Voyage en Espagne
XII.
LES VOLEURS ET LES COSARIOS DE L'ANDALOUSIE.--ALHAMA.--MALAGA.--LES ÉTUDIANTS EN TOURNÉE.--UNE COURSE DE TAUREAUX.--MONTÈS.--LE THÉÂTRE.
Une nouvelle bien faite pour mettre en rumeur toute une ville espagnole s'était répandue tout à coup dans Grenade, à la grande joie des aficionados. Le cirque neuf de Malaga était enfin terminé, après avoir coûté cinq millions de réaux à l'entrepreneur. Pour l'inaugurer solennellement par des exploits dignes des belles époques de l'art, le grand Montès de Chiclana avait été engagé avec son quadrille, et devait tenir la place trois jours consécutifs; Montès, la première épée d'Espagne, le brillant successeur de Romero et de Pepe Illo. Nous avions déjà assisté à plusieurs courses de taureaux, mais nous n'avions pas eu le bonheur de voir Montès, que ses opinions politiques empêchaient de paraître dans la place de Madrid; et quitter l'Espagne sans avoir vu Montès, c'est quelque chose d'aussi sauvage et d'aussi barbare que de s'en aller de Paris sans avoir entendu mademoiselle Rachel. Bien que par le tracé de notre itinéraire nous dussions nous rendre à Cordoue, nous ne pûmes résister à cette tentation, et nous résolûmes de pousser une pointe sur Malaga, malgré la difficulté de la route et le peu de temps qui nous restait pour la faire.
Il n'y a pas de diligence de Grenade à Malaga, les seuls moyens de transport sont les galeras ou les mules: nous choisîmes les mules comme plus sûres et plus promptes, car nous devions prendre les chemins de traverse dans les Alpujarras, afin d'arriver le matin même de la course.
Nos amis de Grenade nous indiquèrent un cosario (conducteur de convoi) nommé Lanza, gaillard de belle mine, fort honnête homme et très-intime avec les bandits. Cela semblerait en France une médiocre recommandation, mais il n'en est pas de même au delà des monts. Les muletiers et les conducteurs de galeras connaissent les voleurs, passent des marchés avec eux, et moyennant une redevance de tant par tête de voyageur ou par convoi, selon les conditions, ils obtiennent le passage libre, et ne sont pas arrêtés. Ces arrangements sont tenus de part et d'autre avec une scrupuleuse probité, si un tel mot n'est pas trop dépaysé dans de pareilles transactions. Quand le chef de la troupe qui tient le chemin se retire à indullo 2, ou pour un motif quelconque cède à un autre son fonds et sa clientèle, il a soin de présenter officiellement à son successeur les cosarios qui lui paient la contribution noire, afin qu'ils ne soient pas molestés par mégarde; de cette façon, les voyageurs sont sûrs de n'être pas dépouillés, et les voleurs évitent les risques d'une attaque et d'une lutte souvent périlleuse. Tout le monde y trouve son compte.
Une nuit, entre Alhama et Velez, notre cosario s'était assoupi sur le cou de la mule, en queue de la file, quand tout à coup des cris aigus le réveillent; il voit briller des trabucos sur le bord de la route. Plus de doute, le convoi était attaqué. Surpris au dernier point, il se jette à bas de sa monture, relève de la main les gueules des tromblons, et se nomme. «Ah! pardon señor Lanza, disent les brigands, tout confus de leur méprise, nous ne vous avions pas reconnu; nous sommes des gens honnêtes, incapables d'une pareille indélicatesse, nous avons trop d'honneur pour vous prendre seulement un cigare.»
Si l'on n'est pas avec un homme connu sur la route, il faut traîner après soi des escortes nombreuses armées jusqu'aux dents qui coûtent fort cher et offrent moins de certitude, car habituellement les escopeteros sont des voleurs à la retraite.
Il est d'usage en Andalousie, lorsqu'on voyage à cheval, et que l'on va aux courses, de revêtir le costume national. Aussi notre petite caravane était-elle assez pittoresque, et faisait-elle fort bonne figure en sortant de Grenade. Saisissant avec joie cette occasion de me travestir en dehors du carnaval, et de quitter pour quelque temps l'affreuse défroque française, j'avais revêtu mon habit de majo: chapeau pointu, veste brodée, gilet de velours à boutons de filigrane, ceinture de soie rouge, culotte de tricot, guêtres ouvertes au mollet. Mon compagnon de route portait son costume de velours vert et de cuir de Cordoue. D'autres avaient la montera, la veste et la culotte noire ornées d'agréments de soie de même couleur, avec la cravate et la ceinture jaunes. Lanza se faisait remarquer par le luxe de ses boutons d'argent faits de piécettes à la colonne soudées à un crochet, et les broderies en soies plates de sa seconde veste portée sur l'épaule comme le dolman des hussards.
La mule qu'on m'avait assignée pour monture était rasée à mi-corps, ce qui permettait d'étudier sa musculature aussi commodément que sur un écorché. La selle se composait de deux couvertures bariolées pliées en double pour atténuer autant que possible la saillie des vertèbres et la coupe en talus de l'épine dorsale. De chaque côté de ses flancs pendaient, en façon d'étriers, deux espèces d'auges de bois assez semblables à des ratières. Le harnais de tête était si chargé de pompons, de houppes et de fanfreluches, qu'à peine pouvait-on démêler à travers leurs mèches éparses le profil revêche et rechigné du quinteux animal.
C'est en voyage que les Espagnols reprennent leur antique originalité, et se dépouillent de toute imitation étrangère; le caractère national reparaît tout entier dans ces convois à travers les montagnes qui ne doivent pas différer beaucoup des caravanes dans le désert. L'âpreté des routes à peine tracées, la sauvagerie grandiose des sites, le costume pittoresque des arrieros, les harnais bizarres des mules, des chevaux et des ânes marchant par files, tout cela vous transporte à mille lieues de la civilisation. Le voyage devient alors une chose réelle, une action à laquelle vous participez. Dans une diligence, l'on n'est plus un homme, l'on n'est qu'un objet inerte, un ballot; vous ne différez pas beaucoup de votre malle. On vous jette d'un endroit à un autre, voilà tout. Autant vaut rester chez soi. Ce qui constitue le plaisir du voyageur, c'est l'obstacle, la fatigue, le péril même. Quel agrément peut avoir une excursion où l'on est toujours sûr d'arriver, de trouver des chevaux prêts, un lit moelleux, un excellent souper et toutes les aisances dont on peut jouir chez soi? Un des grands malheurs de la vie moderne, c'est le manque d'imprévu, l'absence d'aventures. Tout est si bien réglé, si bien engrené, si bien étiqueté, que le hasard n'est plus possible; encore un siècle de perfectionnement, et chacun pourra prévoir, à partir du jour de sa naissance, ce qui lui arrivera jusqu'au jour de sa mort. La volonté humaine sera complètement annihilée. Plus de crimes, plus de vertus, plus de physionomies, plus d'originalités. Il deviendra impossible de distinguer un Russe d'un Espagnol, un Anglais d'un Chinois, un Français d'un Américain. L'on ne pourra plus même se reconnaître entre soi, car tout le monde sera pareil. Alors un immense ennui s'emparera de l'univers, et le suicide décimera la population du globe, car le principal mobile de la vie sera éteint: la curiosité.
Un voyage en Espagne est encore une entreprise périlleuse et romanesque; il faut payer de sa personne, avoir du courage, de la patience et de la force; l'on risque sa peau à chaque pas; les privations de tous genres, l'absence des choses les plus indispensables à la vie, le danger de routes vraiment impraticables pour tout autre que des muletiers andalous, une chaleur infernale, un soleil à fendre le crâne, sont les moindres inconvénients; vous avez en outre les factieux, les voleurs et les hôteliers, gens de sac et de corde, dont la probité se règle sur le nombre de carabines que vous portez avec vous. Le péril vous entoure, vous suit, vous devance; vous n'entendez chuchoter autour de vous que des histoires terribles et mystérieuses. Hier, les bandits ont soupé dans cette posada. Une caravane a été enlevée et conduite dans la montagne par les brigands pour en tirer rançon. Pallilos est en embuscade à tel endroit où vous devez passer! Sans doute il y a dans tout cela beaucoup d'exagération; cependant, si incrédule qu'on soit, il faut bien en croire quelque chose, lorsque l'on voit à chaque angle de la route des croix de bois chargées d'inscriptions de ce genre: Aqui mataron á un hombre.--Aqui murio de manpairada...
Nous étions partis de Grenade le soir, et nous devions marcher toute la nuit. La lune ne tarda pas à se lever et à glacer d'argent les escarpements exposés à ses rayons. Les ombres des rochers s'allongeaient et se découpaient bizarrement sur la route que nous suivions, et produisaient des effets d'optique singuliers. Nous entendions tinter dans le lointain, comme des notes d'harmonica, les sonnettes des ânes partis en avant avec nos bagages, ou quelque mozo de mulas chanter des couplets d'amour avec ce son guttural et ces portements de voix toujours si poétiques, la nuit dans les montagnes. C'était charmant, et, l'on nous saura gré de rapporter ici deux stances probablement improvisées, qui nous sont restées gravées dans la mémoire par leur gracieuse bizarrerie:
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Son tus labios dos cortinas De terciopelo carmesi; Entre cortina y cortina, Niña, dime que sí. Atame con un cabello A los bancos de tu cama, A unque el cabello se rompa, Segura esta que me vaya. |
Tes lèvres sont deux rideaux De velours cramoisi; Entre rideau et rideau Petite, dites-moi oui. Attache-moi avec un cheveu Au bois de ton lit, Et quand même le cheveu se romprait, Sois sûre que je ne m'en irai pas. |
Nous eûmes bientôt dépassé Cacin, où nous traversâmes à gué un joli torrent de quelques pouces de profondeur, dont les eaux claires papillotaient sur le sable comme des ventres d'ablettes, et se précipitaient comme une avalanche de paillettes d'argent sur le penchant rapide de la montagne!
À partir de Cacin, la route devint horriblement mauvaise. Nos mules avaient des pierres jusqu'au ventre et des aigrettes d'étincelles à chaque pied. Nous montions, nous descendions, côtoyant les précipices, traçant des zigzags et des diagonales, car nous étions dans les Alpujarras, inaccessibles solitudes, chaînes escarpées et farouches, d'où les Mores, à ce que l'on dit, ne purent jamais être complètement expulsés, et où vivent cachés à tous les yeux quelques milliers de leurs descendants.
À un tournant de la route, nous eûmes un instant de belle frayeur. Nous aperçûmes, à la faveur du clair de lune, sept grands gaillards drapés dans de longs manteaux, le chapeau pointu sur la tête, le trabucho sur l'épaule, qui se tenaient immobiles au milieu du chemin. L'aventure poursuivie depuis si longtemps se produisait avec tout le romantisme possible. Malheureusement les bandits nous saluèrent fort poliment d'un respectueux: Vayan ustedes con Dios. Ils étaient précisément le contraire de voleurs, étant miquelets, c'est-à-dire gendarmes. O déception amère pour deux jeunes voyageurs enthousiastes qui auraient volontiers payé une aventure au prix de leurs bagages!
Nous devions coucher dans une petite ville nommée Alhama, perchée comme un nid d'aigle sur le sommet d'un rocher à pic. Rien n'est pittoresque comme les angles brusques qu'est obligée de faire, pour se plier aux anfractuosités du terrain, la route qui conduit à cette aire de faucons. Nous y arrivâmes vers deux heures du matin, altérés, affamés, moulus de fatigue. La soif fut éteinte au moyen de trois ou quatre jarres d'eau, la faim apaisée par une omelette aux tomates, où il n'y avait pas trop de plumes pour une omelette espagnole. Un matelas passablement pierreux et ressemblant à un sac de noix fut étendu à terre et se chargea de nous faire reposer. Au bout de deux minutes, je dormis, imité religieusement par mon compagnon, de ce sommeil attribué au juste. Le jour nous surprit dans la même attitude, immobiles comme des lingots de plomb.
Je descendis à la cuisine pour implorer quelque nourriture, et, grâce à mon éloquence, j'obtins des côtelettes, un poulet frit à l'huile, la moitié d'une pastèque, et pour dessert des figues de Barbarie, dont l'hôtesse enlevait l'enveloppe épineuse avec une grande dextérité. La pastèque nous fit grand bien; cette pulpe rose dans cette écorce verte a quelque chose de frais et de désaltérant qui fait plaisir à voir. À peine y a-t-on mordu qu'on est inondé jusqu'au coude d'une eau légèrement sucrée d'un goût très-agréable, et qui n'a aucun rapport avec le jus de nos cantaloups. Nous avions besoin de ces tranches rafraîchissantes pour modérer l'ardeur des piments et des épices dont sont relevés tous les mets espagnols. Incendiés au dedans, rôtis au dehors, telle était notre situation: il faisait une chaleur atroce. Étendus sur le carreau de briques de notre chambre, nous y dessinions notre empreinte en plaques de sueur; le seul moyen de se procurer relativement un peu de fraîcheur, c'est de boucher toutes les portes, toutes les fenêtres, et de se tenir dans l'obscurité la plus complète.
Cependant, malgré cette température torride, je jetai bravement ma veste sur le coin de mon épaule, et j'allai faire un tour dans les rues d'Alhama. Le ciel était blanc comme du métal en fusion; les cailloux du pavé luisaient comme s'ils eussent été cirés et frottés; les murailles blanchies à la chaux, avaient des scintillements micacés; une lumière impitoyable, aveuglante, pénétrait jusque dans les moindres recoins. Les volets et les portes craquaient de sécheresse; la terre haletante se fendillait, les branches de vigne se tordaient comme du bois vert dans la flamme. Ajoutez à cela la réverbération des roches voisines, espèce de miroirs ardents qui renvoyaient les rayons du soleil plus brûlants encore. Pour comble de torture, j'avais des souliers à semelles minces à travers lesquelles le pavé me grillait la plante des pieds. Pas un souffle d'air, pas une haleine de vent à faire remuer un duvet. On ne saurait rien imaginer de plus morne, de plus triste et de plus sauvage.
En errant au hasard par ces rues solitaires, aux murailles couleur de craie percées de quelques rares fenêtres bouchées par des volets de bois et d'un aspect tout à fait africain, j'arrivai sans rencontrer, je ne dirai pas une âme, mais seulement un corps sur la place de la ville, qui est d'une grande bizarrerie pittoresque. Un aqueduc l'enjambe de ses arcades de pierre. Un plateau, taillé sur le sommet de la montagne, en forme le sol, qui n'a d'autre pavé que le roc lui-même, ciselé de rainures pour empêcher le pied de glisser. Tout un côté est à pic et donne sur des abîmes au fond desquels on entrevoit dans des massifs d'arbres des moulins que fait tourner un torrent qui semble d'eau de savon à force d'écumer.
L'heure marquée pour le départ approchait, et je retournai à la posada mouillé par ma transpiration comme s'il eût plu à verse, mais satisfait d'avoir fait mon devoir de voyageur par une température à durcir les œufs.
La caravane se remit en marche par des chemins fort abominables, mais très-pittoresques, où les mules seules peuvent tenir pied: j'avais mis la bride sur le cou de ma bête, la jugeant plus capable de se conduire que moi, et m'en rapportant entièrement à elle pour franchir les mauvais pas. Plusieurs discussions assez vives que j'avais déjà soutenues avec elle pour la faire marcher à côté de la monture de mon camarade, m'avaient convaincu de l'inutilité de mes efforts. Le proverbe: têtu comme une mule, est d'une véracité à laquelle je rends hommage. Piquez une mule de l'éperon, elle s'arrête; frappez-la d'une houssine, elle se couche; tirez-lui la bride, elle prend le galop: une mule dans la montagne est vraiment intraitable, elle sent son importance et en abuse. Souvent, au beau milieu de la route, elle s'arrête subitement, lève la tête en l'air, tend le cou, contracte ses babines de façon à laisser voir ses gencives et ses longues dents, et pousse des soupirs inarticulés, des sanglots convulsifs, des gloussements affreux, horribles à entendre, et qui ressemblent aux cris d'un enfant qu'on égorgerait. Vous l'assommeriez pendant ses exercices de vocalise sans la faire avancer d'un pas.
Nous marchions à travers un véritable Campo Santo. Les croix de meurtre devenaient d'une fréquence effrayante; aux bons endroits, l'on en comptait quelquefois trois ou quatre dans un espace de moins de cent pas; ce n'était plus une route, c'était un cimetière. Il faut avouer cependant que, si l'on avait en France l'habitude de perpétuer le souvenir des morts violentes par des croix, certaines rues de Paris n'auraient rien à envier à la route de Velez-Malaga. Plusieurs de ces monuments sinistres portent des dates déjà anciennes; toujours est-il qu'ils tiennent l'imagination du voyageur en éveil, le rendent attentif aux moindres bruits, lui font avoir l'œil aux aguets et l'empêchent de s'ennuyer un seul instant; à chaque coude de la route, l'on se dit, pour peu qu'il se présente une roche de forme suspecte, un bouquet d'arbres hasardeux: Il y a peut-être là un gredin caché qui me couche en joue et va faire de moi le prétexte d'une nouvelle croix pour l'édification des passants et des voyageurs futurs!
Les défilés franchis, les croix devinrent un peu plus rares; nous cheminions à travers des sites de montagnes d'un aspect grandiose et sévère, coupées à leurs cimes par de grands archipels de vapeurs, dans un pays entièrement désert, où l'on ne rencontrait d'autre habitation que la hutte de jonc d'un aguador on d'un vendeur d'eau-de-vie. Cette eau-de-vie est incolore et se boit dans des verres allongés que l'on remplit d'eau, qu'elle blanchit comme pourrait le faire de l'eau de Cologne.
Le temps était lourd, orageux, d'une chaleur suffocante; quelques larges gouttes, les seules qui fussent tombées depuis quatre mois de cet implacable ciel de lapis-lazuli, tachetaient le sable altéré et le faisaient ressembler à une peau de panthère; cependant la pluie ne se décida pas, et la voûte céleste reprit son immuable sérénité. Le temps fut si constamment bleu pendant mon séjour en Espagne, que je retrouve sur mon carnet une note ainsi conçue: «Vu un nuage blanc,» comme une chose tout à fait digne de remarque.--Nous autres hommes du Nord, dont l'horizon encombré de brouillards offre un spectacle toujours varié de formes et de couleurs, où le vent bâtit avec les nuées des montagnes, des îles, des palais qu'il mine sans cesse pour les reconstruire ailleurs, nous ne pouvons nous faire une idée de la profonde mélancolie qu'inspire cet azur uniforme comme l'éternité, et qu'on retrouve toujours suspendu au-dessus de sa tête. Dans un petit village que nous traversâmes, tout le monde était sorti sur les portes afin de jouir de la pluie, comme chez nous l'on rentre pour s'en garantir.
La nuit était venue sans crépuscule, presque subitement, comme elle arrive dans les pays chauds, et nous ne devions plus être fort loin de Velez-Malaga, lieu de notre couchée. Les montagnes s'adoucissaient en pentes moins abruptes, et mouraient en petites plaines caillouteuses traversées par des ruisseaux de quinze à vingt pas de large et d'un pied de profondeur, bordés de roseaux gigantesques. Les croix funèbres recommençaient à se montrer en plus grand nombre que jamais, et leur blancheur les faisait parfaitement distinguer dans la vapeur bleue de la nuit. Nous en comptâmes trois dans une distance de vingt pas. Aussi l'endroit est-il merveilleusement désert et propice aux guet-apens.
Il était onze heures quand nous entrâmes dans Velez-Malaga, dont les fenêtres flamboyaient joyeusement, et qui retentissait du bruit des chansons et des guitares. Les jeunes filles, assises sur les balcons, chantaient des couplets que les novios accompagnaient d'en bas; à chaque stance éclataient des rires, des cris, des applaudissements à n'en plus finir. D'autres groupes dansaient au coin des rues la cachucha, le fandango, le jalco. Les guitares bourdonnaient sourdement comme des abeilles, les castagnettes babillaient et claquaient du bec: tout était joie et musique. On dirait que la seule affaire sérieuse des Espagnols soit le plaisir; ils s'y livrent avec une franchise, un abandon et un entrain admirables. Nul peuple n'a moins l'air d'être malheureux; l'étranger a vraiment peine à croire, lorsqu'il traverse la Péninsule, à la gravité des événements politiques, et ne peut guère s'imaginer que ce soit là un pays désolé et ravagé par dix ans de guerre civile. Nos paysans sont loin de l'insouciance heureuse, de l'allure joviale et de l'élégance de costume des majos andalous. Comme instruction, ils leur sont fort inférieurs. Presque tous les paysans espagnols savent lire, ont la mémoire meublée de poésies qu'ils récitent ou chantent sans altérer la mesure, montent parfaitement à cheval, sont habiles au maniement du couteau et de la carabine. Il est vrai que l'admirable fertilité de la terre et la beauté du climat les dispensent de ce travail abrutissant qui, dans les contrées moins favorisées, réduit l'homme à l'état de bête de somme ou de machine, et lui enlève ces dons de Dieu, la force et la beauté.
Ce ne fut pas sans une satisfaction intime que j'attachai ma mule aux barreaux de la posada.
Notre souper fut des plus simples; toutes les servantes et tous les garçons de l'hôtellerie étaient allés danser, et il fallut nous contenter d'un simple gaspacho. Le gaspacho mérite une description particulière, et nous allons en donner ici la recette, qui eût fait dresser les cheveux sur la tête de feu Brillat-Savarin. L'on verse de l'eau dans une soupière, à cette eau l'on ajoute un filet de vinaigre, des gousses d'ail, des oignons coupés en quatre, des tranches de concombre, quelques morceaux de piment, une pincée de sel, puis l'on taille du pain qu'on laisse tremper dans cet agréable mélange, et l'on sert froid. Chez nous, des chiens un peu bien élevés refuseraient de compromettre leur museau dans une pareille mixture. C'est le mets favori des Andalous, et les plus jolies femmes ne craignent pas d'avaler, le soir, de grandes écuelles de cet infernal potage. Le gaspacho passe pour très-rafraîchissant, opinion qui nous paraît un peu hasardée, et, si étrange qu'il paraisse la première fois qu'on en goûte, on finit par s'y habituer, et même par l'aimer. Par une compensation toute providentielle, nous eûmes, pour arroser ce maigre repas, une grande carafe pleine d'un excellent vin blanc de Malaga sec que nous vidâmes consciencieusement jusqu'à la dernière perle, et qui répara nos forces qu'avait épuisées une traite de neuf heures dans des chemins invraisemblables et par une température de four à plâtre.
À trois heures, le convoi se remit en marche; le temps était couvert; une brume chaude ouatait l'horizon, un air humide faisait pressentir le voisinage de la mer, qui ne tarda pas à dessiner sur le bord du ciel sa barre d'un bleu dur. Quelques flocons d'écume moutonnaient çà et là, et les vagues venaient mourir par grandes volutes régulières sur un sable fin comme la sciure de buis. De hautes falaises se dressaient à notre droite. Tantôt les rochers nous laissaient le passage libre, tantôt ils nous barraient le chemin, et nous les gravissions en les contournant. Le tracé direct n'est pas employé souvent dans les routes espagnoles; les obstacles seraient si difficiles à faire disparaître, qu'il vaut mieux les tourner que les surmonter. La fameuse devise: Linea recta brevissima, serait ici de toute fausseté.
Le soleil en se levant dissipa les vapeurs comme une vaine fumée; le ciel et la mer recommencèrent cette lutte d'azur où l'on ne peut dire lequel emporte l'avantage; les falaises reprirent leurs teintes mordorées, gorge-de-pigeon, améthyste et topaze brûlée; le sable se remit à poudroyer, et l'eau à papilloter sous l'intensité de la lumière. Bien loin, bien loin, presque à la ligne de l'horizon, cinq voiles de bateaux pêcheurs palpitaient au vent comme des ailes de colombe.
De distance en distance apparaissaient sur les pentes moins rapides de petites maisons blanches comme du sucre, avec des toits plats et une espèce de péristyle formé d'une treille soutenue à chaque extrémité par un pilier carré et au milieu par un pylône massif de tournure assez égyptienne. Les boutiques d'aguardiente se multipliaient, toujours en roseau, mais déjà plus coquettes, avec des comptoirs blanchis à la chaux et barbouillés de quelques raies rouges. La route, désormais d'un tracé certain, commençait à se border d'une ligne de cactus et d'aloès, interrompue çà et là par des jardins et des maisons devant lesquelles des femmes raccommodaient des filets, et jouaient des enfants tout nus qui criaient en nous voyant passer sur nos mules: Toro, toro! L'on nous prenait, à cause de nos habits de majo, pour des maîtres de ganaderias ou pour des toreros du quadrille de Montès.
Les chariots traînés par des bœufs, les files d'ânes, se suivaient à intervalles plus rapprochés. Le mouvement qui a toujours lieu aux abords d'une grande ville se faisait déjà sentir. De tous côtés débouchaient des convois de mules portant des spectateurs pour l'ouverture du cirque; nous en avions rencontré beaucoup dans la montagne, venant de trente ou quarante lieues à la ronde. Les aficionados sont, pour la véhémence et la furie, autant au-dessus des dilettanti qu'une course de taureaux est supérieure comme intérêt à une représentation d'opéra; rien ne les arrête, ni la chaleur, ni la difficulté, ni le péril du voyage: pourvu qu'ils arrivent et qu'ils aient leurs places près de la barrera, à pouvoir frapper de la main la croupe du taureau, ils se croient amplement payés de leurs fatigues. Quel est, l'auteur tragique ou comique qui peut se vanter d'exercer une attraction pareille? Cela n'empêche pas des moralistes doucereux et sentimentaux de prétendre que le goût de ce barbare divertissement, comme ils l'appellent, diminue tous les jours en Espagne.
On ne peut rien imaginer de plus pittoresque et de plus étrange que les environs de Malaga. Il semble qu'on soit transporté en Afrique: la blancheur éclatante des maisons, le ton indigo foncé de la mer, l'intensité éblouissante du jour, tout vous fait illusion. De chaque côté de la chaussée se hérissent des aloès énormes, agitant leurs coutelas; de gigantesques cactus aux palettes vert-de-grisées, aux tronçons difformes, se tordent hideusement comme des boas monstrueux, comme des échines de cachalots échoués; çà et là un palmier s'élance comme une colonne épanouissant son chapiteau de feuillage à côté d'un arbre d'Europe tout surpris d'un pareil voisinage, et qui semble inquiet de voir ramper à ses pieds les formidables végétations africaines.
Une élégante tour blanche se dessina sur le bleu du ciel: c'était le phare de Malaga; nous étions arrivés. Il pouvait être à peu près huit heures du matin; la ville était en pleine activité: les matelots allaient et venaient, chargeant et déchargeant les navires ancrés dans le port, avec une animation rare dans une ville espagnole; les femmes, coiffées et drapées dans de grands châles écarlates qui encadraient merveilleusement leurs figures moresques, marchaient rapidement, traînant après elles quelque marmot tout nu ou en chemise. Les hommes, embossés dans leur cape ou la veste sur l'épaule, hâtaient le pas, et, chose curieuse, toute cette foule allait du même côté, c'est-à-dire vers la place des Taureaux. Mais ce qui me frappa le plus parmi cette cohue bariolée, ce fut la rencontre de six nègres galériens qui traînaient un chariot. Ils étaient d'une taille gigantesque, avec des faces monstrueuses si sauvages, si peu humaines, empreintes d'un tel cachet de bestialité féroce, que je restai saisi d'effroi à leur aspect comme devant un attelage de tigres. L'espèce de robe de toile qui leur servait de vêtement leur donnait l'air encore plus diabolique et plus fantastique. Je ne sais ce qui pouvait les avoir conduits aux galères, mais je les y aurais fait mettre pour le seul crime d'avoir de pareilles figures.
Nous nous arrêtâmes au Parador des Trois-Rois, maison relativement très-comfortable, ombragée par une belle vigne dont les pampres enlaçaient les grilles du balcon, ornée d'une grande salle où l'hôtesse trônait derrière un comptoir surchargé de porcelaines, à peu près comme dans un café de Paris. Une très-jolie servante, charmant échantillon de la beauté des femmes de Malaga, célèbre en Espagne, nous conduisit à nos chambres, et nous fit éprouver un moment de vive anxiété en nous disant que toutes les places pour la course étaient prises, et que nous aurions beaucoup de peine à nous en procurer. Heureusement notre cosario Lanza nous trouva deux asientos de preferencia (places marquées), du côté du soleil, il est vrai; mais cela nous était bien égal: nous avions depuis longtemps fait le sacrifice de notre fraîcheur, et une couche de hâle de plus sur notre figure bistrée et jaunie ne nous importait guère. Les courses devaient durer trois jours consécutifs. Les billets du premier jour étaient cramoisis, ceux du second verts, ceux du troisième bleus, pour éviter toute confusion et empêcher les amateurs de se représenter deux fois avec la même carte.
Pendant notre déjeuner survint une troupe d'étudiants en tournée; ils étaient quatre et ressemblaient plus à des modèles de Ribeira ou de Murillo qu'à des élèves en théologie, tant ils étaient déguenillés, déchaux et malpropres. Ils chantaient des couplets bouffons en s'accompagnant du tambour de basque, du triangle et des castagnettes; celui qui touchait le pandero était un virtuose dans son genre; il faisait résonner la peau d'âne avec ses genoux, ses coudes, ses pieds, et, quand tous ces moyens de percussion ne lui suffisaient pas, il allongeait le disque orné de plaques de cuivre sur la tête de quelque muchacho ou de quelque vieille femme. L'un deux, l'orateur de la troupe, faisait la quête en débitant avec une extrême volubilité toute sorte de plaisanteries pour exciter les largesses de l'assemblée. «Un realito!» criait-il en prenant les postures les plus suppliantes, «pour que je puisse finir mes études, devenir curé, et vivre sans rien faire!» Quand il avait obtenu la petite pièce d'argent, il la plaquait contre son front à côté des autres déjà extorquées, absolument comme les almées qui, après la danse, couvrent leur visage en sueur des sequins et des piastres que leur ont jetés les osmanlis en extase.
La course était indiquée pour cinq heures, mais l'on nous conseilla de nous rendre au cirque vers une heure, parce que les couloirs ne tarderaient pas à s'encombrer de monde, et que nous ne pourrions pas parvenir à nos stalles, bien que marquées et réservées. Nous déjeunâmes donc à la hâte, et nous nous dirigeâmes vers la place des Taureaux, précédés de notre guide Antonio, garçon efflanqué et serré à outrance par une large ceinture rouge qui faisait ressortir encore sa maigreur, dont il attribuait plaisamment la cause à des chagrins d'amour.
Les rues regorgeaient d'une foule qui s'épaississait en approchant du cirque; les aguadors, les débitants de cebada glacée, les marchands d'éventails et de parasols en papier, les vendeurs de cigares, les conducteurs de calessines, faisaient un vacarme effroyable; une rumeur confuse planait sur la ville comme un brouillard de bruit.
Après d'assez longs détours dans les rues étroites et compliquées de Malaga, nous arrivâmes enfin à la bienheureuse place, qui n'a rien de remarquable à l'extérieur. Un détachement de soldats avait beaucoup de peine à contenir la foule qui voulait envahir le cirque; quoiqu'il fût tout au plus une heure, les gradins étaient déjà garnis du haut jusqu'en bas, et ce ne fut qu'avec force coups de coude et force invectives échangées que nous parvînmes à nos stalles.
Le cirque de Malaga est d'une grandeur vraiment antique et peut contenir douze ou quinze mille spectateurs dans son vaste entonnoir, dont l'arène forme le fond, et dont l'acrotère s'élève à la hauteur d'une maison de cinq étages. Cela donne une idée de ce que pouvaient être les arènes romaines et de l'attrait de ces jeux terribles où des hommes luttaient corps à corps contre des bêtes féroces sous les yeux d'un peuple entier.
On ne saurait imaginer un coup d'œil plus étrange et plus splendide que celui que présentaient ces immenses gradins couverts d'une foule impatiente, et cherchant à tromper les heures de l'attente par toute sorte de bouffonneries et d'andaluzades de l'originalité la plus piquante. Les habits modernes étaient en fort petit nombre, et ceux qui les portaient étaient accueillis avec des rires, des huées et des sifflets; aussi le spectacle y gagnait-il beaucoup: les couleurs vives des vestes et des ceintures, les draperies écarlates des femmes, les éventails bariolés de vert et de jonquille, ôtaient à la foule cet aspect lugubre et noir qu'elle a toujours chez nous, où les teintes sombres dominent.
Les femmes étaient en assez grand nombre, et j'en remarquai beaucoup de jolies. La Malagueña se distingue par la pâleur dorée de son teint uni, où la joue n'est pas plus colorée que le front, l'ovale allongé de son visage, le vif incarnat de sa bouche, la finesse de son nez et l'éclat de ses yeux arabes, qu'on pourrait croire teints de henné, tant les paupières en sont déliées et prolongées vers les tempes. Je ne sais si l'on doit attribuer cet effet aux plis sévères de la draperie rouge qui encadre leurs figures, elles ont un air sérieux et passionné qui sent tout à fait son Orient, et que ne possèdent pas les Madrilègnes, les Grenadines et les Sévillanes, plus mignonnes, plus gracieuses, plus coquettes, et toujours un peu préoccupées de l'effet qu'elles produisent. Je vis là d'admirables têtes, des types superbes dont les peintres de l'école espagnole n'ont pas assez profité, et qui offriraient à un artiste de talent une série d'études précieuses et entièrement neuves. Dans nos idées, il semble étrange que des femmes puissent assister à un spectacle où la vie de l'homme est en péril à chaque instant, où le sang coule en larges mares, où de malheureux chevaux effondrés se prennent les pieds dans leurs entrailles; on se les figurerait volontiers comme des mégères au regard hardi, au geste forcené, et l'on se tromperait fort: jamais plus doux visages de madone, paupières plus veloutées, sourires plus tendres, ne se sont inclinés sur un enfant Jésus. Les chances diverses de l'agonie du taureau sont suivies attentivement par de pâles et charmantes créatures dont un poëte élégiaque serait tout heureux de faire une Elvire. Le mérite des coups est discuté par des bouches si jolies, qu'on voudrait ne les entendre parler que d'amour. De ce qu'elles voient d'un œil sec des scènes de carnage qui feraient trouver mal nos sensibles Parisiennes, l'on aurait tort d'inférer qu'elles sont cruelles et manquent de tendresse d'âme: cela ne les empêche pas d'être bonnes, simples de cœur, et compatissantes aux malheureux; mais l'habitude est tout, et le côté sanglant des courses, qui frappe le plus les étrangers, est ce qui occupe le moins les Espagnols, attentifs à la valeur des coups et à l'adresse déployée par les toreros, qui ne courent pas de si grands risques que l'on pourrait se l'imaginer d'abord.
Il n'était encore que deux heures, et le soleil inondait d'un déluge de feu tout le côté des gradins sur lesquels nous étions assis. Comme nous portions envie aux privilégiés qui se rafraîchissaient dans le bain d'ombre projetée par les loges supérieures! Après avoir fait trente lieues à cheval dans la montagne, rester toute une journée sous un soleil d'Afrique, par une chaleur de 38 degrés, voilà qui est un peu beau de la part d'un pauvre critique qui, cette fois, avait payé sa place et ne voulait pas la perdre.
Les asientos de sombra (places à l'ombre) nous lançaient toute sorte de sarcasmes; ils nous envoyaient les marchands d'eau pour nous empêcher de prendre feu; ils nous priaient d'allumer leurs cigares aux charbons de notre nez, et nous faisaient proposer un peu d'huile pour compléter la friture. Nous répondions tant bien que mal, et quand l'ombre, en tournant avec l'heure, livrait l'un d'eux aux morsures du soleil, c'étaient des éclats de rire et des bravos sans fin.
Grâce à quelques potées d'eau, à plusieurs douzaines d'oranges et à deux éventails toujours en mouvement, nous nous préservâmes de l'incendie, et nous n'étions pas encore cuits tout à fait, ni frappés d'apoplexie, lorsque les musiciens vinrent s'asseoir dans leur tribune, et que le piquet de cavalerie se mit en devoir de faire évacuer l'arène fourmillant de muchachos et de mozos, qui se fondirent je ne sais comment dans la masse générale, quoiqu'il n'y eût pas mathématiquement de quoi placer une personne de plus; mais la foule en certaines circonstances est d'une élasticité merveilleuse.
Un immense soupir de satisfaction s'exhala de ces quinze mille poitrines soulagées du poids de l'attente. Les membres de l'ayuntamiento furent salués d'applaudissements frénétiques, et, lorsqu'ils entrèrent dans leur loge, l'orchestre se mit à jouer les airs nationaux: Yo que soy contrabandista, la marche de Riego, que toute l'assemblée chantait simultanément, en battant des mains et en frappant des pieds.
Nous n'avons point la prétention de raconter ici les détails d'une course de taureaux. Nous avons eu l'occasion d'en faire une relation consciencieuse pendant notre séjour à Madrid; nous ne voulons rapporter que les faits principaux, les coups remarquables de cette course, où les mêmes combattants tinrent la place trois jours sans se reposer, où vingt-quatre taureaux furent tués, où quatre-vingt-seize chevaux restèrent sur l'arène, sans autre accident pour les combattants qu'un coup de corne qui effleura le bras d'un capeador, blessure qui n'avait rien de dangereux, et ne l'empêcha pas de reparaître le lendemain dans le cirque.
À cinq heures précises, les portes de l'arène s'ouvrirent, et la troupe qui devait opérer fit processionnellement le tour du cirque. En tête marchaient les trois picadores, Antonio Sanchez, José Trigo, tous deux de Séville, Francisco Briones, de Puerto-Réal, le poing sur la hanche, la lance sur le pied, avec une gravité de triomphateurs romains montant au Capitole. La selle de leurs chevaux portait écrit en clous dorés le nom du propriétaire du cirque: Antonio-Maria Alvarez. Les capeadores ou chulos, coiffés du tricorne, embossés dans leurs manteaux de couleurs éclatantes, venaient ensuite; les banderilleros, en costume de Figaro suivaient de près. En queue du cortège s'avançaient, isolés dans leur majesté, les deux matadores, les épées, comme on dit en Espagne, Montès de Chiclana et José Parra de Madrid. Montès était avec son fidèle quadrille, chose très-importante pour la sécurité de la course; car, dans ces temps de dissensions politiques, il arrive souvent que les toreros christinos ne vont pas au secours des toreros carlistes en danger, et réciproquement. La procession se terminait significativement par l'attelage de mules destinées à enlever les taureaux et les chevaux morts.
La lutte allait commencer. L'alguazil, en costume bourgeois, qui devait porter au garçon de combat les clefs du toril, et montait fort maladroitement un cheval fougueux, fit précéder la tragédie d'une farce assez réjouissante: il perdit d'abord son chapeau, puis les étriers. Son pantalon sans sous-pieds lui remontait jusqu'aux genoux de la façon la plus grotesque; et, la porte ayant été malicieusement ouverte au taureau avant qu'il eût eu le temps de se retirer de l'arène, sa frayeur, portée au comble, le rendit encore plus ridicule par les contorsions qu'il faisait sur sa bête. Cependant il ne fut pas renversé, au grand désappointement de la canaille; le taureau, ébloui par les torrents de lumière qui inondaient l'arène, ne l'aperçut pas tout d'abord et le laissa sortir sans coup de corne. Ce fut donc au milieu d'un éclat de rire immense, homérique, olympien, que la course commença; mais le silence ne tarda pas à se rétablir, le taureau ayant fendu en deux le cheval du premier picador et désarçonné le second.
Nous n'avions de regards que pour Montès, dont le nom est populaire dans toutes les Espagnes, et dont les prouesses font le sujet de mille récits merveilleux, Montès est né à Chiclana, dans les environs de Cadix. C'est un homme de quarante à quarante-trois ans, d'une taille un peu au-dessus de la moyenne, l'air sérieux, la démarche mesurée, le teint d'une pâleur olivâtre, et n'ayant de remarquable que la mobilité de ses yeux, qui seuls semblent vivre dans son masque impassible; il paraît plus souple que robuste, et doit ses succès plutôt à son sang-froid, à la justesse de son coup d'œil, à sa connaissance approfondie de l'art qu'à sa force musculaire. Dès les premiers pas que fait un taureau sur la place, Montès sait s'il a la vue courte ou longue, s'il est clair ou obscur, c'est-à-dire s'il attaque franchement ou a recours à la ruse, s'il est de muchas piernas ou aplomado, léger ou pesant, s'il fermera les yeux en donnant la cogida, ou s'il les tiendra ouverts. Grâce à ces observations, faites avec la rapidité de la pensée, il est toujours en mesure pour la défense. Cependant, comme il pousse aux dernières limites la témérité froide, il a reçu dans sa carrière bon nombre de coups de corne, comme l'atteste la cicatrice qui lui sillonne la joue, et plusieurs fois il a été emporté de la place grièvement blessé.
Il était ce jour-là revêtu d'un costume de soie vert-pomme brodé d'argent, d'une élégance et d'un luxe extrêmes, car Montès est riche, et, s'il continue à descendre dans l'arène, c'est par amour de l'art et besoin d'émotion, sa fortune se montant à plus de 50,000 duros, somme considérable si l'on songe aux dépenses de costume que les matadores sont obligés de faire, un habit complet coûtant de 1,500 francs, à 2,000 francs, et aux voyages perpétuels qu'ils font d'une ville à l'autre, accompagnés de leurs quadrilles.
Montès ne se contente pas, comme les autres épées, de tuer le taureau lorsque le signal de sa mort est donné. Il surveille la place, dirige le combat, vient au secours des picadores ou des chulos en péril. Plus d'un torero doit la vie à son intervention. Un taureau, ne se laissant pas distraire par les capes qu'on agitait devant lui, fouillait le ventre d'un cheval qu'il avait renversé, et tâchait d'en faire autant au cavalier abrité sous le cadavre de sa monture. Montès prit la bête farouche par la queue, et lui fit faire trois ou quatre tours de valse à son grand déplaisir et aux applaudissements frénétiques du peuple entier, ce qui donna le temps de relever le picador. Quelquefois il se plante tout debout devant le taureau, les bras croisés, l'œil fixe, et le monstre s'arrête subitement, subjugué par ce regard clair, aigu et froid comme une lame d'épée. Alors ce sont des cris, des hurlements, des vociférations, des trépignements, des explosions de bravos dont on ne peut se faire une idée; le délire s'empare de toutes les têtes, un vertige général agite sur les bancs les quinze mille spectateurs, ivres d'aguardiente, de soleil et de sang; les mouchoirs s'agitent, les chapeaux sautent en l'air, et Montès seul, calme dans cette foule, savoure en silence sa joie profonde et contenue, et salue légèrement comme un homme capable de bien d'autres prouesses. Pour de pareils applaudissements, je conçois qu'on risque sa vie à chaque minute; ils ne sont pas trop payés. Ô chanteurs au gosier d'or, danseuses au pied de fée, comédiens de tous genres, empereurs et poëtes, qui vous imaginez avoir excité l'enthousiasme, vous n'avez pas entendu applaudir Montès!
Quelquefois les spectateurs eux-mêmes le supplient de daigner exécuter un de ces tours d'adresse dont il sort toujours vainqueur. Une jolie fille lui crie en lui jetant un baiser: «Allons, señor Montès, allons, Paquirro (c'est son prénom), vous qui êtes si galant, faites quelque petite chose, una cosita, pour une dame.» Et Montès saute par-dessus le taureau en lui appuyant le pied sur la tête, ou bien il lui secoue sa cape devant le mufle, et, par un mouvement brusque, s'en enveloppe de façon à former une draperie élégante, aux plis irréprochables; puis il fait un saut de côté et laisse passer la bête lancée trop fort pour se retenir.
La manière de tuer de Montès est remarquable par la précision, la sûreté et l'aisance de ses coups; avec lui, toute idée de danger s'évanouit; il a tant de sang-froid, il est si maître de lui-même, il paraît si certain de sa réussite, que le combat ne semble plus qu'un jeu; peut-être même l'émotion y perd-elle. Il est impossible de craindre pour sa vie; il frappera le taureau où il voudra, quand il voudra, comme il voudra. Les chances du duel sont par trop inégales; un matador moins habile produit quelquefois un effet plus saisissant par les risques et les chances qu'il court. Ceci paraîtra sans doute d'une barbarie bien raffinée, mais les aficionados, tous ceux qui ont vu des courses et qui se sont passionnés pour un taureau franc et brave, nous comprendront assurément. Un fait qui se passa le dernier jour des courses prouvera la vérité de notre assertion, et fit voir un peu durement à Montès jusqu'à quel point le public espagnol poussait l'esprit d'impartialité envers les hommes et envers les bêtes.
Un magnifique taureau noir venait d'être lâché dans la place. À la manière brusque dont il était sorti du toril, les connaisseurs en avaient conçu la plus haute opinion. Il réunissait toutes les qualités d'un taureau de combat; ses cornes étaient longues, aiguës, les pointes bien tournées; les jambes sèches, fines et nerveuses, promettaient une grande légèreté: son large fanon, ses flancs développés, indiquaient une force immense. Aussi portait-il dans le troupeau le nom de Napoléon, comme le seul nom qui pût qualifier sa supériorité incontestable. Sans la moindre hésitation, il fondit sur le picador posté auprès des tablas, le renversa avec son cheval, qui resta mort sur le coup, puis s'élança sur le second, qui ne fut pas plus heureux, et qu'on eut à peine le temps de faire passer par-dessus les barrières, tout moulu et tout froissé de sa chute. En moins d'un quart d'heure, sept chevaux éventrés gisaient sur le sable; les chulos n'agitaient que de bien loin leurs capes de couleur, et ne perdaient pas de vue les palissades, sautant de l'autre côté dès que Napoléon taisait mine d'approcher. Montès lui-même paraissait troublé, et même une fois il avait posé le pied sur le rebord de la charpente des tablas, prêt à les franchir en cas d'alerte et de poursuite trop vive, ce qu'il n'avait pas fait dans les deux courses précédentes. La joie des spectateurs se traduisait en exclamations bruyantes, et les compliments les plus flatteurs pour le taureau s'élançaient de toutes les bouches. Une nouvelle prouesse de l'animal vint porter l'enthousiasme au dernier degré d'exaspération.
Un sobre-saliente (doublure) de picador, car les deux chefs d'emploi étaient hors de combat, attendait, la lance baissée, l'assaut du terrible Napoléon, qui, sans s'inquiéter de sa piqûre à l'épaule, prit le cheval sous le ventre, d'un premier coup de tête lui fit tomber les jambes de devant sur le rebord des tablas, et, d'un second lui soulevant la croupe, l'envoya avec son maître de l'autre côté de la barrière, dans le couloir de refuge qui circule tout au tour de la place.
Un si bel exploit fit éclater des tonnerres de bravos. Le taureau était maître de la place qu'il parcourait en vainqueur, s'amusant, faute d'adversaires, à retourner et à jeter en l'air les cadavres des chevaux qu'il avait décousus. La provision de victimes était épuisée, et il n'y avait plus dans l'écurie du cirque de quoi remonter les picadores. Les banderilleros se tenaient enfourchés sur les tablas, n'osant descendre harceler de leurs flèches ornées de papier ce redoutable lutteur, dont la rage n'avait pas besoin, à coup sûr, d'excitations. Les spectateurs, impatientés de cette espèce d'entr'acte, criaient: Las banderillas! las banderillas! Fuego al alcalde! le feu à l'alcade qui ne donne pas l'ordre! Enfin, sur un signe du gouverneur de la place, un banderillero se détacha du groupe et planta deux flèches dans le cou de la bête furieuse, et se sauva de toute sa vitesse, mais pas assez promptement encore, car la corne lui effleura le bras et lui fendit la manche. Alors, malgré les vociférations et les huées du peuple, l'alcade donna l'ordre de la mort, et fit signe à Montès de prendre sa muleta et son épée, en dépit de toutes les règles de la tauromachie qui exigent qu'un taureau ait reçu au moins quatre paires de banderillas avant d'être livré à l'estoc du matador.
Montès, au lieu de s'avancer comme d'habitude au milieu de l'arène, se posa à une vingtaine de pas de la barrière, pour avoir un refuge en cas de malheur; il était fort pâle, et, sans se livrer à aucune de ces gentillesses, coquetteries du courage qui lui ont valu l'admiration de l'Espagne, il déploya la muleta écarlate, et appela le taureau qui ne se fit pas prier pour venir. Montès exécuta trois ou quatre passes avec la muleta, tenant son épée horizontale à la hauteur des yeux du monstre, qui tout à coup tomba comme foudroyé et expira après un bond convulsif. L'épée lui était entrée dans le front et avait piqué la cervelle, coup défendu par les lois de la tauromachie, le matador devant passer le bras entre les cornes de l'animal et lui donner l'estocade entre la nuque et les épaules, ce qui augmente le danger de l'homme et donne quelque chance à son bestial adversaire.
Quand on eut compris le coup, car ceci s'était passé avec la rapidité de la pensée, un hourra d'indignation s'éleva des tendidos aux palcos; un ouragan d'injures et de sifflets éclata avec un tumulte et un fracas inouïs. «Boucher, assassin, brigand, voleur, galérien, bourreau!» étaient les termes les plus doux. «À Ceuta Montès! au feu Montès! les chiens à Montès! mort à l'alcade!» tels étaient les cris qui retentissaient de toutes parts. Jamais je n'ai vu une fureur pareille, et j'avoue en rougissant que je la partageais. Les vociférations ne suffirent bientôt plus; l'on commença à jeter sur le pauvre diable des éventails, des chapeaux, des bâtons, des jarres pleines d'eau et des fragments de bancs arrachés. Il y avait encore un taureau à tuer, mais sa mort passa inaperçue à travers cette horrible bacchanale, et ce fut José Parra, la seconde épée, qui l'expédia en deux estocades assez bien portées. Quant à Montès, il était livide, son visage verdissait de rage, ses dents imprimaient des marques sanglantes sur ses lèvres blanches, quoiqu'il affichât un grand calme et s'appuyât avec une grâce affectée sur la garde de son épée, dont il avait essuyé dans le sable la pointe rougie contre les règles.
À quoi tient la popularité? Jamais personne n'aurait pu imaginer, la veille et l'avant-veille, qu'un artiste aussi sûr, aussi maître de son public que Montès, pût être si rigoureusement puni d'une infraction sans doute commandée par la plus impérieuse nécessité, vu l'agilité, la vigueur et la furie extraordinaires de l'animal. La course achevée, il monta en calessine, suivi de son quadrille, et partit en jurant ses grands dieux qu'il ne remettrait plus les pieds à Malaga. Je ne sais s'il aura tenu parole et se sera souvenu plus longtemps de l'insulte du dernier jour que des triomphes et des ovations du commencement. Maintenant je trouve que le public de Malaga a été injuste envers le grand Montès de Chiclana, dont toutes les estocades avaient été superbes, et qui avait fait preuve, dans les occasions dangereuses, d'un sang-froid héroïque et d'une adresse admirable, si bien que le peuple, enchanté, lui avait fait don de tous les taureaux qu'il avait frappés, et lui avait permis de leur couper l'oreille en signe de propriété, pour qu'ils ne pussent être réclamés ni par l'hôpital ni par l'entrepreneur.
Étourdis, enivrés, saturés d'émotions violentes, nous retournâmes à notre parador, n'entendant par les rues que nous suivions que des éloges pour le taureau et des imprécations contre Montès.
Le soir même, malgré ma fatigue, je me fis conduire au théâtre, voulant passer sans transition des sanglantes réalités du cirque aux émotions intellectuelles de la scène. Le contraste était frappant; là le bruit, la foule; ici l'abandon et le silence. La salle était presque vide, quelques rares spectateurs diapraient çà et là les banquettes désertes. L'on donnait cependant les Amants de Teruel, drame de Juan-Eugenio Hartzembusch, l'une des plus remarquables productions de l'école moderne espagnole. C'est une touchante et poétique histoire d'amants qui se gardent une invincible fidélité à travers mille séductions et mille obstacles: ce sujet, malgré des efforts souvent heureux de la part de l'auteur pour varier une situation toujours la même, paraîtrait trop simple à des spectateurs français; les morceaux de passion sont traités avec beaucoup de chaleur et d'entraînement, quoique déparés quelquefois par une certaine exagération mélodramatique à laquelle l'auteur s'abandonne trop aisément. L'amour de la sultane de Valence pour l'amant d'Isabel, Juan-Diego-Martinez Garcès de Marsilla, qu'elle fait apporter dans le harem endormi par un narcotique, la vengeance de cette même sultane lorsqu'elle se voit méprisée, les lettres coupables de la mère d'Isabel trouvées par Rodrigue d'Azagra, qui s'en fait un moyen pour épouser la fille et menace de les montrer au mari trompé, sont des ressorts un peu forcés, mais qui amènent des scènes touchantes et dramatiques. La pièce est écrite en prose et en vers. Autant qu'un étranger peut juger du style d'une langue qu'il ne sait jamais dans toutes ses finesses, les vers d'Hartzembusch m'ont paru supérieurs à sa prose. Ils sont libres, francs, animés, variés de coupe, assez sobres de ces amplifications poétiques auxquelles la facilité de leur prosodie entraîne trop souvent les méridionaux. Son dialogue en prose semble imité des mélodrames modernes français et pèche par la lourdeur et l'emphase. Les Amants de Teruel, avec tous leurs défauts, sont une œuvre littéraire et bien supérieure à ces traductions arrangées ou dérangées de nos pièces du boulevard qui inondent aujourd'hui les théâtres de la Péninsule. On y sent l'étude des anciennes romances et des maîtres de la scène espagnole, et il serait à désirer que les jeunes poëtes d'au delà des monts entrassent dans cette voie plutôt que de perdre leur temps à mettre d'affreux mélodrames en castillan plus ou moins légitime.
Un saynète assez comique suivait la pièce sérieuse. Il s'agissait d'un vieux garçon qui prenait une jolie servante, «pour tout faire,» comme diraient les Petites Affiches parisiennes. La drôlesse amenait d'abord, à titre de frère, un grand diable de Valencien haut de six pieds, avec des favoris énormes, une navaja démesurée, et pourvu d'une faim insatiable et d'une soif inextinguible; puis un cousin non moins farouche, extrêmement hérissé de tromblons, de pistolets et autres armes destructives, lequel cousin était suivi d'un oncle contrebandier porteur d'un arsenal complet et d'une mine équivalente, le tout à la grande terreur du pauvre vieux, déjà repentant de ses velléités égrillardes. Ces variétés de sacripants étaient rendues par les acteurs avec une vérité et une verve admirables. À la fin survenait un neveu militaire et sage qui délivrait son coquin d'oncle de cette bande de brigands installés chez lui, qui caressaient sa servante tout en buvant son vin, fumaient ses cigares, et mettaient sa maison au pillage. L'oncle promettait de ne se faire servir dorénavant que par de vieux domestiques mâles. Les saynètes ressemblent à nos vaudevilles, mais l'intrigue en est moins compliquée, et souvent ils consistent en quelques scènes détachées, comme les intermèdes des comédies italiennes.
Le spectacle se termina par un bayle nacional exécuté, par deux couples de danseurs et de danseuses d'une manière assez satisfaisante. Les danseuses espagnoles, bien qu'elles n'aient pas le fini, la correction précise, l'élévation des danseuses françaises, leur sont, à mon avis, bien supérieures par la grâce et le charme; comme elles travaillent peu et ne s'assujettissent pas à ces terribles exercices d'assouplissement qui font ressembler une classe de danse à une salle de torture, elles évitent cette maigreur de cheval entraîné qui donne à nos ballets quelque chose de trop macabre et de trop anatomique; elles conservent les contours et les rondeurs de leur sexe; elles ont l'air de femmes qui dansent et non pas de danseuses, ce qui est bien différent. Leur manière n'a pas le moindre rapport avec celle de l'école française. Dans celle-ci, l'immobilité et la perpendicularité du buste sont expressément recommandées; le corps ne participe presque pas aux mouvements des jambes. En Espagne, les pieds quittent à peine la terre; point de ces grands ronds de jambe, de ces écarts qui l'ont ressembler une femme à un compas forcé, et qu'on trouve là-bas d'une indécence révoltante. C'est le corps qui danse, ce sont les reins qui se cambrent, les flancs qui ploient, la taille qui se tord avec une souplesse d'aimée ou de couleuvre. Dans les poses renversées, les épaules de la danseuse vont presque toucher la terre; les bras, pâmés et morts, ont une flexibilité, une mollesse d'écharpe dénouée; on dirait que les mains peuvent à peine soulever et faire babiller les castagnettes d'ivoire aux cordons tressés d'or; et cependant, au moment venu, des bonds de jeune jaguar succèdent à cette langueur voluptueuse, et prouvent que ces corps, doux comme la soie, enveloppent des muscles d'acier. Les almées moresques suivent encore aujourd'hui le même système: leur danse consiste dans les ondulations harmonieusement lascives du torse, des hanches et des reins, avec des renversements de bras par-dessus la tête. Les traditions arabes se sont conservées dans les pas nationaux, surtout en Andalousie.
Les danseurs espagnols, quoique médiocres, ont un air cavalier, galant et hardi, que je préfère de beaucoup aux grâces équivoques et fades des nôtres. Ils n'ont l'air occupés ni d'eux-mêmes ni du public; ils n'ont de regards, de sourire que pour leur danseuse, dont ils paraissent toujours passionnément épris, et qu'ils semblent disposés à défendre contre tous. Ils possèdent une certaine grâce féroce, une certaine allure insolemment cambrée qui leur est toute particulière. En essuyant leur fard, ils pourraient faire d'excellents banderilleros, et sauter des planches du théâtre sur le sable de l'arène.
La malagueña, danse locale de Malaga, est vraiment d'une poésie charmante. Le cavalier paraît d'abord, le sombrero sur les yeux, embossé dans sa cape écarlate comme un hidalgo qui se promène et cherche les aventures. La dame entre, drapée dans sa mantille, son éventail à la main, avec les façons d'une femme qui va faire un tour à l'Alameda. Le cavalier tâche de voir la figure de cette mystérieuse sirène; mais la coquette manœuvre si bien de l'éventail, l'ouvre et le ferme si à propos, le tourne et le retourne si promptement à la hauteur de son joli visage, que le galant, désappointé, recule de quelques pas et s'avise d'un autre stratagème. Il fait parler des castagnettes sous son manteau. À ce bruit, la dame prête l'oreille; elle sourit, son sein palpite, la pointe de son petit pied de satin marque la mesure malgré elle; elle jette son éventail, sa mantille, et paraît en folle toilette de danseuse, étincelante de paillettes et de clinquants, une rose dans les cheveux, un grand peigne d'écaille sur la tête. Le cavalier se débarrasse de son masque et de sa cape, et tous deux exécutent un pas d'une originalité délicieuse.
En m'en revenant le long de la mer, qui réfléchissait dans son miroir d'acier bruni le pâle visage de la lune, je songeais à ce contraste si frappant de la foule du cirque et de la solitude du théâtre, de cet empressement de la multitude pour le fait brutal et de son indifférence aux spéculations de l'esprit. Poëte, je me mis à envier le gladiateur; je regrettai d'avoir quitté l'action pour la rêverie. La veille, au même théâtre, l'on avait joué une pièce de Lope de Vega qui n'avait pas attiré plus de monde que l'œuvre du jeune écrivain: ainsi le génie antique et le talent moderne ne valent pas un coup d'épée de Montès!
Les autres théâtres d'Espagne ne sont, d'ailleurs, guère plus suivis que celui de Malaga, pas même le théâtre del Principe de Madrid, où se trouvent cependant un bien grand acteur, Julian Roméa, et une excellente actrice, Matilde Diez. L'antique veine dramatique espagnole semble être tarie sans retour, et pourtant jamais fleuve n'a coulé à plus larges flots dans un lit plus vaste; jamais il n'y eut fécondité plus prodigieuse, plus inépuisable. Nos vaudevillistes les plus abondants sont encore loin de Lope de Vega, qui n'avait pas de collaborateurs et dont les œuvres sont si nombreuses qu'on n'en sait pas le chiffre exact, et qu'il en existe à peine un exemplaire complet. Calderon de la Barca, sans compter ses comédies de cape et d'épée, où il n'a pas de rival, a fait des multitudes d'autos sacramentales, espèces de mystères catholiques où la profondeur bizarre de la pensée, la singularité de conception, s'unissent à une poésie enchanteresse et de l'élégance la plus fleurie. Il faudrait des catalogues in-folio pour désigner, seulement par leurs titres, les pièces de Lope de Rueda, de Montalban, de Guevara, de Quevedo, de Tirso, de Rojas, de Moreto, de Guilhen de Castro, de Diamante et de tant d'autres. Ce qui s'est écrit de pièces de théâtre en Espagne, pendant le XVIe et le XVIIe siècle, dépasse l'imagination; autant vaudrait compter les feuilles des forêts et les grains de sable de la mer: elles sont presque toutes en vers de huit pieds mêlés d'assonances, imprimées en deux colonnes in-quarto sur papier à chandelle, avec une grossière gravure au frontispice, et forment des cahiers de six à huit feuilles. Les boutiques de librairie en regorgent; on en voit des milliers suspendues pêle-mêle au milieu des romances et des légendes versifiées des étalagistes en plein vent; l'on pourrait sans exagération appliquer à la plupart des auteurs dramatiques espagnols l'épigramme faite sur un poëte romain trop fécond, que l'on brûla après sa mort sur un bûcher formé de ses propres œuvres. C'est une fertilité d'invention, une abondance d'événements, une complication d'intrigues dont on ne peut se faire une idée. Les Espagnols, bien avant Shakspeare, ont inventé le drame; leur théâtre est romantique dans toute l'acception du mot; à part quelques puérilités d'érudition, leurs pièces ne relèvent ni des Grecs ni des Latins, et, comme le dit Lope de Vega dans son Arte nuevo de hacer comedias en este tiempo:
... Cuando ho de escribir una comedia,
Encierro los preceptos con seis llaves.
Les auteurs dramatiques espagnols ne paraissent pas s'être beaucoup préoccupés de la peinture des caractères, bien que l'on trouve à chaque scène des traits d'observation très-piquants et très-fins; l'homme n'y est pas étudié philosophiquement, et l'on ne rencontre guère, dans leurs drames, de ces figures épisodiques si fréquentes dans le grand tragique anglais, silhouettes découpées sur le vif, qui ne concourent qu'indirectement à l'action, et n'ont d'autre but que de représenter une facette de l'âme humaine, une individualité originale, ou de refléter la pensée du poëte. Chez eux, l'auteur laisse rarement apercevoir sa personnalité, excepté à la fin du drame, quand il demande pardon de ses fautes au public.
Le principal mobile des pièces espagnoles est le point d'honneur:
Las casos de la houra son mejores,
Porque mueven con fuerza a toda gente,
Con ellos las acciones virtuosas
Que la virtud es donde quiéra amada,
dit encore Lope de Vega, qui s'y connaissait et qui ne se fit pas faute de suivre son précepte. Le point d'honneur jouait dans les comédies espagnoles le rôle de la fatalité dans les tragédies grecques. Ses lois inflexibles, ses nécessités cruelles, faisaient naître aisément des scènes dramatiques et d'un haut intérêt. El pundonor, espèce de religion chevaleresque avec sa jurisprudence, ses subtilités et ses raffinements, est bien supérieur à l'Aνάγκη, à la fatalité antique, dont les coups aveugles tombent au hasard sur les coupables et sur les innocents. L'on est souvent révolté, en lisant les tragiques grecs, de la situation du héros, également criminel s'il agit ou s'il n'agit pas; le point d'honneur castillan est toujours parfaitement logique et d'accord avec lui-même. Il n'est d'ailleurs que l'exagération de toutes les vertus humaines poussées au dernier degré de susceptibilité. Dans ses fureurs les plus horribles, dans ses vengeances les plus atroces, le héros garde une attitude noble et solennelle. C'est toujours au nom de la loyauté, de la foi conjugale, du respect des aïeux, de l'intégrité du blason, qu'il tire du fourreau sa grande épée à coquille de fer, souvent contre ceux qu'il aime de toute son âme, et qu'une nécessité impérieuse l'oblige d'immoler. De la lutte des passions aux prises avec le point d'honneur résulte l'intérêt de la plupart des pièces de l'ancien théâtre espagnol, intérêt profond, sympathique, vivement senti par les spectateurs, qui, dans la même situation, n'eussent pas agi autrement que le personnage. Avec une donnée si fertile, si profondément dans les mœurs de l'époque, il ne faut pas s'étonner de la facilité prodigieuse des anciens dramaturges de la Péninsule. Une autre source non moins abondante d'intérêt, ce sont les actions vertueuses, les dévouements chevaleresques, les renonciations sublimes, les fidélités inaltérables, les passions surhumaines, les délicatesses idéales, résistant aux intrigues les mieux ourdies, aux embûches les plus compliquées. Dans ce cas, le poëte semble avoir pour but de proposer aux spectateurs un modèle achevé de la perfection humaine. Tout ce qu'il peut trouver de qualités, il l'entasse sur la tête de son prince ou de sa princesse; il les fait plus soucieux de leur pureté que la blanche hermine, qui aime mieux mourir que d'avoir une tache sur sa fourrure de neige.
Un profond sentiment du catholicisme et des mœurs féodales respire dans tout ce théâtre, vraiment national d'origine, de fond et de forme. La division en trois journées, suivie par les auteurs espagnols, est assurément la plus raisonnable et la plus logique. L'exposition, le nœud et le dénomment, telle est la distribution naturelle de toute action dramatique bien entendue, et nous ferions bien de l'adopter, au lieu de l'antique coupe en cinq actes, dont deux sont si souvent inutiles, le second et le quatrième.
Il ne faudrait pas cependant s'imaginer que les anciennes pièces espagnoles fussent exclusivement sublimes. Le grotesque, cet élément indispensable de l'art du moyen âge, s'y glisse sous la forme du gracioso et du bobo (niais), qui égaie le sérieux de l'action par des plaisanteries et des jeux de mots plus ou moins hasardés, et produit, à côté du héros, l'effet de ces nains difformes, à pourpoint bariolé, jouant avec des lévriers plus grands qu'eux, qu'on voit figurer auprès de quelque roi ou de quelque prince dans les vieux portraits des galeries.
Moratin, l'auteur du Si de las Niñas, de El Café, dont on peut voir le tombeau au Père Lachaise de Paris, est le dernier reflet de l'art dramatique espagnol, comme le vieux peintre Goya, mort à Bordeaux en 1828, a été le dernier descendant reconnaissable encore du grand Velasquez.
Maintenant on ne représente plus guère sur les théâtres d'Espagne que des traductions de mélodrames et de vaudevilles français. À Jaën, au cœur de l'Andalousie, on joue le Sonneur de Saint-Paul; à Cadix, à deux pas de l'Afrique, le Gamin de Paris. Les saynètes, autrefois si gais, si originaux, d'une si haute saveur locale, ne sont plus que des imitations empruntées au répertoire du théâtre des Variétés. Sans parler de don Martinez de la Rosa, de don Antonio Gil y Zarate, qui appartiennent déjà à une époque moins récente, la Péninsule compte cependant plusieurs jeunes gens de talent et d'espérance; mais l'attention publique, en Espagne comme en France, est détournée par la gravité des événements. Hartzembusch, l'auteur des Amants de Teruel; Castro y Orozco, à qui l'on doit Fray Luis de Leon, ou le Siècle et le Monde; Zorilla, qui a fait représenter avec succès le drame el Rey y el Zapatero; Breton de Los Herreros, le duc de Rivas, Larra, qui s'est tué par amour; Espronceda, dont les journaux viennent d'annoncer la mort, et qui portait dans ses compositions une énergie passionnée et farouche, quelquefois digne de Byron, son modèle, sont,--hélas! pour les deux derniers il faut dire étaient,--des littérateurs pleins de mérite, des poètes ingénieux, élégants et faciles, qui pourraient prendre place à côté des anciens maîtres, s'il ne leur manquait ce qui nous manque à tous, la certitude, un point de départ assuré, un fonds d'idées communes avec le public. Le point d'honneur et l'héroïsme des vieilles pièces n'est plus compris ou semble ridicule, et la croyance moderne n'est pas encore assez formulée pour que les poètes puissent la traduire.
Il ne faut donc pas trop blâmer la foule qui, en attendant, envahit le cirque et va chercher les émotions où elles se trouvent; après tout, ce n'est pas la faute du peuple si les théâtres ne sont pas plus attrayants; tant pis pour nous, poètes, si nous nous laissons vaincre par les gladiateurs. En somme, il est plus sain pour l'esprit et le cœur de voir un homme de courage tuer une bête féroce en face du ciel, que d'entendre un histrion sans talent chanter un vaudeville obscène, ou débiter de la littérature frelatée devant une rampe fumeuse.
XIII.
EGLIA.--CORDOUE.--L'ARCHANGE RAPHAËL.--LA MOSQUÉE.
Nous ne connaissions encore que les galères à brancards, il nous restait à tâter un peu de la galère à quatre roues. Un de ces aimables véhicules partait justement pour Cordoue, déjà encombré d'une famille espagnole, nous complétâmes la charge. Figurez-vous une charrette assez basse, munie de ridelles à claire-voie et n'ayant pour fond qu'un filet de sparterie dans lequel on entasse les malles et les paquets sans grand souci des angles sortants ou rentrants. Là-dessus l'on jette deux ou trois matelas, ou, pour parler plus exactement, deux sacs de toile où flottent quelques touffes de laine peu cardée; sur ces matelas s'étendent transversalement les pauvres voyageurs dans une position assez semblable (pardonnez-nous la trivialité de la comparaison) à celle des veaux que l'on porte au marché. Seulement ils n'ont pas les pieds liés, mais leur situation n'en est guère meilleure. Le tout est recouvert d'une grosse toile tendue sur des cerceaux, dirigé par un mayoral et traîné par quatre mules.
La famille avec laquelle nous faisions roule était celle d'un ingénieur assez instruit et parlant bien français: elle était accompagnée d'un grand scélérat de figure hétéroclite, autrefois brigand dans la bande de José Maria, et maintenant surveillant des mines. Ce drôle suivait la galère à cheval, le couteau dans la ceinture, la carabine à l'arçon de la selle. L'ingénieur paraissait faire grand cas de lui; il vantait sa probité, sur laquelle son ancien métier ne lui inspirait aucune inquiétude; il est vrai qu'en parlant de José Maria, il me dit à plusieurs reprises que c'était un brave et honnête homme. Cette opinion, qui nous paraîtrait légèrement paradoxale à l'endroit d'un voleur de grand chemin, est partagée en Andalousie par les gens les plus honorables. L'Espagne est restée arabe sur ce point, et les bandits y passent facilement pour des héros, rapprochement moins bizarre qu'il ne le semble d'abord, surtout dans les contrées du Midi, où l'imagination est si impressionnable; le mépris de la mort, l'audace, le sang-froid, la détermination prompte et hardie, l'adresse et la force, cette espèce de grandeur qui s'attache à l'homme en révolte contre la société, toutes ces qualités, qui agissent si puissamment sur les esprits encore peu civilisés, ne sont-elles pas celles qui font les grands caractères, et le peuple a-t-il si tort de les admirer chez ces natures énergiques, bien que l'emploi en soit condamnable?
Le chemin de traverse que nous suivions montait et descendait d'une façon assez abrupte à travers un pays bossué de collines et sillonné d'étroites vallées dont le fond était occupé par des lits de torrents à sec et tout hérissé de pierres énormes qui nous causaient d'atroces soubresauts, et arrachaient des cris aigus aux femmes et aux enfants. Chemin faisant, nous remarquâmes quelques effets de soleil couchant d'une poésie et d'une couleur admirables. Les montagnes prenaient dans l'éloignement des teintes pourpres et violettes, glacées d'or, d'une chaleur et d'une intensité extraordinaires; l'absence complète de végétation imprimait à ce paysage, uniquement composé de terrains et de ciels, un caractère de nudité grandiose et d'âpreté farouche dont l'équivalent n'existe nulle part, et que les peintres n'ont jamais rendu. L'on fit halte quelques heures, à l'entrée de la nuit, dans un petit hameau de trois ou quatre maisons, pour laisser reposer les mules et nous permettre de prendre quelque nourriture. Imprévoyants comme des voyageurs français, quoiqu'un séjour de cinq mois en Espagne eût dû nous rendre plus sages, nous n'avions emporté de Malaga aucune provision; aussi fûmes-nous obligés de souper de pain sec et de vin blanc qu'une femme de la posada voulut bien nous aller chercher, car les garde-manger et les celliers espagnols ne partagent pas cette horreur que la nature a, dit-on, pour le vide, et ils logent le néant en toute sécurité de conscience.
Vers une heure du matin, l'on se remit en route, et, malgré les cahots effroyables, les enfants de l'employé des mines qui roulaient sur nous, et les chocs que recevaient nos têtes vacillantes en heurtant les ridelles, nous ne tardâmes pas à nous endormir. Quand le soleil vint nous chatouiller le nez avec un rayon comme un épi d'or, nous étions près de Caratraca, village insignifiant, qui n'est pas marqué sur la carte et n'a de particulier que des sources d'eaux sulfureuses très-efficaces pour les maladies de la peau, ce qui attire dans cet endroit perdu une population assez suspecte et d'un commerce malsain. On y joue un jeu d'enfer; et, quoiqu'il fût encore de très-bonne heure, les cartes et les onces d'or allaient déjà leur train. C'était quelque chose de hideux à voir que ces malades aux physionomies terreuses et verdâtres, encore enlaidies par la rapacité, allongeant avec lenteur leurs doigts convulsifs pour saisir leur proie. Les maisons de Caratraca, comme toutes celles des villages d'Andalousie, sont passées au lait de chaux; ce qui, joint à la teinte vive des tuiles, aux guirlandes de pampres, aux arbustes qui les entourent, leur donne un air de fête et d'aisance bien différent des idées que l'on se fait dans le reste de l'Europe de la malpropreté espagnole, idées généralement fausses, qui ne peuvent être venues qu'à propos de quelques misérables hameaux de la Castille, dont nous possédons l'équivalent et au delà en Bretagne et en Sologne.
Dans la cour de l'auberge, mes regards furent attirés par des fresques grossières représentant des courses de taureaux avec une naïveté toute primitive; autour des peintures se lisaient des coplas en l'honneur de Paquirro Montès et de son quadrille. Le nom de Montès est tout à fait populaire en Andalousie, comme chez nous celui de Napoléon; son portrait orne les murs, les éventails, les tabatières, et les Anglais, grands exploiteurs de la vogue, quelle qu'elle soit, répandent de Gibraltar des milliers de foulards où les traits du célèbre matador sont reproduits par l'impression en rouge, en violet, en jaune, et accompagnés de légendes flatteuses.
Instruits par notre famine de la veille, nous achetâmes quelques provisions à notre hôte, et particulièrement un jambon qu'il nous fit payer un prix exorbitant. L'on parle beaucoup des voleurs de grand chemin; ce n'est pas sur le chemin qu'est le danger; c'est au bord, dans l'auberge où l'on vous égorge, où l'on vous dépouille en toute sûreté sans que vous ayez le droit de recourir aux armes défensives, et de tirer votre coup de carabine au garçon qui vous apporte votre compte. Je plains les bandits de tout mon cœur; de pareils hôteliers ne leur laissent pas grand'chose à faire, et ne leur livrent les voyageurs que comme des citrons dont on a exprimé le jus. Dans les autres pays, l'on vous fait payer cher une chose qu'on vous fournit; en Espagne, vous payez l'absence de tout au poids de l'or.
Notre sieste achevée, on attela les mules à la galère, chacun reprit sa place sur les matelas, l'escopetero enfourcha son petit cheval montagnard, le mayoral fit provision de menus cailloux pour lancer aux oreilles de ses bêtes, et l'on se remit en marche. La contrée que nous traversions était sauvage sans être pittoresque: des collines pelées, rugueuses, écorchées, décharnées jusqu'aux os, des lits de torrents pierreux, espèces de cicatrices imprimées au sol par le ravage des pluies d'hiver; des bois d'oliviers dont le feuillage pâle, enfariné par la poussière ne faisait naître aucune idée de verdure ou de fraîcheur; çà et là, au flanc déchiré des ravins de craie et de tuf, quelque touffe de fenouil blanchie par la chaleur; sur la poudre du chemin les traces des serpents et des vipères, et par-dessus tout cela un ciel brûlant comme une voûte de four, et pas un souffle d'air, pas une haleine de vent! Le sable gris soulevé par les sabots des mules retombait sans tourbillonner. Un soleil à faire chauffer le fer à blanc frappait sur la toile de notre galère, où nous mûrissions comme des melons sous cloche. De temps à autre nous descendions et nous faisions une traite à pied, en nous tenant dans l'ombre du cheval ou de la charrette, et nous regrimpions les jambes dégourdies à notre place, en écrasant un peu les enfants et la mère, car nous ne pouvions arriver à notre coin qu'en rampant à quatre pattes sous le dôme surbaissé formé par les cerceaux de la galère. À force de franchir des fondrières et des ravins, de couper à travers champ pour abréger, nous perdîmes la vraie route. Notre majoral, espérant se reconnaître, continua, comme s'il eût su parfaitement où il allait; car les cosarios et guides ne conviennent qu'ils sont égarés qu'à la dernière extrémité, et lorsqu'ils vous ont fait faire cinq à six lieues en dehors de la bonne voie. Il est juste de dire que rien n'était plus aisé que de se tromper sur ce chemin fabuleux, à peine battu, et dont de profonds ravins interrompaient à chaque instant le tracé. Nous nous trouvions dans de grands champs clair-semés d'oliviers aux troncs contournés et rabougris, aux attitudes effrayantes, sans aucune trace d'habitation humaine, sans apparence d'être vivant; depuis le matin, nous n'avions rencontré qu'un muchacho à moitié nu, poussant devant lui, à travers un flot de poussière, une demi-douzaine de cochons noirs. La nuit vint. Pour surcroît de malheur, ce n'était pas nuit de lune, et nous n'avions pour nous guider que la tremblotante lueur des étoiles.
À chaque instant, le mayoral quittait son siège et descendait tâter la terre avec ses mains pour sentir s'il ne rencontrerait pas une ornière, une trace de roue qui pût le remettre sur la voie; mais ses recherches furent inutiles, et, bien à contre-cœur, il se vit obligé de nous dire qu'il était égaré et ne savait pas où il était: il n'y concevait rien, il avait fait la route vingt fois et serait allé à Cordoue les yeux fermés. Tout cela nous paraissait assez louche, et l'idée nous vint que nous étions peut-être exposés à quelque guet-apens. La situation n'était pas autrement agréable; nous nous trouvions pris de nuit dans un pays perdu, loin de tout secours humain, au milieu d'une contrée réputée pour cacher plus de voleurs à elle seule que toutes les Espagnes réunies. Ces réflexions se présentèrent sans doute également à l'employé des mines et à son ami, l'ancien associé de José Maria, qui devait se connaître en pareille matière, car ils chargèrent silencieusement leurs carabines à balles, en firent autant de deux autres placées dans la galère, et nous en remirent une à chacun sans dire un mot, ce qui était fort éloquent. De cette façon, le mayoral restait sans arme, et, lorsqu'il aurait eu des intelligences avec les bandits, il se trouvait ainsi réduit à l'impuissance. Cependant, après avoir erré au hasard pendant deux ou trois heures, nous aperçûmes une lumière bien loin, qui scintillait sous les branches comme un ver luisant; nous en fîmes tout de suite notre étoile polaire, et nous nous dirigeâmes vers elle le plus directement possible, au risque de verser à chaque pas. Quelquefois une anfractuosité du terrain la dérobait à notre vue: alors tout nous semblait éteint dans la nature; puis la lueur reparaissait, et nos espérances avec elle. Enfin, nous arrivâmes assez près d'une ferme pour distinguer la fenêtre, ciel où brillait notre étoile sous la forme d'une lampe de cuivre. Des chariots à bœufs, des instruments aratoires dispersés çà et là nous rassurèrent tout à fait, car nous aurions pu tomber dans quelque coupe-gorge, dans quelque posada de barateros. Les chiens, ayant éventé notre présence, aboyaient à pleine gueule, de sorte que toute la ferme fut bientôt en rumeur. Les paysans sortirent le fusil à la main pour reconnaître la cause de cette alerte nocturne, et, ayant vu que nous étions d'honnêtes voyageurs fourvoyés, ils nous proposèrent poliment d'entrer nous reposer dans la ferme.
C'était l'heure du souper de ces braves gens. Une vieille ridée, tannée, momifiée en quelque sorte, et dont la peau faisait des plis à toutes les jointures comme une botte à la hussarde, préparait dans une jatte de terre rouge un gaspacho gigantesque. Cinq à six lévriers de la plus haute taille, minces de râble, larges de poitrine, supérieurement coiffés, dignes de la meute d'un roi, suivaient les mouvements de la vieille avec l'attention la plus soutenue et l'air le plus mélancoliquement admiratif qu'on puisse imaginer. Mais ce délicieux régal n'était pas pour eux; en Andalousie, ce sont les hommes et non les chiens qui mangent la soupe de croûtes de pain détrempées dans l'eau. Des chats que l'absence d'oreilles et de queue, car en Espagne on leur retranche ces superfluités ornementales, rendaient semblables à des chimères japonaises, regardaient aussi, mais de plus loin, ces appétissants préparatifs. Une écuelle dudit gaspacho, deux tranches de notre jambon et quelques grappes d'un raisin blond comme l'ambre nous composèrent un souper qu'il nous fallut disputer aux familiarités envahissantes des lévriers, qui, sous prétexte de nous lécher, nous arrachaient littéralement la viande de la bouche. Nous nous levions et nous mangions debout, notre assiette à la main; mais les diables de bêtes se dressaient sur les pattes de derrière, nous jetaient les pattes de devant aux épaules, et se trouvaient ainsi à hauteur du morceau convoité. S'ils ne l'emportaient pas, ils lui donnaient au moins deux ou trois tours de langue, et en prélibaient ainsi la première et la plus délicate saveur. Ces lévriers nous parurent descendre en droite ligne d'un chien fameux dont Cervantes n'a pourtant pas écrit l'histoire dans ses dialogues. Cet illustre animal tenait dans une fonda espagnole l'emploi de laveuse de vaisselle, et, comme on reprochait à la servante que les assiettes n'étaient pas propres, elle jura ses grands dieux qu'elles avaient pourtant été lavées par sept eaux, por siete aquas. Siete Aquas était le nom du chien, ainsi désigné parce qu'il léchait si exactement les plats, qu'on eût dit qu'ils avaient passé sept fois dans l'eau; il fallait que ce jour-là il se fût négligé. Les lévriers de la ferme étaient assurément de cette race.
L'on nous donna pour guide un jeune garçon qui connaissait parfaitement les chemins et nous conduisit sans encombre à Ecija, où nous parvînmes vers les dix heures du matin.
L'entrée d'Ecija est assez pittoresque; l'on y arrive par un pont au bout duquel s'élève une porte en arcade d'un effet triomphal. Ce pont traverse une rivière qui n'est autre que le Genil de Grenade, et qu'obstruent des ruines d'arches antiques et des barrages pour les moulins; quand on l'a franchi, l'on débouche dans une place plantée d'arbres, ornée de deux monuments d'un goût baroque. L'un consiste en une statue de la sainte Vierge dorée et posée sur une colonne dont le socle évidé forme comme une espèce de chapelle, enjolivée de pots de fleurs artificielles, d'ex-voto, de couronnes de moelle de roseau, et de tous les colifichets de la dévotion méridionale. L'autre est un saint Christophe gigantesque, aussi de métal doré, la main appuyée sur un palmier, canne proportionnée à sa grandeur, et portant sur l'épaule, avec les contractions de muscles les plus prodigieuses et des efforts à soulever une maison, un tout petit Enfant Jésus d'une délicatesse et d'une mignonnerie charmantes. Ce colosse, attribué au sculpteur florentin Torregiani qui écrasa d'un coup de poing le nez de Michel-Ange, est juché sur une colonne d'ordre salomonique (c'est le nom qu'on donne ici aux colonnes torses), de granit rose tendre, dont la spirale se termine à mi-chemin en volutes et en fleurons extravagants. J'aime beaucoup les statues ainsi posées; elles produisent plus d'effet, se voient de plus loin et à leur avantage. Les socles ordinaires ont quelque chose de massif et d'épaté qui ôte de la légèreté aux figures qu'ils supportent.
Ecija, bien qu'en dehors de l'itinéraire des touristes et généralement peu connue, est cependant une ville très-intéressante, d'une physionomie toute particulière fil très-originale. Les clochers qui forment les angles les plus aigus de sa silhouette ne sont ni byzantins, ni gothiques, ni renaissance; ils sont chinois, ou plutôt japonais; vous les prendriez pour les tourelles de quelque miao dédié à Kong-fu-Tzée, Bouddha ou Fo, car ils sont revêtus entièrement de carreaux de porcelaine ou de faïence coloriés des teintes les plus vives et couverts de tuiles vernissées vertes et blanches disposées en damier et de l'aspect le plus étrange du monde. Le reste de l'architecture n'est pas moins chimérique, et l'amour du contourné y est poussé à ses dernières limites. Ce ne sont que dorures, incrustations, brèches et marbres de couleur chiffonnés comme des étoffes, que guirlandes de fleurs, lacs d'amour, anges bouffis, tout cela enluminé, fardé, d'une richesse folle et d'un mauvais goût sublime.
La Calle de los Cabelleros, où demeure la noblesse et qui renferme les plus beaux hôtels, est vraiment quelque chose de miraculeux dans ce genre; l'on a peine à croire que l'on soit dans une rue réelle, entre des maisons habitées par des êtres possibles. Les balcons, les grilles, les frises, rien n'est droit, tout se tortille, se contourne, s'épanouit en fleurons, en volutes, en chicorées. Vous ne trouverez pas une superficie d'un pouce carré qui ne soit guillochée, festonnée, dorée, brodée ou peinte; tout ce que le genre désigné chez nous sous le nom de rococo a laissé de plus rocailleux et de plus désordonné, avec une épaisseur et un entassement de luxe que le bon goût français, même aux pires époques, a toujours su éviter. Ce pompadour-hollando-chinois amuse et surprend en Andalousie. Les maisons ordinaires sont crépies à la chaux, d'une blancheur éblouissante qui se détache merveilleusement sur l'azur foncé du ciel, et nous firent songer à l'Afrique par leurs toits plats, leurs petites fenêtres et leurs miradores, idée qui nous rappelait suffisamment une chaleur de trente-sept degrés Réaumur, température habituelle du lieu dans les étés frais. Ecija est surnommée la poêle de l'Andalousie, et jamais surnom ne fut mieux mérité: située dans un bas-fond, elle est entourée de collines sablonneuses qui l'abritent du vent et lui renvoient les rayons du soleil comme des miroirs concentriques. L'on y vit à l'état de friture; ce qui ne nous empêcha pas de la parcourir vaillamment en tout sens en attendant notre déjeuner. La Plaza-Mayor présente un coup d'œil fort original avec ses maisons à piliers, ses rangées de fenêtres, ses arcades et ses balcons en saillie.
Notre parador était assez comfortable, et l'on nous y servit un repas presque humain que nous savourâmes avec une sensualité bien permise après tant de privations. Une longue sieste dans une grande chambre bien close, bien obscure, bien arrosée, acheva de nous reposer, et quand, vers trois heures, nous remontâmes dans la galère, nous avions la mine sereine et tout à fait résignée.
La route d'Ecija à la Carlotta, où nous devions coucher, traverse un pays peu intéressant, d'un aspect aride et poussiéreux, ou du moins que la saison faisait paraître tel, et qui n'a pas laissé grande trace dans notre souvenir. De distance en distance apparaissaient quelques plants d'oliviers et quelques touffes de chênes verts, et les aloès montraient leur feuillage bleuâtre d'un effet toujours si caractéristique. La chienne de l'employé des mines (car nous avions des quadrupèdes dans notre ménagerie, sans compter les enfants) fit lever quelques perdrix dont deux ou trois furent abattues par mon compagnon de voyage. Voilà l'incident le plus remarquable de cette étape.
La Carlotta, où nous nous arrêtâmes pour passer la nuit, est un hameau sans importance. L'auberge occupe un ancien couvent métamorphosé d'abord en caserne, comme cela a presque toujours lieu dans les temps de révolution, la vie militaire étant celle qui s'enchâsse et s'emménage le plus facilement dans les bâtiments disposés pour la vie monacale. De longs cloîtres en arcades formaient galerie couverte sur les quatre faces des cours. Au milieu de l'une d'elles bâillait la bouche noire d'un puits énorme, très-profond, qui nous promettait le délicieux régal d'une eau bien claire et bien froide. En me penchant sur la margelle, je vis que l'intérieur était tout tapissé de plantes du plus beau vert qui avaient poussé dans l'interstice des pierres. Pour trouver quelque verdure et quelque fraîcheur, il fallait effectivement aller regarder dans les puits, car la chaleur était telle qu'on eût pu la croire produite par le voisinage d'un incendie. La température des serres où l'on élève des végétations tropicales peut seule en donner une idée. L'air même brûlait, et les bouffées de vent semblaient charrier des molécules ignées. J'essayai de sortir pour aller faire un tour dans le village, mais la vapeur d'étuve qui m'accueillit dès la porte me fit rebrousser chemin. Notre souper se composa de poulets démembrés étendus pêle-mêle sur une couche de riz aussi relevé de safran qu'un pilau turc, et d'une salade (ensalada) de feuillages verts nageant dans un déluge d'eau vinaigrée, étoilée çà et là de quelques flots d'huile empruntée sans doute à la lampe. Ce somptueux repas terminé, l'on nous conduisit à nos chambres qui étaient déjà tellement habitées, que nous allâmes achever la nuit au milieu de la cour, dans notre manteau, une chaise renversée nous servant d'oreiller. Là, du moins, nous n'étions exposés qu'aux moustiques; en mettant des gants et en voilant notre figure d'un foulard, nous en fûmes quittes pour cinq ou six coups d'aiguillon. Ce n'était que douloureux, et non dégoûtant.
Nos hôtes avaient des figures légèrement patibulaires; mais depuis longtemps nous n'y prenions plus garde, accoutumés que nous étions à des physionomies plus ou moins rébarbatives. Un fragment de leur conversation que nous surprîmes nous montra que leurs sentiments étaient assortis à leur physique. Ils demandaient à l'escopetero, croyant que nous n'entendions pas l'espagnol, s'il n'y avait pas un coup à faire contre nous, en allant nous attendre quelques lieues plus loin. L'ancien associé de José Maria leur répondit d'un air parfaitement noble et majestueux: «Je ne le souffrirai pas, puisque ces jeunes gentilshommes sont de ma compagnie; d'ailleurs, ils s'attendent à être volés et n'ont avec eux que la somme strictement nécessaire pour le voyage, leur argent étant en lettres de change sur Séville. En outre, ils sont grands et forts tous les deux; quant à l'employé des mines, c'est mon ami, et nous avons quatre carabines dans la galère.» Ce raisonnement persuasif convainquit notre hôte et ses acolytes, qui se contentèrent pour cette fois des moyens de détroussement ordinaires permis aux aubergistes de toutes les contrées.
Malgré toutes les histoires effrayantes sur les brigands rapportées par les voyageurs et les naturels du pays, nos aventures se bornèrent là, et ce fut l'incident le plus dramatique de notre longue pérégrination à travers des contrées réputées les plus dangereuses de l'Espagne, à une époque certainement favorable à ce genre de rencontres; le brigand espagnol a été pour nous un être purement chimérique, une abstraction, une simple poésie. Jamais nous n'avons aperçu l'ombre d'un trabuco, et nous étions devenus, à l'endroit du voleur, d'une incrédulité égale pour le moins à celle du jeune gentleman anglais dont Mérimée raconte l'histoire, lequel, tombé entre les mains d'une bande qui le détroussait, s'obstinait à n'y voir que des comparses de mélodrame apostés pour lui faire pièce.
Nous quittâmes la Carlotta vers les trois heures de l'après-midi, et le soir nous fîmes halte dans une misérable cabane de bohémiens, dont le toit était formé de simples branches d'arbres coupées et jetées, comme une espèce de chaume grossier, sur des perches transversales. Après avoir bu quelques verres d'eau, je m'étalai tranquillement devant la porte, sur le sein de notre mère commune, et, tout en regardant l'abîme azuré du ciel, où semblaient voltiger, comme des essaims d'abeilles d'or, de larges étoiles dont le scintillement formait un tourbillon lumineux pareil à celui que produisent autour du corps des libellules leurs ailes invisibles à force de rapidité, je ne tardai pas à m'endormir d'un profond sommeil, comme si j'eusse été couché dans le lit le plus moelleux du monde. Je n'avais cependant pour oreiller qu'une pierre enveloppée dans ma cape, et quelques cailloux de dimension honnête s'estampaient en creux dans mes reins. Jamais nuit plus belle et plus sereine n'emmaillotta le globe dans son manteau de velours bleu. À minuit environ, la galère se remit en marche, et, quand l'aurore parut, nous n'étions plus qu'à une demi-lieue de Cordoue.
L'on croirait peut-être, à la description de ces haltes et de ces étapes, qu'une grande distance sépare Cordoue de Malaga, et que nous avons fait un chemin énorme dans ce voyage qui n'a pas duré moins de quatre jours et demi. La distance parcourue n'est que d'une vingtaine de lieues d'Espagne, à peu près trente lieues de France; mais la voiture était pesamment chargée, le chemin abominable, sans relais disposés pour changer de mules. Joignez à cela une chaleur intolérable qui aurait asphyxié bêtes et gens, si l'on se fût risqué dehors aux heures où le soleil a toute sa force. Cependant ce voyage si lent et si pénible nous a laissé un bon souvenir; la rapidité excessive des moyens de transport ôte tout charme à la route: vous êtes emporté comme dans un tourbillon, sans avoir le temps de rien voir. Si l'on arrive tout de suite, autant vaut rester chez soi. Pour moi, le plaisir du voyage est d'aller et non d'arriver.
Un pont sur le Guadalquivir, assez large à cet endroit, sert d'entrée à Cordoue du côté d'Ecija. Tout auprès l'on remarque les ruines d'anciennes arches d'un aqueduc arabe. La tête du pont est défendue par une grande tour carrée, crénelée et soutenue par des casemates de construction plus récente. Les portes de la ville n'étaient pas encore ouvertes; une cohue de chariots à bœufs majestueusement coiffés de tiares en sparterie jaune et rouge, de mulets et d'ânes blancs chargés de paille hachée, de paysans à chapeaux en pain de sucre, vêtus de capas de laine brune retombant par-devant et par-derrière comme une chape de prêtre, et qui se mettent en passant la tête par un trou pratiqué au milieu de l'étoffe, attendaient l'heure avec le flegme et la patience ordinaires aux Espagnols, qui ne paraissent jamais pressés. Un pareil rassemblement à une barrière de Paris eût fait un vacarme horrible, et se serait répandu en invectives et en injures; là point d'autre bruit que le frisson d'un grelot de cuivre au collier d'une mule et le tintement argentin de la sonnette d'un âne-colonel changeant de position ou reposant sa tête sur le cou d'un confrère à longues oreilles.
Nous profitâmes de ce temps d'arrêt pour examiner à loisir l'aspect intérieur de Cordoue. Une belle porte en manière d'arc de triomphe, d'ordre ionique, et d'un si grand goût qu'on aurait pu la croire romaine, formait à la ville des califes une entrée fort majestueuse, à laquelle cependant j'aurais préféré une de ces belles arcades moresques évasées en cœur, comme l'on en voit à Grenade. La mosquée-cathédrale s'élevait au-dessus de l'enceinte et des toits de la ville plutôt comme une citadelle que comme un temple, avec ses hautes murailles denticulées de créneaux arabes, et le lourd dôme catholique accroupi sur sa plate-forme orientale. Il faut l'avouer, ces murailles sont badigeonnées d'une sorte de jaune assez abominable. Sans être de ceux qui aiment précisément les édifices moisis, lépreux et noirs, nous avons une horreur particulière pour cette infâme couleur potiron qui charme à un si haut degré les prêtres, les fabriques et les chapitres de tous les pays, puisqu'ils ne manquent jamais d'en empâter les merveilleuses cathédrales qui leur sont livrées. Les édifices doivent être peints et l'ont toujours été, même aux époques les plus pures; seulement il faudrait mieux choisir la nuance et la nature de l'enduit.
Enfin l'on ouvrit les portes, et nous eûmes l'agrément préalable d'être visités assez minutieusement à la douane, après quoi l'on nous laissa libres de nous rendre en compagnie de nos malles au parador le plus voisin.
Cordoue a l'aspect plus africain que toute autre ville d'Andalousie; ses rues ou plutôt ses ruelles, dont le pavé tumultueux ressemble au lit de torrents à sec, toutes jonchées de la paille courte qui s'échappe de la charge des ânes, n'ont rien qui rappelle les mœurs et les habitudes de l'Europe. L'on y marche entre d'interminables murailles couleur de craie, aux rares fenêtres treillissées de grilles et de barreaux, et l'on n'y rencontre que quelque mendiant à figure rébarbative, quelque dévote encapuchonnée de noir, ou quelque majo qui passe avec la rapidité de l'éclair sur son cheval brun, harnaché de blanc, arrachant des milliers d'étincelles aux cailloux du pavé. Les Mores, s'ils pouvaient y revenir, n'auraient pas grand'chose à faire pour s'y réinstaller. L'idée que l'on a pu se former, en pensant à Cordoue, d'une ville aux maisons gothiques, aux flèches brodées à jour, est entièrement fausse. L'usage universel du crépi à la chaux donne une teinte uniforme à tous les monuments, remplit les rides de l'architecture, efface les broderies et ne permet pas de lire leur âge. Grâce à la chaux, le mur fait il y a cent ans ne peut se distinguer du mur achevé d'hier. Cordoue, autrefois le centre de la civilisation arabe, n'est plus aujourd'hui qu'un amas de petites maisons blanches par-dessus lesquelles jaillissent quelques figuiers d'Inde à la verdure métallique, quelque palmier épanoui comme un crabe de feuillage, et que divisent en îlots d'étroits corridors par où deux mulets auraient peine à passer de front. La vie semble s'être retirée de ce grand corps, animé jadis par l'active circulation du sang moresque; il n'en reste plus maintenant que le squelette blanchi et calciné. Mais Cordoue a sa mosquée, monument unique au monde et tout à fait neuf, même pour les voyageurs qui ont eu déjà l'occasion d'admirer à Grenade ou à Séville les merveilles de l'architecture arabe.
Malgré ses airs moresques, Cordoue est pourtant bonne chrétienne et placée sous la protection spéciale de l'archange Raphaël. Du balcon de notre parador, nous voyions s'élever un monument assez bizarre en l'honneur de ce patron céleste; nous eûmes envie de l'examiner de plus près. L'archange Raphaël, du haut de sa colonne, l'épée à la main, les ailes déployées, scintillant de dorure, semble une sentinelle veillant éternellement sur la ville confiée à sa garde. La colonne est de granit gris avec un chapiteau corinthien de bronze doré, et repose sur une petite tour ou lanterne de granit rose, dont le soubassement est formé par des rocailles où sont groupés un cheval, un palmier, un lion et un monstre marin des plus fantastiques; quatre statues allégoriques complètent cette décoration. Dans le socle se trouve enchâssé le cercueil de l'évêque Pascal, personnage célèbre par sa piété et sa dévotion au saint archange.
Sur un cartouche se lit l'inscription suivante:
Yo te juro por Jesu-Christo cruzificado
Que soi Rafaël angel, a quien Dios tiene puesto
Por guarda de esta ciudad.
Mais, me direz-vous, comment a-t-on su que l'archange Raphaël était précisément le patron de la vieille ville d'Abdérame, lui et pas un autre? Nous vous répondrons au moyen d'une romance ou complainte imprimée avec permission à Cordoue, chez don Raphaël Garcia Rodriguez, rue de la Librairie. Ce précieux document porte en tête une vignette sur bois représentant l'archange les ailes ouvertes, l'auréole autour de la tête, son bâton de voyage et son poisson à la main, majestueusement campé entre deux glorieux pots de jacinthes et de pivoines, le tout accompagné d'une inscription ainsi conçue: Véridique relation et curieuse légende du seigneur saint Raphaël, archange, avocat de la peste et gardien de la cité de Cordoue.
L'on y raconte comme quoi le bienheureux archange apparut à don Andrès Roëlas, gentilhomme et prêtre de Cordoue, et lui tint dans sa chambre un discours dont la première phrase est précisément celle que l'on a gravée sur la colonne. Ce discours, que les légendaires ont conservé, dura plus d'une heure et demie, le prêtre et l'archange étant assis face à face, chacun sur une chaise. Cette apparition eut lieu le 7 mai de l'an du Christ 1578, et c'est pour en conserver le souvenir qu'on a élevé ce monument.
Une esplanade entourée de grilles s'étend autour de cette construction et permet de la contempler sur toutes les faces. Les statues, ainsi placées, ont quelque chose d'élégant et de svelte qui me plaît beaucoup et qui dissimule admirablement la nudité d'une terrasse, d'une place publique ou d'une cour trop vaste. La statuette posée sur une colonne de porphyre, dans la cour du palais des Beaux-Arts de Paris, peut donner une petite idée du parti qu'on pourrait tirer pour l'ornementation de cette manière d'ajuster les figures qui prennent ainsi un aspect monumental qu'elles n'auraient pas sans cela. Cette réflexion nous était déjà venue devant la sainte Vierge et le saint Christophe d'Ecija.
L'extérieur de la cathédrale nous avait peu séduits, et nous avions peur d'être cruellement désenchantés. Les vers de Victor Hugo:
Cordoue aux maisons vieilles
A sa mosquée, où l'œil se perd dans les merveilles,
nous semblaient d'avance trop flatteurs, mais nous fûmes bientôt convaincus qu'ils n'étaient que justes.
Ce fut le calife Abdérame Ier qui jeta les fondements de la mosquée de Cordoue vers la fin du VIIIe siècle; les travaux furent menés avec une telle activité, que la construction était terminée au commencement du IXe: vingt et un ans suffirent pour terminer ce gigantesque édifice! Quand on songe qu'il y a mille ans, une œuvre si admirable et de proportions si colossales était exécutée en si peu de temps par un peuple tombé depuis dans la plus sauvage barbarie, l'esprit s'étonne et se refuse à croire aux prétendues doctrines de progrès qui ont cours aujourd'hui; l'on se sent même tenté de se ranger à l'opinion contraire lorsqu'on visite des contrées occupées jadis par des civilisations disparues. J'ai toujours beaucoup regretté, pour ma part, que les Mores ne soient pas restés maîtres de l'Espagne, qui certainement n'a fait que perdre à leur expulsion. Sous leur domination, s'il faut en croire les exagérations populaires, si gravement recueillies par les historiens, Cordoue comptait deux cent mille maisons, quatre-vingt mille palais et neuf cents bains; douze mille villages lui servaient comme de faubourgs. Maintenant elle n'a pas quarante mille habitants, et paraît presque déserte.
Abdérame voulait faire de la mosquée de Cordoue un but de pèlerinage, une Mecque occidentale, le premier temple de l'islamisme après celui où repose le corps du prophète. Je n'ai pas encore vu la casbah de la Mecque, mais je doute qu'elle égale en magnificence et en étendue la mosquée espagnole. On y conservait l'un des originaux du Coran, et, relique plus précieuse encore, un os du bras de Mahomet.
Les gens du peuple prétendent même que le sultan de Constantinople paie encore un tribut au roi d'Espagne pour que l'on ne dise pas la messe dans l'endroit consacré spécialement au prophète. Cette chapelle est appelée ironiquement par les dévots le Zancarron, terme de mépris qui signifie «mâchoire d'âne, mauvaise carcasse.»
La mosquée de Cordoue est percée de sept portes qui n'ont rien de monumental, car sa construction même s'y oppose et ne permet pas le portail majestueux commandé impérieusement par le plan sacramentel des cathédrales catholiques, et dans son extérieur rien ne vous prépare à l'admirable coup d'œil qui vous attend. Nous passerons, s'il vous plaît, par le patio de los naranjeros, immense et magnifique cour plantée d'orangers monstrueux, contemporains des rois mores, entourée de longues galeries en arcades, dallée de marbre, et sur l'un des côtés de laquelle se dresse un clocher d'un goût médiocre, maladroite imitation de la Giralda, comme nous le pûmes voir plus tard à Séville. Sous le pavé de cette cour il existe, dit-on, une immense citerne. Du temps des Ommyades, l'on pénétrait de plain-pied du patio de los naranjeros dans la mosquée même, car l'affreux mur qui arrête la perspective de ce côté n'a été bâti que postérieurement.
La plus juste idée que l'on puisse donner de cet étrange édifice, c'est de dire qu'il ressemble à une grande esplanade fermée de murs et plantée de colonnes en quinconce. L'esplanade a quatre cent vingt pieds de large et quatre cent quarante de long. Les colonnes sont au nombre de huit cent soixante; ce n'est, dit-on, que la moitié de la mosquée primitive.
L'impression que l'on éprouve en entrant dans cet antique sanctuaire de l'islamisme est indéfinissable et n'a aucun rapport avec les émotions que cause ordinairement l'architecture: il vous semble plutôt marcher dans une forêt plafonnée que dans un édifice; de quelque côté que vous vous tourniez, votre œil s'égare à travers des allées de colonnes qui se croisent et s'allongent à perte de vue, comme une végétation de marbre spontanément jaillie du sol; le mystérieux demi-jour qui règne dans cette futaie ajoute encore à l'illusion. L'on compte dix-neuf nefs dans le sens de la largeur, trente-six dans l'autre sens, mais l'ouverture des arcades transversales est beaucoup moindre. Chaque nef est formée de deux rangs d'arceaux superposés, dont quelques-uns se croisent et s'entrelacent comme des rubans, et produisent l'effet le plus bizarre. Les colonnes, toutes d'un seul morceau, n'ont guère plus de dix à douze pieds jusqu'au chapiteau d'un corinthien arabe plein de force et d'élégance, qui rappelle plutôt le palmier d'Afrique que l'acanthe de Grèce. Elles sont de marbres rares, de porphyre, de jaspe, de brèche verte et violette, et autres matières précieuses; il y en a même quelques-unes d'antiques et qui proviennent, à ce qu'on prétend, des ruines d'un ancien temple de Janus. Ainsi, trois religions ont célébré leurs rites sur cet emplacement. De ces trois religions, l'une a disparu sans retour dans le gouffre du passé avec la civilisation qu'elle représentait; l'autre a été refoulée hors de l'Europe, où elle n'a plus qu'un pied, jusqu'au fond de la barbarie orientale; la troisième, après avoir atteint son apogée, minée par l'esprit d'examen, s'affaiblit de jour en jour, même aux contrées où elle régnait en souveraine absolue; et peut-être la vieille mosquée d'Abdérame durera-t-elle encore assez pour voir une quatrième croyance s'installer à l'ombre de ses arceaux, et célébrer avec d'autres formes et d'autres chants le nouveau dieu, ou plutôt le nouveau prophète, car Dieu ne change jamais.
Au temps des califes, huit cents lampes d'argent remplies d'huiles aromatiques éclairaient ces longues nefs, faisaient miroiter le porphyre et le jaspe poli des colonnes, accrochaient une paillette de lumière aux étoiles dorées des plafonds, et trahissaient dans l'ombre les mosaïques de cristal et les légendes du Coran entrelacées d'arabesques et de fleurs. Parmi ces lampes se trouvaient les cloches de Saint-Jacques de Compostelle, conquises par les Mores; renversées et suspendues à la voûte avec des chaînes d'argent, elles illuminaient le temple d'Allah et de son prophète, tout étonnées d'être devenues lampes musulmanes de cloches catholiques qu'elles étaient. Le regard pouvait alors se jouer en toute liberté sous les longues colonnades et découvrir, du fond du temple, les orangers en fleur et les fontaines jaillissantes du patio dans un torrent de lumière rendue plus éblouissante encore par le contraste du demi-jour de l'intérieur. Malheureusement cette magnifique perspective est obstruée aujourd'hui par l'église catholique, masse énorme enfoncée lourdement au cœur de la mosquée arabe. Des retables, des chapelles, des sacristies, empâtent et détruisent la symétrie générale. Cette église parasite, monstrueux champignon de pierre, verrue architecturale poussée au dos de l'édifice arabe, a été construite sur les dessins de Hernan Ruiz, et n'est pas sans mérite en elle-même; on l'admirerait partout ailleurs, mais la place qu'elle occupe est à jamais regrettable. Elle fut élevée, malgré la résistance de l'ayuntamiento, par le chapitre, sur un ordre surpris à l'empereur Charles-Quint, qui n'avait pas vu la mosquée. Il dit, l'ayant visitée quelques années plus tard: «Si j'avais su cela, je n'aurais jamais permis que l'on touchât à l'œuvre ancienne: vous avez mis ce qui se voit partout à la place de ce qui ne se voit nulle part.» Ces justes reproches firent baisser la tête au chapitre, mais le mal était fait. On admire dans le chœur une immense menuiserie sculptée en bois d'acajou massif et représentant des sujets de l'Ancien Testament, œuvre de don Pedro Duque Cornejo, qui employa dix ans de sa vie à ce prodigieux travail, comme on peut le voir sur la tombe du pauvre artiste, couché sur une dalle à quelques pas de son œuvre. À propos de tombe, nous en avons remarque une assez singulière, enclavée dans le mur; elle était en forme de malle et fermée de trois cadenas. Comment le cadavre enfermé si soigneusement fera-t-il au jour du jugement dernier pour ouvrir les serrures de pierre de son cercueil, et comment en retrouvera-t-il les clefs au milieu du désordre général?
Jusqu'au milieu du XVIIIe siècle, l'ancien plafond d'Abdérame, en bois de cèdre et de mélèse, s'était conservé avec ses caissons, ses soffites, ses losanges et toutes ses magnificences orientales; on l'a remplacé par des voûtes et des demi-coupoles d'un goût médiocre. L'ancien dallage a disparu sous un pavé de brique qui a exhaussé le sol, noyé les fûts des piliers, et rendu plus sensible encore le défaut général de l'édifice, trop bas pour son étendue.
Toutes ces profanations n'empêchent pas la mosquée de Cordoue d'être encore un des plus merveilleux monuments du monde; et, comme pour nous faire sentir plus amèrement les mutilations du reste, une portion, que l'on appelle le Mirah, a été conservée comme par miracle dans une intégrité scrupuleuse.
Le plafond de bois sculpté et doré avec sa media-naranja constellée d'étoiles, les fenêtres découpées et garnies de grillages qui tamisent doucement le jour, la galerie de colonnettes à trèfles, les plaques de mosaïques en verres de couleur, les versets du Coran en lettres de cristal doré, qui serpentent à travers les ornements et les arabesques les plus gracieusement compliqués, forment un ensemble d'une richesse, d'une beauté, d'une élégance féerique, dont l'équivalent ne se rencontre que dans les Mille et une Nuits, et qui n'a rien à envier à aucun art. Jamais lignes ne furent mieux choisies, couleurs mieux combinées: les gothiques même, dans leurs plus fins caprices, dans leurs plus précieuses orfèvreries, ont quelque chose de souffreteux, d'émacié, de malingre, qui sent la barbarie et l'enfance de l'art. L'architecture du Mirah montre au contraire une civilisation arrivée à son plus haut développement, un art à son période culminant; au delà, il n'y a plus que la décadence. La proportion, l'harmonie, la richesse et la grâce, rien n'y manque. De cette chapelle, l'on entre dans un petit sanctuaire excessivement orné, dont le plafond est fait d'un seul bloc de marbre creusé en conque et ciselé avec une délicatesse infinie. C'était là probablement le saint des saints, l'endroit formidable et sacré où la présence de Dieu est plus sensible qu'ailleurs.
Une autre chapelle, appelée capilla de los reyesmoros, où les califes faisaient leurs prières séparés de la foule des croyants, offre aussi des détails curieux et charmants: mais elle n'a pas eu le même bonheur que le Mirah, et ses couleurs ont disparu sous une ignoble chemise de chaux.
Les sacristies regorgent de trésors: ce ne sont qu'ostensoirs étincelants de pierreries, châsses d'argent d'un poids énorme, d'un travail inouï, et grandes comme de petites cathédrales, chandeliers, crucifix d'or, chapes brodées de perles: un luxe plus que royal et tout à fait asiatique.
Comme nous nous apprêtions à sortir, le bedeau qui nous servait de guide nous conduisit mystérieusement dans un recoin obscur, et nous fit remarquer pour curiosité suprême un crucifix qu'on prétend avoir été creusé avec l'ongle par un prisonnier chrétien sur une colonne de porphyre au pied de laquelle il était enchaîné. Pour constater l'authenticité de l'histoire, il nous montra la statue du pauvre captif placée à quelques pas de là. Sans être plus voltairien qu'il ne le faut en fait de légende, je ne puis m'empêcher de penser qu'autrefois l'on avait des ongles diablement durs, ou que le porphyre était bien tendre. Ce crucifix n'est d'ailleurs pas le seul; il en existe un second sur une autre colonne, mais beaucoup moins bien formé. Le bedeau nous fit voir aussi une énorme défense d'ivoire suspendue au milieu d'une coupole par des chaînes de fer, et qui semblait la trompe de chasse de quelque géant sarrasin, de quelque Nemrod d'un monde disparu; cette défense appartient, dit-on, à l'un des éléphants employés à porter les matériaux pendant la construction de la mosquée. Satisfaits de ses explications et de sa complaisance, nous lui donnâmes quelques piécettes, générosité qui parut déplaire beaucoup à l'ancien ami de José Maria, qui nous avait accompagnés, et lui arracha cette phrase un peu hérétique: «Ne vaudrait-il pas mieux donner cet argent à un brave bandit qu'à un méchant sacristain?»
En sortant de la cathédrale, nous nous arrêtâmes quelques instants devant un joli portail gothique qui sert de façade à l'hospice des Enfants-Trouvés. On l'admirerait partout ailleurs, mais ce voisinage formidable l'écrase.
La cathédrale visitée, rien ne nous retenait plus à Cordoue, dont le séjour n'est pas des plus récréatifs. Le seul divertissement que puisse y prendre un étranger est d'aller se baigner au Guadalquivir, ou se faire raser dans une des nombreuses boutiques de barbier qui avoisinent la mosquée, opération qu'accomplit avec beaucoup de dextérité, à l'aide d'un rasoir énorme, un petit frater juché sur le dossier du grand fauteuil de chêne où l'on vous fait asseoir.
La chaleur était intolérable, car elle se compliquait d'un incendie. La moisson venait de finir, et c'est l'usage en Andalousie de brûler le chaume lorsque les gerbes sont rentrées, afin que les cendres fertilisent la terre. La campagne flambait à trois ou quatre lieues à la ronde, et le vent, qui se grillait les ailes en passant sur cet océan de flamme, nous apportait des bouffées d'air chaud comme celui qui s'échappe des bouches de poêles: nous étions dans la position de ces scorpions que les enfants entourent d'un cercle de copeaux auxquels ils mettent le feu, et qui sont forcés de faire une sortie désespérée, ou de se suicider en retournant leur aiguillon contre eux-mêmes. Nous préférâmes le premier moyen.
La galère dans laquelle nous étions venus nous ramena par le même chemin jusqu'à Ecija, où nous demandâmes une calessine pour nous rendre à Séville. Le conducteur, nous ayant vus tous les deux, nous trouva trop grands, trop forts et trop lourds pour nous emmener, et fit toute sorte de difficultés. Nos malles étaient, disait-il, d'un poids si excessif, qu'il faudrait quatre hommes pour les soulever, et qu'elles feraient immédiatement rompre sa voiture. Nous détruisîmes cette dernière objection en plaçant tout seuls et avec la plus grande aisance les malles ainsi calomniées sur l'arrière de la calessine. Le drôle n'ayant plus d'objections à faire, se décida enfin à partir.
Des terrains plats ou vaguement ondulés, plantés d'oliviers, dont la couleur grise est encore affadie par la poussière, des steppes sablonneuses où s'arrondissent de loin en loin, comme des verrues végétales, des boules de verdure noirâtres, voilà les seuls objets qui s'offrent à vos regards pendant plusieurs lieues.
À la Luisiana, toute la population était étendue devant les portes et ronflait à la belle étoile. Notre voiture faisait lever des files de dormeurs qui se rangeaient contre le mur en grommelant et en nous prodiguant toutes les richesses du vocabulaire andalou. Nous soupâmes dans une posada d'assez mauvaise mine, plus garnie de fusils et de tromblons que d'ustensiles de ménage. Des chiens monstrueux suivaient tous nos mouvements avec obstination, et ne semblaient attendre qu'un signe pour nous déchirer à belles dents. L'hôtesse avait l'air extrêmement surpris de la tranquillité vorace avec laquelle nous dépêchions notre omelette aux tomates. Elle semblait trouver ce repas superflu, et regretter une nourriture qui ne nous profiterait pas. Cependant, malgré les apparences sinistres du lieu, nous ne fûmes pas égorgés, et l'on eut la clémence de nous laisser continuer notre route.
Le sol devenait de plus en plus sablonneux, et les roues de la calessine s'enfonçaient jusqu'aux moyeux dans des terrains mouvants. Nous comprîmes alors pourquoi notre voiturin s'inquiétait si fort de notre pesanteur spécifique. Pour soulager le cheval, nous mîmes pied à terre, et vers minuit, après avoir suivi un chemin qui escaladait en zigzag les plans escarpés d'une montagne, nous arrivâmes à Cormana, lieu de notre couchée. Des fours, où l'on brûlait de la chaux, jetaient sur cette rampe de rochers de longs reflets rougeâtres qui produisaient des effets à la Rembrandt d'une puissance et d'un pittoresque admirables.
La chambre que l'on nous donna était ornée de mauvaises lithographies coloriées représentant différents épisodes de la révolution de juillet, la prise de l'Hôtel de Ville, etc. Cela nous fit plaisir, et nous attendrit presque: c'était comme un petit morceau de France encadré et suspendu au mur. Cormana, que nous eûmes à peine le temps de regarder en remontant dans la voilure, est une petite ville blanche comme de la crème, à laquelle les campaniles et les tours d'un ancien couvent de religieuses carmélites donnent une tournure assez pittoresque: voilà tout ce que nous en pouvons dire.
À partir de Cormana, les plantes grasses, les cactus et les aloès, qui nous avaient abandonnés, reparurent plus hérissés et plus féroces que jamais. Le paysage était moins nu, moins aride, plus accidenté, la chaleur avait perdu un peu de son intensité. Bientôt nous atteignîmes Alcala de los Panaderos, célèbre par la bonté de son pain, ainsi que l'indique son nom, et ses courses de novillos (jeunes taureaux), où se rendent les aficionados de Séville pendant les vacances de la place. Alcala de los Panaderos est très-bien située au fond d'une petite vallée où serpente une rivière; elle a pour abri un coteau où s'élèvent encore les ruines d'un ancien palais moresque. Nous approchions de Séville. En effet, la Giralda ne tarda pas à montrer à l'horizon d'abord sa lanterne à jour, ensuite sa tour carrée; quelques heures après nous passions sous la porte de Cormana, dont l'arc encadrait un fond de lumière poudroyante où se croisaient, dans des flots de vapeur dorée, des galères, des ânes, des mules et des chariots à bœuf, les uns allant, les autres venant. Un superbe aqueduc, d'une physionomie romaine, élevait à gauche de la route ses arcades de pierre; de l'autre coté s'alignaient des maisons de plus en plus rapprochées; nous étions à Séville.
XIV.
SÉVILLE.--LA CHISTINA.--LA TORRE DEL ORO.--ITALICA.--LA CATHÉDRALE.--LA GIRALDA.--EL POLHO SEVILLANO.--LA CARIDAD ET DON JUAN DE MARANA.
Il existe sur Séville un proverbe espagnol très-souvent cité:
Quien no ha visto a Sevilla
No ha visto a maravilla.
Nous avouons en toute humilité que ce proverbe nous paraîtrait plus juste, appliqué à Tolède, à Grenade, qu'à Séville, où nous ne trouvons rien de particulièrement merveilleux, si ce n'est la cathédrale.
Séville est située sur le bord du Guadalquivir, dans une large plaine, et c'est de là que lui vient son nom d'Hispalis, qui veut dire terre plate en carthaginois, s'il faut en croire Arias Montano et Samuel Bochart. C'est une ville vaste, diffuse, toute moderne, gaie, riante, animée, et qui doit, en effet, sembler charmante à des Espagnols. On ne saurait trouver un contraste plus parfait avec Cordoue. Cordoue est une ville morte, un ossuaire de maisons, une catacombe à ciel ouvert, sur qui l'abandon tamise sa poussière blanchâtre; les rares habitants qui se montrent au détour des ruelles ont l'air d'apparitions qui se sont trompées d'heure. Séville, au contraire, a toute la pétulance et le bourdonnement de la vie: une folle rumeur plane sur elle à tout instant du jour; à peine prend-elle le temps de faire sa sieste. Hier l'occupe peu, demain encore moins, elle est toute au présent; le souvenir et l'espérance sont le bonheur des peuples malheureux, et Séville est heureuse: elle jouit, tandis que sa sœur Cordoue, dans le silence et la solitude, semble rêver gravement d'Abdérame, du grand capitaine et de toutes ses splendeurs évanouies, phares brillants dans la nuit du passé, et dont elle n'a plus que la cendre.
Le badigeon, au grand désappointement des voyageurs et des antiquaires, règne en souverain à Séville; les maisons mettent trois, quatre fois par an des chemises de chaux, ce qui leur donne un air de soin et de propreté, mais dérobe aux investigations les restes des sculptures arabes et gothiques qui les ornaient anciennement. Rien n'est moins varié que ces réseaux de rues, où l'œil n'aperçoit que deux teintes: l'indigo du ciel et le blanc de craie des murailles, sur lesquelles se découpent les ombres azurées des bâtiments voisins, car dans les pays chauds les ombres sont bleues au lieu d'être grises, de façon que les objets semblent éclairés d'un côté par le clair de lune et de l'autre par le soleil; cependant l'absence de toute teinte sombre produit un ensemble plein de vie et de gaieté. Des portes fermées par des grilles laissent apercevoir à l'intérieur des patios ornés de colonnes, de pavés en mosaïques, de fontaines, de pots de fleurs, d'arbustes et de tableaux. Quant à l'architecture extérieure, elle n'a rien de remarquable; la hauteur des constructions dépasse rarement deux ou trois étages, et à peine compterait-on une douzaine de façades intéressantes pour l'art. Le pavé est en petits cailloux comme celui de toutes les villes d'Espagne, mais il est rayé, en manière de trottoir, de bandes de pierres plates assez larges sur lesquelles, la foule marche à la file; le pas est toujours cédé aux femmes, en cas de rencontre, avec cette exquise politesse naturelle aux Espagnols même de la plus basse classe. Les femmes de Séville justifient leur réputation de beauté; elles se ressemblent presque toutes, ainsi que cela arrive dans les races pures et d'un type marqué: leurs yeux fendus jusqu'aux tempes, frangés de longs cils bruns, ont un effet de blanc et de noir inconnu en France. Lorsqu'une femme ou jeune fille passe près de vous, elle abaisse lentement ses paupières, puis elle les relève subitement, vous décoche en face un regard d'un éclat insoutenable, fait un tour de prunelle et baisse de nouveau les cils. La bayadère Amany, lorsqu'elle dansait le pas des Colombes, peut seule donner une idée de ces œillades incendiaires que l'Orient a léguées à l'Espagne; nous n'avons pas de termes pour exprimer ce manège de prunelles: ojear manque à notre vocabulaire. Ces coups d'œil d'une lumière si vive et si brusque, qui embarrassent presque les étrangers, n'ont cependant rien de précisément significatif, et se portent indifféremment sur le premier objet venu: une jeune Andalouse regardera avec ces yeux passionnés une charrette qui passe, un chien qui court après sa queue, des enfants qui jouent au taureau. Les yeux des peuples du Nord sont éteints et vides à côté de ceux-là; le soleil n'y a jamais laissé son reflet.
Des dents dont les canines sont très-pointues, et qui ressemblent pour l'éclat à celles des jeunes chiens de Terre-Neuve, donnent au sourire des jeunes femmes de Séville quelque chose d'arabe et de sauvage d'une originalité extrême. Le front est haut, bombé, poli; le nez mince, tendant un peu à l'aquilin; la bouche très-colorée. Malheureusement le menton termine quelquefois par une courbe trop brusque un ovale divinement commencé. Des épaules et des bras un peu maigres sont les seules imperfections que l'artiste le plus difficile pourrait trouver aux Sévillanes. La finesse des attaches, la petitesse des mains et des pieds, ne laissent rien à désirer. Sans aucune exagération poétique, on trouverait aisément à Séville des pieds de femme à tenir dans la main d'un enfant. Les Andalouses sont très-fières de cette qualité, et se chaussent en conséquence: de leurs souliers aux brodequins chinois la distance n'est pas grande.
Con primor se calza el pié
Digno de regio tapiz.
Est un éloge aussi fréquent dans leurs romances que le teint de roses et de lis dans les nôtres.
Ces souliers, ordinairement de satin, couvrent à peine les doigts, et semblent n'avoir pas de quartier, étant garnis au talon d'un petit morceau de ruban de la couleur du bas. Chez nous, une petite fille de sept ou huit ans ne pourrait pas mettre le soulier d'une Andalouse de vingt ans. Aussi ne tarissent-elles pas en plaisanteries sur les pieds et les chaussures des femmes du Nord: avec les souliers de bal d'une Allemande, on a fait une barque à six rameurs pour se promener sur le Guadalquivir; les étriers de bois des picadores pourraient servir de pantoufles aux ladys, et mille autres andaluzades de ce genre. J'ai défendu de mon mieux les pieds des Parisiennes, mais je n'ai trouvé que des incrédules. Malheureusement les Sévillanes ne sont restées Espagnoles que de pied et de tête, par le soulier et la mantille; les robes de couleurs à la française commencent à être en majorité. Les hommes sont habillés comme des gravures de mode. Quelquefois cependant ils portent de petites vestes blanches de basin avec le pantalon pareil, la ceinture rouge et le chapeau andalou; mais cela est rare, et ce costume est d'ailleurs assez peu pittoresque.
C'est à l'Alameda del Duque, où l'on va prendre l'air pendant les entr'actes du théâtre, qui est tout voisin, et surtout à la Cristina, qu'il est charmant de voir, entre sept et huit heures, parader et manéger les jolies Sévillanes par petits groupes de trois ou quatre, accompagnées de leurs galants en exercice ou en expectative. Elles ont quelque chose de leste, de vif, de fringant, et piaffent plutôt qu'elles ne marchent. La prestesse avec laquelle l'éventail s'ouvre et se ferme sous leurs doigts, l'éclat de leur regard, l'assurance de leur allure, la souplesse onduleuse de leur taille, leur donnent une physionomie toute particulière. Il peut y avoir en Angleterre, en France, en Italie, des femmes d'une beauté plus parfaite, plus régulière, mais assurément il n'y en a pas de plus jolies ni de plus piquantes. Elles possèdent à un haut degré ce que les Espagnols appellent la sal. C'est quelque chose dont il est difficile de donner une idée en France, un composé de nonchalance et de vivacité, de ripostes hardies et de façons enfantines, une grâce, un piquant, un ragoût, comme disent les peintres, qui peut se rencontrer en dehors de la beauté, et qu'on lui préfère souvent. Ainsi, l'on dit en Espagne à une femme: «Que vous êtes salée, salada!» Nul compliment ne vaut celui-là.
La Cristina est une superbe promenade sur les bords du Guadalquivir, avec un salon pavé de larges dalles, entouré d'un immense canapé de marbre blanc garni d'un dossier de fer, ombragé de platanes d'Orient, avec un labyrinthe, un pavillon chinois, et toute sorte de plantations d'arbres du Nord, de frênes, de cyprès, de peupliers, de saules, qui font l'admiration des Andalous, comme des palmiers et des aloès feraient celle des Parisiens.
Aux abords de la Cristina, des bouts de corde soufrés et enroulés à des poteaux tiennent un feu toujours prêt à la disposition des fumeurs, de sorte que l'on est délivré de l'obsession des gamins porteurs d'un charbon qui vous poursuivent en criant: Fuego! et qui rendent insupportable le Prado de Madrid.
À cette promenade, tout agréable qu'elle est, je préfère cependant le rivage même du fleuve, qui offre un spectacle toujours animé et renouvelé sans cesse. Au milieu du courant, où l'eau est la plus profonde, stationnent les bricks et les goélettes du commerce, à la mâture élancée, aux cordages aériens, dont les traits se dessinent si nettement en noir sur le fond clair du ciel. Des embarcations légères se croisent en tout sens sur le fleuve. Quelquefois une barque emporte une société de jeunes gens et de jeunes femmes qui descendent le fleuve en jouant de la guitare et en chantant des coplas dont la folle brise disperse les rimes, et que les promeneurs applaudissent de la rive. La Torre del Oro, espèce de tour octogone à trois étages en recul, crénelée à la moresque, dont le pied baigne dans le Guadalquivir auprès du débarcadère, et qui s'élance dans le bleu de l'air du milieu d'une forêt de mâts et de cordages, termine heureusement la perspective de ce côté. Cette tour, que les savants prétendent être de construction romaine, se reliait autrefois à l'Alcazar par des pans de murailles que l'on a démolis pour faire place à Cristina, et supportait, au temps des Mores, une des extrémités de la chaîne de fer qui barrait le fleuve, et dont l'autre bout allait s'attacher en face à des contre-forts en maçonnerie. Le nom de Torre del Oro lui vient, dit-on, de ce qu'on y enfermait l'or apporté d'Amérique par les galions.
Nous allions là nous promener tous les soirs et regarder le soleil se coucher derrière le faubourg de Triana, situé de l'autre côté du fleuve. Un palmier du port le plus noble élevait dans l'air son disque de feuilles comme pour saluer l'astre à son déclin. J'ai toujours beaucoup aimé les palmiers et n'ai jamais pu en voir un sans me sentir transporté dans un monde poétique et patriarcal, au milieu des féeries de l'Orient et des magnificences de la Bible.
Le soir, comme pour nous ramener au sentiment de la réalité, en regagnant la Calle de la Sierpe, où demeurait don César Bustamente, notre hôte, dont la femme, née à Jérès, avait les plus beaux yeux et les plus longs cheveux du monde, nous étions accostés par des gaillards très-bien mis, de la tournure la plus convenable, avec lorgnon et chaîne de montre, qui nous priaient de venir nous reposer et prendre des rafraîchissements chez des personnes muy finas, muy decentes, qui les avaient chargés de faire leurs invitations. Ces honnêtes gens semblèrent d'abord fort étonnés de nos refus, et, s'imaginant que nous ne les avions pas compris, ils entrèrent dans des détails plus explicites; puis, voyant qu'ils perdaient leur temps, ils se contentèrent de nous offrir des cigarettes et des Murillo, car, il faut vous le dire, l'honneur et aussi la plaie de Séville, c'est Murillo. Vous n'entendez prononcer que ce nom. Le moindre bourgeois, le plus mince abbé, possède au moins trois cents Murillo du meilleur temps. Qu'est-ce que cette croûte? c'est du Murillo genre vaporeux; et cette autre? un Murillo genre chaud; et cette troisième? un Murillo genre froid. Murillo, comme Raphaël, a trois manières, ce qui fait que toute espèce de tableau peut lui être attribuée et laisse une admirable latitude aux amateurs qui forment des galeries. À chaque coin de rue, on se heurte à l'angle d'un cadre: c'est un Murillo de trente francs, qu'un Anglais vient toujours d'acheter trente mille francs. «Regardez, seigneur cavalier, quel dessin! quel coloris! C'est la perla, la perlita.» Que de perles l'on m'a montrées qui ne valaient pas l'enchâssement et la bordure! Que d'originaux qui n'étaient seulement pas des copies! Cela n'empêche pas Murillo d'être un des plus admirables peintres de l'Espagne et du monde. Mais nous voici loin des bords du Guadalquivir; revenons-y.
Un pont de bateaux réunit les deux rives et relie les faubourgs à la ville. C'est par là qu'on passe pour aller visiter, près de Santi-Ponce, les restes d'Halica, patrie du poète Silius Italieus, des empereurs Trajan, Adrien et Théodose; on y voit un cirque en ruines et cependant d'une forme encore assez distincte. Les caveaux où l'on renfermait les bêtes féroces, les loges des gladiateurs, sont parfaitement reconnaissables, ainsi que les corridors et les gradins. Tout cela est bâti en ciment avec des cailloux noyés dans la pâte. Les revêtements de pierre ont probablement été arrachés pour servir à des constructions plus modernes, car Halica a longtemps été la carrière de Séville. Quelques chambres ont été déblayées et servent d'asile, pendant les heures brûlantes, à des troupeaux de cochons bleus qui se sauvent en grognant entre les jambes des visiteurs, et sont aujourd'hui la seule population de l'ancienne cité romaine. Le vestige le plus entier et le plus intéressant qui reste de toute cette splendeur disparue est une mosaïque de grande dimension, que l'on a entourée de murs et qui représente des Muses et des Néréides. Lorsqu'on la ravive avec de l'eau, ses couleurs sont encore fort brillantes, bien que par cupidité l'on en ait arraché les pierres les plus précieuses. L'on a trouvé aussi, dans les décombres, quelques fragments de statues d'un assez bon style, et nul doute que des fouilles habilement dirigées n'amenassent des découvertes importantes. Italica est à une lieue et demie environ de Séville, et, avec une calessine, c'est une excursion que l'on peut faire à son aise en une après-dînée, à moins que l'on ne soit un antiquaire forcené, et que l'on ne veuille regarder une à une toutes les vieilles pierres soupçonnées d'inscriptions.
La puerta de Triana a aussi des prétentions romaines et tire son nom de l'empereur Trajan. L'aspect en est fort monumental; elle est d'ordre dorique, à colonnes accouplées, ornée des armes royales et surmontée de pyramides. Elle a son alcade particulier et sert de prison aux chevaliers. Les portes del Carbon et del Aceite valent la peine d'être examinées. Sur la porte de Jérès se lit l'inscription suivante:
Hercules me edifico
Julio Cesar me cerco
De muros y torres altas
El rey santo me gano
Con Garci Perez de Vargas.
Séville est entourée d'une enceinte de murailles crénelées, flanquées par intervalles de grosses tours, dont plusieurs sont tombées en ruine, et de fossés aujourd'hui presque entièrement comblés. Ces murailles, qui ne seraient d'aucune défense contre l'artillerie moderne, produisent avec leurs créneaux arabes, découpés en scie, un effet assez pittoresque. La fondation, comme celle de tous les murs et de tous les camps possibles, en est attribuée à Jules César.
Sur une place qui avoisine la puerta de Triana, je vis un spectacle fort singulier. C'était une famille de bohémiens campés en plein air et qui composait un groupe à faire les délices de Callot. Trois pieux ajustés en triangle formaient une espèce de crémaillère rustique, qui soutenait, au-dessus d'un grand feu éparpillé par le vent en langues de flamme et en spirales de fumée, une marmite pleine de nourritures bizarres et suspectes, comme Goya sait en jeter dans les chaudrons des sorcières de Barahona. Auprès de ce foyer improvisé était assise une gitana au profil busqué, basanée, cuivrée, nue jusqu'à la ceinture, ce qui prouvait chez elle une absence complète de coquetterie; ses longs cheveux noirs tombaient en broussaille sur son dos maigre et jaune et sur son front couleur de bistre. À travers leurs mèches désordonnées brillaient ces grands yeux orientaux faits de nacre et de jais, si mystérieux et si contemplatifs, qu'ils relèvent jusqu'à la poésie la physionomie la plus bestiale et la plus dégradée. Autour d'elle se vautraient, en glapissant, trois ou quatre marmots dans l'état le plus primitif, noirs comme des mulâtres, avec de gros ventres et des membres grêles qui les faisaient ressembler plutôt à des quadrumanes qu'à des bipèdes. Je doute que les petits Hottentots soient plus hideux et plus sales. Cet état de nudité n'est pas rare et ne choque personne. On rencontre souvent des mendiants qui n'ont pour vêtement qu'un lambeau de couverture, un fragment de caleçon très-hasardeux; à Grenade et à Malaga, j'ai vu vaguer sur les places des gaillards de douze à quatorze ans moins habillés qu'Adam à sa sortie du paradis terrestre. Le faubourg de Triana est fréquent en rencontres de ce genre, car il contient beaucoup de gitanos, gens qui ont les opinions les plus avancées en fait de désinvolture; les femmes font de la friture en plein vent, et les hommes s'adonnent à la contrebande, à la tonte des mulets, au maquignonnage, etc., quand ils ne font pas pis.
La Cristina, le Guadalquivir, l'Alameda de Duque, Italica, l'Alcazar more, sont sans doute des choses fort curieuses: mais la véritable merveille de Séville est sa cathédrale, qui reste en effet un édifice surprenant, même après la cathédrale de Burgos, de Tolède et la mosquée de Cordoue. Le chapitre qui en ordonna la construction résuma son plan dans cette phrase: «Élevons un monument qui fasse croire à la postérité que nous étions fous.» À la bonne heure, voilà un programme large et bien entendu; ayant ainsi carte blanche, les artistes firent des prodiges, et les chanoines, pour accélérer l'achèvement de l'édifice, abandonnèrent toutes leurs rentes, ne se réservant que le strict nécessaire pour vivre. Ô trois fois saints chanoines! dormez doucement sous votre dalle, à l'ombre de votre cathédrale chérie, tandis que votre âme se prélasse au paradis dans une stalle probablement moins bien sculptée que celle de votre chœur!
Les pagodes indoues les plus effrénées et les plus monstrueusement prodigieuses n'approchent pas de la cathédrale de Séville. C'est une montagne creuse, une vallée renversée; Notre-Dame de Paris se promènerait la tête haute dans la nef du milieu, qui est d'une élévation épouvantable; des piliers gros comme des tours, et qui paraissent frêles à faire frémir, s'élancent du sol ou retombent des voûtes comme les stalactites d'une grotte de géants. Les quatre nefs latérales, quoique moins hautes, pourraient abriter des églises avec leur clocher. Le retablo, ou maître-autel, avec ses escaliers, ses superpositions d'architectures, ses files de statues entassées par étage, est à lui seul un édifice immense; il monte presque jusqu'à la voûte. Le cierge pascal, grand comme un mât de vaisseau, pèse deux mille cinquante livres. Le chandelier de bronze qui le supporte est une espèce de colonne de la place Vendôme; il est copié sur le chandelier du temple de Jérusalem, ainsi qu'on le voit figurer sur les bas-reliefs de l'arc de Titus; tout est dans cette proportion grandiose. Il se brûle par an, dans la cathédrale, vingt mille livres de cire et autant d'huile; le vin qui sert à la consommation du saint sacrifice s'élève à la quantité effrayante de dix-huit mille sept cent cinquante litres. Il est vrai que l'on dit chaque jour cinq cents messes aux quatre-vingts autels! Le catafalque qui sert pendant la semaine sainte, et qu'on appelle le monument, a près de cent pieds de haut. Les orgues, d'une proportion gigantesque, ont l'air des colonnades basaltiques de la caverne de Fingal, et pourtant les ouragans et les tonnerres qui s'échappent de leurs tuyaux, gros comme des canons de siège, semblent des murmures mélodieux, des gazouillements d'oiseaux et de séraphins sous ces ogives colossales. On compte quatre-vingt-trois fenêtres à vitraux de couleur peints d'après des cartons de Michel-Ange, de Raphaël, de Durer, de Pérégrino, de Tibaldi et de Lucas Cambiaso; les plus anciens et les plus beaux ont été exécutés par Arnold de Flandre, célèbre peintre verrier. Les derniers, qui datent de 1819, montrent combien l'art a dégénéré depuis ce glorieux XVIe siècle, époque climatérique du monde, où la plante-homme a porté ses plus belles fleurs et ses fruits les plus savoureux. Le chœur, de style gothique, est enjolivé de tourelles, de flèches, de niches découpées à jour, de figurines, de feuillages, immense et minutieux travail qui confond l'imagination et ne peut plus se comprendre de nos jours. L'on reste vraiment atterré en présence de pareilles œuvres, et l'on se demande avec inquiétude si la vitalité se retire chaque siècle du monde vieillissant. Ce prodige de talent, de patience et de génie, porte du moins le nom de son auteur, et l'admiration trouve sur qui se fixer. Sur l'un des panneaux du côté de l'Évangile est tracée cette inscription: Este coro fizo Nufro Sanchey entallador que Dios haya año de 1475; «Nufro Sanchez, sculpteur, que Dieu ait en sa garde, fit ce chœur en 1475.»
Essayer de décrire l'une après l'autre les richesses de la cathédrale serait une insigne folie: il faudrait une année tout entière pour la visiter à fond, et l'on n'aurait pas encore tout vu; des volumes ne suffiraient pas à en faire seulement le catalogue. Les sculptures en pierre, en bois, en argent, de Juan de Arfé, de Joan Millan, de Montañes, de Roldan; les peintures de Murillo, de Zurbaran, de Pierre Campana, de Roëlas, de don Luiz de Villegas, des Herrera vieux et jeune, de Juan Valdès, de Goya, encombrent les chapelles, les sacristies, les salles capitulaires. L'on est écrasé de magnificences, rebuté et soûl de chefs-d'œuvre, on ne sait plus où donner de la tête; le désir et l'impossibilité de tout voir vous causent des espèces de vertiges fébriles; l'on ne veut rien oublier, et l'on sent à chaque minute un nom qui vous échappe, un linéament qui se trouble dans votre cerveau, un tableau qui en remplace un autre. L'on fait à sa mémoire des appels désespérés, on recommande à ses yeux de ne pas perdre un regard; le moindre repos, les heures des repas et du sommeil, vous semblent des vols que vous vous faites, car l'impérieuse nécessité vous entraîne; et bientôt il va falloir partir, le feu flambe déjà sous la chaudière du bateau à vapeur, l'eau siffle et bout, les cheminées dégorgent leur blanche fumée; demain vous quitterez toutes ces merveilles pour ne plus les revoir sans doute!
Ne pouvant parler de tout, je me bornerai à mentionner le Saint Antoine de Padoue de Murillo, qui orne la chapelle du baptistère. Jamais la magie de la peinture n'a été poussée plus loin. Le saint en extase est à genoux au milieu de la cellule, dont tous les pauvres détails sont rendus avec cette réalité vigoureuse qui caractérise l'école espagnole. À travers la porte entr'ouverte, l'on aperçoit un de ces longs cloîtres blancs en arcades si favorables à la rêverie. Le haut du tableau, noyé d'une lumière blonde, transparente, vaporeuse, est occupé par des groupes d'anges d'une beauté vraiment idéale. Attiré par la force de la prière, l'Enfant Jésus descend de nuée en nuée et va se placer entre les bras du saint personnage, dont la tête est baignée d'effluves rayonnantes et se renverse dans un spasme de volupté céleste. Je mets ce tableau divin au-dessus de la Sainte Élisabeth de Hongrie pansant un teigneux que l'on voit à l'Académie de Madrid, au-dessus de Moïse, au-dessus de toutes les vierges et des enfants du maître, si beaux et si purs qu'ils soient. Qui n'a pas vu le Saint Antoine de Padoue ne connaît pas le dernier mot du peintre de Séville; c'est comme ceux qui s'imaginent connaître Rubens et qui n'ont pas vu la Madeleine d'Anvers.
Tous les genres d'architecture sont réunis à la cathédrale de Séville. Le gothique sévère, le style de la renaissance, celui que les Espagnols appellent plateresco ou d'orfèvrerie, et qui se distingue par une folie d'ornements et d'arabesques incroyables, le rococo, le grec et le romain, rien n'y manque, car chaque siècle a bâti sa chapelle, son retablo, avec le goût qui lui était particulier, et l'édifice n'est même pas tout à fait terminé. Plusieurs des statues qui remplissent les niches des portails, et qui représentent des patriarches, des apôtres, des saints, des archanges, sont en terre cuite seulement et placées là comme d'une manière provisoire. Du côté de la cour de los Naranjeros, au sommet du portail inachevé, s'élève la grue de fer, symbole indiquant que l'édifice n'est pas terminé, et sera repris plus tard. Cette potence figure aussi au faîte de l'église de Beauvais; mais quel jour le poids d'une pierre de taille lentement hissée dans l'air par les travailleurs revenus fera-t-il grincer sa poulie rouillée depuis des siècles? Jamais peut-être; car le mouvement ascensionnel du catholicisme s'est arrêté, et la sève qui faisait pousser de terre cette floraison de cathédrales ne monte plus du tronc aux rameaux. La foi, qui ne doute de rien, avait écrit les premières strophes de tous ces grands poëmes de pierre et de granit; la raison, qui doute de tout, n'a pas osé les achever. Les architectes du moyen âge sont des espèces de Titans religieux qui entassent Pélion sur Ossa, non pas pour détrôner le Dieu tonnant, mais pour admirer de plus près la douce figure de la Vierge-Mère souriant à l'Enfant Jésus. De notre temps, où tout est sacrifié à je ne sais quel bien-être grossier et stupide, l'on ne comprend plus ces sublimes élancements de l'âme vers l'infini, traduits en aiguilles, en flèches, en clochetons, en ogives, tendant au ciel leurs bras de pierre, et se joignant, par-dessus la tête du peuple prosterné, comme de gigantesques mains qui supplient. Tous ces trésors enfouis sans rien rapporter font hausser de pitié les épaules aux économistes. Le peuple aussi commence à calculer combien vaut l'or du ciboire; lui qui naguère n'osait lever les yeux sur le blanc soleil de l'hostie, il se dit que des morceaux de cristal remplaceraient parfaitement les diamants et les pierreries de l'ostensoir; l'église n'est plus guère fréquentée que par les voyageurs, les mendiants et d'horribles vieilles, d'atroces dueñas vêtues de noir, aux regards de chouette, au sourire de tête de mort, aux mains d'araignée, qui ne se meuvent qu'avec un cliquetis d'os rouillés, de médailles et de chapelets, et, sous prétexte de demander l'aumône, vous murmurent je ne sais quelles effroyables propositions de cheveux noirs, de teints vermeils, de regards brûlants et de sourires toujours en fleur. L'Espagne elle-même n'est plus catholique!
La Giralda, qui sert de campanile à la cathédrale et domine tous les clochers de la ville, est une ancienne tour moresque élevée par un architecte arabe nommé Geber ou Guever, inventeur de l'algèbre, à laquelle il a donné son nom. L'effet en est charmant et d'une grande originalité; la couleur rose de la brique, la blancheur de la pierre dont elle est bâtie, lui donnent un air de gaieté et de jeunesse en contraste avec la date de sa construction qui remonte à l'an 1000, un âge fort respectable auquel une tour peut bien se permettre quelque ride et se passer d'avoir le teint frais. La Giralda, telle qu'elle est aujourd'hui, n'a pas moins de trois cent cinquante pieds de haut et cinquante de large sur chaque face; les murailles sont lisses jusqu'à une certaine élévation, où commencent des étages de fenêtres moresques avec balcons, trèfles et colonnettes de marbre blanc, encadrés dans de grands panneaux de briques en losange; la tour se terminait autrefois par un toit de carreaux vernis de différentes couleurs que surmontait une barre de fer ornée de quatre pommes de métal doré d'une prodigieuse grosseur. Ce couronnement fut détruit en 1568 par l'architecte Francisco Ruiz, qui fit monter de cent pieds encore, dans la pure lumière du ciel, la fille du More Guever, pour que sa statue de bronze pût regarder par-dessus les sierras et causer de plain-pied avec les anges qui passent. Bâtir un clocher sur une tour, c'était se conformer de tout point aux intentions de cet admirable chapitre dont nous avons parlé, et qui désirait passer pour fou aux yeux de la postérité. L'œuvre de Francisco Ruiz se compose de trois étages dont le premier est percé de fenêtres, dans l'embrasure desquelles sont suspendues les cloches; le second, entouré d'une balustrade découpée à jour, porte sur chacune des faces de sa corniche ces mots: Turris fortissima nomen Domini; le troisième est une espèce de coupole ou de lanterne sur laquelle tourne une gigantesque figure de la Foi, de bronze doré, tenant une palme d'une main et un étendard de l'autre, qui sert de girouette et justifie le nom de Giralda porté par la tour. Cette statue est de Barthélémy Morel. On la voit d'excessivement loin, et quand elle scintille à travers l'azur, aux rayons du soleil, elle semble véritablement un séraphin flânant dans l'air.
On monte à la Giralda par une suite de rampes sans degrés, si douces et si faciles, que deux hommes à cheval pourraient aisément gravir de front jusqu'au sommet, où l'on jouit d'une vue admirable. Séville est à vos pieds, étincelante de blancheur, avec ses clochers et ses tours, qui font d'impuissants efforts pour se hausser jusqu'à la ceinture de briques roses de la Giralda. Plus loin s'étend la plaine, où le Guadalquivir promène la moire de son cours; l'on aperçoit Santi-Ponce, Algaba et autres villages. Au dernier plan apparaît la chaîne de la Sierra-Morena aux dentelures nettement coupées, malgré l'éloignement, tant est grande la transparence de l'air dans cet admirable pays. De l'autre côté se hérissent les sierras de Gibrain, de Zaara et de Moron, nuancées des plus riches teintes du lapis-lazuli et de l'améthyste; admirable panorama criblé de lumière, inondé de soleil et d'une splendeur éblouissante.
Une grande quantité de tronçons de colonnes taillées en manière de bornes, et réunies entre elles par des chaînes, à l'exception de quelques espaces laissés libres pour la circulation, entourent la cathédrale. Quelques-unes de ces colonnes sont antiques, et proviennent, soit des ruines d'Italica, soit des débris de l'ancienne mosquée dont l'église actuelle occupe la place, et dont il ne reste plus que la Giralda, quelques pans de mur, un ou deux arcs dont l'un sert de porte à la cour des orangers. La Lonja (bourse) du commerce, grand bâtiment carré d'une régularité parfaite, bâti par ce lourd et pesant Herrera, architecte de l'ennui, à qui l'on doit l'Escurial, le monument le plus triste qui soit au monde, est aussi entourée de bornes semblables. Isolée de tous côtés et présentant quatre façades pareilles, la Lonja est située entre la cathédrale et l'Alcazar. On y conserve les archives d'Amérique, les correspondances de Christophe Colomb, de Pizarre et de Fernand Cortez; mais tous ces trésors sont gardés par des dragons si farouches, qu'il a fallu nous contenter de l'extérieur des cartons et des dossiers arrangés dans des armoires d'acajou, comme des paquets de mercerie. Il serait facile cependant de mettre sous verre cinq ou six des plus précieux autographes, et de les offrir à la curiosité bien légitime des voyageurs.
L'Alcazar, ou ancien palais des rois mores, quoique fort beau et digne de sa réputation, n'a rien qui surprenne lorsqu'on a déjà vu l'Alhambra de Grenade. Ce sont toujours les petites colonnes de marbre blanc, les chapiteaux peints et dorés, les arcades en cœur, les panneaux d'arabesques entrelacées de légendes du Coran, les portes de cèdre et de mélèze, les coupoles à stalactites, les fontaines brodées de sculptures qui peuvent différer à l'œil, mais dont la description ne peut rendre le détail infini et la délicatesse minutieuse. La salle des Ambassadeurs, dont les magnifiques portes subsistent dans toute leur intégrité, est peut-être plus belle et plus riche que celle de Grenade; malheureusement l'on a eu l'idée de profiter de l'intervalle des colonnettes qui soutiennent le plafond pour y loger une suite de portraits des rois d'Espagne depuis les temps les plus reculés de la monarchie jusqu'à nos jours. Rien au monde n'est plus ridicule. Les anciens rois, avec leurs cuirasses et leurs couronnes d'or, font encore une figure passable; mais les derniers, poudrés à blanc, en uniforme moderne, produisent l'effet le plus grotesque; je n'oublierai jamais une certaine reine avec des lunettes sur le nez et un petit chien sur les genoux, qui doit se trouver là bien dépaysée. Les bains dits de Maria Padilla, maîtresse du roi don Pèdre, qui habita l'Alcazar, sont encore tels qu'ils étaient au temps des Arabes. Les voûtes de la salle des étuves n'ont pas subi la plus légère altération; Charles-Quint, comme à l'Alhambra de Grenade, a laissé à l'Alcazar de Séville de trop nombreuses traces de son passage. Cette manie de bâtir un palais dans un autre est des plus funestes et des plus communes, et ce qu'elle a détruit de monuments historiques pour leur substituer d'insignifiantes constructions est à jamais regrettable. L'enceinte de l'Alcazar renferme des jardins dessinés dans le vieux goût français, avec des ifs taillés dans les formes les plus bizarres et les plus tourmentées.
Puisque nous sommes en train de visiter les monuments, entrons quelques instants à la manufacture de tabac qui est à deux pas. Ce vaste bâtiment, très-bien approprié à son usage, renferme une grande quantité de machines à râper, à hacher et triturer le tabac, qui font le bruit d'une multitude de moulins, et sont mises en activité par deux ou trois cents mules. C'est là que se fabrique el polbo sevillano, poussière impalpable, pénétrante, d'une couleur jaune d'or, dont les marquis de la régence aimaient à saupoudrer leurs jabots de dentelle: la force et la volatilité de ce tabac sont telles, que l'on éternue dès le seuil des salles dans lesquelles on le prépare. Il se débite par livre et demi-livre dans des boîtes de fer-blanc. L'on nous conduisit aux ateliers où se roulent les cigares en feuilles. Cinq ou six cents femmes sont employées à cette préparation. Quand nous mîmes le pied dans leur salle, nous fûmes assaillis par un ouragan de bruits: elles parlaient, chantaient et se disputaient toutes à la fois. Je n'ai jamais entendu un vacarme pareil. Elles étaient jeunes pour la plupart, et il y en avait de fort jolies. Le négligé extrême de leur toilette permettait d'apprécier leurs charmes en toute liberté. Quelques-unes portaient résolûment à l'angle de leur bouche un bout de cigare avec l'aplomb d'un officier de hussards; d'autres, ô muse, viens à mon aide! d'autres... chiquaient comme de vieux matelots, car on leur laisse prendre autant de tabac qu'elles en peuvent consommer sur place. Elles gagnent de quatre à six réaux par jour. La cigarera de Séville est un type, comme la manola de Madrid. Il faut la voir, le dimanche ou les jours de courses de taureaux, avec sa basquine frangée d'immenses volants, ses manches garnies de boutons de jais, et le puro dont elle aspire la fumée, et qu'elle passe de temps à autre à son galant.
Pour en finir avec toutes ces architectures, allons faire une visite au célèbre hospice de la Caridad, fondé par le fameux don Juan de Marana, qui n'est nullement un être fabuleux, comme on pourrait le croire. Un hospice fondé par don Juan! Eh mon Dieu! oui. Voici comment la chose arriva. Une nuit don Juan, sortant d'une orgie, rencontra un convoi qui se rendait à l'église de Saint-Isidore: pénitents noirs masqués, cierges de cire jaune, quelque chose de plus lugubre et de plus sinistre qu'un enterrement ordinaire. «Quel est ce mort? Est-ce un mari tué en duel par l'amant de sa femme, un honnête père qui tardait trop à lâcher son héritage?» fit le don Juan échauffé par le vin.--Ce mort, lui répondit un des porteurs du cercueil, n'est autre que le seigneur don Juan de Marana, dont nous allons célébrer le service; venez et priez avec, nous pour lui.» Don Juan, s'étant approché, reconnut à la lueur des torches (car en Espagne on porte les morts la face découverte) que le cadavre avait sa ressemblance, et n'était autre que lui-même. Il suivit sa propre bière dans l'église, et récita les prières avec les moines mystérieux, et le lendemain on le trouva évanoui sur les dalles du chœur. Cet événement lui fit une telle impression, qu'il renonça à sa vie endiablée, prit l'habit religieux et fonda l'hôpital en question, où il mourut presque en odeur de sainteté. La Caridad renferme des Murillo de la plus grande beauté: le Moïse frappant le rocher, la Multiplication des pains, immenses compositions de la plus riche ordonnance, le Saint Jean-de-Dieu portant un mort et soutenu par un ange, chef-d'œuvre de couleur et de clair-obscur. C'est là que se trouve le tableau de Juan Valdès, connu sous le nom de los Dos Cadaveres, bizarre et terrible peinture auprès de laquelle les plus noires conceptions de Young peuvent passer pour de joviales facéties.
La place des Taureaux était fermée à notre grand regret, car les courses de Séville sont, à ce que prétendent les aficionados, les plus brillantes de l'Espagne. Cette place offre la singularité de n'être que demi-circulaire, du moins pour ce qui regarde les loges, car l'arène est ronde. On dit qu'un violent orage abattit tout ce côté, qui depuis ne fut pas relevé. Cette disposition ouvre une merveilleuse perspective sur la cathédrale, et forme un des plus beaux tableaux qu'on puisse imaginer, surtout quand les gradins sont peuplés d'une foule étincelante, diaprée des plus vives couleurs. Ferdinand VII avait fondé à Séville un conservatoire de tauromachie, où l'on exerçait les élèves d'abord sur des taureaux de carton, puis sur des novillos avec des boules aux cornes, et enfin sur des taureaux sérieux, jusqu'à ce qu'ils fussent dignes de paraître en public. J'ignore si la révolution a respecté cette institution royale et despotique.--Notre espérance déçue, il ne nous restait plus qu'à partir; nos places étaient retenues sur le bateau à vapeur de Cadix, et nous nous embarquâmes au milieu des pleurs, des cris et des hurlements des maîtresses ou femmes légitimes des soldats qui changeaient de garnison et faisaient route avec nous. Je ne sais pas si ces douleurs étaient sincères, mais jamais désespoirs antiques, désolations de femmes juives au jour de captivité, ne se laissèrent aller à de telles violences!