Voyage en Espagne
The Project Gutenberg eBook of Voyage en Espagne
Title: Voyage en Espagne
Author: Théophile Gautier
Release date: July 14, 2010 [eBook #33157]
Most recently updated: January 25, 2021
Language: French
Credits: Produced by Keith J. Adams, Mireille Harmelin, Eric Vautier,
Rénald Lévesque and the Online Distributed Proofreaders
Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced
from images generously made available by the Bibliothèque
nationale de France (BnF/Gallica)
VOYAGE
EN ESPAGNE
PAR
THÉOPHILE GAUTIER
NOUVELLE ÉDITION REVUE ET CORRIGÉE
PARIS
CHARPENTIER, LIBRAIRE-ÉDITEUR1845
À
MON AMI ET COMPAGNON DE VOYAGE
EUGÈNE PIOT
CE LIVRE EST DÉDIÉ
THÉOPHILE GAUTIER
I.
DE PARIS À BORDEAUX.
Il y a quelques semaines (avril 1840), j'avais laissé tomber négligemment cette phrase: «J'irais volontiers en Espagne!» Au bout de cinq ou six jours, mes amis avaient ôté le prudent conditionnel dont j'avais mitigé mon désir et répétaient à qui voulait l'entendre que j'allais faire un voyage en Espagne. À cette formule positive succéda l'interrogation: «Quand partez-vous?» Je répondis, sans savoir à quoi je m'engageais: «Dans huit jours.» Les huit jours passés, les gens manifestaient un étonnement de me voir encore à Paris. «Je vous croyais à Madrid, disait l'un.--Êtes-vous revenu?» demandait l'autre. Je compris alors que je devais à mes amis une absence de plusieurs mois, et qu'il fallait acquitter cette dette au plus vite, sous peine d'être harcelé sans répit par ces créanciers officieux; le foyer des théâtres, les divers asphaltes et bitumes élastiques des boulevards m'étaient interdits jusqu'à nouvel ordre: tout ce que je pus obtenir fut un délai de trois ou quatre jours, et le 5 mai je commençai à débarrasser ma patrie de ma présence importune, en grimpant dans la voiture de Bordeaux.
Je glisserai très légèrement sur les premières postes, qui n'offrent rien de curieux. À droite et à gauche s'étendent toutes sortes de cultures tigrées et zébrées qui ressemblent parfaitement à ces cartes de tailleurs où sont collés les échantillons de pantalons et de gilets. Ces perspectives font les délices des agronomes, des propriétaires et autres bourgeois, mais offrent une maigre pâture au voyageur enthousiaste et descriptif qui, la lorgnette en main, s'en va prendre le signalement de l'univers. Étant parti le soir, mes premiers souvenirs, à dater de Versailles, ne sont que de faibles ébauches estompées par la nuit. Je regrette d'avoir passé par Chartres sans avoir pu voir la cathédrale.
Entre Vendôme et Château-Regnault, qui se prononce Chtrno dans la langue des postillons, si bien imitée par Henri Monnier, quand il fait son admirable charge de la diligence, s'élèvent des collines boisées où les habitants creusent leurs maisons dans le roc vif et demeurent sous terre, à la façon des anciens Troglodytes: ils vendent la pierre qu'ils retirent de leurs excavations, de sorte que chaque maison en creux en produit une en relief comme un plâtre qu'on ôterait d'un moule, ou une tour qu'on sortirait d'un puits; la cheminée, long tuyau pratiqué au marteau dans l'épaisseur de la roche, aboutit à fleur de terre, de façon que la fumée part du sol même en spirales bleuâtres et sans cause visible comme d'une soufrière ou d'un terrain volcanique. Il est très facile au promeneur facétieux de jeter des pierres dans les omelettes de ces populations cryptiques, et les lapins distraits ou myopes doivent fréquemment tomber tout vifs dans la marmite. Ce genre de constructions dispense de descendre à la cave pour chercher du vin.
Château-Regnault est une petite ville à pentes tournantes et rapides, bordées de maisons mal assises et chancelantes, qui ont l'air de s'épauler les unes les autres pour se tenir debout; une grosse tour ronde posée sur quelques talus d'anciennes fortifications drapées çà et là de vertes nappes de lierre, relève un peu sa physionomie. De Château-Regnault à Tours il n'y a rien de remarquable: de la terre au milieu des arbres de chaque côté; de ces longues bandes jaunes qui s'allongent à perte de vue, et que l'on appelle rubans de queue en style de roulier: voilà tout; puis la route s'enfonce tout à coup entre deux glacis assez escarpés, et, au bout de quelques minutes, on découvre la ville de Tours, que ses pruneaux, Rabelais et M. de Balzac ont rendue célèbre.
Le pont de Tours est très-vanté et n'a rien de fort extraordinaire en lui-même; mais l'aspect de la ville est charmant. Quand j'y arrivai, le ciel, où traînaient nonchalamment quelques flocons de nuages, avait une teinte bleue d'une douceur extrême; une ligne blanche, pareille à la raie tracée sur un verre par l'angle d'un diamant, coupait la surface limpide de la Loire; ce feston était formé par une petite cascatelle provenant d'un de ces bancs de sable si fréquents dans le lit de cette rivière. Saint-Gatien profilait dans la limpidité de l'air sa silhouette brune et ses flèches gothiques ornées de boules et de renflements comme les clochers du Kremlin, ce qui donnait à la découpure de la ville une apparence moscovite tout à fait pittoresque; quelques tours et quelques clochers appartenant à des églises dont je ne sais pas les noms achevaient le tableau; des bateaux à voiles blanches glissaient avec un mouvement de cygne endormi sur le miroir azuré du fleuve. J'aurais bien voulu visiter la maison de Tristan l'Ermite, le formidable compère de Louis XI, qui est restée dans un état de conservation merveilleuse avec ses ornements terriblement significatifs, composés de lacs de cordes et autres instruments de tortures entremêlés, mais je n'en ai point eu le temps; il m'a fallu me contenter de suivre la Grande-Rue, qui doit faire l'orgueil des Tourangeaux, et qui a des prétentions à la rue de Rivoli.
Châtellerault, qui jouit d'une grande réputation sous le rapport de la coutellerie, n'a rien de particulier qu'un pont avec des tours anciennes à chaque bout, qui font un effet féodal et romantique le plus charmant du monde. Quant à sa manufacture d'armes, c'est une grande masse blanche avec une multitude de fenêtres. De Poitiers, je n'en puis rien dire, l'ayant traversé par une pluie battante et une nuit plus noire qu'un four, sinon que son pavé est parfaitement exécrable.
Quand le jour revint, la voiture parcourait un pays boisé d'arbres vert-pomme plantés dans une terre du rouge le plus vif; cela faisait un effet très-singulier: les maisons étaient couvertes de toits en tuiles creuses à l'italienne avec des cannelures; ces tuiles étaient aussi d'un rouge éclatant, couleur étrange pour des yeux accoutumés aux tons de bistre et de suie des toitures parisiennes. Par une bizarrerie dont le motif m'échappe, les constructeurs du pays commencent les maisons par les toits; les murs et les fondations viennent ensuite. L'on pose la charpente sur quatre forts madriers, et les couvreurs font leur besogne avant les maçons.
C'est vers cet endroit que commence cette longue orgie de pierres de taille qui ne s'arrête qu'à Bordeaux; la moindre masure sans porte ni fenêtre est en pierres de taille, les murs des jardins sont formés de gros blocs superposés à sec; le long de la route, à côté des portes, vous voyez d'énormes tas de pierres superbes avec lesquelles il serait facile de bâtir à peu de frais des Chenonceaux et des Alhambras; mais les habitants se contentent de les entasser carrément et de recouvrir le tout d'un couvercle de tuiles rouges ou jaunes dont les découpures contrariées forment un feston d'un effet assez gracieux.
Angoulême, ville bizarrement juchée sur un coteau fort roide au pied duquel la Charente fait babiller deux ou trois moulins, est bâtie dans ce système; elle a une espèce de faux air italien, augmenté encore par les massifs d'arbres qui couronnent ses escarpements et un grand pin évasé en parasol comme ceux des villas romaines. Une vieille tour, qui, si ma mémoire est fidèle, est surmontée d'un télégraphe (le télégraphe sauve beaucoup de vieilles tours), donne de la sévérité à l'aspect général et fait tenir à la ville une assez bonne place sur le bord de l'horizon. En gravissant la montée, je remarquai une maison barbouillée extérieurement de fresques grossières représentant quelque chose comme Neptune, Bacchus ou peut-être Napoléon. Le peintre ayant négligé de mettre le nom à côté, toutes suppositions sont permises et peuvent se défendre.
Jusque-là, j'avoue qu'une excursion à Romainville ou à Pantin eût été tout aussi pittoresque; rien de plus plat, de plus nul, de plus insipide que ces interminables lanières de terrain, pareilles à ces bandelettes au moyen desquelles les lithographes renferment les boulevards de Paris dans une même feuille de papier. Des haies d'aubépine et des ormes rachitiques, des ormes rachitiques et des haies d'aubépine, et plus loin, quelque file de peupliers, plumets verts piqués dans une terre plate, ou quelque saule au tronc difforme, à la perruque enfarinée, voilà pour le paysage; pour figure, quelque pionnier ou cantonnier, hâlé comme un More d'Afrique, qui vous regarde passer la main appuyée sur le manche de son marteau, ou bien quelque pauvre soldat qui regagne son corps, suant et chancelant sous le harnais. Mais au delà d'Angoulême, la physionomie du terrain change, et l'on commence à comprendre qu'on est à une certaine distance de la banlieue.
En sortant du département de la Charente, on rencontre la première lande: ce sont d'immenses nappes de terre grise, violette, bleuâtre, avec des ondulations plus ou moins prononcées. Une mousse courte et rare, des bruyères d'un ton roux et des genêts rabougris forment toute la végétation. C'est la tristesse de la Thébaïde égyptienne, et à chaque minute l'on s'attend à voir défiler des dromadaires et des chameaux; on ne dirait pas que l'homme ait jamais passé par là.
La lande traversée, on entre dans une région assez pittoresque. Sur le bord de la route sont groupées çà et là des maisons enfouies comme des nids dans des bouquets d'arbres, qui ressemblent à des tableaux d'Hobbema, avec leurs grands toits, leurs puits bordés de vigne folle, leurs grands bœufs aux yeux étonnés, et leurs poules qui picorent sur le fumier; toutes ces maisons, bien entendu, sont en pierres de taille, ainsi que les clôtures des jardins. De tous les côtés on voit des ébauches de constructions abandonnées par pur caprice, et recommencées à quelques pas de là; les indigènes sont à peu près comme les enfants à qui l'on a donné pour étrennes un jeu d'architecture avec lequel, au moyen d'un certain nombre de morceaux de bois taillés à angles droits, on peut bâtir toutes sortes d'édifices; ils ôtent leur toit, déplacent les pierres de leurs maisons, et avec les mêmes pierres en élèvent une tout à fait différente. Au bord du chemin s'épanouissent des jardins entourés de beaux arbres de la plus humide fraîcheur et diaprés de pois en fleur, de marguerites et de roses; et la vue plonge sur des prairies où les vaches ont de l'herbe jusqu'au poitrail. Un chemin de traverse tout parfumé d'aubépine et d'églantier, un groupe d'arbres sous lequel on aperçoit un chariot dételé, quelques paysannes avec leurs bonnets évasés comme un turban d'uléma et une étroite jupe rouge: mille détails inattendus réjouissent les yeux et varient la route. En passant un glacis de bitume sur la teinte écarlate des toits, l'on pourrait se croire en Normandie. Flers et Cabat trouveraient là des tableaux tout faits. C'est vers cette latitude que les bérets commencent à se montrer; ils sont tous bleus, et leur forme élégante est bien supérieure à celle des chapeaux.
C'est aussi de ce côté que l'on rencontre les premières voitures traînées par des bœufs; ces chariots ont un aspect assez homérique et primitif: les bœufs sont attelés par la tête à un joug commun garni d'un petit frontail en peau de mouton; ils ont un air doux, grave et résigné, tout à fait sculptural et digne des bas-reliefs éginétiques. La plupart portent un caparaçon de toile blanche qui les garantit des mouches et des taons; rien n'est plus singulier à voir que ces bœufs en chemise, qui lèvent lentement vers vous leurs mufles humides et lustrés et leurs grands yeux d'un bleu sombre que les Grecs, ces connaisseurs en beauté, trouvaient assez remarquables pour en faire l'épithète sacramentelle de Junon: Boopis Erè.
Une noce qui se faisait dans une auberge me fournit l'occasion de voir ensemble quelques naturels du pays; car, dans un espace de plus de cent lieues, je n'avais pas aperçu dix personnes. Ces naturels sont fort laids, les femmes surtout; il n'y a aucune différence entre les jeunes et les vieilles: une paysanne de vingt-cinq ans ou une de soixante sont également flétries et ridées. Les petites filles ont des bonnets aussi développés que ceux de leurs grand'mères, ce qui leur donne l'air de ces gamins turcs à tête énorme et à corps fluet des pochades de Decamps. Dans l'écurie de cette auberge je vis un monstrueux bouc noir, avec d'immenses cornes en spirale, des yeux jaunes et flamboyants, qui avait un air hyperdiabolique, et aurait fait au moyen âge un digne président de sabbat.
Le jour baissait quand on arriva à Cubzac. Autrefois l'on passait la Dordogne dans un bac; la largeur et la rapidité de ce fleuve rendaient la traversée dangereuse, maintenant le bac est remplacé par un pont suspendu de la plus grande hardiesse: l'on sait que je ne suis pas très-grand admirateur des inventions modernes, mais c'est réellement un ouvrage digne de l'Égypte et de Rome pour ses dimensions colossales et son aspect grandiose. Des jetées formées par une suite d'arches dont la hauteur s'élève progressivement vous conduisent jusqu'au tablier suspendu. Les vaisseaux peuvent passer dessous à toutes voiles comme entre les jambes du colosse de Rhodes. Des espèces de tours en fonte fenestrée, pour les rendre plus légères, servent de chevalets aux fils de fer qui se croisent avec une symétrie de résistance habilement calculée; ces câbles se dessinent dans le ciel avec une ténuité et une délicatesse de fil d'araignée, qui ajoutent encore au merveilleux de la construction. Deux obélisques de fonte sont posés à chaque bout comme au péristyle d'un monument thébain, et cet ornement n'est pas déplacé là, car le gigantesque génie architectural des Pharaons ne désavouerait pas le pont de Cubzac. Il faut treize minutes, montre en main, pour le traverser.
Une ou deux heures après, les lumières du pont de Bordeaux, autre merveille d'un aspect moins saisissant, scintillaient à une distance que mon appétit espérait beaucoup plus courte, car la rapidité du voyage s'obtient toujours aux dépens de l'estomac du voyageur. Après avoir épuisé les bâtons de chocolat, les biscuits et autres provisions de voiture, nous commencions à avoir des idées de cannibales. Mes compagnons me regardaient avec des yeux faméliques, et, si nous avions eu encore une poste à faire, nous aurions renouvelé les horreurs du radeau de la Méduse, nous aurions mangé nos bretelles, les semelles de nos bottes, nos chapeaux gibus et autres nourritures à l'usage des naufragés qui les digèrent parfaitement bien.
À la descente de voiture on est assailli par une foule de commissionnaires qui se distribuent vos effets et se mettent une vingtaine pour porter une paire de bottes: ceci n'a rien que d'ordinaire; mais ce qui est plus drôle, ce sont des espèces d'argousins apostés en vedette par les maîtres des hôtels pour happer le voyageur au passage. Toute cette canaille s'égosille à débiter en charabia des kyrielles d'éloges et d'injures: l'un vous prend par le bras, l'autre par la jambe, celui-là par la queue de votre habit, celui-ci par le bouton de votre paletot: «Monsieur, venez à l'hôtel de Nantes, on est très-bien!--Monsieur, n'y allez pas, c'est l'hôtel des punaises, voilà son vrai nom, se hâte de dire le représentant d'une auberge rivale.--Hôtel de Rouen! hôtel de France! crie la bande qui vous suit en vociférant.--Monsieur, ils ne nettoient jamais leurs casseroles; ils font la cuisine avec du saindoux; il pleut dans les chambres; vous serez écorché, volé, assassiné.» Chacun cherche à vous dégoûter des établissements rivaux, et ce cortège ne vous quitte que lorsque vous êtes entré définitivement dans un hôtel quelconque. Alors ils se querellent entre eux, se donnent des gourmades et s'appellent brigands et voleurs, et autres injures tout à fait vraisemblables, puis ils se mettent en toute hâte à la poursuite d'une autre proie.
Bordeaux a beaucoup de ressemblance avec Versailles pour le goût des bâtiments: on voit qu'on a été préoccupé de cette idée de dépasser Paris on grandeur; les rues sont plus larges, les maisons plus vastes, tas appartements plus hauts. Le théâtre a des dimensions énormes; c'est l'Odéon fondu dans la Bourse. Mais les habitants ont de la peine à remplir leur ville; ils font tout ce qu'ils peuvent pour paraître nombreux, mais toute leur turbulence méridionale ne suffit pas à meubler ces bâtisses disproportionnées; ces hautes fenêtres ont rarement des rideaux, et l'herbe croît mélancoliquement dans les immenses cours. Ce qui anime la ville, ce sont les grisettes et les femmes du peuple, elles sont réellement très-jolies: presque toutes ont le nez droit, les joues sans pommettes, de grands yeux noirs dans un ovale pâle d'un effet charmant. Leur coiffure est très-originale; elle se compose d'un madras de couleurs éclatantes, posé à la façon des créoles, très en arrière, et contenant les cheveux qui tombent assez bas sur la nuque; le reste de l'ajustement consiste en un grand châle droit qui va jusqu'aux talons, et une robe d'indienne à longs plis. Ces femmes ont la démarche alerte et vive, la taille souple et cambrée, naturellement fine. Elles portent sur leur tête les paniers, les paquets et les cruches d'eau qui, par parenthèse, sont d'une forme très-élégante. Avec leur amphore sur la tête, leur costume à plis droits, on les prendrait pour des filles grecques et des princesses Nausicaa allant à la fontaine.
La cathédrale, construite par les Anglais, est assez belle; le portail renferme des statues d'évêques de grandeur naturelle, d'une exécution beaucoup plus vraie et plus étudiée que les statues gothiques ordinaires, qui sont traitées en arabesque et complètement sacrifiées aux exigences de l'architecture. En visitant l'église, j'aperçus, posée contre le mur, la magnifique copie du Christ flagellé de Riesener, d'après Titien, elle attendait un cadre. De la cathédrale, nous nous rendîmes, mon compagnon et moi, à la tour Saint-Michel, où se trouve un caveau qui a la propriété de momifier les corps qu'on y dépose.
Le dernier étage de la tour est occupé par le gardien et sa famille qui font leur cuisine à l'entrée du caveau et vivent là dans la familiarité la plus intime avec leurs affreux voisins; l'homme prit une lanterne, et nous descendîmes par un escalier en spirale, aux marches usées, dans la salle funèbre. Les morts, au nombre de quarante environ, sont rangés debout autour du caveau et adossés contre la muraille; cette attitude perpendiculaire, qui contraste avec l'horizontalité habituelle des cadavres, leur donne une apparence de vie fantasmatique très effrayante, surtout à la lumière jaune et tremblante de la lanterne qui oscille dans la main du guide et déplace les ombres d'un instant à l'autre.
L'imagination des poëtes et des peintres n'a jamais produit de cauchemar plus horrible; les caprices les plus monstrueux de Goya, les délires de Louis Boulanger, les diableries de Callot et de Teniers ne sont rien à côté de cela, et tous les faiseurs de ballades fantastiques sont dépassés. Il n'est jamais sorti de la nuit allemande de plus abominables spectres; ils sont dignes de figurer au sabbat du Brocken avec les sorcières de Faust.
Ce sont des figures contournées, grimaçantes, des crânes à demi pelés, des flancs entr'ouverts, qui laissent voir, à travers le grillage des côtes, des poumons desséchés et flétris comme des éponges: ici la chair s'est réduite en poudre et l'os perce; là, n'étant plus soutenue par les fibres du tissu cellulaire, la peau parcheminée flotte autour du squelette comme un second suaire; aucune de ces têtes n'a le calme impassible que la mort imprime comme un cachet suprême à tous ceux qu'elle touche; les bouches bâillent affreusement comme si elles étaient contractées par l'incommensurable ennui de l'éternité, ou ricanent de ce rire sardonique du néant qui se moque de la vie; les mâchoires sont disloquées, les muscles du cou gonflés; les poings se crispent furieusement; les épines dorsales se cambrent avec des torsions désespérées. On dirait qu'ils sont irrités d'avoir été tirés de leurs tombes et troublés dans leur sommeil par la curiosité profane.
Le gardien nous montra un général tué en duel,--la blessure, large bouche aux lèvres bleues qui rit à son côté, se distingue parfaitement,--un portefaix qui expira subitement en levant un poids énorme, une négresse qui n'est pas beaucoup plus noire que les blanches placées près d'elle, une femme qui a encore toutes ses dents et la langue presque fraîche, puis une famille empoisonnée par des champignons, et, pour suprême horreur, un petit garçon qui, selon toute apparence, doit avoir été enterré vivant.
Cette figure est sublime de douleur et de désespoir; jamais l'expression de la souffrance humaine n'a été portée plus loin: les ongles s'enfoncent dans la paume des mains; les nerfs sont tendus comme des cordes de violon sur le chevalet; les genoux font des angles convulsifs; la tête se rejette violemment en arrière; le pauvre petit, par un effort inouï, s'est retourné dans son cercueil.
L'endroit où ces morts sont réunis est un caveau à voûte surbaissée; le sol, d'une élasticité suspecte, est composé d'un détritus humain de quinze pieds de profondeur. Au milieu s'élève une pyramide de débris plus ou moins bien conservés; ces momies exhalent une odeur fade et poussiéreuse, plus désagréable que les âcres parfums du bitume et du natrum égyptien; il y en a qui sont là depuis deux ou trois cents ans, d'autres depuis soixante ans seulement; la toile de leur chemise ou de leur suaire est encore assez bien conservée.
En sortant de là, nous allâmes voir le beffroi, composé de deux tours réunies à leur faîte par un balcon d'un goût original et pittoresque, puis l'église de Sainte-Croix, à côté de l'hospice des vieillards, bâtiment à pleins cintres, à colonnes torses, à rinceaux découpés en grecques tout à fait dans le style byzantin. Le portail est enrichi d'une multitude de groupes qui exécutent assez effrontément le précepte: Crescite et multiplicamini. Heureusement que les arabesques efflorescentes et touffues dissimulent ce que cette manière de rendre l'esprit du texte divin pourrait avoir de bizarre.
Le musée, situé dans le magnifique hôtel de la mairie, renferme une belle collection de plâtres et un grand nombre de tableaux remarquables, entre autres deux petits cadres de Béga qui sont deux perles inestimables: c'est la chaleur et la liberté d'Adrien Brauwer avec la finesse et le précieux de Teniers; il y a aussi des Ostade d'une grande délicatesse, des Tiepolo du goût le plus baroque et le plus fantastique, des Jordaens, des Van Dyck et un tableau gothique qui doit être du Ghirlandajo ou du Fiesole: le musée de Paris ne possède rien en fait d'art du moyen âge qui vaille cette peinture; seulement il est impossible d'accrocher des tableaux avec moins de goût et de discernement; les meilleures places sont occupées par d'énormes croûtes de l'école moderne du temps de Guérin et de Léthiers.
Le port est encombré de vaisseaux de toutes nations et de différents tonnages; dans la brume du crépuscule, on dirait une multitude de cathédrales à la dérive, car rien ne ressemble plus à une église qu'un vaisseau avec ses mâts élancés en flèches, et les découpures enchevêtrées de ses cordages. Pour finir la journée, nous entrâmes au Grand-Théâtre. Notre conscience nous force de dire qu'il était plein, et cependant on jouait la Dame Blanche qui est loin d'être une nouveauté; la salle est presque de la même dimension que celle de l'Opéra de Paris, mais beaucoup moins ornée. Les acteurs chantaient aussi faux qu'au véritable Opéra-Comique.
À Bordeaux, l'influence espagnole commence à se faire sentir. Presque toutes les enseignes sont en deux langues; les libraires ont au moins autant de livres espagnols que de livres français. Beaucoup de gens savent hablar dans l'idiome de don Quichotte et de Guzman d'Alfarache: cette influence augmente à mesure qu'on approche de la frontière; et, à dire vrai, la nuance espagnole, dans cette demi-teinte de démarcation, l'emporte sur la nuance française: le patois que parlent les gens du pays a beaucoup plus de rapport avec l'espagnol qu'avec la langue de la mère patrie.
II
BAYONNE.--LA CONTREBANDE HUMAINE.
Au sortir de Bordeaux, les landes recommencent plus tristes, plus décharnées et plus mornes, s'il est possible; des bruyères, des genêts et des pinadas (forêts de pins); de loin en loin, quelque fauve berger accroupi gardant des troupeaux de moutons noirs, quelque cahute dans le goût des wigwams des Indiens: c'est un spectacle fort lugubre et fort peu récréatif. On n'aperçoit d'autre arbre que le pin avec son entaille d'où coule la résine. Cette large blessure dont la couleur saumon tranche avec les tons gris de l'écorce, donne un air on ne peut plus lamentable à ces arbres souffreteux et privés de la plus grande partie de leur sève. On dirait une forêt injustement égorgée qui lève les bras au ciel pour lui demander justice.
Nous passâmes à Dax au milieu de la nuit et traversâmes l'Adour par un temps affreux, une pluie battante et une bise à décorner les bœufs. Plus nous avancions vers les pays chauds, plus le froid devenait aigre et piquant; si nous n'avions pas eu nos manteaux, nous aurions eu le nez et les pieds gelés comme les soldats de la grande armée à la campagne de Russie.
Lorsque le jour parut, nous étions encore dans les landes; mais les pins étaient entremêlés de lièges, arbres que je m'étais toujours représentés sous la forme de bouchons, et qui sont en effet des arbres énormes qui tiennent à la fois du chêne et du caroubier pour la bizarrerie de l'attitude, la difformité et la rugosité des branches. Des espèces d'étangs d'eau saumâtre et de couleur plombée s'étendaient de chaque côté de la route; un air salin nous arrivait par bouffées; je ne sais quelle rumeur vague bourdonnait à l'horizon. Enfin une silhouette bleuâtre se découpa sur le fond pâle du ciel: c'était la chaîne des Pyrénées. Quelques instants après, une ligne d'azur, presque invisible, signature de l'Océan, nous annonça que nous étions arrivés. Bayonne ne tarda pas à nous apparaître sous la forme d'un tas de tuiles écrasées avec un clocher gauche et trapu; nous ne voulons pas dire de mal de Bayonne, attendu qu'une ville que l'on voit par la pluie est naturellement affreuse. Le port n'était pas très rempli; quelques rares bateaux pontés flânaient le long des quais déserts avec un air de nonchalance et de désœuvrement admirable; les arbres qui forment la promenade sont très beaux et modèrent un peu l'austérité de toutes les lignes droites produites par les fortifications et les parapets. Quant à l'église, elle est badigeonnée en jaune-serin et en ventre de biche; elle n'a de remarquable qu'une espèce de baldaquin en damas rouge, et quelques tableaux de Lépicié et autres peintres dans le goût de Vanloo.
Bayonne est une ville presque espagnole pour le langage et les mœurs: l'hôtel où nous logions s'appelait la Fonda San-Esteban. Sachant que nous allions faire un long voyage dans la Péninsule, on nous faisait toutes sortes de recommandations: «Achetez des ceintures rouges pour vous serrer le ventre; munissez-vous de tromblons, de peignes et de fioles d'eau insectomortifère; emportez du biscuit et des provisions; les Espagnols déjeunent d'une cuillerée de chocolat, dînent d'une gousse d'ail arrosée d'un verre d'eau, et soupent d'une cigarette de papier; vous devriez bien aussi vous munir d'un matelas et d'une marmite pour vous coucher et faire la soupe.» Les dialogues français-espagnols à l'usage des voyageurs n'avaient rien de très rassurant. Au chapitre du voyageur à l'auberge, on lit ces effrayantes paroles: «Je voudrais bien prendre quelque chose.--Prenez une chaise, répond l'hôtelier.--Fort bien; mais j'aimerais mieux prendre n'importe quoi de plus nourrissant.--Qu'avez-vous apporté? poursuit le maître de la posada.--Rien, répond tristement le voyageur.--Eh bien! alors, comment voulez-vous que je vous fasse à manger: le boucher est là-bas, le boulanger est plus loin; allez chercher du pain et de la viande, et, s'il y a du charbon, ma femme, qui s'entend un peu à la cuisine, vous accommodera vos provisions. Le voyageur, furieux, fait un vacarme effroyable, et l'hôtelier impassible lui porte sur sa carte: 6 réaux de tapage.
La voiture qui conduit à Madrid part de Bayonne. Le conducteur est un mayoral avec un chapeau pointu orné de velours et houppes de soie, avec une veste brune brodée d'agréments de couleur, des guêtres de peau et une ceinture rouge: voilà un petit commencement de couleur locale. À partir de Bayonne, le pays est extrêmement pittoresque; la chaîne des Pyrénées se dessine plus nettement, et des montagnes aux belles lignes onduleuses varient l'aspect de l'horizon; la mer fait de fréquentes apparitions sur la droite de la route; à chaque coude l'on aperçoit subitement entre deux montagnes ce bleu sombre, doux et profond, coupé çà et là de volutes d'écume plus blanche que la neige dont jamais aucun peintre n'a pu donner l'idée. Je fais ici amende honorable à la mer dont j'avais parlé irrévérencieusement, n'ayant vu que la mer d'Ostende qui n'est autre chose que l'Escaut canalisé, comme le soutenait si spirituellement mon cher ami Friz.
Le cadran de l'église d'Urrugne où nous passâmes, portait écrite en lettres noires cette funèbre inscription: Vulnerant omnes, ultima necut. Oui, tu as raison, cadran mélancolique, toutes les heures nous blessent avec la pointe acérée de tes aiguilles, et chaque tour de roue nous emporte vers l'inconnu.
Les maisons d'Urrugne et de Saint-Jean-de-Luz, qui n'en est pas très-éloigné, ont une physionomie sanguinaire et barbare, due à la bizarre coutume de peindre en rouge antique ou sang de bœuf les volets, les portes et les poutres qui retiennent les compartiments de maçonnerie. Après Saint-Jean-de-Luz, on trouve Behobie, qui est le dernier village français. On fait sur la frontière deux commerces auxquels les guerres ont donné lieu: d'abord celui des balles trouvées dans les champs, ensuite celui de la contrebande humaine. On passe un carliste comme un ballot de marchandises; il y a un tarif: tant pour un colonel, tant pour un officier; le marché fait, le contrebandier arrive, emporte son homme, le passe et le rend à destination comme une douzaine de foulards ou un cent de cigares. De l'autre côté de la Bidassoa l'on aperçoit Irun, le premier village espagnol; la moitié du pont appartient à la France et l'autre à l'Espagne. Tout près de ce pont se trouve la fameuse île des Faisans où fut célébré par procuration le mariage de Louis XIV. Il serait difficile aujourd'hui d'y célébrer quelque chose, car elle n'est pas plus grande qu'une sole frite de moyenne espèce.
Encore quelques tours de roue, je vais peut-être perdre une de mes illusions, et voir s'envoler l'Espagne de mes rêves, l'Espagne du romancero, des ballades de Victor Hugo, des nouvelles de Mérimée et des contes d'Alfred de Musset. En franchissant la ligne de démarcation, je me souviens de ce que le bon et spirituel Henri Heine me disait au concert de Liszt, avec son accent allemand plein d'humour et de malice: «Comment ferez-vous pour parler de l'Espagne quand vous y aurez été?»
III.
LE ZAGAL ET LES ESCOPETEROS.--IRUN.--LES PETITS MENDIANTS.--ASTIGARRAGA.
La moitié du pont de la Bidassoa appartient à la France, l'autre moitié à l'Espagne; vous pouvez avoir un pied sur chaque royaume, ce qui est fort majestueux: ici le gendarme grave, honnête, sérieux, le gendarme épanoui d'avoir été réhabilité, dans les Français de Curmer, par Édouard Ourliac; là le soldat espagnol, habillé de vert, et savourant dans l'herbe verte les douceurs et les mollesses du repos avec une bienheureuse nonchalance. Au bout du pont vous entrez de plain-pied dans la vie espagnole et la couleur locale: Irun ne ressemble en aucune manière à un bourg français; les toits des maisons s'avancent en éventail; les tuiles, alternativement rondes et creuses, forment une espèce de crénelage d'un aspect bizarre et moresque. Les balcons très-saillants sont d'une serrurerie ancienne, ouvrée avec un soin qui étonne dans un village perdu comme Irun, et qui suppose une grande opulence évanouie. Les femmes passent leur vie sur ces balcons ombragés par une toile à bandes de couleurs, et qui sont comme autant de chambres aériennes appliquées au corps de l'édifice; les deux côtés restent libres et donnent passage à la brise fraîche et aux regards ardents; du reste, ne cherchez pas là les teintes fauves et culottées (pardon du terme), les nuances de bistre et de vieille pipe qu'un peintre pourrait espérer: tout est blanchi à la chaux selon l'usage arabe; mais le contraste de ce ton crayeux avec la couleur brune et foncée des poutres, des toits et du balcon, ne laisse pas que de produire un bon effet.
Les chevaux nous abandonnèrent à Irun. On attela à la voiture dix mules rasées jusqu'au milieu du corps, mi-partie cuir, mi-partie poil, comme ces costumes du moyen âge qui ont l'air de deux moitiés d'habits différents recousues par hasard; ces bêtes ainsi rasées ont une étrange mine et paraissent d'une maigreur effrayante; car cette dénudation permet d'étudier à fond leur anatomie, les os, les muscles et jusqu'aux moindres veines; avec leur queue pelée et leurs oreilles pointues, elles ont l'air d'énormes souris. Outre les dix mules, notre personnel s'augmenta d'un zagal et de deux escopeteros ornés de leur trabuco (tromblon). Le zagal est une espèce de coureur, de sous-mayoral qui enraye les roues dans les descentes périlleuses, qui surveille les harnais et les ressorts, qui presse les relais et joue autour de la voiture le rôle de la mouche du coche, mais avec bien plus d'efficacité. Le costume du zagal est charmant, d'une élégance et d'une légèreté extrêmes; il porte un chapeau pointu enjolivé de bandes de velours et de pompons de soie, une veste marron ou tabac, avec des dessous de manches et un collet fait de morceaux de diverses couleurs, bleu, blanc et rouge ordinairement, et une grande arabesque épanouie au milieu du dos, des culottes constellées de boutons de filigrane, et pour chaussure des alpargolas, sandales attachées par des cordelettes; ajoutez à cela une ceinture rouge et une cravate bariolée, et vous aurez une tournure tout à fait caractéristique. Les escopeteros sont des gardiens, des miqueletes destinés à escorter la voiture et à effrayer les rateros (on appelle ainsi les petits voleurs), qui ne résisteraient pas à la tentation de détrousser un voyageur isolé, mais que la vue édifiante du trabuco suffit à tenir en respect, et qui passent en vous saluant du sacramentel: Vaya usted con Dios; allez avec Dieu. L'habit des escopeteros est à peu près semblable à celui du zagal, mais moins coquet, moins enjolivé. Ils se placent sur l'impériale à l'arrière de la voiture, et dominent ainsi la campagne. Dans la description de notre caravane, nous avons oublié de mentionner un petit postillon monté sur un cheval, qui se tient en tête du convoi et donne l'impulsion à toute la file.
Avant de partir, il fallut encore faire viser nos passeports, déjà passablement chamarrés. Pendant cette importante opération, nous eûmes le temps de jeter un coup d'œil sur la population d'Irun qui n'a rien de particulier, sinon que les femmes portent leurs cheveux, remarquablement longs, réunis en une seule tresse qui leur pend jusqu'aux reins; les souliers y sont rares et les bas encore plus.
Un bruit étrange, inexplicable, enroué, effrayant et risible, me préoccupait l'oreille depuis quelque temps; on eût dit une multitude de geais plumés vifs, d'enfants fouettés, de chats en amour, de scies s'agaçant les dents sur une pierre dure, de chaudrons râclés, de gonds de prison roulant sur la rouille et forcés de lâcher leur prisonnier; je croyais tout au moins que c'était une princesse égorgée par un négromant farouche; ce n'était rien qu'un char à bœufs qui montait la rue d'Irun, et dont les roues miaulaient affreusement faute d'être suiffées, le conducteur aimant mieux sans doute mettre la graisse dans sa soupe. Ce char n'avait assurément rien que de fort primitif; les roues étaient pleines et tournaient avec l'essieu, comme dans les petits chariots que font les enfants avec de l'écorce de potiron. Ce bruit s'entend d'une demi-lieue, et ne déplaît pas aux naturels du pays. Ils ont ainsi un instrument de musique qui ne leur coûte rien et qui joue de lui-même, tout seul, tant que la route dure. Cela leur semble aussi harmonieux qu'à nous des exercices de violoniste sur la quatrième corde. Un paysan ne voudrait pas d'un char qui ne chanterait pas: ce véhicule doit dater du déluge.
Sur un ancien palais transformé en maison commune, nous vîmes pour la première fois le placard de plâtre blanc qui déshonore beaucoup d'autres vieux palais avec l'inscription: Plaza de la Constitucion. Il faut bien que ce qui est dans les choses en sorte par quelque côté: l'on ne saurait choisir un meilleur symbole pour représenter l'état actuel du pays. Une constitution sur l'Espagne, c'est une poignée de plâtre sur du granit.
Comme la montée est rude, j'allai jusqu'à la porte de la ville, et, me retournant, je jetai un regard d'adieu à la France; c'était un spectacle vraiment magnifique: la chaîne des Pyrénées s'abaissait en ondulations harmonieuses vers la nappe bleue de la mer, coupée çà et là par quelques barres d'argent, et, grâce à l'extrême limpidité de l'air, on apercevait loin, bien loin, une faible ligne couleur saumon pâle, qui s'avançait dans l'incommensurable azur et formait une vaste échancrure au flanc de la côte. Bayonne et sa sentinelle avancée, Biaritz, occupaient le bout de cette pointe, et le golfe de Gascogne se dessinait aussi nettement que sur une carte de géographie; à partir de là nous ne verrons plus la mer que lorsque nous serons en Andalousie. Bonsoir, brave Océan!
La voiture montait et descendait au grand galop des pentes d'une rapidité extrême; exercices sans balancier sur le chemin roide, qui ne peuvent s'exécuter que grâce à la prodigieuse adresse des conducteurs et à l'extraordinaire sûreté du pied des mules. Malgré cette vélocité, il nous tombait de temps en temps sur les genoux une branche de laurier, un petit bouquet de fleurs sauvages, un collier de fraises de montagnes, perles roses enfilées dans un brin d'herbe. Ces bouquets étaient lancés par de petits mendiants, filles et garçons, qui suivaient la voiture en courant pieds nus sur les pierres tranchantes: cette manière de demander l'aumône en faisant d'abord un cadeau soi-même a quelque chose de noble et de poétique.
Le paysage était charmant, un peu suisse peut-être, et d'une grande variété d'aspect. Des croupes de montagnes dont les interstices laissaient voir des chaînes plus élevées, s'arrondissaient de chaque côté de la route; leurs flancs gaufrés de différentes cultures, boisés de chênes verts, formaient un vigoureux repoussoir pour les cimes éloignées et vaporeuses; des villages avec leurs toits de tuiles rouges s'épanouissaient aux pieds des montagnes dans des massifs d'arbres, et je m'attendais à chaque instant à voir sortir Kettly ou Gretly de ces nouveaux chalets. Heureusement l'Espagne ne pousse pas l'opéra-comique jusque-là.
Des torrents capricieux comme des femmes vont et viennent, forment des cascatelles, se divisent, se rejoignent à travers les rochers et les cailloux de la manière la plus divertissante, et servent de prétexte à une multitude de ponts les plus pittoresques du monde. Ces ponts multipliés à l'infini ont un caractère singulier; les arches sont échancrées presque jusqu'au garde-fou, en sorte que la chaussée sur laquelle passe la voiture semble ne pas avoir plus de six pouces d'épaisseur; une espèce de pile triangulaire et formant bastion occupe ordinairement le milieu. Ce n'est pas un état bien fatigant que celui de pont espagnol, il n'y a pas de sinécure plus parfaite: on peut se promener dessous les trois quarts de l'année; ils restent là avec un flegme imperturbable et une patience digne d'un meilleur sort, attendant une rivière, un filet d'eau, un peu d'humidité seulement; car ils sentent bien que leurs arches ne sont que des arcades, et que leur titre de pont est une pure flatterie. Les torrents dont j'ai parlé tout à l'heure ont tout au plus quatre à cinq pouces d'eau; mais ils suffisent pour faire beaucoup de bruit et servent à donner de la vie aux solitudes qu'ils parcourent. De loin en loin, ils font tourner quelque moulin ou quelque usine au moyen d'écluses bâties à souhait pour les paysagistes; les maisons, dispersées dans la campagne par petits groupes, ont une couleur étrange; elles ne sont ni noires, ni blanches, ni jaunes, elles sont couleur de dindes rôties: cette définition, pour être triviale et culinaire, n'en est pas moins d'une vérité frappante. Des bouquets d'arbres et des plaques de chênes verts relèvent heureusement les grandes lignes et les teintes vaporeusement sévères des montagnes. Nous insistons beaucoup sur ces arbres, parce que rien n'est plus rare en Espagne, et que désormais nous n'aurons guère occasion d'en décrire.
Nous changeâmes de mules à Oyarzun, et nous arrivâmes à la tombée de la nuit au village d'Astigarraga, où nous devions coucher. Nous n'avions pas encore tâté de l'auberge espagnole; les descriptions picaresques et fourmillantes de Don Quichotte et de Lazarille de Tormes nous revenaient en mémoire, et tout le corps nous démangeait rien que d'y songer. Nous nous attendions à des omelettes ornées de cheveux mérovingiens, entremêlées de plumes et de pattes, à des quartiers de lard rance avec toutes leurs soies, également propres à faire la soupe et à brosser les souliers, à du vin dans des outres de bouc, comme celles que le bon chevalier de la Manche tailladait si furieusement, et même nous nous attendions à rien du tout, ce qui est bien pis, et nous tremblions de n'avoir rien autre chose à prendre que le frais du soir, et de souper, comme le valeureux don Sanche, d'un air de mandoline tout sec.
Profitant du peu de jour qui nous restait, nous allâmes visiter l'église qui, à vrai dire, avait plutôt l'air d'une forteresse que d'un temple: la petitesse des fenêtres percées en meurtrières, l'épaisseur des murs, la solidité des contre-forts lui donnaient une attitude robuste et carrée, plus guerrière que pensive. Cette forme se reproduit souvent dans les églises d'Espagne. Tout autour régnait une espèce de cloître ouvert, dans lequel était suspendue une cloche d'une forte dimension qu'on fait sonner en agitant le battant avec une corde, au lieu de donner la volée à l'énorme capsule de métal.
Quand on nous mena dans nos chambres, nous fûmes éblouis de la blancheur des rideaux du lit et des fenêtres, de la propreté hollandaise des planchers, et du soin parfait de tous les détails. De belles grandes filles bien découplées avec leurs magnifiques tresses tombant sur les épaules, parfaitement habillées, et ne ressemblant en rien aux maritornes promises, allaient et venaient avec une activité de bon augure pour le souper qui ne se fit pas attendre; il était excellent et fort bien servi. Au risque de paraître minutieux, nous allons en faire la description; car la différence d'un peuple à un autre se compose précisément de ces mille petits détails que les voyageurs négligent pour de grandes considérations poétiques et politiques que l'on peut très-bien écrire sans aller dans le pays.
L'on sert d'abord une soupe grasse, qui diffère de la nôtre en ce qu'elle a une teinte rougeâtre qu'elle doit au safran, dont on la saupoudre pour lui donner du ton. Voilà, pour le coup, de la couleur locale, de la soupe rouge! Le pain est très-blanc, très-serré, avec une croûte lisse et légèrement dorée; il est salé d'une manière sensible aux palais parisiens. Les fourchettes ont la queue renversée en arrière, les pointes plates et taillées en dents de peigne; les cuillers ont aussi une apparence de spatule que n'a pas notre argenterie. Le linge est une espèce de damas à gros grains. Quant au vin, nous devons avouer qu'il était du plus beau violet d'évêque qu'on puisse voir, épais à couper au couteau, et les carafes où il était renfermé ne lui donnaient aucune transparence.
Après la soupe, l'on apporta le puchero, mets éminemment espagnol, ou plutôt l'unique mets espagnol, car on en mange tous les jours d'Irun à Cadix, et réciproquement. Il entre dans la composition d'un puchero confortable un quartier de vache, un morceau de mouton, un poulet, quelques bouts d'un saucisson nommé chorizo, bourré de poivre, de piment et autres épices, des tranches de lard et de jambon, et par là-dessus une sauce véhémente aux tomates et au safran; voici pour la partie animale. La partie végétale, appelée verdura, varie selon les saisons; mais les choux et les garbanzos servent toujours de fond; le garbanzo n'est guère connu à Paris, et nous ne pouvons mieux le définir qu'en disant: «C'est un pois qui a l'ambition d'être un haricot, et qui y réussit trop bien.» Tout cela est servi dans des plats différents, mais on mêle ces ingrédients sur son assiette de manière à produire une mayonnaise très-compliquée et d'un fort bon goût. Cette mixture paraîtra tant soit peu sauvage aux gourmets qui lisent Carême, Brillat-Savarin, Grimod de La Reynière et M. de Cussy; cependant elle a bien son charme et doit plaire aux éclectiques et aux panthéistes. Ensuite viennent les poulets à l'huile, car le beurre est une chose inconnue en Espagne, le poisson frit, truite ou merluche, l'agneau rôti, les asperges, la salade, et, pour dessert, de petits biscuits-macarons, des amandes passées à la poële et d'un goût exquis, du fromage de lait de chèvre, queso de Burgos, qui a une grande réputation qu'il mérite quelquefois. Pour finir, on apporte un cabaret avec du vin de Malaga, de Xérès et de l'eau-de-vie, aguardiente, qui ressemble à de l'anisette de France, et une petite coupe (fuego) remplie de braise pour allumer les cigarettes. Ce repas, avec quelques variantes peu importantes, se reproduit invariablement dans toutes les Espagnes...
Nous partîmes d'Astigarraga au milieu de la nuit; comme il ne faisait pas clair de lune, il se trouve naturellement une lacune dans notre récit. Nous passâmes à Ernani, bourg dont le nom éveille les souvenirs les plus romantiques, sans y rien apercevoir que des tas de masures et de décombres vaguement ébauchés dans l'obscurité. Nous traversâmes, sans nous y arrêter, Tolosa, où nous remarquâmes des maisons ornées de fresques et de gigantesques blasons sculptés en pierre: c'était jour de marché, et la place était couverte d'ânes, de mulets pittoresquement harnachés, et de paysans à mines singulières et farouches.
À force de monter et de descendre, de passer des torrents sur des ponts de pierre sèche, nous arrivâmes enfin à Vergara, lieu de la dînée, avec une satisfaction intime, car nous n'avions plus souvenir de la jicara de chocolate avalée, moitié en dormant, à l'auberge d'Astigarraga.
IV.
VERGARA.--VITTORIA; LE BAILE NACIONAL ET LES HERCULES FRANÇAIS.--LE PASSAGE DE PANCOBBO.--LES ÂNES ET LES LÉVRIERS.--BURGOS.--UNE FONDA ESPAGNOLE.--LES GALÉRIENS EN MANTEAU.--LA CATHÉDRALE.--LE COFFRE DU CID.
À Vergara, qui est l'endroit où fut conclu le traité entre Espartero et Maroto, j'aperçus pour la première fois un prêtre espagnol. Son aspect me parut assez grotesque, quoique je n'aie, Dieu merci, aucune idée voltairienne à l'endroit du clergé; mais la caricature du Basile de Beaumarchais me revint involontairement en mémoire. Figurez-vous une soutane noire, le manteau de même couleur, et, pour couronner le tout un immense, un prodigieux, un phénoménal, un hyperbolique et titanique chapeau, dont aucune épithète, pour boursouflée et gigantesque qu'elle soit, ne peut donner même une légère idée approximative. Ce chapeau a pour le moins trois pieds de long; les bords sont roulés en dessus, et font devant et derrière la tête une espèce de toit horizontal. Il est difficile d'inventer une forme plus baroque et plus fantastique: cela n'empêchait pas, en somme, le digne prêtre d'avoir la mine fort respectable et de se promener avec l'air d'un homme qui a la conscience parfaitement tranquille sur la forme de sa coiffure; au lieu de rabat il portait un petit collet (alzacuello) bleu et blanc comme les prêtres de Belgique.
Après Mondragon, qui est la dernière bourgade, comme on dit en Espagne, le dernier pueblo de la province de Guispuscoa, nous entrâmes dans la province d'Alava, et nous ne tardâmes pas à nous trouver au bas de la montagne de Salinas. Les montagnes russes ne sont rien à côté de cela, et tout d'abord l'idée qu'une voiture va passer par là-dessus vous paraît aussi ridicule que de marcher au plafond la tête en bas, comme les mouches. Ce prodige s'opéra grâce à six bœufs que l'on attela en tête des dix mules. Je n'ai jamais, de ma vie, entendu un vacarme pareil: le mayoral, le zagal, les escopeteros, le postillon et les bouviers faisaient assaut de cris, d'invectives, de coups de fouet, de coups d'aiguillon; ils poussaient les jantes des roues, soutenaient la caisse par derrière, tiraient les mules par le licou, les bœufs par les cornes avec une ardeur et une furie incroyables. Cette voiture, au bout de cette interminable file d'animaux et d'hommes, faisait l'effet le plus étonnant du monde. Il y avait bien cinquante pas entre la première et la dernière bête de l'attelage. N'oublions pas, en passant, le clocher de Salinas, qui a une forme sarrasine assez ragoûtante.
Du haut de cette montagne on voit se dérouler, si l'on regarde derrière soi, en perspectives infinies, les différents étages de la chaîne des Pyrénées; on dirait d'immenses draperies de velours épinglé jetées là au hasard et chiffonnées en plis bizarres par le caprice d'un Titan. À Royave, qui est un peu plus loin, je remarquai un magique effet de lumière. Une crête neigeuse (sierra nevada), que les montagnes trop rapprochées nous avaient voilée jusque-là, apparut tout à coup, se détachant sur un ciel d'un bleu lapis si foncé qu'il était presque noir. Bientôt, à tous les bords du plateau que nous traversions, d'autres montagnes levèrent curieusement leurs têtes chargées de neige et baignées de nuages. Cette neige n'était pas compacte, mais divisée en minces filons, comme les côtes d'argent d'une gaze lamée, ce qui augmentait sa blancheur par le contraste avec les teintes d'azur et de lilas des escarpements. Le froid était assez vif et augmentait d'intensité à mesure que nous avancions. Le vent ne s'était guère réchauffé à caresser les joues pâles de ces belles vierges frileuses, et nous arrivait aussi glacial que s'il fût venu en droite ligne du pôle arctique ou antarctique. Nous nous enveloppâmes le plus hermétiquement possible dans nos manteaux, car il est extrêmement honteux d'avoir le nez gelé dans un pays torride; grillé, passe encore.
Le soleil se couchait quand nous entrâmes dans Vittoria: après avoir traversé toutes sortes de rues d'une architecture médiocre et d'un goût maussade, la voiture s'arrêta au parador viejo, où l'on visita minutieusement nos malles. Notre daguerréotype surtout inquiétait beaucoup les braves douaniers; ils ne s'en approchaient qu'avec une infinité de précautions et comme des gens qui ont peur de sauter en l'air: je crois qu'ils le prenaient pour une machine électrique; nous nous gardâmes bien de les faire revenir de cette idée salutaire.
Nos effets visités, nos passeports timbrés, nous avions le droit de nous éparpiller sur le pavé de la ville. Nous en profitâmes sur-le-champ, et, traversant une assez belle place entourée d'arcades, nous allâmes tout droit à l'église; l'ombre emplissait déjà la nef et s'entassait mystérieuse et menaçante dans les coins obscurs où l'on démêlait vaguement des formes fantasmatiques. Quelques petites lampes tremblotaient sinistrement jaunes et enfumées comme des étoiles dans du brouillard. Je ne sais quelle fraîcheur sépulcrale me saisissait l'épiderme, et ce ne fut pas sans un léger sentiment de peur que j'entendis murmurer par une voix lamentable, tout près de moi, la formule sacramentelle: Caballero, una limosina por amor de Dios. C'était un pauvre diable de soldat blessé qui nous demandait la charité. Ici les soldats mendient, action qui a son excuse dans leur misère profonde, car ils sont payés fort irrégulièrement. Dans l'église de Vittoria je fis connaissance avec ces effrayantes sculptures en bois colorié dont les Espagnols font un si étrange abus.
Après un souper (cena) qui nous fit regretter celui d'Astigarraga, l'idée nous vint d'aller au spectacle: nous avions été affriandés, en passant, par une pompeuse affiche annonçant une représentation extraordinaire d'hercules français, qui devait se terminer par un certain baile nacional (danse du pays) qui nous paraissait gros de cachuchas, de boleros, de fandangos et autres danses endiablées.
Les théâtres, en Espagne, n'ont généralement pas de façade, et ne se distinguent des autres maisons que par les deux ou trois quinquets fumeux accrochés à la porte. Nous prîmes deux stalles d'orchestre, qu'on nomme places de lunette (asientos de luneta), et nous nous enfournâmes bravement dans un couloir dont le sol n'était ni planchéié ni carrelé, mais en simple terre naturelle. On ne se gêne guère plus avec les murailles des couloirs qu'avec les murs des monuments publics qui portent l'inscription: Défense, sous peine d'amende, de déposer, etc., etc. Mais, en nous bouchant bien hermétiquement le nez, nous arrivâmes à nos places seulement asphyxiés à demi. Ajoutez à cela qu'on fume perpétuellement pendant les entr'actes, et vous n'aurez pas une idée bien balsamique d'un théâtre espagnol.
L'intérieur de la salle est cependant plus confortable que les abords ne le promettent; les loges sont assez bien disposées, et, quoique la décoration soit très-simple, elle est fraîche et propre. Les asientos de luneta sont des fauteuils rangés par files et numérotés; il n'y a pas de contrôleur à la porte pour prendre vos billets, mais un petit garçon vient vous les demander avant la fin du spectacle; on ne vous prend à la première porte qu'une contre-marque d'entrée générale.
Nous espérions trouver là le type espagnol féminin, dont nous n'avions encore eu que peu d'exemples; mais les femmes qui garnissaient les loges et les galeries n'avaient d'espagnol que la mantille et l'éventail: c'était déjà beaucoup, mais ce n'était pas assez cependant. Le public se composait généralement de militaires, ainsi que dans toutes les villes où il y a garnison. On se tient debout au parterre, comme dans les théâtres tout à fait primitifs. Pour ressembler au théâtre de l'hôtel de Bourgogne, il ne manquait vraiment à celui-ci qu'une rangée de chandelles et un moucheur; mais les verres des quinquets étaient faits avec des lamelles disposées en côtes de melon et réunies en haut par un cercle de fer-blanc, ce qui n'est pas d'une industrie bien avancée. L'orchestre, composé d'une seule file de musiciens, presque tous jouant d'instruments de cuivre, soufflait vaillamment dans les cornets à piston une ritournelle toujours la même, et rappelant la fanfare de Franconi.
Nos compatriotes herculéens soulevèrent des masses de poids, tordirent beaucoup de barres de fer, au grand contentement de l'assemblée, et le plus léger des deux exécuta une ascension sur la corde roide et autres exercices, hélas! trop connus à Paris, mais neufs probablement pour la population de Vittoria. Nous séchions d'impatience dans nos stalles, et je récurais le verre de ma lorgnette avec une activité furieuse, pour ne rien perdre du baile nacional. Enfin l'on détendit les chevalets, et les Turcs de service emportèrent les poids et tout le matériel des hercules. Représentez-vous bien, ami lecteur, l'attente passionnée de deux jeunes Français enthousiastes et romantiques qui vont voir pour la première fois une danse espagnole... en Espagne!
Enfin la toile se leva sur une décoration qui avait des velléités, non suivies d'effet, d'être enchanteresse et féerique; les cornets à piston soufflèrent avec plus de fureur que jamais la fanfare déjà décrite, et le baile nacional s'avança sous la figure d'un danseur et d'une danseuse armés tous deux de castagnettes.
Je n'ai rien vu de plus triste et de plus lamentable que ces deux grands débris qui ne se consolaient pas entre eux: le théâtre à quatre sous n'a jamais porté sur ses planches vermoulues un couple plus usé, plus éreinté, plus édenté, plus chassieux, plus chauve et plus en ruines. La pauvre femme, qui s'était plâtrée avec du mauvais blanc, avait une teinte bleu de ciel qui rappelait à l'imagination les images anacréontiques d'un cadavre de cholérique ou d'un noyé peu frais; les deux taches rouges qu'elle avait plaquées sur le haut de ses pommettes osseuses, pour rallumer un peu ses yeux de poisson cuit, faisaient avec ce bleu le plus singulier contraste; elle secouait avec ses mains veineuses et décharnées des castagnettes fêlées qui claquaient comme les dents d'un homme qui a la fièvre ou les charnières d'un squelette en mouvement. De temps en temps, par un effort désespéré, elle tendait les ficelles relâchées de ses jarrets, et parvenait à soulever sa pauvre vieille jambe taillée en balustre, de manière à produire une petite cabriole nerveuse, comme une grenouille morte soumise à la pile de Volta, et à faire scintiller et fourmiller une seconde les paillettes de cuivre du lambeau douteux qui lui servait de basquine. Quant à l'homme, il se trémoussait sinistrement dans son coin; il s'élevait et retombait flasquement comme une chauve-souris qui rampe sur ses moignons; il avait une physionomie de fossoyeur s'enterrant lui-même: son front ridé comme une botte à la hussarde; son nez de perroquet, ses joues de chèvre lui donnaient une apparence des plus fantastiques, et si, au lieu de castagnettes, il avait eu en main un rebec gothique, il aurait pu poser pour le coryphée de la danse des morts sur la fresque de Bâle.
Tout le temps que la danse dura, ils ne levèrent pas une fois les yeux l'un sur l'autre; on eût dit qu'ils avaient peur de leur laideur réciproque, et qu'ils craignaient de fondre en larmes en se voyant si vieux, si décrépits et si funèbres. L'homme, surtout, fuyait sa compagne comme une araignée, et semblait frissonner d'horreur dans sa vieille peau parcheminée, toutes les fois qu'une figure de la danse le forçait de s'en rapprocher. Ce boléro-macabre dura cinq ou six minutes, après quoi la toile tombant mit fin au supplice de ces deux malheureux... et au nôtre.
Voilà comme le boléro apparut à deux pauvres voyageurs épris de couleur locale. Les danses espagnoles n'existent qu'à Paris, comme les coquillages, qu'on ne trouve que chez les marchands de curiosités, et jamais sur le bord de la mer. Ô Fanny Elssler! qui êtes maintenant en Amérique chez les sauvages, même avant d'aller en Espagne nous nous doutions bien que c'était vous qui aviez inventé la cachucha!
Nous nous allâmes coucher assez désappointés. Au milieu de la nuit, on nous vint éveiller pour nous remettre en route; il faisait toujours un froid glacial, une température de Sibérie, ce qui s'explique par la hauteur du plateau que nous traversions et les neiges dont nous étions entourés. À Miranda, l'on visita encore une fois nos malles, et nous entrâmes dans la Vieille-Castille (Castilla la Vieja), dans le royaume de Castille et Léon, symbolisé par un lion tenant un écu semé de châteaux. Ces lions, répétés à satiété, sont ordinairement en granit grisâtre et ont une prestance héraldique assez imposante.
Entre Ameyugo et Cubo, petites bourgades insignifiantes, où l'on relaye, le paysage est extrêmement pittoresque; les montagnes se rapprochent, se resserrent, et d'immenses rochers perpendiculaires se dressent au bord de la route, escarpés comme des falaises; sur la gauche, un torrent traversé par un pont à ogive tronquée, bouillonne au fond d'un ravin, fait tourner un moulin, et couvre d'écume les pierres qui l'arrêtent. Pour que rien ne manque à l'effet, une église gothique, tombant en ruines, le toit défoncé, les murs brodés de plantes parasites, s'élève au milieu des roches; dans le fond, la Sierra se dessine vague et bleuâtre. Cette vue sans doute est belle, mais le passage de Pancorbo l'emporte pour la singularité et le grandiose. Les rochers ne laissent plus que la place du chemin tout juste, et l'on arrive à un endroit où deux grandes masses granitiques, penchées l'une vers l'autre, simulent l'arche d'un pont gigantesque que l'on aurait coupé par le milieu, pour fermer le passage à une armée de Titans; une seconde arche plus petite, pratiquée dans l'épaisseur de la roche, ajoute encore à l'illusion. Jamais décorateurs de théâtre n'ont imaginé une toile plus pittoresque et mieux entendue; quand on est accoutumé aux plates perspectives des plaines, les effets surprenants que l'on rencontre à chaque pas dans les montagnes vous semblent impossibles et fabuleux.
La posada où l'on s'arrêta pour dîner avait pour vestibule une écurie. Cette disposition architecturale se répète invariablement dans toutes les posadas espagnoles, et pour aller à sa chambre il faut passer derrière la croupe des mules. Le vin, plus noir encore que de coutume, avait en plus un certain fumet de peau de bouc assez local. Les filles de l'auberge portaient leurs cheveux pendants jusqu'au milieu du dos; excepté cela, leur vêtement était celui des femmes françaises de la classe inférieure. Les costumes nationaux ne sont guère, en général, conservés que dans l'Andalousie, et il y a maintenant en Castille bien peu d'anciens costumes. Pour les hommes, ils portaient tous le chapeau pointu, bordé de velours avec des houppes de soie, ou bien une casquette en peau de loup de forme assez féroce, et l'inévitable manteau de couleur tabac ou ramoneur. Leurs figures, du reste, ne présentaient rien de caractéristique.
De Pancorbo à Burgos, nous rencontrâmes trois ou quatre petits villages à moitié en ruine, secs comme de la pierre ponce et couleur de pain grillé, tels que Briviesca, Castil de Péones et Quintanapalla. Je doute qu'au fond de l'Asie Mineure Decamps ait jamais trouvé des murailles plus rôties, plus roussies, plus fauves, plus grenues, plus croustillantes et plus égratignées que celles-là. Le long de ces murailles flânaient de certains ânes qui valent bien les ânes turcs, et qu'il devrait aller étudier. L'âne turc est fataliste, et l'on voit à sa mine humble et rêveuse qu'il est résigné à tous les coups de bâton que le destin lui réserve et qu'il subira sans se plaindre. L'âne castillan a la mine plus philosophique et plus délibérée; il comprend qu'on ne peut se passer de lui; il est de la maison, il a lu Don Quichotte, et se flatte de descendre en droite ligne du célèbre grison de Sancho Pança. Côte à côte avec les ânes vaguaient aussi des chiens pur sang et d'une race superbe, parfaitement onglés, râblés et coiffés, entre autres de grands lévriers dans le goût de Paul Véronèse et de Velasquez, d'une taille et d'une beauté admirables, sans compter quelques douzaines de muchachos ou gamins dont les yeux pétillaient dans les guenilles comme des diamants noirs.
La Castille vieille est, sans doute, ainsi nommée à cause du grand nombre de vieilles qu'on y rencontre: et quelles vieilles! Les sorcières de Macbeth traversant la bruyère de Dunsinane pour aller préparer leur infernale cuisine, sont de charmantes jeunes filles en comparaison: les abominables mégères des caprices de Goya, que j'avais pris jusqu'à présent pour des cauchemars et des chimères monstrueuses, ne sont que des portraits d'une exactitude effrayante; la plupart de ces vieilles ont de la barbe comme du fromage moisi, et des moustaches comme des grenadiers; et puis, c'est leur accoutrement qu'il faut voir! on prendrait un morceau d'étoffe, et l'on travaillerait pendant dix ans à le salir, à le râper, à le trouer, à le rapiécer, à lui faire perdre sa couleur primitive, que l'on n'arriverait pas à cette sublimité du haillon! Ces agréments sont rehaussés par une mine hagarde et farouche, bien différente de la tenue humble et piteuse des pauvres gens de France.
Un peu avant d'arriver à Burgos, l'on nous fit remarquer, dans le lointain, un grand édifice sur une colline: c'était la Cartuja de Miraflores (la Chartreuse), dont nous aurons occasion de parler plus amplement. Bientôt après, les flèches de la cathédrale développèrent sur le ciel leurs dentelures de plus en plus distinctes; une demi-heure après, nous entrions dans l'ancienne capitale de la Vieille-Castille.
La place de Burgos, au milieu de laquelle s'élève une assez médiocre statue en bronze de Charles III, est grande et ne manque pas de caractère. Des maisons rouges, supportées par des piliers de granit bleuâtre, la ferment de tous côtés. Sous les arcades et sur la place, se tiennent toutes sortes de petits marchands et se promènent une infinité d'ânes, de mulets et de paysans pittoresques. Les guenilles castillanes se produisent là dans toute leur splendeur. Le moindre mendiant est drapé noblement dans son manteau comme un empereur romain dans sa pourpre. Je ne saurais mieux comparer ces manteaux, pour la couleur et la substance, qu'à de grands morceaux d'amadou déchiquetés par le bord. Le manteau de don César de Bazan, dans la pièce de Ruy Blas, n'approche pas de ces triomphantes et glorieuses guenilles. Tout cela est si râpé, si sec, si inflammable, qu'on les trouve imprudents de fumer et de battre le briquet. Les petits enfants de six ou huit ans ont aussi leurs manteaux, qu'ils portent avec la plus ineffable gravité. Je ne puis me rappeler sans rire un pauvre petit diable qui n'avait plus qu'un collet qui lui couvrait à peine l'épaule, et qui se drapait dans les plis absents d'un air si comiquement piteux, qu'il eût déridé le spleen en personne. Les condamnés au presidio (travaux forcés) balaient la ville et enlèvent les immondices sans quitter les haillons qui les emmaillotent. Ces galériens en manteaux sont bien les plus étonnantes canailles que l'on puisse voir. À chaque coup de balai, ils vont s'asseoir ou se coucher sur le seuil des portes. Rien ne leur serait plus facile que de s'échapper, et, comme j'en fis l'objection, on me répondit qu'ils ne le faisaient pas par un effet de la bonté naturelle de leur caractère.
La fonda où nous descendîmes était une vraie fonda espagnole où personne n'entendait un mot de français; il nous fallut bien déployer notre castillan, et nous écorcher le gosier à râler l'abominable jota, son arabe et guttural qui n'existe pas dans notre langue, et je dois dire que, grâce à l'extrême intelligence qui distingue ce peuple, on nous comprenait assez bien. L'on nous apportait bien quelquefois de la chandelle quand nous demandions de l'eau, ou du chocolat quand nous voulions de l'encre; mais, à part ces petites méprises, fort pardonnables, tout allait pour le mieux. L'auberge était desservie par un peuple de maritornes échevelées qui portaient les plus beaux noms du monde: Casilda, Matilde, Balbina; les noms sont toujours charmants en Espagne: Lola, Bibiana, Pepa, Hilaria, Carmen, Cipriana, servent d'étiquette aux créatures les moins poétiques qu'on puisse voir, l'une de ces filles avait les cheveux d'un roux très-véhément, couleur qui est très-fréquente en Espagne, où il y a beaucoup de blondes et surtout beaucoup de rousses, contre l'idée généralement reçue.
On ne met pas ici de buis bénit dans les chambres, mais de grands rameaux en forme de palmes, tressés, nattés et tire-bouchonnés avec beaucoup d'élégance et de soin. Les lits n'ont pas de traversin, mais deux oreillers plats que l'on superpose; ils sont généralement fort durs, quoique la laine en soit bonne; mais on n'est pas dans l'habitude de carder les matelas, on en retourne seulement la laine au bout de deux bâtons.
En face de nos fenêtres, nous avions une enseigne assez bizarre, celle d'un maître en chirurgie qui s'était fait représenter avec son élève sciant le bras à un pauvre diable assis sur une chaise, et nous apercevions la boutique d'un barbier qui, je vous le jure, ne ressemblait nullement à Figaro. Nous voyions reluire à travers ses vitres un grand plat à barbe en cuivre jaune assez brillant, que don Quichotte, s'il était de ce monde, aurait bien pu prendre pour l'armet de Mambrin. Les barbiers espagnols, s'ils ont perdu leur costume, ont conservé leur adresse, et rasent avec beaucoup de dextérité.
Pour avoir été si longtemps la première ville de la Castille, Burgos ne conserve pas une physionomie gothique bien prononcée; à l'exception d'une rue où se trouvent quelques fenêtres et quelques portiques du temps de la renaissance, avec des blasons supportés par des figures, les maisons ne remontent guère au delà du commencement du XVIIe siècle, et n'ont rien que de très-vulgaire; elles sont surannées et ne sont pas antiques. Mais Burgos a sa cathédrale, qui est une des plus belles du monde; malheureusement, comme toutes les cathédrales gothiques, elle est enchâssée dans une foule de constructions ignobles, qui ne permettent pas d'en apprécier l'ensemble et d'en saisir la masse. Le principal portail donne sur une place au milieu de laquelle s'élève une jolie fontaine surmontée d'un délicieux christ en marbre blanc, point de mire de tous les polissons de la ville, qui n'ont pas de plus doux passe-temps que de jeter des pierres contre les sculptures. Ce portail, qui est magnifique, brodé, fouillé et fleuri comme une dentelle, a été malheureusement gratté et raboté jusqu'à la première frise par je ne sais quels prélats italiens, grands amateurs d'architecture simple, de murailles sobres et d'ornements de bon goût, qui voulaient arranger la cathédrale à la romaine, ayant grand'pitié de ces pauvres architectes barbares qui pratiquaient peu l'ordre corinthien, et n'avaient pas l'air de se douter des agréments de l'attique et du fronton triangulaire. Beaucoup de gens sont encore de cet avis en Espagne, où le goût messidor fleurit dans toute sa pureté, et préfèrent aux églises gothiques les plus épanouies et les plus richement ciselées toutes sortes d'abominables édifices percés de beaucoup de fenêtres, et ornés de colonnes pæstumniennes, absolument comme en France, avant que l'école romantique eût remis le moyen âge en honneur, et fait comprendre le sens et la beauté des cathédrales. Deux flèches aiguës tailladées en scie, découpées à jour comme à l'emporte-pièce, festonnées et brodées, ciselées jusque dans les moindres détails, comme un chaton de bague, s'élancent vers Dieu avec toute l'ardeur de la foi et tout l'emportement d'une conviction inébranlable. Ce ne sont pas nos campaniles incrédules qui oseraient se risquer dans le ciel, n'ayant pour se soutenir que des dentelles de pierre et des nervures minces comme des fils d'araignée. Une autre tour, sculptée aussi avec une richesse inouïe, mais moins haute, marque la place où se joignent les bras de la croix, et complète la magnificence de la silhouette. Une foule innombrable de statues de saints, d'archanges, de rois, de moines, anime toute cette architecture, et cette population de pierre est si nombreuse, si pressée, si fourmillante, qu'elle dépasse à coup sûr le chiffre de la population en chair et en os qui occupe la ville.
Grâce à la charmante obligeance du chef politique, don Henrique de Vedia, nous pûmes visiter la cathédrale jusque dans ses moindres détails. Un volume in-8° de description, un atlas de deux mille planches, vingt salles remplies de plâtres moulés, ne donneraient pas encore une idée complète de cette prodigieuse efflorescence de l'art gothique, plus touffue et plus compliquée qu'une forêt vierge du Brésil. L'on nous pardonnera, à nous qui n'avons pu écrire qu'une simple lettre griffonnée à la hâte et de mémoire sur le coin d'une table de posada, quelques omissions et quelques négligences.
Au premier pas que l'on fait dans l'église, on est arrêté au collet par un chef-d'œuvre incomparable: c'est la porte en bois sculpté qui donne sur le cloître. Elle représente, entre autres bas-reliefs, l'entrée de Notre-Seigneur à Jérusalem; les jambages et les portants sont chargés de figurines délicieuses, de la tournure la plus élégante et d'une telle finesse, que l'on ne peut comprendre qu'une matière inerte et sans transparence comme le bois se soit prêtée à une fantaisie si capricieuse et si spirituelle. C'est assurément la plus belle porte du monde après celle du baptistère de Florence, par Ghiberti, que Michel-Ange, qui s'y connaissait, trouvait digne d'être la porte du paradis. Il faudrait mouler cette admirable page et la couler en bronze, pour lui assurer l'éternité dont peuvent disposer les hommes.
Le chœur, où sont les stalles, qu'on appelle silleria, est fermé par des grilles en fer repoussé d'un travail inconcevable; le pavé est couvert, comme c'est l'usage en Espagne, d'immenses nattes de sparteries, et chaque stalle a en outre son tapis d'herbe sèche ou de jonc. En levant la tête, on aperçoit une espèce de dôme formé par l'intérieur de la tour dont nous avons déjà parlé; c'est un gouffre de sculptures, d'arabesques, de statues, de colonnettes, de nervures, de lancettes, de pendentifs à vous donner le vertige. On regarderait deux ans qu'on n'aurait pas tout vu. C'est touffu comme un chou, fénestré comme une truelle à poisson; c'est gigantesque comme une pyramide et délicat comme une boucle d'oreille de femme, et l'on ne peut comprendre qu'un semblable filigrane puisse se soutenir en l'air depuis des siècles! Quels hommes étaient-ce donc que ceux qui exécutaient ces merveilleuses constructions que les prodigalités des palais féeriques ne pourraient dépasser? La race en est-elle donc perdue? Et nous, qui nous vantons d'être civilisés, ne serions-nous, en effet, que des barbares décrépits? Un profond sentiment de tristesse me serre le cœur lorsque je visite un de ces prodigieux édifices des temps passés; il me prend un découragement immense, et je n'aspire plus qu'à me retirer dans un coin, à me mettre une pierre sous la tête, pour attendre, dans l'immobilité de la contemplation, la mort, cette immobilité absolue. À quoi bon travailler? à quoi bon se remuer? L'effort humain le plus violent n'arrivera jamais au delà. Eh bien! l'on ignore les noms de ces divins artistes, et, pour en trouver quelques traces, il faut fouiller les archives poudreuses des couvents. Quand je pense que j'ai usé la meilleure portion de ma vie à rimer dix ou douze mille vers, à écrire six ou sept pauvres volumes in-8° et trois ou quatre cents mauvais articles de journaux, et que je me trouve fatigué, j'ai honte de moi-même et de mon époque, où il faut tant d'efforts pour produire si peu de chose. Qu'est-ce qu'une mince feuille de papier à côté d'une montagne de granit?
Si vous voulez faire un tour avec nous dans cet immense madrépore, construit par ces prodigieux polypes humains du XIVe et du XVe siècle, nous allons commencer par la petite sacristie, qui est une salle assez vaste malgré son titre, et renferme un Ecce Homo, un Christ en croix, de Murillo, une Nativité, de Jordaëns, encadrée par des boiseries précieusement sculptées; au milieu est placé un grand brasero, qui sert à allumer les encensoirs et peut-être aussi les cigarettes, car beaucoup de prêtres espagnols fument, ce qui ne nous paraît pas plus inconvenant que de priser du tabac en poudre, jouissance que le clergé français se permet sans aucun scrupule. Le brasero est une grande bassine de cuivre jaune posée sur un trépied et remplie de braise ou de petits noyaux allumés et recouverts de cendre fine, qui font un feu doux. Le brasero remplace en Espagne les cheminées, qui sont fort rares.
Dans la grande sacristie, voisine de la petite, on remarque un Christ en croix du Domenico Theotocopuli, dit el Greco, peintre extravagant et singulier, dont on prendrait les tableaux pour des esquisses du Titien, si une certaine affectation des formes aiguës et strapassées ne les faisait bientôt reconnaître. Pour donner à sa peinture l'apparence d'être faite avec une grande fierté de touche, il jette çà et là des coups de brosse d'une pétulance et d'une brutalité incroyables, des lueurs minces et acérées qui traversent les ombres comme des lames de sabre: tout cela n'empêche pas le Greco d'être un grand peintre; les bons ouvrages de sa seconde manière ressemblent beaucoup aux tableaux romantiques d'Eugène Delacroix.
Vous avez sans doute vu au musée espagnol de Paris le portrait de la fille du Greco, magnifique tête que ne désavouerait aucun maître, et vous pouvez juger quel admirable peintre ce devait être que Domenico Theotocopuli, lorsqu'il était dans son bon sens. Il paraît que la préoccupation d'éviter de ressembler au Titien, dont on prétend qu'il avait été élève, lui troubla la cervelle et le jeta dans les extravagances et les caprices qui ne laissèrent briller que par lueurs intermittentes les magnifiques facultés qu'il avait reçues de la nature; le Greco était en outre architecte et sculpteur, sublime trinité, lumineux triangle, qui se rencontre souvent dans le ciel de l'art suprême.
Cette sacristie est entourée de boiseries formant armoires, avec des colonnes fleuries et festonnées, du goût le plus riche; au-dessus des boiseries règne une rangée de miroirs de Venise, dont je ne m'explique guère l'usage, à moins qu'ils ne soient comme pur ornement, car ils sont trop haut pour qu'on puisse s'y regarder. Plus haut que les miroirs, les plus anciens touchant à la voûte, sont disposés par ordre chronologique les portraits de tous les évêques de Burgos, depuis le premier jusqu'à celui qui occupe aujourd'hui le siège épiscopal. Ces portraits, quoique peints à l'huile, ont un aspect de pastel et de détrempe qui vient de ce qu'on ne vernit pas les tableaux en Espagne, manque de précaution qui a laissé dévorer par l'humidité bien des chefs-d'œuvre regrettables. Ces portraits, quoique d'une grande tournure pour la plupart, ne sont cependant pas des peintures de premier ordre, et d'ailleurs ils sont accrochés trop haut pour que l'on puisse juger du mérite de l'exécution. Le milieu de la salle est occupé par un énorme buffet et d'immenses corbeilles de sparteries, où sont rangés les ornements d'église et les ustensiles du culte. Sous deux cages de verre l'on conserve comme curiosité deux arbres de corail, bien moins compliqués dans leurs ramures que la moindre arabesque de la cathédrale. La porte est historiée des armes de Burgos en relief, avec un semis de petites croix de gueules.
La salle de Jean Cuchiller, que l'on traverse après celle-ci, n'a rien de remarquable comme architecture, et nous pressions le pas pour en sortir, lorsqu'on nous pria de lever la tête et de regarder un objet des plus curieux. Cet objet était un grand coffre retenu au mur par des crampons de fer. Il est difficile d'imaginer une malle plus rapiécée, plus vermoulue et plus effondrée. C'est à coup sûr la doyenne des malles du monde; une inscription en lettres noires ainsi conçue: Cofre del Cid, donna tout de suite, comme vous pouvez le croire, une énorme importance à ces quatre ais de bois pourri. Ce coffre, s'il faut en croire la chronique, est précisément celui que le fameux Ruy-Diaz de Bivar, plus connu sous le nom de Cid Campéador, manquant d'argent, tout héros qu'il était, comme un simple littérateur, fit porter plein de sable et de cailloux, en nantissement, chez un honnête usurier juif qui prêtait sur gages, avec défense d'ouvrir la mystérieuse malle avant que lui, Cid Campéador, n'eût remboursé la somme empruntée; ce qui prouve que les usuriers de ce temps-là étaient de plus facile composition que ceux de nos jours. L'on trouverait maintenant peu de juifs et même peu de chrétiens assez naïfs et débonnaires pour accepter un pareil gage. M. Casimir Delavigne s'est servi de cette légende dans sa pièce de la Fille du Cid, mais il a substitué au coffre énorme une boîte imperceptible, qui ne peut rien contenir en effet que l'or de la parole du Cid; et il n'est aucun juif, même un juif des temps héroïques, qui prêtât quelque chose sur une pareille bonbonnière. Le coffre historique est grand, large, lourd, profond, garni de toutes sortes de serrures et de cadenas: plein de sable, il devait falloir au moins six chevaux pour le remuer, et le digne israélite pouvait le supposer rempli de nippes, de joyaux ou d'argenterie, et se résigner plus facilement aux caprices du Cid, caprice prévu par le Code pénal, ainsi que beaucoup d'autres fantaisies héroïques. La mise en scène du théâtre de la Renaissance est donc inexacte, n'en déplaise à M. Anténor Joly.
V.
LE CLOÎTRE; PEINTURES ET SCULPTURES.--MAISON DE CID; MAISON DU CORDON; PORTE SAINTE-MARIE.--LE THÉÂTRE ET LES ACTEURS.--LA CARTUJA DE MIRAFLORES.--LE GÉNÉRAL THIBAUT ET LES OS DU CID.
En sortant de la salle de Jean Cuchiller, on entre dans une autre pièce d'un style de décoration très-pittoresque: des boiseries de chêne, des tentures rouges et un plafond en manière de cuir de Cordoue du meilleur effet; on voit dans cette pièce une Nativité de Murillo, une Conception et un Jésus en robe fort bien peints.
Le cloître est rempli de tombeaux, la plupart fermés de grilles très-serrées et très-fortes; ces tombeaux, tous d'illustres personnages, sont pratiqués dans l'épaisseur du mur, historiés de blasons et brodés de sculptures. Sur l'un d'eux je remarquai un groupe de Marie et Jésus tenant un livre à la main, d'une grande beauté, et une chimère moitié animal, moitié arabesque, de l'invention la plus étrange et la plus surprenante. Sur toutes ces tombes sont couchées des statues de grandeur naturelle, soit de chevaliers armés, soit d'évêques en costume, qu'on prendrait volontiers, à travers les mailles des grilles, pour les morts qu'elles représentent, tant les attitudes sont vraies et les détails minutieux.
Sur le jambage d'une porte, je remarquai en passant une charmante petite statuette de la Vierge, d'une exécution délicieuse et d'une hardiesse d'idée extraordinaire. Au lieu de cet air contrit et modeste que l'on donne habituellement à la sainte Vierge, le sculpteur l'a représentée avec un regard où la volupté se mêle à l'extase et dans l'enivrement d'une femme qui conçoit un Dieu. Elle est là debout, la tête renversée en arrière, aspirant de toute son âme et de tout son corps le rayon de flamme soufflé par la colombe symbolique, avec un mélange d'ardeur et de pureté d'une originalité rare; il était difficile d'être neuf dans un sujet répété si souvent, mais rien n'est usé pour le génie.
La description de ce cloître demanderait à elle seule une lettre tout entière; mais, vu le peu d'espace et de temps dont nous pouvons disposer, vous nous pardonnerez de n'en dire que ces quelques mots et de rentrer dans l'église, où nous prendrons au hasard, à droite et à gauche, les premiers chefs-d'œuvre venus, sans choix ni préférence; car tout est beau, tout est admirable, et ce dont nous ne parlons pas vaut au moins ce dont nous parlons.
Nous nous arrêterons d'abord devant cette Passion de Jésus-Christ, en pierre, de Philippe de Bourgogne, qui n'est malheureusement pas un artiste français, comme son nom ou plutôt son sobriquet pourrait le faire croire. C'est un des plus grands bas-reliefs qu'il y ait au monde: selon l'usage gothique, il est divisé en plusieurs compartiments, le Jardin des Oliviers, le Portement de croix, le Crucifiement entre les deux voleurs, immense composition qui, pour la finesse des têtes et le précieux des détails, vaut tout ce qu'Albert Durer, Hemlinck ou Holbein ont fait de plus délicat et de plus suave avec leur pinceau de miniaturistes. Cette épopée de pierre est terminée par une magnifique Descente au tombeau: les groupes d'apôtres endormis qui occupent les caissons inférieurs du Jardin des Oliviers sont presque aussi beaux et aussi purs de style que les prophètes et les saints de fra Bartholomé; les têtes des saintes femmes au pied de la croix ont une expression pathétique et douloureuse dont les artistes gothiques possédaient seuls le secret, ici cette expression se joint à une rare beauté de forme; les soldats se font remarquer par des ajustements singuliers et farouches comme on en prêtait dans le moyen âge aux personnages antiques, orientaux ou juifs, dont on ne connaissait pas le costume; ils sont d'ailleurs campés avec une audace et une crânerie qui font le plus heureux contraste avec l'idéalité et la mélancolie des autres figures. Tout cela est encadré par des architectures travaillées comme de l'orfèvrerie, d'un goût et d'une légèreté incroyables. Cette sculpture a été achevée en 1536.
Puisque nous en sommes à la sculpture, parlons tout de suite des stalles du chœur, admirable menuiserie qui n'a peut-être pas sa rivale au monde. Les stalles sont autant de merveilles; elles représentent des sujets de l'Ancien-Testament en bas-reliefs, et sont séparées l'une de l'autre par des chimères et des animaux fantastiques en forme de bras de fauteuil. Les parties planes sont formées d'incrustations relevées de hachures noires comme les nielles sur métaux; l'arabesque et le caprice n'ont jamais été plus loin. C'est une verve inépuisable, une abondance inouïe, une invention perpétuelle dans l'idée et dans la forme; c'est un monde nouveau, une création à part aussi complète, aussi riche que celle de Dieu, où les plantes vivent, où les hommes fleurissent, où le rameau se termine par une main et la jambe par un feuillage, où la chimère à l'œil sournois ouvre ses ailes onglées, où le dauphin monstrueux souffle l'eau par ses fosses. Un enlacement inextricable de fleurons, de rinceaux, d'acanthes, de lotus, de fleurs aux calices ornés d'aigrettes et de vrilles, de feuillages dentelés et contournés, d'oiseaux fabuleux, de poissons impossibles, de sirènes et de dragons extravagants, dont aucune langue ne peut donner l'idée. La fantaisie la plus libre règne dans toutes ces incrustations, à qui leur ton jaune sur le fond sombre du bois donne un air de peinture de vase étrusque bien justifié par la franchise et l'accent primitif du trait. Ces dessins, où perce le génie païen de la renaissance, n'ont aucun rapport avec la destination des stalles, et quelquefois même le choix du sujet laisse voir un entier oubli de la sainteté du lieu. Ce sont des enfants qui jouent avec des masques, des femmes qui dansent, des gladiateurs qui luttent, des paysans en vendange, des jeunes filles tourmentant ou caressant un monstre fantastique, des animaux pinçant de la harpe, et même de petits garçons imitant dans la vasque d'une fontaine le fameux Manneken-Pis de Bruxelles. Avec un peu plus de sveltesse dans les proportions, ces figures vaudraient les plus purs étrusques: unité dans l'aspect et variété infinie dans le détail, voilà le difficile problème que les artistes du moyen âge ont presque toujours résolu avec bonheur. À cinq ou six pas, cette menuiserie, si folle d'exécution, est grave, solennelle, architecturale, brune de ton, et tout à fait digne de servir d'encadrement aux pâles et austères visages des chanoines.
La chapelle du Connétable, capilla del Condestable, est à elle seule une église complète; le tombeau de don Pedro Fernandez Velasco, connétable de Castille, et celui de sa femme, en occupent le milieu et n'en sont pas le moindre ornement; ces tombes sont de marbre blanc et d'un travail magnifique. L'homme est couché dans son armure de guerre enrichie d'arabesques du meilleur style, dont les sacristains lèvent avec du papier mouillé des empreintes qu'ils vendent aux voyageurs; la femme a son petit chien à côté d'elle, ses gants et les ramages de sa robe de brocart sont rendus avec une finesse inouïe. Les têtes des deux époux reposent sur des coussins de marbre, ornés de leur couronne et de leurs armoiries; des blasons gigantesques décorent les murailles de cette chapelle, et sur l'entablement sont placées des figures portant des hampes de pierre pour soutenir des bannières et des étendards. Le retablo (on appelle ainsi les façades architecturales qui accompagnent les autels) est sculpté, doré, peint, entremêlé d'arabesques et de colonnes, et représente la circoncision de Jésus-Christ, figures de grandeur naturelle. À droite, du côté où est le portrait de doña Mencia de Mendoza, comtesse de Haro, se trouve un petit autel gothique enluminé, doré, ciselé, enjolivé d'une infinité de figurines que l'on croirait d'Antonin Moine, tant elles sont légères et spirituellement tournées; sur cet autel il y a un christ en jais. Le grand autel est orné de lames d'argent et de soleils de cristal, dont les reflets miroitants forment des jeux de lumière d'un éclat singulier. À la voûte s'épanouit une rose de sculpture d'une délicatesse incroyable.
Dans la sacristie qui est auprès de la chapelle, on voit enchâssée au milieu de la boiserie une Madeleine que l'on attribue à Léonard de Vinci: la douceur des demi-teintes brunes et fondues avec le clair par des dégradations insensibles, la légèreté de touche des cheveux et la rondeur parfaite des bras, rendent cette supposition tout à fait vraisemblable. On conserve aussi dans cette chapelle le diptyque en ivoire que le connétable emportait à l'armée et devant lequel il faisait sa prière. La capilla del Condestable appartient au duc de Frias. Jetez en passant un regard sur cette statue de saint Bruno, en bois colorié, qui est de Pereida, sculpteur portugais, et sur cette épitaphe qui est celle de Villegas, traducteur du Dante.
Un grand escalier du plus beau dessin, avec de magnifiques chimères sculptées, nous tint quelques minutes en admiration. J'ignore où il conduit et sur quelle salle s'ouvre la petite porte qui le termine; mais il est digne du palais le plus éblouissant. Le grand autel de la chapelle du duc d'Abrantès est une des plus singulières imaginations que l'on puisse voir: il représente l'arbre généalogique de Jésus-Christ. Voici comme cette bizarre idée est rendue: le patriarche Abraham est couché au bas de la composition, et dans sa féconde poitrine plongent les racines chevelues d'un arbre immense dont chaque rameau porte un aïeul de Jésus, et se subdivise en autant de branches qu'il y a de descendants. Le faîte est occupé par la sainte Vierge, sur un trône de nuages; le soleil, la lune et les étoiles, argentés et dorés, scintillent à travers les efflorescences des rameaux. Ce qu'il a fallu de patience pour découper toutes ces feuilles, fouiller ces plis, évider ces branches, détacher du fond tous ces personnages, on n'ose y songer qu'avec effroi. Ce retablo, ainsi travaillé, est grand comme une façade de maison, et s'élève pour le moins à trente pieds de haut, en y comprenant les trois étages, dont le second renferme le couronnement de la Vierge, et le dernier un Crucifiement avec saint Jean et la Vierge. L'artiste est Rodrigo del Haya, sculpteur, qui vivait dans le milieu du XVIe siècle.
La chapelle de sainte Thècle est tout ce qu'on peut imaginer de plus étrange. L'architecte et le sculpteur semblent s'être donné pour but le plus d'ornements possible dans le moins d'espace possible; ils y ont parfaitement réussi, et je défierais l'ornemaniste le plus industrieux de trouver dans toute la chapelle la place d'une seule rosace ou d'un seul fleuron. C'est le mauvais goût le plus riche, le plus adorable et le plus charmant: ce ne sont que colonnes torses entourées de ceps de vigne, volutes enroulées à l'infini, collerettes de chérubins cravatés d'ailes, gros bouillons de nuages, flammes de cassolettes en coup de vent, rayons ouverts en éventail, chicorées épanouies et touffues, tout cela doré et peint de couleurs naturelles, avec des pinceaux de miniature. Les ramages des draperies sont exécutés fil par fil, point par point, et d'une effrayante minutie. La sainte, environnée par les flammes du bûcher, dont l'ardeur est excitée par des Sarrasins en costumes extravagants, lève vers le ciel ses beaux yeux d'émail, et tient dans sa petite main couleur de chair un grand rameau bénit, frisé à l'espagnole. Les voûtes sont travaillées dans le même goût. D'autres autels, d'une moindre dimension, mais d'une égale richesse, occupent le reste de la chapelle: ce n'est plus la finesse gothique, ni le goût charmant de la renaissance; la richesse est substituée à la pureté des lignes; mais c'est encore très-beau, comme toute chose excessive et complète dans son genre.
Les orgues, d'une grandeur formidable, ont des batteries de tuyaux disposées sur un plan transversal comme des canons pointés, d'un effet menaçant et belliqueux. Les chapelles particulières ont chacune leur orgue, mais plus petit. Dans le retablo d'une de ces chapelles nous vîmes une peinture d'une telle beauté, que je ne sais à quel maître l'attribuer, si ce n'est à Michel-Ange; les caractères irrécusables de l'école florentine à sa plus belle époque brillent victorieusement dans ce magnifique tableau, qui serait la perle du plus splendide musée. Cependant Michel-Ange ne peignit presque jamais à l'huile, et ses tableaux sont d'une rareté fabuleuse; je croirais volontiers que c'est une composition peinte par Sébastien del Piombo d'après un carton et sur un trait de ce sublime artiste. On sait que, jaloux du succès de Raphaël, Michel-Ange employa quelquefois Sébastien del Piombo pour réunir la couleur au dessin et dépasser son jeune rival. Quoi qu'il en soit, c'est un tableau admirable; la sainte Vierge, assise et noblement drapée, voile avec une écharpe transparente la divine nudité du petit Jésus, debout à côté d'elle. Deux anges en contemplation nagent silencieusement dans l'outremer du ciel; au fond l'on aperçoit un paysage sévère, des roches, des terrains et quelques pans de murs. La tête de la Vierge est d'une majesté, d'un calme et d'une puissance dont on ne peut donner l'idée avec des mots. Le cou est attaché aux épaules par des lignes si pures, si chastes et si nobles, la figure respire une si douce quiétude maternelle, les mains sont tournées si divinement, les pieds ont une telle élégance et un si grand style, qu'on ne peut détacher les yeux de cette peinture. Ajoutez à ce merveilleux dessin une couleur simple, solide, soutenue de ton, sans faux brillants, sans petites recherches de clair-obscur, avec un certain aspect de fresque qui s'harmonise parfaitement au ton de l'architecture, et vous aurez un chef-d'œuvre dont vous ne pourrez trouver l'équivalent que dans l'école florentine ou l'école romaine.
Il y a aussi, dans la cathédrale de Burgos, une sainte Famille sans nom d'auteur, que je soupçonne fort d'être d'André del Sarto, et des tableaux gothiques sur bois de Cornelis van Eyck, dont les pareils se trouvent dans la galerie de Dresde; les tableaux de l'école allemande ne sont pas rares en Espagne, et quelques-uns sont d'une grande beauté. Nous mentionnerons, en passant, quelques tableaux de fra Diego de Leyva, qui se fit chartreux à la Cartuja de Miraflores, à l'âge de cinquante-trois ans, entre autres celui qui représente le martyre de sainte Casilda, à qui le bourreau a coupé les deux seins: le sang jaillit à gros bouillons de deux plaques rouges laissées sur la poitrine par la chair amputée; les deux demi-globes gisent à côté de la sainte, qui regarde, avec une expression d'extase fiévreuse et convulsive, un grand ange à figure rêveuse et mélancolique qui lui apporte une palme. Ces effrayants tableaux de martyres sont très-nombreux en Espagne, où l'amour du réalisme et de la vérité dans l'art est poussé aux dernières limites. Le peintre ne vous fera pas grâce d'une seule goutte de sang; il faut qu'on voie les nerfs coupés qui se retirent, les chairs vives qui tressaillent, et dont la sombre pourpre contraste avec la blancheur exsangue et bleuâtre de la peau, les vertèbres tranchées par le cimeterre du bourreau, les marques violentes imprimées par les verges et les fouets des tourmenteurs, les plaies béantes qui vomissent l'eau et le sang par leur bouche livide: tout est rendu avec une épouvantable vérité. Ribera a peint, dans ce genre, des choses à faire reculer d'horreur el verdugo lui-même, et il faut réellement l'affreuse beauté et l'énergie diabolique qui caractérisent ce grand maître pour supporter cette féroce peinture d'écorcherie et d'abattoir, qui semble avoir été faite pour des cannibales par un valet de bourreau. Il y a vraiment de quoi dégoûter d'être martyr, et l'ange avec sa palme paraît une faible compensation pour de si atroces tourments. Encore Ribera refuse-t-il bien souvent cette consolation à ses torturés, qu'il laisse se tordre comme des tronçons de serpent dans une ombre fauve et menaçante que nul rayon divin n'illumine.
Le besoin du vrai, si repoussant qu'il soit, est un trait caractéristique de l'art espagnol: l'idéal et la convention ne sont pas dans le génie de ce peuple, dénué complètement d'esthétique. La sculpture n'est pas suffisante pour lui: il lui faut des statues coloriées, des madones fardées et revêtues d'habits véritables. Jamais, à son gré, l'illusion matérielle n'est portée assez loin, et cet amour effréné du réalisme lui fait souvent franchir le pas qui sépare la statuaire du cabinet de figures de cire de Curtius.
Le célèbre christ si révéré de Burgos, que l'on ne peut faire voir qu'après avoir allumé les cierges, est un exemple frappant de ce goût bizarre: ce n'est plus de la pierre ni du bois enluminé, c'est une peau humaine (on le dit du moins), rembourrée avec beaucoup d'art et de soin. Les cheveux sont de véritables cheveux, les yeux ont des cils, la couronne d'épines est en vraie ronce, aucun détail n'est oublié. Rien n'est plus lugubre et plus inquiétant à voir que ce long fantôme crucifié, avec son faux air de vie et son immobilité morte; la peau, d'un ton rance et bistré, est rayée de longs filets de sang si bien imités que l'on croirait qu'ils ruissellent effectivement. Il ne faut pas un grand effort d'imagination pour ajouter foi à la légende qui raconte que ce crucifix miraculeux saigne tous les vendredis. Au lieu d'une draperie enroulée et volante, le christ de Burgos porte un jupon blanc brodé d'or qui lui descend de la ceinture aux genoux; cet ajustement produit un effet singulier, surtout pour nous qui ne sommes pas habitués à voir Notre-Seigneur ainsi costumé. Au bas de la croix sont enchâssés trois œufs d'autruche, ornement symbolique dont le sens m'échappe, à moins que ce ne soit une allusion à la Trinité, principe et germe de tout.
Nous sortîmes de la cathédrale éblouis, écrasés, soûls de chefs-d'œuvre et n'en pouvant plus d'admiration, et nous eûmes tout au plus la force de jeter un coup d'œil distrait sur l'arc de Fernand Gonzalès, essai d'architecture classique tenté, au commencement de la renaissance, par Philippe de Bourgogne. On nous fit voir aussi la maison du Cid; quand je dis la maison du Cid, je m'exprime mal, mais la place où elle a pu être: c'est un carré de terrain entouré de bornes; il ne reste pas le moindre vestige qui puisse autoriser cette croyance, mais rien aussi ne prouve le contraire, et, dans ce cas, il n'y a aucun inconvénient à s'en rapporter à la tradition. La maison du Cordon, ainsi nommée des lacs qui s'enroulent autour des portes, encadrent les fenêtres et se jouent à travers les architectures, mérite d'être examinée; elle sert d'habitation au chef politique de la province, et nous y rencontrâmes quelques alcades des environs, dont la physionomie eût paru suspecte au coin d'un bois, et qui auraient bien fait de se demander leurs papiers à eux-mêmes avant de se laisser circuler librement.
La porte Sainte-Marie, élevée en l'honneur de Charles-Quint, est un remarquable morceau d'architecture. Les statues placées dans les niches, quoique courtes et trapues, ont un caractère de force et de puissance qui rachète bien leur défaut de sveltesse; il est dommage que cette superbe porte triomphale soit obstruée et déshonorée par je ne sais quelles murailles de plâtre élevées là sous prétexte de fortification, et qu'il serait urgent de jeter par terre. Près de cette porte se trouve la promenade qui longe l'Arlençon, rivière très-respectable, de deux pieds de profondeur pour le moins, ce qui est beaucoup pour l'Espagne. Cette promenade est ornée de quatre statues représentant quatre rois ou comtes de Castille d'une assez belle tournure, savoir: don Fernand Gonzalès, don Alonzo, don Enrique II et don Fernando Ier. Voilà à peu près tout ce qui mérite d'être vu à Burgos. Le théâtre est encore plus sauvage que celui de Vittoria. On y jouait ce soir-là une pièce en vers: El Zapatero y el Rey (le Savetier et le Roi) de Zorilla, jeune écrivain très-distingué, fort en vogue à Madrid, et qui a déjà publié sept volumes de vers dont on vante le style et l'harmonie. Toutes les places étaient retenues d'avance; il fallut nous priver de ce plaisir et attendre au lendemain la représentation des Trois Sultanes, entremêlée de chant et de danses turques d'une bouffonnerie transcendante. Les acteurs ne savaient pas un mot de leur rôle, et le souffleur criait leur rôle à tue-tête, de façon à couvrir leur voix. À propos du souffleur, il est protégé par une carapace de fer-blanc arrondie en voûte de four contre les patatas, manzanas et cascaras de naranja, pommes de terre, pommes et pelures d'orange dont le public espagnol, public impatient s'il en fut, ne manque pas de bombarder les acteurs qui lui déplaisent. Chacun emporte sa provision de projectiles dans ses poches; si les acteurs ont bien joué, les légumes retournent à la marmite et vont grossir le puchero.
Un instant nous crûmes avoir trouvé le vrai type espagnol féminin dans une des trois sultanes: grands sourcils noirs arqués, nez mince, ovale allongé, lèvres rouges; mais un voisin officieux nous apprit que c'était une jeune Française.
Avant de partir de Burgos, nous allâmes faire une visite à la Cartuja de Miraflores, située à une demi-lieue de la ville. On a permis à quelques pauvres vieux moines infirmes de rester dans cette chartreuse pour y attendre leur mort. L'Espagne a beaucoup perdu de son caractère romantique à la suppression des moines, et je ne vois pas ce qu'elle y a gagné sous d'autres rapports. D'admirables édifices dont la perte sera irréparable, et qui avaient été conservés jusqu'alors dans l'intégrité la plus minutieuse, vont se dégrader, s'écrouler, et ajouter leurs ruines aux ruines déjà si fréquentes dans ce malheureux pays; des richesses inouïes en statues, en tableaux, en objets d'art de toute sorte, se perdront sans profiter à personne. On pouvait imiter, ce me semble, notre révolution par un autre côté que par son stupide vandalisme. Égorgez-vous entre vous pour les idées que vous croyez avoir, engraissez de vos corps les maigres champs ravagés par la guerre, c'est bien; mais la pierre, le marbre et le bronze touchés par le génie sont sacrés, épargnez-les. Dans deux mille ans on aura oublié vos discordes civiles, et l'avenir ne saura que vous avez été un grand peuple que par quelques merveilleux fragments retrouvés dans les fouilles.
La Cartuja est située sur le haut d'une colline; l'extérieur en est austère et simple: murailles de pierres grises, toit de tuiles; tout pour la pensée, rien pour les yeux. À l'intérieur, ce sont de longs cloîtres frais et silencieux, blanchis à la chaux vive, des portes de cellules, des fenêtres à mailles de plomb dans lesquelles sont enchâssés quelques sujets pieux en verres de couleur, et particulièrement une Ascension de Jésus-Christ d'une composition singulière: le corps du Sauveur a déjà disparu; on ne voit plus que ses pieds, dont les empreintes sont restées en creux sur un rocher entouré de saints personnages en admiration.
Une petite cour au milieu de laquelle s'élève une fontaine d'où filtre goutte à goutte une eau diamantée, renferme le jardin du prieur. Quelques brindilles de vigne égaient un peu la tristesse des murailles; quelques bouquets de fleurs, quelques gerbes de plantes poussent çà et là, un peu au hasard et dans un désordre pittoresque. Le prieur, vieillard à figure noble et mélancolique, accoutré de vêtements ressemblant le plus possible à un froc (il n'est pas permis aux moines de garder leur costume), nous reçut avec beaucoup de politesse et nous fit asseoir autour du brasero, car il ne faisait pas très-chaud, et nous offrit des cigarettes et des azucarillos avec de l'eau fraîche. Un livre était ouvert sur la table; je me permis d'y jeter les yeux: c'était la Bibliotheca carluxiana, recueil de tous les passages de différents auteurs faisant l'éloge de l'ordre et de la vie des chartreux. Les marges étaient annotées de sa main avec cette bonne vieille écriture de prêtre, droite, ferme, un peu grosse, qui dit tant de choses à la pensée, et qu'un mondain hâté et convulsif ne saurait avoir. Ainsi ce pauvre vieux moine, laissé là par pitié dans ce couvent abandonné dont les voûtes vont bientôt s'écrouler sur sa fosse inconnue, rêvait encore la gloire de son ordre, et d'une main tremblante inscrivait sur les feuilles blanches du livre quelque passage oublié ou nouvellement recueilli.
Le cimetière est ombragé par deux ou trois grands cyprès, comme il y en a dans les cimetières turcs: cet enclos funèbre contient quatre cent dix-neuf chartreux morts depuis la construction du couvent; une herbe épaisse et touffue couvre ce terrain, où l'on ne voit ni tombe, ni croix, ni inscription; ils gisent là confusément, humbles dans la mort comme ils l'ont été dans la vie. Ce cimetière anonyme a quelque chose de calme et de silencieux qui repose l'âme; une fontaine, placée au centre, pleure, avec ses larmes limpides comme de l'argent, tous ces pauvres morts oubliés; je bus une gorgée de cette eau filtrée par les cendres de tant de saints personnages; elle était pure et glaciale comme la mort.
Mais, si la demeure des hommes est pauvre, celle de Dieu est riche. Dans le milieu de la nef sont placés les tombeaux de don Juan II et de la reine Isabelle, sa femme. On s'étonne que la patience humaine soit venue à bout d'une pareille œuvre: seize lions, deux à chaque angle, soutenant huit écussons aux armes royales, leur servent de base. Ajoutez un nombre proportionné de vertus, de figures allégoriques, d'apôtres et d'évangélistes, faites serpenter à travers tout cela des rameaux, des feuillages, des oiseaux, des animaux, des lacs d'arabesques, et vous n'aurez qu'une bien faible idée de ce prodigieux travail. Les statues couronnées du roi et de la reine sont couchées sur le couvercle. Le roi tient son sceptre à la main, et porte une robe longue, guillochée et ramagée avec une délicatesse inconcevable.
Le tombeau de l'infant Alonzo est du côté de l'évangile. L'infant y est représenté à genoux devant un prie-Dieu. Une vigne découpée à jours, où de petits enfants se suspendent et cueillent des raisins, festonne avec un intarissable caprice l'arc gothique qui encadre la composition à demi engagée dans le mur. Ces merveilleux monuments sont en albâtre et de la main de Gil de Siloé, qui fit aussi les sculptures du maître-autel; à droite et à gauche de cet autel, qui est d'une rare beauté, sont ouvertes deux portes par où l'on aperçoit deux chartreux immobiles dans le suaire blanc de leur froc: ces deux figures, qui sont probablement de Diego de Leyva, font illusion au premier coup d'œil. Des stalles de Berruguete complètent cet ensemble, qu'on s'étonne de rencontrer dans une campagne déserte.
Du haut de la colline, l'on nous fit apercevoir dans le lointain San-Pedro de Cardena, où se trouve la tombe du Cid et de doña Chimène, sa femme. À propos de cette tombe, on raconte une anecdote bizarre que nous allons rapporter, sans en garantir l'authenticité.
Pendant l'invasion des Français, le général Thibaut eut l'idée de faire apporter les os du Cid, de San-Pedro de Cardena à Burgos, dans l'intention de les placer dans un sarcophage sur la promenade publique, afin d'inspirer à la population des sentiments héroïques et chevaleresques par la présence de ces restes magnanimes. On ajoute que, dans un accès d'enthousiasme guerrier, l'honorable général mit coucher près de lui les ossements du héros, pour se hausser le courage à ce glorieux contact, précaution dont il n'avait aucunement besoin. Ce projet ne s'exécuta pas, et le Cid retourna près de doña Chimène, à San-Pedro de Cardena, où il est resté définitivement; mais une de ses dents, qui était détachée, et que l'on avait serrée dans un tiroir, a disparu sans que l'on ait pu savoir ce qu'elle était devenue. Il n'a manqué à la gloire du Cid que d'être canonisé; il l'aurait été si, avant de mourir, il n'avait pas eu l'idée arabo-hérétique et malsonnante de vouloir qu'on enterrât avec lui son fameux cheval Babieça: ce qui fit douter de son orthodoxie. À propos du Cid, faisons observer à M. Casimir Delavigne que l'épée du héros s'appelle Tisona et non pas Tizonade, qui fait une rime trop riche à limonade. Tout ceci soit dit sans porter la moindre atteinte à la gloire du Cid, qui, outre son mérite de héros, a eu celui d'inspirer si bien les poëtes inconnus du Romancero, Guilhen de Castro, Diamante et Pierre Corneille.
VI.
EL CORREO REAL; LES GALÈRES.--VALLADOLID.--SAN-PABLO.--UNE REPRÉSENTATION D'HERNANI.--SAINTE-MARIE-DES-NEIGES.--MADRID.
El correo real dans lequel nous quittâmes Burgos mérite une description particulière. Figurez-vous une voiture antédiluvienne, dont le modèle aboli ne peut se retrouver que dans l'Espagne fossile; des roues énormes, évasées, à rayons très-minces, et placées très en arrière de la caisse, peinte en rouge au temps d'Isabelle la Catholique; un coffre extravagant, percé de toutes sortes de fenêtres de formes contournées et garni à l'intérieur de petits coussins d'un satin qui avait pu être rose à une époque reculée, le tout relevé de piqûres et d'agréments en chenille, que rien n'empêchait d'avoir été de plusieurs couleurs. Ce respectable carrosse était naïvement suspendu par des cordes, et ficelé aux endroits menaçants avec des cordelettes de sparterie. On ajoute à cette machine une file de mules d'une raisonnable longueur, avec un assortiment de postillons et de mayoral en veste d'agneau d'Astrakan, et en pantalon de peau de mouton d'une apparence on ne peut plus moscovite, et nous voilà partis au milieu d'un tourbillon de cris, d'injures et de coups de fouet. Nous allions un train d'enfer, nous dévorions le terrain, et les vagues silhouettes des objets s'envolaient à droite et à gauche avec une rapidité fantasmagorique. Je n'ai jamais vu de mules plus emportées, plus rétives et plus farouches; à chaque relais, il fallait une armée de muchachos pour en accrocher une à la voiture. Ces diaboliques bêtes sortaient de l'écurie debout sur leurs pieds de derrière, et ce n'était qu'au moyen d'une grappe de postillons suspendus à leur licou qu'on parvenait à les réduire à l'état de quadrupède. Je crois que ce qui leur inspirait cette ardeur endiablée, était l'idée de la nourriture qui les attendait à la prochaine venta, car elles étaient d'une maigreur effrayante. En partant d'un petit village, elles se mirent à ruer, à sauter si bien, que leurs jambes se prirent dans les traits: alors ce fut un salmis de ruades, de coups de bâton inimaginables; toute la file tomba, et un malheureux postillon qui se trouvait en tête, monté sur un cheval qui probablement n'avait jamais été attelé, fut retiré de dessous ce monceau presque aplati et rendant le sang par le nez. Sa maîtresse, qui assistait au départ, poussait des cris à fendre l'âme, et tels que je n'aurais cru qu'il en pût sortir d'une poitrine humaine. Enfin on parvint à débrouiller les cordes, à remettre les mules sur leurs pieds; un autre postillon prit la place du blessé, et l'on se mit en route avec une vélocité sans pareille. Le pays que nous traversions avait un aspect d'une sauvagerie étrange: c'étaient de grandes plaines arides, sans un seul arbre qui en rompît l'uniformité, terminées par des montagnes et des collines d'un jaune d'ocre que l'éloignement pouvait à peine azurer. De temps à autre nous traversions des villages terreux, bâtis en pisé, la plupart en ruine. Comme c'était le dimanche, le long de ces murailles jaunâtres éclairées d'un pâle rayon, se tenaient debout, immobiles comme des momies, des rangs de Castillans hautains drapés dans leurs guenilles d'amadou, en train de tomar el sol, récréation qui ferait mourir d'ennui au bout d'une heure l'Allemand le plus flegmatique. Cependant cette jouissance tout espagnole était ce jour-là fort excusable, car il faisait un froid atroce; un vent furieux balayait la plaine avec un bruit de tonnerre et de chariots pleins d'armures roulant sur des voûtes d'airain. Je ne crois pas que dans les kraals des Hottentots et dans les campements des Kalmouks on puisse rencontrer rien de plus sauvage, de plus barbare et de plus primitif. Profitant d'une halte, j'entrai dans une de ces huttes: c'était un taudis sans fenêtre, avec un foyer de pierres brutes placé au centre, et un trou dans le toit pour laisser sortir la fumée; les murs étaient bistrés d'un bitume digne de Rembrandt.
On dîna à Torrequemada, pueblo situé sur une petite rivière encombrée par d'anciennes fortifications en ruine. Torrequemada est remarquable par l'absence complète de vitres: il n'y a de carreaux qu'au parador qui, malgré ce luxe inouï, n'en a pas moins une cuisine avec un trou dans le plafond. Après avoir avalé quelques garbanzos qui sonnaient dans nos ventres comme des grains de plomb dans des tambours de basque, nous rentrâmes dans notre boîte, et la course au clocher recommença. Cette voiture après ces mules était comme une casserole attachée à la queue d'un tigre: le bruit qu'elle faisait les excitait encore davantage. Un feu de paille allumé au milieu de la route faillit leur faire prendre le mors aux dents. Elles étaient si ombrageuses, qu'il fallait les tenir par la bride et leur mettre la main sur les yeux lorsqu'une autre voiture venait en sens inverse. Règle générale, lorsque deux voitures traînées par des mules se rencontrent, l'une des deux doit verser. Enfin, ce qui devait arriver arriva. J'étais en train de retourner dans ma tête je ne sais quel lambeau d'hémistiche, comme c'est mon habitude en voyage, lorsque je vis venir de mon côté, décrivant une rapide parabole, mon camarade qui était assis en face de moi; cette action bizarre fut suivie d'un choc très-rude et d'un craquement général: «Es-tu mort? me demanda mon ami en achevant sa courbe.--Au contraire, répondis-je; et toi?--Très-peu,» me répondit-il. Et nous sortîmes au plus vite par le toit défoncé de la pauvre voiture qui était brisée en mille pièces. Nous vîmes avec une satisfaction infinie à quinze pas dans un champ la boîte de notre daguerréotype aussi pure, aussi intacte, que si elle eût été encore dans la boutique de Susse, occupée à faire des vues de la colonnade de la Bourse. Quant aux mules, elles s'étaient envolées, et avaient emporté à tous les diables le train de devant et les deux petites roues. Notre perte se monta à un bouton qui sauta dans la violence du choc et ne put être retrouvé, il est vraiment impossible de verser plus admirablement.
Une des choses les plus bouffonnes que j'aie vues, c'est le mayoral se lamentant sur les débris de sa carriole; il en rajustait les morceaux comme un enfant qui vient de casser un verre, et, voyant que le mal était irréparable, il éclatait en affreux jurements, trépignait, se donnait des coups de poing, se roulait par terre, imitant les excès des douleurs antiques, ou bien il s'attendrissait et se livrait aux plus touchantes élégies. Ce qui l'affligeait surtout, c'était le sort des coussins roses gisant çà et là, déchirés et souillés de poussière; ces coussins étaient ce que son imagination de mayoral pouvait concevoir de plus magnifique, et son cœur saignait de voir tant de splendeur évanouie.
Notre position n'était pas autrement gaie, quoique nous fussions attaqués d'un accès de fou rire assez intempestif. Nos mules s'étaient évanouies en fumée, et nous n'avions plus qu'une voiture démantelée et sans roues. Heureusement la venta n'était pas loin. On alla chercher deux galères, qui nous recueillirent, nous et notre bagage. La galère justifie parfaitement son nom: c'est une charrette à deux ou quatre roues, qui n'a ni fond ni plancher; un lacis de cordes de roseaux forme, dans la partie inférieure, une espèce de filet où l'on place les malles et les paquets. Là-dessus on étend un matelas, un pur matelas espagnol, qui ne vous empêche en aucune façon de sentir les angles du bagage entassé au hasard. Les patients se groupent comme ils peuvent sur ce chevalet d'une nouvelle espèce, auprès duquel les grils de saint Laurent et de Guatimozin sont des lits de roses, car il était du moins possible de s'y retourner. Que diraient les philanthropes qui font voyager les forçats en chaises de poste, en voyant les galères où sont condamnés les gens les plus innocents du monde, lorsqu'ils vont visiter l'Espagne?
Dans cet agréable véhicule privé de toute espèce de ressorts, nous faisions quatre lieues d'Espagne à l'heure, c'est-à-dire cinq lieues de France, une lieue de plus que les malles-postes les mieux servies sur la plus belle route. Pour aller plus vite, il aurait fallu des chevaux anglais, de course ou de chasse, et la route que nous suivions était coupée de montées très-rudes et de pentes rapides, toujours descendues au triple galop; il faut toute l'assurance et toute l'adresse des postillons et des conducteurs espagnols pour ne pas s'aller briser en cinquante mille morceaux au fond des précipices: au lieu de verser une fois, nous aurions dû toujours verser.
Nous étions secoués comme ces souris que l'on ballotte pour les étourdir et les tuer contre les parois de la souricière, et il fallait toute la sévère beauté du paysage pour ne pas nous laisser aller à la mélancolie et à la courbature; mais ces belles collines aux lignes austères, à la couleur sobre et calme, donnaient tant de caractère à l'horizon sans cesse renouvelé, que les cahots de la galère étaient compensés et au delà. Un village, un ancien couvent bâti en forteresse, variaient ces sites d'une simplicité orientale, qui rappelaient les lointains du Joseph vendu par ses frères, de Decamps.
Dueñas, situé sur une colline, a l'air d'un cimetière turc; les caves, creusées dans le roc vif, reçoivent l'air par de petites tourelles évasées en turban, qui ont un faux air de minaret très-singulier. Une église de tournure mauresque complète l'illusion. À gauche, dans la plaine, le canal de Castille fait apparition de temps à autre; ce canal n'est pas encore terminé.
À Venta de Trigueros, l'on attela à notre galère un cheval rose d'une singulière beauté (l'on avait renoncé aux mules), qui justifiait pleinement le cheval tant critiqué du Triomphe de Trajan, d'Eugène Delacroix. Le génie a toujours raison; ce qu'il invente existe, et la nature l'imite presque dans ses plus excentriques fantaisies. Après avoir franchi une route flanquée de remblais et de contre-forts en arc-boutant d'un caractère assez monumental, nous entrâmes enfin dans Valladolid légèrement moulus, mais avec notre nez intact et nos bras tenant encore à notre buste sans épingles noires, comme les bras d'une poupée neuve. Je ne parle pas des jambes, où l'engourdissement avait piqué toutes les aiguilles de l'Angleterre, et où grouillaient les pattes de cent mille fourmis invisibles.
Nous descendîmes à un superbe parador, d'une propreté parfaite, où l'on nous donna deux belles chambres avec un balcon ouvrant sur une place, des tapis de nattes coloriées, et des murailles peintes à la détrempe en jaune et en vert pomme. Jusqu'à présent rien n'a justifié pour nous les reproches de malpropreté et de dénûment que font tous les voyageurs aux auberges espagnoles; nous n'avons pas encore trouvé des scorpions dans notre lit, et les insectes promis ne paraissent pas.
Valladolid est une grande ville presque entièrement dépeuplée; elle peut contenir deux cent mille âmes, et n'a guère que vingt mille habitants. C'est une ville propre, calme, élégante, et se ressentant déjà des approches de l'Orient. La façade de San-Pablo est couverte du haut en bas de sculptures merveilleuses du commencement de la renaissance. Devant le portail sont rangés en manière de bornes des piliers de granit surmontés de lions héraldiques, tenant dans toutes les positions possibles l'écusson des armes de Castille. Vis-à-vis se trouve un palais du temps de Charles-Quint, avec une cour en arcades d'une extrême élégance et des médaillons sculptés d'une rare beauté. La régie débite dans cette perle d'architecture son ignoble sel et son affreux tabac. Par un hasard heureux, la façade de San-Pablo est située sur une place, et l'on peut en prendre la vue au daguerréotype, ce qui est très-difficile pour les édifices du moyen âge, presque toujours enchâssés dans des tas de maisons et d'échoppes abominables; mais la pluie, qui ne cessa de tomber pendant le temps que nous restâmes à Valladolid, ne nous permit pas d'en prendre une épreuve. Vingt minutes de soleil à travers les ondées de pluie de Burgos nous avaient permis de reproduire les deux flèches de la cathédrale avec un grand morceau du portail d'une manière très-nette et très-distincte; mais, à Valladolid, nous n'eûmes pas même les vingt minutes, ce que nous regrettâmes d'autant plus que la ville abonde en charmantes architectures. Le bâtiment où se trouve la bibliothèque, dont on veut faire un musée, est du goût le plus pur et le plus délicieux; bien que quelques-uns de ces restaurateurs ingénieux qui préfèrent les planches aux bas-reliefs, aient honteusement gratté ses admirables arabesques, il en reste encore assez pour en faire un chef-d'œuvre d'élégance. Nous signalerons aux dessinateurs un balcon intérieur qui échancre l'angle d'un palais sur cette même place de San-Pablo, et forme un mirador d'un goût tout à fait original. La colonnette qui réunit les deux arcs est d'une coupe très-heureuse. C'est dans cette maison, à ce qu'on nous a dit, qu'est né le terrible Philippe II. Mentionnons aussi un colossal fragment de cathédrale inachevée en granit, par Herrera, dans le genre de Saint-Pierre de Rome; mais cette construction fut abandonnée pour l'Escurial, lugubre fantaisie du triste fils de Charles-Quint.
On nous fit voir dans une église fermée une collection de tableaux provenant de la suppression des couvents, et réunis là par ordre supérieur; cette collection prouve que les gens qui ont pillé les églises et les couvents sont d'excellents artistes et d'admirables connaisseurs, car ils n'ont laissé que d'horribles croûtes dont la meilleure ne se vendrait pas quinze francs chez un marchand de bric-à-brac. Au Musée, il y a quelques tableaux passables, mais rien de supérieur; en revanche, force sculptures sur bois et force christs d'ivoire, plutôt remarquables par la grandeur de leurs proportions et leur antiquité, que par la beauté réelle du travail. Au reste, les gens qui vont en Espagne pour acheter des curiosités sont fort désappointés: pas une arme précieuse, pas une édition rare, pas un manuscrit, rien.
La Plaza de la Constitucion de Valladolid est fort belle et fort vaste: elle est entourée de maisons soutenues par de grandes colonnes de granit bleuâtre d'une seule pièce et d'un bel effet. Le palais de la Constitucion, peint en vert-pomme, est orné d'une inscription en l'honneur de l'innocente Isabelle, comme on appelle ici la petite reine, et d'un cadran éclairé la nuit comme celui de l'Hôtel-de-ville de Paris, innovation qui paraît beaucoup réjouir les habitants. Sous les piliers sont établies des multitudes de tailleurs, de chapeliers et de cordonniers, les trois états les plus florissants en Espagne; c'est là que sont les principaux cafés, et tout le mouvement de la population semble se concentrer sur ce point. Dans le reste de la ville, à peine rencontrez-vous un rare passant, une criada qui va chercher de l'eau, ou un paysan qui chasse son âne devant lui. Cet effet de solitude est encore augmenté par la grande surface qu'occupe cette ville, où les places sont plus nombreuses que les rues. Le Campo grande, à côté de la grande porte, est entouré de quinze couvents, et il pourrait y en tenir encore plus.
On donnait ce soir-là au théâtre une pièce de M. Breton de Los Herreros, poëte dramatique très-estimé en Espagne. Cette pièce portait ce titre assez bizarre: El Pelo de la Desa, qui signifie littéralement le Poil du Pâturage, expression proverbiale assez difficile à faire comprendre, mais qui répond à notre dicton: «La caque sent toujours le hareng.» Il s'agit d'un paysan aragonais qui doit épouser une fille bien née, et qui a le bon sens de reconnaître qu'il ne pourra jamais devenir un homme du monde. Le comique de cette pièce consiste dans l'imitation parfaite du dialecte, de l'accent aragonais, mérite peu sensible pour des étrangers. Le baile nacional, sans être aussi macabre que celui de Vittoria, était encore très-médiocre. Le lendemain, on jouait Hernani ou l'Honneur castillan, de Victor Hugo, traduit par don Eugenio de Ochoa; nous n'eûmes garde de manquer pareille fête. La pièce est rendue, vers pour vers, avec une exactitude scrupuleuse, à l'exception de quelques passages et de quelques scènes que l'on a dû retrancher pour satisfaire aux exigences du public. La scène des portraits est réduite à rien, parce que les Espagnols la considèrent comme injurieuse pour eux, et s'y trouvent indirectement tournés en ridicule. Il y a aussi beaucoup de suppressions dans le cinquième acte. En général, les Espagnols se fâchent lorsqu'on parle d'eux d'une manière poétique; ils se prétendent calomniés par Hugo, par Mérimée et par tous ceux en général qui ont écrit sur l'Espagne: oui... calomniés, mais en beau. Ils renient de toutes leurs forces l'Espagne du Romancero et des Orientales, et une de leurs principales prétentions, c'est de n'être ni poétiques ni pittoresques, prétentions, hélas! trop bien justifiées. Le drame a été bien joué: le Ruy Gomez de Valladolid valait assurément celui de la rue de Richelieu, et ce n'est pas peu dire. Quant à l'Hernani, rebelle empoisonné, il aurait été très-satisfaisant sans le caprice maussade qu'il avait eu de s'habiller en troubadour de pendule. La doña Sol était presque aussi jeune que mademoiselle Mars, et n'avait pas son talent.
Le théâtre de Valladolid est d'une coupe assez heureuse, et, quoiqu'il ne soit décoré à l'intérieur que d'une simple couche de blanc avec des ornements en grisaille, l'effet en est joli; le décorateur a eu l'idée bizarre de peindre sur les parois de l'avant-scène des fenêtres ornées de leurs rideaux de mousseline à petits pois fort bien imités. Ces fenêtres en premières loges ont un aspect singulier: les balcons et les devantures des loges sont à jour avec des balustres évidés qui permettent de voir si les femmes ont le pied petit et sont bien chaussées, et même si leur cheville est fine et leur bas bien tiré;--ce qui n'a pas grand inconvénient pour les femmes espagnoles, presque toujours irréprochables sous ce rapport. J'ai vu par un charmant feuilleton de mon remplaçant littéraire (car la Presse pénètre jusque dans ces régions barbares) que les balcons de galerie du nouvel Opéra-Comique étaient construits dans ce système.
Au sortir de Valladolid, le paysage change de caractère, les landes reparaissent; seulement elles ont de plus que celles de Bordeaux des bouquets de chênes verts rabougris, et leurs pins sont plus évasés et se rapprochent de la forme du parasol. Du reste, même aridité, même solitude, même aspect de désolation; çà et là quelques tas de décombres décorés du nom de villages brûlés et dévastés par les factieux, où errent quelques rares habitants déguenillés et de mine chétive. Comme pittoresque, il n'y a que quelques jupons de femme: ces jupons sont d'un jaune queue de serin très-vif, égayé de broderies de plusieurs nuances, représentant des oiseaux et des fleurs.
Olmedo, où l'on s'arrête pour dîner, est complètement en ruine; des rues entières sont désertes, d'autres obstruées par les maisons écroulées; l'herbe pousse dans les places. Comme dans ces villes maudites dont parle l'Écriture, il n'y aura bientôt plus à Olmedo d'autres habitants que la vipère à tête plate, le hibou myope, et le dragon du désert frottera les écailles de son ventre sur la pierre des autels. Une ceinture d'anciennes fortifications démantelées entoure la ville, et le lierre charitable habille de son manteau vert la nudité des tours éventrées et lézardées. De grands et beaux arbres bordent ces remparts. La nature tâche de réparer de son mieux les ravages du temps et de la guerre. La dépopulation de l'Espagne est effrayante: du temps des Mores, elle comptait trente-deux millions d'habitants; maintenant elle en possède tout au plus dix ou onze. À moins d'un changement heureux qui n'est guère probable, ou d'une fécondité surnaturelle dans les mariages, des villes autrefois florissantes seront tout à fait abandonnées, et leurs ruines de briques et de pisé se fondront insensiblement dans la terre qui dévore tout, les cités et les hommes.
Dans la salle où nous dînions, une grosse femme taillée en Cybèle se promenait de long en large, portant sous son bras un panier oblong recouvert d'une étoffe, d'où sortaient de petits gémissements plaintifs et flûtés, ressemblant assez à ceux d'un enfant en bas âge. Cela m'intriguait beaucoup, parce que la corbeille était si petite qu'elle ne pouvait assurément contenir qu'un enfant microscopique et phénoménal, un Lilliputien bon à montrer dans les foires. L'énigme ne tarda pas à s'expliquer; la nourrice (c'en était une) tira du panier un jeune chien café au lait, s'assit dans un coin, et donna fort gravement à téter à ce nourrisson d'un nouveau genre. C'était une pasiega qui se rendait à Madrid pour être nourrice sur place, et qui craignait de voir son lait se tarir.
Le paysage, lorsqu'on part d'Olmedo, n'offre pas grande variété: seulement je remarquai, avant d'arriver à la couchée, un admirable effet de soleil; les rayons lumineux éclairaient en flanc une chaîne de montagnes très-éloignées dont tous les détails ressortaient avec une netteté extraordinaire; les côtés baignés d'ombre étaient presque invisibles, le ciel avait des nuances de mine de saturne.--Un peintre qui rendrait cet effet exactement serait accusé d'exagération et d'inexactitude.--Cette fois la posada était beaucoup plus espagnole que celles que nous avions vues jusqu'alors: elle consistait en une immense écurie, entourée de chambres blanchies au lait de chaux, et contenant chacune quatre ou cinq lits. C'était misérable et nu, mais non malpropre; la saleté caractéristique et proverbiale ne se faisait pas encore voir; il y avait même, luxe inouï! dans la salle à manger, une suite de gravures représentant les aventures de Télémaque, non pas les charmantes vignettes dont Célestin Nanteuil et son ami Baron illustrent l'histoire du maussade fils d'Ulysse, mais ces affreux barbouillages coloriés dont la rue Saint-Jacques inonde l'univers. On repartit à deux heures du matin, et, quand les premières lueurs du jour me permirent de distinguer les objets, je vis un spectacle que je n'oublierai de ma vie. Nous venions de relayer à un village appelé, je crois, Sainte-Marie-des-Neiges, et nous gravissions les croupes naissantes de la chaîne que nous devions traverser; on aurait dit les ruines d'une ville cyclopéenne: d'immenses quartiers de grès affectant des formes architecturales se dressaient de toutes parts et découpaient sur le ciel des silhouettes de Babels fantastiques. Ici, une pierre plate tombée en travers sur deux autres roches simulait, à s'y méprendre, des peulven ou des dolmen druidiques; plus loin, une suite de pitons en forme de fûts de colonnes représentaient des portiques et des propylées; d'autres fois, ce n'était plus qu'un chaos, un océan de grès figé au moment de sa plus grande fureur; le ton gris bleu de ces roches augmentait encore la singularité de la perspective: à chaque instant, des interstices de la pierre jaillissaient en bruine vaporeuse ou filtraient en larmes de cristal des sources d'eau de roche, et, ce qui me ravit particulièrement, la neige fondue s'amassait dans les creux et formait de petits lacs bordés d'un gazon couleur d'émeraude ou enchâssés dans un cercle d'argent fait par la neige qui avait résisté à l'action du soleil. Des piliers élevés de loin en loin, qui servent à faire reconnaître la route lorsque la neige étend ses nappes perfides sur le bon chemin et sur les précipices, lui donnent quelque chose de monumental; les torrents écument et bruissent de toutes parts; la route les enjambe avec ces ponts de pierre sèche si fréquents en Espagne: on en rencontre à chaque pas.
Les montagnes s'élevaient de plus en plus; quand nous en avions franchi une, il s'en présentait une autre plus élevée que nous n'avions pas vue d'abord; les mules devinrent insuffisantes, et il fallut recourir aux bœufs, ce qui nous permit de descendre de voiture et de gravir à pied le reste de la sierra. J'étais réellement enivré de cet air vif et pur; je me sentais si léger, si joyeux et si plein d'enthousiasme, que je poussais des cris et faisais des cabrioles comme un jeune chevreau; j'éprouvais l'envie de me jeter la tête la première dans tous ces charmants précipices si azurés, si vaporeux, si veloutés; j'aurais voulu me faire rouler par les cascades, tremper mes pieds dans toutes les sources, prendre une feuille à chaque pin, me vautrer dans la neige étincelante, me mêler à toute cette nature, et me fondre comme un atome dans cette immensité.
Sous les rayons du soleil, les hautes cimes scintillaient et fourmillaient comme des basquines de danseuses sous leur pluie de paillettes d'argent; d'autres avaient la tête engagée dans les nuages et se fondaient dans le ciel par des transitions insensibles, car rien ne ressemble à une montagne comme un nuage. C'étaient des escarpements, des ondulations, des tons et des formes dont aucun art ne peut donner l'idée, ni la plume ni le pinceau; les montagnes réalisent tout ce que l'on en rêve: ce qui n'est pas un mince éloge. Seulement on se les figure plus grandes; leur énormité n'est sensible que par comparaison: en regardant bien, l'on s'aperçoit que ce qu'on prenait de loin pour un brin d'herbe est un pin de soixante pieds de haut.
Au tournant d'un pont fort propice pour une embuscade de brigands, nous vîmes une petite colonne avec une croix: c'était le monument d'un pauvre diable qui avait fini ses jours dans cette gorge étroite, pour cause de manoairada (main irritée). De temps en temps nous rencontrions des Maragatos en voyage avec leur costume du XVIe siècle, justaucorps de cuir serré par une boucle, larges grègues, chapeau à grands bords, des Valencianos avec leurs caleçons de toile blanche qui ressemblent au jupon des klephtes, leur mouchoir noué autour de la tête, leurs guêtres blanches bordées de bleu et sans pied en façon de knémis antique, leur longue pièce d'étoffe (capa de muestra) rayée transversalement de bandes de couleurs vives et posée en draperie sur l'épaule d'une manière très-élégante. Ce qu'on apercevait de leur peau était fauve comme du bronze de Florence. Nous vîmes aussi des convois de mules harnachées dans le goût le plus charmant avec des grelots, des franges et des couvertures bariolées, et leurs arrieros armés de carabines. Nous étions enchantés; le pittoresque demandé se produisait en abondance.
À mesure que nous montions, les bandes de neige devenaient plus épaisses et plus larges; mais un rayon de soleil faisait ruisseler la montagne, comme une amante qui rit dans les pleurs; de tous côtés filtraient de petits ruisseaux éparpillés comme des chevelures de naïades en désordre, et plus clairs que le diamant. À force de grimper, nous atteignîmes la crête supérieure, et nous nous assîmes sur la plinthe du socle d'un grand lion de granit qui marque au versant de la montagne les limites de la Vieille-Castille; au delà, c'est la Castille-Nouvelle.
La fantaisie de cueillir une délicieuse fleur rose dont j'ignore l'appellation botanique et qui croît dans les fentes du grès, nous fit monter sur une roche qu'on nous dit être l'endroit où s'asseyait Philippe II pour regarder à quel point en étaient les travaux de l'Escurial. Ou la tradition est apocryphe, ou Philippe avait des yeux diablement bons.
La voiture qui rampait péniblement le long des pentes escarpées nous rejoignit enfin. L'on détela les bœufs et l'on descendit le versant au galop: on s'arrêta pour dîner à Guadarrama, petit village accroupi au pied de la montagne, qui n'a pour tout monument qu'une fontaine de granit érigée par Philippe II. À Guadarrama, par un renversement bizarre de l'ordre naturel des plats, on nous servit pour dessert une soupe au lait de chèvre.
Madrid est, comme Rome, entouré d'une campagne déserte, d'une aridité, d'une sécheresse et d'une désolation dont rien ne peut donner l'idée: pas un arbre, pas une goutte d'eau, pas une plante verte, pas une apparence d'humidité, rien que du sable jaune et des roches gris de fer. En s'éloignant de la montagne, ce ne sont plus même des roches, mais de grosses pierres; de loin en loin une venta poussiéreuse, un clocher couleur de liège qui montre son nez au bord de l'horizon, de grands bœufs à l'air mélancolique traînant de ces chariots dont nous avons déjà donné la description; un paysan à cheval ou à mule, avec sa carabine à l'arçon, le sombrero sur les yeux et la mine farouche; ou bien encore de longues files d'ânes blanchâtres portant de la paille hachée, ficelée avec des résilles de cordelettes; et c'est tout: l'âne qui marche en tête, l'âne coronel, a toujours un petit plumet ou un pompon qui marque sa supériorité dans la hiérarchie de la gent à longues oreilles.
Au bout de quelques heures, que l'impatience d'arriver rendait plus longues encore, nous aperçûmes enfin Madrid assez distinctement. Quelques minutes après, nous entrions dans la capitale de l'Espagne par la puerta de Hierro: la voiture suivit d'abord une avenue plantée d'arbres écimés et trapus, et côtoyée de tourelles de briques qui servent à élever l'eau. À propos d'eau, quoique cette transition ne soit pas heureuse, j'oubliais de vous dire que nous avions traversé le Manzanarès sur un pont digne d'une rivière plus sérieuse; puis nous longeâmes le palais de la reine, qui est un de ces édifices que l'on est convenu d'appeler de bon goût. Les immenses terrasses qui l'exhaussent lui donnent une apparence assez grandiose.
Après avoir subi la visite de la douane, nous allâmes nous installer tout près de la calle d'Alcala et du Prado, calle del Caballero de Gracia, dans la fonda de la Amistad, où logeait précisément madame Espartero, duchesse de la Victoire, et nous n'eûmes rien de plus pressé que d'envoyer Manuel, notre domestique de place, aficionado et tauromaquiste consommé, nous prendre des billets pour la prochaine course aux taureaux.