, en safranon, en casse, séné, etc.)
Le commerce d’Égypte a des hausses et des baisses considérables. On estime l’envoi moyen à 2,500,000 fr., et le retour à 3,000,000 fr.
Barbarie, Tripoli.
Le gouvernement vexatoire et anarchique de Tripoli empêche d’y faire tout le commerce dont la fertilité du pays le rend susceptible. Les Arabes tiennent la campagne et la dévastent. Les caravanes du Faizan et du Mourzouq arrivent deux fois par an à Tripoli, et y apportent des noirs mâles et femelles, de la poudre d’or, des dents d’éléphants et quelques autres articles. Les Français ont tenté d’y faire des établissements; mais la mauvaise foi des habitants, en les frustrant de leur paiement, les a forcés d’y renoncer. On n’y commerce que par les bâtiments caravanes (c’est-à-dire caboteurs), qui y portent de gros draps, des clincailles, des étoffes de soie, des liqueurs pour environ 50,000 fr. Ils retirent du blé, de l’orge, des légumes, du séné, des dattes et la barille, pour 70,000 fr.
Tunis.
Les Tunisiens, ci-devant corsaires, se sont depuis 50 ans entièrement tournés vers le commerce par la bonne politique de leurs beks qui ont protégé les commerçants et banni toute vexation.
Ce pays produit du blé, des légumes, de l’huile, de la cire, des laines, des cuirs, des cendres, le tout en abondance.
On y porte les mêmes marchandises qu’au Levant, avec de la laine d’Espagne, du vermillon, etc.
Tunis a une fabrique de bonnets, qui jadis fournissait toute la Turkie; mais les nôtres sont entrés en une concurrence qui lui a porté coup.
Le commerce total des Français en ce pays se monte en envois à 1,500,000 fr., et en retraits à 1,600,000 fr. Les facteurs se plaignent que les naturels empiètent sur leur industrie, en traitant directement avec Marseille, où il en passe un assez grand nombre sur nos bâtiments.
La Calle, Bone et le Collo, concessions faites à la compagnie d’Afrique.
Le commerce de ces trois comptoirs est exploité par une compagnie qui fut créée par édit, en février 1741; son capital fut fixé à 1,200,000 fr., divisé en douze cents actions, chacune de 1,000 fr., dont la chambre de commerce de Marseille acquit le quart. Cette compagnie fut subrogée à perpétuité à celle qui avait été créée en 1730 pour faire la traite du blé pendant dix ans. En conséquence des rétrocessions, délaissement et transport de la compagnie des Indes pour cette partie, la compagnie d’Afrique paie au divan (conseil du dey) d’Alger, à celui de Bone et du Collo, et aux Arabes voisins de la Calle, des redevances convenues par traité en 1694, entre une autre compagnie et le divan d’Alger.
Elle entretient dans ses comptoirs environ 300 personnes, officiers, soldats, pêcheurs de corail, et ouvriers. Le gouverneur de la Calle est l’inspecteur général.
L’aliment de ce commerce est uniquement en piastres d’Espagne que la compagnie réduit à des pieds déterminés: elle retire du blé, des laines, de la cire et des cuirs. Pour effectuer ces retraits elle a besoin d’intrigues perpétuelles auprès de la régence d’Alger qui la rançonne et lui fait acheter des permissions, même pour la provision des comptoirs, convenue à 2,000 charges de blé.
Un article de retrait important, est le corail que l’on pêche dans la mer adjacente; la compagnie le paie à ses patrons de barque, une somme convenue par livre. Ce corail sert à acheter des esclaves noirs en Guinée, et par conséquent, il favorise la culture de nos îles à sucre. On en porte aussi à la Chine et dans l’Inde. On en a tenté la pêche dans la mer de Bizerte; mais malgré la concession du bey de Tunis, les Trapanais et les Napolitains, qui l’ont faite avant nous, sont venus en armes nous troubler.
Le commerce de la compagnie varie beaucoup; mais on peut l’évaluer au terme moyen de 8 à 900,000 fr. en envois, et de 1,000,000 francs en retraits.
Alger.
Le commerce d’Alger, bien moindre que celui de Tunis, a cependant de grands moyens de s’élever, vu la richesse du sol. Depuis quelque temps même, l’industrie des habitants s’éveille, et l’on en voit beaucoup venir trafiquer à Marseille. Nous avions, ci-devant, trois établissements à Alger: la concurrence des Juifs en a fait tomber deux.
Les objets d’envoi sont comme pour tout le Levant: on peut les estimer à 100,000 francs, sans compter les piastres d’Espagne. Les retours, qui sont de l’espèce de ceux de Tunis, se montent à 300,000 fr.
De tout ceci il résulte que les | 23,150,000 fr. |
Et les retours du Levant en | 26,280,000 fr. |
Dans les registres, depuis 1776 jusqu’en 1782, les résultats ont été très-différents; mais il faut observer que cet espace a compris cinq ans de guerre, où l’on éprouve toujours de grandes réductions.
La chambre de commerce a pris pour base de ses calculs les draps, parce qu’il est de fait que leur valeur égale presque celle de tous les autres objets réunis; or, l’on trouve par an entre sept et huit mille ballots d’envoi. De 1762 à 1772, c’est-à-dire, en dix ans de paix on trouve un terme moyen de sept mille ballots. En les évaluant à 1,200 fr. chacun, ce qui est le prix moyen de toutes les qualités, on a 9,600,000 fr. par an. Or, le reste étant égal, il résulte un total de 19,200,000 fr.; mais il y a d’ailleurs de la contrebande et un moins valu dans les déclarations aux douanes: en sorte qu’il faut ajouter 3 ou 4 millions, et compter sur un total de 23 millions.
On peut aussi calculer ce commerce à raison des maisons des facteurs: elles sont au nombre de 78 en Levant, savoir:
| A Constantinople, | 11 |
| Smyrne, | 19 |
| Salonique et la Cavalle, | 8 |
| Morée, | 5 |
| La Canée, | 2 |
| Cypre, | 2 |
| Alep, | 7 |
| Tripoli de Syrie, | 3 |
| Saide et Acre, | 10 |
| Alexandrie d’Égypte, | 4 |
| Tunis, | 6 |
| Alger, | 1 |
| Total | 78 |
En supposant que chacune, terme moyen, fasse pour 100,000 écus d’affaires, l’on a un peu plus de 23 millions.
Quant aux retours, obligés comme ils le sont de passer aux infirmeries où rien n’échappe, on est certain de leur quantité. Les dix années de 1762 à 1772 ont rendu, terme moyen, 26 millions.
Espèces étrangères portées en Levant.
Nous avons plusieurs fois parlé des espèces monnayées que l’on porte aussi en Levant, telles que les piastres d’Espagne, les sequins de Venise, les dahlers d’Allemagne, etc. Leur valeur et leur quantité varient beaucoup. Autrefois on apportait à Marseille une quantité étonnante de sequins turks. En 1773 et 1774, cette place étant dans une crise de banqueroute, les négociants retirèrent des sommes considérables en monnaie turke que l’on fondit; ensuite on a renvoyé des monnaies d’Europe pour près de 4 millions par an. Mais depuis 1781, on n’y en porte plus, et elles y ont en même temps disparu, parce qu’on les fond à Constantinople. La prohibition de l’Espagne, pour ses piastres, ou plutôt sa refonte, les a fait disparaître de Marseille. D’ailleurs, cet envoi ne convient plus, parce que l’échange est à perte. Les Turks ont altéré leur monnaie de près d’un quart. Les denrées y ont renchéri au point qu’elles coûtent vingt-cinq pour cent plus que par le passé. Les grands et les riches ont enfoui leur or. Cependant on croit approcher de la vérité, en supposant actuellement nos envois en monnaie valoir 1,000,000.
Lingots et matières d’or.
Ce commerce n’a eu lieu qu’un instant. Il fut occasioné par l’édit de Mustapha, qui décria les sequins altérés par les Juifs, et en ordonna la refonte: comme le prix qu’offrait la monnaie se trouva plus faible que le cours de France, nos négociants en donnèrent un plus avantageux, qui attira une quantité de matières, sans que le gouvernement eût l’attention de s’y opposer. Cela fit en même temps sortir de terre beaucoup d’or enfoui. (La différence de l’argent à l’or se trouva de cinq à six pour cent de bénéfice.) En outre, la guerre des Russes ayant répandu la misère dans la Grèce, les habitants fondirent leurs bijoux, sans compter quelque peu d’or que roulent des rivières d’Albanie.
Lettres de change.
Il est impossible de les évaluer. Il arrive souvent que Marseille tire des lettres de change du Levant sur l’Angleterre, la Hollande et l’Allemagne: ce qui prouve que ces nations retirent bien plus de marchandises qu’elles n’en envoient; pendant que celles que nous y portons ne comprenant pas toute la valeur des nôtres, nous avons recours à ces étrangers pour faire la balance.
Il faut donc supposer l’envoi total à |
fr. 24,150,000 |
Et le retrait avec les fonds et | 30,000,000 |
Sur quoi les droits, le fret, et | 4,000,000 |
| Reste | 26,000,000 |
Navigation du Levant.
Il part de Marseille, année commune, deux cents bâtiments pour la Barbarie et la Turkie, sans compter ceux de la compagnie d’Afrique; plusieurs font deux voyages; ce qui engage à porter le nombre par année à 350. Depuis 1764 jusqu’en 1773, inclusivement, il en est parti 2662, qui font par an 266; mais on n’y compte point les navires chargés de denrées qui font quarantaine à Toulon. Le temps de la dernière guerre ne peut servir de règle. De là il résulte que ce commerce nous soudoie 4,000 matelots à 12 par navire; mais il y a ici un emploi double de quelques voyageurs.
Caravane.
La caravane ou cabotage côtier, est une branche d’industrie précieuse en ce que, devenant les voituriers des Turks et de leurs marchandises, nous retirons sans aucun risque le salaire et l’entretien de nos bâtiments et de nos matelots. Elle se fait par salaire ou par portion. Dans le premier cas, le propriétaire, moyennant le salaire de l’équipage, a tout le gain ou la perte; dans l’autre cas, les frais étant prélevés, l’on partage le bénéfice. La guerre de 1756 en faisant tomber notre navigation en fit passer l’avantage aux Ragusais, qui purent mettre en mer jusqu’à cent navires caravaneurs; mais la guerre de 1769 nous a rendu la supériorité. On estime à cent cinquante voiles les caravaneurs qui partent soit de Marseille, soit d’Agde, des Martigues, de la Ciotat ou d’Antibes; ils sont expédiés pour deux ans; en supposant qu’il en rentre cent par an avec chacun 20,000 fr. de profit, c’est un total de 2,000,000.
Le fret.
Le fret ne peut être compté dans les bénéfices du commerce, parce qu’il est englobé dans le prix des marchandises. On peut le porter à 1,728,000 fr.; il n’y a de remboursé que celui dont les objets repassent en vente à l’étranger.
Marchandises du Levant reportées chez l’étranger.
Pendant 1781 et 1782, il est parti de Marseille en transit pour Genève, la Suisse, etc., quatre mille cinq cent vingt-deux balles de coton en laine, pesant un million cinq cent quatre-vingt-trois mille sept cent vingt-huit livres; plus, six cent dix-sept balles de cotons filés ou teints, pesant cent quarante-huit mille livres; et cent cinq balles de laine pesant cinquante-deux mille cinq cent soixante-deux livres; en sorte qu’en évaluant le coton en laine à 85 fr. le quintal, le coton filé à 135, et les laines à 60, il en résulte pour les deux ans une somme de 1,576,595 livres tournois, ou 788,297 fr. par an; mais ces deux années ne peuvent servir de terme général de comparaison.
Commerce des autres Européens en Levant.
Tout ce que l’on peut dire sur ce sujet, c’est que les Hollandais font un commerce équivalent à peu près au quart du volume du nôtre, pour lequel ils n’envoient pas à beaucoup près un équivalent de marchandises. Les Anglais et les Vénitiens réunis, peuvent faire un autre quart; ainsi les Français font les quatre huitièmes, les Hollandais deux, et les Anglais et Vénitiens chacun un.
Récapitulation des exportations de Marseille, en Levant et en Barbarie, pendant l’année 1784.
| ÉCHELLES. | VALEURS des MARCHANDISES. |
NOMBRE des bâtim. |
MATELOTS. |
| Constantinople | 3,495,960 liv. | 21 | 315 |
| Salonique et Cavallo | 1,938,425 | 38 | 530 |
| Morée et dépendances | 233,979 | 23 | 276 |
| Candie et la Canée | 242,019 | 18 | 216 |
| Smyrne | 5,134,220 | 42 | 630 |
| Alexandrette | 2,560,507 | 22 | 330 |
| Syrie | 1,198,403 | 18 | 270 |
| Alexandrie | 2,311,637 | 28 | 420 |
| Barbarie | 1,356,847 | 39 | 312 |
| La Caravane | 102,203 | 28 | 224 |
| Total | 18,574,200 liv. | 277 | 3,523 |
N. B. Ce tableau a été dressé sur le registre de perception du droit de consulat, dans lequel les évaluations sont prises à quinze pour cent au-dessous du prix réel des marchandises; en sorte que la valeur réelle de ce tableau doit être portée à |
21,360,330 |
Plus, la valeur des marchandises embarquées en fraude sans payer de droits, et elle n’est guère au-dessous de trois millions: supposons-la de |
2,639,670 |
| Le total exact sera | 24,000,000 liv. |
Récapitulation des importations de Levant et de Barbarie, à Marseille, pendant l’année 1784.
| ÉCHELLES. | VALEURS des MARCHANDISES. |
NOMBRE des bâtim. |
MATELOTS. |
| Constantinople | 682,043 liv. | 17 | 255 |
| Salonique et Cavallo | 2,674,818 | 35 | 490 |
| Morée el dépendances | 1,098,218 | 19 | 228 |
| Candie et la Canée | 801,527 | 15 | 180 |
| Smyrne | 6,025,845 | 49 | 735 |
| Alexandrette | 2,815,391 | 13 | 195 |
| Syrie et Palestine | 1,604,020 | 16 | 240 |
| Alexandrie | 2,465,630 | 18 | 270 |
| Barbarie | 695,657 | 37 | 370 |
| Total | 18,863,149 liv. | 219 | 2,963 |
N. B. Ce tableau a été dressé sur le registre de perception du droit de consulat, dans lequel l’évaluation est prise à vingt-cinq pour cent au-dessous du prix réel des marchandises; en sorte que la valeur réelle de l’exportation, en 1784, a été de |
23,578,936 |
Mais l’on ne perçoit point le droit de consulat sur le blé, le riz, les légumes, ni autres grains venant du Levant et de la Barbarie; cependant, année commune, la valeur de leur exportation peut se monter à deux et trois millions: supposons |
2,500,000 |
| Le total sera donc de | 26,078,936 liv. |