← Retour

Voyage musical en Allemagne et en Italie, II

16px
100%

—Il paraît que ces messieurs nous traitent de fous.» On nous rit au nez. Les grands philosophes ont ainsi toujours été méconnus.

Une nuit, je pars pour la chasse avec Debay le statuaire. Nous appelons le gardien de la porte du peuple, qui, grâce aux ordonnances du pape en faveur des chasseurs, est contraint de se lever et de nous ouvrir, après l'exhibition de notre port-d'armes. Nous marchons jusqu'à deux heures du matin. Un certain mouvement dans les herbes voisines de la route nous fait croire à la présence d'un lièvre; deux coups de fusil partent à la fois... il est mort... c'est un confrère, un émule, un chasseur qui rend à Dieu son ame et son sang à la terre... c'est un superbe chat qui guettait une couvée de cailles. Le sommeil vient, irrésistible. Nous dormons quelques heures dans un champ. Nous nous séparons. Arrive une pluie battante; je trouve dans une gorge de la plaine, un petit bois de chêne, où je vais inutilement chercher un abri. J'y tue un hérisson, dont j'emporte en trophée quelques beaux piquants. Mais voici un village solitaire; à l'exception d'une vieille femme lavant son linge dans un mince ruisseau, je n'aperçois pas un être humain. Elle m'apprend que ce silencieux réduit s'appelle Isola Farnese. C'est, dit-on, le nom moderne de l'ancienne Veïes. C'est donc là que fut la capitale des Volsques, ces fiers ennemis de Rome! C'est là que commanda Aufidius et que le fougueux Marcus Coriolanus vint lui offrir l'appui de son bras sacrilége pour détruire sa propre patrie! Cette vieille femme accroupie au bord du ruisseau, occupe peut-être la place où la sublime Volumnia, à la tête des matronnes romaines, s'agenouilla devant son fils! J'ai marché tout le matin sur cette terre où furent livrés tant de beaux combats, illustrés par Plutarque, immortalisés par Shakespeare, mais assez semblables, en réalité, par leur dimension et leur importance, à ceux qui résulteraient d'une guerre entre Versailles et Saint-Cloud! La rêverie m'immobilise. La pluie continue plus intense. Mes deux chiens aveuglés par l'eau du ciel, se cachent le museau dans les broussailles. Je tue un grand imbécille de serpent qui aurait du rester dans son trou par un pareil temps. Debay m'appelle, en tirant coup sur coup. Nous nous rejoignons pour déjeûner. Je prends dans ma gibecière un crâne que j'avais cueilli sur le haut cimetière de Radicoffani, en revenant de Nice l'année précédente, celui-là même qui me sert de sablier aujourd'hui; nous le remplissons de tranches de jambon, et nous le plaçons ensuite au milieu d'un ruisselet pour dessaller un peu cette atroce victuaille. Repas frugal arrosé d'une froide pluie; point de vin, point de cigarres! Debay n'a rien tué. Quant à moi, je n'ai pu envoyer chez les morts qu'un innocent ronge-gorge pour tenir compagnie au chat, au hérisson et au serpent. Nous nous dirigeons vers l'auberge de la Storta, le seul bouge des environs. Je m'y couche, et je dors trois heures pendant qu'on fait sécher mes habits. Le soleil se montre enfin, la pluie a cessé; je me rhabille à grand'peine et je repars. Debay, plein d'ardeur, n'a pas voulu m'attendre. Je tombe sur une troupe de fort beaux oiseaux, qu'on prétend venir des côtes d'Afrique, et dont je n'ai jamais pu savoir le nom. Ils planent continuellement comme des hirondelles, avec un petit cri semblable à celui des perdrix; ils sont bigarrés de jaune et de vert. J'en abats une demi-douzaine. L'honneur du chasseur est sauf. Je vois de loin Debay manquer un lièvre. Nous rentrons à Rome aussi embourbés que dut l'être Marius quand il sortit des marais de Minturnes.

Semaine stagnante.

Enfin, l'académie s'anime un peu, grâce à la terreur comique de autre camarade L****, qui, amant aimé de la femme d'un Italien, valet de pied de M. Vernet, et surpris avec elle par le mari, se voit toujours au moment d'être sérieusement assassiné. Il n'ose plus sortir de sa chambre; quand vient l'heure des repas, nous sommes obligés d'aller le prendre chez lui et de l'escorter, en le soutenant, jusqu'au réfectoire. Il croit voir des couteaux briller dans tous les coins du palais. Il maigrit, il est pâle, jaune, bleu; il vient à rien. Ce qui lui attire un jour à table cette charmante apostrophe de Delanoie: «Eh bien! mon pauvre L****, tu as donc toujours des chagrins de domestiques[25]

Le mot circule avec grand succès.

Mais l'ennui est le plus fort; je ne rêve plus que Paris. J'ai fini mon mélologue et retouché ma symphonie fantastique: il faut les faire exécuter. J'obtiens de M. Vernet la permission de quitter l'Italie avant l'expiration de mon temps d'exil. Je pose pour mon portrait qui, selon l'usage, est fait par le plus ancien de nos peintres, et prend place dans la galerie du réfectoire, dont j'ai déjà parlé; je fais une dernière tournée de quelques jours à Tivoli, à Albano, à Palestrina; je vends mon fusil, je brise ma guitare; j'écris sur quelques albums; je donne un grand punch aux camarades; je caresse longtemps les deux chiens de M. Vernet, compagnons ordinaires de mes chasses; j'ai un instant de profonde tristesse, en songeant que je quitte cette poétique contrée, peut-être pour ne plus la revoir; les amis m'accompagnent jusqu'à Ponte-Molle; je monte dans une affreuse carriole; me voilà parti.

XIV

RETOUR EN FRANCE.

J'étais fort morose, bien que mon ardent désir de revoir la France fut sur le point d'être rempli. Un tel adieu à l'Italie avait quelque chose de solennel, et, sans pouvoir me rendre bien compte de mes sentiments, j'en avais l'ame oppressée. L'aspect de Florence, où je rentrais pour la quatrième fois, me causa surtout une impression accablante. Pendant les deux jours que je passai dans la cité reine des arts, quelqu'un m'avertit que le peintre Chenavard, cette grosse tête crevant d'intelligence, me cherchait avec empressement et ne pouvait parvenir à me rencontrer. Il m'avait manqué deux fois dans les galeries du palais Pitti, il était venu me demander à l'hôtel, il voulait me voir absolument. Je fus très sensible à cette preuve de sympathie d'un artiste aussi distingué; je le cherchai sans succès à mon tour, et je partis sans faire sa connaissance. Ce fut cinq ans plus tard seulement, que nous nous vîmes enfin à Paris et que je pus admirer la pénétration, la sagacité et la lucidité merveilleuses de son esprit, dès qu'il veut l'appliquer à l'étude des questions vitales des arts mêmes, tels que la musique et la poésie, les plus différents de l'art qu'il cultive.

Je venais de parcourir le Dôme, un soir en le poursuivant, et je m'étais assis près d'une colonne, pour voir s'agiter les atômes dans un splendide rayon du soleil couchant qui traversait la naissante obscurité de l'église, quand une troupe de prêtres et de porte-flambleaux entra dans la nef pour une cérémonie funèbre. Je m'approchai; je demandai à un Florentin quel était le personnage qui en était l'objet: E una Sposina, morta al mezzo giorno! me répondit-il d'un air gai, en souriant de son grand sourire d'Italien. Les prières furent d'un laconisme extraordinaire, les prêtres semblaient, en commençant, avoir hâte de finir. Puis le corps fut mis sur une sorte de brancard couvert, et le cortége s'achemina vers le lieu où il devait reposer jusqu'au lendemain, avant d'être définitivement inhumé. Je le suivis. Pendant le trajet; les chantres porte-flambeaux gromelaient bien, pour la forme, quelques vagues oraisons entre leurs dents; mais leur occupation principale était de faire fondre et couler autant de cire que possible, des cierges dont la famille de la morte les avait armés. Et voici pourquoi: Le restant des cierges devait, après la cérémonie, revenir à l'église, et comme on n'osait pas en voler des morceaux entiers, ces braves Lucioli, d'accord avec une troupe de petits drôles qui ne les quittaient pas de l'œil, écarquillaient à chaque instant la mèche du cierge qu'ils inclinaient ensuite pour répandre la cire fondante sur le pavé. Aussitôt les polissons, se précipitant avec une avidité furieuse, détachaient la goutte de cire de la pierre, à l'aide d'un couteau, et la roulaient en boule qui allait toujours grossissant. De sorte, qu'à la fin de ce trajet, assez long, (la morgue étant située à l'une des plus lointaines extrémités de Florence), ils se trouvaient avoir fait, indignes frêlons, une assez bonne provision de cire mortuaire. Telle était la pieuse préoccupation des misérables par qui la pauvre Sposina était portée à sa couche dernière.

Parvenu à la porte de la morgue, le même Florentin gai qui m'avait répondu dans le dôme, et qui faisait parti du cortége, voyant que j'observais avec anxiété le mouvement de cette scène, s'approcha de moi et me dit, en espèce de français:

—Vole vous intrer?

—Oui, comment faire?

—Donnez-moi tre paoli.

Je lui glisse dans la main les trois pièces d'argent qu'il me demandait, il va s'entretenir un instant avec le concierge de la salle funèbre, et je suis introduit. La morte était déjà déposée sur une table. Une longue robe de percale blanche, nouée autour de son cou et au-dessous de ses pieds, la couvrait presque entièrement. Ses noirs cheveux à demi tressés coulaient à flots sur ses épaules; grands yeux bleus demi clos, petite bouche, triste sourire, cou d'albâtre, air noble et candide... jeune... jeune!... morte!... L'Italien toujours souriant, s'exclama: «E bella.» Et, pour me faire mieux admirer ses traits, soulevant la tête de la pauvre jeune belle morte, il écarta de sa sale main les cheveux qui semblaient s'obstiner, par pudeur, à couvrir ce front et ces joues où régnait encore une grâce ineffable, et la laissa rudement retomber sur le bois. La salle retentit du choc... Je crus que ma poitrine se brisait, à cette impie et brutale résonnance... N'y tenant plus, je me jette à genoux, je saisis la main de cette beauté profanée, je la couvre de baisers expiatoires, en versant les larmes les plus amères peut-être que j'aie répandues de ma vie... Le Florentin riait toujours...

Mais je vins tout-à-coup à penser ceci: que dirait le mari, s'il pouvait voir la chaste main qui lui fut si chère, froide tout-à-l'heure, attiédie maintenant par les pleurs et les baisers d'un jeune homme inconnu? Dans son épouvante indignée, n'aurait-il pas lieu de croire que je suis l'amant clandestin de sa femme qui vient, plus aimant et plus fidèle que lui, exhaler sur ce corps adoré un désespoir shakespearien? Désabusez donc ce malheureux!... Mais n'a-t-il pas mérité de subir l'incommensurable torture d'une erreur pareille?... Lymphatique époux! laisse-t-on arracher de ses bras vivants la morte qu'on aime!...

Addio! addio! bella Sposina abbandonata! umbra dolente! adesso, forse, consolata! perdonna ad un straniero le sue pie lagrime sulla tua pallida mono. Almen, colui, non ignora l'amore ostinato e la religione della beltà!

Et je sortis tout bouleversé.

Ah ça mais, si je compte bien, voici la quatrième histoire cadavéreuse que je me permets d'introduire dans ces deux volumes! Les belles dames qui me liront, s'il en est qui me lisent, ont le droit de demander si c'est pour les tourmenter que je m'entête à leur mettre ainsi de hideuses images sous les yeux. Mon Dieu non! Je n'ai pas la moindre envie de les troubler de cette façon, ni de reproduire l'ironique apostrophe d'Hamlet. Je n'ai pas même de goût très prononcé pour la mort; j'aime mille fois mieux la vie. Je raconte une partie des choses qui m'ont frappé, il se trouve dans le nombre quelques épisodes de couleur sombre, voilà tout. Cependant je préviens les lectrices, qui ne rient pas quand on leur rappelle qu'elles finiront aussi par faire cette figure là, que je n'ai plus rien de vilain à leur narrer, et qu'elles peuvent continuer tranquillement à parcourir ces pages, à moins, ce qui est très probable, qu'elles n'aiment mieux aller faire leur toilette, entendre de mauvaise musique, danser la Polka, dire une foule de sottises et tourmenter leur amant.

En passant à Lodi, je n'eus garde de manquer de visiter le fameux pont. Il me sembla entendre encore le bruit foudroyant de la mitraille de Bonaparte et les cris de déroute des Autrichiens.

Il faisait un temps superbe, le pont était désert, un vieillard seulement, assis sur le bord du tablier, y pêchait à la ligne.—Sainte-Hélène!...

En arrivant à Milan, il fallut, pour l'acquit de ma conscience, aller voir le nouvel opéra. On jouait alors à la Cannobiana l'Elisire d'amore de Donizetti. Je trouvai la salle pleine de gens qui parlaient tout haut et tournaient le dos au théâtre; les chanteurs gesticulaient, toutefois, et s'époumonnaient à qui mieux mieux, du moins je dus le croire en les voyant ouvrir une bouche énorme, car il était impossible, à cause du bruit des spectateurs, d'entendre un autre son que celui de la grosse caisse. On jouait, on soupait dans les loges, etc., etc. En conséquence, voyant qu'il était inutile d'espérer entendre la moindre chose de cette partition, alors nouvelle pour moi, je me retirai. Il paraît cependant, plusieurs personnes me l'ont assuré, que les Italiens écoutent quelquefois. En tout cas la musique, pour les Milanais comme pour les Napolitains, les Romains, les Florentins et les Génois, c'est un air, un duo, un trio, tels quels, bien chantés; hors de là ils n'ont plus que de l'aversion ou de l'indifférence. Peut-être ces antipathies ne sont-elles que des préjugés et tiennent-elles surtout à ce que la faiblesse des masses d'exécution, chœurs ou orchestres, ne leur permet pas de connaître les chefs-d'œuvre placés en dehors de l'ornière circulaire qu'ils creusent depuis si longtemps. Peut-être aussi peuvent-ils suivre encore jusqu'à une certaine hauteur l'essor des hommes de génie, si ces derniers ont soin de ne pas choquer trop brusquement leurs habitudes enracinées. Le grand succès de Guillaume Tell à Florence viendrait à l'appui de cette opinion. La Vestale même, la sublime création de Spontini, obtint il y a vingt-cinq ans, à Naples, une suite de représentations brillantes. En outre, si l'on observe le peuple dans les villes soumises à la domination autrichienne, on le verra se ruer sur les pas des musiques militaires pour écouter avidement ces belles harmonies allemandes, si différentes des fades cavatines dont on le gorge habituellement. Mais en général, cependant, il est impossible de se dissimuler que le peuple italien n'apprécie de la musique que son effet matériel, ne distingue que ses formes extérieures.

De tous les peuples de l'Europe, je penche fort à le regarder comme le plus inaccessible à la partie poétique de l'art ainsi qu'à toute conception excentrique un peu élevée. La musique n'est pour les Italiens qu'un plaisir des sens, rien autre. Il n'ont guère pour cette belle manifestation de la pensée plus de respect que pour l'art culinaire. Ils veulent des partitions dont ils puissent du premier coup, sans réflexions, sans attention même, s'assimiler la substance, comme ils feraient d'un plat de macaroni.

Nous autres Français, si petits, si mesquins, si étroits en musique, nous pourrons bien comme les Italiens, faire retentir le théâtre d'applaudissements furieux pour une cadence, une gamme chromatique de la cantatrice à la mode, pendant qu'un chœur d'action, un récitatif obligé du plus grand style passeront inaperçus, mais au moins nous écoutons, et si nous ne comprenons pas les idées du compositeur, ce n'est jamais notre faute. Au-delà des Alpes, au contraire, on se comporte pendant les représentations d'une manière si humiliante pour l'art et les artistes, que j'aimerais autant, je l'avoue, être obligé de vendre du poivre et de la canelle chez un épicier de la rue Saint-Denis, que d'écrire un opéra pour des Italiens. Ajoutez à cela qu'ils sont routiniers et fanatiques comme on ne l'est plus, même à l'Académie; que la moindre innovation imprévue dans le style mélodique, dans l'harmonie, le rhythme ou l'instrumentation, les met en fureur; au point que les dilettanti de Rome à l'apparition du Barbiere di Siviglia de Rossini, si complètement italien cependant, voulurent assommer le jeune maëstro pour avoir eu l'insolence de faire autrement que Paësiello.

Mais ce qui rend tout espoir d'amélioration chimérique, ce qui peut faire considérer le sentiment musical particulier aux Italiens comme un résultat nécessaire de leur organisation, ainsi que l'ont pensé Gall et Spurzeim, c'est leur amour exclusif pour tout ce qui est dansant, chatoyant, brillanté, gai, en dépit de la situation dramatique, en dépit des passions diverses qui animent les personnages, en dépit des temps et des lieux, en un mot, en dépit du bon sens. Leur musique rit toujours[26], et quand par hasard, dominé par le drame, le compositeur se permet un instant de n'être pas absurde, vite il s'empresse de revenir au style obligé, aux roulades, aux gruppetti, aux trilles qui, succédant immédiatement à quelques accents vrais, ont l'air d'une raillerie et donnent à l'opera seria toutes les allures de la parodie et de la charge.

Si je voulais citer, les exemples fameux ne me manqueraient pas; mais pour ne raisonner qu'en thèse générale et abstraction faite des hautes questions d'art, n'est-ce pas d'Italie que sont venues les formes conventionnelles et invariables adoptées depuis par quelques compositeurs français, que Chérubini et Spontini, seuls entre tous leurs compatriotes, ont repoussées, et dont l'école allemande est restée pure? Pouvait-il entrer dans les habitudes d'êtres bien organisés, et sensibles à l'expression musicale de voir dans un morceau d'ensemble quatre personnages, animés de passions entièrement opposées, chanter successivement tous les quatre la même phrase mélodique avec des paroles différentes et employer le même chant pour dire: «O toi que j'adore...—Quelle terreur me glace...—Mon cœur bat de plaisir...—La fureur me transporte.» Supposer, comme le font certaine gens, que la musique est une langue assez vague pour que les inflexions de la fureur puissent convenir également à la crainte, à la joie et à l'amour, c'est prouver seulement qu'on est dépourvu du sens qui rend perceptibles à d'autres différents caractères de musique expressive, dont la réalité est pour ces derniers aussi incontestable que l'existence du soleil. Mais cette discussion, quoique déjà mille fois soulevée, m'entraînerait trop loin. Pour en finir, je dirai seulement qu'après avoir étudié longuement, sans la moindre prévention, le caractère musical de la nation italienne, je regarde la route suivie par ses compositeurs comme une conséquence de la disposition naturelle du public. Disposition qui existait à l'époque de Pergolèse, et qui dans le fameux Stabat lui avait fait écrire une sorte d'air de bravoure sur le verset:

Et mœrebat,
Et tremebat;
Quum videbat;
Nati poenas inclyti,

disposition dont se plaignaient le savant Martini, Beccaria, Calzabigi et beaucoup d'autres esprits élevés; disposition dont Gluck, avec son génie herculéen et malgré le succès colossal d'Orfeo n'a pu triompher; disposition qu'entretiennent les chanteurs et que certains compositeurs, qui la partagent eux-mêmes, ont développée à leur tour dans le public jusqu'au point incroyable où nous la voyons aujourd'hui; disposition, enfin, qu'on ne détruira pas plus chez les Italiens que chez les Français, la passion innée du vaudeville. Quant à l'instinct harmonique des ultramontains dont on parle beaucoup, je puis assurer que les récits qu'on en a faits sont au moins exagérés. J'ai entendu, il est vrai, à Tivoli et à Subiaco, des gens du peuple chantant assez purement à deux voix; dans le midi de la France, qui n'a aucune réputation en ce genre, la chose est fort commune. A Rome, au contraire, il ne m'est pas arrivé de surprendre une intonation harmonieuse dans la bouche du peuple; les pecorari (gardiens de troupeaux) de la plaine, ont une espèce de grognement étrange qui n'appartient à aucune échelle musicale et dont la notation est absolument impossible. On prétend que ce chant barbare offre beaucoup d'analogie avec celui des Turcs. C'est à Turin que, pour la première fois, j'ai entendu chanter en chœur dans les rues. Mais ces choristes en plein vent sont pour l'ordinaire des amateurs pourvus d'une certaine éducation développée par la fréquentation des théâtres. Sous ce rapport, Paris est aussi riche que la capitale du Piémont, car il m'est arrivé maintes fois d'entendre, au milieu de la nuit, la rue de Richelieu retentir d'accords assez supportables. Je dois dire d'ailleurs que les choristes piémontais entremêlaient leurs harmonies de quintes successives qui, présentées de la sorte, sont odieuses à toute oreille exercée.

Pour les villages d'Italie, dont l'église est dépourvue d'orgue et dont les habitants n'ont pas de relations avec les grandes villes, c'est folie d'y chercher ces harmonies tant vantées, il n'y en a pas la moindre trace. A Tivoli même, si deux jeunes gens me parurent avoir le sentiment des tierces et des sixtes en chantant de jolis couplets, le peuple réuni, quelques mois après, m'étonna par la manière burlesque dont il criait à l'unisson les litanies de la Vierge.

Sans vouloir faire en ce genre une réputation aux Dauphinois, que je tiens au contraire pour les plus innocents hommes du monde en tout ce qui se rattache à l'art musical, cependant je dois dire que chez eux la mélodie de ces mêmes litanies est douce, suppliante et triste, comme il convient à une prière adressée à la mère de Dieu; tandis qu'à Tivoli elle a l'air d'une chanson de corps-de-garde. Voici l'une et l'autre; on en jugera.

Chant de Tivoli
notation musicale Allegro. Stel-la ma-tu - ti- na! O - ra pro no - bis.
Stel-la ma-tu - ti- na! O - ra pro no - bis.



Chant de la Côte-Saint-André (Dauphiné), avec la mauvaise prosodie
latine adoptée en France.

notation musicale Chant de la Côte-Saint-André (Dauphiné), avec la mauvaise prosodie latine adoptée en France. Poco adagio. Stel-la ma - tu - - ti - - - na! O - ra pro no - - - - - - - bis.
Stel-la ma - tu - - ti - - - na! O -
ra pro no - - - - - - - bis.

Ce qui est incontestablement plus commun en Italie que partout ailleurs, ce sont les belles voix; les voix non-seulement sonores et mordantes, mais souples et agiles, qui, en facilitant la vocalisation, ont dû, aidées de cet amour naturel du public pour le clinquant dont j'ai déjà parlé, faire naître, et cette fureur de fioriture qui dénature les plus belles mélodies; et les formules de chant commodes qui font que toutes les phrases italiennes se ressemblent; et ces cadences finales sur lesquelles le chanteur peut broder à son aise, mais qui torturent bien des gens par leur insipide et opiniâtre uniformité; et cette tendance incessante au genre bouffe, qui se fait sentir dans les scènes même les plus pathétiques; et tous ces abus enfin qui ont rendu la mélodie, l'harmonie, le mouvement, le rhythme, l'instrumentation, les modulations, le drame, la mise en scène, la poésie, le poète et le compositeur, esclaves humiliés des chanteurs.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et ce fut le 12 mai que du haut du mont Cenis, je revis, parée de ses plus beaux atours de printemps, cette délicieuse vallée de Grésivaudan où serpente l'Isère, où j'ai passé les plus belles heures de mon enfance, où les premiers rêves poétiques sont venus m'agiter. Voilà mon vieux rocher de St-Eynar... là-bas dans cette vapeur bleue, me sourit la maison de mon grand-père. Toutes ces villas... cette riche verdure.... C'est beau, c'est beau.... Il n'y a rien de pareil en Italie!...

Mais mon élan de joie naïve fut brisé soudain par une douleur aigue, que je sentis au cœur... Il m'avait semblé entendre gronder Paris dans le lointain.

LE PREMIER OPÉRA.

NOUVELLE.

Florence, 27 juillet 1555[27].

ALFONSO DELLA VIOLA A BENVENUTO CELLINI.


Je suis triste, Benvenuto; je suis fatigué, dégoûté; ou plutôt, à dire vrai, je suis malade, je me sens maigrir, comme tu maigrissais avant d'avoir vengé la mort de Francesco. Mais tu fus bientôt guéri toi, et le jour de ma guérison arrivera-t-il jamais!... Dieu le sait. Pourtant quelle souffrance fut plus que la mienne digne de pitié? A quel malheureux le Christ et sa sainte Mère feraient-ils plus de justice en lui accordant ce remède souverain, ce baume précieux, le plus puissant de tous pour calmer les douleurs amères de l'artiste outragé dans son art et dans sa personne, la vengeance. Oh! non, Benvenuto, non, sans vouloir te contester le droit de poignarder le misérable officier qui avait tué ton frère, je ne puis m'empêcher de mettre entre ton offense et la mienne une distance infinie. Qu'avait fait, après tout, ce pauvre diable? Versé le sang du fils de ta mère, il est vrai. Mais l'officier commandait une ronde de nuit; Francesco était ivre; après avoir insulté sans raison, assailli à coups de pierres le détachement, il en était venu, dans son extravagance, à vouloir enlever leurs armes à ces soldats; ils en firent usage, et ton frère périt. Rien n'était plus facile à prévoir, et, conviens-en, rien n'était plus juste.

Je n'en suis pas là, moi. Bien qu'on ait fait pis que de me tuer, je n'ai en rien mérité mon sort; et c'est quand j'avais droit à des récompenses, que j'ai reçu l'outrage et l'avanie.

Tu sais avec quelle persévérance je travaille depuis longues années à accroître les forces, à multiplier les ressources de la musique. Ni le mauvais vouloir des anciens maîtres, ni les stupides railleries de leurs élèves, ni la méfiance des dilettanti qui me regardent comme un homme bizarre, plus près de la folie que du génie, ni les obstacles matériels de toute espèce qu'engendre la pauvreté, n'ont pu m'arrêter, tu le sais. Je puis le dire, puisqu'à mes yeux le mérite d'une telle conduite est parfaitement nul.

Ce jeune Montecco, nommé Roméo, dont les aventures et la mort tragique firent tant de bruit à Vérone, il y a quelques années, n'était certainement pas le maître de résister au charme qui l'entraînait sur les pas de la belle Giuletta, fille de son mortel ennemi. La passion était plus forte que les insultes des valets Capuletti, plus forte que le fer et le poison dont il était sans cesse menacé; Giuletta l'aimait, et pour une heure passée auprès d'elle, il eût mille fois bravé la mort. Eh bien! Ma Giuletta à moi, c'est la musique, et, par le ciel! j'en suis aimé.

Il y a deux ans, je formai le plan d'un ouvrage de théâtre sans pareil jusqu'à ce jour, où le chant, accompagné de divers instruments, devait remplacer le langage parlé et faire naître, de son union avec le drame, des impressions telles, que la plus haute poésie n'en produisit jamais. Par malheur ce projet était fort dispendieux; un souverain ou un juif pouvaient seuls entreprendre de le réaliser.

Tous nos princes d'Italie ont entendu parler du mauvais effet de la prétendue tragédie en musique exécutée à Rome à la fin du siècle dernier; le peu de succès de l'Orfeo d'Angelo Politiano, autre essai du même genre, ne leur est pas inconnu, et rien n'eût été plus inutile que de réclamer leur appui pour une entreprise où de vieux maîtres avaient échoué si complètement. On m'eût de nouveau taxé d'orgueil et de folie.

Pour les juifs, je n'y pensai pas un instant; tout ce que je pouvais raisonnablement espérer d'eux, c'était, au simple énoncé de ma proposition, d'être éconduit sans injures, et sans huées de la valetaille; encore n'en connais-je pas un assez intelligent, pour qu'il me fût permis de compter avec quelque certitude sur une telle générosité. J'y renonçai donc, non sans chagrin, tu peux m'en croire; et ce fut le cœur serré que je repris le cours des travaux obscurs qui me font vivre, mais qui ne s'accomplissent qu'aux dépens de ceux dont la gloire et la fortune seraient peut-être le prix.

Une autre idée nouvelle, bientôt après, vint me troubler encore. Ne ris pas de mes découvertes, Cellini, et garde-toi surtout de comparer mon art naissant à ton art depuis longtemps formé. Tu sais assez de musique pour me comprendre. De bonne foi, crois-tu que nos traînants madrigaux à quatre parties soient le dernier degré de perfection où la composition et l'exécution puissent atteindre? Le bon sens n'indique-t-il pas que, sous le rapport de l'expression, comme sous celui de la forme musicale, ces œuvres tant vantées ne sont qu'enfantillages et niaiseries.

Les paroles expriment l'amour, la colère, la jalousie, la vaillance; et le chant, toujours le même, ressemble à la triste psalmodie des moines mendiants. Est-ce là tout ce que peuvent faire la mélodie, l'harmonie, le rhythme? N'y a-t-il pas de ces diverses parties de l'art mille applications qui nous sont inconnues? Un examen attentif de ce qui est ne fait-il pas pressentir avec certitude ce qui sera et ce qui devrait être? Et les instruments, en a-t-on tiré parti? Qu'est-ce que notre misérable accompagnement qui n'ose quitter la voix et la suit continuellement à l'unisson ou à l'octave? La musique instrumentale, prise individuellement, existe-t-elle? Et dans la manière d'employer la vocale, que de préjugés, que de routine! Pourquoi toujours chanter à quatre parties, lors même qu'il s'agit d'un personnage qui se plaint de son isolement?

Est-il possible de rien entendre de plus déraisonnable que ces canzonnette introduites depuis peu dans les tragédies, où un acteur, qui parle en son nom et paraît seul en scène, n'en est pas moins accompagné par trois autres voix placées dans la coulisse, d'où elles suivent son chant tant bien que mal?

Sois-en sûr, Benvenuto, ce que nos maîtres, enivrés de leurs œuvres, appellent aujourd'hui le comble de l'art est aussi loin ce qu'on nommera musique dans deux ou trois siècles, que les petits monstres bipèdes, pétris avec de la boue par les enfants, sont loin de ton sublime Persée ou du Moïse de Buonarotti.

Il y a donc d'innombrables modifications à apporter dans un art aussi peu avancé... des progrès immenses lui restent donc à faire... Et pourquoi ne contribuerais-je pas à donner l'impulsion qui les amènera?...

Mais, sans te dire en quoi consiste ma dernière invention, qu'il te suffise de savoir qu'elle était de nature à pouvoir être mise en lumière à l'aide des moyens ordinaires et sans avoir recours au patronage des riches ni des grands. C'était du temps seulement qu'il me fallait; et l'œuvre, une fois terminée, l'occasion de la produire au grand jour eût été facile à trouver pendant les fêtes qui allaient attirer à Florence l'élite des seigneurs et des amis des arts de toutes les nations.

Or, voilà le sujet de l'âcre et noire colère qui me ronge le cœur.

Un matin que je travaillais à cette composition singulière dont le succès m'eût rendu célèbre dans toute l'Europe, monseigneur Galeazzo, l'homme de confiance du grand-duc, qui, l'an passé, avait fort goûté ma scène d'Ugolino, vient me trouver et me dit: «Alfonso, ton jour est venu. Il ne s'agit plus de madrigaux, de cantates, ni de chansonnettes. Ecoute-moi; les fêtes du mariage seront splendides, on n'épargne rien pour leur donner un éclat digne des deux familles illustres qui vont s'allier; tes derniers succès ont fait naître la confiance; à la cour maintenant on croit en toi.

«J'avais connaissance de ton projet de tragédie en musique, j'en ai parlé à monseigneur; ton idée lui plaît. A l'œuvre donc, que ton rêve devienne une réalité. Écris ton drame lyrique et ne crains rien pour l'exécution; les plus habiles chanteurs de Rome et de Milan seront mandés à Florence; les premiers virtuoses en tout genre seront mis à ta disposition; le prince est magnifique, il ne te refusera rien; réponds à ce que j'attends de toi, ton triomphe est certain et ta fortune est faite.»

Je ne sais ce qui se passa en moi à ce discours inattendu; mais je demeurai muet et immobile. L'étonnement, la joie me coupèrent la parole, et je pris l'aspect et l'attitude d'un idiot. Galeazzo ne se méprit pas sur la cause de mon trouble, et me serrant la main: «Adieu, Alfonso; tu consens, n'est ce pas? Tu me promets de laisser toute autre composition pour te livrer exclusivement à celle que son altesse te demande?... Songe que le mariage aura lieu dans trois mois!» Et comme je répondais toujours affirmativement par un signe de tête, sans pouvoir parler: «Allons, calme-toi, Vésuve; adieu. Tu recevras demain ton engagement, il sera signé ce soir. C'est une affaire faite. Bon courage; nous comptons sur toi.»

Demeuré seul, il me sembla que toutes les cascades de Terni et de Tivoli bouillonnaient dans ma tête.

Ce fut bien pis quand j'eus compris mon bonheur, quand je me fus représenté de nouveau la grandeur et la beauté de ma tâche. Je m'élance sur mon libretto, qui jaunissait abandonné dans un coin depuis si longtemps; je revois Paulo, Francesca, Dante, Virgile, et les ombres et les damnés; j'entends cet amour ravissant soupirer et se plaindre; de tendres et gracieuses mélodies pleines d'abandon, de mélancolie, de chaste passion, se déroulent au-dedans de moi; l'horrible cri de haine de l'époux outragé retentit; je vois deux cadavres enlacés rouler à ses pieds; puis je retrouve les ames toujours unies des deux amants, errantes et battues des vents aux profondeurs de l'abîme; leurs voix plaintives se mêlent au bruit sourd et lointain des fleuves infernaux, aux sifflements de la flamme, aux cris forcenés des malheureux qu'elle poursuit, à tout l'affreux concert des douleurs éternelles...

Pendant trois jours, Cellini, j'ai marché sans but, au hasard, dans un vertige continuel; pendant trois nuits j'ai été privé de sommeil. Ce n'est qu'après ce long accès de fièvre, que la pensée lucide et le sentiment de la réalité me sont revenus. Il m'a fallu tout ce temps de lutte ardente et désespérée pour dompter mon imagination et dominer mon sujet. Enfin je suis resté le maître.

Dans ce cadre immense, chaque partie du tableau, disposée dans un ordre simple et logique, s'est montrée peu à peu revêtue de couleurs sombres ou brillantes, de demi-teintes ou de tons tranchés; les formes humaines ont apparu, ici pleines de vie, là sous le pâle et froid aspect de la mort. L'idée poétique, toujours soumise au sens musical, n'a jamais été pour lui un obstacle; j'ai fortifié, embelli et agrandi l'une par l'autre.

Enfin j'ai fait ce que je voulais, comme je le voulais, et avec tant de facilité, qu'à la fin du deuxième mois l'ouvrage entier était déjà terminé.

Le besoin de repos se faisait sentir, je l'avoue; mais en songeant à toutes les minutieuses précautions qui me restaient à prendre pour assurer l'exécution, la vigueur et la vigilance me sont revenues. J'ai surveillé les chanteurs, les musiciens, les copistes, les machinistes, les décorateurs.

Tout s'est fait en ordre, avec la plus étonnante précision; et cette gigantesque machine musicale allait se mouvoir majestueusement, quand un coup inattendu est venu en briser les ressorts et anéantir à la fois, et la belle tentative, et les légitimes espérances de ton malheureux ami.

Le grand-duc, qui de son propre mouvement m'avait demandé ce drame en musique; lui qui m'avait fait abandonner l'autre composition sur laquelle je comptais pour populariser mon nom; lui dont les paroles dorées avaient gonflé un cœur, enflammé une imagination d'artiste, il se joue de tout cela maintenant; il dit à cette imagination de se refroidir, à ce cœur de se calmer ou de se briser; que lui importe! Il s'oppose, enfin, à l'exhibition de mon œuvre; l'ordre est donné aux artistes romains et milanais de retourner chez eux; mon drame ne sera pas mis en scène; le grand-duc n'en veut plus; IL A CHANGÉ D'IDÉE... La foule qui se pressait déjà à Florence, attirée moins encore par l'appareil des noces que par l'intérêt de curiosité que la fête musicale annoncée excitait dans toute l'Italie, cette foule avide de sensations nouvelles, trompée dans son attente, s'enquiert bientôt du motif qui la privait ainsi brutalement du spectacle qu'elle était venue chercher, et ne pouvant le découvrir, n'hésite pas à l'attribuer à l'incapacité du compositeur. Chacun dit: «Ce fameux drame était absurde, sans doute; le grand-duc, informé à temps de la vérité, n'aura pas voulu que l'impuissante tentative d'un artiste ambitieux vînt jeter du ridicule sur la solennité qui se prépare. Ce ne peut être autre chose. Un prince ne manque pas ainsi à sa parole. Della Viola est toujours le même vaniteux extravagant que nous connaissons; son ouvrage n'était pas présentable, et par égard pour lui, on s'abstient de l'avouer.» O Cellini! ô mon noble, et fier, et digne ami! réfléchis un instant, et juge d'après toi-même ce que j'ai dû éprouver à cet incroyable abus de pouvoir, à cette violation inouïe des promesses les plus formelles, à cet horrible affront qu'il était impossible de redouter, à cette calomnie insolente d'une production que personne au monde, excepté moi, ne connaît encore.

Que faire? que dire à cette tourbe de lâches imbéciles qui rient en me voyant? que répondre aux questions de mes partisans? à qui m'en prendre? quel est l'auteur de cette machination diabolique? et comment en avoir raison? Cellini! Cellini! pourquoi es-tu en France? que ne puis-je te voir, te demander conseil, aide et assistance? Par Bacchus, ils me rendront réellement fou.... Lâcheté! honte! je viens de sentir des larmes dans mes yeux. Arrière toute faiblesse; c'est la force, l'attention et le sang-froid qui me sont indispensables, au contraire; car je veux me venger, Benvenuto, je le veux. Quand et comment, il n'importe; mais je me vengerai, je te le jure, et tu seras content. Adieu. L'éclat de tes nouveaux triomphes est venu jusqu'à nous; je t'en félicite et m'en réjouis de toute mon ame. Dieu veuille seulement que le roi François te laisse le temps de répondre à ton ami souffrant et non vengé.

ALFONSO DELLA VIOLA.



Paris, 20 août 1555.

BENVENUTO A ALFONSO.

J'admire, cher Alfonso, la candeur de ton indignation. La mienne est grande, sois-en bien convaincu; mais elle est plus calme. J'ai trop souvent rencontré de semblables déceptions pour m'étonner de celle que tu viens de subir. L'épreuve était rude, j'en conviens, pour ton jeune courage, et les révoltes de ton ame contre une insulte si grave et si peu méritée sont justes autant que naturelles. Mais, pauvre enfant, tu entres à peine dans la carrière. Ta vie retirée, tes méditations, tes travaux solitaires, ne pouvaient rien t'apprendre des intrigues qui s'agitent dans les hautes régions de l'art, ni du caractère réel des hommes puissants, trop souvent arbitres du sort des artistes.

Quelques évènements de mon histoire, que je t'ai laissé ignorer jusqu'ici, suffiront à t'éclairer sur notre position à tous et sur la tienne propre.

Je ne redoute rien pour ta constance de l'effet de mon récit; ton caractère me rassure; je le connais, je l'ai bien étudié. Tu persévèreras, tu arriveras au but malgré tout; tu es un homme de fer; et le caillou lancé contre ta tête par les basses passions embusquées sur ta route, loin de briser ton noble front, en fera jaillir le feu. Apprends donc tout ce que j'ai souffert, et que ces tristes exemples de l'injustice des grands te servent de leçon.

L'évêque de Salamanque, ambassadeur à Rome, m'avait demandé une grande aiguière, dont le travail, extrêmement minutieux et délicat, me prit plus de deux mois, et qui, en raison de l'énorme quantité de métaux précieux nécessaires à sa composition m'avait presque ruiné. Son excellence se répandit en éloges sur le rare mérite de mon ouvrage, le fit emporter, et me laissa deux grands mois sans plus parler de paiement que si elle n'eût reçu de moi qu'une vieille casserole ou une médaille de Fioretti. Le bonheur voulut que le vase revînt entre mes mains pour une petite réparation; je refusai de le rendre.

Le maudit prélat, après m'avoir accablé d'injures dignes d'un prêtre et d'un Espagnol, s'avisa de vouloir me soutirer un reçu de la somme qu'il me devait encore; mais comme je ne suis pas homme à me laisser prendre à un piége grossier, son excellence en vint à faire assaillir ma boutique par ses valets. Je me doutai du tour; aussi quand cette canaille s'avança pour enfoncer ma porte, Ascanio, Paulino et moi, armés jusqu'aux dents, nous lui fîmes un tel accueil que le lendemain, grâce à mon escopette et à mon long poignard, je fus enfin payé[28].

Plus tard il m'arriva bien pis, quand j'eus fait le célèbre bouton de la chappe du pape, travail merveilleux que je ne puis m'empêcher de te décrire. J'avais situé le gros diamant précisément au milieu de l'ouvrage, et j'avais placé Dieu assis dessus, dans une attitude si dégagée, qu'il n'embarrassait pas du tout le joyau, et qu'il en résultait une très belle harmonie; il donnait la bénédiction en élevant la main droite. J'avais disposé, au-dessous, trois petits anges qui le soutenaient en élevant les bras en l'air. Un de ces anges, celui du milieu, était en ronde bosse, les deux autres en bas-relief. Il y avait à l'entour une quantité d'autres petits anges disposés avec d'autres pierres fines. Dieu portait un manteau qui voltigeait, et d'où sortait un grand nombre de chérubins, et mille ornements d'un admirable effet.

Clément VII, plein d'enthousiasme quand il vit le bouton, me promit de me donner tout ce que je demanderais. La chose cependant en resta là; et comme je refusais de faire un calice qu'il me demandait en outre, toujours sans donner d'argent, ce bon pape, devenu furieux comme une bête féroce, me fit loger en prison pendant six semaines. C'est tout ce que j'en ai jamais obtenu[29]. Il n'y avait pas un mois que j'étais en liberté quand je rencontrai Pompéo, ce misérable orfèvre qui avait l'insolence d'être jaloux de moi, et contre lequel, pendant longtemps, j'ai eu assez de peine à défendre ma pauvre vie. Je le méprisais trop pour le haïr; mais il prit, en me voyant, un air railleur qui ne lui était pas ordinaire, et que, cette fois, aigri comme je l'étais, il me fut impossible de supporter. A mon premier mouvement pour le frapper au visage, la frayeur lui fit détourner la tête, et le coup de poignard porta précisément au-dessous de l'oreille. Je ne lui en donnai que deux; car au premier il tomba mort dans ma main. Jamais mon intention n'avait été de le tuer, mais dans l'état d'esprit où je me trouvais, est-on jamais sûr de ses coups? Ainsi donc, après avoir subi un odieux emprisonnement, me voilà de plus obligé de prendre la fuite pour avoir, sous l'impulsion de la juste colère causée par la mauvaise foi et l'avarice d'un pape, écrasé un scorpion.[30]

Paul III, qui m'accablait de commandes de toute espèce, ne me les payait pas mieux que son prédécesseur; seulement, pour mettre en apparence les torts de mon côté, il imagina un expédient digne de lui et vraiment atroce. Les ennemis que j'avais en grand nombre autour de sa sainteté, m'accusent un jour auprès d'elle d'avoir volé des bijoux à Clément. Paul III, sachant bien le contraire, feint cependant de me croire coupable, et me fait enfermer au château Saint-Ange; dans ce fort que j'avais si bien défendu quelques années auparavant pendant le siége de Rome, sous ces remparts d'où j'avais tiré plus de coups de canon que tous les canonniers ensemble, et d'où j'avais, à la grande joie du pape, tué moi-même le connétable de Bourbon. Je viens à bout de m'échapper; j'arrive aux murailles extérieures; suspendu à une corde au-dessus des fossés, j'invoque Dieu qui connaît la justice de ma cause; je lui crie, en me laissant tomber: «Aidez-moi donc, Seigneur, puisque je m'aide!» Dieu ne m'entend pas, et dans ma chute, je me brise une jambe. Exténué, mourant, couvert de sang, je parviens, en me traînant sur les mains et les genoux, jusqu'au palais de mon ami intime, le cardinal Cornaro. Cet infâme me livre traîtreusement au pape pour un évêché.

Paul me condamne à mort; puis, comme s'il se repentait de terminer trop promptement mon supplice, il me fait plonger dans un cachot fétide tout rempli de tarentules et d'insectes venimeux, et ce n'est qu'au bout de six mois de ces tortures que, tout gorgé de vin, dans une nuit d'orgie, il accorda ma grâce à l'ambassadeur français[31].

Ce sont là, cher Alfonso, des souffrances terribles et des persécutions bien difficiles à supporter; ne t'imagine pas que la blessure faite récemment à ton amour-propre puisse t'en donner une juste idée. D'ailleurs, l'injure adressée à l'œuvre et au génie de l'artiste te semblât-elle plus pénible encore que l'outrage fait à sa personne, celle-là m'a-t-elle manqué, dis, à la cour de notre admirable grand-duc, quand j'ai fondu Persée? Tu n'as oublié, je pense, ni les surnoms grotesques dont on m'appelait, ni les insolents sonnets qu'on placardait chaque nuit à ma porte, ni les cabales au moyen desquelles on sut persuader à Côme que mon nouveau procédé de fonte ne réussirait pas, et que c'était folie de me confier le métal. Ici même, à cette brillante cour de France où j'ai fait fortune, où je suis puissant et admiré, n'ai-je pas une lutte de tous les instants à soutenir, sinon avec mes rivaux (ils sont hors de combat aujourd'hui), au moins avec la favorite du roi, madame d'Étampes, qui m'a pris en haine, je ne sais pourquoi! Cette méchante chienne dit tout le mal possible de mes ouvrages[32]; cherche, par mille moyens, à me nuire dans l'esprit de Sa Majesté; et, en vérité, je commence à être si las de l'entendre aboyer sur ma trace, que, sans un grand ouvrage récemment entrepris, dont j'espère plus d'honneur que de tous mes précédents travaux, je serais déjà sur la route d'Italie.

Va, va, j'ai connu tous les genres de maux que le sort puisse infliger à l'artiste. Et je vis encore, cependant. Et ma vie glorieuse fait le tourment de mes ennemis. Et je l'avais prévu. Et maintenant je puis les abîmer dans mon mépris. Cette vengeance marche à pas lents, il est vrai; mais pour l'homme inspiré, sûr de lui-même, patient et fort, elle est certaine. Songe, Alfonso, que j'ai été insulté plus de mille fois, et que je n'ai tué que sept ou huit hommes; et quels hommes! je rougis d'y penser. La vengeance directe et personnelle est un fruit rare, qu'il n'est pas donné à tous de cueillir. Je n'ai eu raison ni de Clément VII, ni de Paul III, ni de Cornaro, ni de Côme, ni de madame d'Étampes, ni de cent autres lâches puissants; comment donc te vengerais-tu, toi, de ce même Côme, de ce grand-duc, de ce Mécène ridicule qui ne comprend pas plus ta musique que ma sculpture, et qui nous a si platement offensés tous les deux? Ne pense pas à le tuer, au moins; ce serait une insigne folie, dont les conséquences ne sont pas douteuses. Deviens un grand musicien; que ton nom soit illustre; et si quelque jour sa sotte vanité le portait à t'offrir ses faveurs, repousse-les; n'accepte jamais rien de lui et ne fais jamais rien pour lui. C'est le conseil que je te donne; c'est la promesse que j'exige de toi; et, crois-en mon expérience, c'est aussi, cette fois, l'unique vengeance qui soit à ta portée.

Je t'ai dit tout à l'heure que le roi de France, plus généreux et plus noble que nos souverains italiens, m'avait enrichi; c'est donc à moi, artiste, qui t'aime, te comprends et t'admire, à tenir la parole du prince sans esprit et sans cœur qui te méconnaît. Je t'envoie dix mille écus. Avec cette somme tu pourras, je pense, parvenir à monter dignement ton drame en musique; ne perds pas un instant. Que ce soit à Rome, à Naples, à Milan, à Ferrare, partout, excepté à Florence; il ne faut pas qu'un seul rayon de ta gloire puisse se refléter sur le grand-duc. Adieu, cher enfant; la vengeance est bien belle, et pour elle on peut être tenté de mourir;—mais l'art est encore plus beau, et n'oublie jamais que, malgré tout, il faut vivre pour lui.

Ton ami,

BENVENUTO CELLINI.



Paris, 10 juin 1557.

BENVENUTO CELLINI A ALFONSO DELLA VIOLA.

Misérable! baladin! saltimbanque! cuistre! castrat! joueur de flûte[33]! C'était bien la peine de jeter tant de cris, de souffler tant de flammes, de tant parler d'offense et de vengeance, de rage et d'outrage, d'invoquer l'enfer et le ciel, pour arriver enfin à une aussi vulgaire conclusion! Ame basse et sans ressort! fallait-il proférer de telles menaces puisque ton ressentiment était de si frêle nature, que, deux ans à peine après avoir reçu l'insulte à la face, tu devais t'agenouiller lâchement pour baiser la main qui te l'infligea!

Quoi! ni la parole que tu m'avais donnée, ni les regards de l'Europe aujourd'hui fixés sur toi, ni ta dignité d'homme et d'artiste, n'ont pu te garantir des séductions de cette cour, où règnent l'intrigue, l'avarice et la mauvaise foi; de cette cour où tu fus honni, méprisé, et qui te chassa comme un valet infidèle! Il est donc vrai! tu composes pour le grand-duc! Il s'agit même, dit-on, d'une œuvre plus vaste et plus hardie encore que celles que tu as produites jusqu'ici. L'Italie musicale tout entière doit prendre part à la fête. On dispose les jardins du palais Pitti; cinq cents virtuoses habiles, réunis sous ta direction dans un vaste et beau pavillon décoré par Michel-Ange, verseront à flots ta splendide harmonie sur un peuple haletant, éperdu, enthousiasmé. C'est admirable! Et tout cela pour le grand-duc, pour Florence, pour cet homme et cette ville qui t'ont si indignement traité. Oh! quelle ridicule bonhomie était la mienne quand je cherchais à calmer ta puérile colère d'un jour; oh! la miraculeuse simplicité qui me faisait prêcher la continence à l'eunuque, la lenteur au colimaçon! Sot que j'étais!

Mais quelle puissante passion a donc pu t'amener à ce degré d'abaissement? La soif de l'or? Tu es plus riche que moi aujourd'hui. L'amour de la renommée? Quel nom fut jamais plus populaire que celui d'Alfonso, depuis le prodigieux succès de ta tragédie de Francesca, et celui, non moins grand, des trois autres drames lyriques qui l'ont suivie. D'ailleurs, qui t'empêchait de choisir une autre capitale pour le théâtre de ton nouveau triomphe? Aucun souverain ne t'eût refusé ce que le grand Côme vient de t'offrir. Partout, à présent, tes chants sont aimés et admirés; ils retentissent d'un bout de l'Europe à l'autre; on les entend à la ville, à la cour, à l'armée, à l'église; le roi François ne cesse de les répéter; madame d'Étampes, elle-même, trouve que tu n'es pas sans talent pour un Italien, justice égale t'est rendue en Espagne; les femmes, les prêtres surtout, professent généralement pour ta musique un culte véritable; et si ta fantaisie eût été de porter aux Romains l'ouvrage que tu prépares pour les Toscans, la joie du pape, des cardinaux et de toute la fourmilière enrabattée des monsignori n'eût été surpassée, sans doute, que par l'ivresse et les transports de leurs innombrables catins.

L'orgueil, peut-être, t'aura séduit..... quelque dignité bouffie... quelque titre bien vain... Je m'y perds.

Quoi qu'il en soit, retiens bien ceci: tu as manqué de noblesse, tu as manqué de fierté, tu as manqué de foi. L'homme, l'artiste et l'ami sont également déchus à mes yeux. Je ne saurais accorder mes affections qu'à des gens de cœur, incapables d'une action honteuse; tu n'es pas de ceux-là, mon amitié n'est plus à toi. Je t'ai donné de l'argent, tu as voulu me le rendre; nous sommes quittes. Je vais partir de Paris; dans un mois je passerai à Florence; oublie que tu m'as connu et ne cherche pas à me voir. Car, fût-ce le jour même de ton succès, devant le peuple, devant les princes, et devant l'assemblée bien autrement imposante pour moi de tes cinq cents artistes, si tu m'abordais, je te tournerais le dos.

BENVENUTO CELLINI.



Florence, 23 Juin 1557.

ALFONSO A BENVENUTO.

Oui, Cellini, c'est vrai. Au grand-duc je dois une impardonnable humiliation, à toi je dois ma célébrité, ma fortune et peut-être ma vie. J'avais juré que je me vengerais de lui, je ne l'ai pas fait. Je t'avais promis solennellement de ne jamais accepter de sa main ni travaux, ni honneurs; je n'ai pas tenu parole. C'est à Ferrare que Francesca a été entendue (grâce à toi) et applaudie pour la première fois; c'est à Florence qu'elle a été traitée d'ouvrage dénué de sens et de raison. Et cependant Ferrare, qui m'a demandé ma nouvelle composition, ne l'a point obtenue, et c'est au grand-duc que j'en fais hommage. Oui, les Toscans, jadis si dédaigneux à mon égard, se réjouissent de la préférence que je leur accorde; ils en sont fiers; leur fanatisme pour moi, dépasse de bien loin tout ce que tu me racontes de celui des Français.

Une véritable émigration se prépare dans la plupart des villes toscanes. Les Pisans et les Siennois eux-mêmes, oubliant leurs vieilles haines, implorent d'avance, pour le grand jour, l'hospitalité florentine. Côme, ravi du succès de celui qu'il appelle son artiste, fonde en outre de brillantes espérances sur les résultats que ce rapprochement de trois populations rivales peut avoir pour sa politique et son gouvernement. Il m'accable de prévenances et de flatteries. Il a donné hier, en mon honneur, une magnifique collation au palais Pitti, où toutes les familles nobles de la ville se trouvaient réunies. La belle comtesse de Vallombrosa m'a prodigué ses plus doux sourires. La grande-duchesse m'a fait l'honneur de chanter un madrigal avec moi. Della Viola est l'homme du jour, l'homme de Florence, l'homme du grand-duc; il n'y a que lui...

Je suis bien coupable, n'est-ce pas, bien méprisable, bien vil? Eh bien! Cellini, si tu passes à Florence le 28 juillet prochain, attends-moi de huit à neuf heures du soir devant la porte du Baptistaire, j'irai t'y chercher. Et si, dès les premiers mots, je ne me justifie pas complètement de tous les griefs que tu me reproches, si je ne te donne pas de ma conduite, une explication dont tu puisses de tout point t'avouer satisfait, alors redouble de mépris, traite-moi comme le dernier des hommes, foule-moi aux pieds, frappe-moi de ton fouet, crache-moi au visage, je reconnais d'avance que je l'aurai mérité. Jusque-là, garde-moi ton amitié; tu verras bientôt que je n'en fus jamais plus digne.


»A toi, ALFONSO DELLA VIOLA.»



Le 28 juillet au soir, un homme de haute taille, à l'air sombre et mécontent, se dirigeait à travers les rues de Florence, vers la place du grand duc. Arrivé devant la statue en bronze de Persée, il s'arrêta et la considéra quelque temps dans le plus profond recueillement: c'était Benvenuto. Bien que la réponse et les protestations d'Alfonso eussent fait peu d'impression sur son esprit, il avait été longtemps uni au jeune compositeur, par une amitié trop sincère et trop vive, pour qu'elle pût ainsi en quelques jours s'effacer de son ame à tout jamais. Aussi ne s'était-il pas senti le courage de refuser d'entendre ce que Della Viola pouvait alléguer pour sa justification; et c'est en se rendant au Baptistaire, où Alfonso devait venir le rejoindre, que Cellini avait voulu revoir, après sa longue absence, le chef-d'œuvre qui lui coûta naguère tant de fatigues et de chagrins. La place et les rues adjacentes étaient désertes, le silence le plus profond régnait dans ce quartier, d'ordinaire si bruyant et si populeux. L'artiste contemplait son immortel ouvrage, en se demandant, si l'obscurité et une intelligence commune n'eussent pas été préférables pour lui, à la gloire et au génie.

—Que ne suis-je un bouvier de Nettuno ou de Porto d'Anzio! pensait-il; semblable aux animaux confiés à ma garde, je mènerais une existence grossière, monotone, mais inaccessible au moins, aux agitations qui, depuis mon enfance, ont tourmenté ma vie. Des rivaux perfides et jaloux..... des princes injustes ou ingrats..... des critiques acharnés.... des flatteurs imbéciles..... des alternatives incessantes de succès et de revers, de splendeur et de misère..... des travaux excessifs et toujours renaissants..... jamais de repos, de bien-être, de loisirs.... user son corps comme un mercenaire et sentir constamment son ame transir ou brûler..... est-ce là vivre?....

Les exclamations bruyantes de trois jeunes artisans, qui débouchaient rapidement sur la place, vinrent interrompre sa méditation.

—Six florins! disait l'un, c'est cher.

—En vérité, en eût-il demandé dix, répliqua l'autre, il eût bien fallu en passer par là. Ces maudits Pisans ont pris toutes les places. D'ailleurs, pense donc, Antonio, que la maison du jardinier n'est qu'à vingt pas du pavillon; assis sur le toit, nous pourrons entendre et voir à merveille; la porte du petit canal souterrain sera ouverte et nous arriverons sans difficulté.

—Bah! ajouta le troisième, pour entendre ça, nous pouvons bien jeûner un peu pendant quelques semaines. Vous savez l'effet qu'a produit hier la répétition. La cour seule y avait été admise, le grand duc et sa suite n'ont cessé d'applaudir; les exécutants ont porté Della Viola en triomphe, et enfin, dans son extase, la comtesse de Vallombrosa l'a embrassé: ce sera miraculeux.

—Mais voyez donc comme les rues sont dépeuplées; toute la ville est déjà réunie au palais Pitti. C'est le moment. Courons! courons!

Cellini apprit seulement alors qu'il s'agissait de la grande fête musicale, dont le jour et l'heure étaient arrivés. Cette circonstance ne s'accordait guère avec le choix, qu'avait fait Alfonso de cette soirée pour son rendez-vous. Comment, en un pareil moment, le maestro pourrait-il abandonner son orchestre et quitter le poste important où l'attachait un si grand intérêt? c'était difficile à concevoir.

Le ciseleur, néanmoins se rendit au Baptistaire, où il trouva ses deux élèves Paolo et Ascanio, et des chevaux; il devait partir le soir même pour Livourne, et de là s'embarquer pour Naples le lendemain.

Il attendait à peine depuis quelques minutes, quand Alfonso, le visage pâle et les yeux ardents, se présenta devant lui avec une sorte de calme affecté, qui ne lui était pas ordinaire.

—Cellini! tu es venu, merci.

—Eh bien!

—C'est ce soir!

—Je le sais; mais parle, j'attends l'explication que tu m'as promise.

—Le palais Pitti, les jardins, les cours, sont encombrés. La foule se presse sur les murs, dans les bassins à demi pleins d'eau, sur les toits, sur les arbres, partout.

—Je le sais.

—Les Pisans sont venus, les Siennois sont venus.

—Je le sais.

—Le grand duc, la cour et la noblesse sont réunis, l'immense orchestre est rassemblé.

—Je le sais.

—Mais la musique n'y est pas, cria Alfonso en bondissant, le maestro n'y est pas non plus, le sais-tu aussi?

—Comment? que veux-tu dire?

—Non, il n'y a pas de musique, je l'ai enlevée; non, il n'y a pas de maestro, puisque me voilà; non, il n'y aura pas de fête musicale, puisque l'œuvre et l'auteur ont disparu. Un billet vient d'avertir le grand duc que mon ouvrage ne serait pas exécuté. Cela ne me convient plus, lui ai-je écrit, en me servant de ses propres paroles, moi aussi, à mon tour, J'AI CHANGÉ D'IDÉE. Conçois-tu à présent la rage de ce peuple désappointé pour la seconde fois! de ces gens qui ont quitté leur ville, laissé leurs travaux, dépensé leur argent pour entendre ma musique, et qui ne l'entendront pas? Avant de venir te joindre, je les épiais, l'impatience commençait à les gagner, on s'en prenait au grand duc. Vois-tu mon plan, Cellini?

—Je commence à comprendre.

—Viens, viens, approchons un peu du palais, allons voir éclater ma mine. Entends-tu déjà ces cris, ce tumulte, ces imprécations? ô mes braves Pisans, je vous reconnais à vos injures! Vois-tu voler ces pierres, ces branches d'arbres, ces débris de vases? il n'y a que des Siennois pour les lancer ainsi! Prends garde, ou nous allons être renversés; comme ils courent! ce sont des Florentins; ils montent à l'assaut du pavillon. Bon! voilà un bloc de boue dans la loge ducale, bien a pris au grand Côme de l'avoir quittée. A bas les gradins! à bas les pupitres, les banquettes, les fenêtres! à bas la loge! à bas le pavillon! le voilà qui s'écroule. Ils abîment tout, Cellini! c'est une magnifique émeute! honneur au grand duc!!! Ah damnation! tu me prenais pour un lâche! Es-tu satisfait, dis donc, est-ce là de la vengeance?

Cellini, les dents serrées, les narines ouvertes, regardait, sans répondre, le terrible spectacle de cette fureur populaire; ses yeux où brillait un feu sinistre, son front carré que sillonnaient de larges gouttes de sueur, le tremblement presque imperceptible de ses membres, témoignaient assez de la sauvage intensité de sa joie. Saisissant enfin le bras d'Alfonso:

—Je pars à l'instant pour Naples, veux-tu me suivre?

—Au bout du monde à présent.

—Embrasse-moi donc, et à cheval! tu es un héros.

DU SYSTÈME DE GLUCK

EN MUSIQUE DRAMATIQUE.

Voici en quels termes, Gluck expose lui-même, son système de musique dramatique, dans la préface, devenue fort rare, de l'Alceste italienne qu'il publia à Vienne en 1749.

«Lorsque j'entrepris de mettre en musique l'opéra d'Alceste, je me proposai d'éviter tous les abus que la vanité mal entendue des chanteurs, et l'excessive complaisance des compositeurs avaient introduits dans l'opéra italien, et qui, du plus pompeux et du plus beau de tous les spectacles, en avaient fait le plus ennuyeux et le plus ridicule; je cherchai à réduire la musique à sa véritable fonction, celle de seconder la poésie pour fortifier l'expression des sentiments et l'intérêt des situations, sans interrompre l'action et la refroidir par des ornements superflus; je crus que la musique devait ajouter à la poésie, ce qu'ajoute à un dessin correct et bien composé, la vivacité des couleurs et l'accord heureux des lumières et des ombres, qui servent à animer les figures sans en altérer les contours.

«Je me suis donc bien gardé d'interrompre un acteur, dans la chaleur du dialogue, pour lui faire attendre la fin d'une ritournelle, ou de l'arrêter au milieu de son discours sur une voyelle favorable, soit pour déployer, dans un long passage, l'agilité de sa belle voix, soit pour attendre que l'orchestre lui donnât le temps de reprendre haleine, pour faire un point d'orgue.

«J'ai imaginé que l'ouverture devait prévenir les spectateurs, sur le caractère de l'action qu'on allait mettre sous leurs yeux, et leur en indiquer le sujet, que les instruments ne devaient être mis en action qu'en proportion du degré d'intérêt et passions, et qu'il fallait éviter surtout de laisser dans le dialogue, une disparate trop tranchante entre l'air et le récitatif, afin de ne pas tronquer à contre-sens la période, et de ne pas interrompre mal à propos le mouvement et la chaleur de la scène. J'ai cru encore que la plus belle partie de mon travail devait se réduire à chercher une belle simplicité, et j'ai évité de faire parade de difficultés aux dépens de la clarté; je n'ai attaché aucun prix à la découverte d'une nouveauté, à moins qu'elle ne fût naturellement donnée par la situation, et liée à l'expression; enfin il n'y a aucune règle que je n'aie cru devoir sacrifier de bonne grâce en faveur de l'effet.»

Cette profession de foi nous paraît admirable de franchise et de bon sens; les points de doctrine qui en forment le fond sont basés sur le raisonnement le plus rigoureux, et sur un profond sentiment de la vraie musique dramatique. A part quelques conséquences outrées que nous signalerons tout à l'heure, ces principes sont d'une telle excellence, qu'ils ont été adoptés par la plupart des grands compositeurs de toutes les nations. Piccini lui-même, qu'on opposa si longtemps à Gluck, était tout entier dans le système gluckiste. Son Iphigénie en Tauride et sa Didon, le prouvent bien; il en fut de même de Sacchini, de Salieri, de Chérubini, parmi les Italiens; de Méhul, de Berton, de Kreutzer, parmi les Français. (Je ne cite pas M. Lesueur, il a suivi une route parallèle, il est vrai, à celle de l'illustre auteur d'Alceste, mais qui en diffère cependant assez pour ne pouvoir être confondue avec elle.) Chez les Allemands, je ne connais pas de compositeur dramatique qui se soit écarté d'une manière sensible de la doctrine de Gluck; parmi ceux qui l'ont adoptée et développée, il faut citer: Mozart qui, dans Don Juan, le Mariage de Figaro, la Flûte Enchantée et l'Enlèvement du Sérail, n'a laissé échapper quelques rares vocalisations de mauvais goût et d'une expression fausse, que lorsqu'il y a été contraint de vive force par le caprice souvent irrésistible des chanteurs. On a dit que Mozart avait beaucoup emprunté à l'ancienne école italienne, le fait peut être vrai pour la coupe de quelques-uns de ses airs, encore la beauté raphaëlesque de son dessin mélodique, la variété de son harmonie et son instrumentation si riche et si savante, ne permettent-elles guère d'apercevoir ces prétendus emprunts; mais quant à l'ordonnance générale du drame musical, à la profondeur d'expression avec laquelle chaque caractère est tracé et soutenu, il faut bien reconnaître qu'il a suivi et accéléré le mouvement imprimé à l'art, de ce côté, par la puissance du génie de Gluck.

Il en fut ainsi de Beethoven et de Weber. Tous les deux ont également appliqué au développement des facultés spéciales que la nature leur avait départies, le code simple et lumineux de l'Eschyle de la musique. A présent, Gluck, en promulguant ces lois, dont le moindre sentiment de l'art ou même le simple bon sens démontre la justesse et l'évidence, n'en a-t-il pas un peu exagéré l'application? C'est ce qu'il est impossible de méconnaître après un examen impartial. Ainsi, quand il dit que la musique d'un drame lyrique n'a d'autre but que d'ajouter à la poésie ce qu'ajoute le coloris au dessin, je crois qu'il se trompe essentiellement. La tâche du compositeur dans un opéra est, ce me semble, d'une bien autre importance. Son œuvre contient à la fois le dessin et le coloris, et, pour continuer la comparaison de Gluck, les paroles sont le sujet du tableau, à peine quelque chose de plus. Il importe beaucoup, il est vrai, de les entendre, ou tout au moins de les connaître, par la même raison qu'on doit absolument avoir présent à la pensée le trait d'histoire reproduit sur la toile par le peintre, pour pouvoir juger du mérite de vérité et d'expression avec lequel il a fait revivre ses personnages. Mais Gluck, en plaçant le dessin dans les paroles, et seulement le coloris dans la musique, met bien haut les auteurs de libretti; il eût donc consenti à voir son égal dans le bailli Du Rollet. Certes, on ne saurait pousser plus loin la modestie, et je doute fort qu'il se fût accommodé d'une pareille confraternité. D'ailleurs, l'expression n'est pas le seul but de la musique dramatique; il serait aussi maladroit que pédantesque de dédaigner le plaisir purement sensuel que nous trouvons à certains effets de mélodie, d'harmonie, de rhythme ou d'instrumentation, indépendamment de tous leurs rapports avec la peinture des sentiments et des passions du drame. Et de plus, voulût-on même priver l'auditeur de cette source de jouissances, et ne pas lui permettre de raviver son attention en la détournant un instant du sujet principal, il y aurait encore à citer bon nombre de cas, où le compositeur est appelé à soutenir seul le poids de l'intérêt scénique. Dans les danses de caractère, par exemple, dans les pantomimes, dans les marches, dans tous les morceaux enfin dont la musique instrumentale fait seule les frais, et qui, par conséquent, n'ont pas de paroles, que devient alors l'importance du poète?... La musique doit bien là contenir forcément à la fois le dessin et le coloris. Non, on ne saurait méconnaître l'erreur de Gluck sur ce point, erreur qu'on concevrait à peine, si l'on ne savait qu'à l'époque où il écrivit, beaucoup de gens encore, comme au siècle de Louis XIV,

«Allaient voir l'Opéra seulement pour les vers.»

Cette opinion ne pouvait manquer d'exercer une fâcheuse influence sur le génie puissant qui l'adopta sans en calculer les conséquences. Elle cache un piége dangereux dont il ne sut pas toujours se garantir. Aucun musicien n'a été plus que lui doué d'un charme pénétrant, d'une simplicité noble et gracieuse dans la mélodie; on n'a pas surpassé l'élégance de plusieurs de ses chants, la fraîcheur de ses chœurs et la charmante desinvoltura de ses airs de danse; il serait fastidieux de le prouver par des citations. La joie de ses femmes est d'une pudeur ravissante, et leur douleur, dans ses plus violents paroxismes, conserve encore la beauté des formes antiques; quoi qu'en ait dit le marquis de Caracioli, ce mauvais diseur de bons mots, ce dilettante poudré du siècle dernier, qui jugeait la musique absolument comme le font aujourd'hui les adorateurs parfumés des Dive à la mode, l'Alceste et les deux Iphigénie sont toujours, même dans les larmes, belles comme la Niobé.

Eh bien! il est arrivé fréquemment à Gluck de se laisser préoccuper tellement de la recherche de l'expression, qu'il oubliait la mélodie. Dans quelques-uns de ses airs, après l'exposition du thême, le chant tourne au récitatif mesuré; c'est un bon récitatif, je suis loin d'en disconvenir; mais enfin, par le peu d'intérêt mélodique comme par le style de la partie vocale, il semble alors que l'air soit interrompu jusqu'à la rentrée du motif. Gluck ne voyait probablement pas là un défaut; il déclare au contraire formellement, dans la préface que nous commentons, qu'il a cherché à éviter une disparate trop tranchante entre les récitatifs et les airs. Aucun de ses disciples, Salieri excepté, n'a cru devoir adopter cette règle; il est certain que son application a répandu sur plusieurs parties des œuvres du grand tragique une teinte uniforme et monotone qui accable l'attention la plus robuste, fatigue inutilement le système nerveux de l'auditeur, émousse à la longue sa sensibilité, et a plus fait contre Gluck que les pointes et les pamphlets des Caracioli, Marmontel et autres bouffons. La musique ne vit que de contrastes, rien n'est plus évident; tous les efforts de l'art moderne tendent à en produire de nouveaux: non que je veuille proposer pour modèles certains effets d'orchestre d'une école célèbre dont la brusque violence vient surprendre l'auditeur, à peu près comme pourrait le faire un coup de pistolet tiré à l'improviste à son oreille; de pareils contrastes, qui arrachent des cris d'effroi aux personnes nerveuses, pourraient être regardés comme des farces d'écoliers, s'ils n'étaient de véritables actes d'une brutalité absurde. Mais il est bien reconnu, aujourd'hui, qu'une variété sagement ordonnée est l'ame de la musique; c'est à donner au compositeur tous les moyens d'obtenir cette variété précieuse que consiste le principal talent des habiles faiseurs de libretti. Il n'ont garde de placer près l'un de l'autre deux morceaux du même caractère; ils évitent autant que possible de faire succéder un air à un autre air, un duo à un duo, un chœur à un chœur. Ainsi dans l'ancienne coupe symphonique, un allegro moderato était suivi d'un andante à deux-quatre ou à six-huit; à l'andante succédait le menuet, allegretto à trois temps; à celui-ci le final à deux temps très animé; et c'était très bien vu.

Chercher à effacer la différence qui sépare, dans un opéra, le récitatif du chant, c'est donc vouloir, en dépit de la raison et de l'expérience, se priver, sans compensation réelle, d'une source de variété qui découle de la nature même de ce genre de composition. Mozart fut si loin de partager à cet égard l'opinion de Gluck, que, pour rendre la ligne de démarcation encore plus tranchée, il voulut que le récitatif de don Juan fût accompagné au piano, en exceptant toutefois le récitatif obligé, où la force des situations rend indispensable la présence de l'orchestre. Dans une vaste salle comme celle du grand Opéra de Paris, l'effet du piano est si mesquin et si maigre, que ce mode d'accompagnement a été complètement abandonné. Il peut paraître préférable, cependant, à celui que Gluck a constamment mis en usage dans le même cas, et qui consiste en accords à quatre parties, tenus sans interruption par la masse entière des instruments à cordes, pendant toute la durée du dialogue musical. Cette harmonie stagnante produit sur les organes, un effet de torpeur et d'engourdissement irrésistible, et finit par plonger l'auditeur dans une lourde somnolence qui le rend complètement indifférent aux plus rares efforts du compositeur pour l'émouvoir. Il était vraiment impossible de trouver quelque chose de plus antipathique à des Français, que ce long et obstiné bourdonnement; il ne faut donc pas s'étonner qu'il soit arrivé au plus grand nombre d'entre eux d'éprouver aux représentations de Gluck autant d'ennui que d'admiration. Ce qui doit surprendre, c'est que le génie puisse s'abuser ainsi sur l'importance des accessoires, au point de se servir de moyens qu'un instant de réflexion lui ferait rejeter comme insuffisants ou dangereux, et dans lesquels réside la cause obscure des mécomptes cruels, que ses productions les plus magnifiques lui font trop souvent essuyer.

Si l'on excepte quelques-unes de ces brillantes sonates d'orchestre, où le génie de Rossini se joue avec tant de grâce, il est certain que la plupart des compilations instrumentales, honorées par les Italiens du nom d'ouvertures, sont de grotesques non sens. Mais combien ne devaient-elles pas être plus plaisantes, il y a soixante ans, quand Gluck lui-même, entraîné par l'exemple, ne craignait pas de laisser tomber de sa plume l'incroyable niaiserie intitulée ouverture d'Orphée! Ce ne fut qu'après bien des réflexions et bien des entretiens avec son poète Calsabigi, l'homme du monde le mieux fait pour le comprendre, qu'il reconnut enfin que l'ouverture devait être un morceau important dans un opéra, se rattacher à l'action et en désigner le caractère. De là le changement radical qu'on remarque dans sa manière, à dater de l'ouverture d'Alceste; de là les belles compositions instrumentales dont il fit précéder ses deux Iphigénie; de là l'impulsion qui produisit plus tard tant de chefs-d'œuvre symphoniques, qui, malgré la chute ou l'oubli profond des opéras pour lesquels ils furent écrits, sont restés debout, péristyles superbes de temples écroulés. Mais, ici encore, en outrant une idée juste, Gluck est sorti du vrai; non pas cette fois pour restreindre le pouvoir de la musique, mais pour lui en attribuer un, au contraire, qu'elle ne possédera jamais: c'est quand il dit que l'ouverture doit indiquer le sujet de la pièce. L'expression musicale ne saurait aller jusque là; elle reproduira bien la joie, la douleur, la gravité, l'enjouement et des nuances même fort délicates de chacun des nombreux caractères qui constituent son riche domaine; elle établira une différence saillante entre la joie d'un peuple pasteur et celle d'une nation guerrière, entre la douleur d'une reine et le chagrin d'une simple villageoise, entre une méditation sérieuse et calme et les ardentes rêveries qui précèdent l'éclat des passions. Empruntant ensuite aux différents peuples, et même aux individualités sociales, le style musical qui leur est propre, il est bien évident, quoi qu'en aient dit certains critiques, dont je reconnais d'ailleurs le mérite, qu'elle pourra distinguer le chant d'un montagnard de celui d'un habitant des plaines, la sérénade d'un brigand des Abbruzzes de celle d'un chasseur écossais ou tyrolien, la marche nocturne de pèlerins aux habitudes mystiques, de celle d'une troupe de marchands de bœufs revenant de la foire; elle pourra aller jusqu'à représenter l'extrême brutalité, la trivialité, le grotesque, par opposition avec la pureté angélique, la noblesse et la candeur. Mais si elle veut sortir de ce cercle immense, la musique devra, de toute nécessité, avoir recours à la parole chantée, récitée ou lue, pour combler les lacunes qu'elle laisse dans une œuvre dont le plan s'adresse en même temps à l'esprit et à l'imagination. Ainsi, l'ouverture d'Alceste annoncera des scènes de désolation et de tendresse, mais elle ne saurait dire ni l'objet de cette tendresse, ni les causes de cette désolation; elle n'apprendra jamais au spectateur, que l'époux d'Alceste est un roi de Thessalie, condamné par les dieux à perdre la vie, si quelqu'autre au trépas ne se dévoue pour lui; c'est là cependant le sujet de la pièce. Peut-être s'étonnera-t-on de trouver l'auteur de cet écrit imbu de tels principes, grâce à certaines gens qui ont feint de le croire, dans ses opinions sur la puissance expressive de la musique, aussi loin au-delà du vrai qu'ils le sont en deçà, et lui ont, en conséquence, prêté généreusement leur part entière de ridicule. Ceci soit dit, sans rancune, en passant.

La troisième proposition que je me suis permis de souligner dans la préface de Gluck, et dans laquelle il déclare n'attacher aucun prix à la découverte d'une nouveauté, me paraît également d'une justification difficile. On avait déjà barbouillé furieusement de papier réglé en 1749, et une découverte musicale quelconque, ne fût-elle qu'indirectement liée à l'expression scénique, ne devait pas paraître à dédaigner.

Pour toutes les autres, je crois qu'on ne saurait les combattre avec chance de succès, voire même la dernière qui annonce une indifférence pour les règles, que bien des professeurs trouveraient blasphématoire et impie. Heureusement, ces messieurs n'ont jamais lu la préface d'Alceste; ils ne savent peut-être pas même qu'elle existe, sans quoi la gloire de Gluck courrait un terrible danger.

LES DEUX ALCESTE DE GLUCK.

Alceste fut d'abord écrite en langue italienne; je crois l'avoir déjà dit. Plusieurs années après sa publication, elle fut traduite et modifiée pour la scène française. Le bailli Du Rollet, le grand arrangeur de l'époque, chargé de déranger l'ordonnance du drame de Calsabigi, ne manqua pas d'accommoder la musique de Gluck suivant les exigences de sa poésie. Bien que ce travail ait été fait sous les yeux du compositeur, il en est résulté cependant, en certains endroits, de notables dommages pour la partition; en d'autres, il a nécessité des morceaux qui n'existaient pas dans l'opéra italien, et qui remplacent, sans toujours les faire oublier, ceux dont le nouveau plan dramatique amenait la suppression. L'idée de la pièce de Calsabigi, aussi simple que raisonnable, n'exigeait en aucune façon les bouleversements que l'arrangeur français a cru devoir lui faire subir, et qui n'ont pu parvenir cependant à en pallier le défaut capital, la monotonie.—Admète, roi de Phères, en Thessalie, et époux d'Alceste, étant sur le point de mourir, Apollon qui, pendant son exil du ciel avait reçu de lui l'hospitalité, obtient des Parques qu'il vivra, si quelqu'un se présente pour mourir à sa place. Alceste se dévoue et meurt. Mais Apollon, ému à la fois de reconnaissance et de pitié, arrache Alceste à la mort.

Dans la tragédie d'Euripide, d'où l'opéra italien est tiré, c'est Hercule qui, en passant à Phères, et témoin de la douleur du roi, lui ramène des portes des enfers sa magnanime épouse. Le bailli Du Rollet a cru faire un coup de maître en rétablissant l'idée première du poète grec que Calsabigi avait repoussée comme inutile et n'étant plus dans nos mœurs. Ce dénouement, en effet, a le défaut de nécessiter une double intervention des Dieux, puisque, dans le premier acte, Apollon déjà obtient des Parques que le roi puisse être sauvé par la mort volontaire d'un autre. Il était donc naturel et conséquent d'attribuer à la reconnaissance de ce Dieu le prodige qui rend Alceste à la vie. En outre, Hercule chassant à grands coups de massue les ombres et les divinités infernales dont Alceste est entourée, pouvait se tolérer sur les théâtres antiques, grâce à l'éloignement des acteurs et aux croyances religieuses des spectateurs; pour nous une pareille scène est parfaitement ridicule. Il est probable que Gluck était de cet avis; jamais il ne voulut consentir à donner une importance musicale à ce nouveau rôle qu'on lui imposait. Le fait est constaté, mais ne le fût-il pas, la trivialité d'une partie de l'air intercallé pour le vaillant Alcide au troisième acte suffirait pour le prouver[34]. Du Rollet, en même temps qu'il introduisait un nouveau personnage, en supprimait trois autres, assez inutiles, à la vérité. Ce sont les deux enfants d'Alceste (ils figurent bien encore aujourd'hui dans l'opéra, mais ils n'y chantent pas), et sa confidente Ismène.

La comparaison des deux partitions et l'examen des altérations que le texte musical primitif a subies, en passant dans la langue française, nous ont semblé pouvoir être le sujet d'études intéressantes pour les artistes, comme pour les amateurs auxquels, malgré les progrès incontestables de plusieurs branches de l'art, les œuvres du père de la tragédie lyrique sont restées chères et vénérables.

L'ouverture ne produirait probablement aucun effet aujourd'hui. Elle contient une foule d'accents pathétiques et touchants, mais, en général, la couleur sombre y domine trop, et l'instrumentation ne peut que nous paraître sourde et flasque, bien qu'elle soit plus chargée que les autres compositions instrumentales de Gluck. Les trombones y figurent dès le commencement; les trompettes, les clarinettes et les timbales seules, en sont exclues. Il est bon de dire, à ce sujet, que par une singularité dont nous ne connaissons aucun autre exemple, il n'y a pas une note de timbales durant tout le cours de l'opéra. Dans la partition française, l'auteur a ajouté des clarinettes à l'unisson des hautbois, ne faisant ainsi que renforcer le son de cet instrument, de manière à détruire toute proportion entre cette partie ainsi doublée et celle des flûtes, et sans tirer aucun parti spécial, pour les chants, l'harmonie, ou l'expression, de la plus pure de toutes les voix de l'orchestre. Cette disposition défectueuse indique une négligence que nous aurons plus d'une fois occasion de reprocher à l'auteur.

La principale cause du peu d'éclat de l'orchestre de Gluck en général, tient à l'emploi constant des instruments aigus dans le médium; défaut rendu plus sensible par l'excessive rudesse des basses écrites fréquemment dans le haut et dominant, par conséquent, outre mesure le reste de la masse harmonique. Je crois qu'on pourrait trouver aisément la raison de ce système, qui ne fut pas, du reste, exclusivement le partage de Gluck, dans la faiblesse des exécutants de ce temps-là; faiblesse telle, que l'ut au dessus des portées faisait trembler les violons, le sol aigu les flûtes et le les hautbois. D'un autre côté les violoncelles paraissant (comme aujourd'hui encore en Italie) un instrument de luxe dont on tâchait de se passer, les contre-basses demeuraient chargées presque exclusivement de la partie grave; de sorte que si le compositeur avait besoin de serrer son harmonie, il devait nécessairement, vu l'impossibilité de faire assez entendre les violoncelles, et l'extrême gravité du son des contre-basses, écrire cette partie très haut afin de la rapprocher davantage des violons. Depuis lors, on a senti en France et en Allemagne l'absurdité de cet usage, les violoncelles ont été introduits dans l'orchestre, en nombre supérieur à celui des contre-basses; d'où il suit que les basses de Gluck se trouvent aujourd'hui placées dans des circonstances essentiellement différentes de celles qui existaient de son temps et qu'il ne faut pas lui reprocher l'exubérance qu'elles ont acquises malgré lui aux dépens du reste de l'orchestre.

A cette époque, la clarinette était peu cultivée en Italie; ce bel instrument, si fécond en ressources, paraît nous être venu, avec beaucoup d'autres, de l'Allemagne. Les trompettes devaient également être fort mauvaises si l'on en juge par celles qu'on entend encore aujourd'hui dans les premiers théâtres italiens. La plupart des exécutants ne sauraient même faire sortir tous les sons qui composent leur échelle déjà si bornée; ils soutiennent, par exemple, que le si bémol du milieu n'existe pas; en conséquence, quand on a le malheur d'écrire pour eux, il est inutile d'employer cette note, ces messieurs ne chercheront pas même à l'exécuter, et se moqueront de vous si vous leur dites qu'il n'y a pas de trompette en France, en Allemagne ou en Angleterre, qui ne donne le si bémol avec la plus grande facilité. Il est donc extrêmement probable que si Gluck avait eu à sa disposition les magnifiques orchestres qu'on possède actuellement en cinq ou six endroits de l'Europe, tels que le Conservatoire et le grand Opéra de Paris, la société Philharmonique de Londres, l'Opéra de Vienne, de Berlin, de Dresde et de Munich, son instrumentation serait fort différente. Aussi ne la jugerons-nous jamais sans tenir compte de l'état d'enfance où languissait alors cette partie de l'art.

L'ouverture d'Alceste, ainsi que celles d'Iphigénie et de Don Giovianni, ne finit pas complètement avant le lever de toile; elle se lie au premier morceau de l'Opéra par un enchaînement harmonique au moyen duquel la cadence se trouve suspendue indéfiniment. Je ne vois pas trop, malgré l'emploi qu'en ont fait Gluck et Mozart, quel peut être l'avantage de cette forme inachevée pour les ouvertures. L'auditeur, désappointé de se voir privé de la conclusion du drame instrumental, en éprouve un moment de malaise aussi fatal à ce qui précède qu'à ce qui suit; l'opéra n'y gagne rien et l'ouverture y perd beaucoup. Aussi, cette coupe systématique ne s'est-elle plus reproduite nulle part, si ce n'est dans quelques fragments qu'on ne saurait considérer comme de véritables ouvertures et dont la sublime introduction de Robert-le-Diable sera éternellement le modèle.

Au lever de la toile, le chœur entrant sur l'accord de septième diminuée, sol dièze, si, , fa, qui rompt la cadence harmonique de l'orchestre, s'écrie: «Dieux, rendez-nous notre roi, notre père!» Cette exclamation nous fournit dès la première mesure le sujet d'une observation applicable au tissu vocal de tous les autres chœurs de Gluck.

On sait que la classification naturelle de la voix humaine est celle-ci: soprano et contralto pour les femmes; ténor et basse pour les hommes; les voix féminines se trouvant à l'octave supérieure des voix masculines, et dans le même rapport, le contralto dont le timbre est d'une quinte plus bas que le soprano, est donc à celui-ci exactement comme la basse est au ténor. Les anciens compositeurs français, soit à cause de la rareté des contralti, soit pour tout autre motif, ayant au contraire divisé les voix d'hommes en trois classes, et réduit les voix de femmes aux soprani seulement, remplaçaient le contralto par cette voix criarde, forcée et toute française qu'ils appelaient haute-contre, et qui n'est à tout prendre qu'un premier ténor. Gluck, en arrivant à Paris, se vit forcé d'abandonner l'excellente disposition chorale adoptée en Italie et en Allemagne, pour se conformer à l'usage déraisonnable et ridicule de l'opéra français. Il eut soin de n'employer la haute-contre que comme une voix bâtarde, n'ayant au plus qu'une octave d'étendue, incapable de monter comme le contralto ou de descendre comme le ténor, et destinée à compléter l'harmonie en se tenant constamment dans les six notes hautes , mi, fa, sol, la, si. Mais pour son Alceste italienne, écrite dans un tout autre système, il fallut mutiler en maint endroit les parties de contralto, et les renverser souvent à l'octave inférieure pour pouvoir conserver les chœurs et les faire exécuter en France. Toutefois, ces renversements au grave ne pouvant manquer d'occasionner plus ou moins de désordre dans l'harmonie, on conçoit qu'il ne les ait employés que lorsque la trop grande élévation de la partie de contralto l'y forçait absolument. Il a dû laisser, au contraire, tous les la, si bémols et si naturels, qui ne pouvaient manquer d'abonder comme notes mitoyennes du contralto et constituaient alors une partie de haute-contre presque toujours écrite dans les trois sons les plus élevés de son échelle.

Le premier récitatif du héraut: Popoli che dolenti (Peuple, écoutez)[35], ne me semble pas d'une bien grande originalité; le mode d'accompagnement en accords soutenus à quatre parties par tous les instruments à cordes, dont nous avons signalé les inconvénients dans un précédent article, est mis en usage ici, d'autant plus mal à propos que les desseins d'orchestre de l'ouverture sont peu saillants, et que les deux chœurs suivants sont également accompagnés en harmonie plaquée note contre note, ce qui, en raison de la lenteur de mouvement de ces deux morceaux, leur donne une fâcheuse ressemblance avec le récitatif, et répand sur toute la première scène une grande monotonie.

Le premier chœur Ah! di questo afflitto regno! (O dieux! qu'allons-nous devenir?) a gagné à sa seconde édition; l'andante est beaucoup trop développé en italien, et doit paraître d'autant plus traînant qu'il se répète plusieurs fois; au contraire, l'allegro qui le termine, est incomparablement mieux écrit pour les voix dans l'original que dans la traduction. Au lieu de l'entrée nasillarde des hautes-contre sur le vers: «Non, jamais le courroux céleste,» ce sont les soprani qui attaquent le thême (à l'octave supérieure par conséquent) avec les mots: Ah! per noi del ciel lo sdegno. Cette coda agitée est d'un bel effet, mais assez difficile, à cause de la rapidité du débit des paroles, et d'une foule de grupetti, dont les notes vocalisées de deux en deux, d'après une habitude favorite de Gluck, présenteraient l'ensemble le plus disgracieux, si une exécution nette et agile n'en faisait disparaître la défectuosité. Le chœur dialogué de droite à gauche: Misera Admeto! (O malheureux Admète!) a l'inconvénient d'être absolument de la même couleur, du même style rhythmique, et aussi dépourvu de dessins intéressants, que l'andante qui forme la première partie du précédent. A la réunion des deux masses vocales sur les paroles: Di duol, di lagrime et di pietà, les trois voix inférieures étaient doublées par des trombones qui ont été supprimés dans l'opéra français.

Mais nous voici à l'entrée d'Alceste. Son récitatif Popoli di Tessaglia est un des exemples clair-semés que présentent les partitions italiennes de Gluck, du dialogue accompagné d'une simple basse, à laquelle probablement se joignaient les accords du cembalo (clavecin); système dont on ne trouve pas de trace dans ses opéras français. Ce récitatif me semble peu remarquable. Le monologue français qui le remplace, Sujets du roi le plus aimé, est au contraire d'une profonde expression, l'ame tout entière de la jeune reine s'y dévoile en quelques mesures. L'air sublime Io non chiedo eterni dei, (Grands dieux! du destin qui m'accable), présente pour la diction des paroles, l'enchaînement des phrases mélodiques et l'art de ménager la force des accents jusqu'à l'explosion finale, des difficultés énormes, dont les jeunes cantatrices ne se doutent pas, mais qu'elles devront méditer et travailler avec soin si jamais elles abordent ce rôle si éloigné de leurs habitudes musicales. La troisième scène s'ouvre dans le temple d'Apollon. Entrent le grand-prêtre, les sacrificateurs avec les encensoirs et les instruments du sacrifice, ensuite Alceste conduisant ses enfants, les courtisans, le peuple. Ici Gluck a fait de la couleur locale s'il en fut jamais, c'est la Grèce antique qu'il nous révèle dans toute sa majestueuse et belle simplicité. Ecoutez ce morceau instrumental (Aria di pantomimo) sur lequel entre le cortége; entendez (si les parleurs impitoyables de l'Opéra vous le permettent) cette mélodie douce, voilée, calme, résignée, cette pure harmonie, ce rhythme à peine sensible des basses, dont les mouvements onduleux se dérobent sous l'orchestre, comme les pieds des prêtresses sous leurs blanches tuniques; prêtez l'oreille à la voix insolite de ces flûtes dans le grave[36], à ces enlacements des deux parties de violons dialoguant le chant, et dites s'il y a en musique quelque chose de plus beau, dans le sens antique du mot, que cette marche religieuse. La cérémonie commence par une prière dont le grand-prêtre seul a prononcé d'un ton solennel les premiers mots: Dilegua il nero turbine (Dieu puissant écarte du trône), entrecoupés de trois larges accords d'ut pris à demi voix, puis enflé jusqu'au fortissimo, par les instruments de cuivre. Rien de plus imposant que ce dialogue entre la voix du pontife et cette harmonie pompeuse des trompettes sacrées. Le chœur, après un court silence, reprend les mêmes paroles dans un morceau assez animé à six-huit dont la forme et la mélodie frappent d'étonnement par leur étrangeté. On s'attend, en effet, à ce qu'une prière soit d'un mouvement lent et dans une mesure tout autre que la mesure à six-huit. Pourquoi celle-ci, sans perdre de sa gravité, joint-elle à une espèce d'agitation tragique un rhythme fortement marqué et une instrumentation éclatante? Je penche fort à croire que, les cérémonies religieuses de l'antiquité étant toujours accompagnées de certaines saltations ou danses symboliques, Gluck, préoccupé de cette idée, a voulu donner à sa musique un caractère en rapport avec cet usage. L'harmonieux ensemble qui résulte, à la représentation, des voix du chœur chantant et des mouvements du chœur agissant processionnellement autour de l'autel, prouve que, malgré l'ignorance probable où sont les plus habiles chorégraphes sur le véritable rituel des anciens sacrifices, son instinct poétique n'a pas abusé le compositeur en le guidant dans cette voie.

Le récitatif obligé du grand-prêtre: I tuoi prieghi ô regina (Apollon est sensible à nos gémissements), me semble la plus magnifique application de cette partie du système de l'auteur, qui consiste à n'employer les masses instrumentales qu'en proportion du degré d'intérêt ou de passion. Ici les instruments à cordes débutent seuls, par un unisson dont le dessin se reproduit jusqu'à la fin de la scène avec une énergie croissante. Au moment où l'exaltation prophétique du prêtre commence à se manifester (Tout m'annonce du Dieu la présence suprême,) les seconds violons et altos entament un tremulando arpégé, sur lequel tombe, de temps en temps, un coup violent des basses et premiers violons.

Les flûtes, les hautbois et les clarinettes n'entrent que successivement dans les intervalles des interjections du pontife inspiré; les cors et les trombones se taisent toujours; mais à ces mots: «Le saint trépied s'agite, tout se remplit d'un juste effroi,» la masse de cuivre vomit sa bordée si longtemps contenue, les flûtes et les hautbois font entendre leurs cris féminins, le frémissement des violons redouble, la marche terrible des basses ébranle tout l'orchestre. Ribomba il Tempio (il va parler....), puis un silence subit:

Saisi de crainte... et de respect,...
Peuple, observe un profond silence.
Reine, dépose à son aspect
Le vain orgueil de la puissance,
Tremble!

Ce dernier mot, prononcé dans le français sur une seule note soutenue, pendant que le prêtre promenant sur Alceste un regard égaré, lui indique du doigt le degré inférieur de l'autel où elle doit incliner son front royal, couronne d'une manière sublime cette scène extraordinaire. C'est prodigieux, c'est de la musique de géant, dont jamais avant Gluck on n'avait soupçonné l'existence!

Nous voici parvenus à le scène de l'oracle qui succède au récitatif du grand-prêtre, après un silence général: Il re morra, s'altri per lui non more (Le roi doit mourir aujourd'hui, si quelque autre au trépas ne se livre pour lui). Cette phrase, dite presque en entier sur une seule note, et les sombres accords de trombones qui l'accompagnent ont été imités ou plutôt copiés par Mozart, dans Don Giovanni, pour les quelques mots que prononce la statue du commandeur dans le cimetière. Le chœur qui suit est d'un beau caractère, c'est bien la stupeur et la consternation d'un peuple dont l'amour pour son roi ne va pas jusqu'à se dévouer pour lui. L'auteur a supprimé dans l'opéra français un second chœur de basses placé derrière la scène, murmurant à demi-voix: Fuggiamo! fuggiamo! pendant que le premier chœur, tout entier à son étonnement, répète sans songer à fuir: Che annunzio funesto! (quel oracle funeste!) A la place de ce deuxième chœur, il a fait parler le grand-prêtre d'une manière tout-à-fait naturelle et dramatique. Nous indiquerons à ce sujet une tradition importante dont l'oubli affaiblirait énormément l'effet de la péroraison de cette imposante scène. Voici en quoi elle consiste. A la fin du largo à trois temps qui précède la coda agitée: Fuggiamo di questo soggiorno (Fuyons, nul espoir ne nous reste), la partie du grand-prêtre indique dans la partition ces mots: (Votre roi va mourir), sur les six notes ut ut ré ré ré fa, dans le medium et commencées sur l'avant-dernier accord du chœur. A l'exécution, au contraire, le grand-prêtre attend que le chœur ne se fasse plus entendre, et au milieu de ce silence de mort, il lance à l'octave supérieure son: «Votre roi va mourir», comme le cri d'alarme qui donne à cette foule épouvantée le signal de la fuite. Tous alors de se disperser en tumulte, abandonnant Alceste évanouie au pied de l'autel. Rousseau a reproché à cet allegro agitato, d'exprimer aussi bien le désordre de la joie que celui de la terreur; on peut répondre à cette critique que Gluck se trouvait là, placé sur la limite ou sur le point de contact des deux passions, et qu'il lui était en conséquence à peu près impossible de ne pas encourir un pareil reproche. Et la preuve, c'est que dans les vociférations d'une multitude qui se précipite d'un lieu à un autre, l'auditeur placé à distance ne saurait, sans en être prévenu, découvrir si le sentiment qui l'agite est celui de la frayeur ou d'une folle gaîté. Pour rendre plus complètement ma pensée, je dirai: Un compositeur peut bien écrire un chœur dont l'intention joyeuse ne saurait en aucun cas être méconnue, mais l'inverse n'a pas lieu, et les agitations d'un grand nombre d'hommes, traduites musicalement, quand elles n'ont pas pour objet la haine ou la vengeance, se rapprocheront toujours beaucoup, au moins pour le mouvement et le rhythme, du mouvement et des formes rhythmiques de la joie tumultueuse. On pourrait trouver à ce chœur un défaut plus réel, celui de manquer de développements. Il est trop court, et son laconisme nuit, non-seulement à l'effet musical, mais à l'action scénique, puisque sur les dix-huit mesures qui le composent, il est fort difficile aux choristes de trouver le temps de quitter le théâtre sans sacrifier entièrement la dernière moitié du morceau.

La reine, demeurée seule dans le temple, exprime son anxiété par un de ces récitatifs comme Gluck seul en a jamais su faire; ce monologue est déjà beau en italien, en français il est sublime. Je ne crois pas qu'on puisse rien trouver de comparable pour la vérité et la forme de l'expression, à la musique (car un tel récitatif en est une aussi admirable que les plus beaux airs) des paroles suivantes:

      Il n'est plus pour moi d'espérance!
Tout fuit.... tout m'abandonne à mon funeste sort;
      De l'amitié, de la reconnaissance
J'espèrerais en vain un si pénible effort.
      Ah! l'amour seul en est capable!
Cher époux, tu vivras, tu me devras le jour;
Ce jour dont te privait la Parque impitoyable
      Te sera rendu par l'amour.

Au quatrième vers, l'orchestre commence un crescendo, image musicale de la grande idée de dévouement qui vient de poindre dans l'ame d'Alceste, l'exalte, l'embrase, et aboutit à cet éclat d'orgueil et d'enthousiasme: «Ah! l'amour seul en est capable»; après quoi le débit devient précipité, la phrase court avec tant d'ardeur que l'orchestre, renonçant à la suivre, s'arrête haletant, et ne reparaît qu'à la fin pour s'épanouir en accords pleins de tendresse sous le dernier vers. Tout cela appartient en propre à l'opéra français, aussi bien que l'air célèbre, Non, ce n'est point un sacrifice. Dans ce morceau qui est à la fois un air et un récitatif, la connaissance la plus complète des traditions et du style de l'auteur peut seule guider le chef d'orchestre et la cantatrice; les changements de mouvements y sont fréquents, et quelques-uns ne sont pas marqués dans la partition. Ainsi, après le dernier point d'orgue, Alceste en disant: «Mes chers fils, je ne vous verrai plus», doit ralentir la mesure de plus du double, de manière à donner aux noires une valeur égale à celle des blanches pointées du mouvement précédent. Un autre passage, le plus saisissant sans contredit, deviendrait tout-à-fait un non sens, si le mouvement n'était ménagé avec une extrême délicatesse. C'est à la seconde apparition du motif: Non, ce n'est point un sacrifice! Eh! pourrai-je vivre sans toi, sans toi, cher Admète?

Cette fois, au moment d'achever sa phrase, Alceste, frappée d'une idée désolante, s'arrête tout-à-coup à «sans toi...» Un souvenir est venu étreindre son cœur de mère et briser l'élan héroïque qui l'entraînait à la mort.... Deux hautbois élèvent leurs voix gémissantes dans le court intervalle de silence que laisse l'interruption soudaine du chant et de l'orchestre; aussitôt Alceste: O mes enfants! ô regrets superflus! elle pense à ses fils, elle croit les entendre; égarée et tremblante elle les cherche autour d'elle, répondant aux plaintes entrecoupées de l'orchestre, par une plainte folle, convulsive, qui tient autant du délire que de la douleur, et rend incomparablement plus frappant l'effort de la malheureuse pour résister à ces voix chéries, et répéter une dernière fois, avec l'accent d'une résolution inébranlable: «Non, ce n'est point un sacrifice.» En vérité, quand la musique est parvenue à ce degré d'élévation poétique, il faut plaindre les exécutants chargés de rendre la pensée du compositeur; le talent ne suffit plus pour cette tâche écrasante; il faut à toute force du génie.

Beaucoup de prime donne italiennes, françaises ou allemandes, se sont fait, à juste titre, une réputation de virtuoses habiles en chantant les plus célèbres compositions de l'art moderne, et ne pourraient, sans se couvrir de ridicule, toucher au répertoire du vieux Gluck, comme à certaines parties de celui de Mozart. On compte plusieurs Ninettes, Rosines et Sémiramis supportables; de combien de Donne Anne et d'Alcestes pourrait-on en dire autant.

Le récitatif Arbitres du sort des humains, dans lequel Alceste, agenouillée au pied de la statue d'Apollon, prononce son terrible vœu, manque également dans la partition italienne; il offre cela de particulier dans son instrumentation, que la voix est presque constamment suivie à l'unisson et à l'octave par six instruments à vent, deux hautbois, deux clarinettes et deux cors, sur le tremolo de tous les instruments à cordes. Ce mode d'orchestration est fort rare, je ne crois pas qu'on l'ait tenté avant Gluck; il est ici d'un effet solennel qui convient merveilleusement à la situation. Remarquons en même temps le singulier enchaînement de modulations suivi par l'auteur pour lier ensemble les deux grands airs que chante Alceste à la fin de cet acte. Le premier est en ré majeur le récitatif qui lui succède et dont je viens de parler commençant aussi en , finit en ut dièze mineur; le solo du grand-prêtre rentrant pour dire que le vœu d'Alceste est accepté, commence en ut dièze mineur et finit en mi bémol, et le dernier air de la reine est en si bémol. Mais n'anticipons pas: le morceau du grand-prêtre, Déjà la mort s'apprête, n'est autre que l'air d'Ismène au second acte de la partition italienne, Parto ma senti, avantageusement modifié. En français, l'andante est plus court, l'allegro plus long, et une partie de basson assez intéressante, est ajoutée à l'orchestre. Du reste, le fond de la pensée première est presque partout conservé. Je dois encore ici indiquer une nuance très importante dont l'indication manque à l'édition française. Dans le dessin continu de seconds violons qui accompagne tout l'allegro, la première moitié de chaque mesure est marquée forte dans l'original, et la seconde piano. Malgré l'oubli du graveur français, il est évident que cette double nuance est d'un effet trop saillant pour qu'on puisse la négliger, et exécuter mezzo forte d'un bout à l'autre le passage en question, ainsi que je l'ai vu faire à l'Opéra, lors de la dernière reprise d'Alceste.

J'arrive à l'air: Ombre! larve! Compagne di morte (Divinités du Styx!) Alceste est seule de nouveau; le grand-prêtre l'a quittée en lui annonçant que les ministres du dieu des morts l'attendront au coucher du soleil. C'en est fait; quelques heures à peine lui restent. Mais la faible femme, la tremblante mère, ont disparu pour faire place à un être qui, jeté hors de sa nature par le fanatisme de l'amour, est désormais inaccessible à la crainte et va frapper sans pâlir aux portes de l'enfer.

Dans ce paroxisme d'enthousiasme héroïque, Alceste interpelle les dieux du Styx pour les braver; une voix rauque et terrible lui répond; le cri de joie des cohortes infernales, l'affreuse fanfare de la trombe tartaréenne retentit pour la première fois aux oreilles de la jeune et belle reine qui va mourir. Son courage n'en est point ébranlé; elle apostrophe au contraire avec un redoublement d'énergie ces dieux avides, dont elle méprise les menaces et dédaigne la pitié; elle a bien un instant d'attendrissement, mais son audace renaît, ses paroles se précipitent: Forza ignota che in petto mi sento (Je sens une force nouvelle). Sa voix s'élève graduellement, les inflexions en deviennent de plus en plus passionnées: Mon cœur est animé du plus noble transport! et après un court silence, reprenant sa frémissante évocation, sourde aux aboiements de Cerbère, comme à l'appel menaçant des ombres, elle répète encore: je n'invoquerai point votre pitié cruelle, avec de tels accents, que les bruits étranges de l'abîme disparaissent vaincus par le dernier cri de cet enthousiasme mêlé d'angoisse et d'horreur.

Je crois que ce prodigieux morceau est la manifestation la plus complète des facultés de Gluck, facultés qui ne se représenteront peut-être jamais réunies au même degré chez le même individu; inspiration entraînante, haute raison, grandeur de style, abondance de pensées, connaissance profonde de l'art de dramatiser l'orchestre, expression toujours juste, naturelle et pittoresque, désordre apparent qui n'est qu'un ordre plus savant, simplicité d'harmonie et de dessins, mélodies touchantes et, par-dessus tout, force immense qui épouvante l'imagination capable de l'apprécier.

Conçoit-on qu'un pareil homme se soit vu forcé de subir les ridicules exigences du prétendu poète avec lequel il s'était malheureusement associé? Dans l'original italien, le mot ombre, par lequel l'air commence, étant placé sur deux larges notes, donne à la voix le temps de se développer et rend la réponse des dieux infernaux, représentés par les instruments de cuivre, beaucoup plus saillante, le chant cessant au moment où s'élève le cri instrumental. Il en est de même du second mot larve, qui, placé une tierce plus haut que le premier, appelle cet effroyable rugissement d'orchestre, auquel je ne connais rien d'analogue en musique dramatique. Dans la traduction française, à la place de chacun de ces deux mots, qui étaient tout traduits en y ajoutant un s, nous avons, Divinités du Styx, par conséquent, au lieu d'un membre de phrase excellent pour la voix, d'un sens complet enfermé dans une mesure, le changement produit cinq répercussions insipides de la même note, pour les cinq syllabes Di-vi-ni-tés du, le mot Styx étant placé à la mesure suivante, en même temps que l'entrée des instruments à vent qui l'écrase et empêche de l'entendre. Par là, le sens demeurant incomplet dans la mesure où le chant est à découvert, l'orchestre a l'air de partir trop tôt et de répondre à une interpellation inachevée. De plus, la phrase italienne, Compagne di morte, sur laquelle la voix se déploie si bien, étant supprimée en français, laisse dans la partie vocale une lacune que rien ne saurait justifier. La belle pensée du compositeur serait reproduite sans altération, si, au lieu des mots que je viens de désigner, on adaptait ceux-ci:

Ombres! larves! pâles compagnes de la mort!

Sans doute le rimailleur n'était pas content de la structure de ce vers, et plutôt que de manquer aux règles de l'hémistiche il a profané, gâté, mutilé, défiguré la plus étonnante inspiration de l'art tragique. C'était quelque chose de si important, en effet, que les vers de M. Du Rollet!!—Le premier acte finit là, qui oserait aujourd'hui remplir une dernière scène avec un seul personnage, et faire baisser la toile sur un air? Celui-là seul, probablement, qui serait capable d'en écrire un pareil, et certes il n'aurait pas à se repentir de sa témérité. Le public est plus las qu'on ne pense du retour constant et par conséquent toujours prévu, des mêmes effets produits aux mêmes endroits, par les mêmes moyens; un changement ne lui déplairait pas, et peut-être bien qu'il ne serait pas fort difficile de le faire divorcer avec la grosse caisse, même dans un final.

Les actes suivants de la partition d'Alceste passent pour inférieurs au premier; ils sont d'un effet moins saisissant à la vérité, à cause de la marche de l'action qui ne suit pas une progression croissante, et force le compositeur d'avoir trop constamment recours aux accents de deuil et d'effroi, ceux de tous dont se fatigue le plus aisément un auditoire français. Mais en réalité, nous ne croyons pas que le musicien ait fait preuve de moins de génie dans les deux derniers actes. S'il était possible, sans tomber dans des redites fastidieuses pour le lecteur, de faire une analyse détaillée de toutes les beautés que Gluck a répandues à pleines mains sur le reste de son chef-d'œuvre, nous ne serions pas embarrassé de le prouver. Bornons-nous à indiquer les deux airs: Alceste, au nom des Dieux et Caron t'appelle, comme deux modèles, l'un de sensibilité et l'autre d'imagination. Le premier n'a subi aucune altération en passant sur la scène française; il n'en est pas de même du second, dont l'instrumentation a beaucoup gagné à cette épreuve. Gluck a donné aux cors seuls à l'unisson l'appel lointain de la conque de Caron, qu'il avait, dans la pièce italienne, représentée avec infiniment moins de bonheur par des trombones et des bassons. Le son du cor piano, mystérieux et sourd, convient parfaitement à ce genre d'effet. Gluck le rendit en même temps caverneux et étrange, en faisant aboucher l'un contre l'autre, les pavillons des cors, de manière à ce que les sons dussent se heurter au passage, et les deux instruments se servir de sourdine mutuellement. L'opposition qu'on trouve toujours chez les exécutants dès qu'il s'agit de déranger quelque chose à leurs habitudes, a fait abandonner depuis longtemps ce moyen employé du vivant de l'auteur; et comme la partition ne porte aucune indication à ce sujet, il est probable que ce sera dans peu une tradition perdue.

Parmi les fragments des derniers actes de l'Alceste italienne qui ont été supprimés dans la traduction, citons le grand récitatif mesuré: Ovve fuggo?.... ovve m'ascondo?..... Bizarre, pathétique et effrayant au plus haut degré; et l'air fort développé, mais très insignifiant d'Evandre, dont les premières paroles m'échappent. L'Alceste française compte plusieurs morceaux fort beaux, que Gluck a écrits à Paris spécialement pour elle; tels que l'air sublime: Ah! divinités implacables! le chœur: Vivez, régnez; et le monologue d'Alceste pendant le ballet: Ces chants me déchirent le cœur.

Pour le délicieux chœur de danse: Parez vos fronts de fleurs nouvelles, Gluck l'avait emprunté à sa partition d'Helena e Paride, aujourd'hui tout-à-fait inconnue.

LE SUICIDE PAR ENTHOUSIASME.

L'enthousiasme est une passion comme l'amour. Le fait que nous allons rapporter en fournit une preuve nouvelle. En 1808, un jeune musicien remplissait depuis trois ans, avec un dégoût évident, l'emploi de premier violon dans un théâtre du midi de la France. L'ennui qu'il apportait chaque soir à l'orchestre, où il s'agissait presque toujours d'accompagner le Tonnelier, le Roi et le Fermier, les Prétendus ou quelque autre partition de la même école, l'avait fait passer dans l'esprit de la plupart de ses camarades pour un insolent fanfaron de goût et de science, qu'il s'imaginait, disaient-ils, avoir seul en partage, ne faisant aucun cas de l'opinion du public dont les applaudissements lui faisaient hausser les épaules, ni de celles des artistes qu'il avait l'air de regarder comme des enfants. Ses rires dédaigneux et ses mouvements d'impatience, chaque fois qu'un pont-neuf se présentait sous son archet, lui avaient fréquemment attiré de sévères réprimandes de la part de son chef d'orchestre, auquel il eût depuis longtemps envoyé sa démission, si la misère, qui semble presque toujours choisir pour ses victimes des êtres de cette nature, ne l'avait irrévocablement cloué devant son pupitre huileux et enfumé.

Adolphe D*** était, comme on voit, un de ces artistes prédestinés à la souffrance qui, portant en eux-mêmes un idéal du beau, le poursuivent sans relâche, haïssant avec fureur tout ce qui n'y ressemble pas. Gluck, dont il avait copié les partitions pour mieux les connaître, et qu'il savait par cœur, était son idole. Il le lisait, jouait et chantait à toute heure. Un malheureux amateur auquel il donnait des leçons de solfége, eut l'imprudence de lui dire un jour que ces opéras de Gluck n'étaient que des cris et du plain-chant; D***, rougissant d'indignation, ouvre précipitamment le tiroir de son bureau, en tire une dizaine de cachets de leçons, dont l'amateur lui devait le prix, et les lui jetant à la tête: «Sortez de chez moi, dit-il, je ne veux ni de vous, ni de votre argent, et si vous osez repasser le seuil de ma porte, je vous jette par la fenêtre.»

On conçoit qu'avec une pareille tolérance pour le goût des élèves, D*** ne dût pas faire fortune en donnant des leçons. Spontini était alors dans toute sa gloire. L'éclatant succès de la Vestale, annoncé par les mille voix de la presse, rendait les dilettanti de chaque province jaloux de connaître cette partition tant vantée par les Parisiens, et les malheureux directeurs de théâtre s'évertuaient à tourner, sinon à vaincre, les difficultés d'exécution et de mise en scène du nouvel ouvrage.

Le directeur de D***, ne voulant pas rester en arrière du mouvement musical, annonça bientôt à son tour que la Vestale était à l'étude. D***, exclusif comme tous les esprits ardents auxquels une éducation solide n'a pas appris à motiver leurs jugements, montra d'abord une prévention défavorable à l'opéra de Spontini dont il ne connaissait pas une note. «On prétend que c'est un style nouveau, plus mélodique que celui de Gluck: tant pis pour l'auteur, la mélodie de Gluck me suffit; le mieux est ennemi du bien. Je parie que c'est détestable.»

Ce fut en pareilles dispositions qu'il arriva à l'orchestre le jour de la première répétition générale. Comme chef de pupitre, il n'avait pas été tenu d'assister aux répétitions partielles qui avaient précédé celle-là, et les autres musiciens, qui, tout en admirant Lemoine, trouvaient néanmoins Spontini fort beau, se dirent à son arrivée: «Voyons ce que va décider le grand Adolphe.» Celui-ci répéta sans laisser échapper un mot, un signe d'admiration ou de blâme. Un étrange bouleversement s'opérait en lui. Comprenant bien, dès la première scène, qu'il s'agissait là d'une œuvre haute et puissante, que Spontini était un génie dont il ne pouvait méconnaître la supériorité, mais ne se rendant pas compte cependant de ses procédés, tout nouveaux pour lui, et qu'une mauvaise exécution de province rendait encore plus difficile à saisir, D*** emprunta la partition, en apprit les paroles, étudia un à un l'esprit, le caractère de chaque personnage, et se jetant ensuite dans l'analyse de la partie musicale, suivit ainsi la route qui devait l'amener à une connaissance véritable et complète de l'opéra entier. Depuis lors, on observa qu'il devenait de plus en plus morose et taciturne, éludant les questions qui lui étaient adressées, ou riant d'un air sardonique quand il entendait ses camarades se récrier d'admiration: «Imbéciles! pensait-il sans doute, vous êtes bien capables de concevoir un tel ouvrage, vous qui admirez les Prétendus

Ceux-ci ne doutaient pas, à cette expression d'ironie empreinte sur les traits de D*** qu'il ne fût aussi sévère pour Spontini qu'il l'avait été pour Lemoine, et qu'il ne confondît les trois compositeurs dans la même condamnation. Le final du second acte l'ayant ému cependant jusqu'aux larmes, un jour que l'exécution était un peu moins exécrable que de coutume, on ne sut plus que penser de lui. Il est fou, disaient les uns; c'est une comédie qu'il joue, disaient les autres; et tous, c'est un pauvre musicien. D***, immobile sur sa chaise, plongé dans une rêverie profonde, essuyant furtivement ses yeux, ne répondait mot à toutes ces impertinences; mais un trésor de mépris et de rage s'amassait dans son cœur. L'impuissance de l'orchestre, celle plus évidente encore des chœurs, le défaut d'intelligence et de sensibilité des acteurs, les broderies de la première chanteuse, les mutilations de toutes les phrases, de toutes les mesures, les coupures insolentes, en un mot les tortures de toute espèce qu'il voyait infliger à l'œuvre devenue l'objet de sa profonde adoration et qu'il possédait comme l'auteur lui-même, lui faisaient éprouver un supplice que je connais fort bien, mais que je ne saurais décrire. Après le second acte, la salle entière s'étant levée un soir en poussant des cris d'admiration, D*** sentit sa fureur le submerger, et comme un habitué du parquet lui adressait, plein de joie, cette question banale:

—«Eh bien! monsieur Adolphe, que dites-vous de cela?

—»Je dis, lui cria D*** pâle de colère, que vous et tous ceux qui se démènent dans cette salle, êtes des sots, des ânes, des brutes, dignes tout au plus de la musique de Lemoine, puisque au lieu d'assommer le directeur, les chanteurs et les musiciens, vous prenez part, en applaudissant, à la plus indigne profanation dont on puisse flétrir le génie.»

Pour cette fois, l'incartade était trop forte, et malgré le talent d'exécution du fougueux artiste, qui en faisait un sujet précieux, malgré la misère affreuse où l'allait réduire une destitution, le directeur, pour venger l'injure du public, se vit forcé de la lui envoyer.

D***, contre l'ordinaire des caractères de sa trempe, avait des goûts fort peu dispendieux. Quelques épargnes faites sur les appointements de sa place et les leçons qu'il avait données jusqu'à cette époque, lui assurant pour trois mois au moins son existence, amortirent le coup de la destitution et la lui firent même envisager comme un événement heureux qui pouvait exercer une influence favorable sur sa carrière d'artiste, en le rendant à la liberté. Mais le charme principal de cette délivrance inattendue venait d'un projet de voyage que D*** roulait dans sa tête, depuis que le génie de Spontini lui était apparu. Entendre la Vestale à Paris, tel était le but constant de son ambition. Le moment d'y atteindre paraissait arrivé, quand un incident, que notre enthousiaste ne pouvait prévoir, vint y mettre obstacle. Né avec un tempérament de feu, des passions indomptables, Adolphe cependant était timide auprès des femmes, et à part quelques intrigues, fort peu poétiques avec les princesses de son théâtre, l'amour furieux, dévorant, l'amour frénésie, le seul qui pût être le véritable pour lui, n'avait point encore ouvert de cratère dans son cœur. En rentrant un soir chez lui, il trouva le billet suivant:

«Monsieur, s'il vous était possible de consacrer quelques heures à l'éducation musicale d'une élève, assez forte déjà pour ne pas mettre votre patience à de trop rudes épreuves, je serais heureuse que vous voulussiez bien en disposer en ma faveur. Vos talents sont connus et appréciés, beaucoup plus peut-être que vous ne le soupçonnez vous-même; ne soyez donc pas surpris si, à peine arrivée dans votre ville, une parisienne s'empresse de vous confier la direction de ses études dans le bel art que vous honorez et comprenez si bien.

«HORTENSE N***.»

Le mélange de flatterie et de fatuité, le ton à la fois dégagé et engageant de cette lettre, excitèrent la curiosité de D***, et au lieu d'y répondre par écrit, il résolut d'aller en personne remercier la Parisienne de sa confiance, l'assurer qu'elle ne le surprenait nullement, et lui apprendre que, sur le point de partir lui-même pour Paris, il ne pouvait entreprendre la tâche fort agréable sans doute qu'elle lui proposait. Ce petit discours, répété d'avance avec le ton d'ironie qui lui convenait, expira sur les lèvres de l'artiste en entrant dans le salon de l'étrangère. Sa grâce originale et mordante, sa mise élégante et recherchée, ce je ne sais quoi enfin qui fascine dans la démarche, dans tous les mouvements d'une beauté de la Chaussée-d'Antin, produisirent tout leur effet sur Adolphe. Au lieu de railler, il commençait à exprimer sur son prochain départ des regrets, dont le son de sa voix et le trouble de toute sa personne décelaient la sincérité, quand madame N***, en femme habile, l'interrompit:

—«Vous partez, monsieur? oh! mon Dieu! j'ai été bien inspirée de ne pas perdre de temps. Puisque c'est à Paris que vous allez, commençons nos leçons pendant le peu de jours qui vous restent; immédiatement après la saison des eaux, je retourne dans la capitale où je serai charmée de vous revoir et de profiter alors plus librement de vos conseils.» Adolphe, heureux intérieurement de voir les raisons dont il avait motivé son refus si facilement détruites, promit de commencer le lendemain, et sortit tout rêveur. Ce jour-là il ne pensa pas à la Vestale.

Madame M*** était une de ces femmes adorables (comme on dit au café Anglais, chez Tortoni et dans trois ou quatre autres foyers de dandysme) qui, trouvant délicieusement originales leurs moindres fantaisies, pensent que ce serait un meurtre de ne pas les satisfaire, et professent en conséquence une sorte de respect pour leurs propres caprices, quelque absurdes qu'ils soient.

—«Mon cher Fr***, disait, il y a quelques mois, une de ces charmantes créatures à un dilettante célèbre, vous connaissez Rossini, dites-lui donc de ma part que son Guillaume Tell est une chose mortelle; que c'est à périr d'ennui, et qu'il ne s'avise pas d'écrire un second opéra dans ce style, autrement madame M***** et moi, qui l'avons si bien soutenu, nous l'abandonnerions sans retour.»

Une autre fois:

—«Qu'est-ce donc que ce nouveau pianiste polonais, dont tous les artistes raffolent et dont la musique est si bizarre? Je veux le voir, amenez-le moi demain.»

—«Madame, je ferai mon possible pour cela, mais je dois vous avouer que je connais peu l'auteur des mazourkas et qu'il n'est point à mes ordres.»

—«Non, sans doute, il n'est pas à vos ordres, mais il doit être aux miens. Ainsi je compte sur lui.»

Cette singulière invitation n'ayant pas été acceptée, la souveraine annonça à ses sujets que M. Chopin était un petit original jouant passablement du piano, mais dont la musique n'était qu'un logogriphe perpétuel fort ridicule.

Une fantaisie de cette nature fut le seul motif de la lettre passablement impertinente qu'Adolphe reçut de madame N***, au moment où il s'occupait de son départ pour Paris. La belle Hortense était de la plus grande force sur le piano et possédait une voix superbe, dont elle se servait aussi avantageusement qu'il est possible de le faire, quand l'ame n'y est pas. Elle n'avait donc nul besoin des leçons de l'artiste provençal; mais l'apostrophe lancé par celui-ci, en plein théâtre, à la face du public, avait, comme on le pense bien, retenti dans la ville. Notre Parisienne en entendant parler de toutes parts, demanda et obtint sur le héros de l'aventure des renseignements qui lui parurent piquants. Elle voulut le voir aussi; comptant bien, après avoir à loisir examiné l'original, fait craquer tous ses ressorts, joué de lui comme d'un nouvel instrument, lui donner un congé illimité. Il en arriva tout autrement cependant, au grand dépit de la jolie simia parisiensis. Adolphe était fort bien; de grands yeux noirs pleins de feu, des traits réguliers qu'une pâleur habituelle couvrait d'une teinte légère de mélancolie, mais où brillait par intervalles l'incarnat le plus vif, selon que l'enthousiasme ou l'indignation faisaient battre son cœur; une tournure distinguée et des manières fort différentes de celles qu'on aurait pu lui supposer, à lui qui n'avait guère vu le monde que par le trou de la toile de son théâtre; son caractère emporté et timide à la fois, où se rencontrait le plus singulier assemblage de raideur et de grâce, de patience et de brusquerie, de jovialité subite et de rêverie profonde, en faisaient, par tout ce qu'il y avait en lui d'imprévu, l'homme le plus capable d'enlacer une coquette dans ses propres filets. C'est ce qui arriva, sans préméditation aucune de la part d'Adolphe pourtant; car il fut pris le premier. Dès la première leçon, la supériorité musicale de madame N*** se montra dans tout son éclat; au lieu de recevoir des conseils, elle en donna presque à son maître. Les sonates de Steibelt, le Hummel du temps, les airs de Paësiello et de Cimarosa qu'elle couvrait de broderies parfois d'une audacieuse originalité, lui fournirent l'occasion de faire scintiller successivement chacune des facettes de son talent. Adolphe, pour qui une telle femme et une pareille exécution étaient choses nouvelles, fut bientôt complètement sous le charme. Après la grande fantaisie de Steibelt (l'Orage), où Hortense lui sembla disposer de toutes les puissances de l'art musical:

—«Madame, lui dit-il tremblant d'émotion, vous vous êtes moquée de moi en me demandant des leçons; mais comment pourrais-je vous en vouloir d'une mystification qui m'a ouvert à l'improviste le monde poétique, le ciel de mes songes d'artiste, en faisant de chacun de mes rêves autant de sublimes réalités? Continuez à me mystifier ainsi, madame, je vous en conjure, demain, après-demain, tous les jours, et je vous devrai les plus enivrantes jouissances qu'il m'ait été donné de connaître de ma vie.»

L'accent avec lequel ces paroles furent dites par D***, les larmes qui roulaient dans ses yeux, le spasme nerveux qui agitait ses membres, étonnèrent Hortense bien plus encore que son talent à elle n'avait surpris le jeune artiste. Si les cadences, les traits, les harmonies pompeuses, les mélodies découpées en dentelle, en naissant sous les blanches mains de la gracieuse fée, causaient à Adolphe une sorte d'asphixie d'admiration, la nature impressionnable de celui-ci, sa vive sensibilité, les expressions pittoresques dont il se servait pour exprimer son enthousiasme, ne frappèrent pas moins vivement Hortense.

Il y avait si loin des suffrages passionnés, de ces joies si vraies de l'artiste, aux bravos tièdes et étudiés des merveilleux de Paris, que l'amour-propre tout seul aurait suffi pour faire regarder, sans trop de rigueur, un homme d'un extérieur moins avantageux que notre héros. L'art et l'enthousiasme se trouvaient en présence pour la première fois; le résultat d'une pareille rencontre était facile à prévoir..... Adolphe, ivre, fou d'amour, ne cherchant ni à cacher, ni même à modérer les élans de sa passion toute méridionale, désorienta Hortense et déjoua ainsi, sans s'en douter, le plan de défense médité par la coquette. Tout cela était si neuf pour elle! Sans ressentir réellement rien qui approchât de la dévorante ardeur de son amant, elle comprenait cependant qu'il y avait là tout un monde de sensations (si non de sentiments), que de fades liaisons contractées antérieurement ne lui avaient jamais dévoilé. Ils furent heureux ainsi, chacun à sa manière, pendant quelques semaines; le départ pour Paris fut, on le pense bien, indéfiniment ajourné. La musique était pour Adolphe un écho de son bonheur profond, le miroir où allaient se réfléchir les rayons de sa délirante passion, et d'où ils revenaient plus brûlants à son cœur. Pour Hortense, au contraire, l'art musical n'était qu'un délassement sur lequel elle était blasée dès longtemps; il ne lui procurait que d'agréables distractions, et le plaisir de briller aux yeux de son amant, était bien souvent le mobile unique qui pût l'attirer au piano.

Tout entier à sa rage de bonheur, Adolphe dans les premiers jours, avait un peu oublié le fanatisme qui jusqu'alors avait rempli sa vie. Quoiqu'il fût loin de partager les opinions parfois étranges de madame N**, sur le mérite des différentes compositions qui formaient son répertoire, il lui faisait néanmoins d'étonnantes concessions, évitant, sans trop savoir pourquoi, les points de doctrine artistique où un vague instinct l'avertissait qu'il y aurait eu entre eux une divergence trop marquée. Il ne fallait rien moins qu'un blasphême affreux, comme celui qui lui avait fait mettre à la porte un de ses élèves, pour détruire l'équilibre, que l'amour violent de D*** établissait dans son cœur avec ses convictions despotiques et passionnées sur la musique. Et ce blasphême, les jolies lèvres d'Hortense le laissèrent échapper.

C'était par une belle matinée de printemps; Adolphe, aux pieds de sa maîtresse, savourait ce bonheur mélancolique, cet accablement délicieux qui succède aux grandes crises de volupté. L'athée lui-même, en de pareils instants, entend au dedans de lui s'élever un hymne de reconnaissance vers la cause inconnue qui lui donna la vie; la mort, la mort rêveuse et calme comme la nuit, suivant la belle expression de Moore, est alors le bien auquel on aspire, le seul que nos yeux voilés de pleurs célestes nous laissent entrevoir, pour couronner cette ivresse surhumaine. La vie commune, la vie sans poésie, sans amour, la vie en prose, où l'on marche au lieu de voler, où l'on parle au lieu de chanter, où tant de fleurs aux couleurs brillantes sont sans parfum et sans grâce, où le génie n'obtient que le culte d'un jour et des hommages glacés, où l'art trop souvent contracte d'indignes alliances; la vie enfin, se présente alors sous un aspect si morne, si désert et si triste, que la mort, fût-elle dépourvue du charme réel que l'homme noyé dans le bonheur lui trouve, serait encore pour lui désirable, en lui offrant un refuge assuré contre l'existence insipide qu'il redoute par-dessus tout.

Perdu en de telles pensées, Adolphe tenait une des mains délicates de son amie, imprimant sur chaque doigt de petites morsures qu'il effaçait aussitôt par des baisers sans nombre; pendant que de son autre main, Hortense bouclait en fredonnant les noirs cheveux de son amant.

En écoutant cette voix si pure, si pleine de séductions, une tentation irrésistible le saisit à l'improviste.

«—Oh! dis-moi l'élégie de la Vestale, mon amour, tu sais:

Toi que je laisse sur la terre,
Mortel que je n'ose nommer[37].

«Chantée par toi, cette prodigieuse inspiration doit être d'un sublime inouï. Je ne sais comment je ne te l'ai pas encore demandée. Chante, chante-moi Spontini; que j'obtienne tous les bonheurs ensemble!

«—Quoi! c'est cela que vous voulez? répliqua madame N***, en faisant une petite moue qu'elle croyait charmante, cette grande lamentation monotone vous plaît?... Oh Dieu! que c'est ennuyeux! quelle psalmodie! Pourtant, si vous y tenez....»

La froide lame d'un poignard en entrant dans son cœur ne l'eût pas déchiré plus cruellement que ces paroles. Se levant en sursaut comme un homme qui découvre un animal immonde dans l'herbe sur laquelle il s'était assis, Adolphe, fixa d'abord sur Hortense des yeux pleins d'un feu sombre et menaçant; puis, se promenant avec agitation dans l'appartement, les poings fermés, les dents serrées convulsivement, il sembla se consulter sur la manière dont il allait répondre et entamer la rupture; car pardonner un pareil mot, était chose impossible. L'admiration et l'amour avaient fui; l'ange devenait une femme vulgaire; l'artiste supérieure retombait au niveau des amateurs ignorants et superficiels, qui veulent que l'art les amuse, et n'ont jamais soupçonné qu'il eût une plus noble mission; Hortense n'était plus qu'une forme gracieuse sans intelligence et sans ame; la musicienne avait des doigts agiles et un larynx sonore... rien de plus.

Toutefois, malgré la torture affreuse qu'Adolphe ressentait d'une pareille découverte, malgré l'horreur d'un aussi brusque désenchantement, il n'est pas probable qu'il eût manqué d'égards et de ménagements, en rompant avec une femme dont le seul crime, après tout, était de n'avoir qu'une organisation inférieure à la sienne, d'aimer le joli sans comprendre le beau. Mais, incapable comme était Hortense de croire à la violence de l'orage qu'elle venait de soulever, la contraction subite de tous les traits d'Adolphe, sa promenade agitée dans le salon, son indignation à peine contenue, lui parurent choses si comiques, qu'elle ne put résister à un accès de folle gaîté, et laissa échapper un bruyant éclat de rire. Avez-vous jamais remarqué tout ce que le rire éclatant a d'odieux dans certaines femmes?... Pour moi il est l'indice le plus sûr de la sécheresse de cœur, de l'égoïsme et de la coquetterie. Autant l'expression d'une joie vive a de charme et de pudeur chez quelques femmes, autant elle est chez d'autres pleine d'une indécente ironie. Leur voix prend alors un timbre incisif, effronté, impudique, d'autant plus haïssable que la femme est plus jeune et plus jolie; en pareille occasion, je comprends les délices du meurtre, et je cherche machinalement sous ma main l'oreiller d'Othello. Adolphe avait sans doute la même manière de sentir à cet égard. Il n'aimait déjà plus madame N*** l'instant d'auparavant; mais il la plaignait d'avoir des facultés aussi bornées; il l'eût quittée avec froideur, mais sans outrage. Ce rire sot et bruyant auquel elle s'abandonna sans réserve, au moment où le malheureux artiste sentait sa poitrine se déchirer, l'exaspéra. Un éclair de haine et d'un indicible mépris brilla soudain dans ses yeux; essuyant d'un geste rapide, et son front couvert d'une froide sueur et l'écume sanglante qui s'échappait de ses lèvres:

—«Madame, lui dit-il, d'une voix qu'elle ne lui avait jamais vu prendre, vous êtes une sotte!»

Le soir même il était sur la route de Paris.

Ce que pensa la moderne Ariane en se voyant ainsi délaissée, nul ne le sait. En tout cas, il est probable que le Bacchus qui devait la consoler et guérir la cruelle blessure faite à son amour-propre, ne se fit pas attendre. Hortense n'était pas femme à demeurer ainsi dans l'inaction. Il fallait un aliment à l'activité de son esprit et de son cœur. C'est la phrase consacrée au moyen de laquelle ces dames poétisent et veulent justifier leurs écarts les plus prosaïques.

Quoi qu'il en soit, dès la seconde journée de son voyage, Adolphe, complètement désenchanté, était tout entier au bonheur de voir son projet favori, son idée fixe, sur le point de devenir une réalité. Il allait se trouver enfin à Paris, au centre du monde musical, il allait entendre ce magnifique orchestre de l'Opéra, ces chœurs si nombreux, si puissants, entendre madame Branchu dans la Vestale..... Un feuilleton de Geoffroy, qu'Adolphe lut en arrivant à Lyon, vint exaspérer encore son impatience. Contre l'ordinaire du célèbre critique, il n'avait eu que des éloges à donner.

«Jamais, disait-il, la belle partition de Spontini n'a été rendue avec un pareil ensemble par les masses, ni avec une inspiration aussi véhémente par les acteurs principaux. Madame Branchu, entre autres, s'est élevée au plus haut degré de pathétique; cantatrice habile, douée d'une voix puissante, tragédienne consommée, elle est peut-être le sujet le plus précieux dont ait pu s'enorgueillir l'Opéra depuis sa fondation; n'en déplaise aux partisans exclusifs de la Saint-Huberti. Madame Branchu est petite malheureusement; mais le naturel de ses poses, l'énergique vérité de ses gestes et le feu de ses yeux font disparaître ce défaut de stature; et dans ses débats avec les prêtres de Vesta, l'expression de son jeu est si grandiose qu'elle semble dominer le colosse Dérivis de toute la tête. Hier, un entre-acte fort long a précédé le troisième acte. La raison de cette interruption insolite dans la représentation était due à l'état violent où le rôle de Julia et la musique de Spontini avaient jeté la cantatrice. Dans la prière (O des infortunés), sa voix tremblante indiquait déjà une émotion qu'elle avait peine à maîtriser; mais au final (De ces lieux prêtresse adultère), son rôle tout de pantomime ne l'obligeant pas aussi impérieusement à contenir les transports qui l'agitaient, des larmes ont inondé ses joues, ses gestes sont devenus désordonnés, incohérents, fous, et au moment où le pontife lui jette sur la tête l'immense voile noir, qui la couvre comme un linceul, au lieu de s'enfuir éperdue, ainsi, qu'elle avait fait jusqu'alors, madame Branchu est tombée évanouie aux pieds de la grande Vestale. Le public, qui prenait tout cela pour de nouvelles combinaisons de l'actrice, a couvert de ses acclamations la péroraison de ce magnifique final; chœurs, orchestre, tamtam, Dérivis, tout a disparu sous les cris du parterre. La salle entière était bouleversée.»

Un cheval! un cheval! mon royaume pour un cheval! s'écriait Richard III. Adolphe eût donné la terre entière pour pouvoir à l'instant même quitter Lyon au galop. Il respirait à peine en lisant ces lignes; ses artères battaient dans son cerveau à lui donner des vertiges, il avait la fièvre. Force lui fut cependant d'attendre le départ de la lourde voiture, si improprement nommée diligence, où sa place était retenue pour le lendemain. Pendant les quelques heures qu'il dut demeurer dans les murs de Lyon, Adolphe n'eut garde d'entrer dans un théâtre. En toute autre occasion, il s'en fût empressé; mais certain aujourd'hui d'entendre bientôt le chef-d'œuvre de Spontini dignement exécuté, il voulait jusque-là rester vierge et pur de tout contact avec les muses provinciales. On partit enfin. D***, enfoncé dans un coin de la voiture, tout entier à ses pensées, gardait un farouche silence, ne prenant aucune part au caquetage de trois dames fort attentives à entretenir avec deux militaires une conversation suivie. On parla de tout comme à l'ordinaire; et quand vint le tour de la musique, les mille et une absurdités débitées, à ce sujet, purent à peine arracher à Adolphe ce laconique à parte:»Bécasses!!» Il fut obligé pourtant, le second jour du voyage, de répondre aux questions que la plus âgée des femmes s'avisa de lui adresser. Impatientées toutes les trois du mutisme obstiné du jeune voyageur et des sourires sardoniques qui se dessinaient de temps en temps sur ses traits, elles décidèrent qu'il parlerait et qu'on saurait le but de son voyage.

—Monsieur va à Paris sans doute?

—Oui, madame.

—Pour étudier le droit?

—Non, madame.

—Ah! monsieur est étudiant en médecine?

—Vous vous trompez, madame.

L'interrogatoire finit là pour cette fois, mais il recommença le lendemain avec une insistance bien propre à faire perdre patience à l'homme le plus endurant.

—Il paraît que monsieur va entrer à l'école polytechnique.

—Non, madame.

—Alors, monsieur est dans le commerce?

—Oh! mon Dieu, non, madame.

—A la vérité, rien n'est plus agréable que de voyager pour son plaisir, comme fait monsieur, selon toute apparence.

—Si tel a été mon but en partant, je crois, madame, qu'il me sera difficile de l'atteindre pour peu que l'avenir ressemble au présent.

Cette répartie faite d'un ton sec, imposa enfin silence à l'impertinente questionneuse, et Adolphe put reprendre le cours de ses méditations. Qu'allait-il faire en arrivant à Paris... n'emportant pour toute fortune que son violon et une bourse de deux cents francs, quels moyens employer pour utiliser l'un et épargner l'autre... Pourrait-il tirer parti de son talent... Qu'importaient après tout de pareilles réflexions, de telles craintes pour l'avenir... N'allait-il pas entendre la Vestale? N'allait-il pas connaître dans toute son étendue le bonheur si longtemps rêvé? Dût-il mourir après cette immense jouissance! avait-il le droit de se plaindre?.. n'était-il pas juste au contraire, que la vie eût un terme quand la somme des joies, qui suffit d'ordinaire à toute la durée de l'existence humaine, est dépensée d'un seul coup.

C'est dans cet état d'exaltation que l'artiste provençal arriva à Paris. A peine débarqué, il court aux affiches; que voit-il sur celle de l'Opéra? les Prétendus.—«Insolente mystification, s'écria-il; c'était bien la peine de me faire chasser de mon théâtre; de m'enfuir devant la musique de Lemoine, comme devant la lèpre et la peste, pour la retrouver encore au grand Opéra de Paris.» Le fait est que cet ouvrage bâtard, ce modèle du style rococo, poudré, brodé, galonné, qui semble avoir été écrit exclusivement pour les vicomtes de Jodelet et les marquis de Mascarille, était alors en grande faveur. Lemoine alternait sur l'affiche de l'Opéra avec Gluck et Spontini. Aux yeux d'Adolphe, ce rapprochement était une profanation; il lui semblait que la scène illustrée par les plus beaux génies de l'Europe, ne devait pas être ouverte à d'aussi pâles médiocrités; que le noble orchestre, tout frémissant encore des mâles accents d'Iphigénie en Tauride ou d'Alceste, n'aurait pas dû être ravalé jusqu'à accompagner les fredons de Mondor et de la Dandinière. Quant au parallèle de la Vestale avec ces misérables tissus de ponts-neufs, il s'efforçait d'en repousser l'idée; cette abomination lui figeait le sang dans les veines. Il y a encore aujourd'hui quelques esprits ardents ou extravagants (comme on voudra), qui ont exactement la même manière de voir à ce sujet.

Dévorant son désapointement, Adolphe retournait tristement chez lui, quand le hasard lui fit rencontrer un de ses compatriotes, auquel il avait autrefois donné des leçons de violon. Celui-ci, riche amateur, fort répandu dans le monde musical, s'empressa de mettre son maître au courant de tout ce qui s'y passait et lui apprit que les représentations de la Vestale, suspendues par l'indisposition de madame Branchu, ne seraient vraisemblablement reprises que dans quelques semaines. Les ouvrages de Gluck eux-mêmes, quoique formant habituellement le fond du répertoire de l'Opéra, n'y figurèrent pas pendant les premiers temps du séjour d'Adolphe à Paris. Ce hasard lui rendit ainsi plus facile l'accomplissement du vœu qu'il avait fait, de conserver pour Spontini sa virginité musicale. En conséquence, il ne mit les pieds dans aucun théâtre, s'abstint de toute espèce de musique, n'assistant ni aux revues de la garde, ni aux messes solennelles de Notre-Dame, se bornant à chercher une place qui pût le faire vivre, sans le condamner cependant à recommencer la vie de galérien qui lui avait été si odieuse en province. Il s'agissait pour cela de trouver un emploi dans un des trois théâtres lyriques. Il se fit entendre successivement aux différents chefs d'orchestre. M. Persuis, qui conduisait l'Opéra et celui sur lequel il comptait le moins, fut le seul qui l'encouragea et lui donna des espérances. Adolphe lui plut, son talent d'exécution, sans être très remarquable, le rendait cependant fort propre à tenir avantageusement son rang parmi les violons de l'Opéra. Persuis l'engagea à revenir le voir, lui offrant ses conseils, avec l'assurance que la première place vacante à l'orchestre serait pour lui. Tranquille de ce côté, et deux élèves que son protecteur lui avait procurés, facilitant ses moyens d'existence, l'adorateur de Spontini sentait redoubler son impatience d'entendre la magique partition. Chaque jour, il courait aux affiches, chaque jour son attente était trompée. Le 22 mars, arrivé le matin au coin de la rue Richelieu, au moment où l'afficheur montait sur son échelle, Adolphe après avoir vu placarder successivement le Vaudeville, l'Opéra-Comique, le Théâtre Italien, la Porte-Saint-Martin, vit déployer lentement une grande feuille brune qui portait en tête: Académie Impériale de Musique et faillit tomber sur le pavé en lisant enfin ce nom tant désiré: La Vestale.

A peine Adolphe eut-il jeté les yeux sur l'affiche qui lui annonçait la Vestale pour le lendemain, qu'une sorte de délire s'empara de lui. Il commença une folle course dans les rues de Paris, se heurtant contre les angles des maisons, coudoyant les passants, riant de leurs injures, parlant, chantant, gesticulant comme un échappé de Charenton.

Abîmé de fatigue, couvert de boue, il s'arrêta enfin dans un café, demanda à dîner, dévora, sans presque s'en apercevoir, ce que le garçon avait mis devant lui et tomba dans une tristesse étrange. Saisi d'un effroi dont il ne pouvait pas bien démêler la cause, en présence de l'évènement immense qui allait s'accomplir pour lui, il écouta quelque temps les rudes battements de son cœur, pleura, et laissant tomber sa tête amaigrie sur la table, s'endormit profondément. La journée du lendemain fut plus calme; une visite à Persuis en abrégea la durée. Celui-ci en voyant Adolphe, lui remit une lettre avec le timbre de l'administration de l'Opéra; c'était sa nomination à la place de second violon. Adolphe remercia son protecteur, mais sans empressement; cette faveur qui, dans un autre moment, l'eût comblé de joie, n'était plus à ses yeux qu'un accessoire de peu d'intérêt; quelques minutes après il n'y songeait plus. Il évita de parler à Persuis de la représentation qui devait avoir lieu le soir même; un pareil sujet de conversation eût ébranlé jusqu'aux fibres les plus intimes de son cœur; il l'épouvantait. Persuis ne sachant trop que penser de l'air singulier et des phrases incohérentes du jeune homme, s'apprêtait de lui demander le motif de son trouble, Adolphe qui s'en aperçut se leva aussitôt et sortit. Quelques tours devant l'Opéra, une revue des affiches qu'il fit pour se bien assurer qu'il n'y avait point de changement dans le spectacle, ni dans le nom des acteurs, l'aidèrent à atteindre le soir de cette interminable journée. Six heures sonnèrent enfin; vingt minutes après, Adolphe était dans sa loge; car pour être moins troublé dans son admiration extatique et pour mettre encore plus de solennité dans son bonheur, il avait, malgré la folie d'une telle dépense, pris une loge pour lui seul. Nous allons laisser notre enthousiaste rendre compte lui-même de cette mémorable soirée. Quelques lignes qu'il écrivit en rentrant, à la suite de l'espèce de journal d'où nous avons extrait ces détails, montrent trop bien l'état de son ame et l'inconcevable exaltation qui faisait le fond de son caractère; nous les donnerons ici sans y rien changer.

Chargement de la publicité...