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Voyages abracadabrants du gros Philéas

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The Project Gutenberg eBook of Voyages abracadabrants du gros Philéas

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Title: Voyages abracadabrants du gros Philéas

Author: Olga de Pitray

Illustrator: Ambroisine Laure Gabrielle de La Fargue

Release date: May 12, 2005 [eBook #15823]
Most recently updated: December 14, 2020

Language: French

Credits: Produced by Suzanne Shell, Renald Levesque and the Online Distributed
Proofreading Team. This file was produced from images generously
made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGES ABRACADABRANTS DU GROS PHILÉAS ***


VOYAGES ABRACADABRANTS
DU
GROS PHILÉAS

PAR

La Vtesse de PITRAY
NÉE de SÉGUR

DESSINS DE Mme DE LA FARGUE

GRAVURE DE PEREZ

1890

PARIS
GAUME ET Cie ÉDITEURS
3, RUE DE L'ABBAYE, 3

A
MADEMOISELLE MARGUERITE PASCAL

Voici votre Dédicace, chère enfant, elle est bien due à l'héritière d'un nom qui fait rayonner une splendide auréole sur votre front gracieux! vous accueillerez avec plaisir, je l'espère, le récit naïf d'un brave garçon que je me plais à placer sous votre protection afin de lui porter bonheur!

OLGA DE SÉGUR
Vicomtesse de Simard de Pitray.
Paris, le 19 décembre 1889.






Lettre à Monsieur X...

MONSIEUR,

Madame de Pitray, qui veut bien rédiger mes nombreuses aventures de voyage, me dit que vous froncez le sourcil à la lecture de ces récits extraordinaires. Vous les accusez d'invraisemblance? Mais, Monsieur, j'en suis ravi! C'est par là qu'ils brillent! C'est par là qu'ils intéressent mes nombreux amis. C'est par là, enfin, que je suis digne de mon illustre parenté. Mon arrière-grand-oncle, M. le baron de Crac, a laissé des mémoires à sa famille. Mon arrière-cousin, M. le baron de Munckausen, non moins soucieux de sa propre gloire, a publié ses illustres aventures. (Elles ont acquis un nouvel éclat en se faisant graver par notre grand artiste, Gustave Doré.) Mais mon oncle de Crac, par son silence prolongé, avait longtemps laissé la France dans une infériorité littéraire dont je me suis montré mécontent.

J'ai fait violence à ma modestie bien connue et j'ai prié Mme de Pitray de retracer tous mes hauts faits. Je n'ai pas la prétention d'instruire. Munckausen ne l'avait pas non plus; mais, comme lui, je veux intéresser, je veux dire du nouveau et surtout je veux amuser, sachant bien que lorsque la critique à ri, elle est désarmée.

Laissez-moi donc, Monsieur, raconter à la bonne franquette mes nombreux et lointains voyages et si, pour satisfaire les scrupules de votre conscience, il me faut faire un acte de franchise, il ne me sera pas impossible de vous avouer tout bas que je vous autorise à ne pas les croire véritables. Intitulez-les si vous voulez: Voyages... abracadabrants du gros Philéas et, par cette gracieuse concession, redevenons bons amis, ce à quoi vous savez que Mme de Pitray tient essentiellement.

C'est dans cette espérance que je me déclare, Monsieur, avec le respect le plus profond,

Votre tout dévoué serviteur,

PHILÉAS SAINDOUX.




De mon château de Castel-Saindoux.




CHAPITRE PREMIER

LUTTE MUSICALE DE DEUX CHANTRES

Peu de temps après être revenu de son voyage aux bains de mer, M. de Marsy reçut la visite de Philéas Saindoux1 qui le pria de venir honorer de sa présence une réunion musicale et lui raconta ce qui suit:

Deux chantres renommés, demeurant dans des villages différents, s'étaient donné rendez-vous à Beaugé pour savoir lequel des deux avait le plus de talent. Canonet, chantre de Saint-Symphorien, possédait une magnifique et formidable voix de basse profonde. Il était presque sans rival à dix lieues à la ronde. Un seul homme, dans les environs, osait lui tenir tête dans les roulades qui plongeaient en extase les Normands, grands et petits.

Note 1: (retour) Voir Les Débuts du gros Philéas, du même auteur (chez Hachette).

Rossignol, chantre de Saint-Eutrope, charmait les oreilles par une voix de ténor des plus aiguës. Il allait à une hauteur étonnante. Grâce à ces artistes, les deux villages étaient en rivalité déclarée.

Jusqu'alors, la grande distance qui séparait les chantres et leurs fanatiques avait empêché toute lutte.

Le grand jour arriva bientôt.

Sur la place du village s'agitaient tumultueusement les partisans des rivaux. Les admirateurs de Canonet entouraient leur chantre bien-aimé, tandis que ceux de Rossignol faisaient au ténor un cortège non moins pompeux.

Les amis de Canonet paraissaient fort inquiets, car depuis le matin il était impossible à leur concitoyen de donner une seule de ces notes formidables qui les ravissaient. L'extinction de voix de Canonet continuant, ils tinrent conseil.

Philéas, un de ses fanatiques, s'approcha de lui avec une joie contenue; il portait à la main un panier couvert.

—Illustre Canonet, dit-il avec émotion, votre belle voix va nous émerveiller plus que jamais tout à l'heure, grâce à ce petit remède; avalez-le, et vous verrez que cela vous fera du bien, les grands chanteurs de Paris ne vivent que de ça, m'a-t-on assuré.

CANONET.—Merci, mon cher, merci! c'est-y du sucre, de la limonade, de...

PHILÉAS.—Oh! c'est tout simplement des oeufs de mes poules, mon cher Canonet; il n'y a rien de si bon pour la voix!

Canonet fit une grimace.

—Pouah! s'écria-t-il avec dégoût, je ne les avalerai jamais; s'ils étaient cuits encore, je ne dis pas; mais crus, j'y répugne!

Les amis du chantre, désolés, se pressèrent autour de lui.

—Allons! du courage, Canonet, disaient-ils au malheureux. Songe que tu as l'honneur du village à soutenir! Si tu recules, nous sommes déshonorés!

PHILÉAS.—C'est sûr! suivez mon raisonnement. Si ça le dégoûte, ça lui répugne; si ça lui répugne, ça lui fait horreur; si ça lui fait horreur, il n'avale rien! Par conséquent, pas de voix, et réduit à cagner devant ce piailleur de Rossignol.

Canonet, harcelé par vingt personnes à la fois, se décida à prendre le remède de l'inexorable Philéas.

—Vous le voulez tous? dit-il avec résignation, allons! je me dévoue pour l'honneur du village. Faites casser ces sales oeufs et...

PHILÉAS, vivement.—Du tout, saperlotte, du tout! on avale la coquille avec, mon ami! Allons! une demi-douzaine seulement, et vous m'en direz des nouvelles!

CANONET, avec effroi.—Comment! les coquilles aussi?

PHILÉAS, tranquillement.—Bah! il n'y a que la première qui coûte! les autres iront toutes seules. CANONET.—Vous en parlez bien à votre aise, vous! goûtez-y donc un peu, pour voir.

PHILÉAS, avec aplomb.—Moi, c'est autre chose! je n'en ai pas besoin; tandis que vous, Canonet, vous, l'objet de notre orgueil, de nos espérances, vous n'êtes plus à vous! vous appartenez à vos concitoyens, Canonet! Vous ne devez pas reculer, Canonet!! Vous écouterez nos voix aimantes, Canonet!!! Vous avalerez les oeufs, Canonet!!!!

CANONET, ému.—Assez! je cède aux instances de mes compatriotes! (On le félicite et on le remercie.) Donnez-moi ces oeufs, et (avec douleur) finissons-en! Puisse ce remède... ce fichu remède me ramener ma voix hégarée.

En achevant ces paroles, l'infortuné chantre avala avec des efforts et des contorsions terribles un des oeufs que lui présentait Philéas.

CANONET.—Hou! heu! heu! satanée coquille! avec ça qu'elle est d'un dur! (Il mâche.) Là! ça va mieux comme ça. (Il respire.)

PHILÉAS, avec empressement.—En voilà un autre, mon ami.

CANONET.—Assez de coquilles, dites donc! J'avale l'intérieur, voilà tout. Ça suffira.

PHILÉAS, contrarié.—Il fera moins d'effet, aussi.

CANONET.—Nous allons voir. (Il avale un oeuf.) À la bonne heure, comme ça. (Il en avale un autre.) Ça va tout seul. (Quatrième oeuf.) Comme une lettre à la poste... (Cinquième oeuf.) et voilà le sixième qui passe... qui... pouah! heu! pouah! ah! l'horreur!... (Il crache.)

PHILÉAS, ahuri.—Qu'est-ce que c'est? qu'est-ce qu'il y a?

CANONET.—Mais il a cinq ou six ans, cet oeuf-là! oh! là! là! que j'ai mal au coeur!

PHILÉAS, vivement.—Retiens-toi, retiens-toi, Canonet! Garde tes cinq oeufs. Il t'en faut un sixième, d'ailleurs. Le dernier ne compte pas, puisqu'il est mauvais.

CANONET, avec terreur.—Je n'en veux plus. J'en ai assez.

PHILÉAS, affairé, sans l'écouter.—Vite, Gadinet, Rustaud, Brisemiche, un oeuf frais, très frais ou nous sommes perdus!

Les amis de Canonet se précipitèrent pour apporter l'oeuf demandé; on cherchait en vain dans la maison voisine, quand on entendit chanter une poule dans le poulailler. Philéas, enchanté, courut vers la niche et fit triomphalement avaler l'oeuf tout chaud au pauvre Canonet; puis on fit cercle autour de lui, pour savoir si le remède avait réussi.

La joie de ses amis fut complète quand Canonet fila un son formidable, qui fit pâlir Rossignol et ses adversaires, groupés à l'autre bout de la place. Les applaudissements éclatèrent et Canonet, se rengorgeant, déclara que ses moyens étant au grand complet, la lutte pouvait commencer.

Pendant que Canonet avalait oeuf sur oeuf avec un courage admirable, Rossignol, inquiet des préparatifs de son adversaire, buvait force tisanes de toutes espèces. Son ami Larigot, nigaud de première force, hochait la tête en le voyant faire. Rossignol, ennuyé de ses gestes désapprobateurs, l'interpella brusquement.

ROSSIGNOL.—Ah! ça, pourquoi que tu as l'air de me blâmer, toi! N'est-ce pas prudent de m'éclaircir la voix comme mon rival?

LARIGOT.—Oui, mais pas de cette manière-là. Je crois avoir entendu dire que le lait de poule est ce qu'il y a de mieux pour la poitrine. Ça vaudrait mieux que les drogues que tu ingurgites.

ROSSIGNOL, frappé.—Tiens, tu as raison! Je me rappelle aussi qu'on me l'a dit. Mais où avoir cette boisson?

LARIGOT.—Il faut demander à Philéas. Saindoux n'est pas du village de Canonet, ça doit lui être égal de te voir triompher de ce fifi-là!

Larigot alla donc aborder Philéas qui se pavanait, tout fier de voir, le succès du remède indiqué par lui.

En entendant la requête de Larigot, Saindoux hocha la tête et clignant de l'oeil d'un air malin:

—Mon cher, répondit-il avec un grand sérieux, je suis partisan de Canonet, mais avant tout, je suis grand, juste et généreux. Je veux bien vous aider à chercher votre lait de poule, quoique ce soit difficile à trouver. Je vous avoue que je ne connais dans le pays aucune poule à lait.

LARIGOT, naïvement.—Rien qu'un demi-verre suffirait, cependant. Sur cent poules, on en trouvera bien quelques-unes de laitières, je pense!

Et les deux hommes se mirent en quête de poules à lait. Ils étaient allés dans quelques maisons sans rien trouver quand Philéas, se frappant le front, s'écria en se pinçant les lèvres:

—Que nous sommes bêtes! allons nous informer près de M. de Marsy. Il connaît ces choses-là; il nous renseignera tout de suite.

—C'est ça, dit Larigot enchanté; c'est une bonne idée. Allons lui demander des renseignements.

La surprise et les rires de M. de Marsy et de sa famille montrèrent au pauvre Larigot son erreur grotesque.

M. de Marsy lui expliqua alors ce qu'était un lait de poule et Larigot, très vexé de sa bêtise, retourna fabriquer la fameuse boisson, tandis que le malin Philéas, se frottant les mains, allait raconter à son ami Canonet l'erreur de Larigot et ses recherches ridicules.

Enfin les deux chantres se déclarèrent prêts et, montant chacun sur un tonneau, se placèrent l'un en face de l'autre.

Entre eux était Saindoux qui, chargé de diriger la lutte, se tenait debout d'un air fier et majestueux.

PHILÉAS.—Mesdames et Messieurs, nous voilà tous ici pour juger ces deux talents; ils désirent savoir lequel chante le mieux. Écoutez bien et pensez qu'il ne faut rien décider précipitamment. Canonet, commencez; donnez-nous un échantillon de votre belle voix!

Un silence profond s'établit et Canonet entonna un psaume avec des variations composées par lui. Sa voix formidable retentissait avec l'éclat du tonnerre.

Le public extasié applaudit avec frénésie.

Canonet salua et regarda son ennemi d'un air triomphant.

Mais Rossignol commença à son tour un motet à roulades et fit de tels prodiges dans un autre genre, grâce à des sons aigus, suraigus, à des roulades prodigieuses, et à des trilles de toutes sortes, que l'enthousiasme fut porté à son comble. Rossignol rassuré contempla d'un air de pitié la terrible basse.

Canonet était jaloux et furieux; aussi, au signal de Philéas, sa voix partit-elle comme un ouragan déchaîné. Il hurla un Magnificat de sa composition avec un luxe de poumons tel que les vitres des maisons en tremblaient.

Rossignol répondit au Magnificat par un cantique où il épuisa tous les trésors de sa vocalise; il lança des sons tellement aigus, que Canonet, hors de lui en voyant le triomphe lui échapper de nouveau, entonna pour couvrir la voix de son adversaire un O Filii et Filiae...

La scène devint alors impossible à décrire. Canonet mugissait; Rossignol glapissait; leurs amis communs se disaient des sottises et se battaient pour leur champion. La foule criait, en applaudissant à tout hasard!...

Tout à coup, on entendit Rossignol faire un formidable couic, puis s'arrêter tout court en gesticulant...

Canonet étonné se tut et tout le monde contempla avec stupéfaction le ténor furieux qui, la bouche grande ouverte, faisait des grimaces abominables et tirait la langue, sans pouvoir ni chanter, ni parler.

PHILÉAS, effaré.—Qu'est-ce que tu as, Rossignol? tu es effrayant à voir, mon pauvre garçon!

ROSSIGNOL, désolé.—Couic!... couic!... coui... i... ik!!

—Là! j'étais bien sûr qu'il arriverait quelqu'accident, s'écria le docteur Boutié, en sortant de la foule et courant à Rossignol; vous vous êtes brisé le larynx, imprudent, avec vos folies de chant forcé!

ROSSIGNOL, effrayé.—Couic! couic!... i... ik!...

LE DOCTEUR.—Venez, je vais vous donner un traitement à suivre, car votre état est fâcheux et réclame des soins immédiats.

ROSSIGNOL, tristement.—Couic!...

Et le docteur emmena Rossignol, consterné et repentant.

Canonet, qui avait bon coeur, était atterré de la fin malheureuse de la lutte; son chagrin réuni aux oeufs crus lui tourna le coeur...

—Le malheureux! disait ensuite Philéas désolé. Il n'a rien voulu garder!

Chacun retourna chez soi en causant de cette scène émouvante; on plaignait le pauvre Rossignol; on louait la voix mugissante de Canonet.

Les enfants et leurs parents revinrent à Vély; tout en s'apitoyant sur la voix cassée du ténor, on ne pouvait s'empêcher de rire de la figure qu'il avait faite.




CHAPITRE II

LA CORRESPONDANCE DE PHILÉAS

Mme de Marsy, son mari, ses enfants et M. Noa, précepteur, étaient établis un jour au bosquet, quand le facteur arriva. Mme de Marsy se mit à lire la Mode illustrée, charmant et utile journal dirigé par une femme du premier mérite. Jeanne s'empara de sa «Gazette de la poupée»; Paul, de son journal «Polichinel» et Françoise du «Thé dans le monde des chats».

Pendant ce temps, M. de Marsy lisait attentivement une longue liste qui lui était arrivée sous enveloppe: il paraissait étonné et poussa enfin une exclamation de surprise qui fit lever les têtes des lecteurs.

Mme DE MARSY.—Qu'est-ce que c'est, mon ami? qu'y a-t-il de nouveau?

PAUL, riant.—Il doit y avoir du Philéas, là-dessous.

M. DE MARSY.—Je crois que tu dis vrai, Paul; je vais lui faire dire de venir voir cette nouvelle et singulière liste que l'on m'adresse encore, je ne sais pourquoi.

Mme DE MARSY.—Pouvons-nous savoir ce qu'elle renferme?

M. DE MARSY.—Sans doute, car elle ne contient aucune lettre confidentielle, mais simplement ce qui suit:

Pour remettre à l'ami de M. le Vicomte de Marsy.

Devis de ce qu'il désire avoir:


6 fusils
12 pistolets
100 bombes
6 poignards
6 baïonnettes
2 cottes de mailles acier
3 chapeaux casques doublés d'acier
2 lances
2 casse-têtes
3 haches
3 sabres
3 épées
3 piques
3 carnassières
2 épieux
2 cages à forts barreaux d'acier

Total
1.200
1.200
500
120
120
400
300
100
100
75
60
60
60
40
40
60

4.435

Tout le monde avait écouté avec étonnement la lecture de cette singulière note. Les enfants faisaient des réflexions de toutes espèces, quand Philéas parut dans l'allée d'arrivée. Un hourra l'accueillit. Saindoux en paraissait tout fier et ses grosses joues se gonflaient comme des voiles trop tendues.

M. DE MARSY.—Je suis bien aise de vous voir, Philéas; j'allais vous faire prier de passer à Vély, pour vous demander si cette note d'armes de toutes espèces vous est destinée?

PHILÉAS, l'examinant.—Oui, Monsieur le Vicomte, elle me l'est. Il est temps de vous déclarer, en effet, que je veux parcourir le monde avec l'illustre Jules Gérard, le Tueur de lions, qui veut bien m'honorer de son affection. Il m'emmène comme son collègue et son ami, chasser partout, en commençant par l'Europe.

M. DE MARSY, étonné.—Oh! oh! c'est un grand projet que vous avez là, mon cher Saindoux; et vous êtes sur que Gérard consent à vous emmener?

PHILÉAS, avec assurance.—Sûr et certain, Monsieur le Vicomte. Il me l'a proposé par lettre; alors, j'ai écrit au premier armurier de Paris, pour lui demander de m'envoyer par vous (saluant), que j'ose appeler mon ami, le devis de ce qu'il me faut d'armes offensives et défensives. Voilà l'explication de cet envoi.

M. de Marsy, les enfants et M. Noa se regardaient en souriant.

M. DE MARSY, incrédule.—Serait-il indiscret, Philéas, de demander à voir la lettre de Gérard?

PHILÉAS.—Certainement non, Monsieur le Vicomte; je vous l'apportais même aujourd'hui pour que vous voyiez comme il m'écrit des choses flatteuses.

Mme DE MARSY.—C'est donc à ce grand voyage que l'on doit attribuer vos préparatifs formidables, Philéas? M. de Marsy était fort surpris, il y a six semaines, de recevoir, pour vous les remettre, des notes de malles, fourrures, vêtements de voyage et d'une quantité de choses dont nous ne pouvions nous expliquer jusqu'à présent l'utilité.

PHILÉAS.—Oui, Madame; je me suis décidé à demander tout ce qu'il me faudra pour courir le monde; j'ai déjà dix-huit malles, sept sacs de nuit, neuf valises, une tente, deux bissacs et tout un attirail de peinture (car il faut vous dire que j'étudie la peinture maintenant, pour rapporter des vues coloriées de mes voyages)... Mais je me laisse aller à parler, et j'oublie ma lettre. La voici, Monsieur le Vicomte; vous pouvez la lire à madame votre épouse, ainsi qu'à ces demoiselles et à monsieur Paul; ça les intéressera, pour sûr!

M. DE MARSY, lisant.—«Monsieur et cher collègue, je me prépare à parcourir les cinq parties du monde; il me faut un compagnon, un seul! C'est vous dire que je vous choisis sans hésiter, car je connais de vous, grâce à notre ami commun, monsieur Pierrot, des prouesses qui vous ont gagné mon amitié enthousiaste! Le voyage se fera à mes frais. Je vous attends à Paris, rue des Mauvais-Garçons, hôtel du Paon magnifique; soyez-y dans quinze jours, au plus tard.

«Salut cordial et amitié fraternelle.

«Gérard, tueur.»

M. de Marsy hochait la tête en faisant cette lecture.

—Mon cher Saindoux, observa-t-il en rendant la lettre à l'ami, de Gérard, qui se frottait les mains; à votre place, je me méfierais de l'affection soudaine de ce Gérard. Soyez convaincu d'abord que ce n'est pas Jules Gérard, le célèbre tueur de lions; vous voyez, à l'appui de ce que je vous dis, que la lettre est signée «Gérard», tout simplement. De plus, il n'y a pas: «Tueur de lions», mais seulement «tueur». Tueur de quoi? on peut supposer que c'est tueur de lièvres et de perdrix. Enfin, comme dernière observation, c'est par M. Pierrot que vous avez fait connaissance avec ce prétendu Jules Gérard; or, cet homme qui vous en voulait depuis le feu d'artifice a été plus irrité encore contre vous par votre seconde plaisanterie, digne du premier avril.

PAUL, vivement.—Laquelle donc, papa? Je n'en avais pas entendu parler.

PHILÉAS, riant.—Ce n'est pourtant pas grand'chose, Monsieur le Vicomte; il n'y avait pas de quoi se fâcher et Pierrot n'y pense plus à l'heure qu'il est, je vous assure. Voici la farce que je lui ai faite, monsieur Paul. Je lui dis un jour: «Je fais des plantations importantes et je suis trop occupé pour aller à la ville; vous qui y allez, Pierrot, achetez-moi donc la nouvelle corde électrique à détourner le vent; c'est très important pour moi d'avoir ça pour protéger mes petits sapins.»

Tout le monde rit.

M. DE MARSY.—Eh bien! c'est pour cela qu'il veut sa revanche. Je vous le répète, à votre place je me méfierais.

JEANNE.—Et quelles bêtes allez-vous chasser, Philéas?

PHILÉAS.—En Europe, les chamois, les aigles et tout ce que nous trouverons. En Afrique, le lion...

M. DE MARSY.—Diantre! comme vous y allez, mon brave!

PHILÉAS, avec orgueil.—Ce n'est pas tout! le boa, l'éléphant, la panthère, le rhinocéros, les anthropophages et les orangs-outangs!...

M. DE MARSY.—Mais, malheureux! vous serez en morceaux à votre première chasse! Vous voulez affronter ces bêtes terribles, ces hommes féroces et surtout ces orangs, redoutés de tout le monde.

PHILÉAS, se récriant.—Oh! les orangs, c'est pour nous amuser que nous les chasserons, Monsieur le Vicomte; Gérard m'a écrit que c'étaient de charmants petits singes, très doux, très familiers et que c'est apprivoisé en un clin d'oeil. J'en rapporterai un à ces demoiselles.

JEANNE, avec frayeur.—Merci bien, par exemple! d'horribles et méchants singes, grands deux fois comme vous!

PAUL.—... Et qui tuent les lions à coups de bâtons, et même à coups du poings!

PHILÉAS.—Mais non, mais non! je vous assure que c'est des bêtises, tout ça; je vous dis que Gérard en a vu!

M. DE MARSY, impatienté.—Eh! il se moque de vous, je vous le répète!

PHILÉAS, avec assurance.—Il n'oserait pas s'y frotter. Allez, Monsieur le Vicomte, quand vous me verrez revenir avec ces charmants petits animaux, vous serez enchanté! du reste... (avec solennité) je demanderai à monsieur le vicomte la permission de lui écrire et de lui faire connaître mes impressions de voyage.

M. DE MARSY, souriant.—Volontiers, mon ami; mais croyez-moi, ne vous fiez pas aux petits orangs.

PAUL, avec curiosité.—Et dans les autres pays, que chasserez-vous, Philéas?

PHILÉAS.—En Amérique, des pumas (lions sans crinière), des buffalos, des jaguars et de gentils petits ours gris.

M. DE MARSY, haussant les épaules.—Allons, bien! ils sont «petits» et «gentils» maintenant, les ours gris! Est-ce encore Gérard qui vous a persuadé cela, Saindoux?

PHILÉAS.—Mais certainement, Monsieur le Vicomte; il paraît que ce sont de charmants petits oursons; ça fait même de la peine à tuer, tant ils sont caressants.

M. DE MARSY.—Je ne vous conseille pas de vous y frotter, à ces oursons charmants! vous m'en diriez des nouvelles.

PHILÉAS, continuant.—En Océanie, nous chasserons... Je ne me rappelle plus quoi! et en Asie, nous nous attaquerons aux tigres et aux Taugs2.

Note 2: (retour) Étrangleurs indiens.

M. DE MARSY, fronçant les sourcils.—Encore une terrible chasse que celle de ces Taugs! Ils valent les orangs-outangs, dans leur genre. Décidément, Philéas, ces voyages seraient une suite de folies. Je vous donne très sérieusement le conseil de ne pas vous exposer à cette série de dangers, que les chasseurs les plus braves affrontent sans les rechercher. (Insistant.) Songez que votre santé ne pourra peut-être pas supporter le climat des pays chauds, les froids horribles de l'Amérique du Nord! songez enfin que vous partez avec...

PHILÉAS.—J'ai songé à tout, Monsieur le Vicomte (avec dignité), et à bien d'autres choses encore! (Rires étouffés.) La soif des voyages, des dangers, des aventures m'empêche de jouir de la vie! Je pars heureux. Une seule chose m'ennuie; c'est le satané bouvreuil de ma cousine. Il va falloir que je le trimballe dans les déserts, dans les savanes, et toujours sur mon dos; ça ne sera pas commode.

Mme DE MARSY, étonnée.—Comment! vous ne pouvez pas le confier à quelqu'un ici, pendant vos voyages?

PAUL, malignement.—A Gelsomina, par exemple! elle serait enchantée de vous rendre ce petit service.

PHILÉAS, avec horreur.—Oh!... non! le testament de ma cousine dit que je ne dois pas me séparer de fifi-mimi, que je dois le soigner tous les jours. (Il étend le bras.) J'ai promis de le faire. Un honnête homme n'a que sa parole, j'emmène partout le fifi-mimi!

Après cette déclaration solennelle, le gros Saindoux prit congé de M. de Marsy et de sa famille malgré les représentations amicales de chacun.

Nous allons voir bientôt ce qui lui arriva. Espérons qu'il reviendra chargé de lauriers, de gentils ours gris et de petits orangs.




CHAPITRE III

UNE LETTRE DE PHILÉAS

Quelque temps après le départ de Philéas, Paul apporta un matin à son père les lettres que le facteur venait de lui donner. M. de Marsy parcourut les adresses; l'une d'elles attira son attention.

M. DE MARSY.—Oh! oh! qu'est-ce que cette adresse si compliquée? A Monsieur, Monsieur le Vicomte de Marsy, en son château. En cas d'absence, à Madame de Marsy; en cas d'absence, à Mademoiselle Jeanne; en cas d'absence, à Monsieur Paul; en cas d'absence, à Mademoiselle Françoise; Personnelle, pressée, importante, confidentielle, officielle. (Riant.) Diantre! il y a du Philéas dans ce luxe de rédaction! Appelle donc ta mère et tes soeurs, mon bon Paul; cela les intéressera d'entendre la lecture de cette lettre.

PAUL.—Tout de suite, papa. Certainement, ça va nous amuser.

Mme de Marsy et les enfants se hâtèrent de venir en apprenant ce dont il s'agissait.

M. de Marsy déploya solennellement l'énorme lettre de Philéas.

M. DE MARSY.—Peste! une, deux, trois, quatre feuilles doubles! c'est un vrai journal que cette missive.

PAUL, se frottant les mains.—Nous allons en entendre de belles. Allons, papa, commencez vite.

JEANNE.—Tais-toi d'abord, toi, bavard!

PAUL.—Ce n'est pas toi qui commandes ici, mamzelle Marie J'ordonne!

JEANNE, avec ironie.—Que tu es gracieux et poli, très cher frère!

PAUL, de même.—Je t'imite, très chère soeur!

Mme DE MARSY, avec reproche.—Sont-ce des enfants bien élevés que j'entends parler avec tant d'aigreur?

JEANNE, se jetant au cou de Paul.—J'ai tort, maman. Pardonne-moi, Paul; c'est que j'aime à te taquiner, vois-tu!

PAUL, l'embrassant.—Je t'en dirai autant.

M. DE MARSY.—Maintenant que l'on a eu le vilain plaisir de se dire des choses désagréables et la bonne pensée de s'en repentir, je commence à lire. Écoutez bien. (Il lit.)

Monsieur et cher Vicomte,

M'y voilà arrivé, dans ce fameux Paris! m'y voilà même installé pour quelque temps, à cause des immenses préparatifs qu'il me faut faire, tout aidé que je suis par mon illustre ami Gérard.

Mon voyage de Castel-Saindoux à Paris a été très heureux, à part quelques guignons. D'abord, j'ai eu une horrible colique (sauf respect) en wagon; heureusement j'ai pu attendre et atteindre Mantes, la station où l'on déjeune pendant dix minutes; je n'y ai pas déjeuné, mais je m'y suis abreuvé de tisanes et élixirs aussi calmants que chers, lesquels m'ont raffermi le corps.

En me réinstallant, j'ai voyagé dans le même wagon qu'un sourd-muet très intéressant. Il était même bavard dans ses gestes et m'a appris à pantomimer comme lui.

Les enfants éclatent de rire.

PAUL.—Mon Dieu! que j'aurais voulu voir Philéas pantomimer!

JEANNE.—Ça devait être joliment drôle, leur conversation!

M. DE MARSY, continuant.—J'ose même dire que je suis devenu en quelques heures d'une force remarquable sur les gestes!

Comme nous approchions de Paris, un voyageur qui paraissait fort obligeant me dit à voix basse: Nous allons arriver à l'instant, Monsieur; voulez-vous me confier votre montre et votre chaîne, pour que je fasse votre déclaration avec la mienne au commissaire de police?

—Quelle déclaration? que je m'exclame tout étonné.

—La déclaration de votre montre et de votre chaîne d'or, me répondit-il. Ces bijoux sont maintenant soumis à une certaine taxe, et si on ne le constatait pas immédiatement, il y aurait une forte amende à payer. Je vois que vous êtes de province, et je veux vous épargner l'ennui de remplir cette formalité. En me donnant dix francs, je paierai la taxe et vous n'aurez aucun désagrément à subir.

—Mais quel drôle d'impôt, Monsieur! lui dis-je; pourquoi qu'il est établi?

—Parce que les gens comme il faut portent seuls des bijoux en or, me répond le monsieur; on sait, grâce à cela, quels sont les étrangers de distinction qui arrivent à Paris...

(Je ne vous cacherai pas, Monsieur et bon Vicomte, que cette explication me flatta un peu.)

—Vous êtes trop honnête, Monsieur dont je ne sais pas le nom, m'écriai-je, et j'accepte avec plaisir!

—Je m'appelle le comte de Blagueville, répondit le monsieur obligeant.

Tout en lui donnant ma montre, ma chaîne et dix francs pour payer la taxe, je lui laissai mon adresse et mon nom; puis il descendit et sortit de la gare en me disant de l'attendre au bureau des passe-ports perdus.

Après avoir réclamé et pris mes effets, je m'informe du bureau des passe-ports perdus. On me rit au nez; j'insiste, je raconte mon histoire; on m'explique que le prétendu comte de Blagueville est un coquin et moi un... je ne veux pas répéter le mot, ni souiller ma plume de l'épithète de Jocrisse qu'on m'a flanquée à brûle-pourpoint. Que ces chemindefériers sont malhonnêtes! pas vrai, Monsieur le Vicomte?

Après ces pénibles épreuves de montre et de chaîne volées d'une manière dégoûtamment infâme (et encore, en disant cela, je suis trop modéré!) je monte dans un fiacre et je dis au cocher de me conduire chez Jules Gérard.

—Tiens! vous avez de la chance, qu'il remarque; je viens justement de le ramener chez lui; sans ça, j'ignorais parfaitement son adresse et il vous aurait fallu la demander au Ministère de la guerre.

Il me semble que tout le monde devrait connaître l'hôtel de ce grand homme! que je me dis en moi-même.

Nous arrivons; on m'introduit chez un grand bel homme, à barbe noire comme du charbon.

Je me précipite dans ses bras en criant:

—Ah! mon cher tueur de lions! voilà votre Saindoux prêt à partager vos dangers et vos voyages.

Le bel homme fronce ses sourcils d'un air menaçant et me repousse en disant:

—Qu'est-ce que ça veut dire? Qu'est-ce que vous voulez?

—Vous êtes Jules Gérard, pas vrai? que je demande, interloqué de cet accueil pas gracieux du tout.

—Oui; après?

—Moi, je suis Saindoux!

—Qu'est-ce que ça me fait?

—Vous ne comprenez donc pas? Moi, Saindoux, Philéas Saindoux; moi, votre ami, j'ai accepté votre offre d'amitié, de voyage en commun... et me voilà...

Je lui explique alors que ses lettres m'ont décidé à voyager avec lui.

Le monsieur se met à rire.

—Mon pauvre garçon, dit-il, vous êtes la dupe d'un farceur; je retourne en Algérie ces jours-ci, c'est vrai; mais je compte y aller seul, ne voulant nullement emmener de compagnon de chasse.

Furieux, j'enfonce mon chapeau sur ma tête et je cours comme un fou à mon fiacre, en ordonnant au cocher de me conduire à l'adresse que m'avait donnée le prétendu Jules Gérard, hôtel du Paon magnifique, rue des Mauvais-Garçons. Là, je trouve un excellent jeune homme, aux cheveux rouge carotte, qui me reçoit à bras ouverts et qui s'écrie:

—Enfin! vous voilà, mon brave Saindoux; avec quelle impatience je vous attendais! je vous reconnais, rien qu'à votre noble et martiale tournure. Venez vite dîner, mon cher.

Je lui réponds avec dignité:

—Monsieur, nous avons un compte à régler auparavant! Je viens de chez le vrai Jules Gérard qui m'a ri au nez, en me déclarant qu'il ne m'avait jamais écrit pour m'engager à l'accompagner dans ses voyages. Vous êtes un faux Gérard, vous, alors? Pourquoi me tromper?...

Le jeune homme rit très fort (j'étais furieux de ça), puis il me dit en joignant les mains:

—Est-il possible, mon pauvre Saindoux, que vous ne connaissiez pas encore le nom célèbre de Polyphème Gérard? Malgré ma modestie bien connue, je ne puis m'empêcher de vous dire que je me suis illustré dans les cinq parties du monde. Jules Gérard n'est rien à côté de moi! Il tue des lions? Qu'est-ce que c'est que ça? pouh!... j'en tue aussi, mais seulement pour m'amuser et me distraire, moi, le Tueur par excellence!

Le jeune homme rouge parlait avec tant de solennité que j'en étais tout saisi et que je dis timidement:

—Qu'est-ce que vous tuez donc, Monsieur Polyphème, de si terrible et dangereux?

—Je suis le Tueur de colibris féroces, qu'il répond avec majesté. Ces animaux horribles ravagent l'Afrique et l'Amérique. Rien n'est à l'abri de leurs becs formidables et de leurs serres terribles! Ces énormes oiseaux ont six mètres de hauteur; leur bec est long comme mon bras, et déchire un lion d'un seul coup! Moi seul ai le courage de chasser et de détruire ces redoutables colibris! Vous jugez, Saindoux, de la reconnaissance et de l'admiration qu'ont pour moi des populations tout entières?

Ces paroles si modestes m'apprenaient les hauts faits du héros qui daignait m'admettre dans sa société intime; elles me transportèrent d'admiration et de joie.

—Homme illustre! m'écriai-je en me jetant dans ses bras, je suis confus d'avoir douté de vous un seul instant! Je suis à vous, à la vie et à la mort!

Celui que je me plais à appeler «mon ami le Tueur de colibris féroces» éclata de rire. (Il est gai comme un pinson, ce grand homme; il ne peut jamais me regarder sans rire, ça me fait plaisir.)

—Allons dîner, dit-il; nous parlerons de notre voyage et de nos préparatifs... mais que diantre faites-vous de cette cage sur votre dos?

—Ça, répliquai-je, c'est le fifi-mimi, notre compagnon d'aventures.

Je lui racontai alors comment le testament de ma cousine m'ordonnait de ne jamais m'en séparer.

Polyphème se pâma de rire et daigna se charger de la cage, puis nous allâmes dîner. Il me recommanda de ne pas parler de ses «colibris féroces» aux autres: d'abord parce que sa modestie en souffrirait trop, et puis parce qu'il voulait se soustraire aux ovations de la foule, idolâtre de lui. Je le lui promis avec respect, car je ne crains rien tant que de déplaire à mon ami le grand homme!

Adieu, mon cher Monsieur le Vicomte; j'aurais bien d'autres choses à vous raconter, mais le temps me manque et je finis en présentant mes très profonds, humbles, dévoués et enthousiastes hommages à Madame votre épouse, ainsi qu'à vos charmantes jeunes demoiselles. Je vous prie de me rappeler au bon, aimable, affectueux, cordial et gracieux souvenir de Monsieur votre jeune fils. A vous, Monsieur, bon et cher Vicomte, j'offre le dévouement extraordinaire, illimité, de celui qui croit pouvoir dire, sans exagération, qu'il sera pour la vie.

Philéas Saindoux.

P. S. Je vous confirme avec joie que les ours gris sont doux, gentils et même timides; que les orangs sont petits, caressants et complètement inoffensifs. Je vous dirai, de plus, que les serpents boas sont moins gros que nos couleuvres et voient seulement la nuit, le jour ils dorment comme les marmottes. J'ai vu au Jardin des Plantes des échantillons de toutes ces pauvres petites bêtes, grâce à l'illustre Polyphème, qui me mène partout et m'explique tout avec une bonté admirable.




CHAPITRE IV

UNE VISITE DE PHILÉAS

Une après-midi les enfants jouaient sur la pelouse lorsque Françoise, s'arrêtant tout à coup, s'écria: «Qui vient donc nous voir?»

JEANNE.—Tu vois venir une visite?

PAUL, déclamant.—Anne, ma soeur Anne, je ne vois que le soleil qui poudroie et l'herbe qui...

FRANÇOISE, lui prenant la tête dans ses mains.—Tiens! regarde, gros bêtat, au lieu de te moquer de moi.

Paul allait se fâcher du geste et des paroles de sa soeur quand la vue d'une voiture et de celui qui la conduisait lui fit pousser un cri de surprise.

PAUL.—Philéas! c'est Philéas! Bonjour, Philéas!

PHILÉAS, descendant de voiture.—Bonjour, Monsieur Paul; bonjour, Monsieur le Vicomte; bonjour, Madame!

Et il saluait à droite et à gauche, tout en continuant ses bonjours à chacun.

Petits et grands firent à Saindoux l'accueil le plus amical, malgré leur étonnement de cette visite subite. On offrit à Saindoux des rafraîchissements qu'il accepta et l'on s'installa au bosquet pour que Philéas pût y bavarder à son aise.

PHILÉAS.—Vous devez être surpris, Messieurs et Dames, de mon arrivée étonnante pour ne pas dire inattendue. Je suis rappelé au pays, ces jours-ci, afin d'installer quelqu'un à Castel-Saindoux pour s'occuper de mon établissement pendant mon absence. Je viens d'arrêter une femme d'affaires.

Tout le monde se regarda avec stupéfaction, croyant avoir mal entendu. M. de Marsy, revenu le premier de sa surprise, s'écria:

—Un homme d'affaires, voulez-vous dire, Philéas?

PHILÉAS, avec aplomb.—Non, non, Monsieur le Vicomte; j'ai bien dit et je répète, «une femme d'affaires». C'est moins cher qu'un homme, aussi regardant et plus profitant, par conséquent.

Un rire étouffé répondit à Saindoux, qui continua en se frottant les mains:

—Je me dispose à installer Gelsomina dans ce poste important. Elle est, économe et surveillera ma propriété. Mais pour parler d'autre chose, je viens inviter la compagnie (que je m'honore de fréquenter) à une fête organisée par moi. J'ai rapporté de Paris un feu d'artifice magnifique de 150 francs 75 centimes. Je le ferai tirer demain soir à Castel-Saindoux, avec accompagnement de repas, jeux, orchestre choisi et danses variées. J'ai convié tout le pays à ces réjouissances. Je serais heureux et fier d'y voir aussi ces Messieurs et ces Dames!

Les exclamations de joie des enfants répondirent à Philéas. Les parents remercièrent le bon gros Saindoux, qui paraissait radieux.

Philéas alla préparer «ses réjouissances publiques » à Castel-Saindoux, et les enfants ravis attendirent avec impatience le moment d'aller admirer les prodigalités du fastueux Philéas.

Le lendemain tant désiré arriva enfin. Dès quatre heures du soir, les enfants assuraient que la nuit était venue et qu'il était temps de partir; mais les parents ne voulant pas, avec raison, arriver trop tôt et fatiguer inutilement les petits, ne consentirent pas au départ avant le dîner.

Arrivés à Castel-Saindoux, Paul et ses soeurs furent dans le ravissement.

Sur la pelouse était une grande table chargée de viandes, de pâtisseries, de cidre en bouteilles et même de Champagne; de vrai Champagne, cette fois!3 Philéas, entouré de ses musiciens et de nombreux amis, faisait honneur au repas, tandis que les gamins du village préparaient le feu d'artifice pour le soir. Un violon faisait danser les jeunes gens et de temps en temps des pétards et des coups de fusil complétaient les splendeurs de la fête.

Note 3: (retour) Voir Les Débuts du gros Philéas.

Quand Philéas vit arriver M. et Mme de Marsy et leurs enfants, il se précipita au-devant d'eux, en culbutant tous les convives.

—Soyez les bienvenus, Mesdames et Messieurs, s'écria-t-il; ne voudriez-vous pas accepter quelque chose?

M. DE MARSY.—Merci, Philéas, nous venons de dîner.

PHILÉAS, insistant.—Un verre de n'importe quoi, Monsieur le Vicomte; tenez, choisissez entre du Pomone, du Saturne et du Balzac.

M. DE MARSY, étonné.—Oh! oh! quels sont ces vins-là? Je n'en avais jamais entendu parler!

PHILÉAS, avec empressement.—Voilà les bouteilles, Monsieur le Vicomte. Goûtez-en, vous m'en direz des nouvelles!

Et il mit devant M. de Marsy trois flacons étiquetés «Pomard, Sauterne, Barsac».

M. de Marsy refusa en souriant de faire honneur aux vins inventés par Saindoux, qui s'écria, pour se consoler:

—Allons, puisque voici ces Dames et ces Messieurs arrivés, nous allons commencer le jeu du cochon et le feu d'artifice. Finissez donc de manger et de boire, vous autres! Voilà assez longtemps que vous y êtes, d'ailleurs. A vos instruments, la musique, et jouez-nous des morceaux soignés!

Les musiciens obéirent tant bien que mal. La grosse caisse se dirigea en trébuchant vers son siège. La flûte alla en zig-zag vers le sien et chacun des autres exécutants parvint à s'installer, après plus ou moins d'efforts pour retrouver des jambes et des idées.

Quand il fut réuni, l'orchestre partit alors comme un furieux, chacun jouant à tort et à travers. La grosse caisse et la flûte surtout ne prenaient pas le temps de respirer. L'un, tapant sur sa caisse avec une vitesse et une vigueur toujours croissantes, l'autre jouant de plus en plus faux des variations de plus en plus criardes.

Sans s'inquiéter de ce tapage assourdissant, Philéas donna le signal pour commencer le jeu du cochon4, et l'on vit arriver une troupe de gamins en caleçon, amenant de force un petit cochon noir et jaune. Ils le poussèrent dans une mare près de la maison. A peine ce cochon fut-il à l'eau que les petits paysans se précipitèrent aussi dans la mare et chacun d'eux, tout en nageant, s'efforça de saisir la queue de l'animal.

Note 4: (retour) Jeu très aimé eu Normandie.

Pour être vainqueur dans ce jeu, on devait maintenir le cochon pendant une minute sans le lâcher; on en devenait alors propriétaire.

Les gamins riaient de toutes leurs forces tout en pataugeant près de l'animal, qui grognait d'une façon désespérée chaque fois qu'on le touchait.

Il était d'autant plus difficile de l'attraper que sa queue, déjà courte et glissante, avait été soigneusement graissée.

Les rires des spectateurs répondaient à ceux des combattants, et les enfants radieux de ce spectacle disaient qu'ils ne s'étaient jamais tant amusés.

—Ohé! criait un gamin, attrape la queue, Médéric, l'eau commence à la détremper; elle a manqué me rester dans la main!

—Viens, mon petit chéri, disait un autre nageur, en montrant une pomme au cochon; je vais faire ton affaire pendant que tu mangeras.

—Je l'ai!

—Non, c'est moi!

—Ah! la voilà!

—Ouiche! comptes-y, à cette heure!

—Bravo, le cochon! criaient les spectateurs enchantés.

Un des lutteurs, souriant d'un air malicieux, se glissa enfin derrière l'animal et, profitant d'un instant où la pauvre bête fatiguée ne nageait pas, l'adroit petit Léon tourna trois fois son doigt autour de la queue et ferma brusquement la main en serrant ces bagues d'un nouveau genre.

Le cochon eut beau se débattre, le vainqueur resta ferme et le maintint vigoureusement pendant la minute voulue.

La lutte était terminée; on fit sortir les combattants de la mare et tandis que les gamins, rentrés à la maison, se rhabillaient à la hâte, le cochon tenu en laisse par des rubans de toutes couleurs fut emmené chez Léon, heureux et fier de son triomphe.

L'orchestre redoubla de vigueur pour solenniser ce moment!

Philéas rayonnait de tout ce tapage; les enfants n'y faisaient pas attention, le feu d'artifice commençant alors et les intéressant beaucoup. Les parents riaient tout bas de la musique et tâchaient de préserver leurs oreilles du vacarme.

Quand le bouquet eut été tiré, lorsque les derniers feux de Bengale se furent éteints, les enfants et leurs parents entrèrent chez Philéas pour y attendre leur voiture.

Philéas congédia ses autres invités, mais il ne put parvenir à faire entendre raison à son orchestre; les musiciens, avec la ténacité des ivrognes, soutenaient que la fête n'était pas finie et, malgré les protestations de Philéas ahuri, ils commencèrent un morceau plus burlesque que les autres.

Philéas, désespérant de les faire partir, se sauva, rejoignant M. de Marsy qui riait aux larmes, avec sa famille, de cette discussion comique.

... Mais au milieu du morceau, la grosse caisse s'arrêta.

POUSSARD.—Ah! ma foi! je suis fatigué de tout ce tapage-là! Je file; bonsoir, la compagnie.

Et en disant cela, il se dirigea vers le bois.

PHILÉAS, de sa fenêtre.—Pas par là, pas par là! vous allez vous égarer dans la forêt, si vous prenez ce chemin-là, Poussard!

—Pas de danger, M'sieu... heu! m'sieu Saindoux! Ça me connaît, les bois. Je m'en tirerai très bien, vous... vous verrez. (Il disparaît.)

La flûte avait écouté cette conversation d'un air pensif.

—Je fais comme Poussard, se mit à dire Crapotin. J'ai assez de musique, à cette heure!

Et il se dirigea aussi vers le bois, mais du côté opposé à celui que Poussard avait pris.

PHILÉAS.—Allons, bon! encore un qui perd la boule! Ohé! Crapotin, vous vous en allez du mauvais côté. Vous aurez du désagrément d'aller par là!

CRAPOTIN.—Mon cher Saindoux... (Il trébuche.)

Je sais ce que je fais... (Il se cogne la tête à un arbre.) N'humiliez pas un honnête homme! (Il s'éloigne dans le bois.) Personne ne pourra jamais prouver... (dans le lointain) que je ne suis pas un honnête homme!... (Il disparaît.)

Les rires des spectateurs répondirent à cette déclaration solennelle. Le reste des musiciens se débanda; les uns consentirent à prendre le bon chemin, celui de la grande route, pour retourner chez eux; les autres s'établirent dans des fossés, protestant qu'ils étaient arrivés à leur logis et qu'ils n'en bougeraient pas pour un empire.

Pendant ce temps, on entendait dans les bois une note lointaine de la flûte égarée; un coup formidable de la grosse caisse, qui errait non loin de là, répondait immédiatement à cette tentative musicale. Saindoux, resté seul, s'écriait alors, moitié riant moitié fâché:

—Allons bon! voilà mon orchestre qui fait des siennes!

M. et Mme de Marsy venaient de partir avec leurs enfants; mais ces notes lointaines semblaient à tous si comiques, que pendant quelque temps on fit aller les chevaux au pas pour entendre ce concert improvisé.

A force de marcher au hasard dans la forêt, la grosse caisse et la flûte se rejoignirent: le premier s'assit alors sur un tronc d'arbre, le second dans une rigole heureusement à sec et le dialogue suivant s'engagea, entremêlé de coups de grosse caisse et de notes aiguës lancées capricieusement par la flûte.

LA GROSSE CAISSE.—Es-tu... boum!... boum!... mon ami?

LA FLUTE.—Je suis... ton ami, tu!... tu!...

LA GROSSE CAISSE.—Nous sommes dans un endroit... boum!... dangereux! Je crains que l'eau ne nous gagne... (La lune sort d'un nuage et commence à éclairer le gazon où se trouvent nos ivrognes.)

LA FLUTE.—Comment... tu!... comment ça?

LA GROSSE CAISSE.—Je vas monter sur... mon tronc d'arbre pour... boum!... boum!... pour ne pas me noyer. (Il monte sur l'arbre, la lune l'éclaire.) Ah!... je suis... submergé... jetons-nous à... l'eau, ou nous... boum!... sommes perdus!

LA FLUTE, pleurant.—Je ne veux pas être perdu... tu!... tu!.... ni noyé! Sauve-moi, tu!... tu!... tu!... ou... tu n'es pas mon ami.

LA GROSSE CAISSE.—Si!... je suis... ton ami! Allons! plonge et n'aie pas... boum!... pas peur... je suis là!

En disant ces mots les deux hommes se jetèrent à plat ventre, soi disant dans l'eau, mais en réalité sur le gazon qui, tout en adoucissant leur chute, ne leur sembla pourtant pas des plus agréables.

Leurs cris et leurs plaintes attirèrent quelques invités attardés, et l'on remmena chez eux les ivrognes, la grosse caisse tapant de son instrument avec obstination et la flûte régalant ses amis de couacs criards.




CHAPITRE V

LA CHASSE DE PHILÉAS

—Mais arrivez donc, mon cher Crapotin, s'écriait Philéas, quelques jours après ses fêtes publiques. Voilà, Dieu merci, une belle matinée pour la chasse. Grenadier et moi, nous vous attendons depuis une demi-heure, au moins.

—Ne me grondez pas, répondit le chasseur à qui Philéas adressait ces reproches (celui-là même dont la flûte avait si singulièrement égayé la fête). J'avais quelques affaires qu'il m'a fallu bâcler tant bien que mal, au moment de partir. J'étais furieux! aussi ai-je fini par tout planter là pour partir quand même.

PHILÉAS.—Oh! et vos affaires?

CRAPOTIN, négligemment.—Elles attendront.

PHILÉAS.—Et vos clients? et votre boutique?

CRAPOTIN.—Serinet, mon domestique, leur fera prendre patience; car il faut vous dire, mon ami (il se rengorge), que j'ai un grô ome, un vrai grô ome pour soigner mon nouveau cheval.

PHILÉAS.—Pourquoi n'êtes-vous pas venu en voiture, alors?

CRAPOTIN.—Mon cheval est si vif qu'il a cassé mon équipage avant-hier; j'ai essayé de le monter, mais il m'a jeté par terre trois fois en cinq minutes. A la dernière fois (c'était dans une flaque d'eau) j'y ai renoncé provisoirement et j'ai dû arriver modestement à pied.

GRENADIER, arrivant.—Avez-vous fini votre causette, Messieurs? En chasse! en chasse! le temps est splendide. (Chantant d'une voix de tonnerre.)

«Amis, la matinée est belle!...»

PHILÉAS, tressaillant.—Ah! Grenadier, que c'est bête de crier comme ça, sans avertir les gens! Voyons, en route et attention au gibier!

Crapotin.—Je regrette de ne pas avoir amené Serinet: il m'est pénible de porter ma carnassière et mon gibier; puisque j'ai un grô ome, je dois et désire...

PHILÉAS.—Silence donc, et avançons plus vite que cela, Crapotin!

GRENADIER, chantant d'une voix formidable.—«Prenez garde! prenez garde! la Dame blanche vous regarde.»

PHILÉAS, se récriant.—Mais, sac à papier! Grenadier, vous allez faire sauver tout notre gibier, avec votre tromblon.

GRENADIER, avec humeur.—On se tait, mon Dieu! on se tait.

La chasse allait fort mal. Le pauvre Philéas, entre ses deux compagnons, suait sang et eau pour empêcher l'un de bavarder, l'autre de brailler.

A chaque instant, le gibier effrayé partait hors de portée, sans que pour cela les deux chasseurs fussent corrigés de leurs manies; enfin, dans un herbage plein de bruyères, un râle de genêts s'envola près des chasseurs.

GRENADIER, chantant très fort—«Chasseurs diligents, quelle ardeur vous dévore!...» pan, pan! (Il tire et manque le râle.)

CRAPOTIN.—Ne doutant pas de mon adresse, je regrette Serinet qui ramasserait... pan, pan! (Il tire et manque le râle.)

PHILÉAS.—Attends un peu, je vais faire ton affaire, mon petit... pan, pan! (Il tire et manque le râle.)

Les trois chasseurs désappointés et honteux regardaient tristement l'oiseau, lorsque Philéas poussa un cri de joie, en le voyant se cacher dans une touffe de bruyères. Il s'élança, son chapeau à la main, pour le prendre comme un papillon; ses amis en firent autant. Le pauvre râle ahuri, effaré, se sauvait de bruyère en bruyère, tandis que les trois braves se précipitaient à genoux de gauche, de droite, écrasant leurs chapeaux, se heurtant, comme de véritables forcenés.

PHILÉAS.—Pris, pris... ah le coquin! il vient de m'échapper.

CRAPOTIN.—Je le tiens... non, c'est une souche!

GRENADIER.—Je l'ai... oh là là! il m'a piqué! (Il le lâche.)

PHILÉAS.—Ah! pour le coup... (Il saisit le râle.) Victoire! La bête est forcée! scélérat, m'a-t-il donné de mal.... (Il l'examine.) Tiens! il est mort.

GRENADIER.—Comment, il est mort? ça doit être mon plomb qui l'a touché, alors!

CRAPOTIN, vexé.—Eh bien! et moi, j'ai tiré aussi, dites donc!

PHILÉAS, sans les écouter.—C'est mon coup de feu, évidemment! C'est singulier, pourtant!... (Il examine le râle.) Je ne vois pas de blessure, pas de sang...

CRAPOTIN, hésitant.—Je ne crois pas qu'il soit... tout à fait mort!

GRENADIER.—Si vous le lâchiez, Philéas, nous retirerions dessus!

PHILÉAS, vivement.—Ah non! Ah non! et si nous ne l'attrapions... (se reprenant) si vous ne l'attrapiez pas?

CRAPOTIN, avec assurance.—Impossible! je ne manque jamais.

GRENADIER.—Bah! ça nous amusera tout de même; lâchez-le, allez! (Chantant.) «Volez, volez, petits oiseaux!...»

PHILÉAS, crispé.—Grenadier, parlez sérieusement de choses sérieuses au lieu de vociférer comme ça... Non! (Il met le râle dans son carnier.) Je le condamne à la broche, tel qu'il est. Allons, Messieurs, continuons notre chasse... et du feu, de l'entrain!

Le trio se remit bravement en marche; les aboiements des chiens, les chants de Grenadier, les discours de Crapotin et les colères de Philéas recommencèrent.

Tout à coup, Crapotin cessa de parler et resta immobile, les yeux fixés sur un chêne; étonné, Grenadier s'approcha de son compagnon. Celui-ci, le voyant venir, se hâta de tirer et un oiseau tomba pesamment de l'arbre.

CRAPOTIN, au comble de la joie.—Je l'ai! Il est tué... Elle est tombée! (Il gambade.) Hein, mes amis, quelle adresse... à 126 pieds de distance au moins, bien sûr! Que je regrette Serinet pour...

GRENADIER, vexé.—Une belle affaire que vous avez faite là... pour une méchante poule assassinée!

CRAPOTIN, se récriant.—Comment, une poule! comment, une poule! ajoutez faisane, mon cher, s'il vous plaît!

PHILÉAS, jaloux.—J'en doute, mon ami, que ce soit une poule faisane!

GRENADIER, triomphant.—Ah! vous voyez, Crapotin, je ne le lui fais pas dire.

(Crapotin contemple son gibier avec bonheur et ne répond pas.)

RAPINOT, accourant.—Bons Saints du Paradis! avez-vous tiré sur une poule de ma femme, qu'était dans le chêne?

CRAPOTIN, terrifié.—Ciel! ce n'est donc pas une faisane?

RAPINOT.—Voyons?... Oh! là, là! que malheur! justement qu'il faut que ça soit c'te pauvre bête-là qui reçoive la charge. Elle qu'était si actionnée à pondre, tous les jours que Dieu fait.

CRAPOTIN, consterné.—Mais... pourtant, elle ressemble à une faisane, cette bête! Voyez plutôt cette huppe, ces plumes grises, fines et soyeuses. Êtes-vous sûr, Rapinot, que...

RAPINOT, avec amertume.—Quiens! si j'en suis sûr! Comme si je ne connaissais pas mes pondeuses? Ah! c'est un beau coup que vous avez fait là, M'sieur Crapotin, allez! si vous accommodez les affaires de vos clients aussi adroitement que les miennes, vous pouvez fermer tout de suite votre boutique.

Tout en grommelant, le triste Rapinot s'éloigna avec la faisane morte, sans vouloir accepter les offres d'argent que lui faisait Crapotin, ni ses excuses embarrassées.

Philéas avait écouté la discussion avec une joie déguisée, mais voulant consoler son ami tout penaud, il le prit par le bras.

—Allons! mon cher, s'écria-t-il, un peu de philosophie, saperlotte! il nous reste mon râle; ainsi, de la joie!

Au même instant, la carnassière de Saindoux s'agita. Le gros chasseur tourna la tête pour se rendre compte de ce mouvement inattendu; avant qu'il ait pu faire un geste, le râle de genêts, vivant et des plus alertes, s'était élancé hors de la carnassière en poussant un cri de triomphe.

PHILÉAS.—Dieu! mon râle... il était vivant!

GRENADIER.—Courons après!

CRAPOTIN, riant.—Ah! ah! Saindoux, vos victimes se portent bien, dites donc!

PHILÉAS, exaspéré.—Le scélérat! après m'avoir déjà tant tourmenté!... Il ose vivre encore! Mais je l'aurai ou j'y perdrai mon renom de chasseur...

Les trois amis s'élancèrent à la poursuite de l'oiseau; le râle, sentant le danger, ne se contenta plus de courir et, se voyant poursuivi si chaudement, il s'envola, laissant les chasseurs furieux.

Philéas perdant tout espoir, éreinté d'ailleurs de sa course furibonde, se laissa tomber avec découragement sur une touffe de gazon. A peine avait-il touché la terre qu'il se releva soudain en bondissant comme une balle élastique et en poussant un hurlement sauvage.

CRAPOTIN, effrayé.—Eh bien! il devient enragé! Qu'est-ce qu'il y a, Philéas?

PHILÉAS, criant.—Ah! ah! quelle blessure! quels élancements... du secours, mes amis!

GRENADIER, surpris.—Où donc, une blessure? qui est-ce qui vous a touché, Philéas? je ne vois pas de bête par terre, pourtant!

PHILÉAS, gémissant.—Si, oh! si, je suis transpercé...

CRAPOTIN.—C'est peut-être dans la touffe de gazon! (Il regarde.) Ah! Saindoux, mon ami, une bécasse! vous avez tué une bécasse!

PHILÉAS, stupéfait.—Comment, j'ai tué une... mais je n'ai rien tiré.

GRENADIER.—Crapotin a, ma foi, raison. Regardez! (Il ôte de la touffe d'herbe une bécasse.) La voilà, le bec brisé et plate comme une feuille de papier, la pauvre bête!

PHILÉAS, aigrement.—Eh bien! plaignez-la, je vous le conseille, quand son bec vient de me poignarder! (Il fait des contorsions.) Je trouvais qu'une épingle faisait mal, mais il faut avoir six centimètres de bécasse dans le corps pour savoir ce que c'est qu'une vraie piqûre!

CRAPOTIN.—Mais ça ne doit pas être profond, mon cher!

PHILÉAS, geignant.—Ah! ça doit avoir pénétré jusque bien près du coeur, mon pauvre ami!

GRENADIER, incrédule.—Voyons! sac à papier!... c'est impossible ce que vous dites là, Saindoux. Pensez donc à tout le chemin à faire, avant d'arriver de l'endroit blessé jusqu'au coeur! (Riant.) A moins que la bécasse ne vous ait lancé son bec comme une flèche!

PHILÉAS, grinchu.—Riez, mon cher; ne vous gênez pas, je vous en prie, pendant que je souffre à petit feu!

CRAPOTIN.—Allons, mon pauvre ami, ne plaisantons plus. Voulez-vous que nous vous ôtions de la plaie ces fragments de bec, qui doivent vous faire mal?

PHILÉAS.—Je veux bien, mais allez doucement!

GRENADIER.—Soyez tranquille. Attendez, Crapotin, je vais vous aider.

CRAPOTIN.—C'est ça; voyez-vous les morceaux?

GRENADIER.—Oui; y êtes-vous?

CRAPOTIN.—J'y suis; tirez de votre côté.

GRENADIER, affairé.—Bon... houp là, Crapotin!

Le pauvre Saindoux, à quatre pattes, gémissait terriblement. Ses amis lui arrachèrent, malgré ses cris et ses lamentations, les deux côtés du bec de la bécasse si malencontreusement logés dans sa grosse personne.

Quand l'opération fut terminée, les chasseurs organisèrent un brancard, aidé de Rapinot qui était accouru aux cris de la victime et ils transportèrent Philéas dans son logis.

Saindoux, couché à plat ventre sur le brancard, se désolait de sa triste chasse. Arrivé chez lui, il fit remplir une immense cuvette d'huile de millepertuis et s'y assit, déclarant qu'il ne bougerait pas de là tant que sa blessure ne serait pas cicatrisée. Il adoucit du reste son triste sort en se faisant servir abondamment à manger et ses amis se consolèrent ainsi avec lui de leurs aventures dramatiques.

Quelques jours après, Philéas repartait pour Paris, rejoindre «le Tueur de colibris féroces» pour commencer avec lui ses longs et terribles voyages.




CHAPITRE VI

LES LETTRES DE POLYPHÈME ET DE PHILÉAS

—Tout est-il prêt?

—Oui, mon illustre ami! mes malles sont fermées, mes valises aussi; mes sacs sont bourrés comme des canons; fifi-mimi est dans sa cage d'acier. Nous partirons quand vous voudrez!

En achevant ces mots, le gros Philéas se frotta les mains d'un air radieux.

—A merveille! dit Polyphème; alors je vais écrire à notre ami, M. Pierrot, que nous partons demain pour Blidah.

PHILÉAS, effaré.—Hein! quoi! plaît-il? déjà en Afrique? Et notre tournée en Europe? et celle en Asie? nous les supprimons donc, comme ça?

POLYPHÈME, riant.—Eh! non, mon cher, ne vous effrayez donc pas de cette petite visite en Afrique. J'ai une affaire pressante à arranger, là-bas; elle ne me retiendra que cinq ou six jours; cela ne dérange en rien nos projets.

PHILÉAS, rassuré.—A la bonne heure, mon cher Tueur, écrivez à Pierrot que nous partons; moi, je vais annoncer cela à mon ami, le vicomte de Marsy; je tiens à le mettre au courant de mes faits et gestes, car je me vois destiné à une vie illustre autant que glorieuse, grâce à mes voyages, et je veux que mon pays sache ce que je deviens, par l'entremise de cet homme estimable.

Les voyageurs s'établirent chacun devant un bureau et comme ils ne doivent pas avoir de secrets pour nous, lisons sans façon par dessus leur épaule ce qu'ils sont en train d'écrire:


Polyphème à Pierrot.

Mon cher ami, quelle trouvaille! quel trésor que ce Saindoux! merci mille fois! Grâce à vous, je vais entreprendre mon tour du monde avec la meilleure pâte d'imbécile!... Il m'amuse déjà tellement que je compte payer toute sa dépense: sa petite fortune n'y suffirait pas et la mienne me permet largement de faire cette générosité. Riche et désoeuvré comme je le suis, ces voyages sont ma seule ressource contre l'ennui; mon précieux Philéas est pour moi, j'en suis sûr, une source de distractions vraiment inépuisable; bien entendu que, pour ne pas l'humilier, je ferai semblant de ne presque rien dépenser pour lui en route. Je suis ami des plaisanteries, mais je suis avant tout bon enfant et j'aime comme je taquine, franchement. Nous partons demain pour Blidah. Sous prétexte d'affaires, je vais mettre mon gros camarade en face d'un lion; nous verrons comment il s'en tirera. J'en ris d'avance. Ah! la bonne tête! qu'il sera amusant, mon Dieu, qu'il sera amusant! je vous tiendrai au courant, cela va sans dire.

Bien à vous,

Pour Philéas, Polyphème Gérard, le Tueur de colibris féroces.

Pour vous et nos amis, Charles N.


Lettre de Philéas à M. de Marsy.

Monsieur et Vicomte, c'est avec un tremblement universel de tout mon être que je vous écris ces mots solennels: Je pars demain. Je m'en vais à Blidah avec mon célèbre ami, le Tueur (de colibris féroces), il y va pour affaires; je profiterai de ses occupations pour chasser un peu et faire connaissance avec les bêtes féroces et non féroces d'Afrique.

Depuis mon départ de Castel-Saindoux (ou j'ai été si heureux de vous recevoir) il m'est arrivé différentes choses qui ont accidenté mon existence. Je veux vous mettre au courant de ces détails de ma vie. J'ai d'abord reçu une lettre de Gelsomina; elle m'envoie sa photographie que je lui avais rendue et qu'elle me renvoie comme souvenir pendant mon voyage. Je la lui ai renvoyée... elle me l'a rerenvoyée; je la lui ai rererenvoyée... elle me l'a rerererenvoyée! alors... la voilà! Je vous prie de la lui rendre eu lui ordonnant avec douceur (et avec violence, s'il le faut) de la garder à jamais! Voilà une affaire bâclée, pas vrai, Monsieur le Vicomte?

Dieu! que c'est beau, Paris! les rues sont plus larges que les grandes routes et les spectacles sont très superbes! J'ai vu à l'Opéra des bonnes gens qui se trémoussaient terriblement; je les ai crus enragés. Polyphème m'a dit que non, que c'étaient des malheureux qu'on appelle crampistes; ils sont pleins de crampes dans les mollets et alors, il faut qu'ils gigottent ferme pour se soulager un peu; en voilà une terrible maladie! Il paraît que ça se gagne; aussi, quand un des crampistes s'est approché de moi (j'étais allé avec Polyphème dans les coulisses du théâtre) je me suis sauvé en criant comme un perdu: «Gare les crampistes!» Quand Polyphème m'a rejoint, tous les malades qui causaient avec lui riaient comme des fous, je ne sais pas pourquoi.

Après ça, nous sommes allés au Cirque pour voir le dompteur Batty et ses lions! Sac à papier, quelles terribles bêtes! Je vous avoue, Monsieur et cher Vicomte, que je suis déjà dégoûté de cette chasse-là rien que d'avoir vu les lions de Batty. J'ai demandé à Polyphème à quoi ça servait de risquer sa vie à entrer dans une cage à lions.

—A rien, m'a-t-il dit.

—Alors pourquoi le fait-il?

—Pour amuser le public.

—Eh bien! moi, je trouve ça bête et mal de risquer sa vie pour la donner en spectacle, au lieu de travailler comme un honnête ouvrier; c'est stupide. Ça n'amuse pas, d'ailleurs, de voir un chrétien exposé aux bêtes féroces comme du temps des empereurs païens. C'est pas un spectacle catholique et je l'ai dit à Polyphème, qui m'a donné raison d'un air ému et grave qu'il n'a pas souvent.

Pour en revenir au Cirque, la fin a été très gentille. Après ces sales coquins de lions, voilà-t-il pas une cavalcade de singes qui arrive. C'était comme aux sept p'tites chaises5, ainsi que disent les poreman6; vous savez, ceux qui s'occupent des chevaux élégants. Il y avait un jockey bleu, un jockey jaune, et un jockey vert pomme; ce n'est pas tout, il y avait aussi une guenon en amazone rouge; oh! mais, un amour de guenon! avec une belle toque à plumes blanches, des gants à manchettes et un toupet magnifique de faux cheveux, rouge carotte. Tous ces singes montaient des petits chevaux, noirs comme de la suie et méchants comme des diablotins. A un signal des écuyers, clic, clac! les chevaux bondissent, les singes se cramponnent à la crinière et broum! les voilà partis! Tout le monde riait, car vrai, c'était cocasse! les pauvres singes avaient une peur de chien! A chaque barrière sautée, ils glapissaient en désespérés. Chaque fois qu'ils passaient près des écuyers, armés de leurs grands fouets, ils les regardaient en faisant des grimaces de frayeur qui nous faisaient pâmer! Tout d'un coup, on entend un couic!... C'était le pauvre jockey jaune qui avait tourné avec sa selle sous le ventre de son cheval. Ça vexait le poney, qui voulait s'en débarrasser parce que le singe le chatouillait en se cramponnant à lui; mais il avait beau ruer, ça n'y faisait rien. Le jockey jaune était plus mort que vif et pinçait le cheval. Pour lors, voilà-t-il pas que le poney, furieux, se met à marcher sur ses pieds de derrière! En voyant cela, le singe se rassure et s'élance par terre. En sautant, il tombe sur le nez du cheval que la guenon conduisait. Ce poney-là a peur; il se cabre et l'amazone effrayée se jette sur la tête d'une grosse dame qui avait une forêt de cheveux crêpés, frisés, tire-bouchonnés, enfin un tas d'histoires sur la tête, quoi! La dame se débat; la guenon fourgotte7 les cheveux et, comme elle était en colère, elle arrache toute la perruque de la grosse, pièce à pièce! Il y avait des faux cheveux, fallait voir! peut-être plus de deux livres pesant! tout le monde se tenait les côtes.

Note 5: (retour) Steeple-chase, course de chevaux.
Note 7: (retour) Pour «fourrage» (c'est un mot Normand).

Bravo! l'amazone! qu'on lui criait; elle est jalouse de la perruque et elle se venge.

—Mes crêpés! hurlait la grosse dame, mes boucles! mes frisons! Elle m'arrache tout, cette horreur de bête! Gusman, mon pauvre mari, au secours! sauve ton Isménie...

Le gros monsieur qui s'appelait Gusman tâche de faire partir la guenon. Elle se rebiffe et v'lan! elle lui allonge une calotte épouvantable. Gusman se fâche, réplique; les voilà à se donner des taloches pour de bon! L'arrivée du maître avec son grand fouet a tout apaisé; il avait réussi à se faire un passage parmi les spectateurs qui entouraient la grosse dame et les combattants. A sa voix la guenon s'est calmée, a lâché Gusman et la perruque; tout le monde s'est en allé, riant encore de toutes ces bonnes farces!

Me voilà à bout de papier et de force épistolaire. Je vous r'écrirai de Blidah, cher Monsieur et Vicomte, pour vous narrer mes impressions de voyage.

En attendant, je vous prie, avec toute espèce de civilité puérile et honnête, de faire agréer à votre aimable et digne famille mes respects les plus respectueusement respectueux. Je vous réitère, à vous, Monsieur ami et Vicomte, que je suis avec une émotion profonde et serai pour la vie!...

PHILÉAS SAINDOUX.




CHAPITRE VII

BON VOYAGE, CHER DUMOLLET!

Phout!... Phout!... Phout! Phou... ou... ou... ou... t!...

—Bravo, la locomotive! s'écria gaîment Philéas; elle file comme un charme! Allons, nous voilà partis pour Blidah, illustre Polyphème... Un temps de chemin de fer et nous y serons!

POLYPHÈME, souriant.—Pas tout à fait, mon cher; il y a la mer à traverser, en outre.

PHILÉAS, dédaigneusement.—Oh! oh! cette mer-là, ce n'est pas grand'chose.

POLYPHÈME.—Comment, pas grand'chose; mais deux jours de bateau sont déjà gentils!

PHILÉAS, incrédule.—Laissez donc! c'est les marins feignants qui veulent faire accroire qu'il faut tout ce temps-là; mais ils ne m'attraperont pas comme ça! et je vous les ferai marcher si rondement qu'en deux heures nous serons rendus à Alger.

POLYPHÈME, riant.—Tiens! au fait! vous me donnez une idée excellente, délicieuse!... Oui, mon ami, vous irez en deux heures (il lui serre la main), c'est moi qui vous le promets! Ce cher Philéas, quel trésor j'ai là, mon Dieu!

PHILÉAS, modestement.—Vous êtes bien bon; je suis trop poli pour vous démentir, d'ailleurs! il est certain que fifi-mimi et moi... (il bâille) nous valons quelque chose... (il bâille) nous ne manquons pas... (il bâille).

POLYPHÈME.—D'envie de dormir, hein?

PHILÉAS.—C'est... aaaaah!... c'est vrai... ce chemin de fer me fait somnoler un peu.

POLYPHÈME.—Ne vous gênez pas, mon cher; dormez.

PHILÉAS, scandalisé.—Devant vous, illustre ami? Ce ne serait pas respectueux!

POLYPHÈME.—Je le veux; je vais en faire autant de mon côté.

PHILÉAS.—S'il en est ainsi, j'accepte. Ouf! qu'on est mal pour appuyer sa tête! Tiens, au fait! nous sommes seuls. Je vais m'étendre par terre; je ne vous gênerai pas et je dormirai comme un bienheureux.

Un silence complet régna bientôt dans le wagon; trois heures s'écoulèrent; la nuit était avancée quand Charles N... (que nous continuerons d'appeler Polyphème, avec Philéas) se réveilla. On était arrivé à une station et les voyageurs profitaient de dix minutes d'arrêt pour manger à la hâte quelque chose. Polyphème, sentant son appétit s'éveiller, descendit sans réveiller Philéas qui dormait de tout son coeur, et alla rejoindre les dîneurs.

Pendant son absence, deux employés chargés d'examiner les voitures s'aperçurent que le wagon où dormait Philéas était sérieusement abîmé. Comme cette voiture était la dernière du train, ils se hâtèrent de la décrocher, de la mettre sous une remise, et de la remplacer par un autre wagon en bon état, ayant soin d'y transporter les quelques objets (y compris le fifi-mimi) laissés sur les banquettes, par Polyphème et Philéas; aucun des employés ne s'aperçut de la présence du dormeur sous la banquette et l'infortuné continua son somme sans se douter du changement dont il était victime. Polyphème remonta en voiture et reprit tranquillement sa place et son sommeil, convaincu que Philéas était là.

Réveillé au petit jour, le jeune homme appela Saindoux; il fut stupéfait, puis très effrayé de constater sa disparition et ne se tranquillisa qu'à la station suivante, où les employés lui expliquèrent ce qui avait motivé le changement de wagon.

Remis de son émotion, Polyphème rit beaucoup de la figure qu'avait dû faire Philéas et resta à la station pour attendre son compagnon, persuadé qu'il l'y rejoindrait bientôt.

Pendant ce temps, le gros Saindoux dormait comme un plomb sous sa banquette; il ne se réveilla que tard et se frotta les yeux en bâillant, puis il tressaillit, car il venait de s'apercevoir qu'il était dans une obscurité complète.

PHILÉAS, inquiet.—Est-ce qu'il fait toujours nuit, cher Tueur?... hein! pas de réponse! (Criant.) Mon illustre ami, réveillez-vous... Comment! il ne dit rien? (Il tâte les banquettes.) Personne, pas même fifi-mimi! (Avec terreur.) Le wagon ne marche plus! Ah! je crois deviner... (Il s'agite avec crainte.) Des malfaiteurs auront décroché la voiture. Polyphème se sera sauvé et fifi-mimi est leur victime... pauvre bête! Oh! (il saute) on vient par ici, et je n'ai pas d'armes... quelle position, grand Dieu!

Des pas se dirigeaient effectivement de son côté. Deux hommes parurent avec une lanterne sourde.

PREMIER EMPLOYÉ.—Diable de remise! dire qu'il faut de la lumière pour s'y conduire en plein jour!

PHILÉAS, à part, épouvanté.—Je suis dans leur caverne, Seigneur! c'est la Suzanne8 des quarante voleurs!

DEUXIÈME EMPLOYÉ.—Est-il là?

PREMIER EMPLOYÉ.—Oui, et il a fameusement besoin de mes clous et de mon marteau.

PHILÉAS, anéanti.—Miséricorde! ils veulent me torturer avec des clous, les misérables! ah mais! j'invoque Suzanne s'ils approchent... tant pis, il arrivera ce qu'il pourra!

PREMIER EMPLOYÉ.—Allons! dépêche-toi; il faut lui faire son affaire et lestement encore!

A peine avait-il dit ces mots que Saindoux se précipita hors du wagon sur eux, en vociférant: «Suzanne, ouvre-toi! misérables, tremblez!»

Les employés, effrayés de ces cris, le prenant pour un malfaiteur, rendirent avec usure au gros Philéas coups de poings et coups de pieds en appelant leurs camarades.

On accourut de toutes parts et l'on parvint à s'expliquer. Ce fut long et difficile, Saindoux soutenant avec obstination qu'il était, prisonnier dans une caverne de bandits. On ne put le détromper qu'en le conduisant à la gare et en lui montrant la voie du chemin de fer.

Il se rendit enfin à l'évidence, se tranquillisa et demanda à rejoindre Polyphème à la station suivante, pensant avec raison que son ami devait l'y attendre.

Il avait fait grand tapage et le chef de gare, lui gardant rancune de cette scène ridicule, imagina de lui jouer un tour; il s'approcha donc de Saindoux qui attendait en maugréant et lui dit avec un grand sérieux:

—Si Monsieur le désire, je puis lui faire rejoindre son ami, non dans une heure, mais dans un quart d'heure.

—A la bonne heure! s'écria Philéas tout joyeux; vous êtes un brave homme, vous! menez-moi tout de suite au train, s'il vous plaît.

—Voilà, Monsieur, dit le chef de gare en montrant à Saindoux une locomotive prête à partir.

PHILÉAS.—Mais ce n'est pas un train, ça!

LE CHEF DE GARE.—C'est le wagon de voyage de S. M. l'Empereur de Tartarie, Monsieur; avant de le lui expédier, on le fait servir à quelques hauts personnages... (saluant) et je vous l'offre.

PHILÉAS, flatté.—Monsieur, vous êtes bien bon; je dirai même que vous êtes un homme charmant! j'accepte avec joie.

Saindoux s'installa majestueusement sur la plate-forme au milieu de rires étouffés et la locomotive partit avec la rapidité de l'éclair. Elle allait, en réalité, rejoindre un train de marchandises pour remplacer une machine déraillée et le mécanicien, riant sous cape, s'amusait à exciter la terreur de Philéas par des récits lugubres d'accidents horribles, à l'endroit même où le gros voyageur s'était placé.

Philéas avait beau changer de place, le lieu où il était se trouvait rappeler des souvenirs plus terribles encore. Le pauvre Saindoux, qui recommandait son âme à Dieu, respira librement en voyant Polyphème sur le quai de la station.

PHILÉAS.—Ah!... Enfin! c'est ici que je m'arrête, mon ami, laissez-moi descendre, s'il vous plaît... Eh bien... arrêtez, conducteur... satané conducteur!... Polyphème, courez après nous! à la garde! à la garde!...

... Car la locomotive, plus rapide que jamais, avait passé comme le vent, laissant derrière elle Polyphème qui ne pouvait s'empêcher de rire de cette nouvelle mésaventure, tandis que Saindoux, rouge comme un coq, les cheveux ébouriffés, gesticulait comme un furieux sur la machine.

Le mécanicien eut bientôt pitié de Philéas et lui offrit de l'installer dans une autre locomotive qui allait à la station de Polyphème.

Philéas y consentit avec bonheur et s'y précipita, pendant que le malin conducteur s'éloignait, à la grande satisfaction de Saindoux qui se croyait au bout de ses peines.

Il arriva en effet à bon port à la station où l'attendait son ami, mais en voulant sauter sur le trottoir qui bordait la voie, il calcula mal la distance et, au lieu de tomber dans les bras de Polyphème, il disparut dans un énorme panier placé près de son ami.

Philéas poussait de grands cris, en tâchant de se dépêtrer de sa prison. Les voyageurs riaient comme des fous, tout en l'aidant. Saindoux se redressa bientôt au milieu de la bourriche... il était inondé de jaune d'oeuf!

PHILÉAS, furieux.—Sac à papier! j'ai du guignon... quelle omelette, mes amis! J'ai au moins deux cents jaunes d'oeufs sur le corps... Prelotte! comme ça colle! Vite! de l'eau, que je me lave... je n'y vois plus clair... holà! ça coule dans mes oreilles, j'en ai plein la bouche... Pouah! (Il crache.) Prelotte! prelotte!! c'est mauvais...

Tout le monde se tordait de rire en l'écoutant, si bien que le bon gros Saindoux finit par en faire autant de bon coeur.

Il alla se débarbouiller et se changer de la tête aux pieds, retrouva avec bonheur son fifi-mimi qu'il avait cru mort et reprit avec Polyphème un autre train qui les mena sans accident à Marseille.




CHAPITRE VIII

VOYAGE SUR MER A VOL DE... POLYPHÈME!

Arrivé-à Marseille, Philéas oublia tous ses malheurs. Escorté par Polyphème, il parcourait avec bonheur cette belle et grande ville, si animée, si riche, et que les intelligents habitants savent rendre attrayante et gaie. Il alla prier aux pieds de Notre Dame de la Garde, que la touchante piété marseillaise a placée sur un rocher pour planer sur la ville et être vue de tous; il visita la Cannebière, ce port que Paris, la reine du monde, admire et envie, au dire des habitants. Arrivé là, il ne tarissait pas en éloges! Au milieu d'un discours enthousiaste sur la mer, Polyphème remarqua avec surprise que la voix de Philéas baissait peu à peu, puis... elle s'éteignit tout à fait. Ses yeux suivirent la direction que prenaient les regards interdits de Saindoux. Il vit alors un homme à cheveux gris, fort maigre et fort grand, dont la figure spirituelle était contractée par la colère. Les bras croisés, les yeux flamboyants, cet inconnu s'approcha lentement de Philéas qui semblait fasciné.

L'INCONNU.—Pourquoi me regardes-tu comme ça, étranzer? Sais-tu que tu m'insultes... et dans mon pays, encore!

PHILÉAS, interdit.—Mais, Monsieur le Marseillais, je vous regardais comme tout le monde; ce n'est pas une offense, il me semble.

L'INCONNU, avec violence.—Tu mens, étranzer imbécile! Ze ne suis pas tout le monde, insolent! Tout le monde ne me regarde pas comme une bête curieuse, impertinent! et il y a offense, troun de l'air! bagasse!!!

POLYPHÈME.—Allons, Monsieur, ne vous emportez pas ainsi contre mon ami: calmez-vous, je vous en prie, en songeant...

L'INCONNU, rageant.—Ze ne suis que trop calme, Monsieur, c'est mon défaut! mais il ne faut pas m'insulter impunément; savez-vous que c'est moi qui, l'autre zour, ai soutenu l'honneur de la Canne-bière en flanquant un coup de pied (oh! un coup de pied admirable!) à un Parisien qui passait auprès de moi; cet homme me dit avec surprise:

—Qu'est-ce que je vous ai fait?

—Ze lui réponds: «rien!»

—Eh bien, alors, pourquoi me maltraitez-vous?

—Zuge un peu si tu m'avais fait quelque soze! que ze lui réplique.

POLYPHÈME, riant.—C'est magnifique! où voulez-vous en venir, Monsieur? à un duel? mon ami est prêt, il adore les affaires de ce genre!

PHILÉAS, bas.—Eh! dites donc, mon cher Tueur, ce n'est pas vrai, ça!

POLYPHÈME, bas.—Taisez-vous donc, j'arrange l'affaire.

L'INCONNU, plus calme.—Z'accepterais avec bonheur cette offre si ze ne partais pas ce soir pour Blidah, Monsieur.

POLYPHÈME.—Tiens! et nous aussi; comme ça se trouve bien! vous vous battrez sur le bateau.

L'INCONNU, vivement.—Le capitaine ne voudra pas, z'en suis sûr!

POLYPHÈME, bas.—Philéas, mon ami, c'est un poltron! il caponne... Hardi, mon cher, du toupet! Soutenez l'honneur-normand!

PHILÉAS, bas.—Ah! il caponne, il ose caponner, le lâche! et moi qui avais peur! Attendez un peu voir, Tueur! (Haut, avec arrogance.) Nous nous battrons dans une cabine, Marseillais, et nous choisirons mon arme ordinaire, vu que je me regarde comme énormément insulté, entendez-vous, bouillabaisse?

L'INCONNU, avec douceur.—Ne vaudrait-il pas mieux nous serrer la main, Monsieur?

POLYPHÈME, bas.—Ça va, Saindoux, ça va très bien! confondez ce faux brave.

PHILÉAS, bas.—Attendez un peu voir! (Haut.) Nous nous battrons, bouillabaisse, à mort, à mort effrrrroyable!...

L'INCONNU, effrayé.—Oh! Monsieur... et avec quelles armes?

PHILÉAS, sombre et solennel.—Avec des bombes, Marseillais; c'est mon arme ordinaire. Nous aurons une bombe pleine de poudre dentifrice et une vraie bombe bourrée de poudre à canon. Nous choisirons au hasard et nous nous lancerons à la mer sur des planches, en allumant nos machines. Celui qui aura la bonne bombe sera repêché par les matelots, l'autre sautera. Ça vous va-t-il?

Polyphème approuva gaiement la proposition, mais l'inconnu s'en montra terrifié.

—Ze ne consens pas à cela, s'écria-t-il. Zamais ze ne voudrais mourir par explosion; ce doit être affreux et ze me dois à ma famille.

PHILÉAS, majestueusement.—Vous êtes père de famille? je vous fais grâce, alors.

L'INCONNU, balbutiant.—Pas précisément... ze ne suis pas marié.

PHILÉAS, avec colère.—Qu'est-ce que vous chantez, alors?

L'INCONNU, piteusement.—Ze ne sante pas! ze soutiens que z'ai une famille en la personne d'un cousin normand, le duc de Philéas Saindoux, grand seigneur, qui m'aime tendrement et qui mourrait de sagrin si ze périssais.

PHILÉAS.—En voilà une farce et une blague, mon cher; je suis Philéas Saindoux et je ne mourrai jamais de chagrin que de ma propre mort, je vous en avertis.

L'INCONNU, très émotionné.—Phi... Phi... Philéas? Oh! mon cousin, mon ser cousin, reconnaissez en moi le docteur Crakmort, fils de votre tante, Alménie Saindoux.

PHILÉAS, étonné.—Ah bah!... c'est vrai, au fait! j'ai entendu parler de vous et de votre maman par papa. Bonjour, cousin, et sans rancune!

La querelle était finie; les deux adversaires se serrèrent la main et allèrent avec Polyphème s'embarquer sur le Zéphyr, qui devait les conduire en Algérie.

A peine installé sur le bateau, Saindoux rappela à son ami sa promesse de faire marcher rondement le navire.

POLYPHÈME, gaiement.—Je n'ai qu'une parole, mon cher, et je la tiens; laissez-moi faire. Couchez-vous pour éviter le mal de mer pendant ces deux heures de route; avalez cette pastille, puis faites un petit somme. Je vous réveillerai à notre arrivée; à quatre heures, je vous appelle.

PHILÉAS.—C'est merveilleux, cher Tueur! Merci, grand homme! votre pastille est diablement mauvaise... c'est égal! je vais dormir avec enthousiasme. Ah! ah! ces fainéants de marins, ils ont trouvé leur maître avec vous. Tiens, c'est singulier comme j'ai sommeil... vite aujourd'hui... bon... soir... (Il s'endort.)

POLYPHÈME, le regardant.—Bravo! ma pilule d'opium fait son effet; ce pauvre garçon n'aura pas le mal de mer et, par dessus le marché, il va encore me faire rire avec sa naïveté de voyage en deux heures. Après-demain, je le réveillerai; jusque là, bonsoir, Saindoux, rêvez à des lions non féroces et à des bombes en poudre dentifrice.

Le surlendemain à quatre heures, Polyphème, qui avait eu soin de prolonger le sommeil de Philéas avec ses pastilles, secoua vigoureusement le gros dormeur.

—Allons, Philéas, debout! dit-il avec emphase; il est quatre heures moins cinq et nous allons arriver comme je vous l'ai promis.

—Hein! quoi? s'écria Saindoux en se frottant les yeux; déjà? c'est merveilleux, mon bon Tueur, ce que vous faites! et qu'avez-vous donc dit aux matelots pour nous faire aller de ce train-là?

—Je leur ai fait adroitement avaler de la poudre électrique dans du rhum, mon ami, répliqua Polyphème très gravement. Ça les a fait travailler ferme, vous devez le comprendre.

L'équipage et les passagers, qui étaient dans le secret, reçurent le dormeur de façon à compléter son illusion. Tout à coup, Saindoux se frappa le front.

—Polyphème, s'écria-t-il, quel jour sommes-nous? J'entends dire à Crakmort que c'est aujourd'hui jeudi.

POLYPHÈME, tranquillement.—Certainement. Qu'est-ce qui vous étonne?

PHILÉAS.—Mais... mais nous sommes partis de Marseille avant-hier, alors?... Comment...

POLYPHÈME.—Non, ce matin; il y a deux heures, parbleu!

PHILÉAS.—Mais nous sommes partis de Paris le huit?

POLYPHÈME.—Non, le dix.

PHILÉAS, insistant.—Pourtant, Polyphème...

POLYPHÈME, feignant de se fâcher.—Ah! mon cher, vous êtes terrible avec vos mais, vos pourtant. Saprelotte! puisque tous ces messieurs vous disent la même chose que moi, vous devriez nous croire, à la fin!

Le pauvre Philéas, assailli de protestations, de discours de toute espèce que lui prodiguaient passagers et équipage, se soumit avec un désespoir burlesque. Ce fut ainsi qu'il arriva à terre; nos voyageurs se firent mener directement à Blidah et nous allons les y suivre, pour ne rien perdre de leurs aventures dans ces parages.




CHAPITRE IX

LA CHASSE AU LION

—Eh bien! mon cher, dit Polyphème à son gros compagnon, le lendemain de son arrivée. Comment trouvez-vous l'Algérie et les Arabes?

PHILÉAS.—L'Algérie me semble très superbe, Tueur, complètement magnifique, excepté ses diables de puces qui troublent ma joie. (Il se gratte avec fureur.) J'en ai tué soixante-quinze en vingt minutes hier, et puis j'y ai renoncé; rien que sur le mollet droit, j'avais quatre cent quatre-vingt-neuf piqûres; ça me cuit partout... il me semble que je suis dans un bain de moutarde.

POLYPHÈME.—On se fait à cela bien vite, allez! Courage! n'y pensez plus. Et les Arabes, qu'en dites-vous?

PHILÉAS.—Ah! quels beaux hommes! mais... est-il convenable à eux de se montrer publiquement en chemise avec une serviette sur la tête?

POLYPHÈME.—Comment, «en chemise»! Ce sont des manteaux appelés burnous et leurs turbans ne sont nullement des serviettes. Tout cela, c'est leur costume.

PHILÉAS.—Ma foi! je n'aimerais pas me fourrer un burnous sur la tête et m'envelopper d'un turban, moi! (Polyphème rit.) Mais dites donc, mon cher ami, pourquoi ne profiterais-je pas du beau temps pour aller voir les environs, aujourd'hui?

POLYPHÈME.—Volontiers; je vais rassembler une escorte et nous nous mettrons en route dès que nos chevaux seront prêts.

Polyphème alla effectivement surveiller les préparatifs de la promenade. Resté seul, Philéas s'ennuya promptement, agacé qu'il était par les puces qui continuaient à le dévorer, et prenant son fusil, attachant sur son dos la cage de fifi-mimi, il sortit pour flâner dans les environs en attendant son ami.

Au détour d'une rue, Saindoux se trouva face à face avec un petit nègre, noir comme du charbon et dont la figure était remarquablement drôle, intelligente et maligne, malgré une affreuse laideur.

Ce petit nègre était entièrement vêtu de blanc, ce qui le rendait d'autant plus extraordinaire.

PHILÉAS.—Ah! le drôle de petit bonhomme! Bonjour, moricaud, sais-tu le français?

LE PETIT NÈGRE.—Moi, le savoir un peu, beau blanc.

PHILÉAS.—Comment te nommes-tu, petit?

LE PETIT NÈGRE.—Pauvre négrillon s'appeler: Sagababa.

PHILÉAS, éclatant de rire.—En voilà un nom cocasse! Eh bien, Sagababa, veux-tu me mener jusqu'à un arbre à fruit quelconque? je grille de manger des produits africains; ils doivent être excellents, surtout cueillis tout frais!

SAGABABA.—Moi, vouloir bien, beau blanc.

PHILÉAS, flatté.—Il est très poli, ce moricaud! Faisons vite cette course, mon ami; je veux revenir promptement pour ne pas faire attendre mon illustre compagnon.

Saindoux et Sagababa partirent d'un pas rapide. Philéas oubliait ses puces et, chemin faisant, questionna Sagababa sur sa position.

—Moi suis seul, dit le petit nègre avec émotion. Pauvre Sagababa s'enfuir de chez maître méchant, loin d'ici; marcher beaucoup, souffrir faim, soif; venu ici travailler, apprendre un peu français. Moi aime bien hommes français. Bons, grands, généreux; voudrais servir toi! serais si content! t'aimerais tant!

PHILÉAS, avec bonté.—C'est bien difficile, mon pauvre garçon; en attendant, cherchons des fruits; nous voilà à l'entrée d'un joli bois qui doit avoir...

Un épouvantable rugissement, un véritable tonnerre éclatant à cent pas des promeneurs interrompit Philéas. Au cri du fauve, Sagababa terrifié, mais toujours leste comme un chat, bondit dans un arbre.

Philéas ne pouvait suivre le petit nègre; il se précipita vers un rocher voisin au moment où un lion énorme, l'oeil en feu, la crinière hérissée, se battant les flancs avec sa queue, paraissait à la lisière du bois, rugissant avec fureur!... A cette vue, Saindoux, excité par la peur, devint leste comme Sagababa et grimpa sur un énorme rocher avec une telle rapidité que le fauve, malgré quelques immenses bonds, n'arriva pas à temps pour le saisir...

—Vous mort, beau blanc? cria Sagababa d'une voix lamentable.

—Pas encore, répondit Saindoux d'une voix entrecoupée, mais je crois... que... ça ne tardera...

Il s'interrompit en poussant un nouveau cri de frayeur; le lion venait de bondir contre le rocher et ses énormes griffes avaient presque touché Saindoux.

Philéas, épouvanté, voulut charger son fusil et tirer sur son ennemi; quelle ne fut pas sa consternation en voyant qu'il avait oublié ses cartouches! Il se lamentait tout haut lorsqu'il s'interrompit en se frappant la tête avec joie.

—Vous fou, beau blanc? cria Sagababa effrayé, du haut de son arbre.

—Moi homme de génie, petit bêtat, répondit Philéas avec orgueil. Tu ne veux pas te taire, toi, le rugisseur? Braille, va, scélérat! tu ne t'attends pas à mon invention...

En disant ces mots, il détacha de son dos la cage où se trouvait fifi-mimi.

—Brave armurier! reprit-il en examinant avec satisfaction les barreaux d'acier; il a fait la chose en conscience! Allons, fifi-mimi, sors de là, mon cher. Viens! (Il le pose sur sa tête.) Tiens-toi bien et ne dégringole pas, ou tu es perdu!

Le lion rugit...

PHILÉAS.—Je suis prêt, mon brave. Allons, saute par ici. (Il met la cage au bout de son fusil et l'y fixe.) Y es-tu? Xi... Xi... au chat!... au chat!... pschit....

Le fauve, exaspéré par les cris de Saindoux, s'élança de plus belle contre le rocher. Philéas se tenait sur ses gardes, et au moment où la bête féroce atteignait presque le gros chasseur, il lui plongea habilement la cage au fond de la gueule et retira prestement son fusil.

—Bravo, beau blanc! hurla Sagababa.

—Ah! la bonne farce! criait Saindoux en gambadant sur son rocher! Est-ce amusant! bon, il s'étrangle... Ah! ah! il veut mâcher les barreaux... Oh! oh! il tousse, il crache, il se roule en se grattant la gueule avec ses pattes! Je ris trop, j'en ai un point de côté! en voilà, une comédie... Va-t-il être content, M. le Vicomte, quand je lui raconterai cette histoire-là! N'y a pas à dire, je suis un grand homme... Enfoncé, Jules Gérard! Il n'aurait jamais inventé cette façon de tuerie. Il ne bouge plus, mon lion? Non, le voilà qui fait dodo pour toujours. Hé!... Sagababa, descendons, mon cher, allons avertir...




CHAPITRE X

CHASSE A LA LIONNE

—Pas bouger, beau blanc! cria Sagababa. Lionne arrive venger mari.

Philéas, furieux.—Hein? encore? sac à papier! quel fichu pays... et moi qui l'admirais! j'aime mieux les puces, décidément; elles ont beau dévorer, on vit tout de même... brrrou! (Il frissonne.) Comme elle rugit, cette sale bête! quels poumons! Dieu! qu'elle est grosse... Holà! elle me voit, elle va sauter contre le rocher. Que faire, grand Dieu? Si je r'avais ma cage, ma bonne cage! un couteau, au moins! un cou... Oh! sauvé, je suis sauvé!

L'ingénieux Saindoux tira alors avec bonheur de sa carnassière une énorme bouteille pleine d'alcali volatil.

—C'était contre les serpents, continua-t-il en examinant sa bouteille, mais ça fera très bien contre les lions, évidemment...

Sagababa, criant.—Quoi tu vas faire, beau blanc?

Philéas.—Tu vas voir ça, moricaud! (La lionne rugit.) Tu veux du bonbon, gourmande? patience! Pour ça, il faut sauter et ouvrir la gueule. Plus fort donc! Gomme ça, très bien! saute, à présent... houp là! vlan! ça y est!

La bête féroce venait en effet de recevoir dans la gueule et d'avaler à moitié la bouteille, adroitement et fortement lancée par Philéas.

—Grand blanc, que toi est admirable! cria Sagababa stupéfait.

Philéas, se rengorgeant.—On ne manque pas d'esprit, négrillon. Vivat! c'est encore plus drôle que pour le lion... Elle suffoque! il y a de quoi; un demi-litre d'alcali, ça doit griser... Bon! la bouteille se-casse! elle mâche le verre... comme elle danse! Ah! ah! en voilà une polka soignée! C'est déjà fini? quel dommage! Sagababa, nous sommes sauvés... viens me rendre grâces, mon enfant; je nous ai sauvés!

—Me voilà, beau blanc, s'écria le petit nègre en se précipitant à terre; victoire! toi être le roi des génies! Moi veux te servir partout, toujours! toi être maître à moi. Vouloir bien?

Philéas.—Nous verrons ça, petit; peut-être t'attacherai-je à moi, Philéas Saindoux! à mon illustre personne. A présent, allons avertir Polyphème et nous reviendrons chercher nos victimes. Es-tu toujours là, fifi-mimi?(Il tâte sa tête.) Brave petit oiseau, il n'a pas bougé! Est-il bien apprivoisé! En avant, Sagababa!

Sagababa, chantant et dansant.

Maître à moi est grand homme!

Faut que moi chante maître à moi!

Vais dire comment il est,

Comment est sa grosse personne!

Beaux petits yeux bien brillants

Comme ceux de fier sanglier des bois.

Il est beau, il est si beau,

Maître à moi, Philéas Saindoux!

(Philéas se rengorge.)

Gros nez dodu, potelé, tout rond,

Comme belle pomme de terre,

Grande belle bouche avec grandes dents

Comme celle de requin terrible!

Belle peau rose comme radis,

Douce comme celle de jolie baleine.

Il est beau, il est si beau,

Maître à moi, Philéas Saindoux!

PHILÉAS, attendri.—Il est gentil, cet enfant! il me touche! il fait mon éloge avec une originalité charmante. Nous approchons enfin... Je vois Polyphème, il me cherche... (Criant.) Tueur, cher Tueur, me voici. J'arrive sain et sauf avec mon négrillon.

POLYPHÈME, vivement.—Comme j'étais inquiet, mon cher Philéas! C'est vraiment imprudent à vous d'aller si loin sans moi! On a vu ces jours-ci deux lions énormes rôder dans les environs et...

PHILÉAS, négligemment.—J'en sais quelque chose; je viens de les tuer.

POLYPHÈME, incrédule.—Pas possible! vous? deux en un jour?

PHILÉAS.—Demandez à Sagababa!

SAGABABA, très vite.—Bien vrai, Massa Tueur! Maître à moi promener avec pauvre Sagababa, causer; tout à coup... rrrrrrrroum! C'était lion! moi grimper sur arbre; maître à moi sur rocher. Lion sauter. Maître à moi lui fourrer cage dans gueule. Lion faire «couic!» et crève...

POLYPHÈME, riant.—Bravo! admirable, cela! Philéas.

PHILÉAS, avec modestie.—C'est assez bien. Poursuis, Sagababa. Tu racontes très bien et pas longuement.

SAGABABA.—Après, lionne arrive: maître à moi faire: «Xi... xi...» et lance dans gueule...

POLYPHÈME, intrigué.—Encore la cage?

SAGABABA.—Grosse bouteille sentant fort, fort!

POLYPHÈME, étonné.—Qu'est-ce que c'était, Philéas?

PHILÉAS.—Mon alcali volatil, parbleu! je n'avais pas d'autre arme.

POLYPHÈME, éclatant de rire.—Délicieux! continue, petit.

SAGABABA.—Lionne danser, avaler alcali, mâcher verre et faire «couic!» comme lion, voilà.

POLYPHÈME.—Mais c'est magnifique, ça, Saindoux, vous valez votre pesant d'or, mon ami! Voilà une manière tout à fait à part de tuer les lions! Gérard n'y avait pas encore pensé.

PHILÉAS.—Pour du mérite j'en ai, mais je vous avoue, mon bon Tueur, que je suis impatient d'organiser avec vous le transport de mes lions à Blidah. Faisons ça vite! il me tarde d'envoyer leurs dépouilles à M. le Vicomte.

On partit promptement avec des mulets qui devaient porter les corps des bêtes féroces; une multitude d'Arabes escortaient Polyphème et Philéas, se faisant raconter par ce dernier ce qui venait d'arriver; Saindoux rayonnait! ses grosses joues se gonflaient avec bonheur, sa démarche était majestueuse et cet air de dignité ravissait Polyphème.

Quand on arriva près des fauves morts, les coups de fusils éclatèrent; des centaines de voix faisaient l'éloge de Philéas. On mesura le lion avant de le hisser péniblement sur deux mulets. Il était grand comme un poulain; ses dents étaient plus longues que le doigt le plus grand de Philéas, et sa tête énorme était si lourde qu'un homme ne pouvait la soulever; un collier de cheval était trop étroit pour son poitrail. C'était une magnifique bête. La lionne était grosse à proportion.

On chargea chaque bête féroce sur deux mulets attachés côte à côte et le retour à Blidah s'organisa au milieu des vivats et des coups de feu.




CHAPITRE XI

«MAÎTRE A MOI!»

Le lendemain, Philéas, en sortant de sa chambre, trébucha sur un corps noir étendu en travers de sa porte. Il examina ce que c'était, secoua le dormeur et reconnut Sagababa.

—Oui, c'est pauvre négrillon, maître à moi, dit Sagababa en se frottant les yeux; moi attendais tes ordres.

—Joliment! observa Philéas avec humeur; tu te fourres comme un paquet sur mon seuil pour me faire dégringoler; c'est bête comme tout, ça!

SAGABABA.—Mais, maître à moi...

PHILÉAS, impatienté.—Il n'y a pas de «maître à moi» qui tienne; va te promener et laisse-moi tranquille! Je n'ai besoin de personne à mon service; je ne veux décidément pas de domestique, entends-tu?

SAGABABA, se rebiffant.—Moi, pas domestique! moi, esclave de maître à moi.

PHILÉAS, agacé.—Prelotte! qu'il est entêté! Ah! voilà Polyphème. Cher ami, aidez-moi donc à me débarrasser de ce négrillon; il m'a accompagné hier, par hasard, dans mon expédition et voilà qu'il ne veut plus me quitter.

POLYPHÈME, gravement.—Ça ne m'étonne pas, Saindoux; vous fascinez, en homme supérieur que vous êtes...

PHILÉAS.—Tueur...

POLYPHÈME.—Vous attirez...

PHILÉAS.—Cher Tueur...

POLYPHÈME.—Vous ravissez les coeurs...

PHILÉAS.—Oh! très cher Tueur, vrai! vous me comblez... n'importe! je dis que je ne veux pas de négrillon; faites-moi donc le plaisir de faire entendre raison à celui-là.

POLYPHÈME.—Très volontiers; écoute, petit, tu nous assommes! on n'a pas besoin de toi ici, nous partons pour la France, ainsi va-t'en. Nous n'avons pas trop de temps pour faire nos paquets. Venez, Philéas, m'aider à fermer ma malle. (Il entre dans sa chambre.)

Philéas.—C'est très bien dit! File, petit; je t'ai payé hier soir, ne m'ennuie plus; bonsoir. (Il entre chez Polyphème.)

Sagababa, resté seul, se gratta la tête avec colère.

—Et moi te dis que serai ton négrillon, gros blanc, marmotta-t-il à voix basse; tu plais à Sagababa et il dit: «maître à moi est à moi.» Quoi faire? Oh! une idée!...

Le petit nègre se glissa dans la chambre de Philéas, et l'on n'entendit plus rien...

Au bout de dix minutes, Philéas parut à la porte de Polyphème, regardant à gauche et à droite avec inquiétude. La disparition de Sagababa le ravit et il rentra chez lui en chantant pour continuer à faire ses malles commencées.

—Tiens! se dit-il, c'est singulier... j'aurais juré que cette caisse n'était faite qu'à moitié et la voilà déjà finie... bonne avance! (Il fait ses paquets.) Là, là et là... Eh bien! voilà les malles pleines et il reste encore ces effets à emballer! tout tenait bien, pourtant, à mon arrivée et je n'y ai rien ajouté.

(A Polyphème qui entre.) Dites donc, Tueur, en voilà une drôle de chose! mes malles sont trop petites et cependant je n'ai pas plus d'affaires qu'en arrivant!

POLYPHÈME, gravement.—Ça arrive quelquefois, mon ami; les malles rétrécissent et se tassent, tandis que les effets se gonflent à être ballotés sans cesse. Comprenez-vous?

PHILÉAS, hésitant.—Oui... un peu... pas beaucoup... POLYPHÈME..—Ça ne fait rien; allons, cher ami, il est temps de partir, et comme je n'ai plus de poudre électrique, nous serons deux jours en route, cette fois-ci. Vite, ficelons votre ballot d'habits restés en trop et partons.

Les voyageurs firent à la hâte les derniers préparatifs et les commissionnaires de l'hôtel chargèrent les bagages sur leurs épaules.

UN COMMISSIONNAIRE (grognant).—Voilà une malle bien lourde! je vais avoir de la peine à l'emporter.

PHILÉAS.—Vous ne devez pas être fort, mon ami, car je la soulevais très facilement, tout à l'heure. (Il veut la remuer.) C'est singulier! elle est très pesante, à présent; pourquoi?

POLYPHÈME, impatienté.—Sac à papier! Saindoux, ne bavardons plus et partons; il en est plus que temps.

Le cortège s'achemina vers le bateau, Philéas marmottant sans cesse: «Elle n'était pas lourde ce matin et elle pèse ce soir... ce n'est pas naturel.»

On déchargea précipitamment les bagages, le bateau partit et l'on rangea les colis. Saindoux demanda en grâce qu'on lui laissât ouvrir sa grosse malle. Polyphème se moqua de lui; Philéas insista. Au milieu de cette discussion qui amusait les passagers et l'équipage, on entendit grignoter très fort... Chacun, fort surpris, fit silence.

PHILÉAS, effaré.—Là! vous voyez, ça part de la malle...

POLYPHÈME, étonné.—Le fait est que c'est singulier! allons, Saindoux, je me rends; ouvrez votre caisse, mon cher.

UN PASSAGER.—C'est probablement un rat.

PHILÉAS, agité.—Prelotte! et mes biscuits de Reims qui sont là-dedans, ils vont être dans un joli état! (Ouvrant la malle.) Attends, gredin! que je t'écrase, que je t'étrangle, que je te broie, que...

UNE VOIX, de la malle.—Grâce! maître à moi, n'en ai mangé que six paquets...

PHILÉAS, les bras au ciel.—Oh! c'est Sagababa!...

POLYPHÈME.—Pas possible! (Donnant un coup de pied à la malle.) Sors de là, gourmand, que nous nous expliquions ta présence.

Au milieu des rires et des exclamations de tous, Sagababa en personne se dressa d'un air piteux, en faisant pleuvoir autour de lui un déluge de vêtements et de biscuits amoncelés sur sa tête. Ses cheveux laineux étaient pleins de miettes; il regardait Philéas d'un air de supplication si tendre et si comique que les rires devinrent convulsifs. Polyphème, en particulier, s'en donnait à coeur joie.

PHILÉAS, abasourdi.—Mais c'est que c'est lui... polisson! garnement! comment as-tu osé devenir mon bagage? Et dire que j'ai payé un excédent pour ce gamin-là! (On rit.) Je me disais aussi: tout ça n'est pas naturel! ma malle devenue pleine, devenue lourde... Animal!

SAGABADA.—Oui, maître à moi! (Rires.)

PHILÉAS, crispé.—Tu mériterais...

SAGABADA.—Oui, maître à moi!

PHILÉAS, tapant du pied.—Laisse-moi parler! tu mériterais d'être...

SAGABADA.—Oui, maître à moi!...

PHILÉAS, trépignant.—Mais laisse-moi donc parler, saprelotte! tu mériterais d'être assommé...

SAGABABA—Par vous, maître à moi?

PHILÉAS—Certes!

SAGABABA, humblement.—Moi, prêt alors. Sagababa est à maître. Maître faire sa volonté avec pauvre négrillon.

PHILÉAS, touché.—Petit drôle! il m'attendrit... Que dois-je faire, Polyphème?

POLYPHÈME—Le garder, mon ami; ce pauvre enfant vous a dit être seul et abandonné. Permettez-moi de me charger de son entretien et de le laisser à votre service.

Philéas, lui serrant la main.—Merci, cher Tueur; je vous aime et j'accepte. (Solennellement.) Sagababa, tu es à moi; remercie le ciel de ce bonheur... que je ne crains pas d'appeler immense! (On rit.)

SAGABABA.—Vrai, bien vrai? maître à moi pardonne à Sagababa? le garde?

PHILÉAS, avec dignité.—Oui, mon enfant.

En entendant ces mots, la joie du petit nègre ne connut plus de bornes; il dansa, rit, pleura, baisant les mains de Philéas et de Polyphème et finit par exécuter une série de cabrioles plus extravagantes les unes que les autres.

On remit en ordre tous les bagages et la fin du voyage sur mer se passa tranquillement, égayée par les conversations de Philéas et de Polyphème et par les lazzis de Sagababa; ce dernier ne perdait pas une occasion de dire avec une emphase et une joie profonde: «Enfin, maître à moi est bien à moi!»




CHAPITRE XII

CHARGEZ... ARMES!...

—Nous voici donc en route pour nos grands voyages, cher Tueur, dit Philéas avec joie pendant que le chemin de fer les emportait vers l'est. Quelle joie d'aller chasser les chamois.

POLYPHÈME.—C'est-à-dire, les chameaux!

PHILÉAS.—Je croyais que c'était des chamois?

POLYPHÈME.—Non, non; demandez plutôt à Sagababa.

SAGABABA.—Très vrai, maître à moi.

PHILÉAS.—Dis donc, petit, toi qui connais l'Algérie mieux que moi, sais-tu pourquoi les Arabes ne vivent pas dans leur patrie?

POLYPHÈME, étonné.—Comment? qu'est-ce que vous voulez donc dire?

PHILÉAS.—Mais certainement, cher grand homme; leur pays est l'Arabie, évidemment.

SAGABABA.—Très vrai, maître à moi; mais vous savoir qu'on dit: Arabie pétrée; là, sale pays; vilain, laid; Arabes manger cailloux, pour pain!

PHILÉAS, attendri.—Pauvres gens! (Polyphème rit à la dérobée.)

SAGABABA.—Alors, voilà! Arabes quitter et venir en Algérie; manger gibier très bon, fruits délicieux et pain excellent. Juste ça, maître à moi?

PHILÉAS.—Oui, Sagababa. Drôle de négrillon! il cause très bien, et toujours avec un air malin qui est cocasse tout à fait.

Le voyage se passa à merveille. On visita Strasbourg, son admirable cathédrale, on prit ensuite le chemin de la Suisse et Philéas, fatigué, demanda à Polyphème de passer la nuit dans une auberge de la petite ville de X...

On s'arrêta donc là et les amis se rendirent dans la chambre qui leur était destinée. Tout en déballant ses effets, Saindoux paraissait visiblement préoccupé et soucieux.

Si je demandais à Sagababa? marmottait-il; il est intelligent, il comprendrait, et vrai, j'en ai besoin... Ces coquins de voyages, ça échauffe le tempérament! bah! je vais essayer moi-même. Dites donc, Mademoiselle, ajouta-t-il à haute voix en s'adressant à la servante qui entrait en ce moment, je voudrais parler à l'hôte; envoyez-le-moi, s'il vous plaît.

LA SERVANTE.—Wollen Sie mit Sagababa sprechen, mein Herr?9

Note 9: (retour) Voulez-vous parler à Sagababa, Monsieur?

PHILÉAS.—Ce n'est pas dans votre baragouin que je veux parler, ennuyeuse fille! l'hôte... (Gesticulant.) Moi...voir... hôte. Tout de suite... ici... Ah!!! comprenez-vous, à l'heure qu'il est?

LA SERVANTE.—Ich kann nicht verstehen...10

Note 10: (retour) Je ne comprends pas.

PHILÉAS.—Qu'est-ce qu'elle dit? qu'est-ce qu'elle ragote là?

POLYPHÈME, riant.—Elle dit: «Je ne comprends pas.»

PHILÉAS, indigné.—Ah! elle dit ça! après mes explications, elle ose dire ça! Elle est idiote, évidemment!

LA SERVANTE.—Wollen Sie...11

PHILÉAS, d'une voix tonnante.—Califourchon!...

LA SERVANTE, surprise.—Wass?12

Note11: (retour) Voulez-vous...

POLYPHÈME, abasourdi.—Qu'est-ce que c'est que ça?

PHILÉAS.—Califourchon13! je lui rends la monnaie de sa pièce, parbleu!... je lui réponds dans sa langue que je ne comprends pas.

Note 13: (retour) Philéas estropie ici la phrase: «Ich kann nicht verstehen.» Je ne comprends pas.

POLYPHÈME, éclatant de rire.—Ah! c'est délicieux! Philéas, vous êtes un grand homme! Quelle facilité pour parler les langues!

PHILÉAS, flatté.—Oui, je ne suis pas bête! En attendant (il reprend son air soucieux) je n'ai pas ce que je voulais demander à l'hôte.

POLYPHÈME.—Qu'est-ce que c'est? je vais vous le procurer, moi.

PHILÉAS, hésitant.—C'est que c'est très difficile à... je vais vous le dire tout bas; ça me gênera moins. (Il lui parle à l'oreille.)

POLYPHÈME, gaîment.—Oh! oh! c'est difficile à trouver ici, en effet! n'importe; restez ici, cher Saindoux, je vais mettre Sagababa en campagne.

Resté seul, Philéas attendit avec anxiété l'objet mystérieux qui lui tenait si fort au coeur. Son front s'éclaircit en entendant un bruit de pas dans le corridor; presque au même instant Polyphème reparut. Il précédait d'un air solennel Sagababa qui portait, comme un fusil, un de ces énormes et antiques instruments illustrés par M. de Pourceaugnac.

PHILÉAS, reculant.—Ah, Tueur! qu'est-ce que c'est que cette machine-là? c'est formidable!

POLYPHÈME, tranquillement.—Elle est un peu gênante, mon ami, mais vous pourrez vous en servir tout de même.

PHILÉAS, piteusement.—Croyez-vous?

POLYPHÈME, souriant.—Dame! il n'en coûte rien d'essayer.

PHILÉAS.—Je vais la remplir d'eau tiède, d'abord, pour voir si elle marche bien.

POLYPHÈME.—Remplissons! tous ces préparatifs m'intéressent beaucoup.

SAGABABA, avec empressement.—Voilà eau, maître à moi; moi verser?

PHILÉAS.—C'est ça, bon! assez; maintenant, je vais faire manoeuvrer cette... machine... (Il la soulève.) Prelotte! c'est presque comme un canon. Je suis curieux de voir si elle va bien avant de m'en servir pour tout de bon. (Il la prend sous son bras.)

POLYPHÈME, intrigué.—Qu'est-ce que vous faites donc?

PHILÉAS.—Je la prends à bras le corps pour mieux la faire aller. (Il s'appuie contre une porte.) En m'arc-boutant comme ça...

POLYPHÈME, gaîment.—Et si la porte s'ouvrait? si vous pénétriez ainsi... armé chez nos voisins?

PHILÉAS, avec assurance.—Il n'y a pas de danger, c'est une porte condamnée; voyez plutôt, il n'y a pas de serrure. (Il pousse la machine.) Marche, toi! Est-elle dure, la coquine! Oh! mais je suis fort... et entêté donc! hue... marche!... victoire! elle mar... Ah! miséricorde!...

La porte soi-disant condamnée venait de céder aux efforts de Philéas. Elle s'était ouverte avec violence et le gros jeune homme, armé de son instrument, était venu à reculons tomber assis entre deux anglaises qui déjeunaient.

La plus jeune s'évanouit; la plus vieille poussa des cris d'horreur! Ses «shocking» se succédaient avec la rapidité de l'éclair pendant que Polyphème et Sagababa se roulaient à force de rire. Ce spectacle était complété par l'immobilité du pauvre Saindoux, qui restait toujours assis d'un air hébété, avec son arme au bras.

Enfin Polyphème retrouvant son sang-froid fit lever son ami, l'emmena dans sa chambre et barricada l'odieuse porte, cause de tout le malheur.

—Quelle honte pour moi! dit alors Philéas, sortant de sa stupéfaction. Sauvons-nous, pour l'amour de Dieu!

POLYPHÈME.—Eh non! ces dames ne vous reconnaîtront pas.

—Vous croyez? demanda le pauvre Saindoux d'un air piteux.

—Très certainement, reprit Polyphème avec assurance; vous leur avez tourné le dos constamment.

—C'est vrai, observa Philéas rassuré.

—Et puis elles ne savent pas l'allemand, à ce qu'il paraît, continua Polyphème, et enfin elles ne se vanteront pas de ce qui vient d'arriver, soyez-en sûr. Allons! je vous laisse manoeuvrer votre canon pour de bon comme vous dites. Je vais vous attendre en bas pour dîner.

Philéas rejoignit bientôt Polyphème, et le lendemain, les amis, escortés de Sagababa, continuèrent leur voyage, se dirigeant vers la Suisse pour chasser les... chameaux.

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