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Voyage musical en Allemagne et en Italie, II

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23 mars, minuit,

«Voilà donc la vie! je la contemple du haut de mon bonheur... impossible d'aller plus loin... je suis au faîte... redescendre?... rétrograder?... non certes, j'aime mieux partir avant que de nauséabondes saveurs puissent empoisonner le goût du fruit délicieux que je viens de cueillir. Quelle serait mon existence, si je la prolongeais?... celle de ces milliers de hannetons que j'entends bourdonner autour de moi. Enchaîné de nouveau derrière un pupitre, obligé d'exécuter alternativement des chefs-d'œuvre et d'ignobles platitudes, je finirais comme tant d'autres par me blaser; cette exquise sensibilité qui me fait percevoir tant de sensations, me rend accessible à tant de sentiments inconnus du vulgaire, s'émousserait peu à peu; mon enthousiasme se refroidirait, s'il ne s'éteignait pas tout entier sous la cendre de l'habitude. J'en viendrais peut-être à parler des hommes de génie, comme de créatures ordinaires; je prononcerais les noms de Gluck et de Spontini sans lever mon chapeau. Je sens bien que je haïrais toujours de toutes les forces de mon ame ce que je déteste aujourd'hui; mais n'est-il pas cruel de ne conserver d'énergie que pour la haine? La musique occupe trop de place dans mon existence. Cette passion a tué, absorbé toutes les autres. La dernière expérience que j'ai faite de l'amour m'a trop douloureusement désenchanté. Trouverais-je jamais une femme dont l'organisation fût montée au diapason de la mienne?... non, je le crains, elles ressemblent toutes plus ou moins à Hortense. J'avais oublié ce nom.... Hortense.... comme un seul mot de sa bouche m'a désillusionné!... Oh humiliation! avoir aimé de l'amour le plus ardent, le plus poétique, de toute la puissance du cœur et de l'ame, une femme sans ame et sans cœur, radicalement incapable de comprendre le sens des mots amour, poésie!... sotte, triple sotte! je n'y puis penser encore sans sentir mon front se colorer.................. J'ai eu hier la tentation d'écrire à Spontini pour lui demander la permission de l'aller voir; mais cette démarche eût-elle été bien accueillie, le grand homme ne m'aurait jamais cru capable de comprendre son ouvrage comme je le comprends. Je ne serais vraisemblablement à ses yeux qu'un jeune homme passionné qui s'est pris d'un engouement puéril, pour un ouvrage mille fois au-dessus de sa portée. Il penserait de moi ce qu'il doit nécessairement penser du public. Peut-être même attribuerait-il mes élans d'admiration à de honteux motifs d'intérêt, confondant ainsi l'enthousiasme le plus sincère avec la plus basse flatterie. Horreur!... Non, il vaut mieux en finir. Je suis seul dans le monde, orphelin dès l'enfance, ma mort ne sera un malheur pour personne. Quelques-uns diront: Il était fou. Ce sera mon oraison funèbre... Je mourrai après-demain... On doit donner encore la Vestale... que je l'entende une seconde fois!... Quelle œuvre!... comme l'amour y est peint!.., et le fanatisme! Tous ces prêtres-dogues, aboyant sur leur malheureuse victime... Quels accords dans ce final de géant... Quelle mélodie jusque dans les récitatifs... Quel orchestre... il se meut si majestueusement... les basses ondulent comme les flots de l'Océan. Les instruments sont des acteurs, dont la langue est aussi expressive, que celle qui se parle sur la scène. Dérivis a été superbe dans son récitatif du second acte; c'était le Jupiter tonnant. Madame Branchu, dans l'air: «Impitoyables dieux», m'a brisé la poitrine; j'ai failli me trouver mal. Cette femme est le génie incarné de la tragédie lyrique; elle me réconcilierait avec son sexe. Oh oui! je la verrai encore une fois, une fois... cette Vestale... production surhumaine, qui ne pouvait naître que dans un siècle de miracles comme celui de Napoléon. Je concentrerai en trois heures toute la vitalité de vingt ans d'existence... après quoi... j'irai... ruminer mon bonheur dans l'éternité.»

Deux jours après, à dix heures du soir, une détonnation se fit entendre au coin de la rue de Rameau, en face de l'entrée de l'Opéra. Des domestiques en riche livrée accoururent au bruit et relevèrent un jeune homme baigné dans son sang qui ne donnait plus signe de vie. Au même instant une dame qui sortait du théâtre, s'approchant pour demander sa voiture, reconnut le visage sanglant d'Adolphe, et s'écria: «Oh! mon Dieu, c'est le malheureux jeune homme qui me poursuit depuis Marseille!» Hortense (car c'était elle) avait instantanément conçu la pensée de faire ainsi tourner au profit de son amour-propre, la mort de celui qui l'avait froissée par un si outrageant abandon. Le lendemain on disait chez Tortoni: «Cette madame N*** est vraiment une femme délicieuse! à son dernier voyage dans le Midi, un Provençal en est devenu tellement fou, qu'il l'a suivie jusqu'à Paris, et s'est brûlé la cervelle à ses pieds, hier au soir, à la porte de l'Opéra. Voilà un succès qui la rendra encore cent fois plus séduisante.»

Pauvre Adolphe! . . . . . . . . .

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ASTRONOMIE MUSICALE.

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Révolution du Ténor autour du Public.

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AVANT L'AURORE.

Le Ténor obscur est entre les mains d'un professeur habile, plein de science, de patience, de sentiment et de goût, qui fait de lui d'abord un lecteur consommé, un bon harmoniste, qui lui donne une méthode large et pure, l'initie aux beautés des chefs-d'œuvre de l'art, et le façonne enfin au grand style du chant. A peine a-t-il entrevu la puissance d'émotion dont il est doué, le Ténor aspire au trône, il veut, malgré son maître, débuter et régner. Sa voix, cependant, n'est pas encore formée. Un théâtre de second ordre lui ouvre ses portes; il débute: il est sifflé. Indigné de cet outrage, le Ténor rompt à l'amiable son engagement, et, le cœur plein de mépris pour ses compatriotes, part au plus vite pour l'Italie.

Il y trouve de terribles obstacles, qu'il renverse à la fin; on l'accueille assez bien. Sa voix se transforme, devient pleine, forte, mordante, propre à l'expression des passions vives autant qu'à celles des sentiments les plus doux; le timbre de cette voix gagne peu à peu en pureté, en fraîcheur, en candeur délicieuse; et ces qualités constituent enfin un talent de premier ordre, dont l'influence est irrésistible. Le succès vient. Les directeurs italiens qui entendent les affaires, vendent, rachètent, revendent le pauvre Ténor, dont les modestes appointements restent toujours les mêmes, bien qu'il enrichisse deux ou trois théâtres par an. On l'exploite, on le pressure de mille façons, et tant et tant, qu'à la fin sa pensée se reporte vers la patrie. Il lui pardonne, il avoue même qu'elle a eu raison d'être sévère pour ses premiers débuts. Il sait que le directeur de l'Opéra de Paris a l'œil sur lui. On lui fait des propositions brillantes qui sont acceptées; il repasse les Alpes.

LEVER HÉLIAQUE.

Le Ténor débute de nouveau, mais à l'Opéra cette fois, et devant un public prévenu en sa faveur par ses triomphes d'Italie.

Des exclamations de surprise et de plaisir accueillent sa première mélodie; dès ce moment son succès est décidé. Ce n'est pourtant que le prélude des émotions qu'il doit exciter avant la fin de la soirée. On a admiré dans ce passage la sensibilité et la méthode unies à un organe d'une douceur enchanteresse; restent à connaître les accents dramatiques, les cris de la passion. Un morceau se présente, où l'audacieux artiste lance à voix de poitrine, en accentuant chaque syllabe, plusieurs notes aiguës, avec une force de vibrations, une expression de douleur déchirante et une beauté de sons, dont rien jusqu'alors n'avait donné une idée. Un silence de stupeur règne dans la salle, toutes les respirations sont suspendues, l'étonnement et l'admiration se confondent dans un sentiment presque semblable à la crainte; et dans le fait, on peut en avoir pour la fin de cette période inouïe; mais quand elle s'est terminée triomphante, on juge des transports de l'auditoire....

Nous voici au troisième acte. C'est un orphelin qui vient revoir la chaumière de son père; son cœur d'ailleurs rempli d'un amour sans espoir, tous ses sens, agités par les scènes de sang et de carnage que la guerre vient de mettre sous ses yeux, succombent accablés sous le poids du plus désolant contraste. Son père est mort; la chaumière est déserte; tout est calme et silencieux: c'est la paix, c'est la tombe. Et le sein sur lequel il lui serait si doux, en un pareil moment, de répandre les larmes de la piété filiale, ce cœur auprès duquel seul, le sien pourrait battre avec moins de douleur, l'infini l'en sépare... Elle ne sera jamais à lui... La situation est poignante et dignement rendue par le compositeur. Ici, le chanteur s'élève à une hauteur à laquelle on ne l'eût jamais cru capable d'atteindre; il est sublime. Alors, de deux mille poitrines haletantes, s'élance une de ces acclamations que l'artiste entend deux ou trois fois dans sa vie, et qui suffisent à payer de longs et rudes travaux.

Puis les bouquets, les couronnes, les rappels; et le surlendemain, la presse débordant d'enthousiasme et lançant le nom du radieux Ténor aux échos de tous les points du globe où la civilisation a pénétré.

C'est alors, si j'étais moraliste, qu'il me prendrait fantaisie d'adresser au triomphateur une homélie, dans le genre du discours que fit Don Quichotte à Sancho, au moment où le digne écuyer allait prendre possession de son gouvernement de Barataria:

«Vous voilà parvenu, lui dirais-je. Dans quelques semaines vous serez célèbre; vous aurez de forts applaudissements et d'interminables appointements. Les auteurs vous courtiseront, les directeurs ne vous feront plus attendre dans leur antichambre, et si vous leur écrivez, ils vous répondront. Des femmes, que vous ne connaissez pas, parleront de vous comme d'un protégé ou d'un ami intime. On vous dédiera des livres en prose et en vers. Au lieu de cent sous, vous serez obligé de donner cent francs à votre portier le jour de l'an. On vous dispensera du service de la garde nationale. Vous aurez des congés de temps en temps, pendant lesquels les villes de province s'arracheront vos représentations. On couvrira vos pieds de fleurs et de sonnets. Vous chanterez aux soirées du préfet, et la femme du maire vous enverra des abricots. Vous êtes sur le seuil de l'Olympe, enfin. Car si les Italiens appellent les cantatrices dive (déesses), il est bien évident que les grands chanteurs sont des dieux. Eh bien! puisque vous voilà passé dieu, soyez bon diable malgré tout; ne méprisez pas trop les gens qui vous donneront de sages avis.

«Rappelez-vous que la voix est un instrument fragile, qui s'altère ou se brise en un instant, souvent sans cause connue; qu'un accident pareil suffit pour précipiter de son trône élevé le plus grand des dieux, et le réduire à l'état d'homme, et à moins encore quelquefois.

«Ne soyez pas trop dur pour les pauvres compositeurs.

«Quand, du haut de votre élégant cabriolet, vous apercevrez dans la rue, à pied, Meyerbeer, Spontini, Halévy ou Auber, ne les saluez pas d'un petit signe d'amitié protectrice, dont ils riraient de pitié et dont les passants s'indigneraient comme d'une suprême impertinence. N'oubliez pas que plusieurs de leurs ouvrages seront admirés et pleins de vie, quand le souvenir même de votre ut de poitrine aura disparu à tout jamais.

«Si vous faites de nouveau le voyage d'Italie, n'allez pas vous y engouer de quelque médiocre tisseur de cavatines, le donner, à votre retour, pour un auteur classique, et nous dire d'un air impartial que Beethoven avait aussi du talent; car il n'y a pas de dieu qui échappe au ridicule.

«Quand vous accepterez de nouveaux rôles, ne vous permettez pas d'y rien changer à la représentation, sans l'assentiment de l'auteur. Vous savez qu'une seule note ajoutée, retranchée ou transposée, peut aplatir une mélodie et en dénaturer l'expression. D'ailleurs c'est un droit qui ne saurait, en aucun cas, être le vôtre. Modifier la musique qu'on chante, ou le livre qu'on traduit, sans en rien dire à celui qui ne l'écrivit qu'avec beaucoup de réflexion, c'est commettre un indigne abus de confiance. Les gens qui empruntent sans prévenir sont appelés voleurs, les interprètes infidèles sont des calomniateurs et des assassins.

«Si d'aventure, il vous arrive un émule dont la voix ait plus de mordant et de force que la vôtre, n'allez pas, dans un duo, jouer aux poumons avec lui, et soyez sûr qu'il ne faut pas lutter contre le pot de fer, même quand on est un vase de porcelaine de la Chine. Dans vos tournées départementales, gardez-vous aussi de dire aux provinciaux, en parlant de l'Opéra et de sa troupe chorale et instrumentale: Mon théâtre, mes chœurs, mon orchestre. Les provinciaux n'aiment, pas plus que les Parisiens, qu'on les prenne pour des niais; ils savent fort bien que vous appartenez au théâtre, mais que le théâtre n'est pas à vous, et ils trouveraient la fatuité de votre langage d'un grotesque parfait.

«Maintenant, ami Sancho, reçois ma bénédiction; va gouverner Barataria; c'est une île assez basse, mais la plus fertile peut-être qu'il y ait en terre-ferme. Ton peuple est fort médiocrement civilisé; encourage l'instruction publique; que dans deux ans on ne se méfie plus, comme de sorciers maudits, des gens qui savent lire; ne t'abuse pas sur les louanges de ceux à qui tu permettras de s'asseoir à ta table; oublie tes damnés proverbes; ne te trouble point quand tu auras un discours important à prononcer; ne manque jamais à ta parole; que ceux qui te confieront leurs intérêts, puissent être assurés que tu ne les trahiras pas; et que ta voix soit juste pour tout le monde!»

LE TÉNOR AU ZÉNITH.

Il a cent mille francs d'appointements et un mois de congé. Après son premier rôle, qui lui valut un éclatant succès, le Ténor en essaie quelques autres avec des fortunes diverses. Il en accepte même de nouveaux, qu'il abandonne après trois ou quatre représentations s'il n'y excelle pas autant que dans les rôles anciens. Il peut briser ainsi la carrière d'un compositeur, anéantir un chef-d'œuvre, ruiner un éditeur et faire un tort énorme au théâtre. Ces considérations n'existent pas pour lui. Il ne voit dans l'art que de l'or et des couronnes; et le moyen le plus propre à les obtenir promptement, est pour lui le seul qu'il faille employer.

Il a remarqué que certaines formules mélodiques, certaines vocalisations, certains ornements, certains éclats de voix, certaines terminaisons banales, certains rhythmes ignobles, avaient la propriété d'exciter instantanément des applaudissements tels quels, cette raison lui semble plus que suffisante pour en désirer l'emploi, pour l'exiger même dans ses rôles, en dépit de tout respect pour l'expression, la pensée et la dignité du style, et pour se montrer hostile, aux productions d'une nature plus indépendante et plus élevée. Il connait l'effet des vieux moyens qu'il emploie habituellement, il ignore celui des moyens nouveaux qu'on lui propose, et ne se considérant point comme un interprète désintéressé dans la question, dans le doute, il s'abstient autant qu'il est en lui. Déjà la faiblesse de quelques compositeurs en donnant satisfaction à ses exigences, lui fait rêver l'introduction dans nos théâtres, des mœurs musicales de l'Italie. Vainement on lui dit:

«Le maître, c'est le Maître; ce nom n'a pas injustement été donné au compositeur; c'est sa pensée qui doit agir entière et libre sur l'auditeur, par l'intermédiaire du chanteur; c'est lui qui dispense la lumière et projette les ombres; c'est lui qui est le roi et répond de ses actes; il propose et dispose; ses ministres ne doivent avoir d'autre but, ambitionner d'autres mérites que ceux de bien concevoir ses plans, et, en se plaçant exactement à son point de vue, d'en assurer la réalisation.»

Il n'écoute rien; il lui faut des vociférations en style de tambour-major traînant depuis dix ans sur tous les théâtres Ultramontains; des thêmes communs, entrecoupés de repos, pendant lesquels il peut s'écouter applaudir, s'essuyer le front, rajuster ses cheveux, tousser, avaler une pastille de sucre d'orge. Ou bien, il exige de folles vocalises, mêlées d'accents de menace, de fureur, de gaîté, de tendresse, de notes basses, de sons aigus, de gazouillements de colibri, de cris de pintade, de fusées, d'arpéges, de trilles. Quels que soient le sens des paroles, le caractère du personnage, la situation, il se permet de presser ou de ralentir le mouvement, d'ajouter des gammes dans tous les sens, des broderies de toutes les espèces; rien ne le choque, tout va; une absurdité de plus ou de moins serait-elle remarquée en si belle compagnie! L'orchestre ne dit rien ou ne dit que ce qu'il veut; le Ténor domine, écrase tout; il parcourt le théâtre d'un air triomphant; son panache étincelle de joie sur sa tête superbe; c'est un roi, c'est un héros, c'est un demi-dieu, c'est un dieu! Seulement on ne sait quel est son sexe: on ne peut découvrir s'il pleure ou s'il rit, s'il est amoureux ou furieux; il n'y a plus de musique, plus de drame, plus de mélodie, plus d'expression, plus de sens commun: il y a émission de voix, et c'est là l'important; voilà la grande affaire; il va au théâtre courre le public, comme on va au bois courre le cerf. Allons donc! ferme! donnons de la voix! Tayaut! tayaut! faisons curée de l'art.

Bientôt l'exemple de cette fortune vocale rend l'exploitation du théâtre impossible; il éveille et entretient chez toutes les médiocrités chantantes des espérances et des ambitions folles. «Le premier Ténor a cent mille francs, pourquoi, dit le second, n'en aurais-je pas quatre-vingt dix?—Et moi, cinquante, réplique le troisième?»

Le directeur, pour alimenter ces orgueils béants, pour combler ces abîmes, a beau rogner sur les masses, déconsidérer et détruire l'orchestre et les chœurs, en donnant aux artistes qui les composent des appointement de portiers; peines perdues, sacrifices inutiles; et un jour que voulant se rendre un compte exact de sa situation, il essaie de comparer l'énormité du salaire, avec la tâche du chanteur, il arrive en frémissant à ce curieux résultat:

Le premier Ténor, aux appointements de 100,000 fr., jouant à peu près sept fois par mois, figure en conséquence dans quatre-vingt-quatre représentations par an, et touche un peu plus de 1100 fr. par soirée. Maintenant, en supposant un rôle composé de onze cents notes ou syllabes, ce sera 1 fr. par syllabe.

Ainsi, dans Guillaume Tell:

Ma (1 f.) présence (3 f.) pour vous est peut-être un outrage (9 f.)
Mathilde (3 fr.) mes pas indiscrets (cent sous)
Ont osé jusqu'à vous se frayer un passage! (13 fr.)

Total, 34 fr.—Vous parlez d'or, monseigneur!

Étant donnée une prima donna aux misérables appointements de 40,000 fr., la réponse de Mathilde revient nécessairement à meilleur compte (style du commerce), chacune de ses syllabes n'allant que dans les prix de huit sous; mais c'est encore assez joli:

«On pardonne aisément (2 fr. 40 c.) des torts (16 s.) que l'on partage (2 fr.)
Arnold (16 s.) je (8 s.) vous attendais. (32 s.)

Total 8 fr.

Puis il paie, il paie encore, il paie toujours, il paie tant, qu'un beau jour il ne paie plus, et se voit forcé de fermer son théâtre. Comme ses confrères ne sont pas dans une situation beaucoup plus florissante, quelques-uns des immortels doivent alors se résigner à donner des leçons de solfége (ceux qui le savent), ou à chanter sur les places publiques avec une guitare, quatre bouts de chandelles et un tapis vert.

LE SOLEIL SE COUCHE.

Ciel orageux.

Le Ténor s'en va; sa voix ne peut plus ni monter ni descendre. Il doit décapiter toutes les phrases hautes et ne plus chanter que dans le médium. Il fait un ravage affreux dans les anciennes partitions, et impose une insupportable monotonie pour condition d'existence aux nouvelles. Il désole ses admirateurs.

Les compositeurs, les poètes, les peintres, qui ont perdu le sentiment du beau et du vrai, que le vulgarisme ne choque plus, qui n'ont plus même la force de pourchasser les idées qui les fuient, qui se complaisent seulement à tendre des piéges sous les pas de leurs rivaux dont la vie est active et florissante, ceux-là sont morts et bien morts. Pourtant ils croient, toujours vivre, une heureuse illusion les soutient, ils prennent l'épuisement pour de la fatigue, l'impuissance pour de la modération; mais la perte d'un organe! qui pourrait s'abuser sur un tel malheur? quand cette perte surtout détruit une voix merveilleuse par son étendue, sa force, la beauté de ses accents, les nuances infinies de son timbre, son expression dramatique et sa parfaite pureté? Ah! je me suis senti quelquefois ému d'une profonde pitié pour ces pauvres chanteurs, et plein d'une grande indulgence pour les caprices, les vanités, les exigences, les ambitions démesurées, les prétentions exorbitantes et les ridicules infinis de quelques-uns d'entre eux. Ils ne vivent qu'un jour et meurent tout entiers. C'est à peine si le nom des plus célèbres surnage, et encore c'est à l'illustration des maîtres dont ils furent les interprètes, trop souvent infidèles, qu'ils doivent, ceux-là, d'être sauvés de l'oubli. Nous connaissons Caffariello, parce qu'il chanta à Naples dans l'Antigono de Gluck; le souvenir de Mmes Saint-Huberti et Branchu s'est conservé en France, parce qu'elles ont créé les rôles de Didon, de la Vestale, d'Iphigénie en Tauride, etc.; qui de nous aurait entendu parler de la diva Faustina, sans Marcello qui fut son maître, et sans Hasse qui l'épousa? Pardonnons-leur donc, à ces dieux mortels, de faire leur Olympe aussi brillant que possible, d'imposer aux héros de l'art de longues et rudes épreuves, et de ne pouvoir être apaisés que par des sacrifices d'idées.

C'est si cruel pour eux de voir l'astre de la gloire et de la fortune descendre incessamment à l'horizon. Quelle douloureuse fête que celle d'une dernière représentation! Comme le grand artiste doit avoir le cœur navré en parcourant et la scène et les secrets réduits de ce théâtre, dont il fut longtemps le génie tutélaire, le roi, le souverain absolu! En s'habillant dans sa loge, il se dit: «Je n'y rentrerai plus; ce casque, ombragé d'un brillant panache, n'ornera plus ma tête; cette mystérieuse cassette ne s'ouvrira plus pour recevoir les billets parfumés des belles enthousiastes.» On frappe, c'est l'avertisseur qui vient lui annoncer le commencement de la pièce. «Eh bien! mon pauvre garçon, te voilà donc pour toujours à l'abri de ma mauvaise humeur! Plus d'injures, plus de bourrades à craindre. Tu ne viendras plus me dire: «Monsieur, l'ouverture commence! Monsieur, la toile est levée! Monsieur, la première scène est finie! Monsieur, voilà votre entrée! Monsieur, on vous attend!» Hélas! non; c'est moi qui te dirai maintenant: «Santiquet, efface mon nom qui est encore sur cette porte; Santiquet, vas porter ces fleurs à Fanny; va-s-y tout de suite, elle n'en voudrait plus demain; Santiquet, bois ce verre de Madère et emporte la bouteille, tu n'auras plus besoin de faire la chasse aux enfants de chœur pour la défendre; Santiquet, fais-moi un paquet de ces vieilles couronnes, enlève mon petit piano, éteins ma lampe et ferme ma loge, tout est fini.»

Le virtuose entre dans les coulisses sous le poids de ces tristes pensées; il rencontre le second Ténor, son ennemi intime, sa doublure, qui pleure aux éclats en dehors et rit aux larmes en dedans.

—«Eh bien! mon vieux, lui dit le demi-dieu d'une voix dolente, tu vas donc nous quitter? Mais quel triomphe t'attend ce soir! C'est une belle soirée!»

—«Oui, pour toi,» répond le chef d'emploi d'un air sombre. Et lui tournant le dos:

—«Delphine, dit-il à une jolie petite danseuse, à qui il permettait de l'adorer, donne-moi donc ma bonbonnière?

—Oh! ma bonbonnière est vide, répond la folâtre en pirouettant; j'ai donné tout à Victor.

Et cependant il faut étouffer son chagrin, son désespoir, sa rage: il faut sourire, il faut chanter. Le virtuose paraît en scène; il joue pour la dernière fois ce drame dont il fit le succès, ce rôle qu'il a créé; il jette un dernier coup-d'œil sur ces décors qui réfléchirent sa gloire, qui retentirent tant de fois de ses accents de tendresse, de ses élans de passion, sur ce lac aux bords duquel il attendit Mathilde, sur ce Grutly, d'où il cria: Liberté! sur ce pâle soleil, que depuis tant d'années, il voyait se lever à neuf heures du soir. Et il voudrait pleurer, pleurer à sanglots; mais la réplique est donnée, il ne faut pas que la voix tremble, ni que les muscles du visage expriment d'autre émotion que celle du rôle; le public est là; des milliers de mains sont disposées à t'applaudir, mon pauvre dieu, et si elles restaient immobiles, oh! alors, tu reconnaîtrais que les douleurs intimes que tu viens de sentir et d'étouffer ne sont rien auprès de l'affreux déchirement causé par la froideur du public en pareille circonstance; le public, autrefois ton esclave, aujourd'hui ton maître, ton empereur! Allons, incline-toi, il t'applaudit. Te moriturum salutat!

Et il chante, et par un effort surhumain, retrouvant sa voix et sa verve juvéniles, il excite des transports jusqu'alors inconnus. On couvre la scène de fleurs comme une tombe à demi fermée. Palpitant de mille sensations contraires, il se retire à pas lents. On veut le voir encore, on l'appelle à grands cris. Quelle angoisse douce et cruelle pour lui, dans cette dernière clameur de l'enthousiasme! et qu'on doit bien lui pardonner s'il en prolonge un peu la durée! C'est sa dernière joie, c'est sa gloire, son amour, son génie, sa vie, qui frémissent en s'éteignant à la fois. Viens donc, pauvre grand artiste, météore brillant, au terme de ta course, viens entendre l'expression suprême de nos affections admiratives et de notre reconnaissance, pour les jouissances que nous t'avons dues si longtemps; viens et savoure-les, et sois heureux et fier; tu te souviendras de cette heure toujours, et nous l'aurons oubliée demain. Il s'avance haletant, le cœur gonflé de larmes; une vaste acclamation éclate à son aspect; le peuple bat des mains, l'appelle des noms les plus beaux et les plus chers; César le couronne. Mais la toile s'abaisse enfin, comme le froid et le lourd couteau des supplices; un abîme sépare le triomphateur de son char de triomphe, abîme infranchissable et creusé par le temps. Tout est consommé! Le Dieu n'est plus!

Nuit profonde.
 
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Nuit éternelle.
 
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FIN.





TABLE DES MATIÈRES

DU SECOND VOLUME.
 
Voyage musical en Italie.
 
I.Concours de composition musicale à l'Institut3
II.Le concierge de l'Institut15
III.Distribution des prix de l'Institut31
IV.Le départ45
V.L'arrivée59
VI.Episode bouffon67
VII.Retour à Rome85
VIII.La vie de l'Académie99
IX.Vincenza117
X.Vagabondages127
XI.Subiaco137
XII.Encore Rome151
XIII.Naples177
XIV.Retour en France209
Le Premier opéra (nouvelle). Alfonso Della Viola à
Benvenuto Cellini
229
Benvenuto à Alfonso239
Benvenuto à Alfonso251
Alfonso à Benvenuto255
Conclusion257
Du Système de Gluck en musique dramatique262
Les deux Alceste de Gluck279
Le Suicide par enthousiasme309
 
Astronomie musicale.
 
Révolution d'un ténor autour du public. Avant l'Aurore341
Lever héliaque345
Le ténor au zénith353
Le soleil se couche361
 
 
FIN DE LA TABLE DE TOME DEUXIEME.

NOTES:

[1] Méhul est en effet de Givet, mais il n'était pas né à l'époque où Pingard prétend avoir parlé de lui à Levaillant.

[2] Il faut dire, pour être juste, que si les peintres jugent les musiciens, ceux-ci leur rendent la pareille au concours de peinture, où le prix est donné également à la pluralité des voix par toutes les sections réunies de l'Académie des Beaux-Arts. Il en est de même pour les prix d'architecture, de gravure et de sculpture. Je sens pourtant, en mon âme et conscience, que si j'avais l'honneur d'appartenir à ce docte corps, il me serait bien difficile de motiver mon choix, en donnant le prix à un graveur ou à un architecte, et que je ne pourrais guère faire preuve d'impartialité qu'en tirant le plus méritant à la courte-paille.

[3] 1er Iambe d'Auguste Barbier.

[4] Expression du même poète.

[5] Monfort avait obtenu en 1830 le prix de composition musicale qui n'avait pas été décerné l'année précédente, il se trouvait conséquemment aussi à Rome quand j'y arrivai.

[6] Ce manuscrit est entre les mains de mon ami J. d'Ortigue, avec l'inscription raturée.

[7]

Si quelqu'un t'offense je te vengerai.

Cette statue célèbre est sur la place du Grand-Duc, où se trouve aussi la poste.

[8] Nous étions loin de nous douter alors que nous ferions tous les deux en 1840 l'inauguration de la belle colonne de la Bastille, dont il est l'auteur; et qu'il serait chargé de construire un orchestre pour recevoir les exécutants de ma symphonie funèbre.

[9] Les théâtres lyriques, à Rome, ne sont ouverts que quatre mois de l'année.

[10] Il est fort difficile de se procurer les chefs-d'œuvre de la littérature moderne; la police du S.P. les ayant presque tous mis à l'index.

[11] Je l'ai vue un soir chez M. Vernet, avec ses longs cheveux blonds tombant autour de sa figure mélancolique, comme les branches d'un saule pleureur: trois jours après je vis sa charge en terre dans l'atelier de Dantan.

[12] Le séjour des pensionnaires musiciens en Italie n'est que de deux ans, ils doivent ensuite voyager un an en Allemagne et revenir à Paris. Les autres artistes, au contraire, sont tenus de passer cinq ans au-delà des monts.

[13] J'ai hâte maintenant de dire au lecteur, pour dissiper l'impression trop violente, trop désolante, trop déchirante que mon récit aura sans aucun doute produite sur son imagination et sur son cœur, qu'il n'y a de réel dans l'anecdote que l'amour de Vincenza pour mon ami Gibert, et l'indifférence de celui-ci pour elle. Je serais au désespoir d'affliger quiconque trop profondément. D'ailleurs, tout ce que je raconte dans ces deux volumes est vrai, et j'ai peur de l'ombre mensongère que ce conte pourrait jeter sur le reste de mon récit. Vincenza a bien pleuré souvent au pied des tilleuls du Pincio, elle m'a demandé bien des fois de la raccommoder avec son amant qu'elle ennuyait et qui n'était point jaloux, mais elle ne s'est pas noyée le moins du monde. Elle est morte à Albano, de maladie tout bonnement, deux ans après mon départ. Quant à Gibert, l'indolent créole, qui se soucie de moi comme de Vincenza, il est toujours à Rome, où il passe un tiers de sa vie à sommeiller, l'autre à dormir et le troisième à ne rien faire.

[14] Inglese, Anglais.

[15] Baïocco, monnaie romaine.

[16] Je fumais alors, je n'avais pas encore découvert que l'excitation causée par le tabac est une chose pour moi prodigieusement désagréable.

[17] Ceci est encore un mensonge et résulte de la tendance qu'ont toujours les artistes à écrire des phrases qu'ils croient à effet. Je n'ai jamais donné de coups de pied à Crispino; Flacheron est même le seul d'entre nous qui se soit permis avec lui une telle liberté.

[18] Cet instrument ne serait-il pas celui dont parle Virgile:

..... Ite per alta
Dindyma, ubi assuetis biforem dat tibia cantum.

[19] J'avais écrit les paroles parlées et chantées de cet ouvrage qui sert de conclusion à la Symphonie Fantastique, en revenant de Nice, et pendant le trajet que je fis, à pied, de Sienne à Montefiascone.

[20] Grani, monnaie napolitaine.

[21] Isidore Flacheron.

[22] Faute de pouvoir prononcer mon nom, les Subiacois me désignaient toujours de la sorte.

[23] Aujourd'hui madame Flacheron.

[24] Assassiner quelqu'un.

[25] L**** était un grand séducteur de femmes de chambre; et il prétendait qu'un moyen sûr de s'en faire aimer, c'était d'avoir toujours l'air un peu triste et un pantalon blanc.

[26] Il faut en excepter une partie de celle de Bellini et de ses imitateurs.

[27] Cette correspondance fictive est basée sur des faits historiques: Benvenuto Cellini, l'un des plus grands sculpteurs et ciseleurs de son temps, fut en effet contemporain d'Alfonso della Viola, auteur d'un opéra qui passe pour le second ou le troisième essai de musique dramatique fait au seizième siècle.

[28] Historique.

[29] Historique.

[30] Historique.

[31] Historique.

[32] Historique.

[33] On sait que Cellini professait une singulière aversion pour cet instrument.

[34] Cet air n'est pas de Gluck.

[35] Nous désignerons ainsi par les premières paroles dans les deux langues, les morceaux qui existent dans les deux partitions.

[36] L'intention de Gluck est là trop évidente et trop belle pour ne la rendre à l'exécution qu'avec les moyens ordinaires; c'est trente flûtes au lieu de deux qu'il faudrait pour ce morceau. Oh! si j'étais directeur de l'Opéra!

[37] Cet air est toujours supprimé à la représentation.


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