Voyage en Égypte et en Syrie - Tome 2
(1807.)
LORSQUE l’écrit suivant fut publié, la France se trouvait dans des circonstances délicates. Au dehors, l’invasion de la Hollande par la Prusse venait de blesser son honneur et son pouvoir. L’Angleterre, par cet accroissement d’influence, faisait pencher en sa faveur la balance maritime de l’Europe. La Russie et l’Autriche, par leur ligue contre l’empire turk, changeaient l’ancien équilibre continental: tandis qu’au dedans, l’épuisement des finances, les symptômes d’une révolution, l’indécision entre deux alliés, tenant le gouvernement en échec, paralysaient tout mouvement de guerre sans dissiper les dangers de la paix.
Dans cet état compliqué et nouveau, l’auteur, par une conséquence directe de ses opinions sur les Turks, pensa que la prudence ne permettait plus à la France de partager le sort d’un ancien allié, de tout temps équivoque, antipathique, et conduit désormais par le destin de sa folie à une ruine inévitable: il crut que le moment était venu, en anticipant de quelques années le cours des choses, de lui substituer un allié nouveau qui, avec plus de sympathie et d’activité, remplît les mêmes objets politiques; et la Russie lui parut d’autant mieux destinée à ce rôle, qu’alors son gouvernement montrait de la philosophie; que par une nécessité géographique, Constantinople tombée en ses mains ne pouvait rester vassale de Saint-Pétersbourg; et qu’un nouvel empire russo-grec, prenant un esprit local, devenait à l’instant même le rival de tous les états qui versent leurs eaux dans le Danube dont le Bosphore tient les clefs.
Le succès de ce système nouveau répondit mal aux intentions de l’auteur; car, d’une part, le public français accueillit avec défaveur des vues contraires à ses habitudes et à ses préjugés; de l’autre, le ministère choqué d’une liberté d’opinions qui n’avait pas même voulu subir sa censure[80], délibéra de l’envoyer à la Bastille; tandis que l’objet final et brillant de son hypothèse échouait par les fautes inconcevables de Joseph II.
Aujourd’hui qu’un cours inouï d’événements change la fortune des états de l’Europe; que par la bizarrerie du sort, une même bannière de fraternité rassemble le Russe avec le Turk; le pape avec le mufti; le grand maître de Malte[81] avec le grand-seigneur et le dey d’Alger; l’Anglais hérétique avec le catholique romain et le musulman, il semblerait que les combinaisons antérieures dussent être désormais sans objet et sans intérêt; mais parce que cette fermentation momentanée ne produira que des résultats conformes à ses éléments; parce que les habitudes et les intérêts finiront par reprendre leur véritable cours et leur ascendant; nous avons cru devoir conserver un écrit qui par son caractère singulier, par ses rapports avec le sujet précédent et avec les affaires du temps, par sa rareté en typographie, par le mérite du style, par l’exactitude de plusieurs faits, et par l’étendue de ses vues, est déja le monument curieux d’un état passé. Quant à ses vues politiques, il paraît que les Anglais n’en ont pas jugé si défavorablement, puisque aujourd’hui leur système d’alliance avec la Russie n’en est que l’application à eux-mêmes. L’on peut, à ce sujet, consulter l’ouvrage récent du major Eaton, traduit sous le titre de Tableau historique, politique et moderne de l’empire ottoman[82], lequel, avec une violente opposition de principes politiques, a néanmoins une analogie frappante avec l’écrivain français dans la manière de juger les Turks, et le sort probable qui les attend.
En réimprimant sans altération les considérations sur la guerre des Turks en 1788, si quelqu’un se voulait prévaloir du temps présent pour censurer le ton de l’auteur vis-à-vis de Joseph et de Catherine II, nous lui rappellerons que l’art d’inspirer des sentiments généreux aux hommes puissants est souvent de les leur supposer; et personne ne regardera comme fade courtisan celui qui, en décembre 1791, écrivit à l’agent de l’impératrice des Russies une lettre où il se permit les remontrances les plus sévères et les plus courageuses. Voyez le Moniteur du 5 décembre 1791, et la Notice sur la vie et les écrits de Volney, tome 1er des OEuvres complètes.
CONSIDÉRATIONS
SUR
LA GUERRE DES TURKS,
EN 1788.
PARMI les événements qui depuis quelques années semblent se multiplier pour changer le système politique de l’Europe, il n’en est sans doute aucun qui présente des conséquences aussi étendues que la guerre qui vient d’éclater[83] entre les Turks et les Russes. Soit que l’on considère les dispositions qu’y portent les deux puissances, soit que l’on examine les intérêts qui les divisent, tout annonce une querelle opiniâtre, sanglante, et rèpousse d’abord comme chimérique cet espoir de paix dont on veut encore se flatter: comment en effet concilier des prétentions diamétralement opposées, et cependant absolues? D’une part, le sultan exige l’entière révocation de toutes les cessions qu’il a faites depuis la paix de Kaïnardji (en 1774): d’autre part, l’impératrice ne peut abandonner gratuitement les fruits de treize ans de travaux, de négociations, de dépenses: des deux côtés, une égale nécessité commande une égale résistance. Si la Russie rend la Crimée, elle ramène sur ses frontières les dévastations des Tartares, elle renonce aux avantages d’un commerce dont elle a fait tous les frais: si les Turks la lui concèdent, ils privent Constantinople d’un de ses magasins, ils introduisent leur ennemi au sein de leur empire, ils l’établissent aux portes de leur capitale; joignez à ces motifs d’intérêt les dispositions morales; dans le divan ottoman, le chagrin de déchoir d’une ancienne grandeur, l’alarme d’un danger qui croît chaque jour, la nécessité de le prévenir par un grand effort, celle même d’obéir à l’impulsion violente du peuple et de l’armée; dans le cabinet de Pétersbourg, le sentiment d’une supériorité décidée, le point d’honneur de ne pas rétrograder, l’espoir ou plutôt l’assurance d’augmenter ses avantages; dans les deux nations, une haine sacrée qui, aux Ottomans, montre les Russes comme des insurgents impies, et aux Russes, peint les Ottomans comme les ennemis invétérés de leur religion, et les usurpateurs d’un trône et d’un empire de leur secte. Avec un état de choses si violent, la guerre est une crise inévitable: disons-le hardiment, lors même que, par un retour improbable, l’on calmerait l’incendie présent, la première occasion le fera renaître; la force seule décidera une si grande querelle: or, dans ce conflit des deux puissances, quelle sera l’issue de leur choc? Où s’arrêtera, où s’étendra la secousse qu’en recevra l’un des deux empires? Voilà le sujet de méditation qui s’offre aux spéculateurs politiques; c’est celui dont je me propose d’entretenir le lecteur: et qu’il ne se hâte point de taxer ce travail de frivolité, parce qu’il est en partie formé de conjectures. Sans doute il est des conjectures vagues et chimériques, enfantées par le seul désœuvrement, hasardées sur des bruits sans vraisemblance, et celles-là ne méritent point l’attention d’un esprit raisonnable; mais si les conjectures dérivent de l’observation de faits authentiques, et d’un calcul réfléchi de rapports et de conséquences, alors elles prennent un caractère différent; alors elles deviennent un art méthodique de pénétrer dans l’avenir: c’est des conjectures que se compose la prudence, synonyme de la prévoyance; c’est par les conjectures que l’esprit instruit de la génération des faits passés, prévoit celle des faits futurs: par elles, connaissant comment les causes ont produit les effets, il devine comment les effets deviendront causes à leur tour; et de là l’avantage de combiner d’avance sa marche, de préparer ses moyens, d’assurer ses ressources: pendant que l’imprudence qui n’a rien calculé, surprise par chaque événement, hésite, se trouble, perd un temps précieux à se résoudre, ou se jette aveuglément dans un dédale d’absurdités. Lors donc que les conjectures que je présente n’auraient que l’effet d’exercer l’attention sur un sujet important, elles ne seraient pas sans mérite. Le temps à venir décidera si elles ont une autre valeur. Pour ne pas abuser du temps présent, je passe sans délai à mon sujet; il se divise de lui-même en deux parties: dans la première, je vais rechercher quelles seront les suites probables des démêlés des Russes et des Turks; dans la seconde, j’examinerai quels sont les intérêts de la France, et quelle doit être sa conduite.
PREMIÈRE QUESTION.
Quelles seront les suites probables des démêlés des Russes et des Turks?
Pour obtenir la solution de cette espèce de problême, nous devons procéder, à la manière des géomètres, du connu à l’inconnu: or, l’issue du choc des deux empires, dépendant des forces qu’ils y emploîront, nous devons prendre idée de ces forces, afin de tirer de leur comparaison le présage de l’événement que nous cherchons. A la vérité, nos résultats n’auront pas une certitude mathématique, parce que nous n’opérons pas sur des êtres fixes; mais dans le monde moral les probabilités suffisent; et quand les hypothèses sont fondées sur le cours le plus ordinaire des penchants et des intérêts combinés avec le pouvoir, elles sont bien près de devenir des réalités. Commençons par l’empire ottoman.
Il n’y a pas plus d’un siècle que le nom des Turks en imposait encore à l’Europe, et des faits éclatants justifiaient la terreur qu’il inspirait. En moins de quatre cents ans l’on avait vu ce peuple venir de la Tartarie s’établir sur les bords de la Méditerranée, et là, par un cours continu de guerres et de victoires, dépouiller les successeurs de Constantin, d’abord de leurs provinces d’Asie; puis franchissant le Bosphore, les poursuivre dans leurs provinces d’Europe, les menacer jusque dans leur capitale, les resserrer chaque jour par de nouvelles conquêtes, terminer enfin par emporter Constantinople, et s’asseoir sur le trône des Césars: de là, par un effort plus actif et plus ambitieux, on les avait vus, reportant leurs armes dans l’Asie, subjuguer les peuplades de l’Anadoli, envahir l’Arménie, repousser le premier des sofis dans la Perse, conquérir en une campagne les pays des anciens Assyriens et Babyloniens, enlever aux Mamlouks la Syrie et l’Égypte, aux Arabes l’Yémen, chasser les chevaliers de Rhodes, les Vénitiens de Cypre; puis, rappelant toutes leurs forces vers l’Europe, attaquer Charles Quint, et camper sous les murs de Vienne même; menacer l’Italie, ranger sous leur joug les Maures d’Afrique, et posséder enfin un empire formé de l’une des plus grandes et des plus belles portions de la terre.
Tant de succès sans doute avaient droit d’en imposer à l’imagination, et l’on ne doit pas s’étonner qu’ils aient fait sur les peuples une impression qui subsiste encore. Mais les Turks de nos jours sont-ils ce que furent leurs aïeux? Leur empire a-t-il conservé la même vigueur et les mêmes ressorts que du temps des Sélim et des Soliman? Personne, je pense, s’il a suivi leur histoire depuis cent ans, n’osera soutenir cette opinion; cependant, sans que l’on s’en aperçoive, elle se perpétue: telle est la force des premières impressions, que l’on ne prononce point encore le nom des Turks, sans y joindre l’idée de leur force première. Cette idée influe sur les jugements de ceux mêmes qui ont le moins de préjugés; et il faut le dire, parmi nous c’est le petit nombre. Au cours secret de l’habitude, se joint un motif d’intérêt produit par notre alliance et nos liaisons de commerce avec cet empire; et ce motif nous porte à ne voir les Turks que sous un jour favorable: de là une partialité qui se fait sentir à chaque instant dans les relations de faits qui nous parviennent sous l’inspection du gouvernement; elle régnait surtout dans ces derniers temps que, par une prévention bizarre, un ministre s’efforçait d’étouffer tout ce qui pouvait déprécier à nos yeux les Ottomans. J’ai dit une prévention bizarre, parce qu’elle était sans fondement et sans retour de leur part: j’ajoute une politique malhabile, parce que les menaces et les embûches de l’autorité n’empêchent point la vérité de se faire jour, et que ces dissimulations trahies ne laissent après elles qu’une impression fâcheuse d’improbité et de faiblesse. Loin de se voiler ainsi l’objet de ses craintes, il est plus prudent et plus simple de l’envisager dans toute son étendue. Souvent l’aspect du danger suggère les moyens de le prévenir; et du moins, en se rendant un compte exact de sa force ou de sa faiblesse, l’on peut se tracer un plan de conduite convenable aux circonstances où l’on se trouve.
En suivant ce principe avec les Ottomans, l’on doit désormais reconnaître que leur empire offre tous les symptômes de la décadence: l’origine en remonte aux dernières années du siècle précédent; alors que leurs succès si long-temps brillants et rapides, furent balancés et flétris par ceux des Sobieski et des Montecuculli, il sembla que la fortune abandonna leurs armes, et par un cours commun aux choses humaines, leur grandeur ayant atteint son faîte, entra dans le période de sa destruction: les victoires répétées du prince Eugène, en aggravant leurs pertes, rendirent leur déclin plus prompt et plus sensible: il fallut toute l’incapacité des généraux de Charles VI, dans la guerre de 1737, pour en suspendre le cours; mais comme l’impulsion était donnée, et qu’elle venait de mobiles intérieurs, elle reparut dans les guerres de Perse, et les avantages de Thamas-Koulikan devinrent un nouveau témoignage de la faiblesse des Turks: enfin, la guerre des Russes, de 1769 à 1774, en a dévoilé toute l’étendue. En voyant dans cette guerre des armées innombrables se dissiper devant de petits corps, des flottes entières réduites en cendres, des provinces envahies et conquises, l’alarme et l’épouvante jusque dans Constantinople, l’Europe entière a senti que désormais l’empire turk n’était plus qu’un vain fantôme, et que ce colosse, dissous dans tous ses liens, n’attendait plus qu’un choc pour tomber en débris.
L’on peut considérer le traité de 1774 comme l’avant-coureur de ce choc. En vain la Porte s’est indignée de l’arrogance des infidèles; il a fallu subir le joug de la violence qu’elle a si souvent imposé; il a fallu qu’elle cédât un terrain considérable entre le Bog et le Dnieper, avec des ports dans la Crimée et le Kouban; il a fallu qu’elle abandonnât les Tartares alliés de son sang et de sa religion, et ce fut déja les perdre que de les abandonner; il a fallu qu’elle reçût son ennemi sur la mer Noire, sur cette mer d’où ses vaisseaux aperçoivent les minarets de Constantinople; et, pour comble d’affront, qu’elle consentît à les voir passer aux portes du sérail, pour aller dans la Méditerranée s’enrichir de ses propres biens, reconnaître ses provinces pour les mieux attaquer, et acquérir des forces pour la mieux vaincre. Que pouvait-on attendre d’un état de choses où les intérêts étaient si violemment pliés? Ce que la suite des faits a développé; c’est-à-dire, que les Turks, ne cédant qu’à regret, n’exécuteraient qu’à moitié; que les Russes, s’autorisant des droits acquis, exigeraient avec plus de hardiesse; que les traites mal remplis ameneraient des explications, des extensions, et enfin de nouvelles guerres; et telle a été la marche des affaires. Malgré les conventions de 1774, le passage des vaisseaux russes par le Bosphore a été un sujet renaissant de contestation et d’animosité. Par l’effet de cette animosité, la Porte a continué d’exciter les Tartares: par une suite de sa supériorité, la Russie a pris le parti de s’en délivrer, et elle les a chassés de la Crimée: de là des griefs nouveaux et multipliés. Le peuple, indigné du meurtre et de l’asservissement des vrais croyants, a hautement murmuré: le divan, alarmé des conséquences de l’envahissement de la Crimée, a frémi et menacé: arrêté par son impuissance, il a suscité sous main les barbares du Caucase. La Russie, usant d’une politique semblable, a opposé le souverain de Géorgie. Le divan a réclamé de prétendus droits; la Russie les a niés. L’hospodar de Moldavie, craignant le sort de Giska[84], a passé chez les Russes: autre réclamation de la Porte, autre déni de la Russie. Enfin l’apparition de l’impératrice aux bords de la mer Noire a donné une dernière secousse aux esprits, et les Turks ont déclaré la guerre.
Qu’arrivera-t-il de ce nouvel incident? je le demande à quiconque se fait un tableau vrai de l’état des choses. Ces Russes que la Turkie provoque ne sont-ils pas les mêmes qui, dans la guerre de 1769, ont, avec des armées de trente et quarante mille hommes, contenu, dissipé, battu des armées de soixante et de cent mille hommes? qui ont assiégé et pris des villes fortifiées, défendues par des garnisons aussi nombreuses que les assiégeants? qui ont envahi deux grandes provinces, pénétré au delà du Danube, et malgré la diversion d’une révolte dangereuse et d’une peste meurtrière, ont imposé à la Porte les lois qu’il leur a plu de dicter? Ces Turks, si ardents à déclarer la guerre, ne sont-ils pas les mêmes qui, par une ignorance absolue de l’art militaire, se sont attiré pendant six années la suite la plus continue d’échecs et de défaites? N’est-ce pas eux dont les armées composées de paysans et de vagabonds assemblés à la hâte, sont commandées par des chefs sans lumières, qui ne connaissent l’ordre et les principes ni des marches, ni des campements, ni des sièges, ni des batailles? dont les guerriers mus par le seul attrait du pillage, ne sont contenus par le frein d’aucune discipline, et tournent souvent leurs armes contre leurs chefs, et leur brigandage contre leur propre pays? Oui sans doute, ce sont les mêmes: donc, par les mêmes raisons, les Russes battront les Turks dans cette guerre, comme ils les ont battus dans la dernière.
Mais, nous dit-on, depuis la paix les Turks s’éclairent chaque jour: avertis de leur faiblesse, ils commencent d’y remédier; ils entretiennent des ingénieurs et des officiers français qui leur dressent des canonniers, leur exercent des soldats, leur fortifient des places; ils ont un renégat anglais qui depuis quelques années leur a fondu beaucoup de canons, de bombes et de mortiers; enfin, le visir actuel, qui depuis son avénement se propose la guerre, n’a cessé d’en faire les préparatifs, et il n’est pas probable que tant de soins demeurent sans effet.
Je l’avoue, cela n’est pas probable pour quiconque n’a pas vu les Turks, pour quiconque juge du cours des choses en Turkie, par ce qui se passe en France et à Paris. Est-il permis de le dire? Paris est le pays où il est le plus difficile de se faire des idées justes en ce genre; les esprits y sont trop éloignés de cet entêtement de préjugés, de cette profondeur d’ignorance, de cette constance d’absurdité, qui font la base du caractère turk. Il faut avoir vécu des années avec ce peuple, il faut avoir étudié à dessein ses habitudes, en avoir même ressenti les effets et l’influence, pour prendre une juste idée de son moral, et en dresser un calcul probable: si, à ce titre, l’on me permet de dire mon sentiment, je pense que les changements allégués sont encore loin de se réaliser; je pense même que l’on s’exagère les soins et les moyens du gouvernement turk; les objets moraux grossissent toujours dans le lointain: il est bien vrai que nous avons des ingénieurs et des officiers à Constantinople; mais leur nombre y est trop borné pour y faire révolution, et leur manière d’y être est encore moins propre à la produire. L’on peut donc calculer ce qu’ils y feront, par ce qu’ils ont déja fait dans la dernière guerre, et le public en a dans les mains un bon terme de comparaison. Quoi qu’en aient protesté les amateurs des Turks, il est constant que les Mémoires de Tott peignent l’esprit turk sous ses vraies couleurs. Je le dirai, sans vouloir troubler les mânes de deux ministres[85]: à voir la conduite qu’ils ont tenue avec cette nation, on peut assurer qu’ils ne l’ont jamais connue; cela doit sembler étrange dans celui qui avait passé douze années en ambassade à la Porte: mais l’on passerait la vie entière dans un pays, si l’on se tient clos dans son palais et que l’on ne fréquente que les gens de sa nation, l’on reviendra sans avoir pris de vraies connaissances: or, c’est ne point connaître les hommes, que d’employer, pour les changer, des moyens qui heurtent de front leurs préjugés et leurs habitudes, et tels sont ceux que l’on a tentés en Turkie: l’on avait affaire à un peuple fanatique, orgueilleux, ennemi de tout ce qui n’est pas lui-même: on lui a proposé pour modèle de réforme, des usages qu’il hait: on lui a envoyé pour maîtres des hommes qu’il méprise. Quel respect un vrai musulman peut-il avoir pour un infidèle? Comment peut-il recevoir des ordres d’un ennemi du Prophète?—Le muphti le permet, et le vizir l’ordonne.—Le vizir est un apostat, et le muphti un maître. Il n’y a qu’une loi, et cette loi défend l’alliance avec les infidèles. Tel est le langage de la nation à notre égard: tel est même, quoi que l’on dise, l’esprit du gouvernement, parce que là, plus qu’ailleurs, le gouvernement est l’homme qui gouverne, et que cet homme est élevé dans les préjugés de sa nation. Aussi nos officiers ont essuyé et essuient encore mille contrariétés et mille désagréments: on ne les voit qu’avec murmure; on ne leur obéit que par contrainte: ils ont besoin de gardes pour commander, d’interprètes pour se faire entendre; et cet appareil qui montre sans cesse l’étranger, reporte l’odieux de sa personne sur ses ordres et sur son ouvrage. Pour vaincre de si grands obstacles, il faudrait, de la part du divan, une subversion de principes dont la supposition est chimérique. L’on a compté sur le crédit de notre cour; mais a-t-on pris les moyens de l’assurer et de le soutenir? Par exemple, en ces circonstances, peut-on exiger du C. de Choiseul beaucoup d’influence? Les Turks doivent-ils déférer aux avis d’un ambassadeur qui, dans un ouvrage connu de toute l’Europe, a publié les vices de leur administration, et manifesté le vœu de voir renverser leur empire? Ce choix, considéré sous ce rapport, fait-il honneur à la prudence si vantée de M. de Vergennes?
Voilà cependant les faits qui doivent servir de base aux conjectures, pour qu’elles soient raisonnables; et, je le demande, ces faits donnent-ils le droit de mieux espérer des Turks? Pour moi, dans tout ce qui continue de se passer, je ne vois que la marche ordinaire de leur esprit, et la suite naturelle de leurs anciennes habitudes. Les revers de la dernière guerre les ont étonnés; mais ils n’en ont ni connu les causes, ni cherché les remèdes. Ils sont trop orgueilleux pour s’avouer leur faiblesse; ils sont trop ignorants pour connaître l’ascendant du savoir: ils ont fait leurs conquêtes sans la tactique des Francs; ils n’en ont pas besoin pour les conserver: leurs défaites ne sont point l’ouvrage de la force humaine, ce sont les châtiments célestes de leurs péchés; le destin les avait arrêtés, et rien ne pouvait les y soustraire. Pliant sous cette nécessité, le divan a fait la paix; mais le peuple a gardé sa présomption et envenimé sa haine. Par ménagement pour le peuple et par son propre ressentiment, le divan a voulu éluder, par adresse, la force qu’il n’avait pu maîtriser. Le cabinet de Pétersbourg a pris la même route, et la guerre a continué sous une autre forme. La Russie, qui a retiré des négociations plus d’avantages que des batailles, en a désiré la durée. Par la raison contraire, les Turks y faisant les mêmes pertes que dans les défaites, ont préféré les risques des combats, et ils ont repris les armes; mais en changeant de carrière, ils n’apportent pas de plus grands moyens de succès. On a regardé la rupture du mois d’août comme un acte de vigueur calculé sur les forces et les circonstances. Dans les probabilités, ce devait être l’effet d’un mouvement séditieux du peuple et de l’armée. Les troupes, lasses des fausses alertes qu’on leur donnait depuis deux ans, devaient se porter à un parti extrême: d’accord avec ces probabilités, les faits y ont joint la passion personnelle du vizir. Si ce ministre n’eût été guidé que par des motifs réfléchis, il n’eût point déclaré la guerre sur la fin de la campagne, parce que c’était s’ôter le temps d’agir, et donner à l’ennemi celui de se préparer. Maintenant que le mouvement est imprimé, il ne sera plus le maître de le diriger ni de le contenir. Il ne suffit pas d’avoir allumé la guerre; il faudra en alimenter l’incendie; il faudra soudoyer des armées et des flottes, pourvoir à leurs besoins, réparer leurs pertes, fournir enfin, pendant plusieurs campagnes, à une immense consommation d’hommes et d’argent; et l’empire turk a-t-il de si grandes ressources? Interrogeons à ce sujet les témoins oculaires qui depuis quelques années en ont visité diverses contrées. Nous ayons plusieurs relations qui paraissent d’autant plus dignes de foi, que, sans la connivence des voyageurs, les faits puisés en des lieux divers ont la plus grande unanimité[86]. Par ces faits, il est démontré que l’empire turk n’a désormais aucun de ces moyens politiques qui assurent la consistance d’un état au dedans, et sa puissance au dehors. Ses provinces manquent à la fois de population, de culture, d’arts et de commerce; et ce qui est plus menaçant pour un état despotique, l’on n’y voit ni forteresses, ni armée, ni art militaire: or, quelle effrayante série de conséquences n’offre pas ce tableau? Sans population et sans culture, quel moyen de régénérer les finances et les armées? Sans troupes et sans forteresses, quel moyen de repousser des invasions, de réprimer des révoltes? Comment élever une puissance navale sans arts et sans commerce? Comment enfin, remédier à tant de maux sans lumières et sans connaissances?—Le sultan a de grands trésors:—on peut les nier comme on les suppose, et quels qu’ils soient ils seront promptement dissipés.—Il a de grands revenus:—oui, environ 80 millions de livres difficiles à recouvrer; et comment aurait-il davantage? Quand des provinces comme l’Égypte et la Syrie, ne rendent que deux ou trois millions, que rendront des pays sauvages comme la Macédoine et l’Albanie, ravagés comme la Grèce, ou déserts comme Cypre et l’Anadoli?—On a retiré de grandes sommes d’Égypte.—Il est vrai que le capitan pacha a fait passer, il y a six mois, quelques mille bourses, et que par capitulation avec Ismaël et Hasan beks, il a dû lever encore 5,000 bourses sur le Delta[87]; mais 4,000 resteront pour réparer les dommages du pays, et l’avarice du capitan pacha ne rendra peut-être pas dix millions au kazné.—On imposera de nouveaux tributs. Mais les provinces sont obérées; le pillage des pachas, la vénalité des places, la désertion des gens riches, en ont fait couler tout l’argent à Constantinople.—On dépouillera les riches.—Mais l’or se cachera; et comme les riches sont aussi les puissants, ils ne se dépouilleront pas eux-mêmes. Ainsi, dans un examen rigoureux, ces idées de grands moyens, fondées sur une vaste apparence et une antique renommée, s’évanouissent; et tout s’accorde, en dernier résultat, à rendre plus sensible la faiblesse de l’empire turk, et plus instantes les inductions de sa ruine. Il est singulier qu’en ce moment le préjugé en soit accrédité dans tout l’empire. Tous les musulmans sont persuadés que leur puissance et leur religion vont finir: ils disent que les temps prédits sont venus, qu’ils doivent perdre leurs conquêtes, et retourner en Asie s’établir à Konié. Ces prophéties fondées sur l’autorité de Mahomet même et de plusieurs santons, pourraient donner lieu à plusieurs observations intéressantes à d’autres égards. Mais pour ne point m’écarter de mon sujet, je me bornerai à remarquer qu’elles contribueront à l’événement, en y préparant les esprits, et en ôtant aux peuples le courage de résister à ce qu’ils appellent l’immuable décret du sort.
Je ne prétends pas dire cependant que la perte de l’empire turk soit absolument inévitable, et qu’il fût moralement impossible de la conjurer. Les grands états, surtout ceux qui ont de riches domaines, sont rarement frappés de plaies incurables; mais pour y porter remède, il faut du temps et des lumières: du temps, parce que pour les corps politiques comme pour les corps physiques, tout changement subit est dangereux; des lumières, parce que si l’art de gouverner a une théorie simple, il a une pratique compliquée. Lors donc que je forme de fâcheux présages sur la puissance des Turks, c’est par le défaut de ces deux conditions; c’est surtout à raison de la seconde, c’est-à-dire, du défaut de lumières dans ceux qui gouvernent, que la chute de l’empire me paraît assurée; et je la juge d’autant plus infaillible, que ses causes sont intimement liées à sa constitution, et qu’elle est une suite nécessaire du même mouvement qui a élevé sa grandeur. Donnons quelques développements à cette idée.
Lorsque les hordes turkes vinrent du Korasân s’établir dans l’Asie mineure, ce ne fut pas sans difficulté qu’elles se maintinrent dans cette terre étrangère: poursuivies par les Mogols, jalousées par les Turkmans, inquiétées par les Grecs, elles vécurent long-temps environnées d’ennemis et de dangers. Dans des circonstances si difficiles, ce fut une nécessité à leurs chefs de déployer toutes leurs facultés morales et physiques; il y allait de leurs intérêts personnels, de la conservation de leur rang et de leur vie. Il fallut donc qu’ils acquissent les talents, qu’ils recherchassent les connaissances, qu’ils pratiquassent les vertus qui sont les vrais éléments du pouvoir. Ayant à gouverner des hommes séditieux, il fallut leur inspirer la confiance par les lumières, l’attachement par la bienveillance, le respect par la dignité: il fallut, pour maintenir la discipline, de la justice dans les châtiments, pour exciter l’émulation, du discernement dans les récompenses, justifier enfin le droit de commander par la prééminence dans tous les genres. Il fallut, pour déployer les forces de la nation à l’extérieur, en établir l’harmonie à l’intérieur, protéger l’agriculture pour nourrir les armées, punir les concussions pour éviter les révoltes, bien choisir ses agents pour bien exécuter ses entreprises, en un mot, pratiquer dans toutes ses parties la science des grands politiques et des grands capitaines; et tels en effet se montrèrent les premiers sultans des Turks: et si l’on remarque que depuis leur auteur Osman I jusqu’à Soliman II, c’est-à-dire dans une série de douze princes, il n’en est pas un seul d’un caractère médiocre, l’on conviendra qu’un effet si constant n’est point dû au hasard, mais à cette nécessité de circonstances dont j’ai parlé, à cet état habituel des guerres civiles et étrangères, où tout se décidant par la force, il fallait toujours être le plus fort pour être le premier. Par une application inverse de ce principe, lorsque cet état de choses a cessé, lorsque l’empire affermi par sa masse n’a plus eu besoin des talents de ses chefs pour se soutenir, ils ont dû cesser de les posséder, de les acquérir, et c’est ce que les faits justifient. Depuis ce même Soliman II, qui, par ses réglements encore plus que par ses victoires, consolida la puissance turke, à peine de dix-sept sultans que l’on compte jusqu’à nos jours, en trouve-t-on deux qui ne soient pas des hommes médiocres. Par opposition à leurs aïeux, l’histoire les montre tous ou crapuleux et insensés comme Amurat IV, ou amollis et pusillanimes comme Soliman III.
La différence dans les positions explique très-bien ce contraste dans les caractères. Quand les sultans vivaient dans les camps, tenus en activité par un tourbillon immense d’affaires, par des projets de guerres et de conquêtes, par un enchaînement de succès et d’obstacles, par la surveillance même des compagnons de leurs travaux, leur esprit était vaste comme leur carrière, leurs passions nobles comme leurs intérêts, leur administration vigoureuse comme leur caractère. Quand au contraire ils se sont renfermés dans leur harem, engourdis par le désœuvrement, conduits à l’apathie par la satiété, à la dépravation par la flatterie d’une cour esclave, leur ame est devenue bornée comme leurs sensations, leurs penchants vils comme leurs habitudes, leur gouvernement vicieux comme eux-mêmes. Quand les sultans administraient par leurs propres mains, ils appliquaient un sentiment de personnalité aux affaires, qui les intéressait vivement à la prospérité de l’empire: quand ils ont eu pris des agents mercenaires, devenus étrangers à leurs opérations, ils ont séparé leur intérêt de la chose publique. Dans le premier cas, les sultans guidés par le besoin des affaires, n’en confiaient le maniement qu’à des hommes capables et versés, et toute l’administration était, comme son chef, vigilante et instruite: dans le second, mûs par ces affections domestiques souvent obscures et viles, qui suivent l’humanité sur le trône comme dans les cabanes, ils ont placé des favoris sans mérite, et l’incapacité du premier mobile s’est étendue à toute la machine du gouvernement.
Espérer maintenant que par un retour soudain ce gouvernement change sa marche et ses habitudes, c’est admettre une chimère démentie par l’expérience de tous les temps, et presque contraire à la nature humaine. Pour concevoir le dessein d’une telle réforme, il faudrait pressentir le danger qui se prépare; et l’aveuglement est le premier attribut de l’ignorance. Pour en réaliser le projet, il faudrait que le sultan l’entreprît lui-même; que rentrant dans la carrière de ses aïeux, il quittât le repos du sérail pour le tumulte des camps, la sécurité du harem pour les dangers des batailles, les jouissances d’une vie tranquille pour les privations de la guerre; qu’il changeât en un mot toutes ses habitudes pour en contracter d’opposées. Or si les habitudes de la mollesse sont si puissantes chez des particuliers isolés, que sera-ce chez des sultans en qui le penchant de la nature est fortifié par tout ce qui les entoure? à qui les vizirs, les eunuques et les femmes conseillent sans cesse le repos et l’oisiveté, parce que moins les rois exercent par eux-mêmes leur pouvoir, plus ceux qui les approchent s’en attirent l’usage. Non, non, c’est en vain que l’on veut l’espérer, rien ne changera chez les Turks, ni l’esprit du gouvernement, ni le cours actuel des affaires: le sultan continuera de végéter dans son palais, les femmes et les eunuques de nommer aux emplois; les vizirs de vendre à l’encan les gouvernements et les places; les pachas de piller les sujets et d’appauvrir les provinces; le divan de suivre ses maximes d’orgueil et d’intolérance; le peuple et les troupes de se livrer à leur fanatisme et de demander la guerre; les généraux de la faire sans intelligence, et de perdre des batailles, jusqu’à ce que par une dernière secousse, cet édifice incohérent de puissance, privé de ses appuis et perdant son équilibre, s’écroule tout-à-coup en débris, et ajoute l’exemple d’une grande ruine à tous ceux qu’a déja vus la terre.
Tel a été en effet et tel sera sans doute le sort de tous les empires, non par la nécessité occulte de ce fatalisme qu’allèguent les orateurs et les poètes, mais par la constitution du cœur de l’homme et le cours naturel de ses penchants: interrogez l’histoire de tous les peuples qui ont fondé de grandes puissances; suivez la marche de leur élévation, de leurs progrès et de leur chute, et vous verrez que dans leurs mœurs et leur fortune tous parcourent les mêmes phases, et sont régis par les mêmes mobiles que les individus des sociétés. Ainsi que des particuliers parvenus, ces peuples d’abord obscurs et pauvres s’agitent dans leur détresse, s’excitent par leurs privations, s’encouragent par leurs succès, s’instruisent par leurs fautes, et arrivent enfin, par adresse ou par violence, au faîte des grandeurs et de la fortune. Mais ont-ils atteint les jouissances où aspirent tous les hommes, bientôt la satiété remplace les désirs; bientôt, faute d’aliments, leur activité cesse, leurs chefs se dégoûtent des affaires qui les fatiguent, ils s’ennuient des soins qui ont élevé leur fortune, ils les abandonnent à des mains mercenaires, qui n’ayant point d’intérêt direct, malversent et dissipent, jusqu’à ce que les mêmes circonstances qui les ont enrichis suscitent de nouveaux parvenus qui les supplantent à leur tour. Tel est le cours naturel des choses: être privé et désirer, se tourmenter pour obtenir, se rassasier et languir, voilà le cercle autour duquel sans cesse monte et descend l’inquiétude humaine: nous avons vu que les Turks en ont parcouru la plus grande partie: voyons à quel point se trouvent placés leurs adversaires les Russes.
Il n’y a pas encore un siècle révolu que le nom des Russes était presque ignoré parmi nous. L’on savait, par les récits vagues de quelques voyageurs, qu’au delà des limites de la Pologne, dans les forêts et les glaces du nord, existait un vaste empire dont le siége était à Moskou. Mais ce que l’on apprenait de son climat odieux, de son régime despotique, de ses peuples barbares, ne donnait pas de hautes idées de sa puissance; et l’Europe, fière de la politesse de ses cours et de la civilisation de ses peuples, dédaignant de compter les tsars au rang de ses rois, rejetait les Moscovites parmi les autres barbares de l’Asie.
Cependant le cours insensible et graduel des événements préparait un nouvel ordre de choses. Divisée long-temps, comme la France, en plusieurs états, déchirée long-temps par des guerres étrangères ou civiles, la Russie enfin rassemblée sous une même puissance, n’avait plus qu’un même intérêt, et ses forces, dirigées par une seule volonté, commençaient à devenir imposantes: l’art de les employer manquait encore, mais l’on en soupçonnait l’existence: des guerres avec la Pologne et la Suède avaient fait sentir la supériorité des arts de l’Occident, et depuis deux règnes, on tentait de les introduire dans l’empire. Les tsars Michel et Alexis avaient appelé à leur cour des artistes et des militaires d’Allemagne, de Hollande, d’Italie, et déja l’on voyait à Moskou des fondeurs de canons, des fabricants de poudre, des ingénieurs, des officiers, des bijoutiers et des imprimeurs d’Europe.
A cette époque, si l’on eût tenté de former des conjectures sur la vie future de cet empire, l’on eût dit que par son éloignement de l’Europe, il aurait peu d’influence sur notre système; que par la position de sa capitale au sein des terres, son cabinet n’entretiendrait pas des relations bien vives avec les nôtres; que par la difficulté de ses mers il ne formerait jamais une puissance maritime; que par l’état civil de la nation et le partage des hommes en serfs et en maîtres, il n’aurait jamais d’énergie; que par la concentration des richesses en un petit nombre de mains, toute l’activité se porterait vers les arts frivoles; qu’en un mot cet empire, par la nature de son gouvernement et les mœurs de son peuple, serait purement un empire asiatique, dont l’existence imiterait celle de l’Indostan et de la Turkie. L’événement a trompé ces conjectures; mais pour mettre l’art en défaut, il a fallu le concours des faits les plus extraordinaires; il a fallu que le hasard portât sur le trône un prince qui n’y était pas destiné: il a fallu que le hasard conduisît près de lui un homme obscur qui lui donnât la passion, des mœurs et des arts de l’Europe; il a fallu que ce prince, malgré les vices de son éducation et le poison du pouvoir arbitraire, conservât la plus grande énergie de caractère; en un mot, il a fallu l’existence et le règne de Pierre Ier; et l’on conviendra que si les probabilités ne sont jamais trompées que par de semblables événements, elles ne se trouveront pas souvent en défaut.
Quand on se rend compte de ce qui s’est passé depuis quatre-vingts ans en Russie, l’on s’aperçoit que le règne du tsar Pierre Ier a réellement été pour cet empire l’époque d’une existence nouvelle, et qu’il a commencé pour lui une période qui marche en sens inverse de l’empire turk; c’est-à-dire que pendant que la puissance et les forces de l’un vont décroissant, les forces et la puissance de l’autre vont croissant chaque jour. L’on en peut suivre les progrès dans toutes les parties de leur constitution. Au commencement du siècle, les Russes n’avaient point d’état militaire; dès 1709, ils battaient les Suédois à Pultava, et en 1756, dans la guerre de Prusse, ils acquéraient jusque par leurs défaites la réputation des secondes troupes de l’Europe. Dans le même intervalle, la milice des Turks s’abâtardissait, et le sultan Mahmoud énervait les janissaires, qu’il craignait, en les dispersant dans tout l’empire, et en faisant noyer leur élite. Au commencement du siècle, les Russes n’avaient pour toute marine que des chaloupes sur leurs lacs: maintenant ils ont des vaisseaux de tout rang sur toutes leurs mers: les Turks, restés au même point qu’il y a cent ans, savent encore à peine se servir de la boussole. Depuis le commencement du siècle, le gouvernement russe a beaucoup travaillé à améliorer son régime intérieur; il a accru ses revenus, sa population, son commerce. Pendant le même espace, les Turcs ont augmenté leurs déprédations, et par la vénalité publique de toutes les places, Mahmoud a porté le dernier coup à leur constitution. Depuis le commencement du siècle, la Russie a accru ses possessions de la Livonie, de l’Ingrie, de l’Estonie, et depuis quinze ans seulement, d’une partie de la Pologne, d’un vaste terrain entre le Dnieper et le Bog, et enfin de la Crimée. La Turkie, il est vrai, n’a encore rien perdu en apparence; mais peut-on compter pour de vraies possessions l’Égypte, le pays de Bagdad, la Moldavie, la Grèce, et tant de districts soumis à des rebelles? Maintenant, supposer que les deux empires s’arrêtent tout à coup dans leur marche réciproque, c’est mal connaître les lois du mouvement: dans l’ordre moral comme dans l’ordre physique, lorsqu’une fois un corps s’est mis en mouvement, il lui devient d’autant plus difficile de s’arrêter, qu’il a une plus grande masse. L’impulsion donnée et l’équilibre rompu, l’on ne peut plus assigner le terme de la course. La Russie est d’autant plus dans ce cas, que son activité, accrue par de longs obstacles, trouve maintenant pour se déployer une plus vaste carrière. En effet, le tsar Pierre l’ayant d’abord dirigée contre les états du Nord, il a fallu, pour lutter avec eux, qu’elle développât tous ses moyens et en perfectionnât l’usage. L’on a voulu censurer cette marche du tsar, et l’on a dit qu’il eût mieux fait de se tourner vers la Turkie: mais peut-être que les goûts personnels de Pierre Ier ont eu l’effet d’une politique profonde; peut-être qu’avec ses Russes indisciplinés il n’eût pu vaincre les Turks encore non-énervés: au lieu qu’en transportant le théâtre de son activité sur la Baltique, il a monté tous les ressorts de son empire au ton des états de l’Europe. Aujourd’hui que l’équilibre s’est établi de ce côté, et que la Russie y voit des obstacles d’agrandissement, elle revient vers un empire barbare, avec tous les moyens des empires policés, et elle a droit de s’en promettre des succès d’autant plus grands que, par cette dérivation, elle a repris la vraie route où l’appelait la nature, et que lui ont tracée dès long-temps ses préjugés et ses habitudes.
En effet, l’on peut observer que depuis que la Russie formée en corps d’empire a pu porter ses regards hors de ses frontières, l’essor le plus constant de son ambition s’est dirigé vers les contrées méridionales, vers la Turkie et la Perse. A remonter jusqu’au XVe siècle, à peine trouve-t-on deux règnes qui n’aient pas produit de ce côté quelques entreprises. Que prouvent ces habitudes communes à des générations diverses, sinon des mobiles inhérents à l’espèce? et ces mobiles ne sont pas équivoques: car sans parler de l’instigation de la religion, qui souvent n’est que le masque des penchants, il suffit de comparer les objets de jouissances qu’offre chacun des deux empires. Dans l’un c’est du goudron, du caviar[88], du poisson salé et fumé, de la bière, des boissons de lait et de grains fermentés, des chanvres, des lins, un ciel rigoureux, une terre rebelle, et par conséquent une vie de travail et de peine. Dans l’autre, avec tous les moyens d’obtenir les mêmes produits (les fourrures exceptées), dans l’autre, dis-je, c’est le luxe des objets les plus attrayants: ce sont des vins exquis, des parfums voluptueux, du café, des fruits de toute espèce, des soies, des cotons délicats, un climat admirable et une vie de repos et d’abondance. Quels avantages d’une part! de l’autre quelles privations! et quels mobiles puissants pour la cupidité armée, que cette foule de jouissances offertes à tous les sens! en vain une morale misanthropique s’est efforcée d’en rompre le charme: les jouissances des sens ont gouverné et gouverneront toujours les hommes. C’est pour les vins de l’Italie que les Gaulois franchirent trois fois les Alpes; c’est pour la table des Romains que les Barbares accoururent du Nord; c’est pour les vêtements de soie et pour les femmes des Grecs que les Arabes sortirent de leurs déserts: et n’est-ce pas pour le poivre et le café que les Européens traversent l’Océan et se font des guerres sanglantes? Ce sera pour tous ces objets réunis, que les Russes envahiront l’Asie: et que l’on juge de la sensation qu’ont dû éprouver dans la dernière guerre leurs armées transportées dans la Moldavie, l’Archipel et la Grèce! Quel ravissement pour leurs officiers et leurs soldats de boire les vins de Ténédos, de Chio, de Morée! de piller sur les champs de bataille et dans les camps forcés, des cafetans de soie brodés d’argent et d’or, des châles de cachemire, des ceintures de mousseline, des poignards damasquinés, des pelisses et des pipes! quel plaisir de rapporter dans sa patrie ces trophées de son courage, de les montrer à ses parents, à ses amis, à ses rivaux! de vanter les pays que l’on a vus, ces vins dont on a bu, et ces aventures merveilleuses dont on a été le témoin! Maintenant qu’une nouvelle guerre se déclare, et que la plupart des acteurs de la dernière vivent encore, tous les motifs vont se réunir pour donner plus de force aux passions: ce sera pour les jeunes gens l’émulation et la nouveauté: pour les vétérans, des souvenirs embellis par l’absence; pour les officiers, l’espoir des commandements et la multiplication des places; enfin, pour ceux qui gouvernent, des projets enivrants d’agrandissement et de gloire: et quel projet, en effet, plus capable d’enflammer l’imagination, que celui de reconquérir la Grèce et l’Asie; de chasser de ces belles contrées de barbares conquérants, d’indignes maîtres! d’établir le siége d’un empire nouveau dans le plus heureux site de la terre! de compter parmi ces domaines les pays les plus célèbres, et de régner à la fois sur Byzance et sur Babylone, sur Athènes et sur Ecbatanes, sur Jérusalem et sur Tyr et Palmyre! quelle plus noble ambition que celle d’affranchir des peuples nombreux du joug du fanatisme et de la tyrannie! de rappeler les sciences et les arts dans leur terre natale; d’ouvrir une nouvelle carrière à la législation, au commerce, à l’industrie, et d’effacer, s’il est possible, la gloire de l’ancien Orient par la gloire de l’Orient ressuscité! Et peut-être n’est-ce point supposer des vues étrangères au gouvernement russe. Plus on rapproche les faits et les circonstances, plus on aperçoit les traces d’un plan formé avec réflexion et suivi avec constance, surtout depuis la dernière guerre. D’abord l’on a demandé l’usage de la mer Noire, puis l’entrée de la Méditerranée: l’on a exigé l’abandon des Tartares, puis l’on s’est emparé de la Crimée; l’on protége aujourd’hui les Géorgiens et les Moldaves; le premier traité les soustraira à la Porte. L’on attire des Grecs à Pétersbourg, et on leur fonde des colléges: l’on impose des noms grecs aux enfants du grand-duc, nés tous depuis la guerre[89]; on leur enseigne la langue grecque; l’impératrice fait des traités avec l’empereur, un voyage jusqu’à la mer Noire; l’on grave sur un arc à Cherson: C’est ici le chemin qui conduit à Byzance, etc.
Oui, tout annonce le projet formé de marcher à cette capitale; et tout présage une heureuse issue à ce projet; tout, dans la balance des intérêts et des moyens, est à l’avantage des Russes contre les Turks. Laissons à part ces comparaisons de population et de terrain, usitées par les politiques modernes: l’étendue géographique n’est point un avantage, et les hommes ne se calculent pas comme des machines: on suppose à la Turkie des armées de trois et quatre cent mille hommes; mais d’abord ces assertions populaires se soutiennent mal; témoin ces corps de cent et cent soixante mille hommes que les gazettes, pendant tout le cours de novembre, ont établis sur le Danube et près d’Odjakof, et qui se sont trouvés être de dix à douze mille. D’ailleurs quelle force réelle auraient même cinq cent mille hommes, si cette multitude est mal armée, et fait la guerre sans art, sans ordre et sans discipline? Nous croirions-nous bien en sûreté, si, à cent mille soldats de l’empereur, nous opposions un demi-million de paysans et d’artisans enrôlés à la hâte? Tels sont cependant les soldats turks. La Russie, au contraire, a dans le moindre calcul cent soixante mille hommes de troupes régulières égales à celles de Prusse, et au moins cent mille hommes de troupes légères. La plupart des soldats turks n’ont jamais vu le feu; le grand nombre des soldats russes a fait plusieurs campagnes: l’infanterie turke est absolument nulle; l’infanterie russe est la meilleure de l’Europe. La cavalerie turke est excellente, mais seulement pour l’escarmouche; la cavalerie russe, par sa tactique, conserve la supériorité. Les Turks ont une attaque très-impétueuse; mais une fois rebutés, ils ne se rallient plus; les Russes ont la défense la plus opiniâtre, et conservent leur ordre même dans leur défaite. Le soldat turk est fanatique, mais le russe l’est aussi. L’officier russe est médiocre, mais l’officier turk est entièrement nul. Le grand-vizir général actuel, ci-devant marchand de riz en Égypte, élevé par le crédit du capitan pacha, n’a jamais conduit d’armée; la plupart des généraux russes ont gagné des batailles: en marine, les Turks ont l’avantage du nombre sur la mer Noire: mais quoique les Russes soient de faibles marins, ils ont un avantage immense par l’art. La Turkie ne soutiendra la guerre qu’en épuisant ses provinces d’hommes et d’argent: l’impératrice, après l’avoir faite cinq années, a aboli à la paix un grand nombre d’anciens impôts. Le divan n’a que de la présomption et de la morgue; depuis vingt ans le cabinet de Saint-Pétersbourg passe pour l’un des plus déliés de l’Europe: enfin, les Russes font la guerre pour acquérir, les Turks pour ne pas perdre: si ceux-ci sont vainqueurs, ils n’iront pas à Moscou; si ceux-là gagnent deux batailles, ils iront à Constantinople, et les Turks seront chassés d’Europe.
A ces idées de la puissance de la Russie, l’on oppose que son gouvernement despotique, comme celui des Turks, est encore mal affermi; que le peuple, toujours serf, reste engourdi dans une barbarie profonde; que dans les classes libres il y a peu de lumières et point de moralité; que malgré les soins que l’impératrice s’est donnés pour la confection d’un code, pour la réforme des lois, pour l’administration de la justice, pour l’éducation et l’instruction publique; que malgré ces soins, dis-je, la civilisation est peu avancée; que la nation même se refuse à y faire des progrès, et que l’on ne peut attendre d’un tel pays ni énergie réelle, ni constance dans l’entreprise dont il s’agit, etc.
Nous avons si peu de bonnes observations sur l’état politique et civil de la Russie, qu’il est difficile de déterminer jusqu’à quel point ces reproches sont fondés: mais de peur de tomber dans l’inconvénient de la partialité, admettons-les tels qu’ils se présentent: accordons que les Russes sont, comme l’on dit, des barbares; mais ce sont précisément les barbares qui sont les plus propres au projet de conquête dont je parle. Ce ne furent point les plus policés des Grecs qui conquirent l’Asie; ce furent les grossiers montagnards de la Macédoine: quand les Perses de Cyrus renversèrent les empires policés des Babyloniens, des Lydiens, des Égyptiens, c’étaient des sauvages couverts de peaux de bêtes féroces; et ces Romains vainqueurs de l’Italie et de Carthage, croit-on qu’ils fussent si loin d’être un peuple barbare? Et ces Huns, ces Mogols, ces Arabes, destructeurs de tant d’empires civilisés, étaient-ils des peuples polis? Les mots abusent; mais avec l’analyse, les idées deviennent claires, et les raisons palpables. Pour conquérir, un art suffit, l’art de la guerre; et par son but, comme par ses moyens, cet art est moins celui de l’homme policé que de l’homme sauvage. La guerre veut des hommes avides et endurcis: on n’attaque point sans besoins; on ne vainc point sans fatigue; et tels sont les barbares. Guerriers par l’effet de la pauvreté, robustes par l’habitude de la misère, ils ont sur les peuples civilisés l’avantage du pauvre sur le riche: le pauvre est fort, parce que sa détresse exerce ses forces; le riche est faible, parce que sa richesse les énerve. Pour faire la guerre, il faut, dit-on, qu’un peuple soit riche: oui, pour la faire à la manière des peuples riches, chez qui l’on veut dans les camps, toutes les aisances des villes. Mais chez un peuple pauvre, où l’on vit de peu, où chaque homme naît soldat, la guerre se fait sans beaucoup de frais, elle s’alimente par elle-même, et l’exemple des anciens conquérants prouve, à cet égard, l’erreur des idées financières de l’Europe. Pour conquérir, il n’est pas même besoin d’esprit public, de lumières ni de mœurs dans une nation; il suffit que les chefs soient intelligents et qu’ils aient une bonne armée; or, la meilleure est celle dont les soldats sobres et robustes joignent à l’audace contre l’ennemi l’obéissance la plus passive à leurs commandants, où tous les mouvements s’exécutent sans délai par une seule volonté, c’est-à-dire, où existe le régime despotique. Lors donc que cet état a lieu chez les Russes, ils n’en sont que plus propres au projet de conquérir. En effet, par son autorité absolue, le prince disposant de toute la nation, il peut en employer toutes les forces de la manière la plus convenable à ses vues: d’autre part, à titre de serf, le peuple élevé dans la misère et la soumission a les deux premières qualités de l’excellent soldat, la frugalité et l’obéissance; il y joint une industrie précieuse à la guerre, celle de pourvoir à tous les besoins de sa subsistance, de son vêtement, de son logement; car le soldat russe est à la fois boulanger, tailleur, charpentier, etc. On reproche au gouvernement de n’avoir pas aboli le servage: mais peut-être ne conçoit-on pas assez en théorie toute la difficulté d’une telle opération dans la pratique? L’impératrice a affranchi tous les serfs de ses domaines[90]: mais a-t-elle pu, a-t-elle dû affranchir ceux qui ne dépendaient point d’elle? Cet affranchissement même, s’il était subit, serait-il sans inconvénient de la part des nouveaux affranchis? C’est une vérité affligeante, mais constatée par les faits, que l’esclavage dégrade les hommes au point de leur ôter l’amour de la liberté et l’esprit d’en faire usage. Pour les y rendre, il faut les y préparer, comme l’on prépare des yeux malades à recevoir la lumière: il faut, avant de les abandonner à leurs forces, leur en enseigner l’usage; et les esclaves doivent apprendre à être libres comme les enfants à marcher. L’on s’étonne que les Russes n’aient pas fait de plus grands progrès dans la civilisation; mais à proprement parler, elle n’a commencé pour eux que depuis vingt-cinq années: jusque-là le gouvernement n’avait créé que des soldats; ce n’est que sous ce règne qu’il a produit des lois; et si ce n’est que par les lois qu’un pays se civilise, ce n’est que par le temps que les lois fructifient. Les révolutions morales des empires ne peuvent être subites; il faut du temps pour transmettre des mouvements nouveaux aux membres lointains de ces vastes corps; et peut-être le caractère d’une bonne administration est-il moins de faire beaucoup, que de faire avec prudence et sûreté. En général, les institutions nouvelles ne produisent leurs effets qu’à la génération suivante: les vieillards et les hommes faits leur résistent: les adolescents balancent encore; il n’y a que les enfants qui les mettent en pratique. On suppose qu’il peut encore naître dans le gouvernement russe des révolutions qui troubleront sa marche: mais si celles qui sont arrivées depuis la mort du tzar Pierre Ier ne l’ont pas détruite, il n’est pas probable qu’aujourd’hui, que la succession a pris de la consistance, rien en arrête le cours; c’est d’ailleurs une raison de plus d’occuper l’armée, afin que son activité ne s’exerce pas sur les affaires intérieures. Ainsi tout concourt à pousser l’empire russe dans la carrière que nous lui apercevons, et tout lui promet des accroissements aussi assurés que tranquilles.
Un seul obstacle pourrait arrêter ces accroissements, la résistance qu’opposeraient les états de l’Europe à l’invasion de la Turkie; mais de ce côté même, les probabilités sont favorables; car en calculant l’action de ces états sur la combinaison de leurs intérêts, de leur moyens et du caractère de leurs gouvernements, la balance se présente à l’avantage de la Russie: en effet, qu’importe aux états éloignés une révolution qui ne menace ni leur sûreté politique, ni leur commerce? Qu’importe, par exemple, à l’Espagne que le trône de Byzance soit occupé par un Ottoman ou par un Russe? Il est vrai que la cour de Madrid a manifesté des intentions hostiles à la Russie, en s’engageant, par un traité récent avec la Porte, à interdire le passage de Gibraltar à toute flotte armée contre la Turkie. Mais il est à croire que ces dispositions suggérées par une cour étrangère resteront sans effet. Il serait imprudent à l’Espagne, qui n’a aucun commerce à conserver, de prendre fait et cause pour celui d’une autre puissance, surtout quand, à cet égard, elle a de justes sujets de se plaindre de la jalousie de cette même puissance. On peut en dire autant de l’Angleterre: malgré l’envie qu’elle porte à l’accroissement de tout état, les progrès de la Russie ne lui causent pas assez d’ombrage pour y opposer une résistance efficace: peut-être même que l’Angleterre a plus d’une raison d’être indifférente à la chute de la Turkie; car désormais qu’elle n’y conserve presque plus de comptoirs, elle doit attendre d’une révolution plus d’avantages que de pertes; et c’en serait déja un pour elle que d’y trouver la ruine de notre commerce. La France seule, à raison de son commerce et de ses liaisons politiques avec la Turkie, a de grands motifs de s’intéresser à sa destinée: mais dans la révolution supposée, ses intérêts seraient-ils aussi lésés qu’on le pense? Peut-il lui convenir, dans les circonstances où elle se trouve, de se mêler de cette querelle? Ne pouvant agir que par mer, aura-t-elle une action efficace dans une guerre dont l’effort se fera sur le continent? Les états du Nord, c’est-à-dire, la Suède, le Danemarck, la Pologne, à raison de leur voisinage et de l’intérêt de leur sûreté ont plus de droits de s’alarmer. Mais quelle résistance peuvent-ils opposer? Que peut même la Prusse sans le secours de l’Autriche? Disons-le: c’est là qu’est le nœud de toute cette affaire. L’empereur y est arbitre; et, par malheur pour les Turks, il se trouve partie; car, en même temps que les intérêts et les habitudes de sa nation le rendent l’ennemi de la Porte, ses projets personnels le rendent l’allié de la Russie. Cette alliance lui est si importante, qu’il fera même des sacrifices pour la conserver: sans elle il serait inférieur à ses ennemis naturels, la Suède, la Prusse, la Ligue Germanique et la France: par elle, il prend sur ses rivaux un tel ascendant, qu’il n’en peut rien redouter. Vis-à-vis de la Turkie, il y trouve les avantages multipliés de se venger des pertes de Charles VI, de recouvrer Belgrade, et d’obtenir des terrains qui ont pour lui la plus grande convenance. Il suffit de jeter un coup d’œil sur la position géographique des états de l’empereur, pour concevoir l’intérêt qu’il doit mettre à s’approprier les provinces turkes qui le séparent de la Méditerranée. Par cette acquisition, il procurerait à ses vastes domaines un débouché qui leur manque; et bientôt les accroissements qu’en recevrait l’Autriche dans son agriculture, son commerce et son industrie, l’élèveraient au rang des grandes puissances maritimes. Les soins dont l’empereur favorise les ports de Trieste, de Fiume et de Zeng, prouvent assez que ces vues ne lui sont pas étrangères; et ce qui s’est passé à l’égard de la Pologne, autorise à penser que les cours de Vienne et de Pétersbourg pourront s’entendre encore une fois pour un partage. L’alliance de ces deux cours livre avec d’autant plus de certitude la Turkie à leur discrétion, que désormais elles n’ont plus à craindre la seule ligue qui pût les arrêter, celle de la Prusse avec la France. Il est très-probable que du vivant du feu roi, cette ligue eût eu lieu; car Frédéric sentait depuis long-temps que nous étions ses alliés naturels, comme il devait être le nôtre: mais le prince régnant a embrassé un système contraire, et l’affaire de Hollande et son union avec l’Angleterre, ont élevé entre lui et nous des barrières que l’honneur même nous défend de franchir. D’ailleurs, lorsque cette ligue serait possible, lorsque nous pourrions armer toute l’Europe, nos intérêts avec la Turkie sont-ils assez grands, les inconvénients de son invasion sont-ils assez graves, pour que nous devions prendre le parti désastreux de la guerre? C’est ce dont l’examen va faire l’objet de ma seconde partie.
SECONDE QUESTION.
Quels sont les intérêts de la France, et quelle doit être sa conduite relativement à la Turkie.
C’est une opinion assez générale, parmi nous, que la France est tellement intéressée à l’existence de l’empire turk, qu’elle doit tout mettre en œuvre pour la maintenir. Cette opinion est presque devenue une maxime de notre gouvernement, et par là on la croirait fondée sur des principes réfléchis; mais en examinant les raisons dont on l’appuie, il m’a paru qu’elle n’était que l’effet d’une ancienne habitude; et si, d’un côté, il me répugnait à penser que nos intérêts fussent contraires à ceux de l’humanité entière, j’ai eu, d’autre part, la satisfaction de trouver, par le raisonnement, que ce prétendu axiome n’était pas moins contraire à la politique qu’à la morale.
Nos liaisons avec la Turkie ont deux objets d’intérêt: par l’un, nous procurons à nos marchandises une consommation avantageuse, et c’est un intérêt de commerce: par l’autre, nous prétendons nous donner un appui contre un ennemi commun, et c’est un intérêt de sûreté. La chute de l’empire turk, dit-on, porterait une atteinte funeste à ces deux intérêts: nous perdrions notre commerce du Levant, et la balance politique de l’Europe serait rompue à notre désavantage; je crois l’une et l’autre assertion en erreur: examinons d’abord l’intérêt politique.
Supposer que l’existence de l’empire turk soit nécessaire à notre sûreté et à l’équilibre politique de l’Europe, c’est supposer à cet empire des forces capables de concourir à ce double objet; c’est supposer son état intérieur et ses rapports aux autres puissances, tels qu’au siècle passé; en un mot, c’est supposer les choses comme sous les règnes de François Ier et de Louis XIV, et réellement cette supposition est la base de l’opinion actuelle. L’on voit toujours les Turks comme au temps de Kiouperli et de Barberousse; et parce qu’alors ils avaient un vrai poids dans la balance, on s’opiniâtre à croire qu’ils le conservent toujours. Mais pour abréger les disputes, supposons à notre tour que l’empire turk n’ait point changé relativement à lui-même; du moins est il certain qu’il a changé relativement aux autres états. Depuis le commencement du siècle, le système de l’Europe a subi une révolution complète: l’Espagne, jadis ennemie de la France, est devenue son alliée: la Suède, qui sous Gustave-Adolphe, et Charles XII avait dans le Nord une si grande influence, l’a perdue: la Russie, qui n’en avait point, en a pris une prépondérante: la Prusse, qui n’existait pas, est devenue un royaume: enfin les maisons de France et d’Autriche, si long-temps rivales, se sont rapprochées par les liens du sang: de là une combinaison de rapports, toute différente de l’ancienne. Ce n’est plus une balance simple comme au temps de Charles-Quint et de Louis XIV, où toute l’Europe était partagée en deux grandes factions, et où là France tenait l’Allemagne en échec par la Suède et par la Turkie, pendant qu’elle-même combattait à force égale l’Espagne, l’Angleterre et la Hollande. Aujourd’hui l’Europe est divisée en trois ou quatre grands partis, dont les intérêts sont tellement compliqués, qu’il est presque impossible d’établir un équilibre: d’abord, à l’Occident, les affaires d’Amérique occasionent deux factions, où l’on voit, d’un côté, l’Espagne et la France; de l’autre, l’Angleterre qui s’efforce d’attirer à elle la Hollande. L’Allemagne et le Nord, étrangers à ce débat, restent spectateurs neutres, comme l’a prouvé la dernière guerre. D’autre part, l’Allemagne et le Nord forment aussi deux ligues, l’une composée de la Prusse et de divers états germaniques pour s’opposer aux accroissements de l’empereur; l’autre, de l’empereur et de l’impératrice de Russie, qui par leur alliance obtiennent, l’un la défensive de la première ligue, et tous les deux, l’offensive de la Turkie. L’Espagne et l’Angleterre sont, comme je l’ai dit, presque étrangères à ces deux dernières ligues. La France seule peut s’y croire intéressée: mais dans le cas où elle s’en mêlerait, à quoi lui servirait la Turkie? En supposant que, malgré la consanguinité des maisons de Bourbon et d’Autriche, malgré nos griefs contre la Prusse, nous accédassions à la ligue germanique, la Turkie resterait nulle, parce que la Russie la tiendrait en échec, et pourrait encore contenir la Suède et inquiéter la Prusse. D’ailleurs, en pareil cas, l’on ne saurait supposer que l’Angleterre ne saisît l’occasion de se venger du coup que nous lui avons porté en Amérique. Il faut le reconnaître, et il est dangereux de se le dissimuler, il n’y a plus d’équilibre en Europe: à dater seulement de vingt-ans, il s’est opéré dans l’intérieur de plusieurs états des révolutions qui ont changé leurs rapports externes. Quelques-uns qui étaient faibles ont pris de la vigueur; d’autres qui étaient forts sont devenus languissants. Prétendre rétablir l’ancienne balance, est un projet aussi peu sensé que le fut celui de la fixer. C’est un principe trivial, mais d’une pratique importante: pour les empires comme pour les individus, rien ne persiste au même état. L’art du gouvernement n’est donc pas de suivre toujours une même ligne, mais de varier sa marche selon les circonstances: or, puisque, dans l’état présent, nous ne pouvons défendre la Turkie, la prudence nous conseille de céder au temps, et de nous former un autre système: et il y a long-temps que l’on eût dû y songer. Du moment que la Russie commença de s’élever, nous eussions dû y voir notre alliée naturelle: sa religion et ses mœurs nous présentaient des rapports bien plus voisins que l’esprit fanatique, et haineux de la Porte. Et comment, hors le cas d’une extrême nécessité, a-t-on jamais pu s’adresser à un peuple barbare, pour qui tout étranger est un objet impur d’aversion et de mépris? Comment a-t-on pu consentir aux humiliations dont on achète journellement son alliance? Vainement on exalte notre crédit à la Porte; ce crédit ne soustrait ni notre ambassadeur, ni nos nationaux à l’insolence ottomane: les exemples en sont habituels, et quoique passés en pratique, ils n’en sont pas moins honteux. Si l’ambassadeur marche dans les rues de Constantinople, le moindre janissaire s’arroge le pas sur lui, comme pour lui signifier que le dernier des musulmans vaut mieux que le premier des infidèles. Les gardes mêmes qu’il entretient à sa porte restent fièrement assis quand il passe, et jamais on n’a pu abolir cet indécent usage: il a fallu les plus longues disputes pour sauver un pareil affront dans les audiences du vizir. Enfin, l’on régla qu’il entrerait en même temps que l’ambassadeur; mais quand celui-ci sort, le vizir ne se lève point, et l’on n’imagine pas toutes les ruses qu’il emploie dans chaque visite pour l’humilier. Passons sur les dégoûts de la vie prisonnière que les ambassadeurs mènent à Constantinople: si du moins leur personne était en sûreté! mais les Turks ne connaissent point le droit des gens, et ils l’ont souvent violé: témoin l’ambassadeur de France, M. de Sanci, qui, sur le soupçon d’avoir connivé à l’évasion d’un prisonnier, fut lui-même mis en prison, et y resta quatre mois; témoin M. de la Haie qui, portant la parole pour son père, ambassadeur de Louis XIV, fut, par ordre du visir, frappé si violemment au visage, qu’il en perdit deux dents: l’outrage ne se borna pas là, on le jeta dans une prison si infecte, dit l’historien qui raconté ces faits[91], que souvent les mauvaises vapeurs éteignaient la chandelle. On saisit aussi l’ambassadeur même, et on le tint également prisonnier pendant deux mois, au bout desquels il n’obtint la liberté qu’avec des présents et de l’argent. Si ces excès n’ont pas ménagé des têtes aussi respectables, que l’on juge des traitements auxquels sont exposés les subalternes. Aussi a-t-on vu, en 1769, deux de nos interprètes à Saide recevoir une bastonnade de cinq cents coups, pour laquelle on paie encore à l’un d’eux une pension de 500 livres. En 1777, M. Boriés, consul d’Alexandrie, fut tué d’un coup de pistolet dans le dos; et peu auparavant, un interprète de cette même échelle avait été enlevé et conduit à Constantinople, où, malgré les réclamations de l’ambassadeur, il fut secrètement étranglé.
A notre honte, ces outrages et beaucoup d’autres sont restés sans vengeance. On les a dissimulés par un système qui prouve que l’on ne connaît point le caractère des Turks: on a cru, par ces ménagements, les rendre plus traitables; mais la modération qui, avec les hommes polis, a de bons effets, n’en a que de fâcheux avec les barbares: accoutumés à devoir tout à la violence, ils regardent la douceur comme un signe de faiblesse, et ne rendent à la complaisance que des mépris. Les Européens qui vont en Turkie ne tardent pas d’en faire la remarque: bientôt ils éprouvent que cet air affable, ces manières prévenantes qui, parmi nous, excitent la bienveillance, n’obtiennent des Turks que plus de hauteur: on ne leur en impose que par une contenance sévère, qui annonce un sentiment de force et de supériorité. C’est sur ce principe que notre gouvernement eût dû régler sa conduite avec les Turks; et il devait y apporter, d’autant plus de rigueur, que jamais leur alliance avec nous ne fut fondée sur une amitié sincère, mais bien sur cette politique perfide dont ils ont usé dans tous les temps: partout, pour détruire leurs ennemis, ils ont commencé par les désunir et par s’en allier quelques-uns, pour avoir moins de forces à combattre. S’ils eussent subjugué l’Autriche, nous eussions vu à quoi eût abouti notre alliance. Le vizir Kiouperli le fit assez entendre à M. de la Haie. Cet ambassadeur lui ayant fait part des succès de Louis XIV contre les Espagnols, dans la guerre de Flandre: Que m’importe, reprit fièrement le vizir, que le chien mange le porc, ou que le porc mange le chien, pourvu que les affaires de mon maître prospèrent[92]; par où l’on voit clairement le mépris et la haine que les Turks portent également à tous les Européens.
D’après ces dispositions, nous eussions dû, à notre tour, dédaigner une semblable alliance, et lui en substituer une plus conforme à nos mœurs. La Russie, comme je l’ai dit, réunissait pour nous toutes les convenances: par sa position, elle remplissait le même objet politique que la Turkie, et elle le remplissait bien plus efficacement par sa puissance. Nous y trouvions une cour polie, passionnée pour nos usages et notre langue, et nous pouvions compter sur une considération distinguée et solide. Nous avons négligé ces avantages, mais il est encore temps de les renouveler; la prudence nous le conseille; les circonstances même nous en font la loi. Puisqu’il est vrai que l’ancien équilibre est détruit, il faut tendre à en former un nouveau; et, j’ose l’assurer, celui qui se prépare nous est favorable. En effet, dans le partage éventuel de la Turkie entre l’empereur et l’impératrice, il ne faut pas s’en laisser imposer par l’accroissement qu’en recevront leurs états, ni mesurer la force politique qu’ils en retireront par l’étendue géographique de leur acquisition. L’on peut s’assurer, au contraire, que, dans l’origine, leur conquête leur sera onéreuse, parce que le pays qu’ils prendront exigera des avances: ce ne sera que par la suite du temps qu’il produira ses avantages, et ce temps amènera d’autres rapports et d’autres circonstances. Du moment que la Russie et l’Autriche se trouveront limitrophes, l’intérêt qui les a unies les divisera, et leur jalousie réciproque rendra l’équilibre à l’Europe.
Déja même l’on suppose que le partage pourra la faire naître au sujet de Constantinople. Il est certain que la possession de cette ville entraîne de tels avantages, que le parti qui l’obtiendra aura une prérogative marquée: si l’empereur la cède, il peut se croire lésé: si l’impératrice ne l’obtient, la conquête est inutile. Le canal de Constantinople étant la seule issue de la mer Noire vers la Méditerranée, sa possession est indispensable à la Russie, dont les plus belles provinces débouchent dans la mer Noire, par le Don et le Niéper: d’autre part, les états de l’empereur ont aussi leur issue naturelle sur cette mer; car le Danube qui, par lui-même ou par les rivières qu’il reçoit, est la grande artère de la Hongrie et de l’Autriche, le Danube, dis-je, y prend son embouchure. Il semble donc que l’empereur ait le même intérêt d’occuper le Bosphore: cependant cette difficulté peut se résoudre par une considération importante, qui est que la Méditerranée étant le théâtre de commerce le plus riche et le plus avantageux, les états de l’empereur doivent s’y porter par la route la plus courte et la moins dispendieuse: or, le circuit par la mer Noire ne remplit point cette double condition; et il est facile de l’obtenir, en joignant les eaux du Danube à celles de la Méditerranée, par un ou plusieurs canaux que l’on pratiquerait entre leurs rivières respectives, par exemple, entre le Drino et le Drin, ou la Bosna et la Narenta. A ce moyen, la Hongrie et l’Autriche communiqueraient immédiatement à la Méditerranée, et l’empereur pourrait abandonner sans regret la navigation dangereuse et sauvage de la mer Noire.
Mais une seconde difficulté se présente. En donnant, d’un côté, à l’empereur, la Servie, l’Albanie, la Bosnie, et toute la côte turke du golfe Adriatique; d’autre part, à l’impératrice, la Moldavie, la Valakie, la Bulgarie et la Romélie, à qui, sans blesser les proportions, appartiendront la Grèce propre, la Morée et l’Archipel? Ce cas, je le sais, est épineux, ainsi que beaucoup d’autres: les conjectures deviennent d’autant plus équivoques, que Joseph et Catherine savent donner à leurs intérêts plusieurs combinaisons: cependant il en est une qui me paraît probable, en ce qu’elle réunit les convenances communes à toute l’Europe. Dans cette combinaison, je suppose, 1º que l’empereur ayant moins égard à l’étendue du terrain qu’aux avantages réels qu’il en peut retirer, se bornera aux provinces adjacentes au golfe Adriatique, y réunissant peut-être Raguse et les possessions de Venise, à qui l’on donnera quelque équivalent; en sorte qu’il possédera tout le terrain compris à l’ouest d’une ligne tirée par la hauteur de Vidin à Corfou; 2º que, par une indemnité de partage, il obtiendra un consentement et une garantie pour l’acquisition de la Bavière, qu’il ne perd pas de vue; 3º que, d’autre part, pour continuer de jouir de l’alliance importante de la Russie, il secondera le projet que l’on a de grandes raisons de supposer à Catherine II, et qu’il la reconnaîtra impératrice de Constantinople, et restauratrice de l’empire grec; ce qui convient d’autant plus, que presque tout le pays qu’elle possédera est peuplé de Grecs qui, par affinité de culte et de mœurs, ont autant d’inclination pour les Russes qu’ils ont d’aversion pour les Allemands. Or, comme il est impossible que Constantinople et Pétersbourg obéissent au même maître, il arrivera que Constantinople deviendra le siége d’un état nouveau, qui pourra concourir au nouvel équilibre; et peut-être que, par un cas singulier, le trône ravi aux Constantin par les Ottomans repassera, de nos jours, des Ottomans à un Constantin.
Cette combinaison est de toutes la plus désirable, et nous devons la favoriser, parce que, par elle, notre intérêt se retrouve d’accord avec celui de l’humanité; car, si les trop grands états sont dangereux sous le rapport de la politique, ils sont encore plus pernicieux sous le rapport de la morale. Ce sont les grands états qui ont perdu les mœurs et la liberté des peuples; c’est dans les grands états que s’est formé le pouvoir arbitraire qui tourmente et avilit l’espèce humaine: alors qu’un seul homme a commandé à des millions d’hommes dispersés sur un grand espace, il a profité de leurs intervalles pour semer entre eux la zizanie et la discorde; il a opposé leurs intérêts pour désunir leurs forces; il les a armés les uns contre les autres, pour les asservir tous à sa volonté: alors les nations corrompues se sont partagées en satellites et en esclaves, et elles ont contracté tous les vices de la servitude et de la tyrannie: alors un homme, fier de se voir l’arbitre de la fortune et de la vie de tant d’êtres, a méconnu sa propre nature, conçu un mépris insolent pour ses semblables, et l’orgueil a engendré la violence, la cruauté, l’outrage: alors que la multitude est devenue le jouet des caprices d’un petit nombre, il n’y a plus eu ni esprit ni intérêt publics; et le sort des nations s’est réglé par les fantaisies personnelles des despotes: alors que quelques familles se sont approprié et partagé la terre, on a vu naître et se multiplier ces grandes révolutions, qui sans cesse changent aux nations leurs maîtres, sans changer leur servitude; les pays dont je viens de parler en offrent d’instructifs exemples. Depuis qu’Alexandre imposa les fers de ses Macédoniens à la Grèce, quelle foule d’usurpations n’a pas subies cette malheureuse contrée? Avec quelle facilité les moindres conquérants ne se la sont-ils pas successivement arrachée; et cependant n’est-ce pas ce même pays qui, jadis partagé entre vingt peuples, comptait dans un petit espace vingt états redoutables? N’est-ce pas ce pays dont une seule ville faisait échouer les efforts de l’Asie rassemblée sous les ordres d’un despote[93]? dont une autre ville, avec une poignée de soldats, faisait trembler le grand roi jusqu’au fond de la Perse? N’est-ce pas ce pays où l’on comptait à la fois, et Thèbes, et Corinthe, et Sparte, et Messène, et Athènes, et la ligue des Achéens? Et cette Asie si décriée pour sa servilité et sa mollesse, eut aussi ses siècles d’activité et de vertu, avant qu’il s’y fût formé aucun grand empire. Long-temps dans cette Syrie, qui maintenant n’est qu’une faible province, l’on put compter dix états, dont chacun avait plus de force réelle que n’en a tout l’empire turk. Long-temps les petits rois de Tyr et de Jérusalem balancèrent les efforts des grands potentats de Ninive et de Babylone; mais depuis que les grands conquérants se montrèrent sur la terre, la vertu des peuples s’éclipsa; chaque état, en perdant son trône, sembla perdre le foyer de sa vie: son existence devint d’autant plus languissante, que ce centre de circulation s’éloigna davantage de ses membres. Ainsi les grands empires, si imposants par leurs dehors gigantesques, ne sont en effet que des masses sans vigueur, parce qu’il n’y a plus de proportion entre la machine et le ressort. C’est d’après ce principe qu’il faut évaluer l’agrandissement de l’Autriche et de la Russie; plus leur domination s’étendra, plus elle perdra de son activité: ou si elle en conserve encore, la division de ses parties en sera plus prochaine: il arrivera de deux choses l’une: ou ces puissances suivront, dans leur régime, un système de tyrannie, et par-là même elles seront faibles; ou elles suivront un système favorable à l’espèce humaine, et nous n’aurons point à redouter leur force: dans tous les cas, c’est de notre intérieur, bien plus que de celui des puissances étrangères, que nous devons tirer nos moyens de sûreté; et ce serait bien plus la honte du gouvernement que celle de la nation, si jamais nous avions à redouter les Autrichiens, ou les Russes.
Mais, disent nos politiques, nous devons nous opposer à l’invasion de la Turkie, parce qu’il convient à notre commerce que cet empire subsiste dans son état actuel, et que si l’empereur et l’impératrice s’y établissent, ils y introduiront des arts et une industrie qui rendront les nôtres inutiles.
Avant de répondre à cette difficulté, prenons d’abord quelque idée de ce commerce, et commençons par la manière dont il se fait.
Après le commerce de la Chine et du Japon, il n’en est point qui soit embarrassé de plus d’entraves, et soumis à plus d’inconvénients, que le commerce des Européens en général, et des Français en particulier, dans la Turkie. D’abord, par une sorte de privilége exclusif, il est tout entier concentré dans la ville de Marseille: toutes les marchandises d’envoi et de retour sont obligées de se rendre à cette place, quelle que puisse être leur destination: ce n’est pas qu’il soit défendu aux autres ports de la Méditerranée et même de l’Océan, d’expédier directement en Levant; mais l’obligation imposée à leurs vaisseaux de venir relâcher et faire quarantaine à Marseille, détruit l’effet de cette permission. De toutes les raisons dont on étaie ce privilége, la meilleure est la nécessité de se précautionner contre la peste. Ce fléau, devenu endémique dans le pays des Musulmans, a contraint les états chrétiens adjacents à la Méditerranée, de soumettre leur navigation à des règlements fâcheux pour le commerce, mais indispensables à la sûreté des peuples: par ces règlements, tout vaisseau venant de Turkie ou de la Barbarie, est interdit de toute communication immédiate, et mis en séquestre, lui, son équipage et sa cargaison. C’est ce que l’on appelle faire quarantaine, par une dénomination tirée du nombre des jours, crus nécessaires à purger le soupçon de contagion. D’ailleurs le temps varie depuis dix-huit jours, jusqu’à plusieurs mois, selon des cas que déterminent les ordonnances. Afin que ce séquestre s’observât avec sûreté et commodité, l’on a formé des espèces de parcs enceints de hautes murailles, où les voyageurs sont reçus dans un vaste édifice, et les marchandises étalées sous des hangars, où l’air les purifie: c’est ce que l’on appelle lazarets, maisons de santé, ou infirmeries. Or, comme ces lazarets, outre la dépense de leur construction et de leur entretien, coûtent encore des soins et des précautions extraordinaires, chaque état en a restreint le nombre le plus qu’il a été possible, afin d’ouvrir moins de portes à un ennemi aussi dangereux que la peste. Par cette raison, Toulon et Marseille sont les seuls ports de France qui aient un lazaret; et comme celui de la première ville est affecté à la marine militaire, celui de la seconde est le seul qui reste au commerce. Les états de Languedoc ont souvent proposé d’en établir un à Cette; mais Marseille a si bien fait valoir l’exactitude et l’intelligence de son lazaret, si bien fait redouter l’inexpérience d’un nouveau, que l’on n’a rien osé entreprendre. Sans doute le motif de ce refus est louable, mais la chose n’en est pas moins fâcheuse; c’est un grave inconvénient que ce séquestre, qui consume en frais le négociant, et perd un temps précieux pour la marchandise; c’est une précaution odieuse que celle qui interdit à l’homme depuis long-temps absent, fatigué de la mer et de pays barbares, qui lui interdit sa terre natale et sa maison, qui le confine dans une prison sévère, où, à la vérité, on ne lui refuse pas la vue de ses parents et de ses amis, mais où, par une privation qui devient plus sensible, il les voit sans pouvoir jouir de leurs embrassements; où, au lieu des bras tendus de ceux qui lui sont chers, il ne voit s’avancer à travers une double grille de fer, qu’une longue tenaille de fer qui reçoit ce qu’il veut faire passer, et avant de le remettre à la main qui l’attend, le plonge dans du vinaigre, comme pour reprocher au voyageur d’être un être impur, capable de communiquer la mort à ceux qu’il aime davantage. Et d’où viennent tant d’entraves, sinon de cet empire que l’on veut conserver? Qui jamais avant les Ottomans avait ouï parler sur la Méditerranée de lazarets et de peste? C’est avec ces barbares que sont venus ces fléaux; ce sont eux qui, par leur stupide fanatisme, perpétuent la contagion en renouvelant ses germes: ah! ne fût-ce que par ce motif, puissent périr leurs gouvernements! puissent à leur place s’établir d’autres peuples, et que la terre et la mer soient affranchies de leur esclavage!
C’est un esclavage encore que l’existence de nos négociants dans la Turkie. Isolés dans l’enceinte de leurs khans, chaque instant leur rappelle qu’ils sont dans une terre étrangère et chez une nation ennemie. Marchent-ils dans les rues, ils lisent sur les visages ces sentiments d’aversion et de mépris que nous avons nous-mêmes pour les Juifs. Par le caractère sauvage des habitants, les douceurs de la société leur sont interdites; ils sont privés même de celle du climat, parce que le vice du gouvernement rend l’habitation de la campagne dangereuse. Ils restent donc dans leurs khans, où souvent un soupçon de peste, une alarme d’émeute les tient clos comme dans une prison, et l’état des choses qui règnent dans cet intérieur n’est pas propre à y rendre la vie agréable. D’abord, les femmes en sont presque bannies par une loi qui ne permet qu’au consul seul d’y avoir la sienne, et qui lui enjoint de renvoyer en France quiconque se marierait ou serait déja marié. L’intention de cette loi a pu être bonne; les échelles n’étant le plus souvent composées que de jeunes facteurs et commis célibataires, l’on a voulu prévenir les dangers que courrait avec eux un homme marié: en outre, ces jeunes gens arrivant sans fortune, on a voulu les empêcher de s’arriérer en contractant des mariages nécessairement onéreux dans un pays où les femmes sont sans biens, et où l’on ne trouve le plus souvent à épouser que la fille du boulanger, du blanchisseur, ou de tout autre ouvrier de la nation. Aussi, pour abréger cette vie de crainte, avait-on, par une autre loi, limité les résidences à dix ans, supposant que si, dans cet espace, le facteur n’avait pas fait fortune, il ne le ferait jamais. Mais à quels abus n’a-t-on pas exposé les jeunes gens dans un pays où la police interdit toute ressource par les peines les plus terribles? Au milieu de tant de privations, nos négociants prennent nécessairement des habitudes singulières, qui leur ont donné à Marseille, sous le nom de Koadjes[94], une réputation spéciale d’indolence, d’apathie et de luxe. Réunis par le besoin, mais divisés par leurs intérêts, ils éprouvent les inconvéniens attachés partout aux sociétés bornées. Chaque échelle est une coterie où règnent les dissensions, les jalousies, les haines d’autant plus vives qu’elles y sont sans distraction. Dans chaque échelle on peut compter trois factions habituellement en guerre par la mauvaise répartition des pouvoirs entre les trois ordres qui les composent, et qui sont le consul, les négociants et les interprètes. Le consul, magistrat nommé par le roi, use à ce titre d’un pouvoir presque absolu, et l’usage qu’il en fait excite souvent de justes plaintes: les négociants, qui se regardent avec raison comme la base de l’établissement, murmurent de ce qu’on ne les traite pas avec assez d’égards ou de ménagements. Les interprètes, faits pour seconder le consul et les négociants, élèvent de leur côté des prétentions d’autorité et d’indépendance. De là des contestations et des troubles qui ont quelquefois éclaté d’une manière fâcheuse. L’administration a essayé, à diverses époques, d’y porter remède; mais comme le fond est vicieux, elle n’a fait que pallier le mal en changeant les formes. L’ordonnance venue à la suite de l’inspection de 1777, n’a pas été plus heureuse que les autres: on peut même dire qu’à certains égards elle a augmenté les abus. Ainsi en autorisant les consuls à emprisonner, à mettre au fers, à renvoyer en France tout homme de la nation, sans être comptable qu’au ministre, elle à érigé ces officiers en petits despotes, et déja l’on a éprouvé les inconvénients de ce nouvel ordre. L’offensé, a-t-on dit, a le droit de réclamer; mais comment imaginer qu’un jeune facteur sans fortune, ou qu’un vieux négociant qui en a acquis avec peine, se compromette à poursuivre à huit cents lieues une justice toujours lente, toujours mal vue du supérieur dont on inculpe la créature; et cette hiérarchie nouvelle de consuls généraux, de consuls particuliers, de vice-consuls particuliers, d’élèves vice-consuls; quel autre motif a-t-elle eu, que de multiplier les emplois pour placer plus de personnes? Quelle contradiction, quand on parlait d’économie, de supprimer les réverbères d’un kan, et d’augmenter le traitement des consuls? Quelle nécessité de donner à de simples officiers de commerce un état qui leur fait rivaliser les commandants du pays[95]? Et les interprètes, n’est-ce pas une méprise encore de les avoir exclus des places de consulat, eux que la connaissance de la langue et des mœurs y rendait bien plus propres que des hommes tirés sans préparation des bureaux ou du militaire de la France?
Avec ces accessoires, tous dérivés de la constitution de l’empire turk, peut-on soutenir que l’existence de cet empire soit avantageuse à notre commerce? Ne serait-il pas bien plus désirable qu’il s’établît dans le Levant une puissance qui rendît inutiles toutes ces entraves? D’ailleurs, quand nos politiques disent qu’il est de notre intérêt que la Turkie subsiste telle qu’elle est, conçoivent-ils bien tous les sens que cette proposition enveloppe? savent-ils que, réduite à l’analyse, elle veut dire: Il est de notre intérêt qu’une grande nation persiste dans l’ignorance et la barbarie, qui rendent nulles ses facultés morales et physiques; il est de notre intérêt que des peuples nombreux restent soumis à un gouvernement ennemi de l’espèce humaine; il est de notre intérêt que vingt-cinq ou trente-millions d’hommes soient tourmentés par deux ou trois cent mille brigands, qui se disent leurs maîtres; il est de notre intérêt que le plus beau sol de l’univers continue d’être en friche ou de ne rendre que le dixième de ses produits possibles, etc. Et peut-être réellement ne rejettent-ils pas ces conséquences, puisqu’ils sont les mêmes qui disent: Il est de notre intérêt que les Maures de Barbarie restent pirates, parce que cela favorise notre navigation; il est de notre intérêt que les noirs de Guinée restent féroces et stupides, parce que cela procure des esclaves à nos îles, etc. Ainsi, ce qui est crime et scélératesse dans un particulier, sera vertu dans un gouvernement! ainsi, une morale exécrable dans un individu, sera louée dans une nation! Comme si les hommes avaient en masse d’autres rapports qu’en détail; comme si la justice de société à société n’était pas la même que d’homme à homme. Mais, avec les peuples comme avec les particuliers, quand l’intérêt conseille, c’est en vain que l’on invoque l’équité et la raison: l’intérêt ne se combat que par ses propres armes, et l’on ne rend les hommes honnêtes, qu’en leur prouvant que leur improbité est constamment l’effet de leur ignorance, et la punition de leur cupidité.
Prétendre que l’état actuel de l’empire turk est avantageux à notre commerce, c’est se proposer ce double problême: Si un empire peut se dévaster sans se détruire, et si l’on peut faire long-temps un commerce riche avec un pays qui se ruine? Il ne faut qu’un peu d’attention ou de bonne foi, pour voir qu’entre deux peuples qui traitent ensemble, l’intérêt suit les mêmes principes qu’entre deux particuliers; si le débiteur se ruine, il est impossible que le créancier prospère. Un fait parmi cent autres, prouvera combien il nous est important que la Turkie change de système. Avant la ruine de Dâher, le petit peuple des Motouâlis, qui vivait en paix sous la protection de ce prince, consommait annuellement soixante ballots de nos draps. Depuis que Djezzâr pacha les a subjugués, cette branche est entièrement éteinte. Il en arriva de même avec les Druzes et les Maronites, qui ont consommé jusqu’à 50 ballots, et qui maintenant sont réduits à moins de 20; et ceci prouve en passant, que notre gouvernement a bien mal entendu ses intérêts dans tous les derniers troubles de l’Égypte et de la Syrie. Si, au lieu de demeurer spectateur oisif des débats, il eût adroitement fait réclamer sa protection par les princes tributaires, s’il fût intervenu médiateur dans leurs querelles avec les pachas, s’il se fût rendu garant de leurs conventions auprès de la Porte, il eût acquis le plus grand crédit dans les états de ces petits princes, et leurs sujets, devenus riches par la paix dont il les eût fait jouir, auraient ouvert à notre commerce la plus grande carrière. Qu’arrive-t-il dans l’état présent? que par la tyrannie des gouverneurs, les campagnes étant dévastées, et les cultures diminuées, les denrées sont plus rares, et nos retraits plus difficiles; témoin les pertes de 15 à 20 pour cent que nous essuyons sur ces retraits: que par les avanies imposées sur les ouvriers, les marchandises deviennent trop chères; témoin les toiles d’Égypte et les bours d’Alep: que par le monopole qu’exercent les pachas, nous ne pouvons pas même profiter du bon prix de la denrée; témoin en Égypte, le riz, le séné, le café, dont le prix naturel est doublé par des droits arbitraires; témoin les cotons de Galilée et de Palestine que Djezzâr pacha, qui les accapare, surcharge de dix piastres par quintal; témoin encore les cendres de Gaze, qui pourraient alimenter à vil prix les savonneries de Marseille, mais que l’aga vend trop cher, quoique les Arabes les lui livrent presque pour rien: enfin, par l’instabilité des fortunes et la ruine subite des naturels, souvent les créances de nos négociants sont frustrées, et toujours leurs recouvrements sont difficiles. Que si, au contraire, la Turkie était bien gouvernée, l’agriculture étant florissante, les denrées seraient abondantes, et nous aurions plus d’objets d’échanges; si les sujets avaient une propriété sûre et libre, il y aurait concurrence à nous vendre, et nous achèterions à meilleur marché: l’aisance étant plus générale, là consommation de nos marchandises serait plus grande; or, puisque l’esprit du gouvernement turk ne permet pas d’espérer une pareille révolution, l’on peut soutenir l’inverse de la proposition avancée, et dire que l’état actuel de la Turkie, loin d’être favorable à notre commerce, lui est absolument contraire.
L’on ajoute que si l’empereur et l’impératrice s’établissent dans la Turkie, ils y introduiront des arts et une industrie qui y rendront les nôtres inutiles, et qui détruiront par conséquent notre commerce.
Pour bien apprécier cette objection, il faut remarquer que notre commerce avec la Turkie consiste en échanges, dans lesquels tout l’avantage est de notre côté; car tandis que nous ne portons aux Turks que des objets prêts à consommer, nous retirons d’eux des denrées et des matières brutes, qui nous procurent le nouvel avantage de la main-d’œuvre et de l’industrie; par exemple, nous leur envoyons des draps, des bonnets, des étoffes de soie, des galons, du papier, du fer, de l’étain, du plomb, du mercure, du sucre, du café, de l’indigo, de la cochenille, des bois de teintures, quelques liqueurs, fruits confits, eau-de-vie, merceries et quincailleries; tous objets qui, à l’exception des teintures et des métaux, laissent peu d’emploi à l’industrie: les Turks, au contraire, nous rendent dans leurs provinces d’Europe et d’Asie mineure, des cotons en laine ou filés, des laines de toute espèce, des poils et fils de chèvre et de chameau, des peaux crues ou préparées, des suifs, du cuivre, de la cire, quelques tapis, couvertures et toiles: dans la Syrie, des cotons seulement avec des soies, quelques toiles, de la scammonée, des noix-galles: dans l’Égypte, des cotons, des gommes, du café, de l’encens, de la myrrhe, du safranon, du sel ammoniac, du tamarin, du séné, du natron, des cuirs crus, quelques plumes d’autruche, et beaucoup de grosses toiles de coton: dans la Barbarie enfin, des cotons, des laines, des cuirs crus ou préparés, de la cire, des plumes d’autruche, du blé, etc. La majeure partie de ces objets prête, comme l’on voit, à une industrie ultérieure. Ainsi, les cotons, les poils, les laines, les soies, transportés chez nous, font subsister des milliers de familles employées à les ouvrer, et à en faire ces siamoises, ces mousselines, ces mouchoirs, ces camelots, ces velours qui versent tant d’argent dans les fabriques de Marseille, Rouen, Amiens, etc. Dans nos envois l’article seul des draps forme la moitié des valeurs; dans ceux des Turks, les objets, manufacturés ne vont pas quelquefois au vingtième des denrées brutes; et même sur ces objets comme sur les toiles d’Égypte, le bénéfice est considérable à raison du bas prix de la main-d’œuvre; car ces toiles se vendent avantageusement dans nos îles pour le vêtement des nègres. Si donc les Turks acquéraient de l’industrie, s’ils travaillaient eux-mêmes leurs matières, ils pourraient se passer de nous; nos fabriques seraient frustrées, et notre commerce serait détruit.
Cette objection est d’autant plus plausible, que la Turkie jouit d’un sol plus favorisé que le nôtre même; mais dans un calcul de probabilités, supposer tout pour le pis ou pour le mieux possible, c’est assurément abuser des conjectures. Les extrêmes en tout genre sont toujours les cas les plus rares; et grâce à l’inconséquence humaine, la moyenne proportionnelle du bien comme du mal est toujours la plus ordinaire: d’ailleurs il faut avoir égard à divers accessoires pour évaluer raisonnablement les conséquences d’une révolution quelconque dans la Turkie.
1º Il n’est pas vraisemblable que l’empire turk soit tout-à-coup envahi en entier: la conquête ne peut s’étendre d’abord qu’à la portion d’Europe, à l’Archipel et à quelques rivages adjacents de l’Anadoli. Les Ottomans repoussés dans les terres conserveront encore pendant du temps une grande partie de l’Asie mineure, et toute l’Arménie, le Diarbekr, la Syrie et l’Égypte. Ainsi, en admettant une révolution dans le commerce, elle ne porterait pas sur toute sa masse, mais seulement sur les échelles d’Europe, et si l’on veut aussi même sur Smyrne. Dans l’état présent, ces échelles forment un peu plus de la moitié du commerce total du Levant, comme en fait foi le tableau suivant, qui en est le résumé: mais dans le cas de l’invasion, elles ne la formeraient plus, parce que le commerce de l’Asie mineure et de la Perse, qui maintenant se porte à Smyrne, passerait à la ville d’Alep.
La valeur des marchandises portées de France en Levant, se monte comme il suit, savoir:
| A Constantinople | 4,000,000 | liv. |
| A Salonique | 2,800,000 | |
| En Morée | 250,000 | |
| En Candie | 250,000 | |
| A Smyrne | 6,000,000 | |
| En Syrie | 5,000,000 | |
| En Égypte | 3,000,000 | |
| En Barbarie | 1,500,000 | |
| Total | 22,800,000 |
A quoi il faut ajouter pour |
150,000 |
Et pour les objets portés |
1,550,000 |
| Total de l’exportation. | 24,500,000 |
La valeur des retours du Levant en France se monte comme il suit, savoir:
| De Constantinople | 1,000,000 |
| De Salonique | 3,500,000 |
| De Morée | 1,000,000 |
| De Candie | 1,000,000 |
| De Smyrne | 8,000,000 |
| De Syrie | 6,000,000 |
| D’Égypte | 3,500,000 |
| De Barbarie | 2,000,000 |
| Total de l’importation. | 26,000,000 |
2º Nous conserverons toujours un grand avantage sur une puissance quelconque établie en Turkie, à raison de nos denrées d’Amérique, et de nos draps: car si déja nous avons anéanti la concurrence des Anglais, des Hollandais, des Vénitiens, sur ces articles qui sont la base du commerce du Levant, à plus forte raison l’emporterons-nous sur les Autrichiens et les Russes, qui n’ont point de colonies, et qui de long-temps, surtout les Russes, n’atteindront à la perfection de nos manufactures. Dira-t-on qu’enfin ils y parviendront: je l’accorde; mais, lors même qu’ils ne conquerraient pas la Turkie, comme ils en sont plus voisins que nous, nous ne pourrons jamais éviter qu’ils rivalisent avec succès notre commerce[96].
3e Il ne faut pas perdre de vue que les pays qu’occuperont l’impératrice et l’empereur, sont en grande partie déserts, et qu’ils vont le devenir encore davantage; or, l’intérêt de tout gouvernement eu pareil cas, n’est pas tant de favoriser le commerce et les arts, que la culture de la terre, parce qu’elle seule contient et développe les éléments de la puissance et de la richesse d’un empire: de tous les artisans, le laboureur seul crée les objets de nos besoins: les autres ne font que donner des formes; ils consomment sans rien produire: or, puisque les vraies richesses sont les denrées qui servent à la nourriture, au vêtement, au logement; puisque les hommes ne se multiplient qu’à raison de l’abondance de ces denrées; puisque la puissance d’un état se mesure sur le nombre de bras qu’il nourrit, le premier soin du gouvernement doit être tout entier pour l’art qui remplit le mieux ces objets. Dans ses encouragements, il doit suivre l’ordre que la nature elle-même a mis dans l’échelle de nos besoins; ainsi, puisque le besoin de la nourriture est le plus pressant, il doit s’en occuper avant tout autre: viennent ensuite les soins du vêtement, puis ceux du logement, etc. Et ce n’est point assez de les avoir réalisés pour une partie du pays et des sujets; l’empire n’étant aux yeux du législateur qu’un même domaine, la nation n’étant qu’une même famille, il ne doit se départir de son système, qu’après l’avoir complété pour l’empire et pour la nation. Tant qu’il reste des terres incultes, tout bras employé à d’autres travaux est dérobé au plus utile; tant qu’une famille manque du nécessaire, nul autre n’a droit d’avoir le superflu. Sans cette égalité générale, un empire, partie en friche et partie cultivé, un peuple partie riche et partie pauvre, partie barbare et partie policé, offrent un mélange choquant de luxe et de misère, et ressemblent à ces charlatans ridicules qui portent du galon et des bijoux avec des haillons sales et des bas percés.
Ce n’est donc que lorsque la culture a atteint son comble, qu’il est permis de détourner les bras superflus vers les arts d’agrément et de luxe. Alors, le fonds étant acquis; l’on peut s’occuper à donner des formes: alors aussi, par une marche naturelle, s’opère un changement dans le goût et les mœurs d’une nation. Jusque-là, l’on n’aimait que la quantité; l’on commence de goûter la qualité: bientôt la délicatesse prend la place de l’abondance: bientôt au bœuf entier du repas d’Achille, succèdent les petits plats d’Alcibiade; à la bure pesante et roide, l’étoffe chaude et légère; au logis rustique, aux meubles grossiers, unie maison élégante et un ameublement récherché; alors, par ordre successif et par gradation, naissent les uns des autres les arts utiles, les arts agréables, les beaux-arts: alors paraissent les fabricants de toute espèce, les négociants, les architectes, les sculpteurs, les peintres; les musiciens, les orateurs, les poètes. Avant cet état de plénitude, vouloir produire ces arts, c’est troubler l’ordre de la nature; c’est demander à la jeunesse les fruits de l’âge viril. Les peuples sont comme les enfants; on les énerve par des jouissances précoces au moral comme au physique, et pour quelques fleurs éphémères, on les jette dans un marasme incurable. Faute d’observer cette marche, la plupart des états avortent ou font des progrès plus lents qu’ils ne le devraient. Les chefs des nations sont trop pressés de jouir: à peine le sol qui les entoure est-il défriché, que déja ils veulent avoir un faste et une puissance: déja, par les conseils avides de leurs parasites, ils veulent élever des palais somptueux, des jardins suspendus, des villes, des manufactures, un commerce, une marine; ils transforment les cultivateurs en soldats, en matelots, en maçons, en musiciens, en gens de livrée. Les champs se désertent, la culture diminue; les denrées manquent, les revenus baissent, l’état s’obère, et l’on est étonné de voir un corps qui promettait une grande force, dépérir tout à coup, ou végéter tristement dans une langueur funeste.
Mais l’empereur et l’impératrice sont trop éclairés sur les vrais principes du gouvernement pour se livrer à ces illusions dangereuses; devenus maîtres de ces contrées célèbres, ils ne se laisseront point séduire par l’appât d’une fausse gloire; et parce qu’ils posséderont les champs de la Grèce et de l’Ionie; ils ne croiront pas pouvoir tout à coup en relever les ruines, ni ressusciter le génie des anciens âges: ils savent de quelles circonstances politiques l’état moral que nous admirons fut accompagné; ils savent qu’alors la Grèce produisait les Phidias et les Praxitèle, les Pindare et les Sophocle, les Thucydide et les Platon; alors le petit territoire de Sparte nourrissait quarante mille familles libres; les arides coteaux de l’Attique étaient couverts d’oliviers, les champs de Thèbes de moissons; en un mot, la terre regorgeait de population et de culture. Pour rallumer le flambeau du génie et des arts, il faut lui redonner les mêmes aliments; les arts n’étant que la peinture et l’imitation des riches scènes de l’état social de la nature, on ne les excite qu’autant qu’on les environne de leurs modèles; et ce n’est pas encore assez que le peintre et le poète éprouvent des sensations, il faut qu’ils les communiquent, et qu’on les leur rende; il faut qu’un peuple poli, assemblé au théâtre d’Athènes ou au cirque olympique, soutienne leur ardeur par ses éloges, épure leur goût par sa censure; et tous ces éléments du génie sont à reproduire dans la Grèce: il faudra repeupler ses campagnes désertes, rendre l’abondance à ses villes ruinées, policer son peuple abâtardi, créer en lui jusqu’au sentiment; car le sentiment ne naissant que de la comparaison de beaucoup d’objets déja connus, il est faible ou nul dans les hommes ignorants et grossiers: aussi peut-on observer dans notre propre France que les chefs-d’œuvre de nos arts, présentés aux esprits vulgaires, n’excitent point en eux ces émotions profondes qui sont le signe distinctif des esprits cultivés. Enfin, pour ressusciter les Grecs anciens, il, faudra rendre des mœurs au Grecs modernes, devenus la race la plus vile et la plus corrompue de l’univers; et la vie agricole seule opérera ce prodige; elle les corrigera de leur inertie par l’esprit de propriété; des vices de leur oisiveté par des occupations attachantes; de leur bigoterie par l’éloignement de leurs prêtres; de leur lâcheté par la cessation de la tyrannie; enfin de leur improbité par l’abandon de la vie mercantile et la retraite des villes. Ainsi les véritables intérêts des puissances nouvelles, loin de contrarier notre commerce, lui seront favorables. En tournant toute leur activité vers la culture, elles procureront à leurs sujets plus de moyens d’acheter, à nous plus de moyens de vendre: leurs denrées plus abondantes nous deviendront moins coûteuses; nos objets d’industrie par eux-mêmes seront à meilleur prix que s’ils les fabriquaient de leurs mains; car il est de fait que des mains exercées travaillent avec plus d’économie de temps et de matières, que des mains novices.
Mais, pourra-t-on dire encore, cela même supposé, notre commerce n’en recevra pas moins une atteinte funeste, en ce que les nouvelles puissauces ne nous accorderont point, des privilèges aussi étendus que la Porte: elles nous traiteront pour le moins à l’égal de leurs sujets, et nous serons forcés de partager avec eux l’exploitation de leur commerce.
J’avoue qu’après la Porte nous ne trouverons point de gouvernement qui, nous préférant à ses propres sujets, ne nous impose que trois pour cent de douanes, pendant qu’il exige d’eux dix pour cent. J’avoue que l’impératrice et l’empereur ne souffriront point, comme le sultan, que nous assujettissions chez nous leurs sujets au droit extraordinaire de vingt pour cent, droit qui, donnant à nos nationaux sur eux un avantage immense[97], concentre dans nos mains l’exploitation de tout le commerce. Mais cette prérogative avantageuse à quelques particuliers, l’est-elle à la masse du commerce lui-même? la concurrence des étrangers à son exploitation est-elle un mal pour la nation, comme le prétendent les intéressés au commerce du Levant? C’est ce que nient les personnes instruites en matière de commerce; et c’est ce dont le gouvernement lui-même ne paraît pas bien persuadé: car, après avoir souffert par habitude l’existence de ce régime, on l’a vu, dans ces dernières années, l’abroger par des raisonnements plausibles, et par l’ordonnance venue à la suite de l’inspection de 1777, permettre aux étrangers quelconques de concourir avec nos nationaux à l’exploitation du commerce du Levant: seulement il crut devoir réserver les draps; et pour favoriser notre navigation, il spécifia que l’on ne pourrait faire les transports que sur nos bâtiments: il est vrai que depuis cette époque il a révoqué cette permission; mais on a droit de croire qu’il a bien moins cédé à sa conviction qu’aux plaintes et aux instances des résidants en Levant; car, tandis qu’il a rejeté les étrangers du commerce de la Méditerranée, il les a admis avec plus d’extension à celui des Antilles et de tout l’Océan. Il est vrai aussi que les négociants de Marseille prétendent que le commerce de la Turkie est d’une espèce particulière; mais cette proposition, comme toutes celles dont ils l’appuient, a trop le caractère d’un intérêt local, et l’on pourrait lui opposer leur propre mémoire contre le privilège de la compagnie des Indes. Toute la question se réduit à savoir s’il nous est plus avantageux de faire le commerce d’une manière dispendieuse que d’une manière économique; et il sera difficile de prouver que le régime de nos échelles ne soit pas le cas de la première alternative.
Notre commerce en Levant, disent les négociants, nous oblige à établir des comptoirs, à cautionner et soudoyer des facteurs, à entretenir des consuls et des interprètes, à subir des avanies, des pillages, des pertes occasionées par les marchandises pestiférées; et tous ces accessoires nous constituent en de grands frais. Si l’on permet aux étrangers, et particulièrement aux naturels de Turkie, d’expédier sans notre entremise, nous ne pourrons soutenir leur concurrence; car le Turk, l’Arménien, le Grec, vivant dans leur propre pays, connaissant la langue, pénétrant dans les campagnes, fréquentant tous les marchés, ont des ressources qu’il nous est impossible d’égaler. En outre, ils n’ont ni frais de comptoirs, ni entretien de facteur, ni dépenses de consulat: enfin ils portent dans leur nourriture, leur vêtement, leurs transports, une parcimonie qui seule leur donne sur nous un avantage immense.
Voilà précisément, répondrai-je, pourquoi il faut les employer; car il est de fait et de principe que plus le commerce se traite avec économie, plus il acquiert d’étendue et d’activité. Moins la denrée est chère, plus grande est la consommation, et par contre-coup plus grande est la production et la culture: entre le producteur et le consommateur, le négociant est une main accessoire qui n’a de droit qu’au salaire de son temps. Ce salaire accroissant le prix de la denrée, elle devient d’autant plus chère, et la consommation d’autant moindre que le salaire l’élève davantage. L’intérêt d’une nation est donc d’employer les mains les moins dispendieuses: et notre régime actuel est l’inverse de ce principe. D’abord nous payons ces frais de consulat, de comptoir, de factorerie mentionnés par les négociants. En second lieu, il est connu que les facteurs en Levant ne traitent point le commerce par eux-mêmes, mais qu’ils emploient en sous-ordre ces mêmes Grecs et Arméniens que l’on exclut, en sorte qu’il s’introduit une troisième main pour les achats et les ventes: on se plaint même à Marseille de la négligence, de l’inaction et des dépenses de ces facteurs. Leurs majeurs leur reprochent de prendre les mœurs turkes, de passer les jours à fumer la pipe, d’entretenir des chevaux et des valets, d’avoir des pelisses et des garde-robes, etc. Ils disent, avec raison, qu’ils paient tout cela; mais comme eux-mêmes se paient sur la denrée, c’est nous, consommateurs et producteurs, qui supportons toutes ces charges. Tous ces frais renchérissent d’autant nos draps, les Turks en achètent moins, et nos fabriques ont moins d’emploi. On nous rend d’autant moins de coton; il nous devient plus cher: nous en consommons moins, et nos manufactures languissent. Que si nous nous servions du Grec et de l’Arménien sans l’intermède de nos négociants et de leurs facteurs, la denrée serait moins chère, parce que ces étrangers vivant d’olives et de fromage, leur salaire serait moins fort: et encore parce que la tirant de la première main, ils se contenteraient d’un moindre bénéfice. Par la même raison ils achèteraient plus de nos marchandises, et le débit en serait plus grand, parce que fréquentant les foires et les marchés, ils étendraient davantage les ventes.
Mais, ajoutent les négociants, si les étrangers deviennent les agents de notre commerce, le bénéfice que font maintenant les nationaux sera perdu pour l’état; il ne recevra plus les fortunes que nos facteurs lui font rentrer chaque année. Le Juif, le Grec, l’Arménien, après s’être enrichis à nos dépens: retourneront dans leur pays, nos fonds sortiront de France, etc.
Je réponds qu’en admettant les étrangers à notre commerce, ils n’en deviennent point les agents nécessaires: s’ils y trouvent des bénéfices capables de les y attacher, rien n’empêche les nationaux de les leur disputer; il s’agit seulement d’émuler avec eux d’activité et d’économie, et nous aurons toujours deux grands avantages: car pendant que le Turk, le Grec, l’Arménien paieront dix pour cent en Turkie, et resteront exposés aux avanies et aux ruines totales, nos Français continueront de jouir de leur sécurité, et de ne payer que trois pour cent.
En second lieu, les fortunes que nos négociants en Levant font entrer chaque année dans l’état, ne sont pas un objet aussi considérable que l’on pourrait le croire. De quatre-vingts maisons françaises que l’on compte dans les échelles, il ne se retire pas plus de cinq négociants, année commune, et l’on ne peut pas porter à plus de 50,000 livres la fortune de chacun d’eux: ce n’est donc en total qu’un fonds de 250,000 livres, ou, si l’on veut, cent mille écus par an, dont une partie même a été prise sur la France. Or la plus légère augmentation dans le commerce compensera cette suppression: en outre, si les étrangers étaient admis en France, la consommation qu’ils y feraient tournerait à notre profit: au lieu que dans l’état présent, celle des quatre-vingts maisons établies en Levant tourne au profit de la Turkie; et à ne la porter qu’à 10,000 livres par maison, c’est un fonds de 800,000 livres.
Enfin, si le gouvernement admettait une tolérance de cultes que la politique et la raison prescrivent, que la religion même ordonne, ces mêmes Arméniens, Grecs et Juifs qui aujourd’hui sont des étrangers, demain deviendraient des sujets. Qui peut douter que, si ces hommes trouvaient dans un pays non-seulement la sûreté de personne et de propriété, et la liberté de conscience, mais encore une vie remplie de jouissances, et la considération que donne la fortune; qui peut douter, dis-je, qu’ils n’en préférassent le séjour à celui de la Turkie, où ils éprouvent la tyrannie perpétuelle du gouvernement et de l’opinion? Voyez ce qui arrive à Livourne et a Trieste; par la tolérance de l’empereur et du grand-duc, une foule de Juifs, d’Arméniens, de Grecs y ont émigré depuis quelques années; l’on a vu en 1784 le grand douanier de l’Égypte y sauver une fortune de plusieurs millions, et cet exemple aura des suites. De là ont résulté entre ces ports et le Levant des relations plus intimes dont s’alarme déja Marseille. Voulez-vous détruire cette concurrence? ouvrez votre port de Marseille; accueillez-y les étrangers, et dans cinq ans Livourne et Trieste seront déserts. Les faits en sont garants. Déja dans le court espace qu’a duré le régime libre, malgré la guerre et la défiance des esprits, tout le commerce de la Méditerranée avait pris son cours vers nous. Déja les étrangers abandonnaient les vaisseaux hollandais et ragusais pour se servir des nôtres: l’industrie s’éveillait en Barbarie, en Égypte, en Asie, et, quoi qu’en aient dit les résidants aux échelles, la masse des échanges augmentait: rétablissez la liberté, et vous reprendrez vos avantages; ils sont tels, que leur poids livré à lui-même entraînera toujours vers vous la balance: par sa position géographique, Marseille est l’entrepôt le plus naturel de la Méditerranée; son port est excellent; et ce qui le rend plus précieux, placé sur la frontière d’un pays vaste et riche en denrées, il offre à la consommation les débouchés les plus étendus, les plus actifs, et devient le marché le mieux assorti, où par conséquent les acheteurs et les vendeurs se rendront toujours de préférence. Que dirait-on d’un marchand qui, ayant le magasin le mieux assorti dans tous les genres, le tiendrait soigneusement fermé, et se contenterait d’envoyer des colporteurs au dehors? il est constant que ses agents également payés, soit qu’ils perdent, soit qu’ils gagnent, porteront moins d’activité à vendre; que les acheteurs à qui l’on offrira la marchandise mettront moins d’empressement à la prendre; que les assortiments leur plairont moins; qu’en tout ce marchand aura moins de débit: que si au contraire il ouvrait son magasin à tout le monde, s’il exposait ses marchandises à tous les regards, la vue en provoquerait le désir; on acheterait non-seulement ce que l’on demandait, mais encore ce dont on n’avait pas l’idée, et le marchand en faisant de moindres bénéfices sur chaque objet, gagnerait davantage sur la masse: voilà la leçon de notre conduite; puisque nous avons le plus riche magasin, empressons-nous d’y attirer tout le monde: les étrangers qui ne sont point accoutumés à tant de jouissances s’y livreront avec passion. Le Grec, l’Arménien, le Juif laisseront à notre industrie le bénéfice de leur propre denrée; ils s’habitueront parmi nous, et Marseille doublera de population, de commerce, et prendra sa place au premier rang de la Méditerranée. Par-là nous économiserons les dépenses des consulats, des drogmans et de ces élèves de la langue dont on perd à grand frais la jeunesse dans un collége de Paris: nous abolirons le régime tracassier des échelles; nous releverons l’émulation de nos fabricants qui, par leur dépendance des négociants et la négligence des inspecteurs, détériorent depuis quelques années la qualité de leurs draps: enfin nous détruirons toute concurrence des Européens, et nous tromperons le piége qu’ils nous préparent, en nous présentant le pavillon de la Porte que nous ne pourrons refuser de traiter à égalité.
Un seul parti est avantageux; un seul parti obvie à tous les inconvénients, convient à tous les cas, c’est de laisser le commerce libre, et d’accueillir tout ce qui se présente à Marseille. Le gouvernement vient de lever le plus grand obstacle, en prenant enfin le parti si politique et si sage de tolérer les divers cultes. Qu’après cela, les Autrichiens et les Russes conquièrent ou ne conquièrent pas, les deux cas nous sont égaux. S’ils s’établissent en Turkie, nous profiterons du bien qu’ils y feront naître: s’ils ne s’y établissent pas, nous ferons le commercé avec eux dans la mer Noire et la Méditerranée; et nous devons, à cet égard, seconder les efforts de la Russie pour rendre le Bosphore libre; car il est de notre intérêt plus que d’aucune autre nation de l’Europe d’attirer tout le commerce de cet empire sur la Méditerranée, puisque cette navigation est à notre porte, et que nos rivaux en sont éloignés. Et tout est en notre faveur dans ce projet, puisque les plus riches productions du Nord sont voisines de cette mer. Ces bois de marine si recherchés et qui deviennent si rares dans notre France, croissent sur le Dnieper et sur le Don; et il serait bien plus simple de les flotter par ces fleuves dans la mer Noire, que de les faire remonter par des détours immenses jusqu’à la Baltique et au port de Riga, où la navigation est interrompue par les glaces pendant six mois de l’année.
Il ne me reste plus à traiter que de quelques projets présentés au gouvernement. Depuis que les bruits d’invasion et de partage ont commencé de se répandre, depuis que l’opinion publique en a même regardé le plan comme arrêté entre l’empereur et l’impératrice, quelques personnes parmi nous, considérant à la fois la difficulté de nous opposer à cet événement, et les dommages qu’il pourrait nous apporter, ont proposé d’obvier à tous les inconvénients en accédant nous-mêmes à la ligue; et puisque nous ne pouvions empêcher nos voisins de s’agrandir, de faire servir leur puissance et leur ambition à notre propre avantage. En conséquence il a été présenté au conseil divers mémoires tendant à prouver, d’un côté, l’utilité, la nécessité même de prendre part à la conquête; de l’autre, à diriger le gouvernement dans le choix du pays qu’il doit s’approprier. Sur ce second chef les avis ne sont pas d’accord: les uns veulent que l’on s’empare de la Morée et de Candie; les autres conseillent Candie seule, ou l’île de Cypre; d’autres enfin l’Égypte. De ces projets et de beaucoup d’autres que l’on pourrait faire, un seul, par l’éclat et la solidité de ses avantages, mérite d’être discuté, je veux dire le projet concernant l’Égypte.
Le cas arrivant, a-t-on dit ou a-t-on dû dire, que l’empereur et l’impératrice se partagent la Turkie d’Europe, un seul objet peut indemniser la France, un seul objet est digne de son ambition, la possession de l’Égypte: sous quelque rapport que l’on envisage ce pays, nul autre ne peut entrer avec lui en parallèle d’avantages. L’Égypte est le sol le plus fécond de la terre, le plus facile à cultiver, le plus certain dans ses récoltes; l’abondance n’y dépend pas, comme en Morée et dans l’île de Candie, de pluies sujettes à manquer; l’air n’y est pas malsain comme en Cypre, et la dépopulation n’y règne pas comme dans ces trois contrées. L’Égypte, par son étendue, est égale au cinquième de la France, et par la richesse de son sol, elle peut l’égaler; elle réunit toutes les productions de l’Europe et de l’Asie, le blé, le riz, le coton, le lin, l’indigo, le sucre, le safranon, etc., et avec elle seule nous pourrions perdre impunément toutes nos colonies; elle est à la portée de la France, et dix jours conduiront nos flottes de Toulon à Alexandrie; elle est mal défendue, facile à conquérir et à conserver. Ce n’est point assez de tous ces avantages qui lui sont propres, sa possession en donne d’accessoires qui ne sont pas moins importants. Par l’Égypte nous toucherons à l’Inde, nous en dériverons tout le commerce dans la mer Rouge, nous rétablirons l’ancienne circulation par Suez, et nous ferons déserter la route du cap de Bonne-Espérance. Par les caravanes d’Abissinie, nous attirerons à nous toutes les richesses de l’Afrique intérieure, la poudre d’or, les dents d’éléphant, les gommes, les esclaves: les esclaves seuls feront un article immense; car tandis qu’à la côte de Guinée ils nous coûtent 800 liv. la tête, nous ne les paierons au Kaire que 150 liv., et nous en rassasierons nos îles. En favorisant le pèlerinage de la Mekke, nous jouirons de tout le commerce de la Barbarie jusqu’au Sénégal, et notre colonie ou la France elle-même deviendra l’entrepôt de l’Europe et de l’univers.
Il faut l’avouer, ce tableau qui n’a rien d’exagéré est bien capable de séduire, et peu s’en faut qu’en le traçant le cœur ne s’y laisse entraîner: mais la prudence doit guider même la cupidité; et avant de courir aux amorces de la fortune, il convient de peser les obstacles qui en séparent, et les inconvénients qui y sont attachés.
Ils sont grands et nombreux ces inconvénients et ces obstacles. D’abord, pour nous approprier l’Égypte, il faudra soutenir trois guerres: la première, de la part de la Turkie; car la religion ne permet pas au sultan de livrer à des infidèles ni les possessions ni les personnes des vrais croyants: la seconde, de la part des Anglais; car l’on ne supposera pas que cette nation égoïste et envieuse nous voie tranquillement faire une acquisition qui nous donnerait sur elle tant de prépondérance, et qui détruirait sous peu toute sa puissance dans l’Inde; la troisième enfin, de la part des naturels de l’Égypte, et celle-là, quoiqu’en apparence la moins redoutable, serait en effet la plus dangereuse. L’on ne compte de gens de guerre que six ou huit mille Mamlouks; mais si des Francs, si des ennemis de Dieu et du prophète osaient y débarquer, Turks, Arabes, paysans, tout s’armerait contre eux; le fanatisme tiendrait lieu d’art et de courage, et le fanatisme est toujours un ennemi dangereux; il règne encore dans toute sa ferveur en Égypte; le nom des Francs y est en horreur, et ils ne s’y établiraient que par la dépopulation. Mais je suppose les Mamlouks exterminés et le peuple soumis, nous n’aurons encore vaincu que les moindres obstacles; il faudra gouverner ces hommes, et nous ne connaissons ni leur langue, ni leurs mœurs, ni leurs usages: il arrivera des malentendus qui causeront à chaque instant du trouble et du désordre. Le caractère des deux nations, opposé en tout, deviendra réciproquement antipathique: nos soldats scandaliseront le peuple par leur ivrognerie, le révolteront par leur insolence envers les femmes; cet article seul aura les suites les plus graves. Nos officiers même porteront avec eux ce ton léger, exclusif, méprisant, qui nous rend insupportables aux étrangers, et ils aliéneront tous les cœurs. Ce seront des querelles et des séditions renaissantes: on châtiera, on s’envenimera, on versera le sang, et il nous arrivera ce qui est arrivé aux Espagnols dans l’Amérique, aux Anglais dans le Bengale, aux Hollandais dans les Moluques, aux Russes dans les Kouriles; nous exterminerons la nation: nous avons beau vanté notre douceur, notre humanité; les circonstances font les hommes, et à la place de nos voisins nous eussions été barbares comme eux. L’homme fort est dur et méchant, et l’expérience a prouvé sur nous-mêmes que notre joug n’était pas moins pesant qu’un autre. Ainsi l’Égypte n’aura fait que changer de Mamlouks, et nous ne l’aurons conquise que pour la dévaster: mais alors même il nous restera un ennemi vengeur à combattre, le climat. Des faits nombreux ont constaté que les pays chauds nous sont funestes: nous n’avons pu nous soutenir dans le Milanez et la Sicile; nos établissements dans l’Inde et les Antilles nous dévorent: que sera-ce de l’Égypte? Nous y porterons notre intempérance et notre gourmandise; nous y boirons des liqueurs; nous y mangerons beaucoup de viande; en un mot, nous voudrons y vivre comme en France; car c’est un des caractères de notre nation, qu’avec beaucoup d’inconstance dans ses goûts, elle est très-opiniâtre dans ses usages. Les fièvres ardentes, malignes, putrides, les pleurésies, les dyssenteries, nous tueront par milliers: année commune, l’on pourra compter sur l’extinction d’un tiers de l’armée, c’est-à-dire, de huit à dix mille hommes; car pour garder l’Égypte, il faudra au moins vingt-cinq mille hommes. A ce besoin de recruter nos troupes, joignez les émigrations qui se feront pour le commerce et la culture, et jugez de la population qui en résultera parmi nous; et cela pour quels avantages? Pour enrichir quelques individus à qui la faveur y donnera des commandements; qui n’useront de leur pouvoir que pour y amasser des fortunes scandaleuses; qui même avec de bonnes intentions ne pourront suivre aucun plan d’administration favorable au pays, parce que la défiance et l’intrigue les changeront sans cesse. Et que l’on ne dise point que l’on préviendra les abus par un nouveau régime: le passé prouve pour l’avenir. Depuis François Ier pas un seul de nos établissements n’a réussi; au Milanez, à Naples, en Sicile, dans l’Inde, à Madagascar, à Cayenne, au Mississipi, au Canada, partout nous avons échoué: Saint-Domingue même ne fait pas exception; car il n’est pas notre ouvrage; nous le devons aux Flibustiers. Croira-t-on que nous changions de caractère? On nous séduit par l’appât d’un commerce immense; et que sont des richesses qui corrompront nos mœurs? qui accroîtront nos dettes et nos impôts par de nouvelles guerres? qui en résultat se concentreront dans un petit nombre de mains? Depuis cent ans l’on a beaucoup vanté le commerce; mais si l’on examinait ce qu’il a ajouté de réel au bonheur des peuples, l’on modérerait cet enthousiasme. A dater de la découverte des deux Indes l’on n’a pas cessé de voir des guerres sanglantes causées par le commerce; et le fer et la flamme ont ravagé les quatre parties du globe pour du poivre, de l’indigo, du sucre et du café. Les gouvernements ont dit aux nations qu’il s’agissait de leurs plus chers intérêts; mais les jouissances que la multitude paya de son sang, les goûta-t-elle jamais? N’ont-elles pas plutôt aggravé ses charges et augmenté sa détresse? Par un autre abus, les bénéfices accumulés en quelques mains ont produit plus d’inégalité dans les fortunes, plus de distance entre les conditions, et les liens des sociétés se sont relâchés ou dissous; l’on n’a plus compté dans chaque état qu’une multitude mendiante de mercenaires, et un groupe de propriétaires opulents: avec les grandes richesses sont venus la dissipation, les goûts dépravés, l’audace et la licence: l’émulation du luxe a jeté le désordre dans l’intérieur des familles, et la vie domestique a perdu ses charmes: le besoin d’argent plus impérieux a rendu les moyens de l’acquérir moins honnêtes, et l’ancienne loyauté s’est éteinte. Les arts agréables devenus plus importants ont fait mépriser les arts nécessaires; les campagnes se sont dépeuplées pour les villes, et les laboureurs ont laissé la charrue pour se rendre laquais ou artisans; l’aspect intérieur des états en a été plus brillant; mais la force intrinsèque s’en est diminuée: aussi n’est-il pas un seul gouvernement en Europe qui ne se trouve épuisé au bout d’une guerre de quatre ou cinq ans; tous sont obérés de dettes; et voilà les fruits des conquêtes et du commerce. Pour des richesses lointaines l’on néglige celles que l’on possède: pour des entreprises étrangères on se distrait des soins intérieurs: on acquiert des terres et l’on perd des sujets: on soudoie des armées plus fortes: on entretient des flottes plus nombreuses; on établit des impôts plus pesants: la culture devient plus onéreuse et diminue: les besoins plus urgents rendent l’usage du pouvoir plus arbitraire: les volontés prennent la place des lois: le despotisme s’établit, et de ce moment toute activité, toute industrie, toute force dégénère; et à un éclat passager et menteur, succède une langueur éternelle: voilà les exemples que nous ont offerts le Portugal, l’Espagne, la Hollande; et voilà le sort qui nous menace nous-mêmes, si nous ne savons profiter de leur expérience.
Ainsi, me dira-t-on, il faudra rester spectateurs paisibles des succès de nos voisins, et de l’agrandissement de nos rivaux! Oui sans doute il le faut, parce qu’il n’est que ce parti d’utile et d’honnête: il est honnête, parce que rompre soudain avec un allié pour devenir son plus cruel ennemi, est une conduite lâche et odieuse; il est utile que dis-je? il est indispensable. Dans les circonstances présentes il nous est de la plus étroite nécessité de conserver la paix; elle seule peut réparer le désordre de nos affaires: le moindre effort nouveau, la moindre négligence, peuvent troubler la crise que l’on tâche d’opérer, et d’un accident passager, faire un mal irrémédiable. Ne perdons pas de vue qu’un ennemi jaloux et offensé nous épie; évitons donc toute distraction d’entreprises étrangères. Rassemblons toutes nos forces et toute notre attention sur notre situation intérieure: rétablissons l’ordre dans nos finances: rendons la vigueur à notre armée: réformons les abus de notre constitution: corrigeons dans nos lois la barbarie des siècles qui les ont vues naître: par-là, et par-là seulement, nous arrêterons le mouvement qui déja nous entraîne: par-là nous régénérerons nos forces et notre consistance, et nous ressaisirons l’ascendant qui nous échappe: par-là nous deviendrons supérieurs aux révolutions externes que le cours de la nature amène et nécessite. Il ne faut pas nous abuser; l’état de choses qui nous environne ne peut pas durer: le temps prépare sans cesse de nouveaux changements, et le siècle prochain est destiné à en avoir d’immenses dans le système politique du monde entier. Le sort n’a pas dévoué l’Inde et l’Amérique à être éternellement les esclaves de l’Europe. L’affranchissement des colonies anglaises a ouvert pour le Nouveau-Monde une nouvelle carrière; et plus tôt ou plus tard les chaînes qui le tiennent asservi échapperont aux mains de ses maîtres. L’Inde commence à s’agiter, et pourra se purger bientôt d’une tyrannie étrangère. L’invasion de la Turkie et la formation d’une nouvelle puissance à Constantinople, donneront à l’Asie une autre existence: le commerce prendra d’autres routes, et la fortune des peuples sera changée. Ainsi l’empire factice que s’étaient fait quelques états de l’Europe, sera de toutes parts ébranlé et détruit; ils seront réduits à leur propre terre, et peut-être ce coup du sort qui les alarme en sera-t-il la plus grande faveur; car alors les sujets de querelles devenus moins nombreux rendront les guerres plus rares; les gouvernements moins distraits s’occuperont davantage de l’administration intérieure; les forces moins partagées se concentreront davantage, et les états ressembleront à ces arbres qui, dépouillés par le fer, de branches superflues où s’égarait la séve, n’en deviennent que plus vigoureux; et la nécessité aura tenu lieu de sagesse. Dans cette révolution il n’est aucun peuple qui ait moins à perdre que nous; car nous ne sommes ni épuisés de population ou languissants d’inertie comme le Portugal et l’Espagne, ni bornés de terrain et de moyens comme l’Angleterre et la Hollande. Notre sol est le plus riche et l’un des plus variés de l’Europe. Nous n’avons, il est vrai, ni coton, ni sucre, ni café, ni épiceries; mais l’échange de nos vins, de nos laines, de nos objets d’industrie, nous en procurera toujours en abondance. Les Allemands n’ont point de colonies, et les denrées de l’Amérique et de l’Inde sont aussi répandues chez eux et moins chères que chez nous. C’est dans nos foyers et non au delà des mers, que sont pour nous l’Égypte et les Antilles. Qu’avons-nous besoin de terre étrangère, quand un sixième de la nôtre est encore inculte, et que le reste n’a pas reçu la moitié de la culture dont il est susceptible? Songeons à améliorer notre fortune et non à l’agrandir: sachons jouir des richesses qui sont sous nous mains, et n’allons point pratiquer sous un ciel étranger une sagesse dont nous ne faisons pas même usage chez nous.
Mais désormais j’ai touché la borne de ma carrière, et je dois m’arrêter. J’ai exposé sur quels symptômes de faiblesse et de décadence je fonde les présages de la ruine prochaine de l’empire turk. J’ai insisté sur les faits généraux plus que sur ceux du moment, parce qu’il en est souvent des empires comme de ces arbres antiques qui, sous un aspect de verdure et quelques rameaux encore frais, cèlent un tronc rongé dans ses entrailles, et qui, n’ayant plus pour soutien que leur écorce, n’attendent, pour être renversés, que le premier souffle de la tempête. J’ai expliqué pourquoi l’empire russe, sans être lui-même robustement constitué, avait néanmoins une grande force relative, et annonçait de grands accroissements. J’ai détaillé les raisons qui me font regarder la révolution prochaine plutôt comme avantageuse que comme nuisible à nos intérêts. Je pense que nous devons éviter la guerre, parce que, entreprise pour le commerce, elle nous coûtera toujours beaucoup plus qu’il ne nous rapporte; et que, entreprise pour une conquête, elle nous perdra aussi certainement par son succès que par son échec. C’est désormais au temps à vérifier ou à démentir ces conjectures. A juger par les apparences, l’issue de la crise actuelle n’est pas éloignée; il est possible que dans le cours de cette guerre, que sous le terme de deux campagnes, l’événement principal soit décidé; il peut se faire que par une hardiesse calculée, les alliés marchent brusquement sur Constantinople qu’ils trouveront désert et incendié. Ce coup frappé, ce sera à la prudence de consommer l’ouvrage de la fortune. Jamais carrière ne s’ouvrit plus brillante: il ne s’agit pas moins que de former des empires nouveaux sur le sol le plus fécond, dans le site le plus heureux, sous le plus beau climat de la terre, et pour comble d’avantage, d’avoir à policer une des races d’hommes les mieux constitués au moral et au physique. A bien des égards les peuples de la Turkie sont préférables, pour les législateurs, à ceux de l’Europe, et surtout à ceux du Nord. Les Asiatiques sont ignorants, mais l’ignorance vaut mieux que le faux savoir: ils sont engourdis, mais non pas brutes et stupides. L’on peut même dire qu’ils sont plus voisins d’une bonne législation que la plupart des Européens, parce que chez eux le désordre n’est point consacré par des lois. L’on n’y connaît point les droits vexatoires du système féodal, ni le préjugé barbare des naissances, qui consacre la tyrannie des aristocrates. Toute réforme y sera facile, parce qu’il ne faudra pas, comme chez nous, détruire pour rebâtir. Les lumières acquises n’auront point à combattre la barbarie originelle; et tel sera désormais l’avantage de toute constitution nouvelle, qu’elle pourra profiter des travaux modernes pour se former sur les principes de la morale universelle.
Si donc la puissance qui s’établira à Constantinople sait user de sa fortune, si dans sa conduite avec ses nouveaux sujets elle joint la droiture à la fermeté, si elle s’établit médiatrice impartiale entre les diverses sectes, si elle admet la tolérance absolue dont l’empereur a donné le premier exemple, et qu’elle ôte tout effet civil aux idées religieuses; si la législation est confiée à des mains habiles et pures, si le législateur saisit bien l’esprit des Orientaux, cette puissance fera des progrès qui laisseront bientôt en arrière les anciens gouvernements: elle doit surtout éviter d’introduire, comme le tzar Pierre Ier, une imitation servile de mœurs étrangères. Chez un peuple comme chez un particulier, on ne développe de grands moyens qu’autant qu’ils dérivent d’un caractère propre. Enfin cette puissance doit s’abstenir, pour hâter la population, de transporter le peuple de ses provinces: l’expérience de tous les conquérants de l’Asie a trop prouvé que ces transplantations détruisent plus les hommes qu’elles ne les multiplient: quand un pays est bien gouverné, il se peuple toujours assez par ses propres forces: d’ailleurs les Arméniens, les Grecs, les Juifs et les autres nations persécutées de l’Asie, s’empresseront d’accourir vers une terre qui leur offrira la sécurité; et les musulmans eux-mêmes, surtout les paysans, sont tellement fatigués de la tyrannie turke, qu’ils pourront consentir à vivre sous une domination étrangère. Alors le bien qu’aura produit la révolution actuelle fera oublier les maux qu’elle va coûter: le bonheur de la génération future séchera les larmes de l’humanité sur la génération présente, et la philosophie pardonnera aux passions des rois qui auront eu l’effet d’améliorer la condition de l’espèce humaine.
Terminé le 26 février 1788.
FIN.
TABLE
DES CHAPITRES
CONTENUS DANS CE VOLUME.
| CHAPITRE PREMIER. | —Précis de l’histoire de Dâher, fils d’Omar, qui a commandé à Acre depuis 1750 jusqu’en | Pag. 1 |
| CHAP II. | —Distribution de la Syrie par pachalics, selon l’administration turke | 37 |
| CHAP III. | —Du pachalic d’Alep | 38 |
| CHAP IV. | —Du pachalic de Tripoli | 59 |
| CHAP V. | —Du pachalic de Saide, dit aussi d’Acre | 68 |
| CHAP VI. | —Du pachalic de Damas | 124 |
| CHAP VII. | —De la Palestine | 185 |
| CHAP VIII. | —Résumé de la Syrie | 208 |
| CHAP IX. | —Gouvernement des Turks en Syrie | 217 |
| CHAP X. | —De l’administration de la justice | 231 |
| CHAP XI. | —De l’influence de la religion | 235 |
| CHAP XII. | —De la propriété et des conditions | 242 |
| CHAP XIII. | —État des paysans et de l’agriculture | 245 |
| CHAP XIV. | —Des artisans, des marchands et du commerce | 251 |
| CHAP XV. | —Des arts, des sciences et de l’ignorance | 264 |
| CHAP XVI. | —Des habitudes et du caractère des habitants de la Syrie | 284 |
| État du commerce du Levant | 319 | |
| Considérations sur la guerre des Turks | 345 | |
FIN DE LA TABLE.
PLAN DU TEMPLE DU SOLEIL A BALBEK.
VUE DES RUINES DE PALMYRE DANS LE DÉSERT DE SYRIE: