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Voyage musical en Allemagne et en Italie, II

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The Project Gutenberg eBook of Voyage musical en Allemagne et en Italie, II

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Title: Voyage musical en Allemagne et en Italie, II

Author: Hector Berlioz

Release date: September 29, 2011 [eBook #37567]

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
produced from images available at the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGE MUSICAL EN ALLEMAGNE ET EN ITALIE, II ***

Note sur la transcription: L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée.
Quelques erreurs clairement introduites par le typographe ont cependant été corrigées.

VOYAGE MUSICAL

EN ALLEMAGNE

ET

EN ITALIE.





————

SÈVRES—M. CERF. IMPRIMEUR. 444, RUE ROYALE.

————





VOYAGE MUSICAL

EN

ALLEMAGNE

ET

EN ITALIE.

ÉTUDES SUR BEETHOVEN, GLUCK ET WEBER.
MÉLANGES ET NOUVELLES.


PAR HECTOR BERLIOZ.

2

PARIS
JULES LABITTE, LIBRAIRE-ÉDITEUR,
Nº 3. QUAI VOLTAIRE.

——
1844





VOYAGE MUSICAL

EN ITALIE.



TABLE DES MATIÈRES





I

CONCOURS DE COMPOSITION MUSICALE A L'INSTITUT.

Je dirai: J'étais là, telle chose m'advint.

Il faut dire aussi pourquoi j'étais là, car on ne s'en douterait guère.

En effet, que peut aller chercher aujourd'hui un musicien en Italie? Irait-il y entendre les chefs-d'œuvre de l'ancienne école? on ne les exécute nulle part. Ceux de l'école moderne? on les représente habituellement à Paris. Se proposerait-il d'y étudier l'art du chant? C'est bien, il est vrai, la terre classique des chanteurs; mais ceux-ci n'ont pas plutôt acquis un talent un peu remarquable, que nous les voyons accourir en France. Les Rubini, Tamburini, Grisi, Persiani, Ronconi, Salvi, ont fondé ou consolidé leur réputation à Paris, et ils y passent, en général, une bonne partie de leur vie d'artiste. Se livre-t-il à l'étude de la musique instrumentale? c'est le Rhin qu'il faut passer et non les Alpes. Toutes ces raisons sont excellentes, sans doute; je me bornerai à répondre que, si je suis allé en Italie sous prétexte de musique, c'est par arrêt de l'Académie. J'ai obtenu, comme tant d'autres, le grand prix de composition musicale au concours annuel de l'Institut; et si le lecteur est curieux de savoir comment se faisait ce concours, à l'époque où je m'y présentai, je puis le lui apprendre.

Faire connaître quels sont chaque année ceux des jeunes compositeurs français qui offrent le plus de garanties pour l'avenir de l'art, et les encourager en les mettant, au moyen d'une pension, dans le cas de s'occuper librement et exclusivement pendant cinq ans de leurs études, tel est le double but de l'institution du prix de Rome, telle a été l'intention du gouvernement qui l'a fondée. Toutefois, voici les moyens qu'on employait encore il y a quelques années, pour remplir l'une et parvenir à l'autre. Les choses ont un peu changé depuis lors, mais bien peu.

Les faits que je vais citer paraîtront sans doute fort extraordinaires et improbables à la plupart des lecteurs, mais comme j'ai eu l'honneur d'obtenir successivement le second et le premier grand prix au concours de l'Institut, je ne dirai rien que je n'aie vu moi-même, et dont je ne sois parfaitement sûr. Cette circonstance d'ailleurs me permet de dire librement toute ma pensée sans crainte de voir attribuer à l'aigreur d'une vanité blessée ce qui n'est que l'expression de mon amour de l'art et de ma conviction intime.

Tous les Français, ou naturalisés Français, âgés de moins de trente ans, pouvaient, et peuvent encore, aux termes du réglement, être admis au concours.

Quand l'époque en avait été fixée, les candidats venaient s'inscrire au secrétariat de l'Institut. Ils subissaient ensuite un examen préparatoire, nommé concours préliminaire, qui avait pour but de désigner parmi les aspirants les cinq ou six élèves les plus avancés.

Le sujet du grand concours devait être une scène lyrique sérieuse pour une ou deux voix et orchestre; et les candidats, afin de prouver qu'ils possédaient le sentiment de la mélodie et de l'expression dramatique, l'art de l'instrumentation et les autres qualités indispensables pour un tel ouvrage, étaient tenus d'écrire une fugue vocale. On leur accordait une journée entière pour ce travail. Chaque fugue devait être signée.

Le lendemain, les membres de la section de musique de l'Institut se rassemblaient, lisaient les fugues, et faisaient un choix trop souvent entaché de partialité, car un certain nombre des manuscrits signés appartenait toujours à des élèves de messieurs les académiciens.

Les votes recueillis et les concurrents désignés, ceux-ci devaient se représenter bientôt après pour recevoir les paroles de la scène ou cantate qu'ils allaient avoir à mettre en musique, et entrer en loge. M. le secrétaire perpétuel de l'Académie des Beaux-Arts leur dictait collectivement le classique poème, qui commençait presque toujours ainsi:

Déjà l'Aurore aux doigts de rose.

Ou:

Déjà le jour naissant ranime la nature.

Ou:

Déjà d'un doux éclat l'horizon se colore.

Ou:

Déjà du blond Phébus le char brillant s'avance.

Ou:

Déjà de pourpre et d'or les monts lointains se parent.

Ou:

Déjà....

Ah! ma foi, j'allais faire une fausse citation. La cantate avec laquelle j'ai obtenu le grand prix commençait précisément de la façon contraire. C'était, si je ne me trompe: «Déjà la nuit a voilé la nature.» C'est fort différent, comme on voit.

Les candidats, munis du lumineux poème, étaient alors enfermés isolément avec un piano, jusqu'à ce qu'ils eussent terminé leur partition. Le matin à onze heures, et le soir à six, le concierge, dépositaire des clefs de chaque loge, venait ouvrir aux détenus, qui se réunissaient pour prendre ensemble leurs repas; mais défense à eux de sortir du palais de l'Institut. Tout ce qui venait du dehors, papiers, lettres, livres, linge, était soigneusement visité, afin que les élèves ne pussent obtenir ni aide ni conseils de personne. Ce qui n'empêchait pas qu'on ne les autorisât à recevoir des visites dans la cour de l'Institut, tous les jours, de six à huit heures du soir, à inviter même leurs amis à de joyeux dîners, où Dieu sait tout ce qui pouvait se communiquer, de vive voix ou par écrit, entre le bordeaux et le champagne. Le délai fixé pour la composition était de 22 jours; ceux des auteurs qui avaient fini avant ce temps étaient libres de sortir, après avoir déposé leur manuscrit, toujours numéroté et signé. Toutes les partitions étant livrées, le lyrique aréopage s'assemblait de nouveau, et s'adjoignait à cette occasion deux membres pris dans les autres sections de l'Institut. Un sculpteur et un peintre, par exemple, ou un graveur et un architecte, ou un sculpteur et un graveur, ou un architecte et un peintre, ou même deux graveurs, ou deux peintres, ou deux architectes, ou deux sculpteurs. L'important était qu'ils ne fussent pas musiciens. Ils avaient voix délibérative et se trouvaient là pour juger d'un art qui leur est étranger. On entendait successivement toutes les scènes écrites pour l'orchestre, comme je l'ai dit plus haut, et on les entendait réduites par un seul accompagnateur, sur le piano!..... (Et il en est encore ainsi à cette heure!)

Vainement prétendrait-on qu'il est possible d'apprécier à sa juste valeur une composition d'orchestre ainsi mutilée; rien n'est plus éloigné de la vérité. Le piano peut donner une idée de l'orchestre, pour un ouvrage qu'on aurait déjà entendu complètement exécuté; la mémoire alors se réveille, supplée à ce qui manque, et on est ému par souvenir. Mais pour une œuvre nouvelle, dans l'état actuel de la musique, c'est impossible. Une partition telle que l'OEdipe, de Sacchini, ou toute autre de cette école, dans laquelle l'instrumentation n'existe pas, ne perdrait presque rien à une pareille épreuve. Aucune composition moderne, en supposant que l'auteur ait profité des ressources que l'art actuel lui donne, n'est dans le même cas. Exécutez donc sur le piano la marche de la Communion, de la messe du sacre, de Chérubini? Que deviendront ces délicieuses tenues d'instruments à vent qui vous plongent dans une extase mystique? ces ravissants enlacements de flûtes et de clarinettes, d'où résulte presque tout l'effet? Ils disparaîtront complètement, puisque le piano ne peut tenir ni enfler un son.

Accompagnez au piano l'admirable air d'Agamemnon dans l'Iphigénie en Aulide de Gluck! Il y a sous ces vers:

J'entends retentir dans mon sein
Le cri plaintif de la nature.

un solo de hautbois d'un effet poignant et vraiment sublime. Au piano, au lieu d'une plainte déchirante, cette note vous donnera un son de clochette, et rien de plus. Voilà l'idée, la pensée, l'inspiration anéanties. Je ne parle pas des grands effets d'orchestre, des oppositions si piquantes établies entre les instruments à cordes et l'harmonie des couleurs tranchées qui séparent les instruments de cuivre des instruments de bois, des effets magiques de timbales qu'on trouve à chaque pas dans Beethoven et Weber, des moyens dramatiques qui résultent de l'éloignement des masses harmoniques placées à distance les unes des autres, ni de cent autres détails dans lesquels il serait superflu d'entrer. Je dirai seulement qu'ici l'injustice et l'absurdité du réglement se montrent dans toute leur laideur. N'est-il pas évident que le piano anéantissant tous les effets d'instrumentation, nivelle, par cela seul, tous les compositeurs? Celui qui sera habile, profond, ingénieux instrumentaliste, est rabaissé à la taille de l'ignorant qui n'a pas les premières notions de cette branche de l'art. Ce dernier peut avoir écrit des trombones au lieu de clarinettes, des ophicléides au lieu de bassons, avoir commis les plus énormes bévues, pendant que l'autre aura composé un magnifique orchestre, sans qu'il soit possible, avec une pareille exécution, d'apercevoir la différence qu'il y a entre eux. Le piano, pour les instrumentalistes, est donc une vraie guillotine destinée à abattre toutes les nobles têtes, et dont la plèbe seule n'a rien à redouter.

Quoi qu'il en soit, les scènes ainsi exécutées, on va au scrutin (je parle au présent, puisque rien n'est changé à cet égard). Le prix est donné. Vous croyez que c'est fini? Erreur. Huit jours après, toutes les sections de l'Académie des beaux-arts se réunissent pour le grand jugement définitif. Les peintres, statuaires, architectes, graveurs en médailles et graveurs en taille-douce forment cette fois un imposant jury, dont les musiciens cependant ne sont pas exclus: les hommes de lettres et poètes seuls n'y figurent point. Pourquoi cela?... je l'ignore. Il me semble, en tout cas, que le chantre d'Atala et des Martyrs, que l'auteur des Voix intérieures et des Chants du Crépuscule, celui des Harmonies religieuses et des Méditations, pourraient apprécier l'expression ou la noblesse d'une mélodie au moins aussi bien que le plus grand sculpteur, fût-il un Phidias, ou le plus habile architecte, fût-il un Michel-Ange.

Quand les exécuteurs, chanteur et pianiste, ont fait entendre une seconde fois, et de la même manière chaque partition, l'urne fatale circule, on lit les bulletins, et le jugement préliminaire que la section de musique avait porté huit jours auparavant, se trouve, en dernière analyse, confirmé, modifié, ou cassé par la majorité.

Ainsi, le prix de musique est donné par des gens qui ne sont pas musiciens et qui n'ont pas même été mis dans le cas d'entendre, telles qu'elles ont été conçues, les partitions entre lesquelles un absurde réglement les oblige de faire un choix.

Au jour solennel de la distribution des prix, la cantate préférée par les peintres, sculpteurs et graveurs, est ensuite exécutée complètement. C'est un peu tard; il aurait mieux valu sans doute convoquer l'orchestre avant de se prononcer; et les dépenses occasionnées par cette exécution tardive sont assez inutiles, puisqu'il n'y a plus à revenir sur la décision prise; mais l'Académie est curieuse, elle veut connaître l'ouvrage qu'elle a couronné........ C'est un désir bien naturel!......

II

LE CONCIERGE DE L'INSTITUT.

Il y avait dans mon temps, à l'Institut, un vieux concierge nommé Pingard, à qui tout ceci causait une indignation des plus plaisantes. La tâche de ce brave homme, à l'époque des concours, était de nous enfermer dans nos loges, de nous ouvrir soir et matin, et de surveiller nos rapports avec les visiteurs, aux heures de loisir. Il remplissait, en outre, les fonctions d'huissier auprès de Messieurs les académiciens, et assistait, en conséquence, à toutes les séances secrètes et publiques, où il avait fait bon nombre de curieuses observations. Embarqué à seize ans comme mousse à bord d'une frégate de la compagnie des Indes, il avait parcouru presque toutes les îles de la Sonde, et, obligé de séjourner à Java, il échappa, par la force de sa constitution, et lui neuvième, disait-il, aux fièvres pestilentielles qui avaient enlevé tout l'équipage.

J'ai toujours beaucoup aimé les vieux voyageurs, pourvu qu'ils eussent quelque histoire lointaine à me raconter. En pareil cas, je les écoute avec une attention calme et une inexplicable patience. Je les suis dans toutes leurs digressions, dans les dernières ramifications des épisodes de leurs épisodes; et, quand le narrateur, voulant trop tard revenir au sujet principal et ne sachant quel chemin prendre, se frappe le front pour ressaisir le fil rompu de son histoire en disant: «Mon Dieu, où en étais-je donc?...,» je suis heureux de le remettre sur la piste de son idée, de lui jeter le nom qu'il cherchait, la date qu'il avait oubliée, et c'est avec une véritable satisfaction que je l'entends s'écrier, tout joyeux: «Ah! oui, oui, j'y suis, m'y voilà.» Aussi étions-nous fort bons amis, le père Pingard et moi; il m'avait estimé tout d'abord, à cause du plaisir que je trouvais à lui parler de Batavia, de Célèbes, d'Amboyne, de la côte de Coromandel, de Bornéo, de Sumatra; parce que je l'avais questionné plusieurs fois avec curiosité sur les femmes Javanaises, dont l'amour est fatal aux Européens, et avec lesquelles le gaillard avait fait de si terribles fredaines, que la consomption avait un instant paru vouloir réparer à son égard la négligence du choléra-morbus. Lui ayant un jour, à propos de la Syrie, parlé de Volney, de ce bon monsieur le comte de Volney, si simple, qui avait toujours des bas de laine bleue, son estime pour moi s'accrut d'une manière remarquable; mais son enthousiasme n'eut plus de bornes, quand j'en vins à lui demander s'il avait connu le célèbre voyageur Levaillant.

«—M. Levaillant!... M. Levaillant, s'écria-t-il vivement, pardieu si je le connais. Tenez! Un jour que je me promenais au cap de Bonne-Espérance, en sifflant, j'attendais une petite négresse qui m'avait donné rendez-vous sur la Grève, parce que, entre nous, il y avait des raisons pour qu'elle ne vînt pas chez moi. Je vais vous dire.

—Bon, bon, nous parlions de Levaillant.

—Ah! oui. Eh bien! un jour que je sifflais en me promenant au cap de Bonne-Espérance, un grand homme basané, qui avait une barbe de sapeur, se retourne vers moi; il m'avait entendu siffler en français, c'est apparemment à ça qu'il me reconnut:

—Dis donc, gamin, qu'il me dit, tu es Français?

—Pardi, si je suis Français, que je lui dis, je suis de Givet, département des Ardennes, pays de M. Méhul[1].

—Ah! tu es Français?

—Oui.

—Ah!—Et il me tourna le dos.

C'était M. Levaillant; vous voyez si je l'ai connu.»

Le père Pingard était donc véritablement mon ami; aussi me traitait-il comme tel, et me confiait-il des choses qu'il eût tremblé de dévoiler à tout autre. Je me rappelle une conversation très-animée que nous eûmes ensemble en 1828, époque de mon second prix. On nous avait donné pour sujet de concours un épisode du Tasse: Herminie se couvrant des armes de Clorinde, et à la faveur de ce déguisement, sortant des murs de Jérusalem pour aller porter à Tancrède blessé les soins de son fidèle et malheureux amour. Au milieu du troisième air (car il y avait toujours trois airs dans les scènes de l'Institut; d'abord le lever de l'aurore obligé, puis le premier récitatif suivi d'un premier air suivi d'un deuxième récitatif suivi d'un deuxième air suivi d'un troisième récitatif suivi d'un troisième air, le tout pour le même personnage), dans le milieu du troisième air donc, se trouvaient ces quatre vers:

Dieu des chrétiens, toi que j'ignore,
Toi que j'outrageais autrefois,
Aujourd'hui, mon respect t'implore,
Daigne écouter ma faible voix.

J'eus l'insolence de penser que, malgré le titre d'air agité que portait le dernier morceau, ce quatrain devait être le sujet d'une prière, et il me parut impossible de faire implorer le Dieu des chrétiens par la tremblante reine d'Antioche avec des cris de mélodrame et un orchestre désespéré. J'en fis donc une prière; et, à coup sûr, s'il y eût quelque chose de passable dans ma partition, ce ne fut que cette andante. Comme j'arrivais à l'Institut le soir du jugement dernier pour connaître mon sort, et savoir si les peintres, sculpteurs, graveurs en médaille et graveurs en taille-douce m'avaient déclaré bon ou mauvais musicien, je rencontre Pingard dans l'escalier:

«—Eh bien! lui dis-je, qu'ont-ils décidé?

»—Ah!... c'est vous, Berlioz... pardieu, je suis bien aise!... je vous cherchais.

»—Qu'ai-je obtenu, voyons, dites vite; une mention, un premier, un second prix, ou rien?

»—Oh! tenez, je suis encore tout remué. Quand je vous dis qu'il ne vous a manqué que deux voix pour le premier.

»—Parbleu, je n'en savais rien; vous m'en donnez la première nouvelle.

»—Mais quand je vous le dis. Vous avez le second prix; c'est bon, mais il n'a manqué que deux voix pour que vous eussiez le premier. Oh! tenez, ça m'a vexé, parce que, voyez-vous, je ne suis ni peintre, ni architecte, ni graveur en médaille, et par conséquent je ne connais rien du tout en musique; mais ça n'empêche pas que votre Dieu des chrétiens m'a fait un certain gargouillement dans le cœur qui m'a bouleversé. Et sacredieu, tenez, si je vous avais rencontré sur le moment, je vous aurais... je vous aurais payé une demi-tasse.

»—Merci, merci, mon cher Pingard, vous êtes bien bon. Vous vous y connaissez; vous avez du goût. D'ailleurs, n'avez-vous pas visité la côte de Coromandel?

»—Pardi, certainement; mais pourquoi?

»—Les îles de Java?

»—Oui, mais...

»—De Sumatra?

»—Oui.

»—De Bornéo?

»—Oui.

»—Vous avez été lié avec Levaillant?

»—Pardi, comme deux doigts de la main.

»—Vous avez parlé souvent à Volney?

»—A M. le comte de Volney, qui avait des bas bleus?

»—Oui.

»—Certainement.

»—Eh bien! vous êtes bon juge en musique.

»—Comment ça?

»—Il n'y a pas besoin de savoir comment; seulement, si on vous dit par hasard: Quel titre avez-vous pour juger les compositeurs? êtes-vous peintre, graveur en taille-douce, architecte, sculpteur? vous répondrez: Non, je suis... voyageur, marin, mousse de la compagnie des Indes. C'est plus qu'il n'en faut. Ah ça, voyons, comment s'est passée la séance?

»—Oh! tenez, ne m'en parlez pas; c'est toujours la même chose: J'aurais trente enfants, que le diable m'emporte si j'en mettrais un seul dans les arts. Parce que je vois tout ça, moi. Vous ne savez pas quelle sacrée boutique... Par exemple, ils se donnent, ils se vendent même des voix entre eux. Tenez, une fois, au concours de peinture, j'entendis M. Lethière qui demandait sa voix à un musicien[2] pour un de ses élèves. Nous sommes d'anciens camarades, qu'il lui dit, tu ne me refuseras pas ça. D'ailleurs, mon élève a du talent, son tableau est très-bien.

»—Non, non, non, je ne veux pas, je ne veux pas, que l'autre lui répond. Ton élève m'avait promis un album que désirait ma femme, et il n'a pas seulement dessiné un arbre pour elle. Je ne lui donne pas ma voix.

»—Ah! tu as bien tort, que lui dit M. Lethière; je vote pour les tiens, tu le sais, et tu ne veux pas voter pour les miens.

»—Non, je ne veux pas.

»—Alors je ferai moi-même ton album, là, je ne peux pas mieux dire.

»—Ah! c'est différent. Comment l'appelles-tu ton élève? Pour que je ne confonde pas, donne-moi ses noms et prénoms. Pingard!

»—Monsieur.

»—Un papier et un crayon.

»—Voilà, Monsieur. Ils vont dans l'embrasure de la fenêtre, ils écrivent trois mots, et puis j'entends le musicien qui dit à l'autre, en repassant: C'est bon! il a ma voix.

»—Eh bien! n'est-ce pas abominable? et si j'avais un de mes fils au concours, et qu'on lui fit des tours pareils n'y aurait-il pas de quoi me jeter par la fenêtre?

»—Bon, bon, calmez-vous, Pingard, et dites-moi comment tout s'est passé aujourd'hui.

»—Je vous l'ai déjà dit, vous avez le second prix, et il ne vous a manqué que deux voix pour le premier. Quand M. Dupont a eu chanté votre cantate, et qu'il l'a fièrement bien chantée, par parenthèse, ils ont commencé à écrire les bulletins. Il y avait un musicien, de mon côté, qui parlait bas à un architecte, et qui lui disait: Voyez-vous, celui-là ne fera jamais rien; ne lui donnez pas votre voix, c'est un jeune homme perdu. Il n'admire que le dévergondage de Beethoven; on ne le fera jamais rentrer dans la bonne route.

»—Vous croyez, dit l'architecte? Cependant.....

»—Oh! c'est très-sûr; d'ailleurs, demandez à notre illustre Chérubini. Vous ne doutez pas de son expérience, j'espère; il vous dira, comme moi, que ce jeune homme est fou, que Beethoven lui a troublé la cervelle.

»—Pardon, me dit Pingard en s'interrompant, mais qu'est-ce que ce M. Beethoven? il n'est pas de l'Institut, je crois?

»—Non, il n'est pas de l'Institut; continuez.

»—Ah! mon Dieu, ça n'a pas été long; l'autre a donné sa voix au nº 4, au lieu de vous la donner, et voilà. Tout d'un coup, il y a un des musiciens qui se lève et qui dit: Messieurs, avant d'aller plus avant, je dois vous prévenir que dans le second morceau de la partition que nous venons d'entendre, il y a un travail d'orchestre très-ingénieux, que le piano ne peut pas rendre, et qui doit, à l'exécution, produire le plus grand effet. Il est bon d'en être instruit.

»—Que diable viens-tu nous chanter, lui répond un autre musicien, ton élève ne s'est pas conformé au programme; au lieu d'un air agité, il en a écrit deux, et dans le milieu il a ajouté une prière qu'il ne devait pas faire. Le réglement ne peut ainsi être méprisé. Il faut un exemple.

»—Oh! c'est trop fort! qu'en dit M. le Secrétaire-Perpétuel?

»—Je crois que c'est un peu sévère, et qu'on peut pardonner la licence que s'est permise votre élève; mais il est important que le jury soit éclairé sur le genre de mérite que vous avez signalé, et que l'exécution au piano ne nous a pas laissé apercevoir.

»—Non, non, ce n'est pas vrai, dit M. Chérubini, ce prétendu mérite d'instrumentation n'existe pas, ce n'est qu'un fouillis auquel on ne comprend rien et qui serait détestable à l'orchestre.

»—Ma foi, Messieurs, entendez-vous, disent de tous côtés les peintres, sculpteurs, architectes et graveurs, nous ne pouvons juger que ce que nous entendons, et pour le reste, si vous n'êtes pas d'accord...

»—Ah! oui.—Ah! non.—Mais mon Dieu!...—Eh! que Diable!...—Cependant...

»Enfin, ils criaient tous à la fois, et comme ça les ennuyait, voilà M. Renaud et deux autres qui s'en vont, en disant qu'ils se récusaient et qu'ils ne voulaient pas voter. Puis on a compté les bulletins, et il vous a manqué deux voix, comme je vous ai dit.

»—Je vous remercie, mon bon Pingard; mais, dites-moi, cela se passait-il de la même manière à l'Académie du cap de Bonne-Espérance?

»—Oh! par exemple! quelle farce! Une académie au Cap! un institut hottentot! Vous savez bien qu'il n'y en a pas.

»—Vraiment! et chez les Indiens de Coromandel?

»—Point.

»—Et chez les Malais?

»—Pas davantage.

»—Ah ça! mais il n'y a donc point d'académie dans l'Orient?

»—Certainement non.

»—Les Orientaux sont bien à plaindre!

»—Ah! oui, ils s'en moquent pas mal!

»—Les barbares!»

Là-dessus, je quittai le vieux concierge, gardien, huissier de l'Institut, en songeant à l'immense avantage qu'il y aurait d'envoyer l'Académie civiliser l'île de Java. Je ruminais déjà le plan d'un projet que je voulais adresser aux académiciens eux-mêmes, à l'effet de les prier de vouloir bien se donner la peine d'aller se promener un peu au cap de Bonne-Espérance, comme Pingard. Mais nous sommes si égoïstes, nous autres Occidentaux, notre amour de l'humanité est si faible, que ces pauvres Hottentots, ces malheureux Malais, qui n'ont pas d'académie, ne m'ont occupé sérieusement que deux ou trois heures; le lendemain je n'y songeais plus. Deux ans après, j'obtins enfin le premier grand prix; mon tour était venu. Dans l'intervalle, le pauvre Pingard était mort, et ce fut grand dommage, car s'il eût entendu mon Incendie de Sardanapale, je suis sûr qu'il m'aurait cette fois payé une tasse tout entière.

Ce fut en 1830 que ce bonheur m'arriva. Je terminais précisément ma cantate le 28 juillet:

«...Lorsqu'un lourd soleil chauffait les grandes dalles
      »Des ponts et de nos quais déserts;
»Que les cloches hurlaient, que la grêle des balles
      »Sifflait et pleuvait par les airs;
»Que dans Paris entier, comme la mer qui monte,
      »Le peuple soulevé grondait;
»Et qu'au lugubre accent des vieux canons de fonte
      »La Marseillaise répondait[3]

L'aspect du palais de l'Institut, habité par de nombreuses familles, était alors curieux; les biscayens traversaient nos portes barricadées, les boulets ébranlaient la façade, les femmes poussaient des cris, et dans les moments de silence, entre les décharges, les hirondelles reprenaient en chœur leur chant joyeux cent fois interrompu. Et j'écrivais, j'écrivais précipitamment les dernières pages de mon orchestre, au bruit sec et mat des balles perdues qui, décrivant une parabole au-dessus des toits, venaient s'applatir près de mes fenêtres, contre la muraille de ma chambre. Enfin, le 29, je fus libre, et je pus sortir et polissonner dans Paris, le pistolet au poing, avec la sainte canaille[4], jusqu'au lendemain.

III

DISTRIBUTION DES PRIX DE L'INSTITUT.

Deux mois après eurent lieu, comme à l'ordinaire, la distribution des prix et l'exécution à grand orchestre de la cantate couronnée. Cette cérémonie se passe encore de la même façon. Tous les ans, les mêmes musiciens exécutent des partitions qui sont à peu près aussi toujours les mêmes, et les prix donnés avec le même discernement sont distribués avec la même solennité. Tous les ans, le même jour, à la même heure, debout sur la même marche du même escalier de l'Institut, le même académicien répète la même phrase au lauréat qui vient d'être couronné. Le jour est le premier samedi d'octobre; l'heure, la quatrième de l'après-midi; la marche d'escalier, la troisième; l'académicien, tout le monde s'en doute; la phrase, la voici:

«Allons, jeune homme, macte animo; vous allez faire un beau voyage... la terre classique des beaux-arts... la patrie des Pergolèse, des Piccini.... un ciel inspirateur.... Vous nous reviendrez avec quelque magnifique partition. Vous êtes en beau chemin.»

Pour cette glorieuse journée, les académiciens endossent leur bel habit brodé de vert; ils rayonnent, ils éblouissent. Ils vont couronner en pompe, un peintre, un sculpteur, un architecte, un graveur et un musicien. Grande est la joie au gynécée des muses.

Que viens-je d'écrire là?... cela ressemble à un vers! C'est que j'étais déjà loin de l'Académie, et que je songeais (je ne sais trop à quel propos, en vérité), à cette strophe de Victor Hugo:

«Aigle qu'ils devaient suivre, aigle de notre armée,
»Dont la plume sanglante en cent lieux est semée,
»Dont le tonnerre, un soir, s'éteignit dans les flots;
»Toi qui les as couvés dans l'aire maternelle,
»Regarde et sois contente, et crie, et bats de l'aîle,
«Mère, tes aiglons sont éclos.»

Revenons à nos lauréats, dont quelques-un ressemblent bien un peu à des hiboux, à ces petits monstres rechignés dont parle La Fontaine, plutôt qu'à des aigles, mais qui se partagent tous également néanmoins les affections de l'Académie.

C'est donc le premier samedi d'octobre que leur mère radieuse bat de l'aile, et que la cantate couronnée est enfin exécutée sérieusement. On rassemble alors un orchestre tout entier; il n'y manque rien. Les instruments à cordes y sont; on y voit les deux flûtes, les deux hautbois, les deux clarinettes (je dois cependant à la vérité de dire que cette précieuse partie de l'orchestre est complète depuis peu seulement. Quand l'aurore du grand prix se leva pour moi, il n'y avait qu'une clarinette et demie; le vieillard chargé depuis un temps immémorial de la partie de première clarinette, n'ayant plus qu'une dent, ne pouvait faire sortir de son instrument asthmatique que la moitié des notes, tout au plus). On y trouve les quatre cors, les trois trombones, et jusqu'à des cornets à pistons, instruments modernes! Voilà qui est fort. Eh bien! rien n'est plus vrai. L'Académie, ce jour-là, ne se connaît plus, elle fait des folies, de véritables extravagances: elle est contente, et crie et bat de l'aile, ses hiboux (ses aiglons voulais-je dire) sont éclos. Chacun est à son poste. Habeneck, armé de l'archet conducteur, donne le signal.

Le soleil se lève; solo de violoncelle... léger crescendo.

Les petits oiseaux se réveillent; solo de flûte, trilles de violons.

Les petits ruisseaux murmurent, solo d'altos.

Les petits agneaux bêlent, solo de hautbois.

Et le crescendo continuant, il se trouve que quand les petits oiseaux, les petits ruisseaux et les petits agneaux ont été entendus successivement, le soleil est au zénith, et qu'il est midi tout au moins. Le récitatif commence:

«Déjà le jour naissant, etc.»

Suivent, le premier air, le deuxième récitatif, le deuxième air, le troisième récitatif et le troisième air où le personnage expire ordinairement, mais où le chanteur et les auditeurs respirent. M. le Secrétaire-Perpétuel prononce à haute et intelligible voix les noms et prénoms de l'auteur, tenant d'une main la couronne de laurier artificiel, qui doit ceindre les tempes du triomphateur, et de l'autre une médaille d'or véritable qui lui servira à payer son terme avant le départ pour Rome. Elle vaut 160 francs: j'en suis certain. Le lauréat se lève:

Son front nouveau tondu, symbole de candeur
Rougit, en approchant, d'une honnête pudeur.

Il embrasse M. le Secrétaire-Perpétuel. On applaudit un peu. A quelques pas de la tribune de M. le Secrétaire-Perpétuel, se trouve le maître illustre de l'élève couronné; l'élève embrasse son illustre maître: c'est juste. On applaudit encore un peu. Sur une banquette du fond, derrière les Académiciens, les parents du lauréat versent silencieusement des larmes de joie; celui-ci, enjambant les bancs de l'amphithéâtre, écrasant le pied de l'un, marchant sur l'habit de l'autre, se précipite dans les bras de son père et de sa mère, qui, cette fois, sanglotent tout haut: rien de plus naturel: mais on n'applaudit plus, le public commence à rire. A droite du lieu de la scène larmoyante, une jeune personne fait des signes au héros de la fête: celui-ci ne se fait pas prier, et déchirant au passage la robe de gaze d'une dame, déformant le chapeau d'un dandy, il finit par arriver jusqu'à sa cousine. Il embrasse sa cousine. Il embrasse quelquefois même le voisin de sa cousine. On rit beaucoup. Une autre femme placée dans un coin obscur et d'un difficile accès, donne quelques marques de sympathie que l'heureux vainqueur se garde bien de ne pas apercevoir. Il vole embrasser aussi sa maîtresse, sa future, sa fiancée, celle qui doit partager sa gloire; mais dans sa précipitation et son indifférence pour les autres femmes, il en renverse une d'un coup de pied, s'accroche lui-même à une banquette, tombe lourdement, et sans aller plus loin, renonçant à donner la moindre accolade à la pauvre jeune fille, regagne sa place suant et confus. Cette fois on applaudit à outrance, on rit aux éclats; c'est un bonheur, un délire: c'est le beau moment de la séance académique, et je sais bon nombre d'amis de la joie qui n'y vont que pour celui-là. Je ne parle pas ainsi par rancune contre les rieurs, car je n'eus pour ma part, quand mon tour arriva, ni père, ni mère, ni cousine, ni maître, ni maîtresse à embrasser. Mon maître était malade, mes parents absents et mécontents; pour ma maîtresse..... Je n'embrassai donc que M. le Secrétaire-Perpétuel et je doute qu'en l'approchant on ait pu remarquer la rougeur de mon front, car, au lieu d'être nouveau tondu, il était enfoui sous une forêt de longs cheveux roux, qui, avec d'autres traits caractéristiques, ne devait pas peu contribuer à me faire ranger dans la classe des hiboux.

J'étais d'ailleurs, ce jour-là, d'humeur très-peu embrassante; je crois même n'avoir pas éprouvé de plus horrible colère dans toute ma vie. Voici pourquoi: la cantate qu'on nous avait donnée à mettre en musique finissait au moment où Sardanapale vaincu appelle ses plus belles esclaves, et monte avec elles sur le bûcher. L'idée me vint d'écrire une sorte de symphonie descriptive de l'incendie, des cris de ces femmes mal résignées, des fiers accents de ce brave voluptueux, défiant la mort au milieu des progrès de la flamme et du fracas de l'écroulement du palais. Mais en songeant aux moyens que j'allais avoir à employer pour rendre sensibles, par l'orchestre seul les principaux traits d'un tableau de cette nature, je m'arrêtai. La section de musique de l'Académie eût condamné, sans aucun doute, toute ma partition, à la seule inspection de ce final instrumental; d'ailleurs, rien ne pouvant être plus inintelligible, réduit à l'exécution du piano, il devenait au moins inutile de l'écrire. J'attendis donc. Quand ensuite le prix m'eut été accordé, sûr alors de ne pouvoir plus le perdre, et d'être en outre exécuté à grand orchestre, j'écrivis mon incendie. Ce morceau, à la répétition générale, produisit un tel effet, que plusieurs de MM. les Académiciens, pris au dépourvu, vinrent eux-mêmes m'en faire compliment, sans arrière pensée et sans rancune pour le piège où je venais de prendre leur religion musicale.

La salle des séances publiques de l'Institut était pleine d'artistes et d'amateurs, curieux d'entendre cette cantate dont l'auteur avait alors déjà une fière réputation d'extravagance. La plupart en sortant, se récriaient sur l'étonnement que leur avait causé l'Incendie, et par le récit qu'ils firent de l'étrangeté de cet effet symphonique, la curiosité et l'attention des auditeurs du lendemain, qui n'avaient point assisté à la répétition, furent naturellement excitées à un degré peu ordinaire.

A l'ouverture de la séance, me méfiant un peu de l'habileté de Grasset, l'ex-chef d'orchestre du théâtre Italien, qui dirigeait alors, j'allai me placer à côté de lui, mon manuscrit à la main. La pauvre Malibran, attirée aussi par la rumeur de la veille, et qui n'avait pas pu trouver place dans la salle, était assise sur un tabouret, auprès de moi, entre deux contre-basses. Je la vis ce jour-là pour la dernière fois.

Mon decrescendo commence:

(La cantate débutant par ce vers: Déjà la nuit a voilé la nature, j'avais dû faire un Coucher du soleil, au lieu du Lever de l'Aurore consacré. Il semble que je sois condamné à ne jamais agir comme tout le monde, à prendre la vie et l'Académie à contre-poil!)

La cantate se déroule sans accident; Sardanapale apprend sa défaite, se résout à mourir, appelle ses femmes; l'incendie s'allume, on écoute, les initiés de la répétition disent à leurs voisins:

«Vous allez entendre cet écroulement, c'est étrange, c'est prodigieux!

Cinq cent mille malédictions sur les musiciens qui ne comptent pas leurs pauses!!! une partie de cor donnait dans ma partition la réplique aux timbales, les timbales la donnaient aux cymbales, celles-ci à la grosse caisse, et le premier coup de la grosse caisse amenait l'explosion finale! Mon damné cor ne fait pas sa note, les timbales ne l'entendant pas n'ont garde de partir, par suite, les cymbales et la grosse caisse se taisent aussi; rien ne part! rien!!... les violons et les basses continuent seuls leur impuissant tremolo; point d'écroulement! un incendie qui s'éteint sans avoir éclaté; un effet ridicule au lieu de l'éruption tant annoncée! Ridiculus mus!... Il n'y a qu'un compositeur, déjà soumis à une pareille épreuve, qui puisse concevoir la fureur dont je fus alors bouleversé. Un cri d'horreur s'échappa de ma poitrine haletante, je lançai ma partition à travers l'orchestre, je renversai deux pupitres; madame Malibran fit un bond en arrière, comme si une mine venait soudain d'éclater à ses pieds; tout fut en rumeur, et l'orchestre, et les Académiciens scandalisés, et les auditeurs mystifiés, et les amis de l'auteur indignés. Ce fut une vraie catastrophe musicale. Sérieusement, je tremble encore en y songeant.

Il fallut pourtant bien en prendre mon parti, et quelques semaines après, maudissant l'Académie de Paris, qui, cette fois, n'en pouvait mais, m'acheminer vers l'Académie de Rome, où je devais avoir tout loisir d'oublier la musique et les musiciens.

Cette institution, fondée en 1666, eut sans doute, dans le principe, un but d'utilité pour l'art et les artistes. Il ne m'appartient pas de juger jusqu'à quel point les intentions du fondateur ont été remplies à l'égard des peintres, sculpteurs, graveurs et architectes; quant aux musiciens, je le répète, le voyage d'Italie, favorable au développement de leur imagination par le trésor de poésie que la nature, l'art et les souvenirs, étalent à l'envi sous leurs pas, est au moins inutile sous le rapport des études spéciales qu'ils y peuvent faire. Mais le fait ressortira plus évident du tableau fidèle de la vie que mènent à Rome les artistes français. Avant de s'y rendre, les cinq ou six nouveaux lauréats se réunissent pour combiner ensemble les arrangements du grand voyage qui se fait d'ordinaire en commun. Un voiturin se charge, moyennant une somme assez modique, de faire parvenir en Italie sa cargaison de grands hommes, en les entassant dans une lourde cariole, ni plus ni moins que des bourgeois du Marais. Comme il ne change jamais de chevaux, il lui faut beaucoup de temps pour traverser la France, passer les Alpes, et parvenir dans les États-Romains; mais ce voyage à petites journées doit être fécond en incidents pour une demi-douzaine de jeunes voyageurs dont l'esprit, à cette époque, est fort loin d'être tourné à la mélancolie. Si j'en parle sous la forme dubitative, c'est que je ne l'ai pas fait ainsi moi-même; diverses circonstances me retinrent à Paris, après la cérémonie auguste de mon couronnement, jusqu'au milieu de janvier, et je fis la traversée tout seul et assez triste.

IV

LE DÉPART.

La saison était trop mauvaise pour que le passage des Alpes pût offrir quelque agrément; je me déterminai donc à les tourner, et me rendis à Marseille. C'était ma première entrevue avec la mer. Je cherchai assez longtemps un vaisseau un peu propre qui fît voile pour Livourne, mais je ne trouvai toujours que d'ignobles petits navires, chargés de laines ou de barriques d'huile ou de monceaux d'ossements à faire du noir, qui exhalaient une odeur insupportable. Du reste, pas un endroit où un honnête homme pût se nicher; on ne m'offrait ni le vivre ni le couvert; je devais apporter des provisions et me faire un chenil pour la nuit dans le coin du vaisseau qu'on voulait bien m'octroyer. Pour toute compagnie, quatre matelots à face de bouledogue, dont la probité ne m'était rien moins que garantie. Je reculai. Pendant plusieurs jours il me fallut tuer le temps à parcourir les rochers voisins de Notre-Dame de la Garde, genre d'occupation pour lequel j'ai toujours eu un goût particulier.

Enfin j'entendis annoncer le prochain départ d'un brick Sarde qui se rendait à Livourne. Quelques jeunes gens de bonne mine, que je rencontrai à la Cannebière, m'apprirent qu'ils étaient passagers sur le bâtiment, et que nous y serions assez bien en nous concertant ensemble pour l'approvisionnement. Le capitaine ne voulait en aucune façon se charger du soin de notre table. En conséquence, il fallut y pourvoir. Nous prîmes des vivres pour une semaine, comptant en avoir de reste, la traversée de Marseille à Livourne, par un temps favorable, ne prenant guère plus de trois ou quatre jours. C'est une délicieuse chose qu'un premier voyage sur la Méditerranée, quand on est favorisé d'un beau temps, d'un navire passable, et qu'on n'a pas le mal de mer. Les deux premiers jours, je ne pouvais assez admirer la bonne étoile qui m'avait fait si bien tomber et m'exemptait complètement du malaise dont les autres voyageurs étaient cruellement tourmentés. Nos dîners sur le pont, par un soleil superbe, en vue des côtes de Sardaigne, étaient de fort agréables réunions. Tous ces messieurs étaient Italiens, et avaient la mémoire garnie d'anecdotes plus ou moins vraisemblables, mais très-intéressantes. L'un avait servi la cause de la liberté en Grèce, où il s'était lié avec Canaris; et nous ne nous lassions pas de lui demander des détails sur l'héroïque incendiaire, dont la gloire semblait prête à s'éteindre, après avoir brillé d'un éclat subit et terrible comme l'explosion de ses brûlots. Un Vénitien, homme d'assez mauvais ton, et parlant fort mal le français, prétendait avoir commandé la corvette de Byron pendant les excursions aventureuses du poète dans l'Adriatique et l'Archipel grec. Il nous décrivait minutieusement le brillant uniforme dont Byron avait exigé qu'il fût revêtu, les orgies qu'ils faisaient ensemble; il n'oubliait pas non plus les éloges que le noble voyageur avait accordés à son courage. Au milieu d'une tempête, Byron ayant engagé le capitaine à venir dans sa chambre, faire avec lui une partie d'écarté, celui-ci accepta l'invitation au lieu de rester sur le pont à surveiller la manœuvre; la partie commencée, les mouvements du vaisseau devinrent si violents que la table et les joueurs furent rudement renversés.

—Ramassez les cartes, et continuons, s'écria Byron.

—Volontiers, milord!

—Commandant, vous êtes un brave!» Il se peut qu'il n'y ait pas un mot de vrai dans tout cela, mais il faut convenir que l'uniforme galonné et la partie d'écarté sont bien dans le caractère de l'auteur de Lara; en outre le narrateur n'avait pas assez d'esprit pour donner à des contes ce parfum de couleur locale, et le plaisir que j'éprouvais à me trouver ainsi côte à côte avec un compagnon du pèlerinage de Childe-Harold, achevait de me persuader. Mais notre traversée ne paraissait pas approcher sensiblement de son terme; un calme plat nous avait arrêtés en vue de Nice; il nous y retint trois jours entiers. La brise légère qui s'élevait chaque soir nous faisait avancer de quelques lieues, mais elle tombait au bout de deux heures, et la direction contraire d'un courant qui règne le long de ces côtes, nous ramenait tout doucement pendant la nuit au point d'où nous étions partis. Tous les matins, en montant sur le pont, ma première question aux matelots était pour connaître le nom de la ville qu'on distinguait sur le rivage, et tous les matins je recevais pour réponse: «E Nizza, signore. Ancora Nizza. E sempre Nizza.» Je commençais à croire la gracieuse ville de Nice douée d'une puissance magnétique, qui, si elle n'arrachait pièce à pièce tous les ferrements de notre brick, ainsi qu'il arrive, au dire des matelots, quand on approche trop des pôles, exerçait au moins sur le bâtiment une irrésistible attraction. Un vent furieux du nord, qui nous tomba des Alpes comme une avalanche, vint me tirer d'erreur. Le capitaine n'eut garde de manquer une si belle occasion pour réparer le temps perdu, et se couvrit de toile. Le vaisseau pris en flanc inclinait horriblement. Toutefois je fus bien vite accoutumé à cet aspect qui m'avait alarmé dans les premiers moments; mais vers minuit, comme nous entrions dans le golfe de la Spezzia, la frénésie de cette tramontana devint telle, que les matelots eux-mêmes commencèrent à trembler en voyant l'obstination du capitaine à laisser toutes les voiles dehors. C'était une tempête véritable, dont je ferai la description en beau style académique... une autre fois. Cramponné à une barre de fer du tillac, j'admirais avec un sourd battement de cœur cet étrange spectacle, pendant que le commandant vénitien, dont j'ai parlé plus haut, examinait d'un œil sévère le capitaine occupé à tenir la barre, et laissait échapper de temps en temps de sinistres exclamations: «C'est de la folie! disait-il... Quel entêtement!... Cet imbécile va nous faire sombrer!... Un temps pareil, et quinze voiles étendues!» L'autre ne disait mot, et se contentait de rester au gouvernail, quand un effroyable coup de vent vint le renverser, et coucher presque entièrement le navire sur le flanc. Ce fut un instant terrible... Pendant que notre malencontreux capitaine roulait au milieu des tonneaux que la secousse avait jetés sur le pont dans toutes les directions, le Vénitien, s'élançant à la barre, prit le commandement de la manœuvre avec une autorité illégale, il est vrai, mais bien justifiée par l'événement, et que l'instinct des matelots, joint à l'imminence du danger, les empêcha de méconnaître. Plusieurs d'entre eux, se croyant perdus, appelaient déjà la madone à leur aide. «Il ne s'agit pas de la madone, sacredieu! s'écrie le commandant, au perroquet! au perroquet! tous au perroquet!» En un instant, à la voix de ce chef improvisé, les mâts furent couverts de monde, les principales voiles carguées; le vaisseau, se relevant à demi, permit alors d'exécuter les manœuvres de détail, et nous fûmes sauvés.

Le lendemain nous arrivâmes à Livourne à l'aide d'une seule voile, tant était grande la violence du vent. Quelques heures après notre installation à l'hôtel de l'Aquila Nera, nos matelots vinrent en corps nous faire une visite, intéressée en apparence, mais qui n'avait pour but cependant que de se réjouir avec nous du danger auquel nous venions d'échapper. Ces pauvres diables, qui gagnent à peine le morceau de morue sèche et le biscuit dont se compose leur nourriture habituelle, ne voulurent jamais accepter notre argent, et ce fut à grand peine que nous parvînmes à les faire rester pour prendre leur part d'un déjeuner improvisé. Une pareille délicatesse est chose rare, surtout en Italie; elle mérite d'être consignée.

Mes compagnons de voyage m'avaient confié, pendant la traversée, qu'ils accouraient pour prendre part au mouvement qui venait d'éclater contre le duc de Modène. Ils étaient animés du plus vif enthousiasme; ils croyaient toucher déjà au jour de l'affranchissement de leur patrie. Modène prise, la Toscane entière se soulèverait; sans perdre de temps, on marcherait sur Rome; la France d'ailleurs ne manquerait pas de les aider dans leur noble entreprise, etc., etc. Hélas! avant d'arriver à Florence, deux d'entre eux furent arrêtés par la police du Grand-Duc et jetés dans un cachot, où ils croupissent peut-être encore; pour les autres, j'ai appris plus tard qu'ils s'étaient distingués dans les rangs des patriotes de Modène et de Bologne, mais qu'attachés au brave et malheureux Menotti, ils avaient suivi toutes ses vicissitudes et partagé son sort. Telle fut la fin tragique de ces beaux rêves de liberté.

Resté seul à Florence, après des adieux que je ne croyais pas devoir être éternels, je m'occupai de mon départ pour Rome. Le moment était fort inopportun, et ma qualité de Français, arrivant de Paris, me rendait encore plus difficile l'entrée des États pontificaux. On refusa de viser mon passeport pour cette destination; les pensionnaires de l'Académie étaient véhémentement soupçonnés d'avoir fomenté le mouvement insurrectionnel de la place Colonne, et l'on conçoit que le pape ne vit pas avec empressement s'accroître cette petite colonie de révolutionnaires. J'écrivis à notre directeur, M. Horace Vernet, qui, après d'énergiques réclamations, obtint enfin du cardinal Bernetti l'autorisation dont j'avais besoin.

Par une singularité remarquable, j'étais parti seul de Paris; je m'étais trouvé seul Français dans la traversée de Marseille à Livourne; je fus l'unique voyageur que le voiturin de Florence trouva disposé à s'acheminer vers Rome, et c'est dans cet isolement complet que j'y arrivai. Deux volumes de Mémoires sur l'impératrice Joséphine, que le hasard m'avait fait rencontrer chez un bouquiniste de Sienne, m'aidèrent à tuer le temps pendant que ma vieille berline cheminait paisiblement. Mon Phaéton ne savait pas un mot de français; pour moi, je ne possédais de la langue italienne que des phrases comme celle-ci: «Fa molto caldo. Piove. Quando lo pranzo?» Il était difficile que notre conversation fût d'un grand intérêt. L'aspect du pays était assez peu pittoresque, et le manque absolu de confortable dans les bourgs ou villages où nous nous arrêtions, achevait de me faire pester contre l'Italie, et la nécessité absurde qui m'y amenait. Mais un jour, sur les dix heures du matin, comme nous venions d'atteindre un petit groupe de maisons, appelé la Storta, le vetturino me dit tout-à-coup d'un air nonchalant, en se versant un verre de vin: «Ecco Roma, signore!» Et, sans se retourner, il me montrait du doigt la croix de Saint-Pierre. Ce peu de mots opéra en moi une révolution complète; je ne saurais exprimer le trouble, le saisissement que me causa l'aspect lointain de la ville immortelle, au milieu de cette immense plaine nue et désolée... Tout à mes yeux devint grand, poétique, sublime; l'imposante majesté de la piazza del Popolo, par laquelle on entre dans Rome en venant de France, vint encore quelque temps après augmenter ma religieuse émotion; et j'étais tout rêveur quand les chevaux, dont j'avais cessé de maudire la lenteur, s'arrêtèrent devant un palais de noble et sévère apparence; c'était l'Académie.

La villa Medici, qu'habitent les pensionnaires et le directeur de l'Académie de France, fut bâtie en 1557 par Annibal Lippi; Michel-Ange ensuite y ajouta une aile et quelques embellissements: elle est située sur cette portion du monte Pincio qui domine la ville, et de laquelle on jouit d'une des plus belles vues qu'il y ait au monde. A droite, s'étend la promenade du Pincio; c'est l'avenue des Champs-Élysées de Rome. Chaque soir, au moment où la chaleur commence à baisser, elle est inondée de promeneurs à pied, à cheval, et surtout en calèche découverte, qui, après avoir animé pendant quelque temps la solitude de ce magnifique plateau, en descendent précipitamment au coup de sept heures, et se dispersent comme un essaim de moucherons emporté par le vent. Telle est la crainte presque superstitieuse qu'inspire aux Romains le mauvais air, que si un petit nombre de promeneurs attardés, narguant l'influence pernicieuse de l'aria cattiva, s'arrête encore après la disparition de la foule, pour admirer la pompe du majestueux paysage déployé par le soleil couchant, derrière le monte Mario, qui borne l'horizon de ce côté, vous pouvez en être sûrs, ces imprudents rêveurs sont étrangers.

A gauche de la Villa, l'avenue du Pincio aboutit sur la petite place de la Trinita del Monte, ornée d'un obélisque, d'où un large escalier de marbre descend dans Rome, et sert de communication directe entre le haut de la colline et la place d'Espagne.

Du côté opposé, le palais s'ouvre sur de beaux jardins, dessinés dans le goût de Lenôtre, comme doivent l'être les jardins de toute honnête Académie. Un bois de lauriers et de chênes verts, élevé sur une terrasse, en fait partie, borné d'un côté par les remparts de Rome et de l'autre par le couvent des Ursulines-Françaises, attenant aux terrains de la villa Medici.

En face on aperçoit, au milieu des champs incultes de la villa Borghèse, la triste et désolée maison de campagne qu'habita Raphaël; et, comme pour assombrir encore ce mélancolique tableau, une ceinture de pins-parasols en tout temps couverte d'une noire armée de corbeaux, l'encadre à l'horizon.

Telle est à peu près la topographie de l'habitation vraiment royale, dont la munificence du gouvernement français a doté ses artistes pendant le temps de leur séjour à Rome. Les appartements du directeur y sont d'une somptuosité remarquable; bien des ambassadeurs seraient heureux d'en posséder de pareils. Les chambres des pensionnaires, à l'exception de deux ou trois, sont au contraire petites, incommodes, et surtout excessivement mal meublées. Je parie qu'un maréchal-des-logis de la caserne Popincourt, à Paris, est mieux partagé, sous ce rapport, que je ne l'étais au palais de l'Accademia di Francia. Dans le jardin sont la plupart des ateliers des peintres et sculpteurs; les autres sont disséminés dans l'intérieur de la maison et sur un petit balcon élevé donnant sur le jardin des Ursulines, d'où l'on aperçoit la chaîne de la Sabine, le monte Cavo et le camp d'Annibal. De plus, une bibliothèque totalement dépourvue d'ouvrages nouveaux, mais assez bien fournie en livres classiques, est ouverte jusqu'à trois heures aux investigations des élèves laborieux, et présente au désœuvrement de ceux qui ne le sont pas une ressource contre l'ennui. Car il faut dire que la liberté dont ils jouissent est à peu près illimitée. Les pensionnaires sont bien tenus d'envoyer tous les ans à l'Académie de Paris, un tableau, un dessin, une statue, une médaille ou une partition; mais ce travail une fois fait, ils peuvent employer leur temps comme bon leur semble, où même ne pas l'employer du tout, sans que personne ait rien à y voir. La tâche du directeur se borne à administrer l'établissement, et à surveiller l'exécution du réglement qui le régit. Quant à la direction des études, il n'exerce sur elle aucune influence. Cela se conçoit; les vingt-deux élèves pensionnés, s'occupant de cinq arts, frères si l'on veut, mais différents, il n'est pas possible à un seul homme de les posséder tous, et il serait mal venu de donner son avis sur ceux qui lui sont étrangers.

A présent que le lecteur a un aperçu du lieu de la scène, je crois que le meilleur moyen de lui faire connaître les acteurs est de reprendre mon auto-biographie au point où je l'avais interrompue.

V

L'ARRIVÉE.

L'Ave Maria venait de sonner, quand je descendis de voiture à la porte de l'Académie; cette heure étant celle du dîner, je m'empressai de me faire conduire au réfectoire, où l'on venait de m'apprendre que tous mes nouveaux camarades étaient réunis. Mon arrivée à Rome ayant été retardée par diverses circonstances, comme je l'ai dit plus haut, on n'attendait plus que moi; et, à peine eus-je mis le pied dans la vaste salle où siégeaient bruyamment autour d'une table bien garnie une vingtaine de convives, qu'un hourra à faire tomber les vitres, s'il y en avait eu, s'éleva à mon aspect.

—Oh! Berlioz! Berlioz! Oh! cette tête! Oh! ces cheveux! Oh! ce nez! Dis-donc, Jalay, il t'enfonce joliment pour le nez!

—Et toi, il te recale fièrement pour les cheveux!

—Mille dieux! quel toupet!

—Eh! Berlioz! tu ne me reconnais pas? Te rappelles-tu la séance de l'Institut? Tes sacrées timbales qui ne sont pas parties pour l'incendie de Sardanapale? Était-il furieux! Mais, ma foi, il y avait de quoi! Voyons donc, tu ne me reconnais pas?

—Je vous reconnais bien; mais votre nom...

—Ah! tiens, il me dit vous, tu te manières, mon vieux: on se tutoie tout de suite ici.

—Eh bien! comment t'appelles-tu?

—Il s'appelle Signol.

—Mieux que ça, Rossignol.

—Mauvais! mauvais le calembourg!

—Absurde!

—Laissez-le donc s'asseoir!

—Qui? le calembourg?

—Non, Berlioz.

—Ohé! Fleury, apportez-nous du punch, et du fameux; cela vaudra mieux que les bêtises de cet autre qui veut faire le malin.

—Enfin, voilà notre section de musique au complet!

—Eh! Monfort[5], voilà ton collègue.

—Eh! Berlioz, voilà ton-fort.

—C'est mon-fort.

—C'est son-fort.

—C'est notre-fort.

—Embrassez-vous.

—Embrassons-nous.

—Ils ne s'embrasseront pas!

—Ils s'embrasseront!

—Ils ne s'embrasseront pas!

—Si!

—Non!

—Ah ça! mais, pendant qu'ils crient, tu manges tout le macaroni, toi; aurais-tu la bonté de m'en laisser un peu?

—Eh bien! embrassons-le tous, et que ça finisse!

—Non, que ça commence! voilà le punch! Ne bois pas ton vin.

—Non, plus de vin!

—A bas le vin!

—Cassons les bouteilles! Gare, Fleury!

—Pinck! panck!

—Messieurs, ne cassez pas les verres, au moins; il en faut pour le punch; je ne pense pas que vous veuillez le boire dans de petits verres.

—Ah! les petits verres! Fi donc!

—Pas mal, Fleury! ce n'est pas maladroit; sans ça, tout y passait.

Fleury est le nom du factotum de la maison; ce brave homme, si digne, à tous égards, de la confiance que lui accordent les directeurs de l'Académie, est en possession, depuis longues années, de servir à table les pensionnaires; il a vu tant de scènes semblables à celle que je viens de décrire, qu'il n'y fait plus attention, et garde en pareil cas un sérieux de glace, dont le contraste est vraiment plaisant. Quand je fus un peu revenu de l'étourdissement que devait me causer un tel accueil, je m'aperçus que le salon où je me trouvais offrait l'aspect le plus bizarre. Sur l'un des murs, sont encadrés les portraits des anciens pensionnaires, au nombre de cinquante environ; sur l'autre, qu'on ne peut regarder sans rire, d'effroyables fresques de grandeur naturelle, étalent une suite de caricatures, dont la monstruosité grotesque ne peut se décrire, et dont les originaux ont tous habité l'Académie. Malheureusement l'espace manque aujourd'hui pour continuer cette curieuse galerie, et les nouveaux venus, dont l'extérieur prête à la charge, ne peuvent plus être admis aux honneurs du grand salon.

Le soir même, après avoir salué M. Vernet, je suivis mes camarades au lieu habituel de leurs réunions, le fameux café Greco. C'est bien la plus détestable taverne qu'on puisse trouver, sale, obscure et humide; rien ne peut justifier la préférence que lui accordent les artistes de toutes les nations fixés à Rome. Mais son voisinage de la place d'Espagne et du restaurant Lepri qui est en face, lui amène un nombre considérable de chalands. On y tue le temps à fumer d'exécrables cigares, en buvant du café qui n'est guère meilleur, qu'on vous sert, non point sur des tables de marbre comme partout ailleurs, mais sur de petits guéridons de bois, larges comme la calotte d'un chapeau, et noirs et gluants comme les murs de cet aimable lieu. Le café Greco cependant, est tellement fréquenté par les artistes étrangers que la plupart s'y font adresser leurs lettres, et que les nouveaux débarqués n'ont rien de mieux à faire que de s'y rendre pour trouver des compatriotes.

VI

ÉPISODE BOUFFON.

On a vu des fusils partir, qui n'étaient pas chargés, dit-on. On a vu plus souvent encore, je crois, des fusils chargés qui ne partaient pas.

(PASCAL.)

Je passai quelque temps à me façonner tant bien que mal à cette existence si nouvelle pour moi. Mais une vive inquiétude qui, dès le lendemain de mon arrivée, s'était emparée de mon esprit, ne me laissait d'attention ni pour les objets environnants, ni pour le cercle social où je venais d'être si brusquement introduit. Je n'avais pas trouvé à Rome des lettres de Paris qui auraient dû m'y précéder de plusieurs jours. Je les attendis pendant trois semaines avec une anxiété croissante; après ce temps, incapable de résister davantage au désir de connaître la cause de ce silence mystérieux, et malgré les remontrances amicales de M. Horace Vernet, qui essaya d'empêcher un coup de tête, en m'assurant qu'il serait obligé de me rayer de la liste des pensionnaires de l'Académie si je quittais l'Italie, je m'obstinai à rentrer en France.

En repassant à Florence, une esquinancie assez violente vint me clouer au lit pendant huit jours. Ce fut alors que je fis la connaissance de l'architecte danois Schlick, aimable garçon et artiste d'un talent classé très-haut par les connaisseurs. Pendant cette semaine de souffrances, je m'occupai à réinstrumenter la scène du bal de ma Symphonie fantastique, et j'ajoutai à ce morceau la coda qui existe maintenant. Je n'avais pas fini ce travail quand, le jour de ma première sortie, j'allai à la poste demander mes lettres. Le paquet qu'on me présenta contenait une épître d'une impudence si extraordinaire et si blessante pour un homme de l'âge et du caractère que j'avais alors, qu'il se passa soudain en moi quelque chose d'affreux. Deux larmes de rage jaillirent de mes yeux, et mon parti fut pris instantanément. Il s'agissait de voler à Paris, où j'avais à tuer sans rémission deux femmes coupables et un innocent. Quant à me tuer, moi, après ce beau coup, c'était de rigueur, on le pense bien. Le plan de l'expédition fut conçu en quelques minutes. On devait à Paris redouter mon retour, on me connaissait... Je résolus de ne m'y présenter qu'avec de grandes précautions et sous un déguisement. Je courus chez Schlick, qui n'ignorait pas le sujet du drame dont j'étais le principal acteur. En me voyant si pâle:

—Ah! mon Dieu! qu'y a-t-il?

—Voyez, lui dis-je en lui tendant la lettre, lisez!

—Oh! c'est monstrueux, répondit-il après avoir lu. Qu'allez-vous faire?

L'idée me vint aussitôt de le tromper, pour pouvoir agir plus librement.

—Ce que je vais faire? Je persiste à rentrer en France; mais je vais chez mon père au lieu de retourner à Paris.

—Oui, mon ami, vous avez raison; allez dans votre famille; c'est là seulement que vous pourrez, avec le temps, oublier vos chagrins et calmer l'effrayante agitation où je vous vois. Allons, du courage!

—J'en ai; mais il faut que je parte tout de suite, je ne répondrais pas de moi demain.

—Rien n'est plus aisé que de vous faire partir ce soir; je connais beaucoup de monde ici, à la police et à la poste; dans deux heures j'aurai votre passeport, et dans cinq votre place dans la voiture du courrier. Je vais m'occuper de tout cela; rentrez à l'hôtel faire vos préparatifs, je vous y rejoindrai.

Au lieu de rentrer, je m'acheminai vers le quai de l'Arno, où demeurait une marchande de modes française. J'entre dans son magasin, et tirant ma montre:

—Madame, lui dis-je, il est midi; je pars ce soir avec le courrier, pouvez-vous, avant cinq heures, préparer pour moi une toilette complète de femme de chambre, robe, chapeau, voile vert, etc.? Je vous donnerai ce que vous voudrez, je ne regarde pas à l'argent.

La marchande se consulte un instant, et m'assure que tout sera prêt avant l'heure indiquée. Je donne des arrhes et rentre, sur l'autre rive de l'Arno, à l'hôtel des Quatre-Nations où je logeais. J'appelle le premier sommelier.

—Antoine, je pars à six heures pour la France; il m'est impossible d'emporter ma malle, je vous la confie. Envoyez-la par la première occasion sûre à mon père, dont voici l'adresse.

Et prenant la partition de la scène du Bal[6], dont la coda n'était pas entièrement instrumentée, j'écris en tête: Je n'ai pas le temps de finir; s'il prend fantaisie à la Société des Concerts de Paris d'exécuter ce morceau en L'ABSENCE de l'auteur, je prie Habeneck de doubler à l'octave basse, avec les clarinettes et les cors, le trait des flûtes placé sur la dernière rentrée du thême, et d'écrire à plein orchestre les accords qui suivent. Cela suffira pour la conclusion.

Puis je mets la partition de ma Symphonie fantastique, adressée sous enveloppe à Habeneck, dans une valise, avec quelques hardes; j'avais une paire de pistolets à deux coups, je les charge convenablement; j'examine et je place dans mes poches deux petites bouteilles de rafraîchissements, tels que laudanum, stricnine; et, la conscience en repos au sujet de mon arsenal, je m'en vais attendre l'heure du départ, en parcourant sans but les rues de Florence avec cet air malade, inquiet et inquiétant des chiens enragés.

A cinq heures, je retourne chez ma modiste; on m'essaie ma parure qui va fort bien. En payant le prix convenu, je donne vingt francs de trop; une jeune ouvrière, assise devant le comptoir s'en aperçoit et veut me le faire observer; mais la maîtresse du magasin, jetant d'un geste rapide mes pièces d'or dans son tiroir, la repousse et l'interrompt par un:

«Allons, petite bête, laissez monsieur tranquille! croyez-vous qu'il ait le temps d'écouter vos sottises!» Et répondant à mon sourire ironique par un salut curieux mais plein de grâce: «Mille remerciments, monsieur, j'augure bien du succès, vous serez charmante, sans aucun doute, dans votre petite comédie.»

Six heures sonnent enfin; mes adieux faits à ce vertueux Schlick, qui voyait en moi une brebis égarée et blessée rentrant au bercail, ma parure féminine soigneusement serrée dans une des poches de la voiture, je salue du regard le Persée de Benvenuto et sa fameuse inscription: «Si quis te læserit, ego tuus ultor ero[7]» et nous partons.

Les lieues se succèdent, et toujours entre le courrier et moi règne un profond silence. J'avais la gorge et les dents serrées; je ne mangeais pas, je ne buvais pas, je ne parlais pas. Quelques mots furent échangés seulement vers minuit, au sujet des pistolets, dont le prudent conducteur ôta les capsules et qu'il cacha ensuite sous les coussins de la voiture. Il craignait que nous ne vinssions à être attaqués, et en pareil cas, disait-il, on ne doit jamais montrer la moindre intention de se défendre quand on ne veut pas être assassiné.

—A votre aise, lui répondis-je, je serais bien fâché de nous compromettre, et je n'en veux pas aux brigands!

Arrivé à Gênes, sans avoir avalé autre chose que le jus d'une orange, au grand étonnement de mon compagnon de voyage qui ne savait trop si j'étais de ce monde ou de l'autre, je m'aperçois d'un nouveau malheur: Mon costume de femme était perdu. Nous avions changé de voiture à un village nommé Pietra-Santa et en quittant celle qui nous amenait de Florence, j'y avais oublié tous mes atours. «Feux et tonnerres! m'écriai-je, ne semble-t-il pas qu'un bon ange maudit veuille m'empêcher d'exécuter mon projet! c'est ce que nous verrons!»

Aussitôt je fais venir un domestique de place parlant le français et le génois. Il me conduit chez une modiste. Il était près de midi, le courrier repartait à six heures. Je demande un nouveau costume: on refuse de l'entreprendre, ne pouvant l'achever en si peu de temps. Nous allons chez une autre, chez deux autres, chez trois autres modistes, même refus. Une enfin annonce qu'elle va rassembler plusieurs ouvrières et qu'elle essaiera de me parer avant l'heure du départ.

Elle tient parole; je suis réparé. Mais pendant que je courais ainsi les grisettes, ne voilà-t-il pas la police sarde qui s'avise, sur l'inspection de mon passeport, de me prendre pour un émissaire de la révolution de juillet, pour un co-carbonaro, pour un conspirateur, pour un libérateur, de refuser de viser le dit passeport pour Turin, et de m'enjoindre de passer par Nice!

«Eh! mon Dieu, visez pour Nice, qu'est-ce que cela me fait? je passerai par l'enfer si vous voulez, pourvu que je passe!»

Lequel des deux était le plus splendidement niais, de la police, qui ne voyait, dans tous les Français, que des missionnaires de la Révolution, ou de moi, qui me croyais obligé de ne pas mettre le pied dans Paris sans être déguisé en femme, comme si tout le monde, en me reconnaissant, eût dû lire sur mon front le projet qui m'y ramenait; ou comme si, en me cachant vingt-quatre heures dans un hôtel, je n'eusse pas dû trouver cinquante marchandes de mode pour une, capables de me fagoter à merveille.

Les gens passionnés sont charmants, ils s'imaginent tous, que le monde entier est préoccupé de leur passion quelle qu'elle soit, et ils mettent une bonne foi vraiment édifiante à se conformer à cette opinion.

Je pris donc la route de Nice, sans décolérer. Je repassais même avec beaucoup de soin dans ma tête, la petite comédie que j'allais jouer en arrivant à Paris. Je me présentais chez mes amis sur les neuf heures du soir, au moment où la famille était réunie et prête à prendre le thé; je me faisais annoncer comme la femme de chambre de madame la comtesse M..., chargée d'un message important et pressé; on m'introduisait au salon, je remettais une lettre, et pendant qu'on s'occupait à la lire, tirant de mon sein mes deux pistolets doubles, je cassais la tête au numéro un, au numéro deux, je saisissais par les cheveux le numéro trois, je me faisais reconnaître, malgré ses cris je lui adressais mon troisième compliment; après quoi, avant que ce concert de voix et d'instruments n'eût attiré des curieux, je me lâchais sur la tempe droite le quatrième argument irrésistible, et si le pistolet venait à rater (cela s'est vu), je me hâtais d'avoir recours à mes petits flacons. Oh! la jolie scène! c'est vraiment dommage qu'elle ait été supprimée!

Cependant, malgré ma rage condensée, je me disais parfois en cheminant: «Oui, cela sera délicieux, j'aurai là un moment bien agréable! mais la nécessité de me tuer ensuite, est assez... fâcheuse. Dire adieu ainsi au monde, à l'art; ne laisser d'autre réputation que celle d'un brutal qui ne savait pas vivre; n'avoir pas même terminé les corrections de ma première symphonie; avoir en tête d'autres partitions.... plus grandes..... ah!..... c'est.....» Et revenant à mon idée sanglante: «Non, non, non, non, il faut qu'ils meurent tous, il faut que je les extermine, il faut que je leur brise le crâne, il le faut, et cela sera! cela sera!....» Et les chevaux trottaient, m'emportant vers la France. La nuit vint; nous suivions la route de la Corniche, taillée dans le rocher à deux où trois cents toises au-dessus de la mer, qui baigne en cet endroit le pied des Alpes. L'amour de la vie et l'amour de l'art, depuis une heure, me répétaient secrètement mille douces promesses, et je les laissais dire; je trouvais même un certain charme à les écouter, quand, tout d'un coup, le postillon ayant arrêté ses chevaux pour mettre le sabot à la voiture, cet instant de silence me permit d'entendre les sourds râlements de la mer, qui brisait furieuse au fond du précipice. Ce bruit éveilla un écho terrible et fit éclater dans ma poitrine une nouvelle tempête, plus effrayante que toutes celles qui l'avaient précédée. Je râlai comme la mer, et m'appuyant de mes deux mains sur la banquette où j'étais assis, je fis un mouvement convulsif comme pour m'élancer en avant, en poussant un Ha! si rauque, si sauvage, que le malheureux conducteur, bondissant de côté, crut décidément avoir pour compagnon de voyage quelque diable contraint de porter un morceau de la vraie croix.

Cependant, l'intermittence existait, il fallait le reconnaître; il y avait lutte entre la vie et la mort. Dès que je m'en fus aperçu, je fis ce raisonnement qui ne me semble point trop saugrenu, vu le temps et le lieu: «Si je profitais du bon moment (le bon moment était celui où la vie venait coqueter avec moi. J'allais me rendre, on le voit), si je profitais, dis-je, du bon moment, pour me cramponner de quelque façon et m'appuyer sur quelque chose, afin de mieux résister au retour du mauvais; peut-être viendrais-je à bout de prendre une résolution.... vitale. Voyons donc.» Nous traversions à cette heure, un village sarde, sur une plage, au niveau de la mer qui ne rugissait pas trop. On s'arrête pour changer de chevaux, je demande au conducteur le temps d'écrire une lettre; j'entre dans un petit café, je prends un chiffon de papier, et j'écris au directeur de l'Académie de Rome, M. Horace Vernet, de vouloir bien me conserver sur la liste des pensionnaires, s'il ne m'en avait pas rayé; que j'en avais point encore enfreint le réglement, et que je M'ENGAGEAIS SUR L'HONNEUR à ne pas passer la frontière d'Italie jusqu'à ce que sa réponse me fût parvenue à Nice, où j'allais l'attendre.

Ainsi lié par ma parole, et sûr de pouvoir toujours en revenir à mon projet de Huron, si, exclu de l'Académie, privé de ma pension, je me trouvais sans feu, ni lieu, ni sou, ni maille, je remontai plus tranquillement en voiture. Je m'aperçus même tout-à-coup que... j'avais faim, n'ayant rien mangé depuis Florence. O bonne grosse nature! décidément j'étais repris.

J'arrivai à cette heureuse ville de Nice, grondant encore un peu. J'attendis quelques jours; vint la réponse de M. Vernet; réponse amicale, bienveillante, paternelle, dont je fus profondément touché. Ce grand artiste, sans connaître le sujet de mon trouble, me donnait des conseils qui s'y appliquaient on ne peut mieux; il m'indiquait le travail et l'amour de l'art comme les deux remèdes souverains contre les tourmentes morales; il m'annonçait que mon nom était resté sur la liste des pensionnaires, que le ministre ne serait pas instruit de mon équipée et que je pouvais revenir à Rome où l'on me recevrait à bras ouverts.

—Allons, ils sont sauvés, fis-je en soupirant profondément. Et si je vivais maintenant! Si je vivais tranquillement, heureusement, musicalement! Oh! la plaisante affaire!... Essayons.

Voilà que j'aspire l'air tiède et embaumé de Nice à pleins poumons; voilà la vie et la joie qui accourent à tire-d'ailes, et la musique qui m'embrasse, et l'avenir qui me sourit, et je reste à Nice un mois entier à errer dans les bois d'orangers, à me plonger dans la mer, à dormir nu sur les bruyères des montagnes de Villefranche, à voir du haut de ce radieux observatoire les navires venir, passer et disparaître silencieusement. Je vis entièrement seul, j'écris l'ouverture du Roi Lear, je chante, je crois en Dieu! Convalescence.

C'est ainsi que j'ai passé à Nice les vingt plus beaux jours de ma vie. Nizza! Nizza! ô rimenbranza!

Mais la police du roi de Sardaigne vint encore troubler mon paisible bonheur et m'obliger à y mettre un terme.

J'avais fini par échanger quelques paroles au café avec deux officiers de la garnison piémontaise; il m'arriva même un jour de faire avec eux une partie de billard; cela suffit pour inspirer au chef de la police des soupçons graves sur mon compte.

—Évidemment ce jeune musicien français n'est pas venu à Nice pour assister aux représentations de Mathilde de Sabran (le seul ouvrage qu'on y entendît alors), il ne va jamais au théâtre. Il passe des journées entières dans les rochers de Villefranche..... il y attend un signal de quelque vaisseau révolutionnaire..... Il ne dîne pas à table d'hôte..... pour éviter les insidieuses conversations des agents secrets. Le voilà qui se lie tout doucement avec les chefs de nos régiments..... Il va entamer avec eux les négociations dont il est chargé au nom de la Jeune Italie, cela est clair, la conspiration est flagrante!

O grand homme! politique profond, tu es délirant, va!

Je suis mandé au bureau de police et interrogé en formes.

—Que faites-vous ici, Monsieur?

—Je me rétablis d'une maladie cruelle; je compose, je rêve, je remercie Dieu d'avoir fait un si beau soleil, une mer si belle, des montagnes si verdoyantes.

—Vous n'êtes pas peintre?

—Non, Monsieur.

—Cependant, on vous voit partout, un album à la main et dessinant beaucoup; seriez-vous occupé à lever quelque plan?

—Oui, je lève le plan d'une ouverture du Roi Lear, c'est-à-dire, j'ai levé ce plan, car le dessin et l'instrumentation en sont tout-à-fait terminés; je crois même que l'entrée en sera formidable!

—Comment l'entrée? qu'est-ce que ce roi Lear?

—Hélas! monsieur, c'est un vieux bonhomme de roi d'Angleterre.

—D'Angleterre!

—Oui, qui vécut, au dire de Shakespeare, il y a quelque dix-huit cents ans, et qui eut la faiblesse de partager son royaume à deux filles scélérates qu'il avait, et qui le mirent à la porte quand il n'eut plus rien à leur donner. Vous voyez qu'il y a peu de rois.....

—Ne parlons pas du Roi!..... Vous entendez par ce mot instrumentation?.....

—C'est un terme de musique.

—Toujours ce prétexte! Je sais très-bien, monsieur, qu'on ne compose pas ainsi de la musique sans piano, seulement avec un album et un crayon, en marchant silencieusement sur les grèves! Ainsi donc, veuillez nous dire où vous comptez aller, on va vous rendre votre passeport; vous ne pouvez rester à Nice plus longtemps.

—Alors je retournerai à Rome, en composant encore sans piano, avec votre permission.

Ainsi fut fait. Je quittai Nice le lendemain fort contre mon gré, il est vrai, mais le cœur léger et plein d'allegria, et bien vivant et bien guéri. Et c'est ainsi qu'une fois encore on a vu des pistolets chargés qui ne sont pas partis.

C'est égal, je crois que ma petite comédie avait un certain intérêt, et c'est vraiment dommage qu'elle n'ait pas été représentée!....

VII

RETOUR A ROME.

En repassant à Gênes, j'allai entendre l'Agnese de Paër. Cet opéra fut célèbre à l'époque de transition crépusculaire qui précéda le lever de Rossini.

L'impression de froid ennui dont il m'accabla tenait sans doute à la détestable exécution qui en paralysait les beautés. Je remarquai d'abord que, suivant la louable habitude de certaines gens qui, bien qu'incapables de rien faire, se croient appelés à tout refaire ou retoucher, et qui, de leur coup-d'œil d'aigle aperçoivent tout de suite ce qui manque dans un ouvrage, on avait renforcé d'une grosse caisse l'instrumentation sage et modérée de Paër; de sorte qu'écrasé sous le tampon du maudit instrument, cet orchestre, qui n'avait pas été écrit de manière à lui résister, disparaissait entièrement. Madame Ferlotti chantait (elle se gardait bien de le jouer) le rôle d'Agnèse. En cantatrice qui sait, à un franc près, ce que son gosier lui rapporte par an, elle répondait à la douloureuse folie de son père par le plus imperturbable sang-froid, la plus complète insensibilité; on eût dit qu'elle ne faisait qu'une répétition de son rôle, indiquant à peine les gestes et chantant sans expression pour ne pas se fatiguer.

L'orchestre m'a paru passable. C'est une petite troupe fort inoffensive; mais les violons jouent juste et les instruments à vent suivent assez bien la mesure. A propos de violon..... pendant que je m'ennuyais dans sa ville natale, Paganini enthousiasmait tout Paris. Maudissant le mauvais destin qui me privait du bonheur de l'entendre, je cherchais au moins à obtenir de ses compatriotes quelques renseignements sur lui; mais les Gênois sont, comme les habitants de toutes les villes de commerce, fort indifférents pour les beaux-arts. Ils me parlèrent très froidement de l'homme extraordinaire que l'Allemagne, la France et l'Angleterre ont accueilli avec acclamations. Je demandai la maison de son père, on ne put me l'indiquer. A la vérité, je cherchai aussi dans Gênes le temple, la pyramide, enfin le monument que je pensais avoir été élevé à la mémoire de Colomb, et le buste du grand homme qui découvrit le Nouveau-Monde n'a pas même frappé une fois mes regards pendant que j'errais dans les rues de l'ingrate cité qui lui donna naissance et dont il fit la gloire.

De toutes les capitales d'Italie aucune ne m'a laissé d'aussi gracieux souvenirs que Florence. Loin de m'y sentir dévoré de spleen, comme je le fus plus tard à Rome et à Naples, complètement inconnu, ne connaissant personne, avec quelques poignées de piastres à ma disposition, malgré la brèche énorme que la course à Nice avait faite à ma fortune, jouissant en conséquence de la plus entière liberté, j'y ai passé de bien douces journées, soit à parcourir ses nombreux monuments en rêvant de Dante et de Michel-Ange, soit à lire Shakespeare dans les bois délicieux qui bordent la rive gauche de l'Arno et dont la solitude profonde me permettait de crier à mon aise d'admiration. Sachant bien que je ne trouverais pas dans la capitale de la Toscane ce que Naples et Milan me faisaient tout au plus espérer, je ne songeais guère à la musique, quand les conversations de table d'hôte m'apprirent que le nouvel opéra de Bellini (I Montecchi ed i Capuletti) allait être représenté. On disait beaucoup de bien de la musique, mais aussi beaucoup du libretto, ce qui, eu égard au peu de cas que les Italiens font pour l'ordinaire des paroles d'un opéra, me surprenait étrangement. Ah! ah! c'est une innovation!!! Je vais donc, après tant de misérables essais lyriques sur ce beau drame, entendre un véritable opéra de Roméo, digne du génie de Shakespeare! Dieu! quel sujet! comme tout y est dessiné pour la musique!... D'abord, le bal éblouissant dans la maison de Capulet, où, au milieu d'un essaim tourbillonnant de beautés, le jeune Montaigu aperçoit pour la première fois la sweet Juliet, dont la fidélité doit lui coûter la vie; puis ces combats furieux dans les rues de Vérone, auxquels le bouillant Tybald semble présider comme le génie de la colère et de la vengeance; cette inexprimable scène de nuit au balcon de Juliette, où les deux amants murmurent un concert d'amour tendre, doux et pur comme les rayons de l'astre des nuits qui les garde en souriant amicalement; les piquantes bouffonneries de l'insouciant Mercutio, le naïf caquet de la vieille nourrice, le grave caractère de l'ermite, cherchant inutilement à ramener un peu de calme sur ces flots d'amour et de haine dont le choc tumultueux retentit jusque dans sa modeste cellule... puis l'affreuse catastrophe, l'ivresse du bonheur aux prises avec celle du désespoir, de voluptueux soupirs changés en râle de mort, et enfin le serment solennel des deux familles ennemies jurant, trop tard, sur le cadavre de leurs malheureux enfants, d'éteindre la haine qui fit verser tant de sang et de larmes.—Les miennes coulaient en y songeant. Je courus donc au théâtre de la Pergola. Les choristes nombreux qui couvraient la scène me parurent assez bons, leurs voix sonores et mordantes; il y avait surtout une douzaine de petits garçons de quatorze à quinze ans dont les contralti étaient d'un excellent effet. Les personnages se présentèrent successivement et chantèrent presque tous faux, à l'exception de deux femmes, dont l'une grande et forte remplissait le rôle de Juliette, et l'autre petite et grêle celui de Roméo.—Pour la troisième ou quatrième fois, après Zingarelli et Vaccaï, écrire encore Roméo pour une femme!... Mais au nom de Dieu, est-il donc décidé que l'amant de Juliette doit paraître dépourvu des attributs de la virilité? Est-il un enfant, celui qui, en trois passes, perce le cœur du furieux Tybald, le héros de l'escrime, et qui, plus tard, après avoir brisé les portes du tombeau de sa maîtresse, d'un bras dédaigneux étend mort sur les degrés du monument le comte Pâris qui l'a provoqué?... Et son désespoir au moment de l'exil, sa sombre et terrible résignation en apprenant la mort de Juliette, son délire convulsif après avoir bu le poison, toutes ces passions volcaniques germent-elles d'ordinaire dans l'ame d'un eunuque?...

Trouverait-on que l'effet musical de deux voix féminines est le meilleur?... Alors, à quoi bon des ténors, des basses, des barytons? Faites donc jouer tous les rôles par des soprani ou des contralti, Moïse et Otello ne seront pas beaucoup plus étranges avec une voix flûtée que ne l'est Roméo. Mais il faut en prendre son parti; la composition de l'ouvrage va me dédommager...

Quel désappointement!!! Dans le libretto il n'y a point de bal chez Capulet, point de Mercutio, point de nourrice babillarde, point d'ermite grave et calme, point de scène au balcon, point de sublime monologue pour Juliette recevant la fiole de l'ermite, point de duo dans la cellule entre Roméo banni et l'ermite désolé; point de Shakespeare, rien; un ouvrage manqué, mutilé, défiguré, arrangé. Et c'est un grand poète pourtant, c'est Félix Romani, que les habitudes mesquines des théâtres lyriques d'Italie ont contraint à découper un si pauvre libretto dans le chef-d'œuvre shakespearien!

Le musicien toutefois a su rendre fort belle une des principales situations: A la fin d'un acte, les deux amants séparés de force par leurs parents furieux, s'échappent un instant des bras qui les retenaient et s'écrient en s'embrassant: «Nous nous reverrons aux cieux.» Bellini a mis, sur les paroles qui expriment cette idée, une phrase d'un mouvement vif, passionné, pleine d'élan, et chantée à l'unisson par les deux personnages. Ces deux voix, vibrant ensemble comme une seule, symbole d'une union parfaite, donnent à la mélodie une force d'impulsion extraordinaire; et, soit par l'encadrement de la phrase mélodique et la manière dont elle est ramenée, soit par l'étrangeté bien motivée de cet unisson, auquel on est loin de s'attendre, soit enfin par la mélodie elle-même, j'avoue que j'ai été remué à l'improviste et que j'ai applaudi avec transport. On a singulièrement abusé depuis lors des duos à l'unisson.—Décidé à boire le calice jusqu'à la lie, je voulus, quelques jours après, entendre la Vestale de Paccini. Quoique ce que j'en connaissais déjà m'eût bien prouvé qu'elle n'avait de commune avec l'héroïque et sublime conception de Spontini que le titre, je ne m'attendais à rien de pareil..... Licinius était encore joué par une femme..... Après quelques instants d'une pénible attention, j'ai dû m'écrier comme Hamlet: «Ceci est de l'absynthe!» et ne me sentant pas capable d'en avaler davantage, je suis parti au milieu du second acte, donnant un terrible coup de pied dans le parquet, qui m'a si fort endommagé le gros orteil que je m'en suis ressenti pendant plusieurs jours.—Pauvre Italie!... Au moins, va-t-on me dire, dans les églises la pompe musicale doit être digne des cérémonies auxquelles elle se rattache. Pauvre Italie!... on verra plus tard quelle musique on fait à Rome, dans la capitale du monde chrétien; en attendant, voilà ce que j'ai entendu de mes propres oreilles pendant mon séjour à Florence.

C'était peu après l'explosion de Modène et de Bologne; les deux fils de Louis Bonaparte y avaient pris part; leur mère, la reine Hortense, fuyait avec l'un d'eux; l'autre venait d'expirer dans les bras de son père. On célébrait le service funèbre; toute l'église tendue de noir, un immense appareil funéraire de prêtres, de catafalques, de flambeaux, invitaient moins aux tristes et grandes pensées que les souvenirs éveillés dans l'ame par le nom de celui pour qui l'on priait.... Napoléon Bonaparte!.... Il s'appelait ainsi!.... c'était son neveu!.... presque son petit-fils!.... mort à vingt ans.... Et sa mère, arrachant le dernier de ses fils à la hache des réactions, fuit en Angleterre.... La France lui est interdite.... la France, où luirent pour elle tant de glorieux jours.... Mon esprit, remontant le cours du temps, me la représentait, joyeuse enfant créole, dansant sur le pont du vaisseau qui l'amenait sur le vieux continent, simple fille de madame Beauharnais, plus tard fille adoptive du maître de l'Europe, reine de Hollande, et enfin exilée, oubliée, orpheline, mère éperdue, reine fugitive et sans États.... Oh! Beethoven!.... où était la grande ame, l'esprit profond et homérique qui conçut la Symphonie héroïque, la Marche funèbre pour la mort d'un héros, et tant d'autres miraculeuses poésies musicales qui arrachent des larmes et oppressent le cœur?.... L'organiste avait tiré les registres de petites flûtes et folâtrait dans le haut du clavier, en sifflottant de petits airs gais, comme font les roitelets quand, perchés sur le mur d'un jardin, ils s'ébattent aux pâles rayons d'un soleil d'hiver.... La fête del Corpus Domini (la Fête-Dieu) devait être célébrée prochainement à Rome; j'en entendais constamment parler autour de moi depuis quelques jours comme d'une chose extraordinaire. Je m'empressai donc de m'acheminer vers la capitale des États pontificaux avec plusieurs Florentins que le même motif y attirait. Il ne fut question, pendant tout le voyage, que des merveilles qui allaient être offertes à notre admiration. Ces messieurs me déroulaient un tableau tout resplendissant de tiares, mitres, chasubles, croix brillantes, vêtements d'or, nuages d'encens, etc.

Ma la musica?....

Oh! signore, lei sentira un coro immenso.

Puis ils retombaient sur les nuages d'encens, les vêtements dorés, les brillantes croix, le tumulte des cloches et des canons. Mais Robin en revient toujours à....

La musica? demandais-je encore, la musica di questa ceremonia?

Oh! signore, lei sentira un coro immenso.

—Allons, il paraît que ce sera.... un chœur immense, après tout. Je pensais déjà à la pompe musicale des cérémonies religieuses dans le temple de Salomon; mon imagination, s'enflammant de plus en plus, j'allais jusqu'à espérer quelque chose de comparable au luxe gigantesque de l'ancienne Egypte.... Faculté maudite, qui ne fait de notre vie qu'un mirage continuel!... Sans elle, j'eusse peut-être été ravi de l'aigre et discordant fausset des castrati qui me firent entendre un sot et insipide contrepoint; sans elle, je n'aurais point été surpris, sans doute, de ne pas trouver à la procession del Corpus Domini un essaim de jeunes vierges, aux vêtements blancs, à la voix pure et fraîche, aux traits empreints de sentiments religieux, exhalant vers le ciel de pieux cantiques, harmonieux parfums de ces roses vivantes; sans cette fatale imagination, ces deux groupes de clarinettes canardes, de trombones rugissants, de grosses caisses furibondes, de trompettes saltimbanques, ne m'eussent pas révolté par leur impie et brutale cacophonie. Il est vrai que, dans ce cas, il eût aussi fallu supprimer l'organe de l'ouïe. On appelle cela à Rome musique militaire. Que le vieux Silène, monté sur un âne, suivi d'une troupe de grossiers satyres et d'impures Bacchantes soit escorté d'un pareil concert, rien de mieux; mais le Saint-Sacrement, le pape, les images de la Vierge!!! Ce n'était pourtant que le prélude des mystifications qui m'attendaient. Mais n'anticipons pas.

Me voilà réinstallé à la Villa Medici, bien accueilli du Directeur, fêté de tous mes camarades, dont la curiosité était excitée, sans doute, sur le but du pèlerinage que je venais d'accomplir, mais qui pourtant furent tous à mon égard d'une réserve exemplaire.

J'étais parti, j'avais eu mes raisons pour partir; je revenais, c'était à merveille; pas de commentaires, pas de questions.

VIII

LA VIE DE L'ACADÉMIE.

J'étais déjà au fait des habitudes du dedans et du dehors de l'Académie. Une cloche, parcourant les divers corridors et les allées du jardin, annonce l'heure des repas. Chacun d'accourir alors dans le costume où il se trouve; en chapeau de paille, en blouse déchirée ou couverte de terre glaise, les pieds en pantouffles, sans cravate, enfin dans le délabrement complet d'une parure d'atelier. Après le déjeûner, nous perdions ordinairement une ou deux heures dans le jardin, à jouer au disque, à la paume, à tirer le pistolet, à fusiller les malheureux merles qui habitent le bois de lauriers, ou à dresser de jeunes chiens. Tous exercices auxquels M. Horace Vernet, dont les rapports avec nous étaient plutôt d'un excellent camarade que d'un sévère directeur, prenait part fort souvent. Le soir, c'était la visite obligée au café Greco, où les artistes français, non attachés à l'Académie, que nous appelions les hommes d'en bas, fumaient avec nous le cigare de l'amitié, en buvant le punch du patriotisme. Après quoi, chacun se dispersait..... Ceux qui rentraient vertueusement à la caserne académique, se réunissaient quelquefois sous le grand vestibule qui donne sur le jardin. Quand je m'y trouvais, ma mauvaise voix et ma misérable guitare étaient mises à contribution, et assis tous ensemble autour d'un petit jet d'eau qui, en retombant dans une coupe de marbre, rafraîchit ce portique retentissant, nous chantions au clair de lune les rêveuses mélodies du Freyschütz, d'Oberon, les chœurs énergiques d'Euryanthe, ou des actes entiers d'Iphigénie en Tauride, de la Vestale ou de don Juan; car je dois dire à la louange de mes commensaux de l'Académie, que leur goût musical était des moins vulgaires.

Nous avions, en revanche, un genre de concerts que nous appelions concerts anglais, et qui ne manquait pas d'agrément, après les dîners un peu échevelés. Les buveurs, plus ou moins chanteurs, mais possédant tant bien que mal quelque air favori, s'arrangeaient de manière à en avoir tous un différent; pour obtenir la plus grande variété possible, chacun d'ailleurs chantait dans un autre ton que son voisin. Duc, le spirituel et savant architecte[8], chantait sa chanson de la Colonne, Dantan celle du Sultan Saladin, Montfort triomphait dans la marché de la Vestale, Signol était plein de charmes dans la romance Fleuve du Tage, et j'avais quelque succès dans l'air si tendre et si naïf Il pleut, bergère. A un signal donné, les concertants partaient les uns après les autres, et ce vaste morceau d'ensemble à vingt-quatre parties s'exécutait en crescendo, accompagné, sur la promenade du Pincio, par les hurlements douloureux des chiens épouvantés, pendant que les barbiers de la place d'Espagne, souriant d'un air narquois sur le seuil de leur boutique, se renvoyaient l'un à l'autre cette naïve exclamation: musica francese!

Le jeudi était le jour de grande réception chez le directeur. La plus brillante société de Rome se réunissait alors aux soirées fashionables que madame et mademoiselle Vernet présidaient avec tant de goût. On pense bien que les pensionnaires n'avaient garde d'y manquer. La journée du dimanche, au contraire, était presque toujours consacrée à des courses plus ou moins longues dans les environs de Rome. C'étaient Ponte Molle, où l'on va boire une sorte de drogue douceâtre et huileuse, liqueur favorite des Romains, qu'on appelle vin d'Orvieto; la villa Pamphili, Saint-Laurent hors les murs, et surtout le magnifique tombeau de Cecilia Metella, dont il est de rigueur d'interroger longuement le curieux écho, pour s'enrouer et avoir ainsi le prétexte d'aller se rafraîchir dans une osteria qu'on trouve à quelques pas de là, avec un gros vin noir, rempli de moucherons.

Avec la permission du directeur, les pensionnaires peuvent entreprendre de plus longs voyages, d'une durée indéterminée, à la condition seulement de ne pas sortir des États-Romains, jusqu'au moment où le réglement les autorise à visiter toutes les parties de l'Italie. Voilà pourquoi le nombre des habitants de l'Académie n'est que fort rarement au complet. Il y en a presque toujours au moins deux en tournée à Naples, à Venise, à Florence, à Palerme ou à Milan. Les peintres et les sculpteurs, trouvant Michel-Ange et Raphaël à Rome, sont ordinairement les moins pressés d'en sortir; les temples de Pestum, Pompéi, la Sicile, excitent vivement au contraire la curiosité des architectes; les paysagistes passent la plus grande partie de leur temps dans les montagnes; pour les musiciens, comme les différentes capitales d'Italie leur offrent toutes à peu près le même degré d'intérêt, ils n'ont pour quitter Rome d'autres motifs que le désir de voir et l'humeur inquiète, et rien que leurs sympathies personnelles ne peut influer sur la direction ou la durée de leurs voyages. Usant de là liberté qui nous était accordée, je cédais à mon penchant pour les explorations aventureuses, et me sauvais aux Abruzzes quand l'ennui de Rome me desséchait le sang. Sans cela je ne sais trop comment j'aurais pu résister à la monotonie d'une pareille existence. On conçoit, en effet, que la gaîté de nos réunions d'artistes, les bals élégants de l'Académie et de l'ambassade, le laisser-aller de l'estaminet, n'aient guère pu me faire oublier que j'arrivais de Paris, du centre de la civilisation, et que je me trouvais tout d'un coup sevré de musique, de théâtre[9], de littérature[10], d'agitations, de tout enfin ce qui composait ma vie.

Il ne faut pas s'étonner que la grande ombre de la Rome antique, qui seule poétise la nouvelle, n'ait pas suffi pour me dédommager de ce qui me manquait. On se familiarise bien vite avec les objets qu'on a sans cesse sous les yeux, et ils finissent par ne plus éveiller dans l'âme que des impressions et des idées ordinaires. Je dois pourtant en excepter le Colysée; le jour ou la nuit je ne le voyais jamais de sang-froid. Saint-Pierre me faisait aussi toujours éprouver un frisson d'admiration. C'est si grand! si noble! si beau! si majestueusement calme!!! J'aimais à y passer la journée pendant les intolérables chaleurs de l'été. Je portais avec moi un volume de Byron, et m'établissant commodément dans un confessionnal, jouissant d'une fraîche atmosphère, d'un silence religieux, interrompu seulement à longs intervalles par l'harmonieux murmure des deux fontaines de la grande place de Saint-Pierre, que des bouffées de vent apportaient jusqu'à mon oreille, je dévorais à loisir cette ardente poésie; je suivais sur les ondes les courses audacieuses du Corsaire; j'adorais profondément ce caractère à la fois inexorable et tendre, impitoyable et généreux, composé bizarre de deux sentiments, opposés en apparence, la haine de l'espèce et l'amour d'une femme.

Parfois quittant mon livre pour réfléchir, je promenais mes regards autour de moi; mes yeux, attirés par la lumière, se levaient vers la sublime coupole de Michel-Ange. Quelle brusque transition d'idées!!! Des cris de rage des pirates, de leurs orgies sanglantes, je passais tout-à-coup au concert des séraphins, à la paix de la vertu, à la quiétude infinie du ciel.... Puis ma pensée, abaissant son vol, se plaisait à chercher sur le parvis du temple la trace des pas du noble poète....

—Il a du venir contempler ce groupe de Canova, me disais-je; ses pieds ont foulé ce marbre, ses mains se sont promenées sur les contours de ce bronze; il a respiré cet air, ces échos ont répété ses paroles.... Paroles de tendresse et d'amour peut-être.... Eh oui! ne peut-il pas être venu visiter le monument avec son amie, madame Guiccioli[11]?... Femme admirable et rare, dont il a été si complètement compris, si profondément aimé!!! Aimé!!!... poète!... libre!... riche!.... Il a été tout cela, lui!.... Et le confessionnal retentissait d'un grincement de dents à faire frémir les damnés.

Un jour, en de telles dispositions, je me levai spontanément, comme pour prendre ma course, et, après quelques pas précipités, m'arrêtant tout-à-coup au milieu de l'église, je demeurai silencieux et immobile. Un paysan entra, et vint tranquillement baiser l'orteil de saint Pierre.

—Heureux bipède! murmurai-je avec amertume, que te manque-t-il? Tu crois et espères; ce bronze que tu adores, et dont la main droite tient aujourd'hui, au lieu de foudres, les clés du paradis, était jadis un Jupiter tonnant. Tu l'ignores; point de désenchantement. En sortant, que vas-tu chercher? De l'ombre et du sommeil; les madones des champs te sont ouvertes, tu y trouveras l'un et l'autre. Quelles richesses rêves-tu?.... la poignée de piastres nécessaires pour acheter un âne ou te marier; tes économies de trois ans y suffiront. Qu'est une femme pour toi?... une autre sexe. Que cherches-tu dans l'art?... un moyen de matérialiser les objets de ton culte ou de t'exciter au rire ou à la danse. A toi, la Vierge enluminée de rouge et de vert, c'est la peinture; à toi, les marionnettes et polichinelle, c'est le drame; à toi, la musette et le tambour de basque, c'est la musique; à moi le désespoir et la haine, car je manque de tout ce que je cherche, et n'espère plus l'obtenir.

Après avoir quelque temps écouté rugir ma tempête intérieure, je m'aperçus que le jour baissait. Le paysan était parti; j'étais seul dans Saint-Pierre..... Je sortis. Je rencontrai des peintres allemands qui m'entraînèrent dans une osteria, hors des portes de la ville, où nous bûmes je ne sais combien de bouteilles d'orvieto, en disant des absurdités, fumant, et mangeant crus de petits oiseaux que nous avions achetés d'un chasseur. Ces messieurs trouvaient ce mets sauvage très-bon, et je fus bientôt de leur avis, malgré le dégoût que j'en avais ressenti d'abord. Nous rentrâmes à Rome, en chantant des chœurs de Weber, qui nous rappelèrent des jouissances musicales, auxquelles il ne fallait plus songer de longtemps..... A minuit, j'allai au bal de l'ambassadeur. J'y vis une Anglaise, belle comme Diane, qu'on me dit avoir cinquante mille livres sterling de rentes, une voix superbe et un admirable talent sur le piano; ce qui me fit grand plaisir. La Providence est juste; elle a soin de répartir également ses faveurs! Je rencontrai d'horribles visages de vieille, les yeux fixés sur une table d'écarté, flamboyants de cupidité. Sorcières de Macbeth!! Je vis minauder des coquettes; on me montra deux gracieuses jeunes filles, faisant ce que les mères appellent leur entrée dans le monde; délicates et précieuses fleurs que son souffle desséchant aura bientôt flétries! J'en fus ravi. Trois amateurs discoururent devant moi sur l'enthousiasme, la poésie, la musique; ils comparèrent ensemble Beethoven et M. Vaccaï, Shakespeare et M. Ducis; me demandèrent si j'avais lu Goëthe, si Faust m'avait amusé; que sais-je encore? mille autres belles choses. Tout cela m'enchanta tellement, que je quittai le salon en souhaitant qu'une aérolithe, grande comme une montagne, pût tomber sur le palais de l'ambassadeur et l'écraser avec tout ce qu'il contenait.

En remontant l'escalier de la Trinita del Monte, pour rentrer à l'Académie, il fallut dégaîner le grand couteau romain. Des malheureux étaient en embuscade sur la plate-forme pour demander aux passants la bourse ou la vie. Mais nous étions deux, et ils n'étaient que trois; le craquement de nos couteaux, que nous ouvrîmes avec bruit, suffit pour les rendre momentanément à la vertu.

Souvent, au retour de ces insipides réunions, où de plates cavatines, platement chantées au piano, n'avaient fait qu'exciter ma soif de musique et aigrir ma mauvaise humeur, le sommeil m'était impossible. Alors je descendais au jardin, et, couvert d'un grand manteau à capuchon, assis sur un bloc de marbre, écoutant dans de noires et misanthropiques rêveries les cris des hiboux de la villa Borghèse, j'attendais le retour du soleil. Si mes camarades avaient connu ces veilles oisives à la belle étoile, ils n'auraient pas manqué de m'accuser de manière (c'est le terme consacré), et les charges de toute espèce ne se seraient pas fait attendre; mais je ne m'en vantais pas.

Voilà, avec la chasse et les promenades à cheval, le gracieux cercle d'actions et d'idées dans lequel je tournais incessamment pendant mon séjour à Rome. Qu'on y joigne l'influence accablante du sirocco, le besoin impérieux et toujours renaissant des jouissances de mon art, de pénibles souvenirs, le chagrin de me voir pendant deux ans[12] exilé du monde musical, une impossibilité inexplicable, mais réelle, de travailler à l'Académie, et l'on comprendra ce que pouvait avoir d'intensité le spleen qui me dévorait.

J'étais méchant comme un dogue à la chaîne. Les efforts de mes camarades pour me faire partager leurs amusements ne servaient même qu'à m'irriter davantage. Le charme qu'ils trouvaient aux joies du carnaval, surtout m'exaspérait. Je ne pouvais concevoir (je ne le puis encore) quel plaisir on peut prendre aux divertissements de ce qu'on appelle à Rome, comme à Paris, les jours gras! Fort gras, en effet; gras de boue, gras de fard, de blanc, de lie de vin, de sales quolibets, de grossières injures, de filles de joie, de mouchards ivres, de masques ignobles, de chevaux éreintés, d'imbécilles qui rient, de niais qui admirent et d'oisifs qui s'ennuient. A Rome, où les bonnes traditions de l'antiquité se sont conservées, on immolait naguère aux jours gras une victime humaine. Je ne sais si cet admirable usage, où l'on retrouve un vague parfum de la poésie du Cirque, existe toujours; c'est probable: les grandes idées ne s'évanouissent pas si promptement. On conservait alors pour les jours gras (quelle ignoble épithète) un pauvre diable condamné à la peine capitale; on l'engraissait, lui aussi, pour le rendre digne du dieu auquel il allait être offert, le peuple romain; et quand l'heure était venue, quand cette tourbe d'imbécilles de toutes nations (car, pour être juste, il faut dire que les étrangers ne se montrent pas moins que les indigènes, avides de si nobles plaisirs), quand cette cohue de sauvages en frac et en veste était bien lasse de voir courir des chevaux et de se jeter à la figure de petites boules de plâtre, en riant aux éclats d'une malice si spirituelle, on allait voir mourir l'homme; oui, l'homme! C'est souvent avec raison que de tels insectes l'appellent ainsi. Pour l'ordinaire, c'est quelque malheureux brigand, qui, affaibli par ses blessures, aura été pris à demi-mort par les braves soldats du pape, et qu'on aura pansé, qu'on aura soigné, qu'on aura guéri, engraissé et confessé pour les jours gras. Et, certes il y a, à mon avis, dans ce vaincu mille fois plus de l'homme que dans toute cette racaille de vainqueurs, à laquelle le chef temporel et spirituel de l'Église (abhorrens a sanguine), le représentant de Dieu sur la terre, est obligé de donner de temps en temps le spectacle d'une tête coupée.

Il est vrai que, bientôt après, ce peuple sensible et intelligent va, pour ainsi dire, faire ses ablutions à la place Navone et y laver les taches que le sang a pu laisser sur ses habits. Cette place est alors mondée complètement; au lieu d'un marché aux légumes, c'est un véritable étang d'eau sale et puante, à la surface duquel surnagent, au lieu de fleurs, des tronçons de choux, des feuilles de laitues, des écorces de pastèques, des brins de paille et des coquilles d'amandes. Sur une estrade élevée au bord de ce lac enchanté, quinze musiciens, dont deux grosses caisses, une caisse roulante, un tambour, un triangle, un pavillon chinois et deux paires de cymbales, flanqués pour la forme de quelques cors et clarinettes, exécutent des mélodies d'un style aussi pur que le flot qui baigne les pieds de leurs tréteaux, pendant que les plus brillants équipages circulent lentement dans cette mare, aux acclamations ironiques du peuple-roi, dont la grandeur n'est pas l'unique cause qui l'attache au rivage.

Mirate! Mirate! voilà l'ambassadeur d'Autriche!

—Non, c'est l'envoyé d'Angleterre!

—Voyez ses armes: une espèce d'aigle.

—Du tout, je distingue un autre animal, et d'ailleurs la fameuse inscription: Dieu et mon droit.

—Ah! ah! c'est le consul d'Espagne avec son fidèle Sancho. Rossinante n'a pas l'air fort enchanté de cette promenade aquatique.

—Quoi! lui aussi? le représentant de la France?

—Pourquoi pas? ce vieillard qui le suit, couvert de la pourpre cardinale, est bien l'oncle maternel de Napoléon.

—Et ce petit homme, au ventre arrondi, au sourire malicieux, qui veut avoir l'air grave?

—C'est un homme d'esprit qui écrit sur les arts d'imagination, c'est le consul de Civita-Vecchia, qui s'est cru obligé par la fashion de quitter son poste sur la Méditerranée pour venir se balancer en calèche autour de l'égout de la place Navone; il médite en ce moment quelque nouveau chapitre pour son roman de Rouge et Noir.

Mirate! Mirate! voilà notre fameuse Vittoria, cette Fornarina au petit pied (pas tant petit), qui vient poser aujourd'hui en costume d'Éminente, pour se délasser de ses travaux de la semaine dans les ateliers de l'Académie. La voilà sur son char, comme Vénus sortant de l'onde. Gare! les tritons de la place Navone, qui la connaissent tous, vont emboucher leurs conques et souffler à son passage une marche triomphale. Sauve qui peut!

—Quelles clameurs! Qu'arrive-t-il donc? une voiture bourgeoise a été renversée! Oui, je reconnais notre grosse marchande de tabac de la rue Condotti. Bravo! elle aborde à la nage, comme Agrippine dans la baie de Putzolles, et pendant qu'elle donne le fouet à son petit garçon, pour le consoler du bain qu'il vient de prendre, les chevaux, qui ne sont pas des chevaux marins, se débattent contre l'eau bourbeuse. Eh! vive la joie! en voilà un de noyé! Agrippine s'arrache les cheveux! L'hilarité de l'assistance redouble! Les polissons lui jettent des écorces d'orange, etc., etc. Bon peuple, que tes ébats sont touchants! que tes délassements sont aimables! que de poésie dans tes jeux! que de dignité, que de grâce dans ta joie! Oh oui! les grands critiques ont raison, l'art est fait pour tout le monde. Si Raphaël a peint ses divines Madones, c'est qu'il connaissait bien l'amour exalté de la masse pour le beau, chaste et pur idéal; si Michel-Ange a tiré des entrailles du marbre son immortel Moïse, si ses puissantes mains ont élevé un temple sublime, c'était pour répondre sans doute à ce besoin de grandes émotions qui tourmente les âmes de la multitude. C'est pour donner un aliment à la flamme poétique qui les dévore, que Tasso et Dante ont chanté. Oui, anathème sur toutes les œuvres que la foule n'admire pas! car si elle les dédaigne, c'est qu'elles n'ont aucune valeur; si elle les méprise, c'est qu'elles sont méprisables, et si elle les condamne formellement par ses sifflets, condamnez aussi l'auteur, car il a manqué de respect au public, il a outragé sa grande intelligence, froissé sa profonde sensibilité; qu'on le mène aux carrières. . . . . . . . .

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L'événement funeste que je vais raconter et qui eut lieu, pour ainsi dire, sous mes yeux, vint encore ajouter une couche de noir à la teinte déjà fort sombre de mon caractère à cette époque.

IX

VINCENZA.

Un de mes amis, G***, peintre de talent, avait inspiré un sentiment profond à une jeune paysanne d'Albano, nommée Vincenza, qui venait quelquefois à Rome offrir pour modèle sa tête virginale aux pinceaux de nos plus habiles dessinateurs. La grâce naïve de cette enfant des montagnes, et l'expression candide de ses traits, l'avaient rendue l'objet d'une espèce de culte que lui rendaient les peintres, et que sa conduite décente et réservée justifiait d'ailleurs complètement.

Depuis le jour où G*** parut prendre plaisir à la voir, Vincenza ne quitta plus Rome. Albano, son beau lac, ses sites ravissants, furent échangés contre une petite chambre sale et obscure qu'elle occupait dans le Transtevere, chez la femme d'un artisan dont elle soignait les enfants. Les prétextes ne lui manquaient jamais pour faire de fréquentes visites à l'atelier de son bello Francese. Un jour je l'y trouvai. G*** était gravement assis devant son chevalet, le pinceau et la palette à la main; Vincenza, accroupie à ses pieds comme un chien à ceux de son maître, épiait son regard, aspirait sa moindre parole, par intervalles se levait d'un bond, se plaçait en face de G***, le contemplait avec ivresse, et se jetait à son cou en faisant des éclats de rire de convulsionnaire, sans songer le moins du monde à déguiser à mes yeux sa délirante passion.

Pendant plusieurs mois le bonheur de la jeune Albanaise fut sans nuages, mais la jalousie vint y mettre fin. On fit concevoir à G... des doutes sur la fidélité de Vincenza; dès ce moment, il lui ferma sa porte et refusa obstinément de la voir. Vincenza, frappée d'un coup mortel par cette rupture, tomba dans un désespoir effrayant; elle attendait quelquefois G... des journées entières sur la promenade du Pincio, où elle espérait le rencontrer, refusait toute consolation, et devenait de plus en plus sinistre dans ses paroles et brusque dans ses manières. J'avais déjà essayé inutilement de lui ramener son inflexible; quand je la trouvais sur mes pas, noyée de pleurs, le regard morne, je ne pouvais que détourner les yeux et m'éloigner en soupirant. Un jour pourtant je la rencontrai, marchant avec une agitation extraordinaire au bord du Tibre, sur un escarpement élevé qu'on nomme la promenade du Poussin.

—Eh bien! où allez-vous donc, Vincenza?

Rien.

—Vous ne voulez pas me répondre?

Rien.

—Vous n'irez pas plus loin; je prévois quelque folie...

—Laissez-moi, Monsieur, ne m'arrêtez pas.

—Mais que venez-vous faire ici, seule?

—Eh! ne savez-vous donc pas qu'il ne veut plus me voir, qu'il ne m'aime plus, qu'il croit que je le trompe? Puis-je vivre, après cela? Je venais me noyer.

Là-dessus, elle commença à pousser des cris désespérés. Je la vis quelque temps se rouler à terre, s'arracher les cheveux, s'exhaler en imprécations furieuses contre les auteurs de ses maux; puis, quand elle fut un peu fatiguée, je lui demandai si elle voulait me promettre de rester tranquille jusqu'au lendemain, m'engageant à faire auprès de G... une dernière tentative.

—Ecoutez bien, ma pauvre Vincenza, je le verrai ce soir, je lui dirai tout ce que votre malheureuse passion et la pitié qu'elle m'inspire me suggèreront pour qu'il vous pardonne. Venez demain matin chez moi, je vous apprendrai le résultat de ma démarche, et ce que vous devez faire pour achever de le fléchir. Si je ne réussis pas, comme il n'y aura effectivement rien de mieux pour vous... le Tibre est toujours là.

—Oh! Monsieur, vous êtes bon, je ferai ce que vous me dites.

Le soir, en effet, je pris G... en particulier, je lui racontai la scène dont j'avais été témoin, en le suppliant d'accorder à cette malheureuse une entrevue qui, seule, pouvait la sauver.

—Prends de nouvelles et sévères informations, lui dis-je en finissant; je parierais mon bras droit que tu la rends victime d'une erreur. D'ailleurs, si toutes mes raisons sont sans force, je puis t'assurer que son désespoir est admirable, et que c'est une des plus dramatiques choses que l'on puisse voir; prends-là comme objet d'art.

—Allons, mon cher Mercure, tu plaides bien; je me rends. Je verrai dans deux heures quelqu'un qui peut me donner de nouvelles clartés sur cette ridicule affaire. Si je me suis trompé, qu'elle vienne, je laisserai ma clé à la porte. Si, au contraire, la clé n'y est pas, c'est que j'aurai acquis la certitude que mes soupçons étaient fondés: alors, je te prie, qu'il n'en soit plus question. Parlons d'autre chose. Comment trouves-tu mon nouvel atelier?

—Incomparablement mieux que l'ancien; mais la vue en est moins belle. A ta place, j'aurais gardé la mansarde, ne fût-ce que pour pouvoir distinguer Saint-Pierre et le tombeau d'Adrien.

—Oh! te voilà bien avec tes idées nuageuses! A propos de nuages, laisse-moi allumer mon cigarre... Bon!... A présent, adieu, je vais à l'enquête; dis à ta protégée ma dernière résolution. Je suis curieux de voir lequel de nous deux est joué.

Le lendemain, Vincenza entra chez moi de fort bonne heure; je dormais encore. Elle n'osa pas d'abord interrompre mon sommeil; mais son anxiété l'emportant enfin, elle saisit ma guitare et me jeta trois accords qui me réveillèrent. En me retournant dans mon lit, je l'aperçus à mon chevet mourante d'émotion. Dieu! qu'elle était jolie!!! L'espoir éclatait sur sa ravissante figure. Malgré la teinte cuivrée de sa peau, je la voyais rougir de passion; tous ses membres frémissaient.

—Eh bien! Vincenza, je crois qu'il vous recevra. Si la clé est à sa porte, c'est qu'il vous pardonne, et...

La pauvre fille m'interrompt par un cri de joie, se jette sur ma main, la baise avec transport en la couvrant de larmes, gémit, sanglote, et se précipite hors de ma chambre, en m'adressant pour remerciment un divin sourire qui m'illumina comme un rayon des cieux. Quelques heures après, je venais de m'habiller, G... entre, et me dit d'un air grave:

«Tu avais raison, j'ai tout découvert; mais pourquoi n'est-elle pas venue? je l'attendais.

—Comment, pas venue? Elle est sortie d'ici ce matin à demi-folle de l'espoir que je lui donnais; elle a dû être chez toi en cinq minutes.

—Je ne l'ai pas vue;..... et pourtant la clé était bien à ma porte.

—Malheur! malheur!! j'ai oublié de lui dire que tu avais changé d'atelier. Elle sera montée au quatrième, ignorant que tu étais au premier.

—Courons.

Nous nous précipitons à l'étage supérieur, la porte de l'atelier était fermée; dans le bois était fichée avec force la spada d'argent que Vincenza portait dans ses cheveux, et que G... reconnut avec effroi: elle venait de lui. Nous courons au Transtevere, chez elle, au Tibre, à la promenade du Poussin; nous demandons à tous les passants: personne ne l'avait vue. Enfin nous entendons des voix et des interpellations violentes..... Nous arrivons au lieu de la scène..... Deux bouviers se battaient pour le fazzoletto blanc de Vincenza, que la malheureuse Albanaise avait arraché de sa tête et jeté sur le rivage avant de se précipiter[13].

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X

VAGABONDAGES.

Le séjour de la ville m'était devenu vraiment insupportable. Aussi ne manquais-je aucune occasion de la quitter et de fuir aux montagnes, en attendant le moment où il me serait permis de revenir en France.

Comme pour préluder à de plus longues courses dans cette partie de l'Italie, visitée seulement par les paysagistes, je faisais fréquemment alors le voyage de Subiaco, grand village des États du pape, à dix-huit lieues de Tivoli.

Cette excursion était mon remède habituel contre le spleen; remède souverain qui semblait me rendre à la vie. Une mauvaise veste de toile grise et un chapeau de paille formaient tout mon équipement, six piastres toute ma bourse. Puis, prenant un fusil ou une guitare, je m'acheminais ainsi chassant ou chantant, insoucieux de mon gîte du soir, certain d'en trouver un, si besoin était, dans les grottes innombrables ou les madones qui bordent toutes les routes, tantôt marchant au pas de course, tantôt m'arrêtant pour examiner quelque vieux tombeau, ou, du haut d'un de ces tristes monticules dont l'aride plaine de Rome est couverte, écouter avec recueillement le grave chant des cloches de Saint-Pierre, dont la croix d'or étincelait à l'horizon; tantôt interrompant la poursuite d'un vol de vanneaux pour écrire dans mon album une idée symphonique qui venait de poindre dans ma tête; et toujours savourant à longs traits le bonheur suprême de la vraie liberté.

Quelquefois, quand au lieu de fusil j'avais apporté ma guitare, me postant au centre d'un paysage en harmonie avec mes pensées, un chant de l'Énéide, enfoui dans ma mémoire depuis mon enfance, se réveillait à l'aspect des lieux où je m'étais égaré; improvisant alors un étrange récitatif sur une harmonie plus étrange encore, je me chantais la mort de Pallas, le désespoir du bon Evandre, le convoi du jeune guerrier qu'accompagnait son cheval Ethon sans harnais, la crinière pendante, et versant de grosses larmes; l'effroi du bon roi Latinus, le siége du Latium dont je foulais la terre, la triste fin d'Amata et la mort cruelle du noble fiancé de Lavinie.

Ainsi, sous les influences combinées des souvenirs, de la poésie et de la musique, j'atteignais le plus incroyable degré d'exaltation. Cette triple ivresse se résolvait toujours en torrents de larmes versés avec des sanglots convulsifs. Et, ce qu'il y a de plus singulier, c'est que je commentais mes larmes. Je pleurais ce pauvre Turnus, à qui le cagot Enée était venu enlever ses États, sa maîtresse et la vie; je pleurais la belle et touchante Lavinie obligée d'épouser le brigand étranger couvert du sang de son amant; je regrettais ces temps poétiques où les héros, fils des dieux, portaient de si belles armures et lançaient de gracieux javelots à la pointe étincelante, ornée d'un cercle d'or; quittant ensuite le passé pour le présent, je pleurais sur mes chagrins personnels, mon avenir douteux, ma carrière interrompue; et, tombant affaissé au milieu de ce chaos de poésie, murmurant des vers de Shakespeare, de Virgile et de Dante: Nessun maggior dolore.... che ricordarsi........ O poor Ophelia!... Good night, sweet Ladies.... Vitaque cum gemitu... fugit indignata.... sub umbras.... Je m'endormais.

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Quelle folie! diront bien des gens. Oui, mais quel bonheur! Les gens raisonnables ne savent pas à quel degré d'intensité peut atteindre ainsi le sentiment de l'existence; le cœur se dilate, l'imagination prend une envergure immense, on vit avec fureur: le corps même, participant de l'exhaliration de l'esprit, semble devenir de fer. Je faisais alors mille imprudences qui peut-être aujourd'hui me coûteraient la vie.

Je partis un jour de Tivoli par une pluie battante, mon fusil à pistons me permettant de chasser malgré l'humidité. J'arrivai le soir à Subiaco, mouillé jusqu'aux os dès le matin, ayant fait mes dix-huit lieues et tué quinze pièces de gibier.

Replongé maintenant dans la tourmente parisienne, avec quelle force et quelle fidélité mon esprit se rappelle ce beau sauvage pays des Abbruzzes où j'ai tant erré! Villages étranges, mal peuplés d'habitants mal vêtus, au regard soupçonneux, armés de vieux fusils délabrés qui portent loin et atteignent trop souvent leur but! Sites bizarres, dont la mystérieuse solitude me frappa si vivement! Je retrouve en foule des impressions perdues et oubliées. Ce sont Subiaco, Alatri, Civitella, Genesano, Isola di Sora, San Germano, Arce, les pauvres vieux couvents déserts dont l'église est toute grande ouverte..... les moines sont absents..... le silence seul y habite..... Plus tard, moines et bandits y reviendront de compagnie. Ce sont les somptueux monastères peuplés d'hommes pieux et bienveillants, qui accueillent cordialement les voyageurs et les étonnent par leur spirituelle et savante conversation; le palais bénédictin du Monte-Cassino, avec son luxe éblouissant de mosaïques, de boiseries sculptées, de reliquaires, etc., l'autre couvent de san Benedetto, à Subiaco, où l'Ordre fut fondé, où se trouve la grotte qui reçut saint Benoît, où les rosiers qu'il planta fleurissent encore. Plus haut, dans la même montagne, au bord d'un précipice au fond duquel murmure le vieil Anio, ce ruisseau chéri d'Horace et de Virgile, la cellule del Beato Lorenzo, adossée à un mur de rochers que dore le soleil, et où j'ai vu s'abriter des hirondelles au mois de janvier. Grands bois de châtaigniers au noir feuillage, où surgissent des ruines surmontées par intervalles, au soir, de formes humaines qui se montrent un instant et disparaissent sans bruit..... pâtres ou brigands..... En face, sur l'autre rive de l'Anio, grande montagne à dos de baleine, où l'on voit encore à cette heure une petite pyramide de pierres que j'eus la constance de bâtir un jour de spleen, et que les peintres français, amants fidèles de ces solitudes, ont eu la courtoisie de baptiser de mon nom. Au-dessous, une caverne où l'on entre en rampant, et dont on ne peut atteindre l'entrée qu'en se laissant tomber du rocher supérieur, au risque d'arriver brisé à cinq cents pieds plus bas.

A droite, un champ où je fus arrêté par des moissonneurs étonnés de ma présence en pareil lieu, qui m'accablèrent de questions, et ne me laissèrent continuer mon ascension que sur l'assurance plusieurs fois donnée qu'elle avait pour but l'accomplissement d'un vœu fait à la Madone. Loin de là, dans une étroite plaine, la maison isolée de la Piagia, bâtie sur le bord de l'inévitable Anio, où j'allais demander l'hospitalité et faire sécher mes habits, après les longues chasses, aux jours pluvieux d'automne. La maîtresse du logis, excellente femme, avait une fille admirablement belle, qui depuis a épousé le peintre lyonnais, notre ami Flacheron. Je vois encore ce jeune drôle, demi-bandit, demi-conscrit, Crispino, qui nous apportait de la poudre et des cigarres. Lignes de Madones couronnant les hautes collines, et que suivent le soir, en chantant des litanies, les moissonneurs attardés qui reviennent des plaines, au tintement mélancolique de la campanella d'un couvent caché; forêts de sapins, que les Pifferari font retentir de leurs refrains agrestes; grandes filles aux noirs cheveux, à la peau brune, au rire éclatant, qui, tant de fois, pour danser, ont abusé de la patience et des doigts endoloris di questo signore chi suona la chitarra francese; et le classique tambour de basque accompagnant mes saltarelli improvisés; les carabiniers voulant à toute force s'introduire dans nos bals d'osteria; l'indignation des danseurs français et abbruzzais; les prodigieux coups de poing de Flacheron; l'expulsion honteuse de ces soldats du pape; menaces d'embuscades, de grands couteaux!..... Flacheron, sans nous rien dire, allant seul à minuit au rendez-vous, armé d'un simple bâton; absence des carabiniers; Crispino enthousiasmé!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Enfin Albano, Caslelgandolpho, Tusculum, le petit théâtre de Cicéron, les fresques de sa villa ruinée; le lac de Gabia, le marais où j'ai dormi à midi, sans songer à la fièvre; vestiges des jardins qu'habita Zénobie, la noble et belle reine détrônée de Palmyre. Longues lignes d'aquéducs antiques fuyant au loin à perte de vue!....

Cruelle mémoire des jours de liberté qui ne sont plus! Liberté de cœur, d'esprit, d'âme, de tout; liberté de ne pas agir, de ne pas penser même; liberté d'oublier le temps, de mépriser l'ambition, de rire de la gloire, de ne plus croire à l'amour; liberté d'aller au nord, au sud, à l'est ou à l'ouest, de coucher en plein champ, de vivre de peu, de vaguer sans but, de rêver, de rester gisant, assoupi des journées entières, au souffle murmurant du tiède sirocco! Liberté vraie, absolue, immense! O grande et forte Italie! Italie sauvage! insoucieuse de ta sœur l'Italie artiste,

«La belle Juliette au cercueil étendue!»

que je..... Mais, par respect pour le lecteur, continuons avec un peu moins de désordre, s'il est possible, le récit des excursions et des observations que j'y ai faites.

XI

SUBIACO.

Subiaco est un petit bourg de quatre mille habitants, bizarrement bâti autour d'une montagne en pain de sucre. L'Anio, qui, plus bas, va former les cascades de Tivoli, en fait toute la richesse, en alimentant quelques usines assez mal entretenues.

Cette rivière coule en certains endroits dans une vallée resserrée; Néron la fit barrer par une énorme muraille dont on voit encore quelques débris, et qui, en retenant les eaux, formait au-dessus du village un lac d'une grande profondeur. De là le nom de Sub-Lacu. Le couvent de San-Benedetto, situé une lieue plus haut, sur le bord d'un immense précipice, est à peu près le seul monument curieux des environs. Aussi les visites y abondent. L'autel de la chapelle est élevé devant l'entrée d'une petite caverne qui servit jadis de retraite au saint fondateur de l'ordre des Bénédictins. La forme intérieure de l'église est d'une bizarrerie extrême; un escalier d'une trentaine de marches unit les deux étages dont elle est composée. Après vous avoir fait admirer la santa spelunca de saint Benoît et les grotesques peintures dont les murailles sont couvertes, les moines vous conduisent à l'étage inférieur. Des monceaux de feuilles de roses, provenant d'un bosquet de rosiers planté dans le jardin du couvent, y sont entassés. Ces fleurs ont la propriété miraculeuse de guérir les convulsions, et les moines en font un débit considérable. Trois vieilles carabines, brisées, tordues et rongées de rouille, sont appendues auprès de l'odorant spécifique, comme preuves irréfragables de miracles non moins éclatants. Des chasseurs, ayant imprudemment chargé leur arme, s'aperçurent, en faisant feu, du danger qu'ils couraient. Saint Benoît, invoqué (fort laconiquement sans doute) pendant que le fusil éclatait, les préserva non-seulement de la mort, mais même de la plus légère égratignure. En gravissant la montagne l'espace de deux milles au-dessus de San-Benedetto, on arrive à l'ermitage del Beato Lorenzo, aujourd'hui inhabité. C'est une solitude horrible, environnée de roches rouges et nues, que l'abandon à peu près complet où elle est restée depuis la mort de l'ermite rend plus effrayante encore. Un énorme chien en était le gardien unique lorsque je la visitai; couché au soleil dans une attitude d'observation soupçonneuse et sans faire le moindre mouvement, il suivit tous mes pas d'un œil sévère. Sans armes, au bord d'un précipice, la présence de cet argus silencieux, qui pouvait au moindre geste douteux étrangler ou précipiter l'inconnu qui excitait sa méfiance, contribua un peu, je l'avoue, à abréger le cours de mes méditations. Subiaco n'est pas tellement reculé dans les montagnes que la civilisation n'y ait déjà pénétré. Il y a un café pour les politiques du pays, voire même une société philharmonique. Le maître de musique qui la dirige remplit en même temps les fonctions d'organiste de la paroisse. A la messe du dimanche des Rameaux, l'ouverture de la Cenerentola dont il nous régala me découragea tellement, que je n'osai pas me faire présenter à l'académie chantante, dans la crainte de laisser trop voir mes antipathies et de blesser par là ces bons dilettanti. Je m'en tins à la musique des paysans; au moins a-t-elle, celle-là, de la naïveté et du caractère. Une nuit, la plus singulière sérénade que j'eusse encore entendue vint me réveiller. Un ragazzo aux vigoureux poumons criait de toute sa force une chanson d'amour sous les fenêtres de sa ragazza, avec accompagnement d'une énorme mandoline, d'une musette et d'un petit instrument de fer de la nature du triangle, qu'ils appellent dans le pays stimbalo. Son chant, ou plutôt son cri, consistait en quatre ou cinq notes d'une progession descendante, et se terminait en remontant par un long gémissement de la note sensible à la tonique, sans reprendre haleine. La musette, la mandoline et le stimbalo, sur un mouvement de valse continu, frappaient deux accords en succession régulière et presque uniforme, dont l'harmonie remplissait les instants de silence placés par le chanteur entre chacun de ses couplets; suivant son caprice, celui-ci repartait ensuite à plein gosier, sans s'inquiéter si le son qu'il attaquait si bravement discordait ou non avec l'harmonie des accompagnateurs, et sans que ceux-ci s'en inquiétassent davantage. On eût dit qu'il chantait au bruit de la mer ou d'une cascade. Malgré la rusticité de ce concert, je ne puis dire combien j'en fus agréablement affecté. L'éloignement et les cloisons que le son devait traverser pour tenir jusqu'à moi, en affaiblissant les discordances, adoucissaient les rudes éclats de cette voix montagnarde. Peu à peu, la monotone succession de ces petits couplets, terminés si douloureusement et suivis de silences, me plongea dans une espèce de demi-sommeil plein d'agréables rêveries; et quand le galant ragazzo n'ayant plus rien à dire à sa belle, eût mis fin brusquement à sa chanson, il me sembla qu'il me manquait tout à coup quelque chose d'essentiel... J'écoutais toujours... mes pensées flottaient si douces sur ce bruit auquel elles s'étaient amoureusement unies!... L'un cessant, le fil des autres fut rompu... et je demeurai jusqu'au matin sans sommeil, sans rêves, sans idées...

Cette phrase mélodique est répandue dans toutes les Abbruzzes; je l'ai entendue depuis Subiaco jusqu'à Arce, dans le royaume de Naples, plus ou moins modifiée par le sentiment des chanteurs et le mouvement qu'ils lui imprimaient. Je puis assurer qu'elle me parut délicieuse une nuit, à Alatri, chantée lentement, avec douceur, et sans accompagnement; elle prenait alors une couleur religieuse fort différente de celle que je lui connaissais.

Le nombre des mesures de cette espèce de cri mélodique n'est pas toujours exactement le même à chaque couplet; il varie suivant les paroles improvisées par le chanteur, et les accompagnateurs suivent alors celui-ci comme ils peuvent. Cette improvisation n'exige pas des Orphées montagnards de grands fraie de poésie: c'est toit simplement de la prose, dans laquelle ils font entrer tout ce qu'ils diraient dans une conversation ordinaire.

Le jeune gars dont j'ai déjà parlé, nommé Crispino, et qui avait l'insolence de prétendre avoir été brigand, parce qu'il avait fait deux ans de galères, ne manquait jamais à mon arrivée à Subiaco, de me saluer de cette phrase de bienvenue qu'il criait comme un voleur:

notation musicale  Bon giorno, bon giorno, bon giorno, si - gno - - - re! Co - - - - - me sta - te e - - - - - - ?
Bon giorno, bon giorno, bon giorno, si - gno - - - re!
Co - - - - - me sta - te e - - - - - - ?

Le redoublement de la dernière voyelle, en arrivant à la mesure marquée du signe >, est de rigueur. Il résulte d'un coup de gosier, assez semblable à un sanglot, dont l'effet est fort singulier.

Dans les autres villages environnants, dont Subiaco semble être la capitale, je n'ai pas recueilli la moindre bribe musicale. Civitella, le plus intéressant de tous, est un véritable nid d'aigle, perché sur la pointe d'un rocher d'un accès fort difficile, misérable, sale et puant. On y jouit d'une vue magnifique, seul dédommagement à la fatigue d'une telle escalade, et les rochers y ont une physionomie étrange dans leurs fantastiques amoncellements, qui charme assez les yeux des artistes pour qu'un peintre de mes amis y ait séjourné six mois entiers.

L'un des flancs du village repose sur des dalles superposées, tellement énormes, qu'il est absolument impossible de concevoir comment des hommes ont pu jamais exercer la moindre action locomotive sur de pareilles masses. Ce mur de Titans, par sa grossièreté et ses dimensions, est aux constructions cyclopéennes, comme celles-ci sont aux murailles ordinaires des monuments contemporains. Il ne jouit cependant d'aucune renommée, et, quoique vivant habituellement avec des architectes, je n'en avais jamais entendu parler.

Civitella offre, en outre, aux vagabonds, un précieux avantage dont les autres villages semblables sont totalement dépourvus: c'est une auberge ou quelque chose d'approchant. On peut y loger et y vivre passablement. L'homme riche du pays, il signor Vincenzo, reçoit et héberge de son mieux les étrangers, les Français surtout, pour lesquels il professe la plus honorable sympathie, mais qu'il assassine de questions sur la politique. Assez modéré dans ses autres prétentions, ce brave homme est insatiable sur ce point. Enveloppé dans une redingote qu'il n'a pas quittée depuis dix ans, accroupi sous sa cheminée enfumée, il commence, en vous voyant entrer, son interrogatoire; et, fussiez-vous exténué, mourant de soif, de faim et de fatigue, vous n'obtiendrez pas un verre de vin avant de lui avoir répondu sur Lafayette, Louis-Philippe et la garde nationale. Vico-Var, Olevano, Arsoli, Genesano, et vingt autres villages dont le nom m'échappe, se présentent presque uniformément sous le même aspect. Ce sont toujours des agglomérations de maisons grisâtres appliquées, comme des nids d'hirondelles, contre des pics stériles, presque inabordables; toujours de pauvres enfants demi-nus poursuivent les étrangers en criant: Pittore! pittore! Inglese![14] mezzo baïocco![15] (Pour eux tout étranger qui vient les visiter est peintre ou Anglais). Les chemins, quand il y en a, ne sont que des gradins informes à peine indiqués dans le rocher. On rencontre des hommes oisifs, qui vous regardent d'un air singulier; des femmes conduisant des cochons qui, avec le maïs, forment toute la richesse du pays; de jeunes filles, la tête chargée d'une lourde cruche de cuivre ou d'un fagot de bois mort; et tout cela si misérable, si triste, si délabré, si dégoûtant de saleté, que, malgré la beauté naturelle de la race et la coupe pittoresque des vêtements, il est difficile d'éprouver à leur aspect autre chose qu'un sentiment de pitié; et pourtant je trouvais un plaisir extrême à parcourir ces repaires, à pied, le fusil à la main, et même sans fusil.

Lorsqu'il s'agissait, en effet, de gravir quelque pic inconnu, j'avais soin de laisser en bas ce bel instrument, dont les qualités excitaient assez la convoitise des Abbruzzais, pour leur donner l'idée d'en détacher le propriétaire, au moyen de quelques balles envoyées à sa rencontre par d'affreuses carabines embusquées traîtreusement derrière un vieux mur.

A force de fréquenter les villages de ces braves gens, j'avais même fini par être très bien avec eux. Crispino surtout m'avait pris en affection; il me rendait toutes sortes de services; il me procurait non-seulement des tuyaux de pipe parfumés, exquis[16], non-seulement du plomb et de la poudre, mais des capsules fulminantes même; des capsules! dans ce pays perdu, dépourvu de toute idée d'art et d'industrie. De plus, Crispino connaissait toutes les ragazze bien peignées à dix lieues à la ronde, leurs inclinations, leurs relations, leurs ambitions, leurs passions, celles de leurs parents et de leurs amants; il avait une note exacte des degrés de vertu et de température de chacune, et ce thermomètre était quelquefois fort amusant à consulter.

Cette affection, du reste, était motivée; j'avais, une nuit, dirigé la sérénade qu'il donnait à sa maîtresse; j'avais chanté avec lui pour la jeune louve, en nous accompagnant de la chitarra francese, une chanson alors en vogue parmi les élégants de Tivoli; je lui avais fait présent de deux chemises, d'un pantalon et de trois superbes coups de pied au derrière, un jour qu'il me manquait de respect[17].

Crispino n'avait pas eu le temps d'apprendre à lire, et il ne m'écrivait jamais. Quand il avait quelque nouvelle intéressante à me donner hors des montagnes, il venait à Rome. Qu'était-ce, en effet, qu'une trentaine de lieues per un bravo comme lui. Nous avions l'habitude, à l'Académie, de laisser ouvertes les portes de nos chambres. Un matin de janvier (j'avais quitté les montagnes en octobre; je m'ennuyais donc depuis trois mois), en me retournant dans mon lit, j'aperçois debout devant moi, un grand scélérat basané, chapeau pointu, jambes cordées, qui paraissait attendre très honnêtement mon réveil; c'était mon gredin, mon bandit, mon ami!

—Tiens! Crispino! qu'es-tu venu faire à Rome?

Sono venuto... per veder lo!

—Oui, pour me voir, et puis?...

Crederei mancare al più preciso mio debito, se in questa occasione...

—Quelle occasion?

Per dire la verità... mi manca... il danaro.

—A la bonne heure! voilà ce qui s'appelle dire vraiment la verità. Ah! tu n'as pas d'argent! et que veux-tu que j'y fasse, Birbonacio?

Per bacco, non sono birbone!

Je finis sa réponse en français:

—«Si vous m'appelez gueux, parce que je n'ai pas le sou, vous avez raison; mais si c'est parce que j'ai été deux ans à Civita-Vecchia, vous avez bien tort. On ne m'a pas envoyé aux galères pour avoir volé, dit-il en levant la tête fièrement, mais bien pour de bons coups de carabine, pour de fameux coups de couteau donnés dans la montagne à des étrangers (forestieri).»

Mon ami se flattait assurément; il n'avait peut-être pas tué seulement un moine. Mais enfin, on voit qu'il avait le sentiment de l'honneur. Aussi, dans son indignation, n'accepta-t-il que trois piastres, une chemise et un foulard, sans vouloir attendre que j'eusse mis mes bottes pour lui donner... le reste. Le pauvre garçon est mort, il y a deux ans, d'un coup de pierre reçu à la tête dans une rixe.

Nous reverrons-nous dans un monde meilleur?.....

XII

ENCORE ROME.

Il fallait bien toujours revenir dans cette éternelle ville de Rome, et s'y convaincre de plus en plus que, de toutes les existences d'artiste, il n'en est pas de plus triste que celle d'un musicien étranger, condamné à l'habiter, si l'amour de l'art est dans son cœur. Il y éprouve un supplice de tous les instants dans les premiers temps, en voyant ses illusions poétiques tomber une à une, et le bel édifice musical élevé par son imagination, s'écrouler devant la plus désespérante des réalités; ce sont chaque jour de nouvelles expériences qui amènent constamment de nouvelles déceptions. Au milieu de tous les autres arts, pleins de vie, de grandeur, de majesté, éblouissants de l'éclat du génie, étalant fièrement leurs merveilles diverses, il voit la musique réduite au rôle d'une esclave dégradée, hébétée par la misère et chantant d'une voix usée de stupides poèmes pour lesquels le peuple lui jette à peine un morceau de pain. C'est ce que je reconnus facilement au bout de quelques semaines. A peine arrivé, je cours à Saint-Pierre... Immense! sublime! écrasant!... Voilà Michel-Ange, voilà Raphaël, voilà Canova; je marche sur les marbres les plus précieux, les mosaïques les plus rares... Ce silence solennel.. cette fraîche atmosphère... ces tons lumineux si riches et si harmonieusement fondus... ce vieux pèlerin, agenouillé seul dans la vaste enceinte... Un léger bruit, parti du coin le plus obscur du temple, et roulant sous ces voûtes colossales comme un tonnerre lointain... j'eus peur... Il me sembla que c'était là réellement la maison de Dieu et que je n'avais pas le droit d'y entrer. Réfléchissant que de faibles créatures comme moi étaient parvenues cependant à élever un pareil monument de grandeur et d'audace, je sentis un mouvement de fierté; puis songeant au rôle magnifique que devait y jouer l'art que je chéris, mon cœur commença à battre à coups redoublés. Oh! oui, sans doute, me dis-je aussitôt, ces tableaux, ces statues, ces colonnes, cette architecture de géants tout cela n'est que le corps du monument; la musique en est l'ame; c'est par elle qu'il manifeste son existence, c'est elle qui résume l'hymne incessant des autres arts, et de sa vois puissante le porte brûlant aux pieds de l'Éternel. Où donc est l'orgue?... L'orgue, un peu plus grand que celui de l'Opéra de Paris, était sur des roulettes; un pilastre le dérobait à ma vue. N'importe, ce chétif instrument ne sert peut-être qu'à donner le ton aux voix, et tout effet instrumental étant proscrit, il doit suffire. Quel est le nombre des chanteurs?... Me rappelant alors la petite salle du Conservatoire, que l'église de St-Pierre contiendrait cinquante ou soixante fois au moins, je pensai que si un chœur de quatre-vingt-dix voix y était employé journellement, les choristes de Saint-Pierre, ne devaient se compter que par milliers.

Ils sont au nombre de dix-huit pour les jours ordinaires; et de trente-deux pour les fêtes solennelles. J'ai même entendu un Miserere à la chapelle Sixtine, chanté par cinq voix. Un critique allemand de beaucoup de mérite, s'est constitué tout récemment le défenseur de la chapelle Sixtine.

«La plupart des voyageurs, dit-il, s'attendent en y entrant, à une musique bien entraînante, je dirai même, bien plus amusante que celle des opéras qui les avaient charmés dans leur patrie; au lieu de cela les chanteurs du pape leur font entendre un plain-chant séculaire, simple, pieux et sans le moindre accompagnement. Ces dilettanti désappointés ne manquent pas alors de jurer à leur retour, que la chapelle Sixtine n'offre aucun intérêt musical, et que tous les beaux récits qu'on en fait sont autant de contes.»

Nous ne dirons pas à ce sujet, absolument comme les observateurs superficiels dont parle cet écrivain. Bien au contraire, cette harmonie des siècles passés, venue jusqu'à nous sans la moindre altération de style ni de forme, offre aux musiciens le même intérêt que présentent aux peintres les fresques de Pompéia. Loin de regretter, sous ces accords, l'accompagnement de trompettes et de grosse caisse, aujourd'hui tellement mis à la mode par les compositeurs italiens, que chanteurs et danseurs ne croiraient pas, sans lui, pouvoir obtenir les applaudissements qu'ils méritent, nous avouerons que la chapelle Sixtine étant le seul lieu musical de l'Italie où cet abus déplorable n'ait point pénétré, on est heureux de pouvoir y trouver un refuge contre l'artillerie des fabricants de cavatines. Nous accorderons au critique allemand que les trente-deux chanteurs du pape, incapables de produire le moindre effet, et même de se faire entendre dans la plus vaste église du monde, suffisent à l'exécution des œuvres de Palestrina dans l'enceinte bornée de la chapelle pontificale; nous dirons avec lui que cette harmonie pure et calme, jette dans une rêverie qui n'est pas sans charme. Mais ce charme est le propre de l'harmonie elle-même, et le prétendu génie des compositeurs n'en est point la cause, si toutefois on peut donner le nom de compositeurs à des musiciens qui passaient leur vie à compiler des successions d'accords comme celle-ci:

notation musicale Po-pu-le me-us, quid fe-ci ti - - bi? aut, in quo contristavi te res - pon - - - de mi - hi.
[Po-pu-le me-us, quid fe-ci ti - - bi?
aut, in quo contristavi te res - pon - - - de mi - hi.]

Dans ces psalmodies à quatre parties, où la mélodie et le rhythme ne sont point employés, et dont l'harmonie se borne à l'emploi des accords parfaits entremêlés de quelques suspensions, on peut bien admettre que le goût et une certaine science aient guidé le musicien qui les écrivit; mais le génie! allons donc, c'est une plaisanterie.

En outre, les gens qui croient encore sincèrement que Palestrina composa ainsi à dessein sur les textes sacrés, et mu seulement par l'intention d'approcher le plus possible d'une pieuse idéalité, s'abusent étrangement. Ils ne connaissent pas, sans doute, ses madrigaux, dont les paroles frivoles ou galantes sont accolées par lui cependant à une sorte de musique absolument semblable à celle dont il revêtit les paroles saintes. Il fait chanter par exemple: Au bord du Tibre, je vis un beau pasteur dont la plainte amoureuse, etc., par un chœur lent dont l'effet général et le style harmonique ne diffèrent en aucune façon de ses compositions dites religieuses. Il ne savait pas faire d'autre musique, voilà la vérité; et il était si loin de poursuivre un céleste idéal, qu'on retrouve dans ses écrits une foule de ces sortes de logogriphes que les contre-pointistes qui le précédèrent avaient mis à la mode et dont il passe pour avoir été l'antagoniste inspiré. La messe de Palestrina, dédiée au pape Marcello, est écrite à deux chœurs, dont l'un imite canoniquement l'autre du commencement à la fin. C'est là une grande difficulté de contrepoint habilement vaincue; mais qu'en résulte-t-il de beau, ou de convenable au style vraiment religieux? En quoi cette sorte de jeu harmonique, perceptible seulement pour les yeux, puisque l'oreille ne saurait suivre des imitations canoniques de notes aussi longues et sans dessin mélodique, en quoi, dis-je, cette preuve de la patience du tisseur d'accords annonce-t-elle en lui une simple préoccupation du véritable objet de son travail? en rien à coup sûr. Il importe aussi peu à l'expression du sentiment religieux de dessiner deux chœurs en canon perpétuel que de les écrire en se servant d'un morceau de bois au lieu de plume, ou gêné d'une façon quelconque par une douleur physique ou un obstacle matériel. Si Palestrina, ayant perdu les deux mains, s'était vu forcé d'écrire avec le pied et y était parvenu, ses ouvrages n'en eussent pas acquis plus de valeur pour cela et n'en seraient ni plus ni moins religieux.

Le critique allemand dont je parlais tout-à-l'heure, n'hésite pas cependant à appeler sublimes les Improperia de Palestrina.

«Toute cette cérémonie, dit-il encore, le sujet en lui-même, la présence du pape au milieu du corps des cardinaux, le mérite d'exécution des chanteurs qui déclament avec une précision et une intelligence admirables, tout cela forme de ce spectacle un des plus imposants et des plus touchants de la Semaine-Sainte.»—Oui, certes; mais tout cela ne fait pas de cette musique une œuvre de génie et d'inspiration.

Par une de ces journées sombres qui attristent la fin de l'année, et que rend encore plus mélancoliques le souffle glacé du vent du Nord, écoutez en lisant Ossian, la fantastique harmonie d'une harpe éolienne balancée au sommet d'un arbre dépouillé de verdure, et je vous défie de ne pas éprouver un sentiment profond de tristesse, d'abandon, un désir vague et infini d'une autre existence, un dégoût immense de celle-ci, en un mot, une forte atteinte de spleen jointe à une tentation de suicide. Cet effet est encore plus prononcé que celui des harmonies vocales de la chapelle Sixtine; on n'a jamais songé cependant à mettre les facteurs de harpes éoliennes au nombre des grands compositeurs.

Mais au moins, le service musical de la chapelle Sixtine a-t-il conservé sa dignité et le caractère religieux qui lui convient, tandis qu'infidèles aux anciennes traditions, les autres églises de Rome sont tombées, sous ce rapport, dans un état de dégradation, je dirai même de démoralisation, qui passe toute croyance. Plusieurs prêtres français, témoins de ce scandaleux abaissement de l'art religieux, en ont été indignés.

J'assistai, le jour de la fête du roi, à une messe solennelle à grands chœurs et à grand orchestre, pour laquelle notre ambassadeur, M. de Saint-Aulaire, avait demandé les meilleurs artistes de Rome. Un amphithéâtre assez vaste, élevé devant l'orgue, était occupé par une soixantaine d'exécutants. Ils commencèrent par s'accorder à grand bruit, comme ils l'eussent fait dans un foyer de théâtre; le diapason de l'orgue, beaucoup trop bas, rendait, à cause des instruments à vent, son adjonction à l'orchestre impossible. Un seul parti restait à prendre, se passer de l'orgue. L'organiste ne l'entendait pas ainsi; il voulait faire sa partie, dussent les oreilles des auditeurs en être torturées jusqu'au sang; il voulait gagner son argent, le brave homme, et il le gagna bien, je le jure, car de ma vie je n'ai ri d'aussi bon cœur. Suivant la louable coutume des organistes italiens, il n'employa, pendant toute la durée de la cérémonie, que les jeux aigus. L'orchestre, plus fort que cette harmonie de petites flûtes, la couvrait assez bien dans les tutti, mais quand la masse instrumentale venait à frapper un accord sec, suivi d'un silence, l'orgue, dont le son traîne un peu, comme on sait, et ne peut se couper aussi bref que celui des autres instruments, demeurait alors à découvert et laissait entendre un accord plus bas d'un quart de ton que celui de l'orchestre, produisant ainsi le gémissement le plus atrocement comique qu'on puisse imaginer. Pendant les intervalles remplis par le plain-chant des prêtres, les concertants, incapables de contenir leur démon musical, préludaient hautement tous à la fois, avec un incroyable sang-froid; la flûte lançait des gammes en ; le cor sonnait une fanfare en mi b; les violons faisaient d'aimables cadences, des gruppetti charmants; le basson, tout bouffi d'importance, soufflait ses notes graves en faisant claquer ses grandes clefs, pendant que les gazouillements de l'orgue achevaient de brillanter l'harmonie de ce concert inouï, digne de Callot. Et tout cela se passait en présence d'une assemblée d'hommes civilisés, de l'ambassadeur de France, du directeur de l'Académie, d'un corps nombreux de prêtres et de cardinaux, devant une réunion d'artistes de toutes les nations. Pour la musique, elle était digne de tels exécutants. Cavatines avec crescendo, cabalettes, points-d'orgue et roulades; œuvre sans nom, monstre de l'ordre composite dont une phrase de Vaccaï formait la tête, des bribes de Paccini les membres, et un ballet de Gallemberg le corps et la queue. Qu'on se figure, pour couronner l'œuvre, les soli de cette étrange musique sacrée, chantés en voix de soprano par un gros gaillard dont la face rubiconde était ornée d'une énorme paire de favoris noirs. «Mais mon Dieu, dis-je à mon voisin qui étouffait, tout est donc miracle dans ce bienheureux pays! Avez-vous jamais vu un castrat barbu comme celui-ci?»

—«Castrato!... répliqua vivement en se retournant une dame italienne, indignée de nos rires et de nos observations, davvero non è castrato.»

—«Vous le connaissez, madame?

—«Per Bacco! non burlate. Imparate, pezzi d'asino, che quello virtuoso maraviglioso è il marito mio.»

J'ai entendu fréquemment dans d'autres églises les ouvertures du Barbier de Séville, de la Cenerentola et d'Otello. Ces morceaux paraissaient former le répertoire favori des organistes, ils en assaisonnaient fort agréablement le service divin.

La musique des théâtres, aussi dramatique que celle des églises est religieuse, est dans le même état de splendeur. Même invention, même pureté des formes, même élévation, même charme dans le style, même profondeur de pensée. Les chanteurs que j'ai entendus pendant la saison théâtrale avaient en général de bonnes voix et cette facilité de vocalisation qui caractérise spécialement les Italiens; mais, à l'exception de Mme Ungher, prima dona allemande que nous avons applaudie souvent à Paris, et de Salvator, assez bon Baryton, ils ne sortaient pas de la ligne des médiocrités. Les chœurs sont d'un degré au-dessous de ceux de notre Opéra-Comique, pour l'ensemble, la justesse et la chaleur. L'orchestre, imposant et formidable à peu près comme l'armée du prince de Monaco, possède, sans exception, toutes les qualités qu'on appelle ordinairement des défauts. Au théâtre Valle, ainsi qu'à celui d'Apollon, dont les dimensions égalent celles du Grand-Opéra de Paris, les violoncelles sont au nombre de.... un, lequel un exerce l'état d'orfèvre, plus heureux qu'un de ses confrères, obligé, pour vivre, de rempailler des chaises. A Rome, le mot symphonie, comme celui d'ouverture, n'est employé que pour désigner un certain bruit que font les orchestres de théâtre avant le lever de la toile, et auquel personne ne fait attention. Weber et Beethoven sont là des noms à peu près inconnus. Un savant abbé de la chapelle Sixtine disait un jour à M. Mendelssohn qu'on lui avait parlé d'un jeune homme de grande espérance, nommé Mozart. Il est vrai que ce digne ecclésiastique communique fort rarement avec les gens du monde et ne s'est occupé toute sa vie que des œuvres de Palestrina. C'est donc un être que sa conduite privée et ses opinions mettent à part. Quoiqu'on n'y exécute jamais la musique de Mozart, il est pourtant juste de dire que, dans Rome, bon nombre de personnes ont entendu parler de lui autrement que comme d'un jeune homme de grande espérance. Les dilettanti érudits savent même qu'il est mort, et que, sans approcher toutefois de Donizetti, il a écrit quelques partitions remarquables. J'en ai connu un qui s'était procuré le Don Juan. Après l'avoir longuement étudié au piano, il fut assez franc pour m'avouer en confidence que cette vieille musique lui paraissait supérieure au Zadig et Astartea de M. Vaccaï, récemment mis en scène au théâtre d'Apollon. L'art instrumental est lettre close pour les Romains. Ils n'ont pas même l'idée de ce que nous appelons une symphonie.

J'ai remarqué seulement à Rome une musique instrumentale populaire que je penche fort à regarder comme un reste de l'antiquité; je veux parler des pifferari. On appelle ainsi des musiciens ambulants qui, aux approches de Noël, descendent des montagnes par groupes de quatre ou cinq, et viennent, armés de musettes et de pifferi (espèce de hautbois), donner de pieux concerts devant les images de la madone. Ils sont, pour l'ordinaire, couverts d'amples manteaux de drap brun, portent le chapeau pointu dont se coiffent les brigands, et tout leur extérieur est empreint d'une certaine sauvagerie mystique pleine d'originalité. J'ai passé des heures entières à les contempler dans les rues de Rome, la tête légèrement penchée sur l'épaule, les yeux brillants de la foi la plus vive, fixant un regard de pieux amour sur la sainte madone, presque aussi immobiles que l'image qu'ils adoraient. La musette, secondée d'un grand piffero soufflant la basse, fait entendre une harmonie de deux ou trois notes, sur laquelle un double piffero[18] de moyenne longueur exécute la mélodie; puis au-dessus de tout cela deux petits pifferi très courts, joués par des enfants de douze à quinze ans, tremblottent trilles et cadences, et inondent la rustique chanson d'une pluie de bizarres ornements. Après de gais et réjouissants refrains, fort longtemps répétés, une prière lente, grave, d'une onction toute patriarchale, vient dignement terminer la naïve symphonie. Cet air a été gravé dans plusieurs recueils napolitains, nous nous abstenons en conséquence de le reproduire ici. De près, le son est si fort qu'on peut à peine le supporter; mais à un certain éloignement ce singulier orchestre produit un effet délicieux, touchant, poétique, auquel les personnes même les moins susceptibles de pareilles impressions, ne peuvent rester insensibles. J'ai entendu depuis les pifferari chez eux, et si je les avais trouvés si remarquables à Rome, combien l'émotion que j'en reçus fut plus vive dans les montagnes sauvages des Abbruzzes, où mon humeur vagabonde m'avait conduit! Des roches volcaniques, de noires forêts de sapins, formaient la décoration naturelle et le complément de cette musique primitive. Quand à cela venait se joindre encore l'aspect d'un de ces monuments mystérieux d'un autre âge, connus sous le nom de murs cyclopéens, et quelques bergers revêtus d'une peau de mouton brute, avec la toison entière en dehors (costume des pâtres de la Sabine), je pouvais me croire contemporain des anciens peuples au milieu desquels vint s'installer jadis Evandre l'Arcadien, l'hôte généreux d'Énée:

Pater infelix Pallantis pueri.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il faut, on le voit, renoncer à peu près à entendre de la musique quand on habite Rome; j'en étais venu même, au milieu de cette atmosphère antiharmonique, à n'en plus pouvoir composer. Tout ce que j'ai produit à l'Académie se borne à trois ou quatre morceaux: 1º Une Ouverture de Rob-Roy, longue et diffuse, qui fut exécutée à Paris, un an après, par la société du Conservatoire, fort mal reçue du public, et que je brûlai le même jour en sortant du concert; 2º la Scène aux champs, de la Symphonie Fantastique, que je refis presque entièrement en vaguant dans la Villa-Borghèse; 3º le Chant de bonheur, du mélologue[19] que je rêvai, perfidement bercé par mon ennemi intime le vent du sud, sur les buis touffus et taillés en muraille de notre classique jardin; 4º cette petite mélodie qui a nom la Captive, et dont j'étais fort loin, en l'écrivant, de prévoir la fortune. Encore me trompai-je, en disant qu'elle fut composée à Rome; car c'est de Subiaco qu'elle est datée. Il me souvient, en effet, qu'un jour, en regardant travailler mon ami Lefebvre l'architecte, dans l'auberge de Subiaco où nous logions, un mouvement de son coude ayant fait tomber un livre placé sur sa table, je le relevai: c'était le volume des Orientales de V. Hugo; il se trouva ouvert à la page de la Captive. Je lus cette délicieuse poésie, et me retournant vers Lefebvre: «Si j'avais là du papier réglé, lui dis-je, j'écrirais la musique de ce morceau; car je l'entends.

—Qu'à cela ne tienne, je vais vous en donner.

Et Lefebvre, prenant une règle et un tireligne, eut bientôt tracé quelques portées, sur lesquelles je jetai la mélodie et la basse de ce petit air; puis, je mis le manuscrit dans mon portefeuille et n'y songeai plus. Quinze jours après, de retour à Rome, on chantait chez notre directeur, quand la Captive me revint en tête. «Il faut, dis-je à mademoiselle Vernet, que je vous montre un air improvisé à Subiaco, pour voir un peu ce qu'il signifie: je n'en ai plus la moindre idée.» L'accompagnement de piano, griffonné à la hâte, nous permit de l'exécuter convenablement; et cela prit si bien, qu'au bout d'un mois M. Vernet, poursuivi, obsédé par cette mélodie, m'interpella ainsi: «Ah! ça, quand vous retournerez dans les montagnes, j'espère bien que vous n'en rapporterez pas d'autres chansons; car votre Captive commence à me rendre le séjour de la Villa fort désagréable; on ne peut faire un pas dans le palais, dans le jardin, dans le bois, sur la terrasse, dans les corridors, sans entendre chanter, ou ronfler, ou grogner: «Le long du mur sombre... le sabre du spahis... je ne suis pas Tartare... l'eunuque noir..., etc.» C'est à en devenir fou! Je renvoie demain un de mes domestiques, je n'en prendrai un nouveau qu'à la condition expresse pour lui de ne pas chanter la Captive

Il reste enfin à citer, pour clore cette liste fort courte de mes productions romaines, une psalmodie à cinq voix, avec accompagnement d'instruments à vent, sur la traduction en prose d'une poésie de Moore (Ce monde entier n'est qu'une ombre fugitive), dédiée à ceux dont l'ame est triste jusqu'à la mort. Ce morceau n'a pas encore été publié et je n'ai jamais osé le faire entendre. Quant au Resurrexit, à grand orchestre, avec chœurs, que j'envoyai aux académiciens de Paris, pour obéir au réglement, et dans lequel ces messieurs trouvèrent un progrès très-remarquable, une preuve sensible de l'influence du séjour de Rome sur mes idées, et l'abandon complet de mes fâcheuses tendances musicales; c'est un fragment d'une messe que j'avais écrite et fait exécuter à Paris deux ans avant de me présenter au concours de l'Institut. Fiez-vous donc aux jugements des immortels!

Ce fut vers ce temps de ma vie académique que je ressentis de nouveau les atteintes d'une cruelle maladie (morale, nerveuse, imaginaire, tout ce qu'on voudra), que j'appelerai le mal de l'isolement, et qui me tuera quelque jour. J'en avais éprouvé un premier accès à l'âge de seize ans, et voici dans quelles circonstances. Par une belle matinée de mai, à la côte Saint-André, chez mon père, j'étais assis dans une prairie à l'ombre d'un groupe de grands chênes, lisant un roman de Montjoie, intitulé: Manuscrit trouvé au mont Pausilippe. Tout entier à ma lecture, j'en fus distrait cependant par des chants doux et tristes, s'épandant par la plaine à intervalles réguliers. La procession des Rogations passait dans le voisinage, et j'entendais la voix des paysans qui psalmodiaient les Litanies des saints. Cet usage de parcourir, au printemps, les côteaux et les plaines, pour appeler sur les fruits de la terre la bénédiction du ciel, a quelque chose de poétique et de touchant qui m'émeut d'une manière indicible. Le cortége s'arrêta au pied d'une croix de bois, ornée de feuillages; je le vis s'agenouiller pendant que le prêtre bénissait la campagne, et il reprit sa marche lente en continuant sa mélancolique psalmodie. La voix affaiblie de notre vieux curé se distinguait seule parfois, avec des fragments de phrases:

. . . . . . . . . . . .
. . . .Conservare âigneris!
 
LES PAYSANS.
 
Te rogamus audi nos!

Et la foule pieuse, s'éloignait, s'éloignait toujours.

. . . . . . . . . . . . . .
(Decrescendo.)
Sancte Barnabe.
Ora pro nobis!
(Perdendo.)
Sancta Magdalena
    Ora pro. . . . . . . . . . .
Sancta Maria
   Ora...........
Sancta. . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . .nobis.
. . . . . . . . . . . . . . . . .

Silence.. léger frémissement des blés en fleur, ondoyant sous la molle pression de l'air du matin.... cri des cailles amoureuses appelant leur compagne.... l'ortolan plein de joie chantant sur la pointe d'un peuplier.... calme profond.... une feuille morte tombant lentement d'un chêne.... coups sourds de mon cœur.... Evidemment la vie était hors de moi, loin, très loin.... A l'horizon les glaciers des Alpes, frappés du soleil levant, réfléchissaient d'immenses faisceaux de lumière.... derrière ces Alpes, l'Italie, Naples, le Pausilippe.... les personnages de mon roman.... des passions ardentes.... des larmes essuyées... quelque insondable bonheur.... secret.... allons, allons, des ailes! dévorons l'espace! il faut voir! il faut admirer! il faut de l'amour, de l'enthousiasme, des étreintes enflammées, il faut la grande vie!... mais je ne suis qu'un corps lourd, cloué à terre! ces personnages sont imaginaires, ou n'existent plus.... Quel amour?... quelle gloire?... quel cœur?... quand verrai-je l'Italie?...

Et l'accès se déclara dans toute sa force, et je souffris affreusement et je me couchai à terre, gémissant, étendant mes bras douloureux, arrachant convulsivement des poignées d'herbes et d'innocentes paquerettes qui ouvraient en vain leurs grands yeux étonnés, appelant l'inconnu, luttant contre l'absence, contre l'horrible isolement.

Et pourtant, qu'était-ce qu'un pareil accès comparé aux tortures que j'ai éprouvées depuis, et dont l'intensité augmente chaque jour?

Je ne sais comment donner une idée de ce mal inexprimable. Une expérience de physique pourrait seule offrir je crois des similitudes avec lui. C'est celle-ci: quand on place sous une cloche de verre adaptée à une machine pneumatique, une coupe remplie d'eau à côté d'une autre coupe contenant de l'acide sulfurique, au moment où la pompe aspirante fait le vide sous la cloche, on voit l'eau s'agiter, entrer en ébullition, s'évaporer. L'acide sulfurique absorbe cette vapeur d'eau au fur et à mesure qu'elle se dégage, et, par suite de la propriété qu'ont les molécules de vapeur d'emporter en s'exhalant une grande quantité de calorique, la portion d'eau qui reste au fond du vase ne tarde pas à se refroidir au point de produire un petit bloc de glace.

Eh bien! il en est à peu près ainsi quand cette idée d'isolement, quand ce sentiment de l'absence viennent me saisir. Le vide se fait autour de ma poitrine palpitante, et il semble alors que mon cœur, sous l'aspiration d'une force irrésistible, s'évapore et tend à se dissoudre par expansion. Puis, la peau de tout mon corps devient douloureuse et brûlante; je rougis de la tête aux pieds. Je suis tenté de crier, d'appeler à mon aide mes amis, les indifférents mêmes, pour me consoler, pour me garder, me défendre, m'empêcher d'être détruit, pour retenir ma vie qui s'en va aux quatre points cardinaux.

On n'a pas d'idées de mort pendant ces crises; non, la pensée du suicide n'est pas même supportable; on ne veut pas mourir: loin de là, on veut vivre, on le veut absolument; on voudrait même donner à sa vie mille fois plus d'énergie; c'est une aptitude prodigieuse au bonheur, qui s'exaspère de rester sans application, et qui ne se peut satisfaire qu'au moyen de jouissances immenses, dévorantes, furieuses, en rapport avec l'incalculable surabondance de sensibilité dont on est pourvu.

Cet état n'est pas le spleen, mais il l'amène plus tard: c'est l'ébullition, l'évaporation du cœur, des sens, du cerveau, du fluide nerveux. Le spleen, c'est la congélation de tout cela, c'est le bloc de glace.

Même à l'état calme, je sens toujours un peu d'isolement les dimanches d'été, parce que nos villes sont inactives ces jours-là, parce que chacun sort, va à la campagne; parce qu'on est joyeux au loin, parce qu'on est absent. Les adagio des symphonies de Beethoven, certaines scènes d'Alceste et d'Armide de Gluck, un air de son opéra italien de Telemaco, les Champs-Élysées de son Orphée, font naître aussi d'assez violents accès de la même souffrance; mais ces chefs-d'œuvre portent avec eux leur contre-poison: ils font déborder les larmes, et on est soulagé. Les adagio de quelques-unes des sonates de Beethoven, et l'Iphigénie en Tauride de Gluck, au contraire, appartiennent entièrement au spleen, et le provoquent; il fait froid là-dedans, l'air y est sombre, le ciel gris de nuages, le vent du nord y gémit sourdement.

Il y a d'ailleurs deux espèces de spleen; l'un est ironique, railleur, emporté, violent, haineux; l'autre, taciturne et sombre, ne demande rien que l'inaction, le silence, la solitude et le sommeil. A l'être qui en est possédé tout devient indifférent; la ruine d'un monde saurait à peine l'émouvoir. Je voudrais alors que la terre fût une bombe remplie de poudre, et j'y mettrais le feu, pour m'amuser.

En proie à ce genre de spleen, je dormais un jour dans le bois de lauriers de l'Académie, roulé dans un tas de feuilles mortes, comme un hérisson, quand je me sentis poussé du pied par deux de nos camarades: c'étaient Constant Dufeu, l'architecte, et Dantan aîné, le statuaire, qui venaient me réveiller: «Ohé! père la joie! veux-tu venir à Naples, nous y allons?

—Allez au diable! vous savez bien que je n'ai plus d'argent.

—Mais jobard que tu es, nous en avons, et nous t'en prêterons! Allons, aide-moi donc, Dantan, et levons-le de là, sans quoi nous n'en tirerons rien. Bon! te voilà sur pieds! Secoue-toi un peu maintenant; va demander à M. Horace la permission de Naples, et, dès que ta valise sera faite, nous partirons; c'est convenu.»

Nous partîmes en effet.

Y compris un scandale assez joli, par nous causé dans la petite ville de Cyprano... après dîner, je ne me souviens d'aucun incident narrable pendant ce trajet bourgeoisement fait en voiturin. Mais Naples!...

XIII

NAPLES.

Naples!!! Ciel limpide et pur! soleil de fêtes! riche terre!

Tout le monde a décrit, et beaucoup mieux que je ne pourrais le faire, ce merveilleux jardin. Quel voyageur, en effet, n'a été frappé de la splendeur de son aspect général! Qui n'a admiré à midi la mer faisant la sieste, et les plis moëlleux de sa robe azurée et le bruit flatteur avec lequel elle l'agite doucement! Perdu à minuit dans le cratère du Vésuve, qui n'a senti un vague sentiment d'effroi aux sourds roulements de son tonnerre intérieur, aux cris de fureur qui s'échappent de sa bouche, à ces explosions, à ces myriades de roches fondantes, dirigées contre le ciel comme de brûlants blasphêmes, qui retombent ensuite, roulent sur le col de la montagne, et s'arrêtent pour former un ardent collier sur la vaste poitrine du volcan! Qui n'a parcouru tristement le squelette de cette désolée Pompéïa, et, spectateur unique, n'a attendu sur les gradins de l'amphithéâtre, la tragédie d'Euripide ou de Sophocle pour laquelle la scène semble encore préparée! Qui n'a accordé un peu d'indulgence aux mœurs des lazzaroni, ce charmant peuple d'enfants, si gai, si voleur, si spirituellement facétieux et si naïvement bon quelquefois!

Je me garderai donc d'aller sur les brisées de tant de descripteurs; mais je ne puis résister au plaisir de raconter ici une anecdote qui peint on ne peut mieux le caractère des pécheurs napolitains. Il s'agit d'un festin que des lazzaroni me donnèrent trois jours après mon arrivée, et d'un présent qu'ils me firent au dessert. C'était par un beau jour d'automne, avec une fraîche brise, une atmosphère claire, transparente, à faire croire qu'on pourrait de Naples, sans trop étendre le bras, cueillir des oranges à Caprée; je me promenais à la villa Reale; j'avais prié mes compagnons de voyage, nos camarades de l'Académie romaine, de me laisser errer seul ce jour-là. En passant près d'un petit pavillon que je ne remarquais point, un soldat en faction devant l'entrée me dit brusquement en français:

—Monsieur, levez votre chapeau!

—Pourquoi donc?

—Voyez!

Et me désignant du doigt une noble statue de marbre placée au centre du pavillon, je lus sur le socle ces deux mots qui me firent à l'instant faire le signe de respect que l'enthousiaste militaire me demandait: TORQUATO TASSO. Cela est bien! Cela est touchant!... Mais j'en suis encore à me demander comment la sentinelle du poète avait deviné que j'étais Français et artiste, et que j'obéirais avec empressement à son injonction. Savant physionomiste! Je reviens à mes lazzaroni.

Je marchais donc nonchalamment au bord de la mer, en songeant, tout ému, au pauvre Tasso, dont j'avais, avec Mendelssohn, visité la modeste tombe à Rome, au couvent de Sant-Onofrio, quelques mois auparavant, philosophant à part moi sur le malheur des poètes qui sont poètes par le cœur, etc., etc. Tout d'un coup Tasso me fit penser à Cervantes, Cervantes à sa charmante pastorale Galathée, Galathée à une délicieuse figure qui brille à côté d'elle dans le roman et qui se nomme Nisida, Nisida à l'île de la baie de Pouzzoles qui porte ce joli nom; et je fus pris à l'improviste d'un désir irrésistible de visiter l'île de Nisida.

J'y cours; me voilà dans la grotte du Pausilippe; j'en sors toujours courant; j'arrive au rivage; je vois une barque, je veux la louer; je demande quatre rameurs, il en vient six; je leur offre un prix raisonnable, en leur faisant observer que je n'avais pas besoin de six hommes pour nager dans une coquille de noix jusqu'à Nisida. Ils insistent en souriant, et demandent à peu près trente francs pour une course qui en valait cinq tout au plus; j'étais de bonne humeur, deux jeunes garçons se tenaient à l'écart, sans rien dire, avec un air d'envie; j'éclatai de rire à l'insolente prétention de mes rameurs, et désignant les deux lazzaronetti:

—Eh bien! oui, allons, trente francs; mais venez tous les huit, et ramons vigoureusement.

Cris de joie, gambades des petits et des grands! Nous sautons dans la barque, et en quelques minutes nous arrivons à Nisida. Laissant mon navire à la garde de l'équipage, je monte dans l'île, je la parcours dans tous les sens, je veux tout voir, jardins, villas, prison, bois d'oliviers; assis sur un tertre, je regarde le soleil descendre derrière le cap Misène, poétisé par l'auteur de l'Énéide, pendant que la mer, qui ne se souvient ni de Virgile, ni d'Énée, ni d'Ascagne, ni de Misène, ni de Palinure, chante gaîment dans le mode majeur mille accords scintillants... Je serais resté là jusqu'au lendemain, je crois, si un de mes matelots, délégué par le capitaine, ne fût venu me héler et m'avertir que le vent fraîchissait, et que nous aurions de la peine à regagner la terre ferme si nous tardions encore à lever l'ancre, à déraper. Je me rends à ce prudent avis. Je descends; chacun reprend sa place sur le navire; le capitaine, digne émule du héros troyen:

              . . . . Eripit ensem
Fulmineum (ouvre son grand couteau) strictoque ferit retinacula ferro (et coupe vivement la ficelle);
Idem omnes simul ardor habet; rapiuntque, ruuntque;
Littora deseruêre; latet sub classibus æquor;
Adnixi torquent spumas, et coerula verrunt.

(Tous pleins d'ardeur et d'un peu de crainte, nous nous précipitons, nous fuyons le rivage; nos rames font voler des flocons d'écume, la mer disparaît sous notre.... canot.)

Cependant il y avait vraiment du danger, la coquille de noix frétillait d'une singulière façon à travers les crêtes blanches de vagues disproportionnées; mes gaillards ne riaient plus et commençaient à chercher leurs chapelets. Tout cela me paraissait d'un ridicule atroce, et je me disais: «A propos de quoi vais-je me noyer? A propos d'un soldat lettré qui admire Tasso; pour moins encore, pour un chapeau; car, si j'eusse marché tête nue, le soldat ne m'eût pas interpellé; je n'aurais pas songé au chantre d'Armide, ni à l'auteur de Galathée, ni à Nisida: Je n'aurais pas fait cette sotte excursion insulaire, et je serais tranquillement assis à Saint-Charles en ce moment, à écouter la Brambilla et Tamburini!» Ces réflexions et les mouvements de la nef en perdition me faisaient grand mal au cœur, je l'avoue. Pourtant le dieu des mers, trouvant la plaisanterie suffisante comme cela, nous permit de gagner la terre, et les matelots, jusque-là muets comme des poissons, recommencèrent à crier comme des geais. Leur joie même fut si grande, qu'en recevant les trente francs que j'avais consenti à me laisser escroquer, ils eurent un remords et me prièrent avec une véritable bonhomie, de venir dîner avec eux. J'acceptai; ils me conduisirent assez loin de là, au milieu d'un bois de peupliers, sur la route de Pouzzoles, en un lieu fort solitaire, et je commençais à calomnier leur candide intention (pauvres lazzaroni!), quand nous arrivâmes vers une chaumière à eux bien connue, où mes amphitryons se hâtèrent de donner des ordres pour le festin.

Bientôt apparut un petit monticule de fumants macaroni; ils m'invitèrent à y plonger la main droite à leur exemple; un grand pot de vin de Pausilippe fut placé sur la table, et chacun de nous y buvait à son tour, après, toutefois, un vieillard édenté, le seul de la bande, qui devait boire le premier avant moi; le respect pour l'âge l'emportant chez ces braves enfants, même sur la courtoisie qu'ils reconnaissaient devoir à leur hôte. Le vieux, après avoir bu déraisonnablement, commença à parler politique et à s'attendrir beaucoup au souvenir du roi Joachim, qu'il portait dans son cœur; les jeunes lazzaroni, pour le distraire et me procurer un divertissement, lui demandèrent avec instances le récit d'un long et pénible voyage de mer qu'il avait fait autrefois et dont l'histoire était célèbre.

Là-dessus le vieux lazzarone raconta, au grand ébahissement de son auditoire, comment embarqué à vingt ans sur un speronare, il avait demeuré en mer trois jours et deux nuits, et comme quoi, toujours poussé vers de nouveaux rivages, il avait enfin été jeté dans une île lointaine, où l'on prétend que Napoléon depuis lors a été exilé, et que les indigènes appellent Isola d'Elba. Je manifestai une grande émotion à cet incroyable récit, en félicitant de tout mon cœur le brave marin d'avoir échappé à des dangers aussi formidables. De là profonde sympathie des lazzaroni pour Mon Excellence; la reconnaissance les exalte, on se parle à l'oreille, on va, on vient dans la chaumière avec un air de mystère; je vois qu'il s'agit des préparatifs de quelque surprise flatteuse qui m'est destinée. En effet, au moment où je me levais pour prendre congé de la société, le plus grand des jeunes lazzaroni m'aborde d'un air embarrassé, et me prie, au nom de ses camarades et pour l'amour d'eux, d'accepter un souvenir, un présent, le plus magnifique qu'ils pouvaient m'offrir, et capable de faire pleurer l'homme le moins sensible. C'était un oignon monstrueux, une énorme ciboule, que je reçus avec une modestie et un sérieux dignes de la circonstance, et que j'emportai jusqu'au sommet du Pausilippe, après mille adieux, serremens de mains et protestations d'une amitié inaltérable.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je venais de quitter ces bonnes gens et cheminais péniblement, à cause d'un coup que je m'étais donné au pied droit en descendant de Nisida; il faisait presque nuit. Une belle calèche passe sur la route de Naples. L'idée peu fashionable me vient de sauter sur la banquette de derrière, libre par l'absence du valet de pied, et de parvenir ainsi sans fatigue jusqu'à la ville. Mais j'avais compté sans la jolie petite parisienne emmousselinée qui trônait à l'intérieur et qui, de sa voix aigre-douce appelant vivement le cocher: «Louis, il y a quelqu'un derrière!» me fit administrer à travers la figure un ample coup de fouet. Ce fut le présent de ma gracieuse compatriote. J'aime mieux la ciboule. O poupée française! si Crispino seulement s'était trouvé là, nous t'aurions fait passer un singulier quart-d'heure!

Je revins donc clopin-clopant, en songeant aux charmes de la vie de brigand, qui malgré ses fatigues, serait vraiment aujourd'hui la seule digne d'un honnête homme, si dans la moindre bande ne se trouvaient toujours tant de misérables stupides et puants!

J'allai oublier mon chagrin et me reposer à Saint-Charles. Et là, pour la première fois depuis mon arrivée en Italie, j'entendis de la musique. L'orchestre comparé à ceux que j'avais observés jusqu'alors, me parut excellent. Les instruments à vent peuvent être écoutés en sécurité, on n'a rien à craindre de leur part; les violons sont assez habiles, et les violoncelles chantent bien, mais ils sont en trop petit nombre. Le système généralement adopté en Italie, de mettre toujours moins de violoncelles que de contre-basses, ne peut être justifié que par le genre de musique, sans basses dessinées, que les orchestres italiens exécutent habituellement. Je reprocherais bien aussi au maestro di capella le bruit souverainement désagréable de son archet dont il frappe un peu rudement son pupitre; mais on m'a assuré que sans cela, les musiciens qu'il dirige, seraient quelquefois embarrassés pour suivre la mesure... A cela il n'y a rien à répondre; car enfin, dans un pays où la musique instrumentale est à peu près inconnue, on ne doit pas exiger des orchestres comme ceux de Berlin, de Brunswick ou de Paris. Les choristes sont d'une faiblesse extrême; je tiens d'un compositeur qui a écrit pour le théâtre Saint-Charles, qu'il est fort difficile, pour ne pas dire impossible, d'obtenir une bonne exécution des chœurs écrits à quatre parties. Les soprani ont beaucoup de peine à marcher isolés des ténors, et on est pour ainsi dire obligé de les leur faire continuellement doubler à l'octave.

Au Fondo on joue l'opéra buffa avec une verve, un feu, un brio, qui lui assurent une supériorité incontestable sur la plupart des théâtres d'opéra-comique. On y représentait pendant mon séjour une farce très-amusante de Donizetti, les Convenances et les Inconvenances du théâtre.

On pense bien néanmoins que l'attrait musical des théâtres de Naples ne pouvait lutter avec avantage contre celui que m'offrait l'exploration des environs de la ville, et que je me trouvais plus souvent dehors que dedans.

Déjeunant un matin à Castellamare avec Munier, le peintre de marine que nous avions surnommé Neptune: «Que faisons-nous? me dit-il en jetant sa serviette, Naples m'ennuie, n'y retournons pas.

—«Allons en Sicile.

—«C'est cela, allons en Sicile; laissez-moi seulement finir une étude que j'ai commencée, et à cinq heures nous irons retenir notre place sur le bateau à vapeur.

—«Volontiers, quelle est notre fortune?»

Notre bourse visitée, il se trouva que nous avions bien assez pour aller jusqu'à Palerme, mais que, pour en revenir, il eût fallu, comme disent les moines, compter sur la Providence; et, en Français totalement dépourvus de la vertu qui transporte des montagnes, jugeant qu'il ne fallait pas tenter Dieu, nous nous séparâmes, lui pour aller portraire la mer, moi pour retourner pédestrement à Rome.

Ce projet était arrêté dans ma tête depuis quelques jours. Rentré à Naples le même soir, après avoir dit adieu à Dufeu et à Dantan, le hasard me fit rencontrer deux officiers suédois de ma connaissance, qui me firent part de leur intention de se rendre à Rome à pied.

—«Parbleu, leur dis-je, je pars demain pour Subiaco; je veux y aller en droite ligne, à travers les montagnes, franchissant rocs et torrents comme le chasseur de chamois; nous devrions faire le trajet ensemble.»

Malgré l'extravagance d'une pareille idée, ces messieurs l'adoptèrent. Nos effets furent aussitôt expédiés par un vetturino; nous convînmes de nous diriger sur Subiaco à vol d'oiseau, et, après nous y être reposés un jour, de retourner à Rome par la grande route. Ainsi fut fait. Nous avions endossé tous les trois le costume obligé de toile grise; M. B*** portait son album et ses crayons; deux cannes étaient toutes nos armes.

On vendangeait alors. D'excellens raisins (qui n'approchent pourtant pas de ceux du Vésuve) firent à peu près toute notre nourriture pendant la première journée; les paysans n'acceptaient pas toujours notre argent, et nous nous abstenions quelquefois de nous enquérir des propriétaires. L'un d'eux cependant nous entendit abattant des poires à coups de pierres dans son champ. J'avais franchi la haie pour les ramasser, et j'étais fort tranquillement occupé à en remplir mon chapeau, quand je vis accourir mon homme criant au voleur. Impossible de refranchir la clôture, chargé de butin comme je l'étais; un excès d'effronterie me tira d'affaire. Au moment où le maître des poires s'apprêtait à me traiter selon mes mérites:

«Comment, s..... canaille! lui dis-je d'un air furieux, il y a une demi-heure que nous vous appelons pour vous acheter des fruits, et vous ne répondez pas?... Croyez-vous donc que nous ayons le temps de vous attendre? Tenez, voilà six grains[20] pour vos poires qui ne valent pas le diable, et tachez une autre fois de ne pas vous moquer ainsi des voyageurs, ou pardieu il vous arrivera malheur.»

Là-dessus un de mes compagnons de maraude étouffant de rire me tend la main pour m'aider à sortir du champ, et nous laissons notre homme immobile d'étonnement, la bouche ouverte, regardant d'un air stupide la monnaie de cuivre que je lui laissais, et se consultant pour savoir s'il nous ferait des excuses.... Le soir, à Capoue, nous trouvâmes bon souper, bon gîte et.... un improvisateur.

Ce brave homme, après quelques préludes brillants sur sa grande mandoline, s'informa de quelle nation nous étions.

—«Français répondit M. Kl.....rn.»

J'avais entendu un mois auparavant les improvisations du Tyrtée campanien; il avait fait la même question à mes compagnons de voyage, qui répondirent:

—«Polonais.»

A quoi, plein d'enthousiasme, il avait répliqué:

—«J'ai parcouru le monde entier, l'Italie, l'Espagne, la France, l'Allemagne, l'Angleterre, la Pologne, la Russie; mais les plus braves, sont les Polonais, sont les Polonais.»

Voici la cantate qu'il adressa, en musique également improvisée, et sans la moindre hésitation, aux trois prétendus Français:

notation musicale Ho gi-ra-to per tutto il mun-do, Ho gira-to per tutto il mun-do, Per l'I-ta-lia, per l'His- pa-nia, Per la Francia, per la Ger-ma-nia, Per l'Inghil- ter-ra; Ma gli più bra-vi, Ma gli più bel-li, Sono i Fran-ce-si, Sono i Fran-ce-si.


[Ho gi-ra-to per tutto il mun-do, Ho gi-
ra-to per tutto il mun-do, Per l'I-ta-lia, per l'His-
pa-nia, Per la Francia, per la Ger-ma-nia, Per l'Inghil-
ter-ra; Ma gli più bra-vi, Ma gli più
bel-li, Sono i Fran-ce-si, Sono i Fran-ce-si.]

On conçoit combien je dus être flatté, et quelle fut la mortification des deux Suédois.

Avant de nous engager tout-à-fait dans les Abbruzzes, nous nous arrêtâmes une journée à San-Germano pour visiter le fameux couvent du Monte-Cassino.

Ce monastère de bénédictins, situé comme celui de Subiaco, sur une montagne, est loin de lui ressembler sous aucun rapport. Au lieu de cette simplicité naïve et originale qui charme à San-Benedetto, vous trouvez ici le luxe et les proportions d'un palais. L'imagination recule devant l'énormité des sommes qu'ont coûtées tous les objets précieux rassemblés dans la seule église. Il y a un orgue avec de petits anges fort ridicules, jouant de la trompette et des cymbales quand l'instrument est mis en action. Le parvis est des marbres les plus rares, et les amateurs peuvent admirer dans le chœur des stalles en bois, sculptées avec un art infini, représentant différentes scènes de la vie monacale.

Une marche forcée nous fit parvenir en un jour de San-Germano à Isola di Sora, village situé sur la frontière du royaume de Naples et remarquable par une petite rivière qui forme une assez belle cascade après avoir mis en jeu plusieurs établissements industriels. Une mystification d'un singulier genre nous y attendait. M. Kl...rn et moi avions les pieds en sang, et tous les trois furieux de soif, harassés, couverts d'une poussière brûlante, notre premier mot, en entrant dans la ville fut pour demander la locanda (auberge).

«E locanda... non ce n'è.», nous répondaient les paysans avec un air de pitié railleuse. «Ma peró per la notte dove si va?

E..... chi lo sa?....»

Nous demandons à passer la nuit dans une mauvaise remise; il n'y avait pas un brin de paille, et d'ailleurs le propriétaire s'y refusait. On n'a pas d'idée de notre impatience, augmentée encore par le sang-froid et les ricanements de ces manants. Se trouver dans un petit bourg commerçant comme celui-là, obligés de coucher dans la rue, faute d'une auberge ou d'une maison hospitalière..... c'eût été fort, mais c'est pourtant ce qui nous serait arrivé indubitablement, sans un souvenir qui me frappa très à propos.

J'avais déjà passé, de jour, une fois à Isola di Sora; je me rappelai heureusement le nom de M. Courrier, Français, propriétaire d'une papeterie. On nous montre son frère dans un groupe; je lui expose notre embarras, et après un instant de réflexion, il me répond tranquillement en français, je pourrais même dire en dauphinois, car l'accent en fait presque un idiome:

«Pardi! on vous couchera ben.

Ah! nous sommes sauvés!

M. Courrier est Dauphinois, je suis Dauphinois, et entre Dauphinois, comme dit Charlet, l'affaire peut s'arranger. En effet, le papetier qui me reconnut, exerça à notre égard la plus franche hospitalité. Après un souper très confortable, un lit monstre, comme je n'en ai vu qu'en Italie, nous reçut tous les trois; nous y reposâmes fort à l'aise, en réfléchissant qu'il serait bon pour le reste de notre voyage de connaître les villages qui ne sont pas sans locanda, pour ne pas courir une seconde fois le danger auquel nous venions d'échapper. Notre hôte nous tranquillisa un peu le lendemain, par l'assurance qu'en deux jours de marche nous pourrions arriver à Subiaco; il n'y avait donc plus qu'une nuit chanceuse à passer. Un petit garçon nous guida à travers les vignes et les bois pendant une heure, après quoi, sur quelques indications assez vagues qu'il nous donna, nous poursuivîmes seuls notre route.

Veroli est un grand village qui de loin a l'air d'une ville et couvre le sommet d'une montagne. Nous y trouvâmes un mauvais dîner de pain et de jambon cru, à l'aide duquel nous parvînmes avant la nuit à un autre rocher habité, plus âpre et plus sauvage: c'était Alatri. A peine parvenus à l'entrée de la rue principale, un groupe de femmes et d'enfants se forma derrière nous et nous suivit jusqu'à la place avec toutes les marques de la plus vive curiosité. On nous indiqua une maison, ou plutôt un chenil, qu'un vieil écriteau désignait comme la locanda; malgré tout notre dégoût ce fut là qu'il fallut passer la nuit. Dieu! quelle nuit! elle ne fut pas employée à dormir, je puis l'assurer; les insectes de toute espèce, qui foisonnaient dans nos draps rendirent tout repos impossible. Pour mon compte ces myriades me tourmentèrent si cruellement que je fus pris au matin d'un violent accès de fièvre.

Que faire?... Ces messieurs ne voulaient pas me laisser à Alatri..... Il fallait arriver au plus tôt à Subiaco... Séjourner dans cette bicoque était une triste perspective... Cependant, je tremblais tellement qu'on ne savait comment me réchauffer et que je ne me croyais guère capable de faire un pas. Mes compagnons d'infortune, pendant que je grelottais, se consultaient en langue suédoise, mais leur physionomie exprimait trop bien l'embarras extrême que je leur causais pour qu'il fût possible de s'y méprendre. Un effort de ma part était indispensable; je le fis, et après deux heures de marche au pas de course, la fièvre avait disparu.

Avant de quitter Alatri, un conseil des géographes du pays fut tenu sur la place pour nous indiquer notre route. Bien des opinions émises et débattues, celle qui nous dirigeait sur Subiaco par Arcino et Anticoli ayant prévalu nous l'adoptâmes. Cette journée fut la plus pénible que nous eussions encore faite depuis le commencement du voyage. Il n'y avait plus de chemins frayés; nous suivions des lits de torrens, enjambant à grand'peine les quartiers de rochers dont ils sont à chaque instant encombrés.

Plusieurs fois nous nous sommes égarés dans ce labyrinthe, il fallait alors gravir de nouveau la colline que nous venions de descendre, ou, du fond d'un ravin, crier à quelque paysan:

«Ohé!!! la strada d'Anticoli?...»

A quoi il répondait pour l'ordinaire par un éclat de rire ou par:

«Via! Via!» ce qui nous rassurait beaucoup, comme on peut le penser. Nous y parvînmes cependant; je me rappelle même avoir trouvé à Anticoli, grande abondance d'œufs, de jambon et d'épis de maïs, que nous fîmes rôtir à l'exemple des pauvres habitans de ces terres stériles et dont la saveur sauvage n'est pas désagréable. Le chirurgien d'Anticoli, gros homme rouge qui avait l'air d'un boucher, vint nous honorer de ses questions sur la garde nationale de Paris et nous offrir de lui acheter un livre imprimé...

D'immenses pâturages restaient à traverser avant la nuit: un guide fut indispensable. Celui que nous prîmes ne paraissait pas très sûr de la route, il hésitait souvent; un vieux berger, assis au bord d'un étang, et qui n'avait peut-être pas entendu de voix humaine depuis un mois, n'étant point prévenu de notre approche par le bruit de nos pas, que le gazon touffu rendait imperceptible, faillit tomber à l'eau quand nous lui demandâmes brusquement la direction d'Arcinasso, joli village (au dire de notre guide) où nous devions trouver toutes sortes de rafraîchissements.

Il se remit pourtant un peu de sa terreur, grâce à quelques baïochi qui lui prouvèrent nos dispositions amicales; mais il fut presque impossible de comprendre sa réponse, qu'une voix gutturale plus semblable à un gloussement qu'à un langage humain, rendait inintelligible.

Le joli village d'Arcinasso n'est qu'une osteria (cabaret) au milieu de ces vastes et silencieuses steppes; une vieille femme y vendait du vin et de l'eau fraîche dont nous avions grand besoin. L'album de M. B....t ayant excité son attention, nous lui dîmes que c'était une bible; là-dessus, se levant pleine de joie, elle examina chaque dessin l'un après l'autre, et, après avoir embrassé cordialement M. B....t, nous donna à tous les trois sa bénédiction.

Rien ne peut donner une idée du silence qui règne dans ces interminables prairies. Nous n'y trouvâmes d'autres habitants que le vieux berger avec son troupeau et un corbeau qui se promenait plein d'une gravité triste..... A notre approche il prit son vol vers le Nord......... Je le suivis longtemps des yeux...... puis.... des rêves sans fin.... Mais il s'agissait bien de rêver et de bailler aux corbeaux, il fallait absolument arriver cette nuit même à Subiaco. Le guide d'Anticoli était reparti, l'obscurité approchait rapidement; nous marchions depuis trois heures, silencieux comme des spectres, quand un buisson, sur lequel j'avais tué une grive sept mois auparavant, me fit reconnaître notre position.

«Allons, Messieurs, dis-je aux deux Suédois, encore un effort! je me retrouve en pays de connaissance, dans deux heures nous serons arrivés.»

Effectivement, quarante minutes étaient à peine écoulées quand nous aperçumes, à une grande profondeur sous nos pieds, briller des lumières: c'était Subiaco. J'y trouvai Gibert... éveillé!! il me prêta du linge dont j'avais grand besoin. Je comptais aller me reposer, mais bientôt les cris: Oh! Signor Sidoro![21] ecco questo signore Francese che suona la chitarra[22]!» Et Flacheron d'accourir, avec la belle Mariucia[23] le tambour de basque à la main, et bon gré mal gré, il fallut danser le saltarello jusqu'à minuit.

C'est en quittant Subiaco, deux jours après que j'eus la spirituelle idée de l'expérience qu'on va lire.

MM. Bennet et Klinksporn, mes deux compagnons suédois, marchaient très vite, et leur allure me fatiguait beaucoup. Ne pouvant obtenir d'eux de s'arrêter de temps en temps ni de ralentir le pas, je pris le parti de les laisser prendre les devants et de m'étendre tranquillement à l'ombre, quitte à faire ensuite comme le lièvre de la fable, pour les rattraper. Ils étaient déjà fort loin quand je me demandai en me relevant: serais-je capable de courir, sans m'arrêter, d'ici à Tivoli? (c'était bien un trajet de huit lieues) Essayons! Et me voilà courant comme s'il se fût agi d'atteindre une maîtresse enlevée. Je revois les Suédois, je les dépasse; je traverse un village, deux villages, poursuivi par les aboiements de tous les chiens, faisant fuir en grognant les porcs pleins d'épouvante, mais suivi du regard bienveillant des habitants persuadés que je venais de faire un malheur[24].

Bientôt une douleur vive dans l'articulation du genou vint me rendre impossible la flexion de la jambe droite. Il fallut la laisser pendre et la traîner en sautant sur la gauche. C'était diabolique, mais je tins bon, et je parvins à Tivoli sans avoir interrompu un instant cette course absurde. J'aurais mérité de mourir en arrivant d'une rupture du cœur. Il n'en résulta rien. Il faut croire que j'ai le cœur dur.

Quand les deux officiers suédois parvinrent à Tivoli, une heure après moi, ils me trouvèrent endormi; me voyant ensuite, au réveil, parfaitement sain de corps et d'esprit (et je leur pardonne bien sincèrement d'avoir eu des doutes à cet égard), ils me prièrent d'être leur cicerone dans l'examen qu'ils avaient à faire des curiosités locales. En conséquence nous allâmes visiter le joli petit temple de Vesta, qui a plutôt l'air d'un temple de l'Amour; la grande cascade, les Cascatelles, la grotte de Neptune; il fallut admirer l'immense stalactite de cent pieds de haut, sous laquelle gît enfouie la maison d'Horace, sa célèbre villa de Tibur; je laissai ces messieurs se reposer une heure sous les oliviers qui croissent au-dessus de la demeure du poète, pour gravir seul la montagne voisine et couper à son sommet un jeune myrthe. A cet égard, je suis comme les chèvres; impossible de résister à mon humeur grimpante, auprès d'un monticule verdoyant. Puis, comme nous descendions dans la plaine, on voulut bien nous ouvrir la villa Mecena; nous parcourûmes son grand salon voûté, que traverse maintenant un bras de l'Anio, donnant la vie à un atelier de forgerons, où retentit, sur d'énormes enclumes, le bruit cadencé de marteaux monstrueux. Cette même salle résonna jadis des strophes épicuriennes d'Horace, entendit s'élever dans sa douce gravité, la voix mélancolique de Virgile, récitant, après les festins présidés par le ministre d'Auguste, quelque fragment magnifique de ses poèmes des champs:

Hactenus arvorum cultus et sidera cæli:
Nunc te, Bacche, canam, nec non silvestria tecum
Virgulta, et prolem tarde crescentis olivæ.

Plus bas, nous examinâmes en passant la villa d'Este, dont le nom rappelle celui de la princesse Eleonora, célèbre par Tasso et l'amour douloureux qu'elle lui inspira.

Au-dessous, à l'entrée de la plaine, je guidai ces messieurs dans le labyrinthe de la villa Adriana; nous visitâmes ce qui reste de ses vastes jardins; le vallon dont une fantaisie toute puissante voulut créer une copie en miniature de la fameuse vallée de Tempé; la salle des gardes, où veillent à cette heure des essaims d'oiseaux de proie; et enfin l'emplacement où s'éleva le théâtre privé de l'empereur, et qu'une plantation de choux, le plus ignoble des légumes, occupe maintenant.

Comme le temps et la mort doivent rire de ces bizarres transformations!

Me voilà rentré à la caserne académique! Recrudescence d'ennui. Une sorte d'influenza plus ou moins contagieuse désole la ville; on meurt très bien, par centaine, par milliers. Couvert, au grand divertissement des polissons romains, d'une sorte de manteau à capuchon dans le genre de celui que les peintres donnent à Pétrarque, j'accompagne les charretées de morts à l'église Transteverine dont le large caveau les reçoit béant. On lève une pierre de la cour intérieure, et les cadavres suspendus à un crochet de fer sont mollement déposés sur les dalles de ce palais de la putréfaction. Quelques crânes seulement ayant été ouverts par les médecins curieux de savoir pourquoi les malades n'avaient pas voulu guérir, et les cerveaux s'étant répandus dans le char funèbre, l'homme qui remplace à Rome le fossoyeur des autres nations, prend alors avec une truelle ces débris de l'organe pensant et les lance fort dextrement au fond du gouffre. Le Gravedigger de Shakespeare, ce maçon de l'éternité qui prétendait bâtir si solidement, n'avait pourtant pas songé à se servir de la truelle ni à mettre en œuvre ce mortier humain.

Un architecte de l'académie, Garrez, fait un dessin représentant cette gracieuse scène où je figure encapuchonné. Le spleen redouble.

Bezard le peintre, Gibert le paysagiste, Delanoie l'architecte, et moi, nous formons une société appelée les quatre, dans le but d'élaborer et de compléter le grand système philosophique dont j'avais, six mois auparavant, jeté les premières bases, et qui avait pour titre: Système de l'Indifférence absolue en matière universelle; doctrine transcendante qui tend à donner à l'homme la perfection et la sensibilité d'un bloc de pierre. Notre système ne prend pas. On nous objecte: la douleur et le plaisir, les sentiments et les sensations! On nous traite de fous. Nous avons beau répondre avec une admirable indifférence: Ces messieurs disent que nous sommes fous! Qu'est ce que cela te fait, Bezard? qu'en penses-tu, Gibert? qu'en dis-tu Delanoie?

—Cela ne fait rien à personne.

—Je pense que ces messieurs nous traitent de fous.

—Je dis que ces messieurs nous traitent de fous.

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