Voyage en Espagne
VII.
COURSES DE TAUREAUX.--SEVILLA LE PICADOR.--LA ESTOCADA À VUELA PIÉS.
Il fallait encore attendre deux jours. Jamais jours ne me semblèrent plus longs, et je relus plus de dix fois, pour tromper mon impatience, l'affiche apposée au coin des principales rues; l'affiche promettait monts et merveilles: huit taureaux des plus fameux pâturages; Sevilla et Antonio Rodriguez, picadores; Juan Pastor, qu'on appelle aussi el Barbero, et Guillen, espadas; le tout avec défense au public de jeter dans l'arène des écorces d'orange et autres projectiles capables de nuire aux combattants.
On n'emploie guère en Espagne le mot matador pour désigner celui qui tue le taureau, on l'appelle espada (épée), ce qui est plus noble et a plus de caractère; l'on ne dit pas non plus toreador, mais bien torero. Je donne, en passant, cet utile renseignement à ceux qui font de la couleur locale dans les romances et dans les opéras-comiques. La course se nomme media corrida, demi-course, parce qu'autrefois il y en avait deux tous les lundis, l'une le matin, l'autre à cinq heures du soir, ce qui faisait la course entière: la course du soir est seule conservée.
L'on a dit et répété de toutes parts que le goût des courses de taureaux se perdait en Espagne, et que la civilisation les ferait bientôt disparaître; si la civilisation fait cela, ce sera tant pis pour elle, car une course de taureaux est un des plus beaux spectacles que l'homme puisse imaginer; mais ce jour-là n'est pas encore arrivé, et les écrivains sensibles qui disent le contraire n'ont qu'à se transporter un lundi, entre quatre et cinq heures, à la porte d'Alcala, pour se convaincre que le goût de ce féroce divertissement n'est pas encore près de se perdre.
Le lundi, jour de taureaux, dia de toros, est un jour férié; personne ne travaille, toute la ville est en rumeur; ceux qui n'ont pas encore pris leurs billets marchent à grands pas vers la calle de Carretas, où est situé le bureau de location, dans l'espoir de trouver quelque place vacante; car, disposition qu'on ne saurait trop louer, cet énorme amphithéâtre est entièrement numéroté et divisé en stalles, usage que l'on devrait bien imiter dans les théâtres de France. La calle de Alcala, qui est l'artère où viennent se dégorger les rues populeuses de la ville, est pleine de piétons, de cavaliers et de voitures; c'est pour cette solennité que sortent de leurs remises poudreuses les calessines et les carrioles les plus baroques et les plus extravagantes, et que se produisent au jour les attelages les plus fantastiques, les mules les plus phénoménales. Les calessines rappellent les corricoli de Naples: de grandes roues rouges, une caisse sans ressorts, ornée de peintures plus ou moins allégoriques, et doublée de vieux damas ou de serge passée avec des franges et des effilés de soie et par là-dessus un certain air rococo de l'effet le plus amusant; le conducteur est assis sur le brancard, d'où il peut haranguer et bâtonner sa mule tout à son aise, et laisse ainsi une place de plus à ses pratiques. La mule est enjolivée d'autant de plumets, de pompons, de houppes, de franges et de grelots qu'il est possible d'en accrocher aux harnais d'un quadrupède quelconque. Un calessin contient ordinairement une manola et son amie, avec son manolo, sans préjudice d'une grappe de muchachos pendue à l'arrière-train. Tout cela va comme le vent dans un tourbillon de cris et de poussière. Il y a aussi des carrosses à quatre ou cinq mules dont on ne trouve plus les équivalents que dans les tableaux de Van der Meulen représentant les conquêtes et les chasses de Louis XIV. Tous les véhicules sont mis à contribution, car le grand genre parmi les manolas, qui sont les grisettes de Madrid, est d'aller en calessine à la plaza de Toros; elles mettent leur matelas en gage pour avoir de l'argent ce jour-là, et, sans être précisément vertueuses le reste de la semaine, elles le sont à coup sûr beaucoup moins le dimanche et le lundi. On voit aussi des gens de la campagne qui arrivent à cheval, la carabine à l'arçon de la selle; d'autres sur des ânes, seuls ou avec leurs femmes; tout cela sans compter les calèches des gens du grand monde, et une foule d'honnêtes citadins et de señoras en mantille qui se hâtent et pressent le pas; car voici le détachement de garde nationale à cheval qui s'avance, trompettes en tête, pour faire évacuer l'arène, et, pour rien au monde, on ne voudrait manquer l'évacuation de l'arène et la fuite précipitée de l'alguazil, quand il a jeté au garçon de combat la clef du toril où sont enfermés les gladiateurs à cornes. Le toril fait face au matadero, où l'on écorche les bêtes abattues. Les taureaux sont amenés de la veille et nuitamment dans un pré voisin de Madrid, que l'on nomme el arroyo, but de promenade pour les aficionados, promenade qui n'est pas sans quelque danger, car les taureaux sont en liberté, et leurs conducteurs ont fort à faire de les garder. Ensuite on les fait entrer dans l'encierro (l'étable du cirque), au moyen de vieux bœufs habitués à cette fonction et que l'on mêle au troupeau farouche.
La plaza de Toros est située à main gauche en dehors de la porte d'Alcala qui, par parenthèse, est une assez belle porte, en manière d'arc de triomphe, avec des trophées et d'autres ornements héroïques; c'est un cirque énorme qui n'a rien de remarquable à l'extérieur et dont les murailles sont blanchies à la chaux; comme tout le monde a son billet pris d'avance, l'entrée s'effectue sans le moindre désordre. Chacun grimpe à sa place et s'asseoit suivant son numéro.
Voici la disposition intérieure. Autour de l'arène, d'une grandeur vraiment romaine, règne une barrière circulaire en planches de six pieds de haut peinte en rouge sang de bœuf et garnie de chaque côté, à deux pieds de terre environ, d'un rebord en charpente, où les chulos et banderilleros posent le pied pour sauter de l'autre côté lorsqu'ils sont trop vivement pressés par le taureau. Cette barrière s'appelle las tablas. Elle est percée de quatre portes pour le service de la place, l'entrée des taureaux, l'enlèvement des cadavres, etc. Après cette barrière, il y en a une autre un peu plus élevée qui forme avec la première une espèce de couloir où se tiennent les chulos fatigués, le picador sobre-saliente (remplaçant), qui doit toujours être là tout habillé et tout caparaçonné au cas où son chef d'emploi serait blessé ou tué; le cachetero et quelques aficionados qui, à force de persévérance, parviennent, malgré les règlements, à se glisser dans ce bienheureux couloir dont les entrées sont aussi recherchées en Espagne que celles des coulisses de l'Opéra peuvent l'être à Paris.
Comme il arrive souvent que le taureau exaspéré franchit la première barrière, la seconde est garnie en outre d'un réseau de cordes destinées à prévenir un autre élan; plusieurs charpentiers avec des haches et des marteaux se tiennent prêts à réparer les dommages qui peuvent en résulter pour les clôtures, en sorte que les accidents sont pour ainsi dire impossibles. Cependant l'on a vu des taureaux de muchas piernas (de beaucoup de jambes), comme on les appelle techniquement, franchir la seconde enceinte, comme en fait foi une gravure de la Tauromaquia de Goya, le célèbre auteur des Caprices, gravure qui représente la mort de l'alcade de Torrezon, misérablement embroché par un taureau sauteur.
À partir de cette seconde enceinte commencent les gradins destinés aux spectateurs: ceux qui sont près des cordes s'appellent places de barrera, ceux du milieu tendido, et les autres qui sont adossés au premier rang de la grada cubierta, prennent le nom de tabloncillos. Ces gradins, qui rappellent ceux des amphithéâtres de Rome, sont en granit bleuâtre, et n'ont d'autre toiture que le ciel. Immédiatement après viennent les places couvertes, gradas cubiertas, qui se divisent ainsi: delantera, places de devant; centro, places du milieu; et tabloncillo, places adossées. Par-dessus, s'élèvent les loges appelées palcos et palcos por asientos, au nombre de cent dix. Ces loges sont très-grandes et peuvent contenir une vingtaine de personnes. Le palco por asientos offre cette différence avec le palco simple, qu'on y peut prendre une seule place, comme une stalle de balcon à l'Opéra. Les loges de la Reina Gobernadora y de la inocente Isabel sont décorées avec des draperies de soie et fermées par des rideaux. À côté se trouve la loge de l'ayuntamiento (municipalité), qui préside la place et doit résoudre les difficultés qui se présentent.
Le cirque, ainsi distribué, contient douze mille spectateurs, tous assis à l'aise et voyant parfaitement, chose indispensable dans un spectacle purement oculaire. Cette immense enceinte est toujours pleine, et ceux qui ne peuvent se procurer des places de sombra (places à l'ombre) aiment encore mieux cuire tout vifs sur les gradins au soleil que de manquer une course. Il est de rigueur, pour les gens qui se piquent d'élégance, d'avoir leur loge aux Taureaux, comme à Paris, une loge aux Italiens.
Quand je débouchai du corridor pour m'asseoir à ma place, j'éprouvai une espèce d'éblouissement vertigineux. Des torrents de lumière inondaient le cirque, car le soleil est un lustre supérieur qui a l'avantage de ne pas répandre d'huile, et le gaz lui-même ne l'effacera pas de longtemps. Une immense rumeur flottait comme un brouillard de bruit au-dessus de l'arène. Du côté du soleil palpitaient et scintillaient des milliers d'éventails et de petits parasols ronds emmanchés dans des baguettes de roseau; on eût dit des essaims d'oiseaux de couleurs changeantes essayant de prendre leur vol: il n'y avait pas un seul vide. Je vous assure que c'est déjà un admirable spectacle que douze mille spectateurs dans un théâtre si vaste que Dieu seul peut en peindre le plafond avec le bleu splendide qu'il puise à l'urne de l'éternité.
La garde nationale à cheval, qui est fort bien montée et fort bien habillée, faisait le tour de l'arène, précédée de deux alguazils en costume, panache et chapeau à la Henri IV, justaucorps et manteau noirs, bottes à l'écuyère, et chassait devant elle quelques aficionados obstinés et quelques chiens retardataires. L'arène demeurée vide, les deux alguazils allèrent chercher les toreros, se composant des picadores, des chulos, des banderilleros et de l'espada, principal acteur du drame, qui firent leur entrée au son d'une fanfare. Les picadores montaient des chevaux dont les yeux étaient bandés, parce que la vue du taureau pourrait les effrayer et les jeter dans des écarts dangereux. Leur costume est très-pittoresque: il se compose d'une veste courte, qui ne se boutonne pas, de velours orange, incarnat, vert ou bleu, chargée de broderies d'or ou d'argent, de paillettes, de passequilles, de franges, de boutons en filigrane et d'agréments de toutes sortes, surtout aux épaulettes où l'étoffe disparaît complètement sous un fouillis lumineux et phosphorescent d'arabesques entrelacées; d'un gilet dans le même style, d'une chemise à jabot, d'une cravate bariolée et nouée négligemment, d'une ceinture de soie, et de pantalons de peau de buffle fauve rembourrés et garnis de tôle intérieurement, comme les bottes des postillons, pour défendre les jambes contre les coups de corne du taureau; un chapeau gris (sombrero) à bords énormes, à forme basse, enjolivé d'une énorme touffe de faveurs; une grosse bourse, ou cadogan, en rubans noirs, qui se nomme, je crois, moño, et qui réunit les cheveux derrière la tête, complètent l'ajustement. Le picador a pour arme une lance ferrée d'une pointe d'un ou deux pouces de longueur; ce fer ne peut pas blesser le taureau dangereusement, mais suffit pour l'irriter et le contenir. Un pouce de peau adapté à la main du picador empêche la lance de glisser; la selle est très-haute par devant et par derrière, et ressemble aux harnais bardés d'acier où s'enchâssaient, pour les tournois, les chevaliers du moyen âge; les étriers sont en bois et forment sabots, comme les étriers turcs; un long éperon de fer, aigu comme un poignard, arme le talon du cavalier; pour diriger les chevaux, souvent à moitié morts, un éperon ordinaire ne suffirait pas.
Les chulos ont un air fort leste et fort galant avec leurs culottes courtes de satin, vertes, bleues ou roses, brodées d'argent sur toutes les coutures, leurs bas de soie couleur de chair ou blancs, leur veste historiée de dessins et de ramages, leur ceinture serrée et leur petite montera perchée coquettement vers l'oreille; ils portent sur le bras un manteau d'étoffe (capa) qu'ils déroulent et font papillonner devant le taureau pour l'irriter, l'éblouir, ou lui donner le change. Ce sont des jeunes gens bien découplés, minces et sveltes au contraire des picadores qui se font en général remarquer par une haute taille et des formes athlétiques: les uns ont besoin de force, les autres d'agilité.
Les banderilleros portent le même costume et ont pour spécialité de planter dans les épaules du taureau des espèces de flèches munies d'un fer barbelé et enjolivées de découpures de papier; ces flèches se nomment banderillas, et sont destinées à raviver la fureur du taureau et à lui donner le degré d'exaspération nécessaire pour qu'il se présente bien à l'épée du matador. On doit poser deux banderillas à la fois, et pour cela il faut passer les deux bras entre les cornes du taureau, opération délicate pendant laquelle des distractions seraient dangereuses.
L'espada ne diffère des banderilleros que par un costume plus riche, plus orné, quelquefois de soie pourpre, couleur particulièrement désagréable au taureau. Ses armes sont une longue épée avec une poignée en croix et un morceau d'étoffe écarlate ajouté sur un bâton transversal; le nom technique de cette espèce de bouclier flottant est muleta.
Vous connaissez maintenant le théâtre et les acteurs; nous allons vous les montrer à l'œuvre.
Les picadores escortés des chulos vont saluer la loge de l'ayuntamiento d'où on leur jette les clefs du toril; les clefs sont ramassées et remises à l'alguazil, qui va les porter au garçon de combat, et se sauve au grand galop au milieu des huées et des cris de la foule, car les alguazils et tous les représentants de la justice ne sont guère plus populaires en Espagne que chez nous les gendarmes et les sergents de ville. Cependant les deux picadores vont se placer à la gauche des portes du toril qui fait face à la loge de la reine, parce que la sortie du taureau est une des choses les plus curieuses de la course; ils sont postés à peu de distance l'un de l'autre, adossés à la tablas, bien assurés sur leurs arçons, la lance au poing et préparés à recevoir vaillamment la bête farouche; les chulos et les banderilleros se tiennent à distance ou s'éparpillent dans l'arène.
Toutes ces préparations, qui paraissent plus longues dans la description que dans la réalité, allument la curiosité au plus haut point. Tous les yeux sont fixés avec anxiété sur la fatale porte, et dans ces douze mille regards il n'y en a pas un seul qui soit tourné d'un autre coté. La plus belle femme de la terre n'obtiendrait pas l'aumône d'une œillade dans ce moment-là.
J'avoue que, pour ma part, j'avais le cœur serré comme par une main invisible; les tempes me sifflaient, et des sueurs chaudes et froides me passaient dans le dos. C'est une des plus fortes émotions que j'aie jamais éprouvées.
Une grêle fanfare résonna, les deux battants rouges se renversèrent avec fracas, et le taureau se précipita dans l'arène au milieu d'un hourra immense.
C'était un superbe animal, presque noir, luisant, avec un fanon énorme, un mufle carré, des cornes en croissant aiguës et polies, des jambes sèches, une queue toujours en mouvement, portant entre les deux épaules une touffe de rubans aux couleurs de sa Ganaderia, piquée dans le cuir par une aiguillette. Il s'arrêta une seconde, renifla l'air deux ou trois fois, ébloui du grand jour, étonné du tumulte; puis, avisant le premier picador, il fondit dessus au galop avec un élan furieux.
Le picador ainsi attaqué était Sevilla. Je ne puis résister au plaisir de décrire ici ce fameux Sevilla, qui est réellement l'idéal du genre. Figurez-vous un homme de trente ans environ, de grande mine et de grande tournure, robuste comme un Hercule, basané comme un mulâtre, avec des yeux superbes et une physionomie comme un des Césars du Titien; l'expression de sérénité joviale et dédaigneuse qui règne dans ses traits et son maintien ont vraiment quelque chose d'héroïque. Il avait, ce jour-là, une veste orange brodée et galonnée d'argent, qui m'est restée dessinée dans la mémoire avec une ineffaçable minutie: il abaissa la pointe de sa lance, se mit en arrêt, et soutint le choc du taureau si victorieusement, que la bête farouche chancela, passa outre, emportant une blessure qui ne tarda pas à rayer sa peau noire de filets rouges; elle s'arrêta incertaine quelques instants, puis fondit avec un redoublement de rage sur le second picador posté à quelque distance.
Antonio Rodriguez lui donna un bon coup de lance qui ouvrit une seconde blessure tout à côté de la première, car l'on ne doit piquer qu'à l'épaule; mais le taureau revint sur lui tête baissée et plongea sa corne tout entière dans le ventre du cheval. Les chulos accoururent, secouant leur cape, et l'animal stupide, attiré et distrait par ce nouvel appât, se mit à les poursuivre à toutes jambes; mais les chulos, mettant le pied sur le rebord dont nous avons parlé, sautèrent légèrement par-dessus la barrière, laissant l'animal fort étonné de ne plus rien voir.
Le coup de corne avait fendu le ventre du cheval, en sorte que ses entrailles se répandaient et coulaient presque jusqu'à terre; je crus que le picador allait se retirer pour en prendre un autre: pas le moins du monde; il lui toucha l'oreille pour voir si le coup était mortel. Le cheval n'était que décousu; cette blessure, quoique affreuse à voir, peut se guérir; on remet les boyaux dans le ventre, on y fait deux ou trois points, et la pauvre bête peut servir pour une autre course. Il lui donna un coup d'éperon, et fut, avec un temps de galop de chasse, se replacer plus loin.
Le taureau commençait à comprendre qu'il n'y avait guère que des coups de lance à gagner du côté des picadores, et sentait le besoin de retourner au pâturage. Au lieu d'entrer sans hésitation, après un élan de quelques pas, il retournait à sa querencia avec une imperturbable opiniâtreté; la querencia, en termes de l'art, est un coin quelconque de la place que le taureau se choisit pour gîte, et auquel il revient toujours après avoir donné la cogida; la cogida se dit de l'attaque du taureau, et la suerte de l'attaque du torero, qui se nomme aussi diestro.
Une nuée de chulos vint agiter devant ses yeux leurs capas de couleurs éclatantes; l'un d'eux poussa l'insolence jusqu'à coiffer de son manteau enroulé la tête du taureau, qui ressemblait ainsi à l'enseigne du Bœuf à la mode, que tout le monde a pu voir à Paris. Le taureau furieux se débarrassa, comme il put, de cet ornement intempestif, et fit voler en l'air l'innocente étoffe qu'il piétina avec rage lorsqu'elle retomba à terre. Profitant de cette recrudescence de colère, un chulo se mit à l'agacer en l'attirant du côté des picadores; se trouvant face à face de ses ennemis, le taureau hésita, puis, prenant son parti, se précipita sur Sevilla avec tant de force, que le cheval roula les quatre fers on l'air, car le bras de Sevilla est un arc-boutant de bronze que rien ne peut faire plier. Sevilla tomba sous le cheval, ce qui est la meilleure façon, parce que l'homme est à couvert des coups de corne, et que le corps de sa monture lui sert de bouclier. Les chulos intervinrent, et le cheval en fut quitte pour une estafilade à la cuisse. On releva Sevilla qui se remit en selle avec une tranquillité parfaite. Le cheval d'Antonio Rodriguez, l'autre picador, fut moins heureux: il reçut dans le poitrail un coup si violent, que la corne s'enfonça jusqu'à la garde, et disparut entièrement dans la blessure. Pendant que le taureau cherchait à dégager sa tête embarrassée dans le corps du cheval, Antonio s'accrochait des mains aux rebords de las tablas qu'il franchissait avec l'aide des chulos, car les picadores, désarçonnés, alourdis par la garniture de fer de leurs bottes, ne peuvent guère plus remuer que les anciens chevaliers emboîtés dans leurs armures.
Le pauvre animal, abandonné à lui-même, se mit à traverser l'arène en chancelant, comme s'il était ivre, s'embarrassant les pieds dans ses entrailles; des flots de sang noir jaillissaient impétueusement de sa plaie, et zébraient le sable de zigzags intermittents qui trahissaient l'inégalité de sa démarche; enfin il vint s'abattre près des tablas. Il releva deux ou trois fois la tête, roulant un œil bleu déjà vitré, retirant en arrière ses lèvres blanches d'écume, qui laissaient voir ses dents décharnées; sa queue battit faiblement la terre; ses pieds de derrière s'agitèrent convulsivement et lancèrent une ruade suprême, comme s'il eût voulu briser de son dur sabot le crâne épais de la mort. Son agonie était à peine terminée que les muchachos de service, voyant le taureau occupé d'un autre côté, accoururent pour lui ôter la selle et la bride. Il resta déshabillé, couché sur le flanc, et dessinant sur le sable sa brune silhouette. Il était si mince, si aplati, qu'on l'eût pris pour une découpure de papier noir. J'avais déjà remarqué à Montfaucon quelles formes étrangement fantastiques la mort fait prendre aux chevaux: c'est assurément l'animal dont le cadavre est le plus triste à voir. Sa tête, si noblement et si purement charpentée, modelée et frappée de méplats par le doigt terrible du néant, semble avoir été habitée par une pensée humaine; la crinière qui s'échevèle, la queue qui s'éparpille, ont quelque chose de pittoresque et de poétique. Un cheval mort est un cadavre; tout autre animal dont la vie s'est envolée n'est qu'une charogne.
J'insiste sur la mort de ce cheval, parce que c'est la sensation la plus pénible que j'aie éprouvée au combat de taureau. Ce ne fut pas, du reste, la seule victime: quatorze chevaux restèrent sur l'arène ce jour-là; un seul taureau en tua cinq.
Le picador revint avec un cheval frais, et il y eut encore plusieurs attaques plus ou moins heureuses. Mais le taureau commençait à se fatiguer et sa fureur à s'abattre; les banderilleros arrivèrent avec leurs flèches garnies de papier, et bientôt le cou du taureau fut orné d'une collerette de découpures que les efforts qu'il faisait pour s'en délivrer attachaient encore plus invinciblement. Un petit banderillero, nommé Majaron, piquait les dards avec beaucoup de bonheur et d'audace, et quelquefois même il battait un entrechat avant de se retirer; aussi était-il fort applaudi. Quand le taureau eut après lui sept à huit banderillas, dont le fer lui déchirait le cuir et dont le papier lui bruissait aux oreilles, il se mit à courir çà et là, à beugler affreusement. Son mufle noir blanchissait d'écume, et, dans l'enivrement de sa rage, il donna de si rudes coups de corne contre une des portes, qu'il la fit sauter des gonds. Les charpentiers, qui suivaient de l'œil ses mouvements, remirent aussitôt le battant en place; un chulo l'attira d'un autre côté, et fut poursuivi si vivement qu'il eut à peine le temps de franchir la barrière. Le taureau, exaspéré, enragé, fit un effort prodigieux, et passa par-dessus las tablas. Tous ceux qui se trouvaient dans le couloir sautèrent avec une merveilleuse promptitude dans la place, et le taureau rentra par une autre porte, reconduit à coups de canne et à coups de chapeau par les spectateurs du premier rang.
Les picadores se retirèrent, laissant le champ libre à l'espada Juan Pastor, qui s'en fut saluer la loge de l'ayuntamiento et demander la permission de tuer le taureau; la permission accordée, il jeta en l'air sa montera, comme pour montrer qu'il allait jouer son va-tout, et marcha au taureau d'un pas délibéré, cachant son épée sous les plis rouges de sa muleta.
L'espada fit voltiger à plusieurs reprises l'étoffe écarlate sur laquelle le taureau se précipitait aveuglément; un mouvement de corps lui suffisait pour éviter l'élan de la bête farouche, qui revenait bientôt à la charge, donnant de furieux coups de tête dans l'étoffe légère qu'il déplaçait sans la pouvoir percer. Le moment favorable étant venu, l'espada se plaça tout à fait en face du taureau, agitant sa muleta de la main gauche et tenant son épée horizontale, la pointe à la hauteur des cornes de l'animal; il est difficile de rendre avec des mots la curiosité pleine d'angoisses, l'attention frénétique qu'excite cette situation qui vaut tous les drames de Shakspeare; dans quelques secondes, l'un des deux acteurs sera tué. Sera-ce l'homme ou le taureau? Ils sont là tous les deux face à face, seuls; l'homme n'a aucune arme défensive; il est habillé comme pour un bal: escarpins et bas de soie; une épingle de femme percerait sa veste de satin; un lambeau d'étoffe, une frêle épée, voilà tout. Dans ce duel le taureau a tout l'avantage matériel: il a deux cornes terribles, aiguës comme des poignards, une force d'impulsion immense, la colère de la brute qui n'a pas la conscience du danger; mais l'homme a son épée et son cœur, douze mille regards fixés sur lui; de belles jeunes femmes vont l'applaudir tout à l'heure du bout de leurs blanches mains!
La muleta s'écarta, laissant à découvert le buste du matador; les cornes du taureau n'étaient qu'à un pouce de sa poitrine; je le crus perdu! Un éclair d'argent passa avec la rapidité de la pensée au milieu des deux croissants; le taureau tomba à genoux en poussant un beuglement douloureux, ayant la poignée de l'épée entre les deux épaules, comme ce cerf de saint Hubert qui portait un crucifix dans les ramures de son bois, ainsi qu'il est représenté dans la merveilleuse gravure d'Albert Durer.
Un tonnerre d'applaudissements éclata dans tout l'amphithéâtre; les palcos de la noblesse, les gradas cubiertas de la bourgeoisie, le tendido des manolos et des manolas, criaient et vociféraient avec toute l'ardeur et la pétulance méridionales: Bueno! bueno! viva el Barbero! viva!!!
Le coup que venait de faire l'espada est, en effet, très-estimé et se nomme la estocada a vuela piés: le taureau meurt sans perdre une goutte de sang, ce qui est le suprême de l'élégance, et en tombant sur ses genoux semble reconnaître la supériorité de son adversaire. Les aficionados (dilettanti) disent que l'inventeur de ce coup est Joaquin Rodriguez, célèbre torero du siècle passé.
Lorsque le taureau n'est pas mort sur le coup, on voit sauter par-dessus la barrière un petit être mystérieux, vêtu de noir, et qui n'a pris aucune part à la course: c'est le cachetero. Il s'avance d'un pied furtif, épie ses dernières convulsions, voit s'il est encore capable de se relever, ce qui arrive quelquefois, et lui enfonce traîtreusement par derrière un poignard cylindrique terminé en lancette, qui coupe la moelle épinière et enlève la vie avec la rapidité de la foudre; le bon endroit est derrière la tête à quelques pouces de la raie des cornes.
La musique militaire sonna la mort du taureau; une des portes s'ouvrit, et quatre mules harnachées magnifiquement avec des plumets, des grelots et des houppes de laine, et des petits drapeaux jaunes et rouges, aux couleurs d'Espagne, entrèrent au galop dans l'arène. Cet attelage est destiné à enlever les cadavres qu'on attache au bout d'une corde munie d'un crampon. On emporta d'abord les chevaux, puis le taureau. Ces quatre mules éblouissantes et sonores qui traînaient sur le sable, avec une vélocité enragée, tous ces corps qui couraient eux-mêmes si bien tout à l'heure, avaient un aspect bizarre et sauvage, qui dissimulait un peu le lugubre de leurs fonctions; un garçon de service vint avec une corbeille pleine de terre et saupoudra les mares de sang où le pied des toreros aurait pu glisser. Les picadores reprirent leurs places à côté de la porte, l'orchestre joua une fanfare, et un autre taureau s'élança dans l'arène; car ce spectacle n'a pas d'entr'acte, rien ne le suspend, pas même la mort d'un torero. Comme nous l'avons dit, les doublures sont là tout habillées et armées en cas d'accidents. Notre intention n'est pas de raconter successivement la mort des huit taureaux qui furent sacrifiés ce jour-là; mais nous parlerons de quelques variantes et incidents remarquables.
Les taureaux ne sont pas toujours d'une grande férocité; quelques-uns même sont fort doux et ne demanderaient pas mieux que de se coucher tranquillement à l'ombre. L'on voit à leur mine honnête et débonnaire qu'ils aiment mieux le pâturage que le cirque: ils tournent le dos aux picadores et laissent, avec beaucoup de flegme les chulos leur secouer devant le nez leurs capes de toutes couleurs; les banderillas ne suffisent pas même à les tirer de leur apathie; il faut donc avoir recours aux moyens violents, aux banderillas de fuego: ce sont des espèces de baguettes d'artifice qui s'allument quelques minutes après avoir été plantées dans les épaules du taureau cobarde (lâche), et éclatent avec force étincelles et détonations. Le taureau, par cette ingénieuse invention, est donc à la fois piqué, brûlé et abasourdi: fût-il le plus aplomado (plombé) des taureaux, il faut bien qu'il se décide à entrer en fureur. Il se livre à une foule de cabrioles extravagantes dont on ne croirait pas capable une si lourde bête; il rugit, il écume et se tord en tous sens pour se délivrer du feu d'artifice mal placé qui lui grille les oreilles et lui roussit le cuir.
Les banderillas de fuego ne s'accordent, du reste, qu'à la dernière extrémité; c'est une espèce de déshonneur pour la course lorsque l'on est obligé d'y recourir; mais, lorsque l'alcade tarde trop à agiter son mouchoir en signe de permission, on fait un tel vacarme qu'il est bien obligé de céder. Ce sont des cris et des vociférations inimaginables, des hurlements, des trépignements. Les uns crient: Banderillas de fuego!! les autres: Perros! perros (les chiens)! L'on accable le taureau d'injures; on l'appelle brigand, assassin, voleur; on lui offre une place à l'ombre, on lui fait mille plaisanteries, souvent très-spirituelles. Bientôt les chœurs de cannes se joignent aux vociférations devenues insuffisantes. Les planchers des palcos craquent et se fendent, et la peinture des plafonds tombe en pellicules blanchâtres comme une neige entremêlée de poussière. L'exaspération est au comble: Fuego al alcalde! perros al alcalde (le feu et les chiens à l'alcade)! hurle la foule enragée en montrant le poing à la loge de l'ayuntamiento. Enfin la bienheureuse permission est accordée, et le calme se rétablit. Dans ces espèces d'engueulements, pardon du terme, je n'en connais pas de meilleur, il se dit quelquefois des mots très-bouffons. Nous en rapporterons un très-concis et très-vif: un picador, magnifiquement vêtu avec un habit tout neuf, se prélassait sur son cheval sans rien faire, et dans un endroit de la place où il n'y avait pas de danger. Pintura! pintura! lui cria la foule qui s'aperçut de son manège.
Souvent le taureau est si lâche que les banderillas de fuego ne suffisent pas encore. Il retourne à sa querencia et ne veut pas entrer. Les cris: Perros! perros! recommencent. Alors, sur le signe de l'alcade, messieurs les chiens sont introduits. Ce sont d'admirables bêtes, d'une pureté de race et d'une beauté extraordinaires; ils vont droit au taureau, qui en jette bien une demi-douzaine en l'air, mais qui ne peut empêcher qu'un ou deux des plus forts et des plus courageux ne finissent par lui saisir l'oreille. Une fois qu'ils ont pris ils sont comme des sangsues; on les retournerait plutôt que de les faire lâcher. Le taureau secoue la tête, les cogne contre les barrières: rien n'y fait. Quand cela a duré quelque temps, l'espada ou le cachetero enfonce une épée dans le flanc de la victime, qui chancèle, ploie les genoux et tombe à terre, où on l'achève. On emploie aussi quelquefois une espèce d'instrument appelé media luna (demi-lune), qui lui coupe les jarrets de derrière et le rend incapable de toute résistance; alors ce n'est plus un combat, mais une boucherie dégoûtante. Il arrive souvent que le matador manque son coup: l'épée rencontre un os et rejaillit, ou bien elle pénètre dans le gosier et fait vomir au taureau le sang à gros bouillons, ce qui est une faute grave selon les lois de la tauromaquia. Si au second coup la bête n'est pas achevée, l'espada est couvert de huées, de sifflets et d'injures, car le public espagnol est impartial; il applaudit le taureau et l'homme selon leurs mérites réciproques. Si le taureau éventre un cheval et renverse un homme: Bravo toro! si c'est l'homme qui blesse le taureau: Bravo torero! mais il ne souffre la lâcheté ni dans l'homme ni dans la bête. Un pauvre diable, qui n'osait pas aller poser les banderillas à un taureau, extrêmement féroce, excita un tel tumulte qu'il fallut que l'alcade promît de le faire mettre en prison pour que l'ordre se rétablît.
Dans cette même course, Sevilla, qui est un écuyer admirable, fut très-applaudi pour le trait suivant: un taureau d'une force extraordinaire prit son cheval sous le ventre, et, relevant la tête, lui fit quitter terre complètement. Sevilla, dans cette position périlleuse, ne vacilla même pas sur sa selle, ne perdit pas les étriers, et tint si bien son cheval qu'il retomba sur les quatre pieds.
La course avait été bonne: huit taureaux, quatorze chevaux tués, un chulo blessé légèrement; on ne pouvait souhaiter rien de mieux. Chaque course doit rapporter vingt ou vingt-cinq mille francs; c'est une concession faite par la reine au grand hôpital, où les toreros blessés trouvent tous les secours imaginables; un prêtre et un médecin se tiennent dans une chambre à la plaza de Toros, prêts à administrer, l'un les remèdes de l'âme, l'autre les remèdes du corps; l'on disait autrefois, et je crois bien que l'on dit encore une messe à leur intention pendant la course. Vous voyez bien que rien n'est négligé, et que les impresarios sont gens de prévoyance. Le dernier taureau tué, tout le monde saute dans l'arène pour le voir de plus près, et les spectateurs se retirent en dissertant sur le mérite des différents suertes ou cogidas qui les ont le plus frappés. Et les femmes, me direz-vous, comment sont-elles? car c'est là une des premières questions que l'on adresse à un voyageur. Je vous avoue que je n'en sais rien. Il me semble vaguement qu'il y en avait de fort jolies auprès de moi, mais je ne l'affirmerai pas.
Allons au Prado pour éclaircir ce point important.
VIII.
LE PRADO.--LA MANTILLE ET L'ÉVENTAIL.--TYPE ESPAGNOL.--MARCHANDS D'EAU; CAFÉS DE MADRID.--JOURNAUX.--LES POLITIQUES DE LA PUERTA DEL SOL.--HÔTEL DES POSTES.--LES MAISONS DE MADRID.--TERTULIAS; SOCIÉTÉ ESPAGNOLE.--LE THÉÂTRE DEL PRINCIPE.--PALAIS DE LA REINE, DES CORTES, ET MONUMENT DU DOS DE MAYO.--L'ARMERIA, LE BUEN RETIRO.
Quand on parle de Madrid, les deux premières idées que ce mot éveille dans l'imagination sont le Prado et la Puerta del Sol: puisque nous sommes tout portés, allons au Prado, c'est l'heure où la promenade commence. Le Prado, composé de plusieurs allées et contre-allées, avec une chaussée au milieu pour les voitures, est ombragé par des arbres écimés et trapus, dont le pied baigne dans un petit bassin entouré de briques où des rigoles amènent l'eau aux heures de l'arrosement; sans cette précaution ils seraient bientôt dévorés par la poussière et grillés par le soleil. La promenade commence au couvent d'Atocha, passe devant la porte de ce nom, la porte d'Alcala, et se termine à la porte des Récollets. Mais le beau monde se tient dans un espace circonscrit par la fontaine de Cybèle et celle de Neptune, depuis la porte d'Alcala jusqu'à la Carrera de San-Jeronimo. C'est là que se trouve un grand espace appelé salon, tout bordé de chaises, comme la grande allée des Tuileries; du côté du salon, il y a une contre-allée qui porte le nom de Paris; c'est le boulevard de Gand du lieu, le rendez-vous de la fashion de Madrid; et, comme l'imagination des fashionables ne brille pas précisément par le pittoresque, ils ont choisi l'endroit le plus poussiéreux, le moins ombragé, le moins commode de toute la promenade. La foule est si grande dans cet étroit espace, resserré entre le salon et la chaussée des voitures, qu'on a souvent peine à porter la main à sa poche pour prendre son mouchoir; il faut emboîter le pas et suivre la file comme à une queue de théâtre (au temps où les théâtres avaient des queues). La seule raison qui puisse avoir fait adopter cette place, c'est qu'on y peut voir et saluer les gens qui passent en calèche sur la chaussée (il est toujours honorable pour un piéton de saluer une voiture). Les équipages ne sont pas très-brillants; la plupart sont traînés par des mules dont le poil noirâtre, le gros ventre et les oreilles pointues sont de l'effet le plus disgracieux; on dirait les voitures de deuil qui suivent les corbillards: le carrosse de la reine elle-même n'a rien que de très-simple et de très-bourgeois. Un Anglais un peu millionnaire le dédaignerait assurément; sans doute, il y a quelques exceptions, mais elles sont rares. Ce qui est charmant, ce sont les beaux chevaux de selle andalous, sur lesquels se pavanent les merveilleux de Madrid. Il est impossible de voir quelque chose de plus élégant, de plus noble et de plus gracieux qu'un étalon andalou avec sa belle crinière dressée, sa longue queue bien fournie qui descend jusqu'à terre, son harnais orné de houppes rouges, sa tête busquée, son œil étincelant et son cou renflé en gorge de pigeon. J'en ai vu un monté par une femme qui était rose (le cheval et non la femme) comme une rose du Bengale glacée d'argent, et d'une beauté merveilleuse. Quelle différence entre ces nobles bêtes qui ont conservé leur belle forme primitive et ces machines locomotives en muscles et en os, qu'on appelle des coureurs anglais, et qui n'ont plus du cheval que quatre jambes et une épine dorsale pour poser un jockey!
Le coup d'œil du Prado est réellement un des plus animés qui se puissent voir, et c'est une des plus belles promenades du monde, non pour le site qui est des plus ordinaires, malgré tous les efforts que Charles III a pu faire pour en corriger la défectuosité, mais à cause de l'affluence étonnante qui s'y porte tous les soirs, de sept heures et demie à dix heures.
On voit très-peu de chapeaux de femme au Prado; à l'exception de quelques galettes jaune soufre, qui ont dû orner autrefois des ânes instruits, il n'y a que des mantilles. La mantille espagnole est donc une vérité; j'avais pensé qu'elle n'existait plus que dans les romances de M. Crevel de Charlemagne: elle est en dentelles noires ou blanches, plus habituellement noires, et se pose à l'arrière de la tête sur le haut du peigne; quelques fleurs placées sur les tempes complètent cette coiffure qui est la plus charmante qui se puisse imaginer. Avec une mantille, il faut qu'une femme soit laide comme les trois vertus théologales pour ne pas paraître jolie; malheureusement c'est la seule partie du costume espagnol que l'on ait conservée: le reste est à la française. Les derniers plis de la mantille flottent sur un châle, un odieux châle, et le châle lui-même est accompagné d'une robe d'étoffe quelconque, qui ne rappelle en rien la basquine. Je ne puis m'empêcher d'être étonné d'un pareil aveuglement, et je ne comprends pas que les femmes, ordinairement clairvoyantes en ce qui concerne leur beauté, ne s'aperçoivent pas que leur suprême effort d'élégance arrive tout au plus à les faire ressembler à une merveilleuse de province, résultat médiocre. L'ancien costume est si parfaitement approprié au caractère de beauté, aux proportions et aux habitudes des Espagnoles, qu'il est vraiment le seul possible. L'éventail corrige un peu cette prétention au parisianisme. Une femme sans éventail est une chose que je n'ai pas encore vue en ce bienheureux pays; j'en ai vu qui avaient des souliers de satin sans bas, mais elles avaient un éventail; l'éventail les suit partout, même à l'église où vous rencontrez des groupes de femmes de tout âge, agenouillées ou accroupies sur leurs talons, qui prient et s'éventent avec ferveur, entremêlant le tout de signes de croix espagnols qui sont beaucoup plus compliqués que les nôtres, et qu'elles exécutent avec une précision et une rapidité dignes de soldats prussiens. Manœuvrer l'éventail est un art totalement inconnu en France. Les Espagnoles y excellent; l'éventail s'ouvre, se ferme, se retourne dans leurs doigts si vivement, si légèrement, qu'un prestidigitateur ne ferait pas mieux. Quelques élégantes en forment des collections du plus grand prix; nous en avons vu une qui en comptait plus de cent de différents styles; il y en avait de tout pays et de toute époque: ivoire, écaille, bois de sandal, paillettes, gouaches du temps de Louis XIV et de Louis XV, papier de riz du Japon et de la Chine, rien n'y manquait; plusieurs étaient étoilés de rubis, de diamants et autres pierres précieuses: c'est un luxe de bon goût et une charmante manie pour une jolie femme. Les éventails qui se ferment et s'épanouissent produisent un petit sifflement qui, répété plus de mille fois par minute, jette sa note à travers la confuse rumeur qui flotte sur la promenade, et a quelque chose d'étrange pour une oreille française. Lorsqu'une femme rencontre quelqu'un de connaissance, elle lui fait un petit signe d'éventail, et lui jette en passant le mot agur qui se prononce abour. Maintenant venons aux beautés espagnoles.
Ce que nous entendons en France par type espagnol n'existe pas en Espagne, ou du moins je ne l'ai pas encore rencontré. On se figure habituellement, lorsqu'on parle señora et mantille, un ovale allongé et pâle, de grands yeux noirs surmontés de sourcils de velours, un nez mince un peu arqué, une bouche rouge de grenade, et, sur tout cela, un ton chaud et doré justifiant le vers de la romance: Elle est jaune comme une orange. Ceci est le type arabe ou moresque, et non le type espagnol. Les Madrilègnes sont charmantes dans toute l'acception du mot: sur quatre il y en a trois de jolies; mais elles ne répondent en rien à l'idée qu'on s'en fait. Elles sont petites, mignonnes, bien tournées, le pied mince, la taille cambrée, la poitrine d'un contour assez riche; mais elles ont la peau très-blanche, les traits délicats et chiffonnés, la bouche en cœur, et représentant parfaitement bien certains portraits de la régence. Beaucoup ont les cheveux châtain clair, et vous ne ferez pas deux tours sur le Prado sans rencontrer sept ou huit blondes de toutes les nuances, depuis le blond cendré jusqu'au roux véhément, au roux barbe de Charles-Quint. C'est une erreur de croire qu'il n'y a pas de blondes en Espagne. Les yeux bleus y abondent, mais ne sont pas si estimés que les noirs.
Dans les premiers temps nous avions quelque peine à nous accoutumer à voir des femmes décolletées comme pour un bal, les bras nus, des souliers de satin aux pieds et des fleurs à la tête, l'éventail à la main, se promener toutes seules, dans un endroit public, car ici l'on ne donne pas le bras aux femmes, à moins d'être leur mari ou leur proche parent: on se contente de marcher à côté d'elles, du moins tant qu'il fait jour, car, la nuit tombée, on est moins rigoureux sur cette étiquette, surtout avec les étrangers qui n'en ont pas l'habitude.
On nous avait beaucoup vanté les manolas de Madrid: la manola est un type disparu comme la grisette de Paris, comme les Transtéverins de Rome; elle existe bien encore, mais dépouillée de son caractère primitif; elle n'a plus son costume si hardi et si pittoresque; l'ignoble indienne a remplacé les jupes de couleurs éclatantes brodées de ramages exorbitants; l'affreux soulier de peau a chassé le chausson de satin, et, chose horrible à penser, la robe s'est allongée de deux bons doigts. Autrefois elles variaient l'aspect du Prado par leurs vives allures et leur costume singulier: aujourd'hui on a peine à les distinguer des petites bourgeoises et des femmes de marchands. J'ai cherché la manola pur sang dans tous les coins de Madrid, à la course de taureaux, au jardin de las Delicias, au Nuevo Recreo, à la fête de saint Antoine, et je n'en ai jamais rencontré de complète. Une fois, en parcourant le quartier du Rastro, le Temple de Madrid, après avoir enjambé une grande quantité de gueux qui dormaient étendus par terre au milieu d'effroyables guenilles, je me trouvai dans une petite ruelle déserte, et là je vis, pour la première et la dernière fois, la manola demandée. C'était une grande fille bien découplée, de vingt-quatre ans environ, la plus haute vieillesse où puissent arriver les manolas et les grisettes. Elle avait le teint basané, le regard ferme et triste, la bouche un peu épaisse, et je ne sais quoi d'africain dans la construction du masque. Une énorme tresse de cheveux bleus à force d'être noirs, nattée comme le jonc d'une corbeille, lui faisait le tour de la tête et venait se rattacher à un grand peigne à galerie; des paquets de grains de corail pendaient à ses oreilles; son cou fauve était orné d'un collier de même matière; une mantille de velours noir encadrait sa tête et ses épaules; sa robe, aussi courte que celle des Suissesses du canton de Berne, était de drap brodé, et laissait voir des jambes fines et nerveuses enfermées dans un bas de soie noire bien tiré; le soulier était de satin, selon l'ancienne mode; un éventail rouge tremblait comme un papillon de cinabre dans ses doigts chargés de bagues d'argent. La dernière des manolas tourna le coin de la ruelle, et disparut à mes yeux émerveillés d'avoir vu une fois se promener dans le monde réel et vivant un costume de Duponchel, un déguisement d'Opéra! Je vis aussi au Prado quelques pasiegas de Santander avec leur costume national; ces pasiegas sont réputées les meilleures nourrices de l'Espagne, et l'affection qu'elles portent aux enfants est proverbiale, comme en France la probité des Auvergnats; elles ont une jupe de drap rouge plissée à gros plis, bordée d'un large galon, un corset de velours noir également galonné d'or, et pour coiffure un madras bariolé de couleurs éclatantes, le tout avec accompagnement de bijoux, d'argent et autres coquetteries sauvages. Ces femmes sont fort belles, elles ont un caractère de force et de grandeur très-frappant. L'habitude de bercer les enfants sur les bras leur donne une attitude renversée et cambrée qui va bien avec le développement de leur poitrine. Avoir une pasiega en costume est une espèce de luxe comme de faire monter un klephte derrière sa voiture.
Je ne vous ai rien dit de l'habit des hommes: regardez les gravures de mode parues il y a six mois, au carreau de quelque tailleur ou de quelque cabinet de lecture, et vous en aurez une parfaite idée. Paris est la pensée qui occupe tout le monde, et je me souviens d'avoir vu sur l'échoppe d'un décrotteur: «Ici on cire les bottes à l'instar (al estilo) de Paris.» Gavarni et ses délicieux dessins, voilà le but modeste que se proposent d'atteindre les modernes hidalgos: ils ne savent pas qu'il n'y a que la plus fine fleur des pois de Paris qui y puisse arriver. Cependant, pour leur rendre la justice qui leur est due, nous dirons qu'ils sont beaucoup mieux habillés que les femmes: ils sont aussi vernis, aussi gantés de blanc que possible. Leurs habits sont corrects et leurs pantalons louables; mais la cravate n'est pas de la même pureté, et le gilet, cette seule partie du costume moderne où la fantaisie puisse se déployer, n'est pas toujours d'un goût irréprochable.
Il existe à Madrid un commerce dont on n'a aucune idée à Paris: ce sont les marchands d'eau en détail. Leur boutique consiste en un cantaro de terre blanche, un petit panier de jonc ou de fer-blanc qui contient deux ou trois verres, quelques azucarillos (bâtons de sucre caramélé et poreux), et quelquefois une couple d'oranges ou de limons; d'autres ont de petits tonneaux entourés de feuillages qu'ils portent sur leur dos; quelques-uns même, le long du Prado par exemple, tiennent des comptoirs enluminés et surmontés de renommées de cuivre jaune avec des drapeaux qui ne le cèdent en rien aux magnificences des marchands de coco de Paris. Ces marchands d'eau sont ordinairement de jeunes muchachos galiciens en veste couleur de tabac, avec des culottes courtes, des guêtres noires et un chapeau pointu; il y a aussi quelques Valencianos avec leurs grègues de toile blanche, leur pièce d'étoffe posée sur l'épaule, leurs jambes bronzées et leurs alpargatas bordées de bleu. Quelques femmes et petites filles, en costume insignifiant, font aussi le commerce de l'eau. On les appelle, selon leur sexe, aguadores ou aguadoras; de tous les coins de la ville on entend leurs cris aigus modulés sur tous les tons et variés de cent mille manières: Agua, agua, quien quiere agua? agua helada, fresquita como la nieve! Cela dure depuis cinq heures du matin jusqu'à dix heures du soir; ces cris ont inspiré à Breton de Los Herreros, poète estimé de Madrid, une chanson intitulée l'Aguadora, qui a beaucoup de succès dans toute l'Espagne. Cette altération de Madrid est vraiment une chose extraordinaire: toute l'eau des fontaines, toute la neige des montagnes de Guadarrama ne peuvent y suffire. L'on a beaucoup plaisanté sur ce pauvre Manzanarès et l'urne tarie de sa naïade; je voudrais bien voir la figure que ferait tout autre fleuve dans une ville dévorée d'une pareille soif. Le Manzanarès est bu dès sa source; les aguadores guettent avec anxiété la moindre goutte d'eau, la plus légère humidité qui se reproduit entre ses rives desséchées, et l'emportent dans leurs cantaros et leurs fontaines; les blanchisseuses lavent le linge avec du sable, et au beau milieu du lit du fleuve un mahométan n'aurait pas de quoi faire ses ablutions. Vous vous souvenez sans doute de ce délicieux feuilleton de Méry sur l'altération de Marseille, exagérez-le six fois et vous n'aurez qu'une légère idée de la soif de Madrid. Le verre d'eau se vend un cuarto (deux liards à peu près); ce dont Madrid a le plus besoin après l'eau, c'est de feu pour allumer sa cigarette; aussi, le cri: Fuego, fuego, se fait-il entendre de toutes parts et se croise incessamment avec le cri: Agua, agua. C'est une lutte acharnée entre les deux éléments, et c'est à qui fera le plus de tapage: ce feu, plus inextinguible que celui de Vesta, est porté par de jeunes drôles dans de petites coupes pleines de charbons et de cendres fines avec un manche pour ne pas se brûler les doigts.
Voici qu'il est neuf heures et demie, le Prado commence à se dépeupler, et la foule se dirige vers les cafés et les botillerias qui bordent la grande rue d'Alcala et les rues avoisinantes.
Les cafés de Madrid nous semblent, à nous autres habitués au luxe éblouissant et féerique des cafés de Paris, de véritables guinguettes de vingt-cinquième ordre; la manière dont ils sont décorés rappelle avec bonheur les baraques où l'on montre des femmes barbues et des sirènes vivantes; mais ce manque de luxe est bien racheté par l'excellence et la variété des rafraîchissements qu'on y sert. Il faut l'avouer, Paris, si supérieur en tout, est en arrière sous ce rapport: l'art du limonadier est encore dans l'enfance. Les cafés les plus célèbres sont le café de la Bolsa, au coin de la rue de Carretas; le café Nuevo, où se réunissent les exaltados; le café de ... (j'ai oublié le nom), rendez-vous habituel des gens qui appartiennent à l'opinion modérée, et qu'on appelle cangrejos, c'est-à-dire écrevisses; celui du Levante, tout proche de la Puerta del Sol, ce qui ne veut pas dire que les autres ne soient pas bons; mais ceux-là sont les plus fréquentés. N'oublions pas le café del Principe, à côté du théâtre de ce nom, rendez-vous habituel des artistes et des littérateurs.
Si vous voulez, nous allons entrer au café de la Bolsa, orné de petites glaces taillées en creux par dessous, de manière à former des dessins, comme on en voit dans certains verres d'Allemagne: voici la carte des bebidas heladas, des sorbetes et des quesitos. La bebida helada (boisson gelée) est contenue dans des verres que l'on distingue en grande ou chico (grand ou petit), et offre une très-grande variété; il y a la bebida de naranja (orange), celle de limon (citron), de fresa (fraise), de guindas (cerises), qui sont aussi supérieures à ces affreux carafons de groseille sûre et d'acide citrique que l'on n'a pas honte de vous servir à Paris dans les cafés les plus splendides, que du véritable vin de Xérès l'est à du vin de Brie authentique: c'est une espèce de glace liquide, de purée neigeuse du goût le plus exquis. La bebida de almendra blanca (amandes blanches) est une boisson délicieuse, inconnue en France où l'on avale, sous prétexte d'orgeat, je ne sais quelles abominables mixtures médicinales; on donne aussi du lait glacé, mi-parti de fraise ou de cerise, qui, pendant que votre corps bout dans la zone torride, fait jouir votre gosier de toutes les neiges et de tous les frimas de Groënland. Dans la journée, où les glaces ne sont pas encore préparées, vous avez l'agraz, espèce de boisson faite avec du raisin vert et contenue dans des bouteilles à col démesuré; le goût légèrement acidulé de l'agraz est des plus agréables; vous pouvez encore boire une bouteille de cerveza de Santa Barbara con limon; mais ceci exige quelques préparations: l'on apporte d'abord une cuvette et une grande cuiller, comme celle dont on remue le punch, puis un garçon s'avance portant la bouteille ficelée de fil de fer, qu'il débouche avec des précautions infinies; le bouchon part, et l'on verse la bière dans la cuvette, où l'on a préalablement vidé un carafon de limonade, puis on remue le tout avec la cuiller, l'on remplit son verre et l'on avale. Si ce mélange ne vous plaît pas, vous n'avez qu'à entrer dans les orchaterias de chufas, tenues habituellement par des Valenciens. La chufa est une petite baie, une espèce d'amande qui croit dans les environs de Valence, qu'on fait griller, qu'on pile, et dont on compose une boisson exquise, surtout lorsqu'elle est mêlée de neige: cette préparation est extrêmement rafraîchissante.
Pour en finir avec les cafés, disons que les sorbetes diffèrent de ceux de France en ce qu'ils ont plus de consistance; que les quesitos sont de petites glaces dures, moulées en forme de fromage: il y en a de toutes sortes, d'abricots, d'ananas, d'oranges, connue à Paris; mais on en fait aussi avec du beurre (manteca) et avec des œufs encore non formés, qu'on retire du corps des poules éventrées, ce qui est particulier à l'Espagne, car je n'ai jamais entendu parler qu'à Madrid de ce singulier raffinement. On sert aussi des spumas de chocolat, de café et autres; ce sont des espèces de crèmes fouettées et glacées, d'une légèreté extrême, qu'on saupoudre quelquefois de cannelle râpée très-fine, le tout accompagné de barquilos, oublies roulées en longs cornets avec lesquels on prend sa bebida, comme avec un siphon, en aspirant lentement par l'un des bouts; petit raffinement qui permet de savourer plus longtemps la fraîcheur du breuvage. Le café ne se prend pas dans des tasses, mais bien dans des verres; au reste, il est d'un usage assez rare. Tous ces détails vous paraîtront peut-être fastidieux; mais, si vous étiez comme nous exposés à une chaleur de 30 à 35 degrés, vous les trouveriez du plus grand intérêt. L'on voit beaucoup plus de femmes dans les cafés de Madrid que dans ceux de Paris, bien qu'on y fume la cigarette et même le cigare de la Havane. Les journaux qu'on y trouve le plus fréquemment sont l'Eco del Comercio, le Nacional et le Diario, qui indique les fêtes du jour, l'heure des messes et sermons, les degrés de chaleur, les chiens perdus, les jeunes paysannes qui veulent être nourrices sur place, les criadas qui cherchent une condition, etc., etc.--Mais voici qu'onze heures sonnent; il est temps de se retirer; à peine quelques rares promeneurs attardés longent la rue d'Alcala. Il n'y a plus dans les rues que les serenos avec leur lanterne au bout d'une pique, leur manteau couleur de muraille, et leur cri mesuré; vous n'entendez plus qu'un chœur de grillons qui chantent, dans leurs petites cages enjolivées de verroteries, leur complainte dissyllabique. À Madrid, l'on a le goût des grillons: chaque maison a le sien suspendu à la fenêtre dans une cage, miniature en bois ou en fil de fer; l'on a aussi la bizarre passion des cailles que l'on garde dans des paniers d'osier à claire-voie, et qui varient agréablement par leur sempiternel piou-piou-piou, le cri-cri des grillons. Comme dit Bilboquet, ceux qui aiment cette note-là doivent être contents.
La Puerta del Sol n'est pas une porte, comme ou pourrait se l'imaginer, mais bien une façade d'église, peinte en rose et enjolivée d'un cadran éclairé la nuit, et d'un grand soleil à rayons d'or, d'où lui vient le nom de Puerta del Sol. Devant cette église, il y a une espèce de place ou carrefour; traversé par la rue d'Alcala dans sa longueur, et croisé par les rues de Carretas et de la Montera. La poste, grand bâtiment régulier, occupe l'angle de la rue de Carretas et a sa façade sur la place. La Puerta del Sol est le rendez-vous des oisifs de la ville, et il paraît qu'il y en a beaucoup, car dès huit heures du matin la foule est compacte. Tous ces graves personnages sont là, debout, enveloppés dans leurs manteaux, bien qu'il fasse une chaleur atroce, sous le prétexte frivole que ce qui défend du froid défend aussi du chaud. De temps en temps, on voit sortir des plis droits, immobiles de la cape, un pouce et un index, jaunes comme de l'or, qui roulent un papelito et quelques pincées de cigare haché, et bientôt de la bouche du grave personnage s'élève un nuage de fumée qui prouve qu'il est doué de respiration, ce dont on aurait pu douter à voir sa parfaite immobilité. À propos de papel espanol para cigaritas, notons en passant que je n'en ai pas encore vu un seul cahier; les naturels du pays se servent de papier à lettre ordinaire coupé en petits morceaux; ces cahiers teintés de réglisse, bariolés de dessins grotesques et historiés de letrillas ou de romances bouffonnes, sont expédiés en France aux amateurs de couleur locale. La politique est le sujet général de la conversation; le théâtre de la guerre occupe beaucoup les imaginations, et il se fait à la Puerta del Sol plus de stratégie que sur tous les champs de bataille et dans toutes les campagnes du monde. Balmaseda, Cabrera, Palillos et autres chefs de bande plus ou moins importants reviennent à toute minute sur le tapis; on en conte des choses à faire frémir, des cruautés passées de mode et regardées depuis longtemps comme de mauvais goût par les Caraïbes et les Chérokées. Balmaseda, dans sa dernière pointe, s'avança jusqu'à une vingtaine de lieues de Madrid, et, ayant surpris un village près d'Aranda, il s'amusa à casser les dents à l'ayuntamiento et à l'alcade, et termina le divertissement en faisant clouer des fers de cheval aux pieds et aux mains d'un curé constitutionnel. Comme je témoignais mon étonnement de la tranquillité parfaite avec laquelle on apprenait cette nouvelle, on me répondit que c'était dans la Castille-Vieille, et qu'alors il n'y avait pas lieu à s'en occuper. Cette réponse résume toute la situation de l'Espagne, et donne la clef de bien des choses qui nous paraissent incompréhensibles, vues de France. En effet, pour un habitant de la Castille-Nouvelle, ce qui se passe dans la Castille-Vieille est aussi indifférent que ce qui se fait dans la lune. L'Espagne n'existe pas encore au point de vue unitaire: ce sont toujours les Espagnes, Castille et Léon, Aragon et Navarre, Grenade et Murcie, etc.; des peuples qui parlent des dialectes différents et ne peuvent se souffrir. En étranger naïf, je me récriai sur un pareil raffinement de cruauté; mais on me fit observer que le curé était un curé constitutionnel, ce qui atténuait beaucoup la chose. Les victoires d'Espartero, victoires qui nous semblent médiocres, à nous autres accoutumés aux colossales batailles de l'empire, servent fréquemment de texte aux politiques de la Puerta del Sol. À la suite de ces triomphes où l'on a tué deux hommes, fait trois prisonniers et saisi un mulet chargé d'un sabre et d'une douzaine de cartouches, l'on illumine et l'on fait à l'armée des distributions d'oranges ou de cigares qui produisent un enthousiasme facile à décrire. Autrefois, et encore aujourd'hui, les grands seigneurs allaient dans les boutiques qui avoisinent la Puerta del Sol, se faisaient donner une chaise, et restaient là une grande partie de la journée, causant avec les pratiques, au grand déplaisir du marchand, affligé d'une telle marque de familiarité.
Entrons, s'il vous plaît, à la poste, pour voir s'il n'y a pas de lettres de France; cette occupation de lettres est vraiment maladive; soyez sûrs qu'en arrivant dans une ville, le premier monument que va visiter un voyageur, c'est l'hôtel des postes. À Madrid, les lettres adressées poste restante sont marquées chacune d'un numéro; le numéro et le nom de la personne sont écrits sur une liste qu'on affiche contre les piliers; il y a le pilier de janvier, de février, ainsi de suite; l'on cherche son nom, l'on prend note du numéro, et l'on va demander sa lettre au dépôt, où on vous la délivre sans autre formalité. Au bout d'un an, si les lettres ne sont pas retirées, on les brûle. Sous les arcades de la cour des postes, ombragées par de grands stores de sparterie, sont établis toutes sortes de cabinets de lecture comme sous les arcades de l'Odéon à Paris, où l'on va lire les journaux espagnols et étrangers. Les ports de lettres ne sont pas très-chers, et, malgré les innombrables dangers auxquels sont exposés les courriers sur les routes, presque toujours infestées de factieux et de bandits, le service se fait aussi régulièrement que possible. C'est aussi contre ces piliers que sont affichées les offres de service des pauvres étudiants, qui demandent à cirer les bottes d'un cavalier pour achever leur rhétorique ou leur philosophie.
Maintenant courons la ville au hasard, le hasard est le meilleur guide, d'autant plus que Madrid n'est pas riche en magnificences architecturales, et qu'une rue est aussi curieuse qu'une autre. La première chose que vous apercevez en levant le nez à l'angle d'une maison ou d'une rue, c'est une petite plaque de faïence où il y a écrit: Manzana. vicitae. gener. Ces plaques servaient autrefois à numéroter les maisons réunies en îles ou pâtés. Aujourd'hui tout est chiffré comme à Paris. Vous seriez surpris aussi de la quantité d'assurances contre l'incendie qui chamarrent les façades des maisons, surtout dans un pays où il n'y a pas de cheminées et où l'on ne fait jamais de feu. Tout est assuré, jusqu'aux monuments publics, jusqu'aux églises; la guerre civile est, dit-on, la cause de ce grand empressement à s'assurer: personne n'étant sûr de ne pas être plus ou moins grillé tout vif par un Balmaseda quelconque, chacun tâche de sauver au moins sa maison.
Les maisons de Madrid sont bâties en lattes et briques et en pisé, sauf les jambages, les chaînes et les étriers qui sont quelquefois de granit gris ou bleu, le tout soigneusement recrépi et peint de couleurs assez fantasques, vert céladon, cendre bleue, ventre de biche, queue de serin, rose pompadour, et autres teintes plus ou moins anacréontiques; les fenêtres sont encadrées d'ornements et d'architectures simulés avec force volutes, enroulements, petits amours et pots à fleurs, et garnies de stores à la vénitienne rayés de larges bandes bleues et blanches, ou de tapis de sparterie qu'on arrose pour charger d'humidité et de fraîcheur le vent qui les traverse. Les maisons tout à fait modernes se contentent d'être crépies à la chaux ou badigeonnées avec la peinture au lait, comme celles de Paris. Les saillies des balcons et des miradores rompent un peu la monotonie des lignes droites qui projettent des ombres tranchées, et qui diversifient l'aspect naturellement plat de constructions dont tous les reliefs sont peints et traités en décorations de théâtre: éclairez tout cela avec un soleil étincelant, plantez de distance en distance, dans ces rues inondées de lumière, quelques señoras long-voilées qui tiennent contre leur joue leur éventail déployé en manière de parasol; quelques mendiants hâlés, ridés, drapés de lambeaux de toile et de haillons à l'état d'amadou, quelques Valenciens demi-nus à tournure de Bédouin; faites surgir entre les toits les petites coupoles bossues, les clochetons renflés et terminés par des pommes de plomb d'une église ou d'un couvent, vous obtiendrez une perspective assez étrange, et qui vous prouvera qu'enfin vous n'êtes plus rue Laffitte, et que vous avez décidément quitté l'asphalte, quand même vos pieds déchirés par les cailloux pointus du pavé de Madrid ne vous en auraient pas encore convaincu.
Une chose qui est vraiment surprenante, c'est la fréquence de l'inscription suivante: Juego de villar, qui se reproduit de vingt pas en vingt pas. De peur que vous ne vous imaginiez qu'il y a quelque chose de mystérieux dans ces trois mots sacramentels, je me hâte de les traduire: ils signifient seulement jeu de billard. Je ne conçois pas à quoi diable peuvent servir tant de billards; l'univers entier y pourrait faire sa partie. Après les juegos de villar l'inscription la plus fréquente est celle de despacho de bino (débit de vin). On y vend du val-de-penas et des vins généreux. Les comptoirs sont peints de couleurs éclatantes, ornés de draperies et de feuillages. Les confiterias et pastelerias sont aussi très-nombreuses et assez coquettement décorées: les confitures d'Espagne méritent une mention particulière; celles connues sous le nom de cheveux d'ange (cabello de angel) sont exquises. La pâtisserie est aussi bonne qu'elle peut l'être dans un pays où il n'y a pas de beurre, où du moins il est si cher et de si mauvaise qualité, qu'on n'en peut guère faire usage; elle se rapproche de ce que nous appelons petit four. Toutes ces enseignes sont écrites en caractères abréviés, avec des lettres entrelacées les unes dans les autres, qui en rendent d'abord l'intelligence difficile aux étrangers, grands lecteurs d'enseignes, s'il en fut.
L'intérieur des maisons est vaste et commode; les plafonds sont élevés et l'espace n'est ménagé nulle part; on bâtirait à Paris une maison tout entière dans la cage de certains escaliers; vous traversez de longues enfilades de pièces avant d'arriver à la partie réellement habitée; car toutes ces pièces sont meublées seulement d'un crépi à la chaux ou d'une teinte plate jaune ou bleue relevée de filets de couleur et de panneaux de boiseries simulées. Des tableaux, enfumés et noirâtres, représentant quelque décollation ou quelque éventrement de martyr, sujets favoris des peintres espagnols, sont pendus aux murailles, la plupart sans cadres et tout plissés sur leurs châssis. Le parquet est une chose inconnue en Espagne, ou du moins je n'y en ai jamais vu. Toutes les chambres sont carrelées en briques; mais, comme ces briques sont recouvertes de nattes de roseau en hiver et de jonc en été, l'inconvénient est beaucoup moindre; ces nattes de roseau et de jonc sont tressées avec beaucoup de goût; des sauvages des Philippines ou des îles Sandwich ne feraient pas mieux. Il y a trois choses qui sont pour moi des thermomètres précis de l'état de civilisation d'un peuple: la poterie, l'art de tresser soit l'osier soit la paille, et la manière de harnacher les bêtes de somme. Si la poterie est belle, pure de formes, correcte comme l'antique, avec le ton naturel de l'argile blonde ou rouge; si les corbeilles et les nattes sont fines, merveilleusement enlacées, relevées d'arabesques de couleurs admirablement choisies; si les harnais sont brodés, piqués, ornés de grelots, de houppes de laine, de dessins du plus beau choix, vous pouvez être sûrs que le peuple est primitif et très-voisin encore de l'état de nature: des civilisés ne savent faire ni un pot, ni une natte, ni un harnais. Au moment où j'écris, j'ai devant moi, pendue à une colonne par une ficelle la jarra où rafraîchit l'eau que je dois boire: c'est un pot de terre qui vaut douze quartos, c'est-à-dire de six à sept sous de France environ; la coupe en est charmante et je ne connais rien de plus pur après l'étrusque. Le haut, évasé, forme un trèfle à quatre feuilles légèrement creusées en gouttière, de sorte qu'on peut se verser de l'eau de quelque côté qu'on prenne le vase; les anses, cannelées d'une petite moulure, s'agrafent avec une élégance parfaite au col et aux flancs, d'un galbe délicieux; les gens comme il faut préfèrent à ces vases charmants d'abominables pots anglais, ventrus, pansus, bossus et enduits d'une épaisse couche de vernis, qu'on prendrait pour des bottes à l'écuyère cirées en blanc. Mais, à propos de bottes et de poteries, nous voici assez loin de notre description domiciliaire; revenons-y sans plus tarder.
Le peu de meubles qui se trouvent dans les habitations espagnoles sont d'un goût affreux qui rappelle le goût messidor et le goût pyramide. Les formes de l'empire y fleurissent dans toute leur intégrité. Vous retrouvez là les pilastres d'acajou terminés par des têtes de sphinx en bronze vert, les baguettes de cuivre et les encadrements de guirlandes pompéi, qui depuis longtemps ont disparu de la face du monde civilisé; pas un seul meuble de bois sculpté, pas une table incrustée en burgau, pas un cabinet de laque, rien; l'ancienne Espagne a disparu complètement: il n'en reste que quelques tapis de Perse et quelques rideaux de damas. En revanche, il y a une abondance de chaises et de canapés de paille vraiment extraordinaire; les murs sont barbouillés de fausses colonnes, de fausses corniches, ou badigeonnés d'une teinte de peinture à la détrempe. Sur les tables et les étagères sont disséminées de petites figurines de biscuit ou de porcelaine représentant des troubadours, Mathilde et Malek-Adel, et autres sujets également ingénieux, mais tombés en désuétude; des caniches en verre filé, des flambeaux de plaqué garnis de leurs bougies, et cent autres magnificences trop longues à décrire, mais dont ce que je viens de dire doit paraître suffisant; je n'ai pas le courage de parler des atroces gravures enluminées qui ont la prétention mal placée d'embellir les murailles.
Il y a peut-être quelques exceptions, mais en petit nombre. N'allez pas vous imaginer que les habitations des gens de la haute classe soient meublées avec plus de goût et de richesse. Ces descriptions, de l'exactitude la plus scrupuleuse, s'appliquent à des maisons de gens ayant voiture et huit ou dix domestiques. Les stores sont toujours baissés, les volets à moitié fermés, de sorte qu'il reste dans les appartements une espèce de tiers de jour auquel il faut s'accoutumer pour savoir discerner les objets, surtout lorsque l'on vient du dehors, ceux qui sont dans la chambre voient parfaitement, mais ceux qui arrivent sont aveugles pour huit ou dix minutes, surtout lorsqu'une des pièces précédentes est éclairée. On dit que d'habiles mathématiciennes ont fait sur cette combinaison d'optique des calculs dont il résulte une sécurité parfaite pour un tête-à-tête intime dans un appartement ainsi disposé. La chaleur est excessive à Madrid, elle se déclare tout d'un coup sans la transition du printemps; aussi, dit-on à propos de la température de Madrid: Trois mois d'hiver, neuf mois d'enfer. On ne peut se mettre à l'abri de cette pluie de feu qu'en se tenant dans des chambres basses, où règne une obscurité presque complète, et où un perpétuel arrosage entretient l'humidité. Ce besoin de fraîcheur a fait naître la mode des bucaros, bizarre et sauvage raffinement qui n'aurait rien d'agréable pour nos petites-maîtresses françaises, mais qui semble une recherche du meilleur goût aux belles Espagnoles.
Les bucaros sont des espèces de pots en terre rouge d'Amérique, assez semblable à celle dont sont faites les cheminées des pipes turques; il y en a de toutes formes et de toutes grandeurs; quelques-uns sont relevés de filets de dorure et semés de fleurs grossièrement peintes. Comme on n'en fabrique plus en Amérique, les bucaros commencent à devenir rares, et dans quelques années seront introuvables et fabuleux comme le vieux Sèvres; alors tout le monde en aura.
Quand on veut se servir des bucaros, on en place sept ou huit sur le marbre des guéridons ou des encoignures, on les remplit d'eau, et on va s'asseoir sur un canapé pour attendre qu'ils produisent leur effet et pour en savourer le plaisir avec le recueillement convenable. L'argile prend alors une teinte plus foncée, l'eau pénètre ses pores, et les bucaros ne tardent pas à entrer en sueur et à répandre un parfum qui ressemble à l'odeur du plâtre mouillé ou d'une cave humide que l'on n'aurait pas ouverte depuis longtemps. Cette transpiration des bucaros est tellement abondante, qu'au bout d'une heure la moitié de l'eau s'est évaporée; celle qui reste dans le vase est froide comme la glace, et a contracté un goût de puits et de citerne assez nauséabond, mais qui est trouvé délicieux par les aficionadas. Une demi-douzaine de bucaros suffit pour imprégner l'air d'un boudoir d'une telle humidité, qu'elle vous saisit en entrant; c'est une espèce de bain de vapeur à froid. Non contentes d'en humer le parfum, d'en boire l'eau, quelques personnes mâchent de petits fragments de bucaros, les réduisent en poudre et finissent par les avaler.
J'ai vu quelques soirées ou tertulias, elles n'ont rien de remarquable; on y danse au piano comme en France, mais d'une façon encore plus moderne et plus lamentable, s'il est possible. Je ne conçois pas que des gens qui dansent si peu ne prennent pas franchement la résolution de ne pas danser du tout, cela serait plus simple et tout aussi amusant; la peur d'être accusées de bolero, de fandango ou de cachuca, rend les femmes d'une immobilité parfaite. Leur costume est très-simple, en comparaison de celui des hommes, toujours mis comme des gravures de modes. Je fis la même remarque au palais de Villa-Hermosa, à la représentation au bénéfice des enfants trouvés, Niños de la Cuna, où se trouvaient la reine mère, la petite reine et tout ce que Madrid renferme de beau et grand monde. Des femmes deux fois duchesses et quatre fois marquises avaient des toilettes que dédaignerait à Paris une modiste allant en soirée chez une couturière; elles ne savent plus s'habiller à l'espagnole, mais elles ne savent pas encore s'habiller à la française, et, si elles n'étaient pas si jolies, elles courraient souvent le risque d'être ridicules. Une fois seulement, à un bal, je vis une femme en basquine de satin rose, garnie de cinq à six rangs de blonde noire, comme celle de Fanny Elssler dans le Diable boiteux; mais elle avait été à Paris, où on lui avait révélé le costume espagnol. Les tertulias ne doivent pas coûter très-cher à ceux qui les donnent. Les rafraîchissements y brillent par leur absence: ni thé, ni glaces, ni punch; seulement sur une table, dans un premier salon, sont disposés une douzaine de verres d'eau, parfaitement limpide, avec une assiette d'azucarillos; mais on passe généralement pour un homme indiscret et sur sa bouche, comme dirait la Mme Desjardins de Henri Monnier, si l'on poussait le sardanapalisme jusqu'à sucrer son eau; ceci se passe dans les maisons les plus riches: ce n'est pas par avarice, mais telle est la coutume; d'ailleurs, la sobriété érémitique des Espagnols s'accommode parfaitement de ce régime.
Quant aux mœurs, ce n'est pas en six semaines que l'on pénètre le caractère d'un peuple et les usages d'une société. Cependant l'on reçoit de la nouveauté une impression qui s'efface pendant un long séjour. Il m'a semblé que les femmes, en Espagne, avaient la haute main et jouissaient d'une plus grande liberté qu'en France. La contenance des hommes vis-à-vis d'elles m'a paru très-humble et très-soumise; ils rendent leurs devoirs avec une exactitude et une ponctualité scrupuleuses, et expriment leurs flammes par des vers de toute mesure, rimes, assonants, sueltos et autres; dès l'instant qu'ils ont mis leur cœur aux pieds d'une beauté, il ne leur est plus permis de danser qu'avec des trisaïeules. La conversation des femmes de cinquante ans, et d'une laideur constatée, leur est seule accordée. Ils ne peuvent plus faire de visites dans les maisons où il y a une jeune femme: un visiteur des plus assidus disparaît tout à coup et revient au bout de six mois ou d'un an; sa maîtresse lui avait défendu cette maison: on le reçoit comme s'il était venu la veille; cela est parfaitement admis. Autant que l'on en peut juger à la première vue, les Espagnoles ne sont pas capricieuses en amour, et les liaisons qu'elles forment durent souvent plusieurs années. Au bout de quelques soirées passées dans une réunion, les couples se discernent aisément et sont visibles à l'œil nu.--Si l'on veut avoir Mme ***, il faut inviter M. ***, et réciproquement; les maris sont admirablement civilisés et valent les maris parisiens les plus débonnaires: nulle apparence de cette antique jalousie espagnole, sujet de tant de drames et de mélodrames. Pour achever d'ôter l'illusion, tout le monde parle français en perfection, et, grâce à quelques élégants qui passent l'hiver à Paris et vont dans les coulisses de l'Opéra, le rat le plus chétif, la marcheuse la plus ignorée, sont parfaitement connus à Madrid. J'ai trouvé là ce qui n'existe peut-être en aucun autre lieu de l'univers, un admirateur passionné de Mlle Louise Fitzjames, dont le nom nous servira de transition pour passer de la tertulia au théâtre.
Le théâtre del Principe est d'une distribution assez commode; on y joue des drames, des comédies, des saynètes et des intermèdes. J'y ai vu représenter une pièce de don Antonio Gil y Zarate, Don Carlos et Heschizado, charpentée tout à fait dans le goût shakspearien. Don Carlos ressemble fort au Louis XIII de Marion de Lorme, et, la scène du moine, dans la prison, est imitée de la visite de Claude Frollo à la Esmeralda dans le cachot où elle attend la mort. Le rôle de Carlos est rempli par Julian Roméa, acteur d'un admirable talent, à qui je ne connais pas de rival, excepté Frédérik Lemaître, dans un genre tout opposé; il est impossible de porter l'illusion et la vérité plus loin. Mathilde Diez est aussi une actrice de premier ordre: elle nuance avec une délicatesse exquise et une finesse d'intention surprenante. Je ne lui trouve qu'un défaut, c'est l'extrême volubilité de son débit, défaut qui n'en est pas un pour les Espagnols. Don Antonio Guzman, le gracioso, ne serait déplacé sur aucune scène; il rappelle beaucoup Legrand, et, dans certains moments, Arnal. On donne aussi au théâtre del Principe des pièces féeriques, entremêlées de danses et de divertissements. J'y ai vu représenter, sous le titre de la Pata de Cabra, une imitation du Pied de Mouton, joué autrefois à la Gaieté. La partie chorégraphique était singulièrement médiocre: les premiers sujets ne valent pas les simples doublures de l'Opéra; en revanche, les comparses déploient une intelligence extraordinaire; le pas des cyclopes est exécuté avec une précision et une netteté rares: quant au baile nacional, il n'existe pas. On nous avait dit à Vittoria, à Burgos et à Valladolid, que les bonnes danseuses étaient à Madrid; à Madrid, l'on nous a dit que les véritables danseuses de cachucha n'existaient qu'en Andalousie, à Séville. Nous verrons bien; mais nous avons peur qu'en fait de danses espagnoles, il ne nous faille en revenir à Fanny Elssler et aux deux sœurs Noblet. Dolorès Serral, qui a fait une si vive sensation à Paris, où nous avons été un des premiers à signaler l'audace passionnée, la souplesse voluptueuse et la grâce pétulante qui caractérisaient sa danse, a paru plusieurs fois sur le théâtre de Madrid sans produire le moindre effet, tellement le sens et l'intelligence des anciens pas nationaux sont perdus en Espagne. Quand on exécute la jota aragonesa ou le bolero, tout le beau monde se lève et s'en va, il ne reste que les étrangers et la canaille, en qui l'instinct poétique est toujours plus difficile à éteindre. L'auteur français le plus en réputation à Madrid est Frédéric Soulié; presque tous les drames traduits du français lui sont attribués: il paraît avoir succédé à la vogue de M. Scribe.
Nous voilà au courant de ce côté; il s'agit d'en finir avec les monuments publics: ce sera bientôt fait. Le palais de la reine est un grand bâtiment très-carré, très-solide, en belles pierres bien liées, avec beaucoup de fenêtres, un nombre équivalent de portes, des colonnes ioniques, des pilastres doriques, tout ce qui constitue un monument de bon goût. Les immenses terrasses qui le soutiennent et les montagnes chargées de neige de la Guadarrama sur lesquelles il se découpe, rehaussent ce que sa silhouette pourrait avoir d'ennuyeux et de vulgaire. Vélasquez, Maella, Bayeu, Tiepolo y ont peint de beaux plafonds plus ou moins allégoriques; le grand escalier est très-beau, et Napoléon le trouva préférable à celui des Tuileries.
Le bâtiment où se tiennent les cortès est entremêlé de colonnes pæstumniennes et de lions en perruque d'un goût fort abominable: je doute qu'on puisse faire de bonnes lois dans une architecture pareille. En face de la chambre des cortès s'élève au milieu de la place une statue en bronze de Miguel Cervantes; il est louable sans doute d'élever une statue à l'immortel auteur du Don Quichotte, mais on aurait bien dû la faire meilleure.
Le monument aux victimes du Dos de Mayo est situé sur le Prado, non loin du musée de peinture; en l'apercevant, je me suis cru un instant transporté sur la place de la Concorde à Paris, et je vis, comme dans un mirage fantastique, le vénérable obélisque de Luxor, que jusqu'à présent je n'avais jamais soupçonné de vagabondage; c'est une espèce de cippe en granit gris, surmonté d'un obélisque de granit rougeâtre assez semblable de ton à celui de l'aiguille égyptienne; l'effet est assez beau et ne manque pas d'une certaine gravité funèbre. Il est à regretter que l'obélisque ne soit pas d'un seul morceau; des inscriptions en l'honneur des victimes sont gravées en lettres d'or sur les côtés du socle. Le Dos de Mayo est un épisode héroïque et glorieux, dont les Espagnols abusent légèrement; on ne voit partout que des gravures et des tableaux sur ce sujet. Vous n'avez pas de peine à croire que nous n'y sommes pas représentés en beau: on nous a faits aussi affreux que des Prussiens du Cirque Olympique.
L'Armeria ne répond pas à l'idée que l'on s'en fait. Le musée d'artillerie de Paris est incomparablement plus riche et plus complet. Il y a peu d'armures entières et d'un assemblage authentique à l'Armeria de Madrid. Des casques d'une époque antérieure et postérieure sont placés sur des cuirasses d'un style différent. On donne pour raison de ce désordre que, lors de l'invasion des Français, on cacha dans des greniers toutes ces curieuses reliques, et que là elles se confondirent et se mêlèrent sans qu'il ait été possible ensuite de les réunir et de les remonter avec certitude. Ainsi il ne faut en aucune façon se fier aux indications des gardiens. On nous fit voir comme étant la voiture de Jeanne la Folle, mère de Charles-Quint, un carrosse en bois sculpté d'un admirable travail, et qui évidemment ne pouvait remonter plus haut que le règne de Louis XIV. La carriole de Charles-Quint, avec ses coussins et ses courtines de cuir, nous paraît beaucoup plus vraisemblable. Il y a très peu d'armes moresques: deux ou trois boucliers, quelques yatagans, voilà tout. Ce qu'il y a de plus curieux, ce sont les selles brodées, étoilées d'or et d'argent, écaillées de lames d'acier, qui sont en grand nombre et de formes bizarres; mais il n'y a rien de certain sur la date et sur la personne à laquelle elles ont appartenu. Les Anglais admirent beaucoup une espèce de fiacre triomphal en fer battu offert à Ferdinand vers 1823 ou 1824.
Indiquons en passant, et pour mémoire, quelques fontaines d'un rococo très-corrompu, mais assez amusant, le pont de Tolède, d'un mauvais goût, très-riche et très-orné, avec cassolettes, oves et chicorées, quelques églises bariolées bizarrement el surmontées de clochetons moscovites, et dirigeons-nous vers le Buen-Retiro, résidence royale située à quelques pas du Prado. Nous autres Français, qui avons Versailles, Saint-Cloud, qui avons eu Marly, nous sommes difficiles en fait de résidences royales; le Buen-Retiro nous paraît devoir réaliser le rêve d'un épicier cossu: c'est un jardin rempli de fleurs communes, mais voyantes, de petits bassins ornés de rocailles et de bossages vermiculés avec des jets d'eau dans le goût des devantures des marchands de comestibles, de pièces d'eau verdâtres où flottent des cygnes de bois peints en blanc et vernis, et autres merveilles d'un goût médiocre. Les naturels du pays tombent en extase devant un certain pavillon rustique bâti en rondins, et dont l'intérieur a des prétentions assez indoues; le premier jardin turc, le jardin turc naïf et patriarcal, avec kiosques vitrés de carreaux de couleur, par où l'on voyait des paysages bleus, verts et rouges, était bien supérieur comme goût et comme magnificence. Il y a surtout un certain chalet qui est bien la chose la plus ridicule et la plus bouffonne que l'on puisse imaginer. À côté de ce chalet se trouve une étable garnie d'une chèvre et de son chevreau empaillés, et d'une truie de pierre grise tétée par des marcassins de la même matière. À quelques pas du chalet, le guide se détache, ouvre mystérieusement la porte, et, quand il vous appelle et vous permet enfin d'entrer, vous entendez un bruit sourd de rouages et de contre-poids, et vous vous trouvez face à face avec d'affreux automates qui battent le beurre, filent au rouet, ou bercent de leurs pieds de bois des enfants de bois couchés dans leurs berceaux sculptés; dans la pièce voisine, le grand-père malade et couché dans son lit, sa potion est à côté de lui sur la table; l'on a poussé le scrupule jusqu'à poser sous la couchette une urne indescriptible, mais fort bien imitée; voilà un résumé fort exact des principales magnificences du Retiro. Une belle statue équestre en bronze de Philippe V, dont la pose ressemble à la statue de la place des Victoires, relève un peu toutes ces pauvretés.
Le musée de Madrid, dont la description demanderait un volume entier, est d'une richesse extrême: les Titien, les Raphaël, les Paul Véronèse, les Rubens, les Vélasquez, les Ribeira et les Murillo y abondent; les tableaux sont fort bien éclairés, et l'architecture du monument ne manque pas de style, surtout à l'intérieur. La façade qui donne sur le Prado est d'assez mauvais goût; mais en somme la construction fait honneur à l'architecte Villa Nueva, qui en a donné le plan.--Le musée visité, allez voir au cabinet d'histoire naturelle le mastodonte ou dinotherium gigantœum, merveilleux fossile avec des os comme des barres d'airain, qui doit être pour le moins le behemot de la Bible, un morceau d'or vierge qui pèse seize livres, les gongs chinois dont le son, quoi qu'on en dise, ressemble beaucoup à celui des chaudrons dans lesquels on donne un coup de pied, et une suite de tableaux représentant toutes les variétés qui peuvent naître du croisement des races blanches, noires et cuivrées. N'oubliez pas à l'académie trois admirables tableaux de Murillo: la Fondation de Sainte-Marie-Majeure (deux sujets), Sainte Élisabeth lavant la tête à des teigneux; deux ou trois admirables Ribeira; un enterrement du Greco, dont quelques portions sont dignes du Titien; une esquisse fantastique du même Greco, représentant des moines en train d'accomplir des pénitences, qui dépassent tout ce que Lewis ou Anne Radcliffe ont pu rêver de plus mystérieusement funèbre; et une charmante femme en costume espagnol, couchée sur un divan, du bon vieux Goya, le peintre national par excellence, qui semble être venu au monde tout exprès pour recueillir les derniers vestiges des anciennes mœurs, qui allaient s'effacer.
Francisco Goya y Lucientes est le petit-fils encore reconnaissable de Velasquez. Après lui viennent les Aparicio, les Lopez; la décadence est complète, le cycle de l'art est fermé. Qui le rouvrira?
C'est un étrange peintre, un singulier génie que Goya!--Jamais originalité ne fut plus tranchée, jamais artiste espagnol ne fut plus local.--Un croquis de Goya, quatre coups de pointe dans un nuage d'aqua-tinta en disent plus sur les mœurs du pays que les plus longues descriptions. Par son existence aventureuse, par sa fougue, par ses talents multiples, Goya semble appartenir aux belles époques de l'art, et cependant c'est en quelque sorte un contemporain: il est mort à Bordeaux en 1828.
Avant d'arriver à l'appréciation de son œuvre, esquissons sommairement sa biographie. Don Francisco Goya y Lucientes naquit en Aragon de parents dans une position de fortune médiocre, mais cependant suffisante pour ne pas entraver ses dispositions naturelles. Son goût pour le dessin et la peinture se développa de bonne heure. Il voyagea, étudia à Rome quelque temps, et revint en Espagne, où il fit une fortune rapide à la cour de Charles IV, qui lui accorda le titre de peintre du roi. Il était reçu chez la reine, chez le prince de Bénavente et la duchesse d'Albe, et menait cette existence de grand seigneur des Rubens, des Van-Dyck et des Velasquez, si favorable à l'épanouissement du génie pittoresque. Il avait, près de Madrid, une casa de campo délicieuse, où il donnait des fêtes, et où il avait son atelier.
Goya a beaucoup produit; il a fait des sujets de sainteté, des fresques, des portraits, des scènes de mœurs, des eaux-fortes, des aqua-tinta, des lithographies, et partout, même dans les plus vagues ébauches, il a laissé l'empreinte d'un talent vigoureux; la griffe du lion raie toujours ses dessins les plus abandonnés. Son talent, quoique parfaitement original, est un singulier mélange de Velasquez, de Rembrandt et de Reynolds; il rappelle tour à tour ou en même temps ces trois maîtres, mais comme le fils rappelle ses aïeux, sans imitation servile, ou plutôt par une disposition congéniale que par une volonté formelle.
On voit de lui, au musée de Madrid, le portrait de Charles IV et de la reine à cheval: les têtes sont merveilleusement peintes, pleines de vie, de finesse et d'esprit; un Picador et le Massacre du 2 mai, scène d'invasion. Le duc d'Ossuna possède plusieurs tableaux de Goya, et il n'est guère de grande maison qui n'ait de lui quelque portrait ou quelque esquisse. L'intérieur de l'église de San-Antonio de la Florida, où se tient une fête assez fréquentée, à une demi-lieue de Madrid, est peint à fresque par Goya avec cette liberté, cette audace et cet effet qui le caractérisent. À Tolède, dans une des salles capitulaires, nous avons vu de lui un tableau représentant Jésus livré par Judas, effet de nuit que n'eût pas désavoué Rembrandt, à qui je l'eusse attribué d'abord, si un chanoine ne m'eût fait voir la signature du peintre émérite de Charles IV. Dans la sacristie de la cathédrale de Séville, il existe aussi un tableau de Goya, d'un grand mérite, sainte Justine et sainte Ruffine, vierges et martyres, toutes deux filles d'un potier de terre, comme l'indiquent les alcarazas et les cantaros groupés à leurs pieds.
La manière de peindre de Goya était aussi excentrique que son talent: il puisait la couleur dans des baquets, l'appliquait avec des éponges, des balais, des torchons, et tout ce qui lui tombait sous la main; il truellait et maçonnait ses tons comme du mortier, et donnait les touches de sentiment à grands coups de pouce. À l'aide de ces procédés expéditifs et péremptoires, il couvrait en un ou deux jours une trentaine de pieds de muraille. Tout ceci nous paraît dépasser un peu les bornes de la fougue et de l'entrain; les artistes les plus emportés sont des lécheurs en comparaison. Il exécuta, avec une cuiller en guise de brosse, une scène du Dos de Mayo, où l'on voit des Français qui fusillent des Espagnols. C'est une œuvre d'une verve et d'une furie incroyables. Cette curieuse peinture est reléguée sans honneur dans l'antichambre du musée de Madrid.
L'individualité de cet artiste est si forte et si tranchée, qu'il nous est difficile d'en donner une idée même approximative. Ce n'est pas un caricaturiste comme Hogarth, Bamburry ou Cruishanck: Hogarth, sérieux, flegmatique, exact et minutieux comme un roman de Richardson, laissant toujours voir l'intention morale; Bamburry et Cruishanck, si remarquables pour leur verve maligne, leur exagération bouffonne, n'ont rien de commun avec l'auteur des Caprichos. Callot s'en rapprocherait plus, Callot, moitié Espagnol, moitié Bohémien; mais Callot est net, clair, fin, précis, fidèle au vrai, malgré le maniéré de ses tournures et l'extravagance fanfaronne de ses ajustements; ses diableries les plus singulières sont rigoureusement possibles; il fait grand jour dans ses eaux-fortes, où la recherche des détails empêche l'effet et le clair-obscur, qui ne s'obtiennent que par des sacrifices. Les compositions de Goya sont des nuits profondes où quelque brusque rayon de lumière ébauche de pâles silhouettes et d'étranges fantômes.
C'est un composé de Rembrandt, de Watteau et des songes drolatiques de Rabelais; singulier mélange! Ajoutez à cela une haute saveur espagnole, une forte dose de l'esprit picaresque de Cervantes, quand il fait le portrait de la Escalanta et de la Gananciosa, dans Rinconete et Cortadillo, et vous n'aurez encore qu'une très imparfaite idée du talent de Goya. Nous allons tâcher de le faire comprendre, si toutefois cela est possible, avec des mots.
Les dessins de Goya sont exécutés à l'aqua-tinta, repiqués et ravivés d'eau-forte; rien n'est plus franc, plus libre et plus facile; un trait indique toutes une physionomie, une traînée d'ombre tient lieu de fond, ou laisse deviner de sombres paysages à demi ébauchés; des gorges de sierra, théâtres tout préparés pour un meurtre, pour un sabbat ou une tertulia de Bohémiens; mais cela est rare, car le fond n'existe pas chez Goya. Comme Michel-Ange, il dédaigne complètement la nature extérieure, et n'en prend tout juste que ce qu'il faut pour poser des figures, et encore en met-il beaucoup dans les nuages. De temps en temps un pan de mur coupé par un grand angle d'ombre, une noire arcade de prison, une charmille à peine indiquée; voilà tout.--Nous avons dit que Goya était un caricaturiste, faut d'un mot plus juste. C'est de la caricature dans le genre d'Hoffmann, où la fantaisie se mêle toujours à la critique, et qui va souvent jusqu'au lugubre et au terrible; on dirait que toutes ces têtes grimaçantes on été dessinées par la griffe de Smarra sur le mur d'une alcôve suspecte, aux lueurs intermittentes d'une veilleuse à l'agonie. On se sent transporté dans un monde inouï, impossible et cependant réel.--Les troncs d'arbre ont l'air de fantômes, les hommes d'hyènes, de hiboux, de chats, d'ânes ou d'hippopotames; les ongles sont peut-être des serres, les souliers à bouffettes chaussent des pieds de bouc; ce jeune cavalier est un vieux mort, et ses chausses enrubanées enveloppent un fémur décharné et deux maigres tibias;--jamais il ne sortit de derrière le poêle du docteur Faust des apparitions plus mystérieusement sinistres.
Les caricatures de Goya renferment, dit-on, quelques allusions politiques, mais en petit nombre; elles ont rapport à Godoï, à la vieille duchesse de Benavente, aux favoris de la reine, et à quelques seigneurs de la cour, dont elles stigmatisent l'ignorance ou les vices. Mais il faut bien les chercher à travers le voile épais qui les obombre.--Goya a encore fait d'autres dessins pour la duchesse d'Albe, son amie, qui ne sont point parus, sans doute à cause de la facilité de l'application.--Quelques-uns ont trait au fanatisme, à la gourmandise et à la stupidité des moines; les autres représentent des sujets de mœurs ou de sorcellerie.
Le portrait de Goya sert de frontispice au recueil de son œuvre. C'est un homme de cinquante ans environ, l'œil oblique et fin, recouvert d'une large paupière avec une patte d'oie maligne et moqueuse, le menton recourbé en sabot, la lèvre supérieure mince l'inférieure proéminente et sensuelle; le tout encadré dans des favoris méridionaux et surmonté d'un chapeau à la Bolivar; une physionomie caractérisée et puissante.
La première planche représente un mariage d'argent, une pauvre jeune fille sacrifiée à un vieillard cacochyme et monstrueux par des parents avides. La mariée est charmante avec son petit loup de velours noir et sa basquine à grandes franges, car Goya rend à merveille la grâce andalouse et castillane; les parents sont hideux de rapacité et de misère envieuse. Ils ont des airs de requin et de crocodile inimaginables; l'enfant sourit dans les larmes, comme une pluie du mois d'avril; ce ne sont que des yeux, des griffes et des dents; l'enivrement de la parure empêche la jeune fille de sentir encore toute l'étendue de son malheur.--Ce thème revient souvent au bout du crayon de Goya, et il sait toujours en tirer des effets piquants. Plus loin, c'est El coco, croque-mitaine, qui vient effrayer les petits enfants et qui en effraierait bien d'autres; car, après l'ombre de Samuel dans le tableau de La Pythonisse d'Endor, par Salvator Rosa, nous ne connaissons rien de plus terrible que cet épouvantail. Ensuite ce sont des majos qui courtisent des fringantes sur le Prado;--de belles filles au bas de soie bien tiré, avec de petites mules à talon pointu qui ne tiennent au pied que par l'ongle de l'orteil, avec des peignes d'écaille à galerie, découpés à jour et plus hauts que la couronne murale de Cybèle; des mantilles de dentelles noires disposées en capuchon et jetant leur ombre veloutée sur les plus beaux yeux noirs du monde; des basquines plombées pour mieux faire ressortir l'opulence des hanches, des mouches posées en assassines au coin de la bouche et près de la tempe; des accroche-cœurs à suspendre les amours de toutes les Espagnes, et de larges éventails épanouis en queue de paon; ce sont des hidalgos en escarpins, en frac prodigieux, avec le chapeau demi-lune sous le bras et des grappes de breloques sur le ventre, faisant des révérences à trois temps, se penchant au dos des chaises pour souffler, comme une fumée de cigare, quelque folle bouffée de madrigaux dans une belle touffe de cheveux noirs, ou promenant par le bout de son gant blanc quelque divinité plus ou moins suspectes;--puis des mères utiles, donnant à leurs filles trop obéissantes les conseils de la Macette de Régnier, les lavant et les graissant pour aller au sabbat.--Le type de la mère utile est merveilleusement bien rendu par Goya, qui a, comme tous les peintres espagnols, un vif et profond sentiment de l'ignoble; on ne saurait imaginer rien de plus grotesquement horrible, de plus vicieusement difforme; chacune de ces mégères réunit à elle seule la laideur des sept péchés capitaux; le diable est joli à côté de cela. Imaginez des fossés et des contrescarpes de rides; des yeux comme des charbons éteints dans du sang; des nez en flûte d'alambic, tout bubelés de verrues et de fleurettes; des mufles d'hippopotame hérissés de crins roides, des moustaches de tigre, des bouches en tirelire contractées par d'affreux ricanements; quelque chose qui tient de l'araignée et du cloporte, et qui vous fait éprouver le même dégoût que lorsqu'on met le pied sur le ventre mou d'un crapaud.--Voilà pour le côté réel; mais c'est lorsqu'il s'abandonne à sa verve démonographique que Goya est surtout admirable; personne ne sait aussi bien que lui faire rouler dans la chaude atmosphère d'une nuit d'orage de gros nuages noirs chargés de vampires, de stryges, de démons, et découper une cavalcade de sorcières sur une bande d'horizons sinistres.
Il y a surtout une planche tout à fait fantastique qui est bien le plus épouvantable cauchemar que nous ayons jamais rêvé;--elle est intitulée: Y aun no se van. C'est effroyable, et Dante lui-même n'arrive pas à cet effet de terreur suffocante; représentez-vous une plaine nue et morne au-dessus de laquelle se traîne péniblement un nuage difforme comme un crocodile éventré; puis une grande pierre, une dalle de tombeau qu'une figure souffreteuse et maigre s'efforce de soulever.--La pierre, trop lourde pour les bras décharnés qui la soutiennent et qu'on sent près de craquer, retombe malgré les efforts du spectre et d'autres petits fantômes qui roidissent simultanément leurs bras d'ombre; plusieurs sont déjà pris sous la pierre, un instant déplacée. L'expression de désespoir qui se peint sur toutes ces physionomies cadavéreuses, dans ces orbites sans yeux, qui voient que leur labeur a été inutile, est vraiment tragique; c'est le plus triste symbole de l'impuissance laborieuse, la plus sombre poésie et la plus amère dérision que l'un ait jamais faites à propos des morts. La planche Buen viage, où l'on voit un vol de démons, d'élèves du séminaire de Barahona qui fuient à tire-d'aile, et se hâtent vers quelque œuvre sans nom, se fait remarquer par la vivacité et l'énergie du mouvement. Il semble que l'on entende palpiter dans l'air épais de la nuit toutes ces membranes velues et onglées comme les ailes des chauves-souris.--Le recueil se termine par ces mots: Y es ora.--C'est l'heure, le coq chante, les fantômes s'éclipsent, car la lumière paraît.
--Quant à la portée esthétique et morale de cette œuvre, quelle est-elle? Nous l'ignorons. Goya semble avoir donné son avis là-dessus dans un de ses dessins où est représenté un homme, la tête appuyée sur ses bras et autour duquel voltigent des hiboux, des chouettes, des coquecigrues.--La légende de cette image est: El sueno de la razon produce monstruos. C'est vrai, mais c'est bien sévère.
Ces Caprices sont tout ce que la Bibliothèque royale de Paris possède de Goya. Il a cependant produit d'autres œuvres: la Tauromaquia, suite de 33 planches, les Scènes d'invasion qui forment 20 dessins, et devaient en avoir plus de 40; les eaux-fortes d'après Velasquez, etc., etc.
La Tauromaquia est une collection de scènes représentant divers épisodes du combat de taureaux, à partir des Mores jusqu'à nos jours.--Goya était un aficionado consommé, et il passait une grande partie de son temps avec les toreros. Aussi était-il l'homme le plus compétent du monde pour traiter à fond la matière. Quoique les attitudes, les poses, les défenses et les attaques, ou, pour parler le langage technique, les différentes suertes et cogidas soient d'une exactitude irréprochable, Goya a répandu sur ces scènes ses ombres mystérieuses et ses couleurs fantastiques.--Quelles têtes bizarrement féroces! quels ajustements sauvagement étranges! quelle fureur de mouvement! Ses Mores, compris un peu à la manière des Turcs de l'empire sous le rapport du costume, ont les physionomies les plus caractéristiques.--Un trait égratigné, une tache noire, une raie blanche, voilà un personnage qui vit, qui se meut, et dont la physionomie se grave pour toujours dans la mémoire. Les taureaux et les chevaux, bien que parfois d'une forme un peu fabuleuse, ont une vie et un jet qui manquent bien souvent aux bêtes des animaliers de profession: les exploits de Gazul, du Cid, de Charles-Quint, de Romero, de l'étudiant de Falces, de Pepe Illo, qui périt misérablement dans l'arène, sont retracés avec une fidélité tout espagnole.--Comme celles des Caprichos, les planches de la Tauromaquia sont exécutées à l'aqua-tinta et relevées d'eau-forte.
Les Scènes d'invasion offriraient un curieux rapprochement avec les Malheurs de la guerre, de Callot.--Ce ne sont que pendus, tas de morts qu'on dépouille, femmes qu'on viole, blessés qu'on emporte, prisonniers qu'on fusille, couvents qu'on dévalise, populations qui s'enfuient, familles réduites à la mendicité, patriotes qu'on étrangle, tout cela traité avec ces ajustements fantastiques et ces tournures exorbitantes qui feraient croire à une invasion de Tartares au quatorzième siècle. Mais quelle finesse, quelle science profonde de l'anatomie dans tous ces groupes qui semblent nés du hasard et du caprice de la pointe! Dites-moi si la Niobé antique surpasse en désolation et en noblesse cette mère agenouillée au milieu de sa famille devant les baïonnettes françaises?--Parmi ces dessins qui s'expliquent aisément, il y en a un tout à fait terrible et mystérieux, et dont le sens, vaguement entrevu, est plein de frissons et d'épouvantements. C'est un mort à moitié enfoui dans la terre, qui se soulève sur le coude, et, de sa main osseuse, écrit sans regarder, sur un papier posé à côté de lui, un mot qui vaut bien les plus noirs du Dante: Nada (néant). Autour de sa tête, qui a gardé juste assez de chair pour être plus horrible qu'un crâne dépouillé, tourbillonnent à peine visibles, dans l'épaisseur de la nuit, de monstrueux cauchemars illuminés çà et là de livides éclairs. Une main fatidique soutient une balance dont les plateaux se renversent. Connaissez-vous quelque chose de plus sinistre et de plus désolant?
Tout à fait sur la fin de sa vie, qui fut longue, car il est mort à Bordeaux à plus de quatre-vingts ans, Goya a fait quelques croquis lithographiques improvisés sur la pierre, et qui portent le titre de Dibersion de España;--ce sont des combats de taureaux. On reconnaît encore, dans ces feuilles charbonnées par la main d'un vieillard sourd depuis longtemps et presque aveugle, la vigueur et le mouvement des Caprichos et de la Tauromaquia. L'aspect de ces lithographies rappelle beaucoup, chose curieuse! la manière d'Eugène Delacroix dans les illustrations de Faust.
Dans la tombe de Goya est enterré l'ancien art espagnol, le monde à jamais disparu des toreros, des majos, des manolas, des moines, des contrebandiers, des voleurs, des alguazils et des sorcières, toute la couleur locale de la Péninsule.--Il est venu juste à temps pour recueillir et fixer tout cela. Il a cru ne faire que des caprices, il a fait le portrait et l'histoire de la vieille Espagne, tout en croyant servir les idées et les croyances nouvelles. Ses caricatures seront bientôt des monuments historiques.
IX.
L'ESCURIAL.--LES VOLEURS.
Pour aller à l'Escurial, nous louâmes une de ces fantastiques voitures chamarrées d'amours à la grisaille et autres ornements pompadour dont nous avons déjà eu l'occasion de parler; le tout attelé de quatre mules et enjolivé d'un zagal assez bien travesti. L'Escurial est situé à sept ou huit lieues de Madrid, non loin de Guadarrama, au pied d'une chaîne de montagnes; on ne peut rien imaginer de plus aride et de plus désolé que la campagne qu'il faut traverser pour s'y rendre: pas un arbre, pas une maison; de grandes pentes qui s'enveloppent les unes dans les autres, des ravins desséchés, que la présence de plusieurs ponts désigne comme des lits de torrents, et çà et là une échappée de montagnes bleues coiffées de neige ou de nuages. Ce paysage, tel qu'il est, ne manque cependant pas de grandeur: l'absence de toute végétation donne aux lignes de terrain une sévérité et une franchise extraordinaires; à mesure que l'on s'éloigne de Madrid, les pierres dont la campagne est constellée deviennent plus grosses et montrent l'ambition d'être des rochers; ces pierres, d'un gris bleuâtre, papelonant le sol écaillé, font l'effet de verrues sur le dos rugueux d'un crocodile centenaire; elles découpent mille déchiquetures bizarres sur la silhouette des collines, qui ressemblent à des décombres d'édifices gigantesques.
À moitié route, au bout d'une montée assez rude, l'on trouve une pauvre maison isolée, la seule que l'on rencontre dans un espace de huit lieues, en face d'une fontaine qui filtre goutte à goutte une eau pure et glaciale; l'on boit autant de verres d'eau qu'il s'en trouve dans la source, on laisse souffler les mules, puis l'on se remet en route; et vous ne tardez pas à apercevoir, détaché sur le fond vaporeux de la montagne, par un vif rayon du soleil, l'Escurial, ce leviathan d'architecture. L'effet, de loin, est très-beau: on dirait un immense palais oriental: la coupole de pierre et les boules qui terminent toutes les pointes, contribuent beaucoup à cette illusion. Avant d'y arriver, l'on traverse un grand bois d'oliviers orné de croix bizarrement juchées sur des quartiers de grosses roches de l'effet le plus pittoresque; le bois traversé, vous débouchez dans le village, et vous vous trouvez face à face avec le colosse, qui perd beaucoup à être vu de près, comme tous les colosses de ce monde. La première chose qui me frappa, ce fut l'immense quantité d'hirondelles et de martinets qui tournoyaient dans l'air par essaims innombrables, en poussant des cris aigus et stridents. Ces pauvres petits oiseaux semblaient effrayés du silence de mort qui régnait dans cette thébaïde, et s'efforçaient d'y jeter un peu de bruit et d'animation.
Tout le monde sait que l'Escurial fut bâti à la suite d'un vœu fait par Philippe II au siège de Saint-Quentin, où il fut obligé de canonner une église de Saint-Laurent; il promit au saint de le dédommager de l'église qu'il lui enlevait par une autre plus vaste et plus belle, et il a tenu sa parole mieux que ne la tiennent ordinairement les rois de la terre. L'Escurial, commencé par Juan Bautista, terminé par Herrera, est assurément, après les pyramides d'Égypte, le plus grand tas de granit qui existe sur la terre; on le nomme en Espagne la huitième merveille du monde; chaque pays a sa huitième merveille, ce qui fait au moins trente huitièmes merveilles du monde.
Je suis excessivement embarrassé pour dire mon avis sur l'Escurial. Tant de gens graves et bien situés, qui, j'aime à le croire, ne l'avaient jamais vu, en ont parlé comme d'un chef-d'œuvre et d'un suprême effort du génie humain, que j'aurais l'air, moi pauvre diable de feuilletoniste errant, de vouloir faire de l'originalité de parti pris et de prendre plaisir à contrecarrer l'opinion générale; mais pourtant, en mon âme et conscience, je ne puis m'empêcher de trouver l'Escurial le plus ennuyeux et le plus maussade monument que puissent rêver, pour la mortification de leurs semblables, un moine morose et un tyran soupçonneux. Je sais bien que l'Escurial avait une destination austère et religieuse, mais la gravité n'est pas la sécheresse, la mélancolie n'est pas le marasme, le recueillement n'est pas l'ennui, et la beauté des formes peut toujours se marier heureusement à l'élévation de l'idée.
L'Escurial est disposé en forme de gril, en l'honneur de saint Laurent. Quatre tours ou pavillons carrés représentent les pieds de l'instrument de supplice; des corps de logis relient entre eux ces pavillons, et forment l'encadrement; d'autres bâtiments transversaux simulent les barres du gril; le palais et l'église sont bâtis dans le manche. Cette invention bizarre, qui a dû gêner beaucoup l'architecte, ne se saisit pas aisément à l'œil, quoiqu'elle soit très-visible sur le plan, et, si l'on n'en était pas prévenu, on ne s'en apercevrait assurément pas. Je ne blâme pas cette puérilité symbolique dans le goût du temps, car je suis convaincu qu'une mesure donnée, loin de nuire à un artiste de génie, l'aide, le soutient et lui fait trouver des ressources à quoi il n'aurait pas songé; mais il me semble qu'on aurait pu en tirer un tout autre parti. Les gens qui aiment le bon goût et la sobriété en architecture, doivent trouver l'Escurial quelque chose de parfait, car la seule ligne employée est la ligne droite, le seul ordre, l'ordre dorique, le plus triste et le plus pauvre de tous.
Une chose qui vous frappe d'abord désagréablement, c'est la couleur jaune terre des murailles, que l'on pourrait croire bâties en pisé, si les joints des pierres, marqués par des lignes d'un blanc criard, ne vous démontraient le contraire. Rien n'est plus monotone à voir que ces corps de logis à six ou sept étages, sans moulures, sans pilastres, sans colonnes, avec leurs petites fenêtres écrasées qui ont l'air de trous de ruches. C'est l'idéal de la caserne et de l'hôpital; le seul mérite de tout cela est d'être en granit. Mérite perdu, puisque à cent pas de là on peut le prendre pour de la terre à poêle. Là-dessus est accroupie lourdement une coupole bossue, que je ne saurais mieux comparer qu'au dôme du Val-de-Grâce, et qui n'a d'autre ornement qu'une multitude de boules de granit. Tout autour, pour que rien ne manque à la symétrie, l'on a bâti des monuments dans le même style, c'est-à-dire avec beaucoup de petites fenêtres et pas le moindre ornement; ces corps de logis communiquent entre eux par des galeries en forme de pont, jetées sur les rues qui conduisent au village, qui n'est aujourd'hui qu'un monceau de ruines. Tous les alentours du monument sont dallés en granit, et les limites sont marquées par de petits murs de trois pieds de haut, enjolivés des inévitables boules à chaque angle et à chaque coupure. La façade, ne faisant aucune espèce de saillie sur le corps du monument, ne rompt en rien l'aridité de la ligne et s'aperçoit à peine, quoiqu'elle soit gigantesque.
L'on entre d'abord dans une vaste cour au fond de laquelle s'élève le portail d'une église, qui n'a rien de remarquable que des statues colossales de prophètes, avec des ornements dorés et des figures teintes en rose. Cette cour est dallée, humide et froide; l'herbe verdit les angles; rien qu'en y mettant le pied, l'ennui vous tombe sur les épaules comme une chape de plomb; votre cœur se resserre; il vous semble que tout est fini et que toute joie est morte pour vous. À vingt pas de la porte, vous sentez je ne sais quelle odeur glaciale et fade d'eau bénite et de caveau sépulcral que vous apporte un courant d'air chargé de pleurésies et de catarrhes. Quoiqu'il fasse au dehors trente degrés de chaleur, votre moelle se fige dans vos os; il vous semble que jamais la chaleur de la vie ne pourra réchauffer dans vos veines votre sang, devenu plus froid que du sang de vipère. Ces murs, impénétrables comme la tombe, ne peuvent laisser filtrer l'air des vivants à travers leurs épaisses parois. Eh bien! malgré ce froid claustral et moscovite, la première chose que je vis en entrant dans l'église fut une Espagnole à genoux sur le pavé, qui d'une main se donnait des coups de poing dans la poitrine, et de l'autre s'éventait avec une ferveur au moins égale; l'éventail était, je m'en souviens parfaitement, d'un vert d'eau ou de feuille d'iris qui me fait courir un frisson dans le dos lorsque j'y pense.
Le cicerone qui nous guida dans l'intérieur de l'édifice était aveugle, et c'était vraiment une chose merveilleuse de voir avec quelle précision il s'arrêtait devant les tableaux, dont il nous désignait le sujet et le peintre sans hésiter et sans se tromper jamais. Il nous fit monter sur le dôme, et nous promena dans une infinité de corridors ascendants et descendants qui égalent en complications le Confessionnal des Pénitents noirs ou Château des Pyrénées d'Anne Radcliffe. Ce bonhomme s'appelle Cornelio; il est de la plus belle humeur du monde, et paraît tout joyeux de son infirmité.
L'intérieur de l'église est triste et nu. D'énormes pilastres gris de souris, d'un granit à gros grains micacés comme du sel de cuisine, montent jusqu'aux voûtes peintes à fresque, dont les ton azurés et vaporeux se lient mal avec la couleur froide et pauvre de l'architecture; le retablo, doré et sculpté à l'espagnole avec de fort belles peintures, corrige un peu cette aridité de décoration, où tout est sacrifié à je ne sais quelle symétrie insipide; les statues de bronze doré qui sont agenouillées des deux côtés du retablo, et qui représente, je crois, don Carlos et des princesses de la famille royale, sont d'un grand style et d'un bel effet; le chapitre, qui fait face au grand autel, est à lui seul une église immense; les stalles qui l'entourent, au lieu d'être épanouies et fleuries en fantasques arabesques comme celles de Burgos, participent de la rigidité générale, et n'ont pour toute décoration que de simples moulures. On nous fit voir la place où, pendant quatorze ans, vint s'asseoir le sombre Philippe II, ce roi né pour être grand inquisiteur; c'est la stalle qui occupe l'angle; une porte pratiquée dans l'épaisseur de la boiserie la fait communiquer avec l'intérieur du palais. Sans me piquer d'une dévotion bien fervente, je ne suis jamais entré dans une cathédrale gothique sans éprouver un sentiment mystérieux et profond, une émotion extraordinaire, et sans la crainte vague de rencontrer au détour d'un faisceau de piliers le Père éternel lui-même avec sa longue barbe d'argent, son manteau de pourpre et sa robe d'azur, recueillant dans le pan de sa tunique les prières des fidèles. Dans l'église de l'Escurial on est tellement abattu, écrasé, on se sent si bien sous la domination d'un pouvoir inflexible et morne, que l'inutilité de la prière vous est démontrée. Le dieu d'un temple ainsi fait ne se laissera jamais fléchir.
Après avoir visité l'église, nous descendîmes dans le Panthéon. On appelle ainsi le caveau où sont déposés les corps des rois; c'est une pièce octogone de 36 pieds de diamètre sur 38 de haut, située précisément sous le maître-autel, de manière que le prêtre, en disant la messe, a les pieds sur la pierre qui forme la clef de voûte; on y descend par un escalier de granit et de marbre de couleur, fermé par une belle grille de bronze. Le Panthéon est revêtu entièrement de jaspe, de porphyre et autres marbres non moins précieux. Dans les murailles sont pratiquées des niches avec des cippes de forme antique destinées à contenir le corps des rois et des reines qui ont laissé succession. Il fait dans ce caveau un froid pénétrant et mortel, les marbres polis miroitent et se glacent de reflets aux rayons tremblotants de la torche; on dirait qu'ils ruissellent d'eau, et l'on pourrait se croire dans une grotte sous-marine. Le monstrueux édifice pèse sur vous de tout son poids; il vous entoure, il vous enlace et vous étouffe; vous vous sentez pris comme dans les tentacules d'un gigantesque polype de granit. Les morts que renferment les urnes sépulcrales paraissent plus morts que tous les autres, et l'on a peine à croire qu'ils puissent jamais venir à bout de ressusciter. Là, comme dans l'église, l'impression est sinistre, désespérée; il n'y a pas toutes ces voûtes mornes un seul trou par où l'on puisse voir le ciel.
Dans la sacristie, il reste encore quelques bons tableaux (les meilleurs ont été transférés au musée royal de Madrid), entre autres, deux ou trois tableaux sur bois de l'école allemande d'une rare perfection; le plafond du grand escalier est peint à fresque par Luca Jordano, et représente d'une manière allégorique le vœu de Philippe II et la fondation du couvent. Ce que ce Luca Jordano a peint d'arpents de murailles en Espagne est vraiment prodigieux, et nous avons peine à concevoir la possibilité de pareils travaux, nous autres modernes, déjà essoufflés au milieu de la tâche la plus courte. Pelegrini, Luca, Gangiaso, Carducho, Romulo, Cincinnato et plusieurs autres ont peint à l'Escurial des cloîtres, des voûtes et des plafonds. Celui de la bibliothèque, qui est de Carducho et de Pellegrini, est d'un bon ton de fresque clair et lumineux; la composition en est riche, et les arabesques qui s'y entrelacent sont du meilleur goût. La bibliothèque de l'Escurial présente cette particularité que les livres sont rangés sur le rayon le dos contre le mur et la tranche du côté du spectateur; j'ignore la raison de cette bizarrerie. Elle est riche surtout en manuscrits arabes et doit renfermer des trésors inestimables et complètement inconnus. Aujourd'hui que la conquête d'Afrique a fait de l'arabe une langue à la mode et courante, il faut espérer que cette riche mine sera fouillée dans tous les sens par nos jeunes orientalistes; les autres livres m'ont paru être en général des livres de théologie et de philosophie scolastique. On nous fit voir quelques manuscrits sur vélin avec marges historiées et miniaturisées; mais, comme c'était le dimanche et que le bibliothécaire était absent, nous ne pûmes en obtenir davantage, et il fallut nous en aller sans avoir vu une seule édition incunable, désagrément beaucoup plus sensible pour mon compagnon que pour moi, qui malheureusement n'ai pas la passion de la bibliographie ni aucune autre.
Dans un des corridors est placé un christ de marbre blanc de grandeur naturelle, attribué à Benvenuto Cellini, et quelques peintures fantastiques très singulières, dans le goût des tentations de Callot et de Teniers, mais beaucoup plus anciennes. Du reste, on ne peut rien imaginer de plus monotone que ces interminables corridors de granit gris, étroits et bas, qui circulent dans l'édifice, comme des veines dans le corps humains; il faut vraiment être aveugle pour s'y retrouver; on monte, on descend, on fait mille détours, et il ne faudrait pas s'y promener plus de trois ou quatre heures pour user entièrement la semelle de ses souliers, car ce granit est âpre comme une lime et revêche comme du papier de verre. Lorsque l'on est sur le dôme, on voit que les boules, qui d'en bas paraissent grosses comme des grelots, sont d'une dimension énorme, et pourraient faire de monstrueuses mappemondes. Un immense horizon se déroule à vos pieds, et vous embrassez d'un seul coup d'œil la campagne montueuse qui vous sépare de Madrid; de l'autre côté, se dressent les montagnes de Guadarrama: vous voyez ainsi toute la disposition du monument; vous plongez dans les cours et dans les cloîtres, avec leurs rangs d'arcades superposées, leur fontaine on leur pavillon central; les toits se présentent en dos d'âne, comme dans un plan à vol d'oiseau.
À l'époque de notre ascension au dôme, il y avait sur le bout d'une cheminée, dans un grand nid de paille semblable à un turban renversé, une cigogne avec ses trois petits. Cette intéressante famille faisait le profil le plus bizarre du monde; la mère était debout sur une patte au milieu du nid, le cou enfoncé dans les épaules, le bec majestueusement posé sur le jabot, comme un philosophe en méditation; les petits tendaient leur long bec et leur long cou pour demander leur pâture. J'espérais être témoin d'une de ces scènes sentimentales de l'histoire naturelle, où l'on voit le grand pélican blanc qui se saigne le flanc pour donner à téter à ses petits enfants; mais la cigogne semblait s'émouvoir fort peu de ces démonstrations faméliques et ne bougeait non plus que la cigogne gravée sur bois qui orne le frontispice des livres mis en lumière par Cramoisi. Ce groupe mélancolique ajoutait encore à la solitude profonde du lieu et donnait une teinte égyptienne à cet entassement pharaonien. En redescendant nous vîmes le jardin, où il y a plus d'architectures que de végétation; ce sont de grandes terrasses et des parterres de buis taillé qui représentent des dessins pareils à des ramages de vieux damas, avec quelques fontaines et quelques pièces d'eau verdâtre; un jardin ennuyeux et solennel, empesé comme une Golilla et tout à fait digne du bâtiment morose qu'il accompagne.
Il y a, dit-on, mille cent dix fenêtres seulement à l'extérieur, ce qui cause un grand étonnement aux bourgeois; je ne les ai pas comptées, aimant mieux le croire que de me livrer à un pareil travail; mais il n'y a là rien d'improbable, car je n'ai jamais vu tant de fenêtres ensemble; le nombre des portes est également fabuleux.
Je sortis de ce désert de granit, de cette monacale nécropole avec un sentiment de satisfaction et d'allégement extraordinaire; il me semblait que je renaissais à la vie et que je pourrais encore être jeune et me réjouir dans la création du bon Dieu, ce dont j'avais perdu tout espoir sous ces voûtes funèbres. L'air tiède et lumineux m'enveloppait comme une moelleuse étoffe de laine fine et réchauffait mon corps glacé par cette atmosphère cadavéreuse; j'étais délivré de ce cauchemar architectural, que je croyais ne devoir jamais finir. Je conseille aux gens qui ont la fatuité de prétendre qu'ils s'ennuient d'aller passer trois ou quatre jours à l'Escurial; ils apprendront là ce que c'est que le véritable ennui, et ils s'amuseront tout le reste de leur vie en pensant qu'ils pourraient être à l'Escurial et qu'ils n'y sont pas.
Quand nous revînmes à Madrid, ce fut parmi les gens un étonnement heureux de nous voir encore vivants. Peu de personnes reviennent de l'Escurial; on y meurt de consomption en deux ou trois jours, ou l'on s'y brûle la cervelle, pour peu qu'on soit Anglais. Heureusement nous sommes de tempérament robuste, et, comme Napoléon disait du boulet qui devait l'emporter, le monument qui doit nous tuer n'est pas encore bâti. Une chose qui ne causa pas une moindre surprise, ce fut de voir que nous rapportions nos montres; car, en Espagne, il y a toujours sur les routes des gens très-curieux de savoir l'heure, et, comme il n'y a là ni horloge ni cadran solaire, ils sont bien forcés de consulter les montres des voyageurs.--À propos de voleurs, plaçons ici une histoire dont nous avons bien failli être les héros. La diligence de Madrid à Séville, dans laquelle nous devions partir, et où il n'y avait plus de place, fut arrêtée dans la Manche par une bande de factieux ou de voleurs, ce qui est la même chose; les voleurs se divisaient le butin et se disposaient à emmener les prisonniers dans la montagne pour se faire payer une rançon par les familles (ne dirait-on pas que cela se passe en Afrique?), lorsqu'il survint une autre bande plus nombreuse, qui rossa la première, lui vola ses prisonniers et les emmena définitivement dans la montagne.
Chemin faisant, l'un des voyageurs tire d'une poche qu'on avait oublié de fouiller sa boîte de cigares, en prend un, bat le briquet et l'allume. «Voulez-vous un cigare? dit-il au bandit avec toute la politesse castillane, ils sont de la Havane.--Con mucho gusto,» répond le bandit flatté de cette attention; et voilà le voyageur et le brigand, cigare contre cigare, aspirant et poussant des bouffées pour s'allumer plus vite. La conversation s'engagea, et, de fil en aiguille, le voleur en vint, comme tous les négociants, à se plaindre de son commerce: les temps étaient durs, les affaires n'allaient pas, beaucoup d'honnêtes gens s'en mêlaient et gâtaient le métier; on faisait queue pour détrousser ces pauvres diligences, et souvent trois ou quatre bandes étaient obligées de se disputer les dépouilles de la même galère et du même convoi de mules; ensuite les voyageurs, certains d'être pillés, n'emportaient que le strict nécessaire et mettaient leurs plus mauvais habits. «Tenez, dit-il avec un geste de mélancolie et de découragement, en montrant son manteau tout usé et tout rapiécé, qui aurait mérite d'envelopper la Probité même, n'est-il pas honteux d'être forcé de voler de pareilles guenilles? Ma veste n'est-elle pas des plus vertueuses? le plus honnête homme de la terre serait-il plus mal habillé? Nous emmenons bien les voyageurs en otage, mais les parents d'aujourd'hui ont le cœur si dur qu'ils ne peuvent se résoudre à délier les cordons de la bourse; nous en sommes pour nos frais de nourriture, et au bout d'un ou deux mois il nous en coûte encore une charge de poudre et de plomb pour casser la tête à nos prisonniers, ce qui est toujours désagréable quand on s'est habitué aux personnes. Pour cela, il faut dormir par terre, manger des glands qui ne sont pas toujours doux, boire de la neige fondue, faire des trajets immenses dans des chemins abominables, et risquer sa peau à chaque instant.» Ainsi parlait ce brave bandit, plus dégoûté de son métier qu'un journaliste parisien quand arrive son tour de feuilleton. «Eh! pourquoi, dit le voyageur, si votre métier vous déplaît et vous rapporte si peu, n'en faites-vous pas un autre?--J'y ai bien songé, et mes camarades pensent comme moi; mais comment voulez-vous faire? nous sommes traqués, poursuivis; on nous fusillerait comme des chiens si nous approchions de quelque village; il faut bien continuer le même train de vie.» Le voyageur, qui était un homme d'une certaine influence, resta un moment pensif. «De sorte que vous quitteriez volontiers votre état si l'on vous recevait à indullo (si l'on vous amnistiait).--Certainement, répondit toute la bande; croyez-vous que cela soit si amusant d'être voleur? il faut travailler comme des nègres et avoir un mal de chien. Nous aimons tout autant être honnêtes.--Eh bien! reprit le voyageur, je me charge d'obtenir votre grâce, à la condition que vous nous rendrez la liberté.--Ainsi soit fait: allez à Madrid; voilà un cheval et de l'argent pour faire la route et un sauf-conduit pour que les camarades vous laissent passer. Revenez vite; nous vous attendons à tel endroit avec vos compagnons, que nous traiterons de notre mieux.» L'homme va à Madrid, obtient que les bandits seront reçus à indullo, et retourne pour aller chercher ses camarades d'infortune; il les trouve tranquillement assis avec les brigands, mangeant un jambon de la Manche cuit au sucre, et donnant de fréquentes accolades à une outre de Val-de-Penas que l'on avait volée exprès pour eux: attention délicate! Ils chantaient et se divertissaient fort, et avaient plus envie de se faire voleurs comme les autres que de retourner à Madrid; mais le chef de la bande leur fit une morale sévère qui les rappela à eux-mêmes, et toute la troupe se mit en marche bras dessus bras dessous pour la ville, où voyageurs et voleurs furent reçus avec enthousiasme, car des brigands pris par la diligence sont quelque chose de vraiment rare et curieux.
X.
TOLÈDE.--L'ALCAZAR.--LA CATHÉDRALE.--LE RITE GRÉGORIEN ET LE RITE MOZARABE.--NOTRE-DAME DE TOLÈDE.--SAN JUAN DE LOS REYES.--LA SYNAGOGUE.--GALIANA, KARL ET BRADAMANT.--LE NAIN DE FLORINDE.--LA GROTTE D'HERCULE.--L'HÔPITAL DU CARDINAL.--LES LAMES DE TOLÈDE.
Nous avions épuisé les curiosités de Madrid, nous avions vu le palais, l'Armeria, le Buen-Retiro, le musée et l'académie de peinture, le théâtre del Principe, la plaza de Toros; nous nous étions promenés sur le Prado depuis la fontaine de Cybèle jusqu'à la fontaine de Neptune, et l'ennui commençait légèrement à nous envahir. Aussi, malgré une température de trente degrés et toutes sortes d'histoires horripilantes sur les factieux et les rateros, nous nous mîmes bravement en route pour Tolède, la ville des belles épées et des dagues romantiques.
Tolède est une des plus anciennes villes non-seulement de l'Espagne, mais de l'univers entier, s'il faut en croire les chroniqueurs. Les plus modérés placent l'époque de sa fondation avant le déluge (pourquoi pas sous les rois préadamites, quelques années avant la création du monde?). Les uns attribuent l'honneur d'avoir posé sa première pierre à Tubal, les autres aux Grecs; ceux-ci à Telmon et Brutus, consuls romains; ceux-là aux Juifs, qui entrèrent en Espagne avec Nabuchodonosor, s'appuyant sur l'étymologie de Tolède, qui vient de Toledoth, mot hébreu signifiant générations, parce que les douze tribus avaient contribué à la bâtir et à la peupler.
Quoi qu'il en soit, Tolède est très-certainement une admirable vieille ville, située à une douzaine de lieues de Madrid, des lieues d'Espagne bien entendu, qui sont plus longues qu'un feuilleton de douze colonnes ou qu'un jour sans argent, les deux plus longues choses que nous connaissions. On y va soit en calessine, soit dans une petite diligence qui part deux fois par semaine; on préfère ce dernier moyen comme plus sûr, car au delà des monts, comme autrefois en France, on fait son testament pour le moindre voyage. Cette terreur des brigands doit être exagérée, car, dans un très-long pèlerinage à travers les provinces réputées les plus dangereuses, nous n'avons jamais rien vu qui pût justifier cette panique. Néanmoins cette crainte ajoute beaucoup au plaisir, elle vous tient en éveil et vous préserve de l'ennui: vous faites une action héroïque, vous déployez une valeur surhumaine; l'air inquiet et effrayé de ceux qui restent vous rehausse à vos propres yeux. Une course en diligence, la chose la plus vulgaire qui soit au monde, devient une aventure, une expédition; vous partez, il est vrai, mais vous n'êtes pas sûr d'arriver ou de revenir. C'est quelque chose dans une civilisation si avancée que celle des temps modernes, en cette prosaïque et malencontreuse année 1840.
On sort de Madrid par la porte et le pont de Tolède, tout orné de pots à feu, de volutes, de statues, de chicorées d'un goût médiocre, et cependant d'un assez majestueux effet; on laisse à droite le village de Caramanchel, où Ruy Blas allait chercher, pour Marie de Neubourg, la petite fleur bleue d'Allemagne (Ruy Blas ne trouverait pas aujourd'hui le moindre vergiss-mein-nicht dans ce hameau de liège, bâti sur un sol de pierre ponce), et l'on s'engage, par un chemin détestable, dans une interminable plaine poussiéreuse, toute couverte de blés et de seigles, dont le jaune pâle ajoute encore à la monotonie du paysage. Quelques croix de mauvais augure qui étirent çà et là leurs bras décharnés, quelques pointes de clochers qui révèlent au loin un bourg inaperçu, quelque lit de ravin desséché, traversé par une arcade de pierre, sont les seuls accidents qui se présentent. De temps à autre, l'on rencontre un paysan sur son mulet, la carabine au côté; un muchacho chassant devant lui deux ou trois ânes chargés de jarres ou de paille hachée retenue par des cordelettes; une pauvre femme hâve et brûlée par le soleil, traînant un marmot à l'air farouche, et puis c'est tout.
À mesure que nous avancions, le paysage devenait plus aride et plus désert, et ce ne fut pas sans un sentiment de satisfaction intérieure que nous aperçûmes, sur un pont de pierre sèche, les cinq chasseurs verts à cheval qui devaient nous servir d'escorte, car il faut une escorte pour aller de Madrid à Tolède. Ne dirait-on pas que l'on est en pleine Algérie, et que Madrid est entouré d'une Mitidja peuplée de Bédouins?
On s'arrête pour déjeuner à Illescas, ville ou bourg, nous ne savons trop lequel, où l'on voit quelques traces d'anciennes constructions moresques, et dont les maisons ont des fenêtres grillées de serrurerie compliquée et surmontées de croix.
Ce déjeuner se compose d'une soupe à l'ail et aux œufs, de l'inévitable tortilla aux tomates, d'amandes grillées et d'oranges, le tout arrosé d'un vin de Val-de-Penas assez bon, quoique épais à couper au couteau, empoisonnant la poix et couleur de sirop de mûres. La cuisine n'est pas le côté brillant de l'Espagne, et les hôtelleries n'ont pas été sensiblement améliorées depuis don Quichotte; les peintures d'omelettes emplumées, de merluches coriaces, d'huile rance et de pois chiches pouvant servir de balles pour les fusils, sont encore de la plus exacte vérité; mais, par exemple, je ne sais pas où l'on trouverait aujourd'hui les belles poulardes et les oies monstrueuses des noces de Gamache.
À partir d'Illescas, le terrain devient plus accidenté, et il résulte de là une route encore plus abominable; ce ne sont que fondrières et casse-cou. Cela n'empêche pas que l'on n'aille grand train; les postillons espagnols sont comme les cochers morlaques, ils se soucient assez peu de ce qui se passe derrière eux, et pourvu qu'ils arrivent, ne fût-ce qu'avec le timon et les petites roues de devant, ils sont satisfaits. Cependant nous parvînmes à notre destination sans encombre, au milieu du nuage de poudre soulevé par nos mules et les chevaux des chasseurs, et nous fîmes notre entrée dans Tolède, haletants de curiosité et de soif, par une magnifique porte arabe, à l'arc élégamment évasé, aux piliers de granit surmontés de boules, et chamarrés de versets de l'Alcoran. Cette porte s'appelle la puerta del Sol; elle est rousse, cuite et confite de ton, comme une orange de Portugal, et se profile admirablement sur la limpidité d'un ciel de lapis-lazuli. Dans nos climats brumeux, l'on ne peut réellement pas se faire une idée de cette violence de couleur et de cette âpreté de contour, et les peintures qu'on en rapportera sembleront toujours exagérées.
Après avoir passé la puerta del Sol, l'on se trouve sur une espèce de terrasse d'où l'on jouit d'une vue fort étendue; l'on découvre la Vega pommelée et zébrée d'arbres et de cultures qui doivent leur fraîcheur au système d'irrigation introduit par les Mores. Le Tage, traversé par le pont Saint-Martin et le pont d'Alcantara, roule avec rapidité ses flots jaunâtres, et entoure presque entièrement la ville dans un de ses replis. Au bas de la terrasse papillotent aux yeux les toits bruns et luisants des maisons, et les clochers des couvents et des églises, à carreaux de faïence verte et blanche disposés en damiers; au delà, l'on aperçoit les collines rouges et les escarpements décharnés qui forment l'horizon de Tolède. Cette vue a cela de particulier, qu'elle est entièrement privée d'air ambiant et de ce brouillard qui, chez nous, baigne toujours les larges perspectives; la transparence de l'atmosphère laisse toute leur netteté aux lignes, et permet de discerner le moindre détail à des distances considérables.
Nos malles visitées, nous n'eûmes rien de plus pressé que de chercher une fonda ou un parador quelconque, car les œufs d'Illescas étaient déjà bien loin. On nous conduisit, par des ruelles si resserrées, que deux ânes chargés n'y eussent point passé de front, à la fonda del Caballero, un des plus confortables endroits de la ville. Là, réunissant le peu d'espagnol que nous savions, et nous aidant d'une pantomime pathétique, nous parvînmes à faire comprendre à l'hôtesse, douce et charmante femme, de l'air le plus intéressant et le plus distingué, que nous mourions de faim, chose qui paraît toujours étonner beaucoup les naturels du pays, qui vivent d'air et de soleil, à la mode économique des caméléons.
Toute la marmitonnerie se mit en l'air, l'on approcha du feu les innombrables petits pots où se distillent et se subliment les ragoûts épicés de la cuisine espagnole, et l'on nous promit un dîner au bout d'une heure. Nous profitâmes de cette heure pour examiner la fonda plus en détail.
C'était un beau bâtiment, quelque ancien hôtel sans doute, avec une cour intérieure dallée de marbres de couleur formant mosaïque, ornée de puits de marbre blanc et d'auges revêtues de carreaux de faïence pour laver les verres et les jattes.
Cette cour se nomme patio; elle est habituellement entourée de colonnes et d'arcades, avec un jet d'eau dans le milieu. Un tendido de toile, qu'on replie le soir afin de laisser pénétrer la fraîcheur nocturne, sert de plafond à cette espèce de salon retourné. Tout autour circule, à la hauteur du premier étage, un balcon de fer élégamment travaillé, sur lequel s'ouvrent les fenêtres et les portes des appartements, où l'on n'entre que pour s'habiller, dîner ou faire la sieste. Le reste du temps, l'on se tient dans cette cour-salon, où l'on descend les tableaux, les chaises, les canapés, le piano, et que l'on enjolive de pots de fleurs et de caisses d'orangers.
Notre inspection était à peine achevée, que la Celestina (fille d'auberge fantasque et bizarre) vint nous dire, tout en fredonnant sa chanson, que nous étions servis. Le dîner était assez passable: côtelettes, œufs aux tomates, poulets frits à l'huile, truites du Tage, avec une bouteille de Peralta, vin chaud et liquoreux, parfumé d'un certain petit goût muscat qui n'est pas désagréable.
Notre repas achevé, nous nous répandîmes à travers la ville, précédés d'un guide, barbier de son état, et promeneur de touristes à ses moments perdus.
Les rues de Tolède sont extrêmement étroites; l'on pourrait se donner la main d'une fenêtre à l'autre, et rien ne serait plus facile que d'enjamber les balcons, si de fort belles grilles et de charmants barreaux de cette riche serrurerie dont on est si prodigue par delà les monts, n'y mettaient bon ordre et n'empêchaient les familiarités aériennes. Ce peu de largeur ferait jeter les hauts cris à tous les partisans de la civilisation, qui ne rêvent que places immenses, vastes squares, rues démesurées et autres embellissements plus ou moins progressifs; pourtant rien n'est plus raisonnable que des rues étroites sous un climat torride, et les architectes qui font de si larges trouées dans le massif d'Alger, s'en apercevront bientôt. Au fond de ces minces coupures faites à propos aux pâtés et aux îles de maisons, l'on jouit d'une ombre et d'une fraîcheur délicieuses, l'on circule à couvert dans les ramifications et les porosités de ce polypier humain que l'on appelle une ville; les cuillerées de plomb fondu que Phébus-Apollon verse du haut du ciel aux heures de midi ne vous atteignent jamais; les saillies des toits vous servent de parasol.
Si, par malheur, vous êtes obligés de passer par quelque plazuela ou calle ancha exposée aux rayons caniculaires, vous appréciez bien vite la sagesse des aïeux, qui ne sacrifiaient pas tout à je ne sais quelle régularité stupide; les dalles sont comme ces plaques de tôle rouge sur lesquelles les bateleurs font danser la cracovienne aux oies et aux dindons; les malheureux chiens, qui n'ont ni souliers ni alpargatas, les traversent au galop et en poussant des hurlements plaintifs. Si vous soulevez le marteau d'une porte, vous vous brûlez les doigts; vous sentez votre cervelle bouillir dans votre crâne comme une marmite sur le feu; votre nez se cardinalise, vos mains se gantent de hâle, vous vous évaporez en sueur. Voilà à quoi servent les grandes places et les rues larges. Tous ceux qui auront passé entre midi et deux heures dans la rue d'Alcala à Madrid seront de mon avis. En outre, pour avoir des rues spacieuses, l'on rétrécit les maisons, et le contraire me paraît plus raisonnable. Il est bien entendu que cette observation ne s'applique qu'aux pays chauds, où il ne pleut jamais, où la boue est chimérique et où les voitures sont extrêmement rares. Des rues étroites dans nos climats pluvieux seraient d'abominables sentines. En Espagne, les femmes sortent à pied, en souliers de satin noir, et font ainsi de longues courses; en quoi je les admire, et surtout à Tolède, où le pavé est composé de petits cailloux polis, luisants, aigus, qui semblent avoir été placés avec soin du côté le plus tranchant; mais leurs petits pieds cambrés et nerveux sont durs comme des sabots de gazelle, et elles courent le plus gaiement du monde sur ce pavé taillé en pointe de diamant, qui fait crier d'angoisse le voyageur accoutumé aux mollesses de l'asphalte Seyssel et aux élasticités du bitume Polonceau.
Les maisons de Tolède présentent un aspect imposant et sévère; elles ont peu de fenêtres sur la façade, et ces fenêtres sont habituellement grillées. Les portes, ornées de piliers de granit bleuâtre, surmontées de boules, décoration qui se reproduit fréquemment, ont un air de solidité et d'épaisseur auquel ajoutent encore des constellations de clous énormes. Cela tient à la fois du couvent, de la prison, de la forteresse, et aussi un peu du harem, car les Mores ont passé par là. Quelques-unes de ces maisons, par un contraste assez bizarre, sont enluminées et peintes extérieurement, soit à fresque, soit en détrempe, de faux bas-reliefs, de grisailles, de fleurs, de rocailles et de guirlandes, avec des cassolettes, des médaillons, des amours et tout le fatras mythologique du dernier siècle. Ces maisons trumeau et pompadour produisent l'effet le plus étrange et le plus bouffon parmi leurs sœurs renfrognées d'origine féodale ou moresque.
L'on nous conduisit à travers un inextricable réseau de petites ruelles, où mon compagnon et moi nous marchions l'un derrière l'autre, comme les oies de la ballade, faute d'espace pour nous donner le bras, à l'Alcazar, situé en manière d'acropole sur le haut point de la ville, et nous y entrâmes après quelques pourparlers, car le premier mouvement des gens à qui l'on s'adresse est toujours de refuser, quelle que soit la demande. «Revenez ce soir ou demain, le gardien fait la sieste, les clefs sont égarées, il faut une permission du gouverneur:» telles sont les réponses que l'on obtient d'abord; mais, en exhibant la sacro-sainte piécette, ou le rayonnant duro en cas d'extrêmes difficultés, on finit toujours bien par forcer la consigne.
Cet Alcazar, bâti sur les ruines de l'ancien palais more, est aujourd'hui tout en ruine lui-même; on dirait un des merveilleux rêves d'architecture que Piranèse poursuivait dans ses magnifiques eaux-fortes; il est de Covarrubias, artiste peu connu, bien supérieur à ce lourd et pesant Herrera, dont la renommée est de beaucoup surfaite.
La façade, ornée et fleurie des plus pures arabesques de la renaissance, est un chef-d'œuvre d'élégance et de noblesse. L'ardent soleil d'Espagne, qui rougit le marbre et donne à la pierre des tons de safran, l'a revêtue d'une robe de couleurs riches et vigoureuses, bien différentes de la lèpre noire dont les siècles encroûtent nos vieux édifices. Selon l'expression d'un grand poëte, le Temps a passé son pouce intelligent sur les arêtes du marbre, sur les contours trop rigides, et donné à cette sculpture déjà si souple et si moelleuse le suprême poli et le dernier achèvement. Je me souviens surtout d'un grand escalier d'une élégance féerique, avec des colonnes, des rampes et des marches de marbre déjà à moitié rompues, conduisant à une porte qui donne sur un abîme, car cette partie de l'édifice est écroulée. Cet admirable escalier, qu'un roi pourrait habiter, et qui n'aboutit à rien, a quelque chose de prestigieux et de singulier.
L'Alcazar est bâti sur une grande esplanade entourée de remparts crénelés à la mode orientale, du haut desquels on découvre une vue immense, un panorama vraiment magique: ici la cathédrale enfonce au cœur du ciel sa flèche démesurée; plus loin brille, dans un rayon du soleil, l'église de San Juan de los Reyes; le pont d'Alcantara, avec sa porte en forme de tour, enjambe le Tage de ses arches hardies; l'Artificio de Juanello encombre le fleuve de ses superpositions d'arcades de briques rouges qu'on prendrait pour des débris de constructions romaines, et les tours massives du Castillo de Cervantes (ce Cervantes n'a rien de commun avec l'auteur de don Quichotte), perchées sur les roches rugueuses et difformes qui bordent le fleuve, ajoutent une dentelure de plus à l'horizon déjà si profondément découpé par les crêtes vertébrées des montagnes.
Un admirable coucher de soleil complétait le tableau: le ciel, par des dégradations insensibles, passait du rouge le plus vif à l'orange, puis au citron pâle, pour arriver à un bleu bizarre, couleur de turquoise verdie, qui se fondait lui-même à l'occident dans les teintes lilas de la nuit, dont l'ombre refroidissait déjà tout ce côté.
Accoudé à l'embrasure d'un créneau et regardant à vol d'hirondelle cette ville où je ne connaissais personne, où mon nom était parfaitement inconnu, j'étais tombé dans une méditation profonde. Devant tous ces objets, toutes ces formes, que je voyais et que je ne devais probablement plus revoir, il me prenait des doutes sur ma propre identité, je me sentais si absent de moi-même, transporté si loin de ma sphère, que tout cela me paraissait une hallucination, un rêve étrange dont j'allais me réveiller en sursaut au son aigre et chevrotant de quelque musique de vaudeville sur le rebord d'une loge de théâtre. Par un de ces sauts d'idée si fréquents dans la rêverie, je pensai à ce que pouvaient faire mes amis à cette heure; je me demandai s'ils s'apercevaient de mon absence, et si, par hasard, en ce moment même où j'étais penché sur ce créneau dans l'Alcazar de Tolède, mon nom voltigeait à Paris sur quelque bouche aimée et fidèle. Apparemment la réponse intérieure ne fut pas affirmative; car, malgré la magnificence du spectacle, je me sentis l'âme envahie par une tristesse incommensurable, et pourtant j'accomplissais le rêve de toute ma vie, je touchais du doigt un de mes désirs les plus ardemment caressés: j'avais assez parlé, en mes belles et verdoyantes années de romantisme, de ma bonne lame de Tolède pour être curieux de voir l'endroit où l'on en fabriquait.
Il ne fallut rien moins, pour me tirer de ma méditation philosophique, que la proposition que me fit mon camarade de nous aller baigner dans le Tage. Se baigner est une particularité assez rare dans un pays où, l'été, l'on arrose le lit des rivières avec l'eau des puits, pour ne point en négliger l'occasion. Sur l'affirmation du guide que le Tage était un fleuve sérieux et pourvu d'assez d'humidité pour y tirer sa coupe, nous descendîmes en toute hâte de l'Alcazar, afin de profiter d'un reste de jour, et nous nous dirigeâmes du côté du fleuve. Après avoir traversé la place de la Constitucion, bordée de maisons dont les fenêtres, garnies de grands stores de sparterie roulés ou relevés à demi par les saillies des balcons, ont un faux air vénitien et moyen âge des plus pittoresques, nous passâmes sous une belle porte arabe au cintre de briques, et nous arrivâmes par un chemin en zigzag très-roide et très-abrupt, serpentant le long des rochers et des murailles, qui servent de ceinture à Tolède, au pont d'Alcantara, près duquel se trouvait une place favorable pour le bain.
Pendant le trajet, la nuit qui succède si rapidement au jour dans les climats du Midi, était tombée tout à fait, ce qui ne nous empêcha pas d'entrer à tâtons dans cet estimable fleuve, rendu célèbre par la romance langoureuse de la reine Hortense et par le sable d'or qu'il roule dans ses eaux cristallines, disent les poëtes, les domestiques de place et les guides du voyageur.
Le bain achevé, nous remontâmes en toute hâte pour arriver avant la fermeture des portes. Nous savourâmes un verre d'orchata de Chufas et de lait glacé d'un goût et d'un parfum exquis, et nous nous fîmes reconduire à notre fonda.
Notre chambre, comme toutes les chambres espagnoles, était crépie à la chaux et revêtue de ces tableaux encroûtés et jaunis, de ces barbouillages mystiques peints comme des enseignes à bière, qu'on rencontre si fréquemment dans la Péninsule, le pays du monde où il y a le plus de mauvais tableaux; cela soit dit sans faire tort aux bons.
Nous nous dépêchâmes de dormir le plus vite et le plus fort possible, pour nous réveiller le matin de bonne heure et aller visiter la cathédrale avant le commencement des offices.
La cathédrale de Tolède passe, et avec raison, pour une des plus belles et surtout des plus riches d'Espagne. Son origine se perd dans la nuit des temps, et, s'il faut en croire les auteurs indigènes, elle remonterait jusqu'à l'apôtre Santiago, premier évêque de Tolède, qui en aurait désigné la place à son disciple et successeur Elpidius, ermite du mont Carmel. Elpidius éleva à l'endroit marqué une église qu'il mit sous l'invocation et le titre de sainte Marie, pendant que cette dame divine vivait encore en Jérusalem. «Notable félicité! blason illustre des Tolédans! le plus excellent trophée de leurs gloires!» s'écrie dans une effusion lyrique l'auteur dont nous extrayons ces détails.
La sainte Vierge ne fut pas ingrate, et, suivant la même légende, descendit en corps et âme visiter l'église de Tolède, et apporta de ses propres mains au bienheureux saint Ildefonse une belle chasuble en toile du ciel. «Voyez comme sait payer cette reine!» s'écrie encore notre auteur. La chasuble existe, et l'on voit enchâssée dans le mur la pierre où se posa la plante divine, dont elle garde encore l'empreinte. Une inscription ainsi conçue atteste le miracle: