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Voyages abracadabrants du gros Philéas

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CHAPITRE XXVII

LE BAIN RUSSE

—Tueur, dit le gros Philéas au moment où les voyageurs approchaient de Pétersbourg, la température est assez douce aujourd'hui pour me permettre de songer à prendre un de ces fameux bains russes dont j'ai si souvent entendu parler. Voulez-vous que nous y allions ensemble?

—Volontiers, répondit Polyphème; à condition de prendre de bonnes précautions après, pour éviter tout refroidissement.

—Bien entendu! riposta Philéas, je n'ai pas envie d'attraper du mal, certainement. Nous y voilà donc, dans cette fameuse ville, cette capitale célèbre, bâtie par Louis le Grand!

POLYPHÈME, se récriant.—Comment, Louis? c'est Pierre, que vous voulez dire.

PHILÉAS, avec onction.—C'est vrai! cet illustre Pierre le Cruel...

POLYPHÈME, riant.—Bon! c'est Pierre le Cruel, à présent!

PHILÉAS, avec autorité.—Mon ami, on ne peut pas nier qu'il l'ait été, cruel!

POLYPHÈME, insistant.—Pierre le Cruel, oui. Mais Pierre le Grand n'est pas Pierre le Cruel.

PHILÉAS.—Si. Je vous le ferai voir dans un livre que Pierrot a rédigé pour moi. Oh! c'est qu'il est très aimable quand il veut s'en donner la peine.

Polyphème se mit à rire sans répondre et l'on arriva à Pétersbourg. On se casa dans un des bons hôtels que le jeune artiste s'était fait indiquer par avance et Philéas rappela à son ami son idée de bain russe.

Polyphème consentit de bonne grâce à suivre Saindoux. Sagababa supplia son maître de lui permettre de venir et tous trois se dirigèrent vers un établissement recommandé par l'hôte.

Arrivés là, Philéas demanda s'il y avait des employés français dans l'établissement. On répondit que oui et Saindoux, désirant être servi par un compatriote, on lui envoya un homme qui jeta un cri de surprise en voyant le gros jeune homme.

—Sandis! Monsieur, vous ici? s'écria-t-il.

PHILÉAS, surpris.—Tiens! c'est l'ours... c'est-à-dire le Bordelais. Bonjour, mon brave. Comment vous-trouvez-vous ici?

Le Bordelais secoua la tête avec un gros soupir et commença silencieusement à servir Philéas.

Ce dernier ne connaissait nullement les bains russes; il s'imaginait que c'était très simple et fort agréable. Il fut aussi ennuyé que surpris de recevoir tout à coup, à peine déshabillé, une douche d'eau glacée.

—Heu! heu! brrr! gémit-il en grelottant. Quelle fichue idée de geler les gens sans les avertir...!

Il avait à peine eu le temps de dire ces mots, qu'un jet d'eau chaude l'inondait.

—Nom d'un petit... sac à... sabre de... Pristi! Prelotte! mais vous me mettez au court bouillon! hurla Philéas, tournant à l'exaspération. Quels stupides bains... Assez, je vous dis! cela s'arrête... c'est bien heureux!.. Allons, bon!...

... La douche d'eau glacée venait encore de l'inonder subitement.

—Mais c'est à en devenir enragé! balbutiait Philéas, claquant des dents. Je veux sortir de cette caverne, de cet... Oh là! là!...

La vapeur chaude le suffoquait de nouveau.

Le Bordelais, sans lui laisser le temps de se plaindre encore, le saisit, l'enveloppa dans un peignoir et se mit à le frictionner. Saindoux se laissa faire d'abord, mais le méridional ne tarda pas à mettre sa patience à l'épreuve.

—Mossu, déclara-t-il d'un air lugubre, il est temps dé vous mettré au courant dé ma déplorablé situation. J'étais hureux en vous quittant; grâcé à vos dons généreux, jé pouvais régagner Bordeaux! Hélas! jé suis victimé d'un Doctur qué j'ai eu lé malhur dé rencontrer en routé. Il m'a persuadé qu'un dé mes singés avait un cas scientifiqué très raré à étudier, qu'on mé lé paierait cher ici... jé l'ai cru et...

... Tout en disant cela, il frottait Saindoux de plus en plus rageusement.

—Aïe! aïe! cria Philéas en le repoussant. Vous m'étrillez, mon garçon! prenez donc garde... Eh bien! combien vous l'a-t-on payé, votre singe?

—Trois francs cinquanté! répliqua le Bordelais s'exaltant et frappant sur le dos de Philéas à coups redoublés. Oui, on n'a pas eu honté dé mé donner céla!...

—A la garde! interrompit Philéas, cet homme est fou furieux... je cours des dangers! à moi!

Les cris du pauvre Saindoux, tout meurtri, attirèrent Polyphème et Sagababa. Ils entrèrent, suivis d'un homme qui s'élança vers Philéas en s'écriant:

—Violets, ils sont devenus violets! c'est encore plus scientifique. Ah! mon ser cousin, quelle zoie de vous revoir ainsi!...

Les douches avaient effectivement rendu aux cheveux de Philéas leur teinte étrange, dissimulée naguère par des cosmétiques.

Le Bordelais fit un brusque mouvement et dit d'une voix étouffée:

—Lé voilà, cé méchant homme, causé dé mes malhurs...

—Tiens! c'est vous, mon ami? demanda Crakmort (car c'était bien lui); et votre sinze, qu'en avez-vous tiré?

Le Bordelais le toisa de la tête aux pieds, fit un rire ironique, et se croisant les bras, dit avec emphase:

—Trois francs et cinquanté centimés!...

—Pauvre garçon! s'écria le docteur, ze suis cause d'un déranzement ruineux dans vos prozets. Ze vous dois des dédommazements...

—A la bonne huré! marmotta le Bordelais en s'adoucissant. C'est qué cé n'est pas gai d'être garçon dé sallé à l'étranger, quand jé pouvais retourner promptément en Francé!

Le Marseillais tira majestueusement trois billets de cent francs de sa poche et les mit dans la main du Bordelais ébahi...

—Ze n'aurai pas le démenti de mon affirmation médicale! lui dit-il. Voilà ce que valait votre sinze scientifique. Avec cela, vous retournerez facilement sez vous.

—Bravé hommé dé médécin! soupira le Bordelais ravi. Et moi qui en disais du mal!

—Oui! j'en sais quelque chose, gémit Philéas en se frottant les côtes. Pristi! Je suis en compote! quels poings il a, ce méridional!

Le Bordelais se confondit en excuses, tandis que Polyphème se faisait expliquer ce qui venait de se passer. Il riait tout bas, tout en aidant Sagababa à mettre de l'huile adoucissante sur le dos de Philéas. Pendant ce temps, Crakmort contemplait Saindoux avec extase...

—C'est magnifique! murmurait-il, quelle teinte scientifique... comme c'est nuancé! voilà un cas à étudier, à suivre de près... Ser cousin, quel malheur de n'avoir pas gardé les premiers! Ah! ce Narcisse, quelle perte il a fait faire à la science!

—Voyons, ne vous désolez pas, dit Polyphème que l'enthousiasme du Marseillais amusait beaucoup. J'en avais gardé une mèche, moi, de ces fameux cheveux. Les voulez-vous?

Le docteur faillit sauter au cou de Polyphème; il lui serra la main avec un vrai transport de joie.

—Si ze les veux! répondit-il. Ah! ser zeune homme! zénéreux, sarmant zeune homme... Z'accepte avec attendrissement! Quel cas pour la médecine! ser cousin, z'implore une nouvelle messe de ces beaux essantillons capillaires... Quel violet! c'est à en perdre la tête... Ze vous demande même la permission de vous suivre, zusqu'à la fin de cette transformation bizarre. Z'étudierai votre précieuse tête. Ze le dois à la science.

Philéas fit une grimace, mais Polyphème trouva l'idée excellente. Il avait déjà pu apprécier l'esprit et les ressources du docteur qui avait, sous des dehors excentriques, une vraie science et beaucoup de talent. Il pensa donc que ce serait une bonne fortune pour eux de l'attirer à leur suite et de le décider à entreprendre aussi les longs voyages que les jeunes gens méditaient de faire.

—Vous avez une excellente idée, cher docteur! s'écria-t-il. Je vous approuve chaleureusement. Venez avec nous. Vous aurez des découvertes merveilleuses à faire, là où nous comptons aller. Vous êtes des nôtres, c'est convenu!

—Et Narchiche, le pauvre Narchiche? murmura une voix triste derrière eux.

—Narchiche auchi, répondit Polyphème en riant, et en se retournant pour faire un cordial signe de tête à l'Auvergnat, qui se tenait timidement à la porte.

—En voilà, une collection! remarqua Philéas moitié riant, moitié grognant.

—Ce sera comme dans l'arche de Noé, répliqua Polyphème en éclatant de rire.

Philéas se fâcha en disant qu'il ne voulait pas être traité de bête. Polyphème protesta qu'il le classait parmi les fils du patriarche et tout s'apaisa.

Le bain fini, chacun se rhabilla et retourna à l'hôtel. Crakmort alla s'installer près des jeunes gens. On fournit au Bordelais l'occasion de partir vite et l'on s'occupa ensuite de s'approvisionner et de se renseigner pour les longs voyages projetés. Crakmort devint dès lors très utile. Il suggéra plusieurs précautions hygiéniques qui réconcilièrent avec lui Philéas, encore un peu rancuneux jusque-là.




CHAPITRE XXVIII

UN BAL MASQUÉ

Avant le départ, il fallait voir Tsarkoé-Sélo. Cette délicieuse résidence impériale, le Versailles de Pétersbourg, devait être visitée par les voyageurs auxquels avait été signalé cet endroit remarquable.

Les jeunes gens, le docteur, Sagababa et l'Auvergnat qu'on n'appelait plus que Narchiche, partirent donc et allèrent admirer toutes les beautés dont est plein le célèbre Tsarkoé-Sélo. Les jardins publics, la villa impériale, les belles habitations environnantes, tout y excita l'admiration des voyageurs. Dans leurs courses, Philéas entendit parler de bal pour le soir; il s'informa et il apprit qu'un marchand colossalement riche avait là d'immenses serres chaudes; elles avaient trois kilomètres de long et l'on pouvait s'y promener en voiture24. Au milieu de cette merveille, se trouvait un grand et admirable salon de réception à pans mobiles. On devait donner là un bal de charité et les serres allaient être allumées ad giorno. Philéas écoutait raconter tout cela bouche béante; il s'écria tout à coup:

—Je veux y aller, moi.

—Au fait! dit Polyphème, cela vaut la peine d'être vu. Qu'en dites-vous, Crakmort?

—Ze suis de votre avis, très ser; répondit le Marseillais. La difficulté, malheureusement, est d'être invités.

—Mais il n'y a qu'à payer! reprit vivement Philéas, puisqu'on dit que c'est un bal de souscription.

—A combien le billet? demanda Crakmort.

—Cent francs, répliqua Philéas en se grattant l'oreille; déplus, il faut être costumé.

—Peste! observa Polyphème, c'est une affaire... Bah! c'est pour les pauvres. Allons-y gaîment! En ce cas, où trouver des costumes?

—Ici, dit Philéas en indiquant avec empressement un élégant magasin où étaient étalés plusieurs frais costumes de fantaisie.

—Entrons-y alors, s'écria joyeusement Polyphème, et prenons ce qui nous conviendra le mieux.

Ils n'avaient que l'embarras du choix. Crakmort prit un costume demi-magicien, demi-nécromancien. Polyphème préféra être en Figaro. Philéas voulut se mettre en ramoneur. Ce dernier costume fit rire Polyphème. Saindoux persista dans son choix, ajoutant qu'il avait son projet et qu'il comptait se rendre populaire. De chez le costumier, on se rendit à l'hôtel; là, on se procura des billets pour le bal; on dîna, on s'habilla, puis, à l'heure indiquée, les trois touristes se rendirent au bal en traîneaux, chaudement enveloppés, tandis que Sagababa pleurnichait près de «Narchiche» en voyant qu'il ne pouvait suivre son maître.

Ce bal était féerique! Philéas se rengorgea en recevant les remercîments de ses amis pour sa bonne idée d'y venir. Ils visitèrent avec enchantement ces merveilleuses et interminables serres; elles regorgeaient de plantes rares, d'arbres exotiques, de fleurs magnifiques, de fruits admirables et étaient éclairées par des torrents de lumière électrique.

Philéas voulut revenir au grand salon, lorsque la foule y fut attirée par un orchestre excellent. Dans un intervalle de repos, au moment du souper, il tira une écuelle de sa poche et, imitant l'accent de «Narchiche», il dit à haute voix:

—Un bal de charité chans quête, cha n'est pas complet! Le pauvre ramoneur Franchais va demander un petit chou pour les pauvres de che pays, ch'il vous plaît.

Ce peu de mots eut un succès fou. On applaudit et mille mains finement gantées prodiguèrent l'or dans la sébile de Philéas... Elle fut bientôt pleine. Sans se déconcerter, Saindoux versa l'or dans son bonnet et tendit de nouveau l'écuelle au milieu de rires mêlés d'applaudissements.

Crakmort voulut profiter de l'idée de son cousin. Une fois la quête faite, il réclama audacieusement la parole et offrit de dire la bonne aventure au profit des malheureux, pour augmenter encore la quête. Ce fut une somme nouvelle pour les pauvres, car le spirituel Marseillais émaillait ses prédictions de plaisanteries si amusantes que tous voulurent l'entendra et payer pour cela.

Lorsque Crakmort eut fini, Polyphème salua la foule et de son ton le plus comique:

—Mesdames et Messieurs, dit-il, Figaro trouvera-t-il quelques bourses qu'il puisse raser pour ne pas aller près de vos pauvres les mains vides, tandis que ses amis ont le bonheur de leur porter une ample moisson? Il veut donner l'exemple, du reste!

Et en disant ces mots, il jeta sa bourse dans un plat à barbe qu'il tenait à la main.

Lui aussi eut un succès énorme.

Quand il eut fini sa recette, qu'il égayait de lazzis dignes de son costume, il alla avec ses amis s'incliner devant la princesse de K... présidente de l'oeuvre charitable au profit de laquelle se donnait ce beau bal. Les trois Français lui remirent respectueusement, au milieu des bravos de la foule, le produit considérable de leur ingénieuse charité.

Au milieu du tumulte causé par les réflexions des uns, les félicitations des autres, quelques éclats de rire attirèrent l'attention générale sur une petite figure noire et grimaçante, qui se montrait entre deux larges cactus.

—Sagababa! s'écria Philéas ébahi.

C'était le négrillon, costumé en singe, qui s'était faufilé jusque-là afin de rejoindre Saindoux, et qui restait pétrifié devant les merveilles offertes à ses yeux.

On rit de l'idée amusante de Sagababa. On lui permit de rester là et le ravissement enfantin du jeune nègre, son langage comique, son attachement pour son maître divertirent beaucoup de monde.

Le bal finit enfin et nos amis en sortirent les derniers. Ils regagnèrent l'hôtel, non sans se féliciter de leur délicieuse soirée et de l'excellente idée de Philéas. Grâce à son originalité, cette fête différait des autres en ce qu'elle était devenue réellement productive pour les malheureux.




CHAPITRE XXIX

VOL DE SAGABABA

Ce fut avec des impressions agréables et riantes que nos voyageurs revinrent à Saint-Pétersbourg. Au moment où ils rentraient à l'hôtel, un homme qui passait dans la rue alla vivement vers eux, et s'écria en anglais:

—Voilà mon affaire!

Polyphème, qui parlait cette langue à merveille, se tourna vers lui avec étonnement.

—Qu'y a-t-il? lui demanda Philéas.

Au lieu de lui répondre, Polyphème écoutait l'Anglais qui s'était approché en le saluant et qui lui parlait avec animation. L'artiste répondit en haussant les épaules, et comme l'Anglais insistait beaucoup, le jeune homme entraîna ses compagnons dans l'hôtel en refermant brusquement la porte au nez de son interlocuteur.

—Mais qu'y a-t-il donc? répétait Philéas très intrigué.

POLYPHÈME, avec impatience.—C'est un Barnum25 quelconque qui essayait de nous chiper Sagababa. Je l'ai envoyé promener.

Note 25: (retour) Célèbre entrepreneur d'exhibitions curieuses.

PHILÉAS, mécontent.—Comment? nous chipper Sagababa? En voilà, une idée! Qu'il y vienne, ce saltimbanque... Tu ne veux pas nous quitter, hein! mon garçon?

Sagababa, sans répondre, fit une hideuse grimace dans la direction de l'Anglais.

POLYPHÈME, riant.—Pas mal! à présent, il s'agit de nous préparer à partir demain, Messieurs. A l'oeuvre! Que tout soit prêt... Songez que nous allons droit en Sibérie! c'est un rude et sérieux voyage, celui-là.

CRAKMORT.—Ne craignez rien, je serai ésact, moi. Avant d'entrer sez vous, cousin, venez donc un instant dans ma sambre afin que z'examine un peu votre sère tête au microscope, pendant une petite heure. Ze ne demande que cela.

Philéas le suivit en rechignant, poussé par Polyphème qui riait de sa mine renfrognée, et les deux domestiques, restés seuls, se mirent à faire leurs préparatifs de voyage.

Ils s'en occupaient depuis quelques minutes lorsqu'on frappa à la porte. Narcisse alla ouvrir... A peine avait-il tiré le battant qu'un homme s'élança dans la chambre, le renversa d'un coup de poing, jeta un manteau sur le petit nègre, l'en enveloppa de la tête aux pieds, le saisit entre ses bras et disparut en un clin d'oeil.

Narcisse, étendu par terre, criait de toute la force de ses poumons.

—Veux-tu te taire, imbécile! dit le docteur en entr'ouvrant sa porte. Tu déranzes mon travail. Si tu veux crier, crie en silence.

Narcisse se mit sur son séant, le regarda d'un air effaré et répondit d'un air piteux:

—Chi je crie, ch'est parche qu'on vient de voler Chagababa!

—Que lui a-t-on volé? cria Philéas, resté chez le docteur.

—Cha perchonne, répartit l'Auvergnat d'un ton lamentable.

D'un bond, les jeunes gens furent près de Narcisse... Le docteur les suivait, tout effaré!

—On l'a enlevé? s'écria Polyphème. Qui l'a enlevé? par où a-t-on passé? combien était-on?

—Réponds donc, imbécile, dit à son tour Philéas en secouant Narcisse, qui restait devant eux, bouche béante; dis-nous comment cela s'est fait? Pauvre petit Sagababa, je n'aurai pas de repos avant de l'a voir retrouvé...

Narcisse raconta ce qui venait de se passer. Le docteur écouta attentivement et dit:

—Il faut avertir la police.

POLYPHÈME, secouant la tête.—Je crains que ce ne soit inutile. Ce n'est pas pour montrer Sagababa en spectacle que l'Anglais l'a volé. Il voulait l'avoir, m'a-t-il dit, pour le donner comme esclave à un original qui en voulait un à tout prix ces jours-ci, je ne sais pourquoi.

PHILÉAS, vivement.—N'importe! difficile ou non, il faut nous mettre à sa recherche. Courez à la police, cousin. Polyphème et moi nous allons aller aux informations.

Sans perdre une minute, chacun s'élança de côté et d'autre. Au moment où Philéas ouvrait la porte de l'hôtel, l'hôte vint à lui.

—Monsieur a-t-il vu Sam? demanda-t-il. Je le cherche depuis une demi-heure.

PHILÉAS, effaré.—J'ai bien autre chose à faire qu'à m'occuper de votre bouledogue, mon cher!

NARCISSE, tristement.—Il est perdu auchi, allez! il est avec le pauvre Chagababa...

POLYPHÈME, se retournant.—Que voulez-vous dire, Narcisse?

NARCISSE.—Je dis, Monchieur, que Cham, qui a pris Chagababa en amitié, était là quand l'Anglais l'a volé. Comme il était mugelé (parche qu'il venait de rentrer de cha promenade avec l'hôte), il n'a pas pu défendre chon ami, mais la brave bète ch'est élanchée à cha chuite et bien chûr, elle ne l'a pas quitté!

POLYPHÈME, avec joie.—C'est parfait. Alerte, Narcisse! ayez l'oeil au guet, avertissez-nous lorsque le chien reviendra; nous ne tarderons pas, grâce à lui, à retrouver Sagababa.

Au bout d'une heure, passée par Philéas à trépigner d'impatience, on vit le bouledogue revenir lentement. Il avait du sang sur ses poils et semblait souffrir.

On s'empressa autour de lui et l'on s'aperçut qu'il était blessé. Il avait reçu un coup de couteau qui n'avait pas pénétré profondément, grâce à son épaisse fourrure. On le pansa et Sam léchait la main de Crakmort qui, venant de rentrer, lui rendait ce service, tout en attachant sur lui son oeil doux et intelligent.

—Tout va bien! dit le Marseillais en soignant Sam; la police va venir, nous allons avoir trois hommes à notre disposition dans une heure.

—Nous n'en aurons peut-être pas besoin, remarqua Polyphème. Regardez ce que rapporte Sam. Il a réussi à se débarrasser à demi de sa muselière, le brave chien, et il a voulu lutter contre l'Anglais, car il tient dans sa gueule un pan du manteau qui emprisonnait Sagababa.

En ce moment un drochki26 passait devant l'hôtel; il s'arrêta devant la porte ouverte et le cocher s'écria dans sa langue:

—Tiens! voilà le chien qui a si furieusement attaqué la personne que je conduisais tout à l'heure...

Note 26: (retour) Fiacre russe.

—Que voulez-vous dire? demanda vivement l'hôte en s'approchant de l'Isvochnik27.

Le cocher lui répondit qu'il avait amené devant l'hôtel un homme qui en était ressorti peu de temps après, portant un gros paquet dans ses bras. Il était suivi d'un chien...

—Et c'était celui-là, affirma l'Isvochnik. Quoique muselé, il sautait après l'inconnu et semblait vouloir l'attaquer... Celui-ci était rapidement monté en voiture et s'était fait reconduire à son logis, suivi par le chien qui voulait toujours lutter avec l'homme; ce dernier l'avait frappé et était entré chez lui.

Les jeunes gens coururent à l'adresse qui leur fut indiquée. Ils entrèrent dans la maison, précédés par Sam qui s'était animé et qui aboyait avec force.

Arrivé devant une porte, Sam gratta le bois avec fureur!

—Sagababa, es-tu là? cria Saindoux.

—A moi, Sam! à moi, maître! gémit le négrillon prisonnier. Méchant homme avait volé moi; enfermé moi et être parti... Lui dire qu'il va chercher un autre maître à pauvre Sagababa! Moi vouloir pas; moi être à maître Saindoux!

Narcisse arrivait alors avec Crakmort et les hommes de police; d'un coup de sa large épaule, il fit voler la porte en éclats et Sagababa, moitié riant moitié pleurant, vint tomber aux pieds de Philéas. Celui-ci, fort ému, le releva et l'embrassa avec effusion.

On entendit alors un juron étouffé, mêlé de grondements féroces. L'Anglais revenait chez lui. Sam s'était élancé sur lui au moment où, voyant ce qui se passait, il se disposait à s'enfuir. Le bouledogue s'était, jeté à la gorge du voleur de Sagababa et l'étranglait bel et bien.

On eut grand peine à lui faire lâcher prise! Le voleur fit une mine piteuse lorsqu'au sortir des crocs aigus de Sam, il passa dans les mains des agents de police. Il partit, la tête basse, tandis que nos amis revenaient triomphalement à l'hôtel avec l'heureux Sagababa. Sam bondissait autour d'eux et faisait mille folies. Philéas, à peine arrivé, eut un long entretien avec l'hôte, à la suite duquel il dit joyeusement à ses amis que Sam leur appartenait. Il avait décidé l'hôte à lui céder le bouledogue, et ce compagnon fidèle et dévoué allait entreprendre avec eux leurs longs et difficiles voyages.

Tous applaudirent à cette idée. Sagababa sauta de joie en voyant son cher Sam venir avec eux et ils partirent le surlendemain, munis de tout ce qui leur était nécessaire.

Philéas était radieux! il embrassait tous les gens de l'hôtel, à tort et à travers.

—Enfin! dit-il en montant en traîneau; nous voilà lancés dans un vrai voyage. Nous en avons fini avec l'Europe. Au tour de l'Asie maintenant! Pas chaud28 Hurrah!

Note 28: (retour) Pour Pachol (en avant).

TABLE DES MATIÈRES

Lettre à monsieur X.

CHAPITRE

—I.—Lutte musicale de deux chantres.

—II.—La correspondance de Philéas.

—III.—Une lettre de Philéas.

—IV.—Une visite de Philéas.

—V.—La chasse de Philéas.

—VI.—Les lettres de Polyphème et de Philéas.

—VII.—Bon voyage, cher Dumollet!

—VIII.—Voyage sur mer, à vol de... Polyphème.

—IX.—La chasse au lion.

—X.—Chasse à la lionne.

—XI.—«Maître à moi!»

—XII.—Chargez... armes!

—XIII.—Chasse aux... chameaux.

—XIV.—La Tyrolienne.

—XV.—Excursion champêtre.

—XVI.—L'ascension.

—XVII.—Le cataplasme.

—XVIII.—Promenade en voiture.

—XIX.—Les loups.

—XX.—Les cheveux de Philéas.

—XXI.—Chasse au... docteur.

—XXII.—Les chenilles.

—XXIII.—Effets de gelée.

—XXIV.—Le chapeau chinois.

—XXV.—Encore les cheveux de Philéas.

—XXVI.—Un ours de nouvelle espèce.

—XXVII.—Le bain russe.

—XXVIII.—Un bal masqué.

—XXIX.—Vol de Sagababa.

FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES
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