Voyages abracadabrants du gros Philéas
CHAPITRE XIII
CHASSE AUX... CHAMEAUX!
Absorbé par l'idée de sa grande chasse, préoccupé de voir bientôt les chameaux suisses, Philéas ne prêtait aucune attention aux taquineries de Polyphème et aux agaceries de Sagababa. Il restait sourd au gai ramage de son cher fifi-mimi; cela favorisait les projets de Polyphème qui tenait à le mystifier aussi longtemps que possible et qui était charmé en voyant Saindoux ne se renseigner près de personne. Aussi s'ingénia-t-il à isoler son ami et à prévenir tout entretien pouvant amener une explication. C'est grâce à ces préoccupations qu'il put, quelques jours après leur installation dans un des sites les plus sauvages de la Suisse, armer Philéas de pied en cap. Ce dernier, en vrai frileux, se munit, avant départir, d'un énorme manteau. Polyphème se récria, Philéas s'entêta; Sagababa intervint pour soutenir son maître; le manteau fut donc gardé et emporté triomphalement par Saindoux.
Polyphème posta Saindoux dans une position qui aurait donné des vertiges à un chamois, mais le gros chasseur était surexcité par l'espoir de voir bondir des chameaux, de les tuer au vol, pour ainsi dire, et il grimpa courageusement pour se rendre à son poste, c'est-à-dire au sommet d'un pic énorme, plein de crevasses et d'aspérités. Il y était à peine depuis un quart d'heure, s'impatientant de ne pas voir les fameux chameaux. (Il ne daignait pas faire attention à quelques animaux sveltes, rapides et charmants, que Polyphème, lui, ne méprisa nullement et dont il abattit le plus beau.) Le gros Saindoux ouvrit tout à coup de grands yeux, fit des signes à son ami, puis disparut dans une crevasse en poussant des cris de triomphe. Polyphème fut très intrigué. Aller rejoindre Philéas était difficile. Il lui fallait redescendre du poste qu'il s'était choisi, pour grimper ensuite près de Saindoux, et il balançait sur ce qu'il devait faire, lorsque des cris furieux l'alarmèrent sérieusement et lui firent comprendre la terrible imprudence que venait de faire son ami.
Deux immenses aigles fendant les airs arrivaient à tire d'ailes, prêts à fondre sur Philéas, qui réapparaissait tenant dans ses bras un jeune aiglon; l'animal se débattait et ses cris plaintifs avaient attiré les parents.
—Garde à vous, Philéas, garde à vous! s'écria Polyphème, justement effrayé.
Avec la rapidité que donne la terreur, le pauvre Saindoux rejeta l'aiglon dans l'aire, et avant que Polyphème eût pu deviner ses projets de défense, Philéas avait enflammé quelques allumettes et brandissait une torche faite en un clin d'oeil, avec l'intérieur de l'aire. L'aigle femelle, qui s'était jetée sur Saindoux, ne put échapper à l'action dévorante de la flamme; elle alla s'abattre, mourante, sur un rocher, où elle expira après quelques courtes convulsions. A peine Philéas put-il constater ce premier succès. L'aigle mâle, un moment repoussé par la flamme, se jetait sur lui avec une rage nouvelle, lorsque Saindoux, arrachant son manteau accroché dans une crevasse, l'en enveloppa brusquement. Malgré les serres puissantes et le bec formidable de l'oiseau, l'épais tissu résista et fut maintenu par Philéas qui trépignait frénétiquement sur son dernier ennemi.
Les cris de l'aigle n'étaient rien auprès de ceux de Sagababa; à demi grimpé sur le rocher où se passait cette scène, il s'égosillait à hurler: «Ils dévorent maître à moi! ils dévorent maître à moi!...»
Pendant ce temps, Polyphème avait dégringolé de son poste et s'était lancé à la suite de Sagababa. Mais, arrêté par ce dernier qui restait immobile de terreur, il lui tirait vainement les oreilles pour se faire livrer passage et courir au secours de Philéas.
Il respira en voyant ce dernier ramasser l'aiglon et descendre du rocher.
PHILÉAS.—Victoire! mes amis, j'ai encore vaincu; j'arrache cet innocent à ses féroces et hideux parents et j'en enrichis une collection naissante. Tiens, Sagababa, voilà le fruit de mon triomphe; voilà une dépouille apime14, comme disaient les illustres Romains. Eh bien! à qui est-ce que je parle ici? prends donc cet animal, imbécile...
Encore mal remis de sa terreur, le négrillon considérait avec dégoût l'aiglon que lui présentait son maître. Ce corps à peine couvert de plumes, ces yeux énormes, ce bec ouvert, tout cela lui faisait horreur.
—Maître à moi pas laisser gros monstre là haut? demanda-t-il d'un ton insinuant.
PHILÉAS, avec sensibilité.—En voilà une idée! puisqu'il est orphelin, il lui faut un père, un protecteur et un ami; ce sera moi. Toi, tu seras sa bonne, sa maman nourrice.
SAGABABA, scandalisé.—Oh! moi nourrice! et d'un monstre, encore! pas ça, maître à moi; pas demander ça à pauvre Sagababa...
POLYPHÈME, riant.—Ta t'y feras, mon brave! Allons, Philéas, votre main et que je vous félicite de votre manière de vous tirer d'affaire... fichtre! il faut avoir un fier toupet pour se défaire de ses ennemis d'une façon aussi originale.
PHILÉAS, se rengorgeant.—Vous êtes trop bon, mon illustre ami; je n'inaugure pas mal mes voyages, en effet, mais il s'agit d'en finir avec ce Sagababa...
En disant cela, il posa brusquement l'aiglon dans les bras du petit nègre. L'animal, jeté ainsi sur Sagababa, cria de plus belle et se débattit. Au dégoût de Sagababa se joignirent la colère et l'humiliation. Il suivit «maître à moi» en secouant avec rage l'aiglon et en lui serrant le cou pour le faire taire. Cette manoeuvre eut un trop beau résultat. L'oiseau cessa tout à coup de s'agiter et de crier. Sa tête retomba sur l'épaule de Sagababa, qui ne fut pas peu alarmé en voyant la conséquence de son emportement. Il se mit à dorloter son oiseau, mais sans succès. L'aiglon ne bougeait plus, ayant été bel et bien étouffé par la main déjà vigoureuse de sa «mère nourrice».
Inquiet et désolé, Sagababa ralentit le pas, afin que Saindoux pût ignorer encore le trépas de son «fils adoptif».
Le gros Philéas tournait de temps en temps la tête, tout en revenant à l'auberge avec Polyphème. Il vit avec satisfaction les soins minutieux que Sagababa prodiguait à l'aiglon. Une bonne expérimentée ne s'y fût pas mieux prise.
—Cela va-t-il bien? lui cria-t-il; avarice donc! tu marches comme une tortue.
—Le petit dort, répondit Sagababa avec onction. Moi aller doucement pour pas réveiller lui.
Cette réponse suffit à Philéas, qui ne s'inquiéta plus d'un «petit» si bien soigné, et Sagababa respira en le voyant entrer dans l'auberge sans faire attention à lui. Se glissant alors sans bruit dans la cuisine, il saisit le moment où tout était en mouvement pour donner l'aiglon qu'il venait de plumer à la fille de l'auberge, grosse dondon à demi idiote. Il lui dît rapidement qu'il fallait cuire ce dindon pour ses maîtres. La fille prépara machinalement l'oiseau, sans faire d'observation, et Sagababa devint radieux en voyant son imprudence cachée et réparée, lui semblait-il.
Mais il n'était pas à la fin de ses terreurs. A peine le dîner avait-il été servi que deux exclamations firent sortir Sagababa de sa cachette et le firent arriver dans la salle à manger comme mû par un ressort.
... Il se trouva en face de Polyphème qui, toujours goguenard, avait pris le dindon et l'examinait avec une lunette d'approche, tandis que Philéas se frottait l'estomac tout en repoussant son assiette pleine. Derrière lui, l'hôte, effaré, regardait tour à tour les dîneurs et la malheureuse volaille, cause de tout ce tumulte. Devant ce spectacle, le coupable Sagababa défaillit...
POLYPHÈME, gravement.—Et vous dites que cette bête est un simple dindon, mon hôte? Convenez que c'est quelqu'hippogriffe et n'en parlons plus.
PHILÉAS.—Êtes-vous sûr, cher Tueur, que ce ne soit pas quelque animal dangereux à manger? J'ai l'estomac tout retourné... il me semble que j'ai avalé de la gomme élastique!
L'HÔTE, exaspéré.—Monsieur, frappez-moi, mais n'insultez pas mes volailles. Ma réputation est faite. Rien n'est comparable à ce qu'on mange ici...
POLYPHÈME, railleusement.—Ça, c'est vrai!...
L'HÔTE, avec énergie.—...Comme délicatesse, parfum, saveur...
POLYPHÈME, riant.—Ça, ce n'est plus vrai!
L'HÔTE, éclatant.—Et qu'y a-t-il donc d'étrange dans cet animal, Monsieur?
PHILÉAS, indigné.—Mais il y a tout, malheureux! Ah! vous osez douter... Eh bien! mettez-vous ici... (Il le prend violemment par le bras et le fait asseoir à sa place.) Prenez ça (il lui met son assiette devant lui) et mangez-moi ça, si vous l'osez!
Ce fut un vrai coup de théâtre. Polyphonie éclata de rire. L'hôte fut subjugué. Sagababa s'épouvanta.
—Oh! non, maître à moi, s'écria-t-il d'une voix suppliante, pas faire ça!
PHILÉAS.—Ne pas faire quoi, bêtat? tu vois bien que notre hôte va être convaincu par lui-même. Allons! mon hôte, qu'en dites-vous? Ah! ah! vous vous déconcertez? je le crois, parbleu, bien! il s'agit d'avaler, à présent...
En effet, l'hôte, après avoir pris à la hâte une bouchée de l'aile de volaille placée devant lui, avait paru stupéfait et faisait de vains efforts pour déguster le dindon.
Devant ce lamentable spectacle, le cour naturellement bon de Sagababa n'y tint plus. Se jetant à genoux près de Philéas, il commença, d'une voix basse et entrecoupée, sa terrible confession, baissant les yeux pour ne pas rencontrer les regards du formidable Saindoux.
Polyphonie riait aux larmes; l'hôte avait les yeux écarquillés; Philéas levait les bras au ciel.
—Mais a-t-on jamais vu! s'écria-t-il, drôle, polisson! tu tournes à l'assassin, à présent? Tu nous faisais manger un orphelin... détestable, pour un simple dindon! tu mériterais...
POLYPHÈME, s'interposant.—Allons, allons, Saindoux; tenez-lui compte de son bon mouvement, de son repentir...
PHILÉAS, grognant.—Il est joli, son bon mouvement! M'étrangler mon adoptif au moment où je m'y attachais.
POLYPHÈME.—Il était bien mauvais, pourtant! Et notre hôte n'est pas fâché de cette explication qui pend l'honneur à ses volailles.
L'hôte, rassuré, répondit majestueusement qu'il n'en voulait à personne. Philéas pardonna au petit nègre, qui faillit le faire tomber, dans les effusions de sa joie reconnaissante, et chacun se retira pour réparer les fatigues de la journée et rêver aux voyages encore à faire.
CHAPITRE XIV
LA TYROLIENNE
Le lendemain, le temps s'annonça si engageant et si beau que les voyageurs résolurent de faire une longue excursion. Ne songeant nullement à la chasse ce jour-là, ils ne se munirent que d'énormes ombrelles pour se préserver du soleil, devenu brûlant. Polyphème s'en servit sur-le-champ. Philéas plaça la sienne sur son dos et l'attacha en travers de son havre-sac.
La promenade fut longue et pittoresque; les sentiers que parcouraient les deux voyageurs, escortés de Sagababa, conduisaient à des sites plus beaux les uns que les autres. Tantôt ils dominaient un village charmant; tantôt ils côtoyaient un lac superbe, puis ils longeaient la lisière d'un bois sombre et touffu. Philéas était ravi; il ne tarissait pas en éloges, en exclamations. Sagababa, quoique chargé des provisions, bondissait «comme un chameau», disait Philéas au grand amusement de Polyphème. Ce dernier s'épanouissait devant la verve grotesque de son gros ami. Arrivés sur un plateau, célèbre par la vue d'un vallon boisé qui s'étendait à perte de vue, il y eut une contestation. Philéas, fatigué, voulait aller par les bois et descendre directement vers le point de réunion déjà fixé.
Sagababa, altéré, était allé s'y installer d'avance, précédant «maître à moi» pour préparer force rafraîchissements. Polyphème préférait suivre la route battue, qui lui offrait l'attrait d'un bon chemin et de superbes points de vue, chers à son oeil d'artiste. Impatienté des objections de Philéas, il crut le détourner de son projet en lui désignant un sentier qui aboutissait (il le savait, pour l'avoir parcouru quelques jours auparavant) à une prairie entourée par de fortes palissades et par une haie gigantesque. Il suivit alors avec un intérêt malicieux la course pittoresque du gros Saindoux.
Chargé de son havre-sac, essoufflé, rouge, trébuchant et grognant, Philéas descendit la colline à travers les grands arbres qui raccrochaient sans cesse dans sa route. Tantôt c'était une branche qui retenait sa casquette; tantôt c'était une racine où s'empêtraient ses pieds. Il n'avait plus qu'une pensée: arriver; qu'une idée fixe, se désaltérer bien à son aise; aussi dégringolait-il avec une opiniâtreté qui se mélangeait de colère à chaque nouvel obstacle entravant sa marche. Il finit par être fiévreux, surexité et donna tête baissée dans tout ce qui lui semblait devoir s'opposer à sa descente furieuse.
Quant à Polyphème, il avait rejoint Sagababa. Ce dernier s'était installé dans un renfoncement de la vallée; la prairie clôturée le séparait de Philéas et dominait le campement choisi.
Le petit nègre avait tout préparé pour le lunch. La gourmandise aidant, il goûtait à tout, sous prétexte de constater si tout était digne de «maître à moi». Polyphème ne prêtait qu'une médiocre attention aux manoeuvres de Sagababa; il était vivement intéressé par les tribulations de Saindoux qu'il apercevait franchissant obstacles et haies. Une brèche habilement faite avait permis à Philéas de se glisser dans la prairie. Mais le gros touriste reconnut alors avec dépit qu'il était enfermé comme dans une souricière. Aucune issue ne se présentait à ses regards désespérés. La prairie seule touchait à la vallée. A gauche et à droite les escarpements étaient gigantesques. Pour comble de malheur, il entendait rire Polyphème et apercevait la tête de Sagababa qui savourait de temps en temps le café de «maître à moi».
—Tueur, s'écria le pauvre Saindoux, avec un accent de détresse, comment pourrai-je me tirer de là?
POLYPHÈME, d'un ton compatissant.—Retournez sur vos pas, mon bon; une petite demi-lieue pour regrimper, une petite demi-lieue pour me rejoindre, ce n'est pas grand'chose pour vous.
PHILÉAS.—Merci! j'en ai assez des petites demi-lieues, surtout dans le genre de celle que je viens de faire. Tant pis! je vais escalader par ici.
Et Saindoux se mit à grimper sur un énorme chêne dont les branches lui faisaient espérer une descente possible. Mais il avait oublié qu'il avait sa grande ombrelle, toujours attachée au havre-sac. Il glissa tout à coup et se trouva suspendu dans le vide, gigottant et ahuri. Dans sa détresse, il poussa trois cris formidables sur trois tons différents. Polyphème s'en amusait de tout coeur.
Sagababa tournait le dos à la haie; il ne voyait rien de ce qui se passait et, sachant que Polyphème riait sans cesse, il ne s'étonnait pas de sa gaieté. Cependant les trois cris extraordinaires de Philéas charmèrent son oreille, paraît-il, car il dit naïvement à Polyphème:
—Quoi moi entends? belle tyrolienne chantée par maître à moi?
Pour le coup, Polyphème pensa étouffer.
—Ah! ah! ah! mon très cher, s'écria-t-il en se tenant les côtes. Il y a en vous l'étoffe d'un ténor. Recommencez donc, je vous prie. Sagababa est dans l'admiration. Vous dépassez Absalon; il ne chantait pas, lui, sur son arbre...
Philéas était exaspéré! il donna une si vigoureuse secousse à la misérable ombrelle, cause de sa honte, que tout cassa avec un fracas horrible et Saindoux, se détachant de l'arbre comme un énorme fruit, roula sur l'herbe et arriva sur Sagababa avec la rapidité d'une trombe. Il saisit la tête laineuse du petit nègre au moment où celui-ci tenait une bouteille de sirop et la dégustait.
Sagababa, épouvanté, poussa des cris affreux! le sirop inonda Saindoux, qui entraînait Sagababa à sa remorque; ce fut une scène indescriptible... Enfin Philéas se releva, rouge, tremblant, furieux, gluant et plein de feuilles, le sirop dont il était couvert ayant collé sur ses vêtements force débris. Sagababa terrifié prit la fuite et courut tout d'une traite se réfugier dans le bois.
—Allons, mon cher ami, dit Polyphème reprenant son sérieux; voilà encore une de ces aventures comme vous les aimez.
PHILÉAS, les dents serrées.—Pas celle-là, Tueur! elle n'est pas à mon avantage...
POLYPHÈME, d'un air naïf.—Mais si!... la gymnastique audacieuse est toujours admirée, et vous venez d'en faire d'une façon remarquable, ne le niez pas!
PHILÉAS, s'adoucissant.—C'est un fait que je suis agile.
POLYPHÈME, insistant.—... Et intrépide! il faut être hardi pour s'élancer ainsi et trouver le temps de chanter une tyrolienne.
PHILÉAS, calmé.—Croyez-vous que c'était vraiment une tyrolienne?
POLYPHÈME.—Oh! charmante! Sagababa l'a tout de suite admirée.
PHILÉAS, ravi.—Il a du goût, cet enfant! Tiens, où est-il?
POLYPHÈME, avec aplomb.—Il s'est sauvé, parbleu! vous lui avez? tiré les oreilles en arrivant, parce qu'il touchait au sirop; ça lui a fait peur. Goûtons. Nous allons ensuite le rassurer et lui dire de venir remporter son attirail.
Les deux amis s'assirent et virent bientôt apparaître entre les branches la tête grimaçante du petit nègre.
Sagababa n'avançait qu'en tremblant, très inquiet de savoir comment il serait reçu. Il fut ravi de voir que Philéas était de fort bonne humeur; il se hâta de servir les chasseurs et de les accompagner à l'auberge où le gros Saindoux se nettoya de fond en comble, tout en se félicitant naïvement de se trouver encore avec une aventure illustre à enregistrer dans ses hauts faits de touriste.
CHAPITRE XV
EXCURSION CHAMPÊTRE
—Tueur, s'écria peu de jour sa près le gros Saindoux en entrant brusquement dans la chambre de Polyphème un beau matin, ne voulez-vous pas faire aujourd'hui notre grande ascension sur le mont Jolly?
Polyphème, à peine réveillé, se frottait les yeux et bâillait au nez de Philéas.
—Ah! peste! marmotta-t-il enfin; j'avais oublié notre partie. N'est-il pas trop tard pour l'entreprendre? Nous avons, vous le savez, sept lieues à faire pour arriver au pied de la montagne. Or, marcher pendant sept lieues à la chaleur! plus l'ascension, plus la descente, plus le retour!!! comment ferons-nous, d'ailleurs, si nous ne trouvons pas d'auberge au pied de la montagne? Il faudra coucher en plein air, en ce cas!
Philéas souriait imperturbablement pendant cette série d'objections, faites d'une voix endormie et plaintive.
—Tout cela est fort possible à combiner, cher ami, répondit-il. D'abord vous n'avez que cinq lieues à faire pour arriver à la montagne. Au bas du mont Jolly se trouve un petit village; notre hôte l'a dit à Sagababa. Il sera très aisé de nous y caser cette nuit; donc, si vous aimez mieux ne faire l'ascension que demain, ce sera facile. Partons vite, Tueur; tenez, je vais vous aider.
Et en parlant ainsi, le bouillant Philéas arrachait les couvertures de son compagnon, lui passait dans les jambes les manches de son habit et l'enveloppait dans son pantalon.
Ainsi secoué, tiré, houspillé, Polyphème sortit vite de sa torpeur paresseuse et s'habilla en réparant gaîment les méprises de Saindoux, puis, escortés de l'inévitable Sagababa, les deux amis prirent le chemin que leur indiquait l'hôte.
Mais, pour plaire à son maître, Sagababa l'avait trompé sur la distance qu'ils avaient à franchir pour arriver à leur but. Après avoir fait cinq lieues, les voyageurs se félicitaient d'être au terme de leurs fatigues... Ils apprirent alors d'un passant qu'ils avaient encore une longue course «de deux lieues,» dit le paysan en hochant la tête.
—Fichu menteur! s'écria Philéas en s'élançant vers Sagababa dans l'intention évidente de lui tirer vigoureusement les oreilles...
Mais le petit nègre était très perspicace et avait déjà prévu l'indignation de «maître à moi». Aussi d'un bond se trouva-t-il hors de portée de la main vengeresse de Saindoux. Il grimpa avec une agilité de singe jusque sur les plus hautes branches d'un énorme prunier qui bordait la route, et là, rassuré sur le sort de ses oreilles, il se mit à manger les prunes sauvages dont l'arbre était chargé. Polyphème, harassé, se coucha paresseusement sur le talus de la route à l'ombre du prunier.
—Ma foi! dit-il, une halte est nécessaire; reposez-vous avec moi, Philéas. Je vais reprendre mon somme de ce matin. Ne m'éveillez pas avant deux heures, au moins. Je n'en puis plus!
Saindoux, malgré sa fatigue, ne voulut pas imiter Polyphème qui dormait comme un bienheureux deux minutes après s'être étendu sur l'herbe. Le gros Philéas, plein de rancune contre Sagababa, voulait le malmener à son aise et grommelait en considérant la mine insolemment satisfaite de Sagababa sur son arbre.
Tout à coup il prit son courage à deux mains et se hissa sur le prunier, à la grande terreur du négrillon qui n'avait pas compté là dessus.
La mine du petit noir était si piteuse, si comique que le bon coeur de Philéas en fut désarmé. Il éclata de rire au nez de Sagababa un peu rassuré. Le négrillon offrit humblement à son maître quelques belles prunes que Saindoux accepta avec une dignité affable.
Les fruits plurent au gros Philéas. Tout en jetant un regard d'envie sur la pelouse où Polyphème dormait de tout son coeur, il aida Sagababa à dépouiller le prunier de sa récolte, tant et si bien que Polyphème eut tout le loisir de se réveiller et de contempler avec une admiration goguenarde les exploits de son gros ami.
—Bon appétit, mon cher! s'écria-t-il. Ah çà! vous avez donc un estomac de fer-blanc pour résister à cette masse de fruits aigres que vous avalez avec tant d'entrain?
A la voix moqueuse de son compagnon, Saindoux avait dégringolé de l'arbre; il n'était pas satisfait d'être pris en flagrant délit de gourmandise enfantine et sentait sa dignité compromise.
Aussi fut-ce avec une négligence affectée qu'il répondit:
—Oh! c'est un simple passe-temps; je tenais d'ailleurs à aller retrouver mon drôle là haut pour...
—... lui tenir compagnie, répondit en riant Polyphème, je vois ça, mon cher! Mais, ajouta-t-il en regardant le soleil qui descendait à l'horizon, savez-vous qu'il se fait tard? Hâtons notre marche. Ou je me trompe fort, ou nous arriverons après le coucher du soleil dans le village qui nous a été indiqué tout à l'heure.
Philéas hêla Sagababa, suivit Polyphème qui s'était déjà remis en marche et les trois compagnons reprirent leur course interrompue.
Polyphème avait dit vrai; leur halte avait été trop longue et la dernière demi-lieue fut faite presque à tâtons. Ils arrivèrent enfin dans le village; le silence qui y régnait indiqua combien l'heure était avancée. Ce fut en vain qu'ils parcoururent l'unique rue de l'endroit; ils ne virent aucune auberge.
Philéas était consterné! Polyphème prenait la chose en riant, suivant son habitude. Sagababa était désolé... Son estomac criait famine et il entrevoyait la possibilité navrante de se coucher à jeun!
—Que nous sommes bêtes! s'écria tout à coup Philéas, inspiré par une idée subite.
—Merci, mon bon! riposta Polyphème.
—Voici un village, continua Philéas très animé et sans faire attention aux répliques de son ami.
POLYPHÈME.—Ça, c'est un fait.
PHILÉAS.—Dans ce village, il y a une église...
POLYPHÈME.—C'est positif; nous sommes devant.
PHILÉAS, avec volubilité.—Pour une église, il faut un curé; pour le curé, il faut un presbytère; donc nous allons y demander l'hospitalité...
SAGABABA, avec élan.—Et y manger, maître à moi?
PHILÉAS, avec majesté.—Et y manger, mon enfant. Certes oui! (Il se frotte l'estomac.) J'ai une faim canine, justement. Allons! il faut frapper ici; cette maison à droite me paraît être celle du curé. Avance, Sagababa, et introduis-nous convenablement.
Sagababa avait la fringale. Ravi de la perspective de manger et de se reposer, il se précipita vers la porte et tira le cordon de sonnette avec une telle violence, qu'il lui resta dans la main. Au moment où les amis allaient lui reprocher son impétuosité, la porte s'ouvrit et une vieille servante parut. A la vue de Sagababa qui s'élançait vers elle en criant: «Voilà maître à moi qui veut à boire et à manger!» elle poussa un cri d'effroi, referma violemment la porte et on l'entendit barricader la porte en faisant des exclamations de toutes sortes.
Philéas et Polyphème se regardèrent avec consternation. Sagababa était pétrifié de son succès.
POLYPHÈME.—Elle nous a pris pour des voleurs!
PHILÉAS, irrité.—La vieille gueuse! je lui en fournirai des voleurs comme nous. (Il crie par le trou de la serrure.) Hé! Madame, nous sommes d'honnêtes gens, entendez-vous? des gens haut placés, même!
POLYPHÈME, riant.—Mais dans une fichue position pour le quart d'heure. Voyons, ne désespérons pas encore. Suivez-moi. J'ai remarqué en arrivant ici, dans l'enfoncement près de la montagne, une maison sur laquelle j'ai distingué vaguement une enseigne. C'est peut-être une auberge; allons-y.
Et Polyphème, prenant le bras de Saindoux, l'entraîna sans écouter les malédictions lancées par ce dernier contre Sagababa.
C'était une auberge! Les voyageurs purent enfin se rassasier et se reposer. Une bonne nuit les consola de leurs mésaventures et le lendemain, munis d'un guide, ils entreprenaient courageusement l'ascension du mont Jolly, entreprise qui va être racontée dans le chapitre suivant.
CHAPITRE XVI
L'ASCENSION
—Je suis encore plus éreinté qu'hier! s'écriait après quatre lieues de marche ascendante le gros Philéas tout haletant; et vous, cher Tueur?
POLYPHÈME.—Je le suis raisonnablement. Un être à part, c'est ce polisson de Sagababa; regardez-le grimper! il est fait pour cela.
Et en disant ces mots, le jeune homme contemplait avec envie le petit nègre qui bondissait comme une balle élastique devant la caravane.
L'éloge de Polyphème redoubla son ardeur. Il voulut faire une culbute; mais cet exploit ne s'accomplit pas sans émotion. Il retomba sur le côté et roula sur Philéas... Celui-ci trébucha sur Polyphème, lequel se raccrocha au guide... Si ce dernier n'avait pas eu la présence d'esprit de s'arcbouter sur son bâton ferré, il y aurait eu des malheurs à déplorer. Grâce à lui, tout se réduisit à quelques bosses et à plusieurs bleus. Philéas ne perdit pas cette occasion de tancer vertement Sagababa.
—Quelle est cette façon de rouler sur votre maître? s'écria-t-il; au lieu de m'approcher avec une précaution respectueuse, vous meurtrissez l'objet de votre vénération, petit drôle!
A cela, Sagababa ne répondit qu'en se grattant l'oreille d'un air penaud.
Enfin, après de nombreux efforts, les touristes arrivèrent au sommet de la célèbre montagne. Mais là, leur désappointement fut complet; ils ne voyaient rien... D'épais brouillards les enveloppaient et dérobaient à leurs yeux toute apparence de vue!
—Sac à papier! s'écria Philéas, avons-nous du guignon... Si nous avancions encore un peu, nous aurions, sans doute, à défaut de mieux une bonne installation pour déjeuner.
Il avait à peine fait vingt pas, en achevant ces mots, quand le guide s'élança vers lui et le ramena vers ses compagnons.
—Où courez-vous, Monsieur? dit-il avec force. Par ici, la montagne descend à pic à quatre mille pieds!...
Polyphème saisit le bras de son ami qui pâlissait à l'idée de son imprudence, tandis que Sagababa effrayé s'accrochait aux basques de son téméraire «maître à moi».
—Tenez, Saindoux, il faut faire notre deuil de toute vue, s'écria Polyphème. Consolons-nous en déjeunant ici tranquillement. Guide, avez-vous... Oh! regardez, regardez donc, Philéas, le splendide et féerique tableau!
En effet, un coup de vent faisait mollement onduler les épais brouillards blancs qui s'ouvrirent tout à coup, montrant aux voyageurs ravis un spectacle vraiment sublime. A leurs pieds s'étendaient de vertes et ravissantes vallées; çà et là des bois, des villages pittoresquement groupés dans les plaines, et au loin, les blanches cimes des glaciers qui étincelaient aux rayons du soleil levant... A trois reprises, les nuées voilèrent et montrèrent aux touristes extasiés la vue merveilleuse qui les enchantait.
Le soleil régna enfin en maître sur cette montagne splendide et Philéas, revenant à la réalité, demanda au guide s'il n'avait pas oublié les provisions. Son ravissement changea de nature, sans être pour cela moins intense, lorsqu'il vit s'étaler devant lui le déjeuner...
A ses yeux de gourmand émérite s'offraient un grand bol de crème glacée, un pain bis des plus appétissants, un immense fromage de gruyère et deux larges flacons, l'un de vieux Bordeaux, l'autre de Madère.
—C'est sublime! s'écria-t-il un instant après, la bouche pleine, tandis que Polyphème éclatait de rire devant cet enthousiasme prosaïque.
Mais il n'est si bonne occupation qui ne doive finir. Le repas achevé, Philéas, cédant à la fatigue, s'endormit après avoir (pour se mettre à l'aise, disait-il) ôté ses guêtres, ses souliers et ses bas; il resta jambes nues, malgré les observations du guide et les plaisanteries de Polyphème. Ce dernier fut bientôt absorbé par une esquisse de la vue superbe qui s'offrait à lui; le guide et Sagababa causaient entre eux.
Au bout d'une heure de sieste Saindoux se réveilla brusquement en poussant une exclamation douloureuse. Polyphème se retourna.
—Qu'y a-t-il donc? demanda-t-il.
Philéas geignait en se frottant le mollet gauche extrêmement enflé.
—En voilà une catastrophe! soupirait-il. On dit que le bien vient en dormant... Regardez un peu si c'est vrai pour moi? Ce n'est plus une jambe que j'ai là, c'est une colonne! un pied d'éléphant... et ça me cuit partout!
Polyphème examina le mollet malade.
—Vous avez attrapé là un fameux coup de soleil, répondit-il au dolent Philéas. La difficulté à présent, c'est de descendre la montagne. Guide, donnez-moi donc le restant de la crême. Beurrez-vous la partie malade avec cela, Saindoux; cela ne peut manquer de vous faire grand bien.
—Quel dommage! observait Philéas tout en se frictionnant la jambe, de gaspiller comme cela cette admirable crème! J'en aurais encore mangé avec tant de plaisir!
POLYPHÈME, riant.—Votre jambe l'absorbe pour vous.
PHILÉAS, soupirant.—Ce n'est pas la même chose, Tueur!
L'application de la crème fit grand bien à Saindoux; il put marcher sans trop de peine. Il lui fut impossible, toutefois, de remettre ses bas et ses guêtres, l'enflure étant trop considérable pour cela.
Le gros touriste fut très vexé de rester ainsi nu-jambes. Son humiliation augmenta lorsqu'il aperçut au bas de la montagne un groupe au milieu duquel s'agitait une vieille femme. Les gens composant ce rassemblement semblaient à la fois curieux et inquiets. Ils paraissaient attendre les touristes. Ceux-ci, arrivés à une certaine distance, entendirent des fragments de phrases qui les étonnèrent et les intriguèrent même beaucoup.
—Vous croyez que ce sont eux? disait une voix.
—Certainement, s'écria la vieille; je reconnais leur... (ici sa voix baissa et quelques mots échappèrent aux voyageurs); et puis, ajouta-t-elle, v'là leur singe avec eux.
PHILÉAS, interloqué.—Qu'est-ce qu'ils disent, ces gens-là? qui reconnaissent-ils? de quel singe parle-t-on?
POLYPHÈME, se frappant le front.—Parbleu! je crois comprendre... Philéas, c'est la vieille poltronne d'hier soir, qui a eu l'idée de nous prendre, vous et moi pour des voleurs et Sagababa pour un singe... Elle nous attend après avoir charitablement ameuté le voisinage pour nous fourrer en prison. En entendant cette explication rapide. Saindoux poussa un cri d'indignation et Sagababa un hurlement de colère. Ce dernier, hors de lui, courut vers la servante occupée à pérorer et lui arracha son bonnet en criant:
—Vilaine guenon! moi pas singe, entends-tu?
La vieille poussa des cris de détresse! Ceux qui l'entouraient se jetèrent sur Sagababa. Philéas et Polyphème s'élancèrent au secours du petit nègre et la mêlée fut complète!
Heureusement pour les voyageurs, le guide mit en peu de mots les principaux habitants au courant de ce qui s'était passé, et après avoir séparé les combattants, les explications commencèrent. Elles furent longues et laborieuses, l'impétueux Philéas interrompant à tort et à travers; la servante était de son côté bavarde comme une pie et entêtée comme une mule.
Le curé, qui était arrivé pour tout pacifier, avait beau vouloir la faire taire, il ne pouvait y réussir et la persuader de son erreur.
—Non, non, Monsieur le curé, répondait-elle avec obstination. Vous êtes la dupe de ces deux brigands. Ils ont un singe qui parle; ça prouve qu'il est plus pervers que les autres... Et regardez ce gros qui traîne la jambe! C'est un galérien échappé qui avait encore les fers aux pieds hier soir, soyez-en sûr! Ils ont voulu m'assassiner, moi qui vous parle! je dois savoir la chose mieux que vous! Croyez-moi, Monsieur le curé, faites arrêter ces bandits et leur animal. Si vous les laissez aller, il nous arrivera malheur à tous, c'est certain!
Sagababa trépignait en entendant la vieille parler de lui en ces termes; s'il n'avait été maintenu par Polyphème, il se fût jeté de nouveau sur sa calomniatrice; sa petite figure grimaçante de fureur ajoutait à la frayeur de la servante et la faisait crier de plus belle.
Philéas jugea à propos d'en finir par un coup de théâtre.
—Monsieur le curé et vous, Messieurs, dit-il avec majesté, les vaines paroles d'une personne que je m'abstiens de qualifier puisqu'elle appartient, quoiqu'à tort, au beau sexe... (On rit; la vieille se rebiffe.) Ces vaines paroles, dis-je, ne portent point atteinte à des personnes telles que nous! Par notre richesse et notre position sociale élevée, je me plais à le dire, nous sommes au-dessus de propos stupides pour ne pas dire imprudents. Voulant convaincre cette pauvre insensée de son erreur et arrêter sa langue, incommensurablement longue et envenimée, voici cent francs que je vous offre pour les pauvres de votre village. Cette offrande convaincra tout le monde, j'espère, et l'on verra ce que nous sommes, c'est-à-dire, d'illustres voyageurs munis d'un nègre et voyageant pour satisfaire leur passion de chasse et d'aventures glorieuses!
A ce discours, les habitants crièrent bravo! et merci! Le curé remercia poliment. Polyphème, ne voulant pas être en reste de générosité, glissa un louis dans la main de la servante pour la dédommager de son bonnet perdu. Celle-ci se dérida, fit une grande révérence et, ne voulant pas manquer de bons procédés, tira une poignée de noix de sa poche et les offrit à Sagababa qui faillit s'irriter... mais qui, après réflexion, se mit à les manger à belles dents.
Chacun se sépara bons amis. Les voyageurs allèrent se reposer dans leur auberge et y soigner le mollet de Philéas; ce dernier jugea prudent de se coucher en arrivant et de commander à Sagababa un énorme cataplasme de farine de lin, pour en envelopper sa jambe enflée.
CHAPITRE XVII
LE CATAPLASME
Le premier soin de Sagababa, le lendemain matin, fut d'apporter à Philéas un nouveau cataplasme. Cela semblait d'autant plus indispensable à Saindoux que de nombreux clous avaient surgi pendant la nuit et le faisaient vivement souffrir. Sagababa posa adroitement le cataplasme et allait se retirer lorsqu'un cri de Philéas le fit bondir.
Saindoux, effaré, regardait tour à tour le petit nègre, la jambe enveloppée et Polyphème, accouru à l'exclamation de son ami.
—Mais c'est de la moutarde, petit imbécile! s'écria-t-il enfin en revenant de sa stupeur. De la moutarde qui me brûle atrocement!... Ote-moi ça, tout de suite.
SAGABABA, inquiet.—Oh! maître à moi, faut pas toucher à cataplasme; ça calme!
PHILÉAS, se trémoussant.—Comment, ça calme! drôlement, par exemple! Diable! cela cuit, au contraire... Ôte-moi vite cette moutarde.
SAGABABA, désolé.—Maître à moi, pas vouloir guérir avec cataplasme?
PHILÉAS, gigottant.—Pas à la farine de moutarde, garnement. Donne-moi de la farine de lin à la place de ce fer rouge.
POLYPHÈME, impatienté.—Allons donc! Sagababa, obéis à ton maître et ne raisonne pas.
SAGABABA, pleurant.—Moi vouloir guérir maître à moi; pas ôter graine de lin.
Polyphème, agacé, prit là jambe de Philéas et aida ce dernier à se débarrasser du cataplasme posé par le petit nègre dans son dévouement maladroit.
En voyant cela, les pleurs de Sagababa redoublèrent. Philéas allait lui ordonner de se taire ou de partir lorsque Sagababa, interrompant subitement ses sanglots, se précipita vers le cataplasme, le saisit et sortit en toute hâte.
Restés seuls, les deux amis se regardèrent avec surprise.
—Pourquoi ce changement subit? demanda Polyphème.
—Il comprend enfin sa sottise, dit Philéas en mettant sur sa jambe rougie une compresse d'huile de millepertuis. Fichu gamin, est-il entêté? hein! l'est-il?
Il achevait à peine ces mots que Sagababa reparut avec une mine triomphante, le fameux cataplasme à la main.
—C'être graine de lin, maître à moi! s'écria-t-il en entrant. Sagababa est sûr, à présent! lui en avoir mangé.
PHILÉAS, ahuri.—Mangé quoi? de quoi as-tu mangé? du cataplasme? de la moutarde?
SAGABABA, avec force.—Mangé cataplasme graine de lin, maître à moi; à présent, sûr; maître à moi mettre ça?
Polyphème partit d'un fou rire en voyant la figure radieuse de Sagababa et la mine pétrifiée de Saindoux.
—Sale garçon! grommela enfin ce dernier: goûter d'une chose qui vient de toucher à un tas de clous! je n'en veux pas de ta farine de moutarde, entends-tu, entêté mulet!
SAGABABA, avec énergie.—Maître à moi goûter cataplasme pour savoir si c'est graine de lin!
PHILÉAS.—Fi l'horreur! Certes non, je n'y goûterai pas. Emporte ça tout de suite. Je me soignerai sans toi.
Le petit nègre ne répliqua rien. Il se retira en marmottant: «C'est graine de lin; maître à moi verra!»
L'appétit de Philéas n'avait pas disparu malgré sa jambe malade. Son déjeuner fut copieux et il se mit à table le soir, pour dîner, avec un entrain égal à celui du matin.
—Qu'est-ce qu'il y a à manger? demanda-t-il en dépliant sa serviette. Du boeuf? Ah! très bien; j'aime le bouilli, surtout avec de l'assaisonnement. Sagababa, donne-moi la moutarde, mon garçon... merci.
Quelques instants s'écoulèrent pendant lesquels Saindoux, absorbé, mangeait lentement. Tout à coup, il se retourna vers le négrillon...
—En voilà un idiot! s'écria-t-il; il me donne ce matin de la moutarde pour de la graine de lin, et ce soir, de la graine de lin pour de la moutarde!
Chose bizarre... en entendant ces mots, Sagababa, rayonnait...
—Moi avoir raison; maître à moi, voir ça enfin! s'écria-t-il. C'être graine de lin de ce matin!
PHILÉAS, abasourdi.—Ça, c'est le cataplasme de ce matin?
SAGABABA, avec joie.—Oui, maître à moi.
PHILÉAS, suffoqué.—Ce que tu as mis sur ma jambe?...
SAGABABA, de même.—Oui, maître à moi; pas farine de moutarde, hein?
La parole expirait sur les lèvres de Philéas... Il se tourna machinalement vers Polyphème. Ce dernier qui, heureusement pour lui, n'avait pas encore dégusté la fameuse graine de lin, riait aux larmes et du dialogue et de la figure des interlocuteurs.
Enfin Philéas, recouvrant ses esprits, empoigna la graine de lin et la lança à la tête de Sagababa en criant de toutes ses forces:
—Sale polisson!
Le petit nègre, la figure inondée de cette pâte gluante, disparut en un clin d'oeil et courut se réfugier dans la cuisine.
Mais le dîner était fini pour Philéas, écoeuré par ce que venait de lui faire avaler Sagababa.
Il assista tristement au repas de Polyphème et se retira chez lui le soir, en se promettant bien de ne plus laisser Sagababa le soigner si despotiquement.
—Avant de partir pour la Pologne, mon très cher, dit Polyphème au gros Saindoux, lorsque ce dernier fut rétabli; allons donc faire une promenade dans les environs; pour nous éviter toute fatigue, je suis d'avis de prendre simplement une voiture; ce sera plus commode et plus rapide.
—Je ne demande pas mieux, s'écria Philéas; il y a longtemps que je n'ai conduit et je ne veux pas perdre mon talent de cocher. Je vais vous mener un peu lestement, Tueur, vous allez voir. Hé! Sagababa, fais-nous venir l'hôte afin de lui louer ce qu'il nous faut pour une excursion.
Sagababa se précipita pour obéir et revint bientôt, escorté de l'hôte qui venait d'être mis au courant par lui de ce dont il s'agissait.
L'HÔTE, affairé.—Ces Messieurs veulent une voiture et un cheval? J'ai leur affaire. Un charmant petit tilbury presque neuf et un cheval excellent qu'un enfant conduirait. Ces Messieurs veulent-ils qu'on attelle immédiatement?
—Certainement, répondit Philéas enchanté. Sagababa, va l'aider et reviens nous avertir quand tout sera prêt... N'est-ce pas, cher Tueur?
POLYPHÈME.—Un instant! vous êtes trop confiant, Saindoux; allons voir ce qu'on nous propose, d'abord. Il ne nous faut ni une charrette, ni une rosse; la voiture et le cheval doivent être convenables.
PHILÉAS.—Au fait, vous avez raison; examinons notre équipage, avant de nous y installer. Peste! je me rappelle encore un certain accident...
L'HÔTE, vexé.—Ces Messieurs vont voir par eux-mêmes qu'ils peuvent avoir toute confiance en moi!
Et il suivit en grommelant les deux amis. Les jeunes gens, escortés de Sagababa, s'étaient dirigés vers la remise.
L'hôte leur exhiba alors triomphalement un horrible véhicule ressemblant beaucoup à une gigantesque araignée. Un petit siège, avec une boîte mobile destinée à mettre des chiens, tout par sa disposition semblait désagréable et ridicule. Les touristes se regardèrent avec indécision.
—Qu'en dites-vous? demanda enfin Philéas.
POLYPHÈME, haussant les épaules.—Dame! pour laid, c'est laid! il n'y a pas à dire. Mais enfin, c'est transportable et nous n'avons que cela sous la main.
SAGABABA, se récriant.—Maître à moi peut pas aller là dedans. C'est impossible... pas assez de place pour trois.
PHILÉAS.—Est-ce que je songe à t'emmener aujourd'hui, petit imbécile! Je n'ai pas besoin de toi; nous ne faisons qu'une promenade en voiture.
SAGABABA, vivement.—Maître à moi prend pas Sagababa?
PHILÉAS.—Ma foi non!
SAGABABA, insistant.—Sagababa pas vouloir quitter maître à moi! Lui aller sur genoux de maître à moi. Bien, comme ça?
PHILÉAS.—Idée saugrenue! Tu crois que je vais t'empiler sur nous et m'écraser de ton poids? dans une promenade d'agrément! va te promener à pied où tu voudras; je te donne congé jusqu'à ce soir. Allons voir le cheval à présent, Polyphème.
Et les jeunes gens sortirent de la remise avec l'hôte, laissant Sagababa humilié et désappointé...
Mais, nous le savons, le petit noir était entêté. Il ne se tint pas pour battu. Il referma soigneusement les portes de la remise et, à part quelques froissements de paille, on n'entendit plus rien.
Les deux amis avaient examiné le cheval. Il paraissait vigoureux, mais il avait une jambe de derrière enveloppée de linges et soigneusement ficelée, ce qui éveilla la méfiance de Philéas; les plaisantes remarques de Polyphème excitèrent l'indignation de l'hôte.
PHILÉAS, avec fermeté.—Je n'attelle pas cet animal si je ne vois pas ce qu'il y a sous cette toile. C'est peut-être un invalide!
POLYPHÈME, riant.—Au fait! s'il avait une jambe de bois, ce vétéran... A-t-il servi dans la cavalerie ou dans l'artillerie, mon hôte?
L'HOTE, suffoqué.—Monsieur!... Messieurs!... mon cheval est intact, sachez-le. Il a une écorchure, voilà tout. Cela arrive à tout le monde, Monsieur en est la preuve.
PHILÉAS, mécontent.—Eh! dites donc, l'aubergiste, ne me comparez pas à une bête, entendez-vous! Modérez vos idées biscornues et développez-nous cette toile. Je suis comme saint Nicolas15, moi; il faut que je voie pour croire.
POLYPHÈME.—Vous dites, mon ami?
PHILÉAS, avec une fausse modestie.—Oh! je fais une simple citation historique pour confondre notre hôte.
La gaieté de Polyphème flatta Philéas qui, persuadé que son ami riait de la colère de l'aubergiste, fit chorus avec entrain.
L'hôte, ayant développé avec humeur les bandages qui cachaient la jambe malade, fit voir qu'à part des écorchures en voie de guérison, l'animal n'avait, en effet, rien de sérieux et qu'il pouvait très bien marcher.
On reficela le tout et l'hôte, radouci par la perspective d'un bon paiement, attela le cheval et amena le tilbury devant les deux touristes.
CHAPITRE XVIII
PROMENADE EN VOITURE
Au moment de monter dans le tilbury, Philéas regarda autour de lui.
—Que cherchez-vous, Philéas? demanda Polyphème.
—Je regarde où est passé ce drôle de Sagababa, répondit Saindoux; je voulais lui recommander...
—Bah! repartit Polyphème avec impatience; il a déjà profité de votre permission, allez! il est à courir de côté et d'autre. Montez donc, mon cher, et laissez ce gamin tranquille.
Les touristes s'installèrent dans la voiture.
—Pristi! que c'est étroit! s'écria Philéas.
—Et dur! gémit Polyphème.
—Il me semble être dans un collier de force! continua Saindoux en faisant des contorsions.
—Je suis convaincu que le siège est rembourré de clous et d'instruments malfaisants, ajouta son ami.
L'hôte se serait de nouveau fâché tout rouge, si les jeunes gens n'avaient ri, tout en se plaignant de la sorte. Il se promit de leur faire payer leurs plaisanteries en chargeant sa note d'autant plus. Il ouvrit à deux battants la porte de la cour et, comme la voiture sortait, la paille qui remplissait la boîte s'agita et l'hôte vit apparaître la tête laineuse de Sagababa.
—Messieurs, s'écria-t-il, Messieurs, arrêtez! vous chargez trop la voiture... la caisse n'est pas...
Le bruit des roues empêcha les jeunes gens d'entendre les réclamations de l'aubergiste et le négrillon, se doutant que l'hôte voulait dénoncer sa présence, lui fit de son trou une grimace hideuse.
... Mais la joie du petit nègre parvenu à ses fins fut de courte durée. La voiture allant au grand trot le secouait horriblement; il commençait à regretter son escapade. Le cheval, vigoureusement fouetté par Philéas, allait comme le vent et Sagababa, de plus en plus mal à l'aise, entendait avec dépit les jeunes gens rire, causer et exciter gaiement le cheval.
—Quoi faire? se dit-il. Si moi appelle maître à moi, furieux! tirer les oreilles! donner calottes! renvoyer Sagababa à l'auberge... Et l'hôte, rire de Sagababa. Si moi pouvais arrêter diable de cheval... Ah! lui avoir ficelle qui pend à jambe malade. Bon, ça! moi tirer dessus et lui aller au pas.
Enchanté de son idée, Sagababa attrapa adroitement un bout de la corde mal rattachée qui traînait et il l'attira à lui... L'effet fut magique; le cheval s'arrêta tout court.
PHILÉAS, étonné.—Tiens! qu'est-ce qu'il a donc, ce cheval? Allons! hue!
Il donna un coup de fouet, mais sans aucun succès.
POLYPHÈME.—C'était trop beau pour durer, ces allures. Allons, animal, va donc!
Polyphème piqua la croupe avec son bâton ferré. Le cheval, excité d'un côté, de l'autre retenu solidement par Sagababa, prit le parti de marcher sur trois pieds, laissant en l'air la jambe faite prisonnière par le rusé négrillon. Il alla ainsi en trottinant; il sautait d'une façon si bizarre que Polyphème fut pris d'un fou rire.
PHILÉAS, rageant.—Il n'y a pas de quoi rire, allez! Ah! quelle misère de se trouver ainsi avec une bête éclopée... Elle est jolie, notre promenade! que faire, Tueur? Ne riez donc pas si fort, mon ami, cela m'agace! Quand je vous dis qu'il n'y a pas de quoi! Tiens, j'ai une idée... Voilà une rivière, faisons baigner le cheval; l'eau fera du bien à sa jambe et il remarchera.
En disant ces mots, Philéas dirigea le cheval sur la berge... avant que Sagababa ait pu se rendre compte de ce qui se passait, il avait de l'eau jusqu'aux oreilles. Aveuglé, effrayé, il tira convulsivement sa ficelle avec une telle force que le cheval recula violemment contre un rocher et fit verser la voiture; promeneurs et équipage, tout culbuta sur la rive.
En se remettant sur ses pieds, encore tout étourdi de la chute, Philéas regarda machinalement autour de lui.
Quelle ne fut pas sa stupéfaction en voyant le petit nègre à ses côtés?...
POLYPHÈME, se relevant.—Ah! tout se découvre enfin! Ou je me trompe fort, ou ce garnement est pour beaucoup dans notre accident. Voyons! où étais-tu, polisson? et qu'as-tu fait?
Bouleversé de son bain et de sa chute, Sagababa n'eut pas l'idée de mentir et raconta, les mains jointes, les yeux baissés et la voix tremblante, ce qu'il avait imaginé pour empêcher le cheval de trotter.
Philéas écoutait, bouche béante... Quand le coupable eut fini, il se tourna vers Polyphème.
—Et vous croyez, Tueur, s'écria-t-il, que ça se passera tranquillement comme ça! que faire à ce gradin? Si je l'emballais et si je l'expédiais dans son pays natal, il ne l'aurait pas volé et nous serions tranquilles; qu'en dites-vous?
A ces mots, le négrillon éclata en sanglots bruyants.
—Sagababa, jamais quitter maître à moi, cria-t-il; moi, me cramponner à lui et jamais lâcher...
Et il se précipita sur Saindoux qu'il étreignit avec désespoir.
Philéas tenta vainement de se dépêtrer; il le pouvait d'autant moins qu'il n'était nullement aidé par Polyphème, celui-ci ne perdant pas une si belle occasion de rire. Enfin il parlementa; il fut convenu que Sagababa lâcherait prise, retournerait à l'auberge et y attendrait patiemment les voyageurs.
Ceux-ci, enfin délivrés du petit nègre, relevèrent la voiture, rafistolèrent les harnais du cheval et purent reprendre paisiblement le cours de leur promenade.
Entraînés par la beauté des sites, les jeunes gens n'avaient pas remarqué le changement de l'atmosphère et les signes menaçants d'un orage prochain.
Lorsqu'ils s'en aperçurent, ils changèrent de direction et voulurent revenir rapidement à l'auberge.
Mais le cheval, fatigué, refusa d'aller autrement qu'au pas et les voyageurs essayèrent vainement de le faire trotter. Leurs cris et leurs coups furent inutiles. Pendant une heure ils durent se résigner à marcher comme un enterrement, dans une obscurité croissante. Les nuages assombrissaient le ciel de plus en plus. Un éclair flamboyant fit sortir tout à coup le cheval de sa torpeur; il se mit au trot d'abord, au galop ensuite, au grand contentement de Polyphème qui se fiait à son instinct, mais à la grande terreur de Philéas que cette course folle épouvantait.
—Arrête!... holà... ho!... ho là! criait-il en tirant sur les guides. Tu vas nous fracasser. Tirez avec moi, Tueur; nous sommes en danger de mort, c'est sûr! cette bête devient infernale...
—Et les morts vont vite! remarqua Polyphème d'un ton lugubre.
—Saprelotte! s'écria Philéas en frissonnant, vous avez de fichues idées, mon ami. Ah! s'il m'arrive malheur, je veux vous dire mes dernières volontés...
Un éclat de rire de Polyphème interrompit Saindoux.
PHILÉAS, scandalisé.—Vous riez, vous osez rire... Eh bien! si c'est vous qui mourez et moi qui vous survis, vous ne prévoyez donc rien à demander? rien à... aïe!...
Sans s'en douter, les promeneurs étaient arrivés à l'auberge et le cheval, en entrant au grand galop dans la cour, avait accroché le tilbury à la borne.
Philéas fut lancé dans les bras de l'aubergiste, et Polyphème sur le dos de Sagababa, en train de dévorer une tartine. Après le pêle-mêle de cette brusque arrivée, chacun reconnut avec plaisir qu'il était sain et sauf et alla se refaire et se reposer, grâce à un bon souper et à un bon lit.
CHAPITRE XIX
LES LOUPS
—En route pour la Pologne! dit joyeusement Philéas à son ami, deux jours après leur promenade. Vous savez que nous allons y préluder à nos grandes chasses. Nous essayerons là si les loups ont la peau dure.
Polyphème souriait de l'ardeur de Saindoux; il adopta volontiers la proposition de partir et les jeunes gens, suivis de Sagababa, se dirigèrent vers la Lithuanie, où ils comptaient se donner les émotions de chasses aux loups.
Le voyage fut heureux, à part les doléances de Philéas sur le froid et les gémissements de Sagababa, qui claquait des dents pour renchérir sur son maître.
Les touristes arrivèrent sans encombre à l'endroit le meilleur pour s'installer et y attendre le moment favorable des chasses.
Les préparatifs de Polyphème furent sérieux; il s'agissait de courir de vrais dangers et le jeune homme força Saindoux à se munir de tout ce qui lui sembla nécessaire. Philéas avait néanmoins fait en cachette quelques préparatifs bizarres, aidé par Sagababa qui se montrait tout fier de la confiance que lui témoignait son maître.
Polyphème, intrigué, chercha vainement à savoir en quoi consistaient les arrangements de chasse de Saindoux. Ce dernier ne voulut répondre que fort évasivement et Polyphème ne put tirer du négrillon qu'un éloge emphatique de «maître à moi».
Les jeunes gens, tout en s'occupant de la sorte, mettaient pourtant le temps à profit; ils visitaient les environs, s'initiaient aux coutumes des habitants et s'entendaient avec eux pour leurs excursions et leurs chasses. L'hiver si impatiemment attendu par eux arriva enfin. Tout se revêtit dans les campagnes d'une épaisse enveloppe de neige. Les sapins seuls conservaient leur sombre verdure, quoiqu'à demi cachés sous leur parure blanche.
Les eaux glacées offrirent alors aux chasseurs des passages sûrs et solides.
Les jeunes gens, enchantés, se concertèrent avec quelques propriétaires secondés par leurs paysans, et un beau matin ils montèrent en traîneau et se dirigèrent vers une des sombres et vastes forêts dont regorge la Lithuanie.
La chasse devait se faire sans descendre de traîneau et Polyphème croyait que Philéas avait adopté comme lui cette manière de chasser, la plus sûre pour des étrangers inexpérimentés. Mais il avait compté sans l'entêtement de son gros compagnon. Lorsqu'il vit au loin le féroce gibier qu'il cherchait, il se retourna pour appeler Philéas, et sa stupeur fut grande en n'apercevant pas le traîneau de Saindoux dans lequel se trouvait aussi Sagababa. Il s'informa d'eux à ses compagnons. Ceux-ci n'avaient pas plus remarqué que Polyphème la disparition de Philéas...
On s'arrêta, on appela, mais en vain. Personne ne répondit, l'on ne vit rien... En revanche quelques hurlements, rares d'abord, puis nombreux ensuite, montrèrent à tous qu'il leur fallait rebrousser chemin et battre en retraite au lieu d'attaquer. Bientôt le danger augmenta... Une bande de loups gagna de vitesse les traîneaux, et les chasseurs durent se défendre à coups de feu d'abord, puis à coups de crosse. Des hennissements parlant non loin de là firent dresser l'oreille aux loups. Ils se précipitèrent en grand nombre vers l'endroit d'où venaient ces clameurs, et les combattants purent s'arrêter et venir à bout du reste de la bande.
Polyphème était dévoré d'inquiétude! Il avait cru entendre, non seulement les hennissements qui avaient attiré les loups, mais des exclamations poussées par Philéas... Il en fit part à ses compagnons. Ceux-ci furent d'avis d'aller chercher du renfort avant de s'aventurer vers l'endroit indiqué par Polyphème. Le jeune homme dut se résigner à les accompagner et céder à leurs raisonnements.
—Si votre ami a pu trouver un abri sur un arbre, il ne court pas de danger immédiat, lui dirent-ils. Dans le cas contraire, il est déjà la proie des loups qui l'auront dévoré en même temps que les chevaux.
Pendant qu'ils s'éloignaient pour revenir en nombre suffisant, voyons ce qu'étaient devenus Philéas et Sagababa.
Lorsqu'on était entré dans la forêt, le gros Saindoux avait peu à peu ralenti l'allure de ses chevaux et, lorsqu'il eut perdu de vue ses compagnons, il se retourna en riant vers Sagababa.
—Hein! petit, est-ce bien manoeuvré? s'écria-t-il. Allons par cette route maintenant, et nous aurons notre paire de loups en moins d'une heure; tu verras.
—Et puis revenir à la maison après, pas vrai, maître à moi? demanda Sagababa dont les dents claquaient de peur.
PHILÉAS.—C'est évident, nigaud. Dès que j'aurai mon affaire, je ne resterai pas ici où il fait un froid... de loup, c'est le cas de le dire. Tiens, voilà un beau sapin, nous y serons à l'abri de la neige. Arrêtons-nous ici; nous nous y mettrons facilement en embuscade. Attache les chevaux à l'arbre... solidement, donc! il ne faut pas qu'ils nous échappent en entendant tirer; là, c'est bon. Eh! bien! qu'est-ce que tu fais, à présent?
En effet le petit nègre, après avoir obéi à son maître, grimpait lestement sur le sapin au pied duquel se tenait Saindoux. Ce dernier, tout en ne croyant voir qu'un ou deux loups dans cette partie de la forêt qu'il supposait peu visitée par les bêtes fauves, était néanmoins mal à son aise, au fond du coeur. Aussi s'agitait-il pour donner le change à Sagababa et pérorait-il en conséquence.
—Poltron! continua Saindoux, n'as-tu pas honte? aller grimper là-haut comme un lézard! Regarde-moi, imite-moi. Suis-je assez calme! assez brave!! J'attends de pied ferme, moi, je ne reculerais pas pour un... Miséricorde! qu'est-ce que je vois? un troupeau de loups! Comme ils accourent, les bandits... et ces gredins de chevaux, qui hennissent! Voulez-vous vous taire, sales bêtes... Comment les détacher? Les loups arrivent... Aide-moi à grimper, Sagababa, ou je suis perdu!...
Il fut heureux pour Philéas que l'excès de la terreur l'eut rendu agile, au lieu de le paralyser, car il était à peine sur l'arbre lorsque les loups arrivèrent. Ils se jetèrent avec la frénésie de la faim sur les chevaux; malgré les ruades désespérées de ces pauvres bêtes, ils eurent bientôt mis en pièces l'attelage de Philéas. Du haut de son arbre Saindoux, les cheveux dressés sur la tête, les regardait faire tandis que le négrillon, au comble de l'épouvante, poussait des cris aigus et se cramponnait aux jambes de son maître.
—Tais-toi, Sagababa! disait Philéas d'une voix entrecoupée; ça ne sert à rien... de crier... D'ailleurs, les loups vont s'en aller maintenant qu'il n'y a plus rien à manger.
—Et nous? gémit Sagababa en claquant des dents. Philéas bondit.
—Tu crois qu'ils voudraient aussi nous manger? s'écria-t-il. Eh bien, merci! nous serions dans de beaux draps... Et Polyphème qui ne sait pas où nous sommes... Pristi! quelle position... et mon fusil qui est dans le traîneau!... j'aime mieux les lions... Tiens! j'ai une idée... Ta carnassière, Sagababa, vite! bien... Nous allons utiliser mon essai de piqûre empoisonnée; c'est le moment, pour sûr. Ton couteau, à présent; à merveille! Coupe-moi une bonne gaule. C'est cela. Tiens-la afin que j'y attache le couteau. Fais tremper le bout de la lame dans cette petite bouteille... C'est ça. Gredins! vous ne vous doutez pas de ce que je vous prépare...
Tenant à deux mains son arme bizarre, Saindoux attendit le moment où la masse hurlante des loups vint entourer l'arbre sur lequel il se trouvait. Il piqua alors avec adresse le museau d'un des loups; celui-ci chancela et tomba comme une masse... Ses, compagnons se mirent à le dévorer. Pendant quelques minutes, Philéas frappa sans relâche... Peu à peu la bande s'éclaircit. De nombreux vides se firent et le moment arriva où il ne resta plus que quelques loups effrayés qui s'enfuirent en entendant des cris, des appels et des coups de fusil non loin de là.
Sagababa était dans le délire de la joie en voyant les bêtes fauves diminuer de nombre sous les coups meurtriers de l'infatigable Philéas. Il se mit à caracoler sur le sapin, grimpant en tous sens comme une couleuvre, et poussant des hourras sauvages et incessants. Ses clameurs guidèrent les chasseurs dans leurs recherches et ils arrivèrent bientôt dans une clairière où ils virent un spectacle qui les stupéfia...
Au milieu de nombreux cadavres de loups, les uns encore intacts, les autres à demi dévorés, se tenait le gros Saindoux, debout, appuyé sur sa gaule et frisant sa moustache d'un air belliqueux. Sur le sapin, Sagababa se livrait à une voltige effrénée et, dans le lointain, quelques loups disparaissaient en hurlant.
—Ah ça! voyons! s'écria Polyphonie sortant enfin de sa stupeur; est-ce que je rève tout éveillé? C'est vous! c'est bien vous, mon pauvre Philéas? vivant, malgré ces innombrables ennemis? Comment êtes-vous venu à bout de les détruire en telle quantité? Peste! c'est prodigieux...
—Mon cher, répondit Saindoux en mettant les pouces dans les entournures de son gilet, ma recette est simple comme bonjour; allez en Lithuanie, armez-vous d'une lance empoisonnée et pique/ dans le tas. Voilà!
SAGABABA, criant.—Monter dans gros arbre. Être à l'abri de grandes dents et faire manger chevaux sans faire manger négrillon, voilà!
Les rires des chasseurs saluèrent la fin de cette explication faite d'une voix perçante. Elle diminuait singulièrement les mérites guerriers de Philéas. Ce dernier, tout en se mordant les lèvres, ordonna à son petit nègre de venir le rejoindre et l'on procéda à l'enlèvement et au chargement des nombreux cadavres qui jonchaient le sol.
Ce fut en vrai triomphateur que Saindoux revint avec ses amis. Chacun s'empressa de venir admirer les trophées du gros Normand et lui faire raconter ses exploits.
On riait de son idée originale. On regrettait de n'en avoir pas fait autant. Enfin, après un banquet suivi d'un punch général, chacun alla se reposer des émotions de la chasse en félicitant le héros de ce jour. Celui-ci ne voulut pas se coucher avant d'avoir écrit à ses amis de France son nouvel et intéressant exploit.
CHAPITRE XX
LES CHEVEUX DE PHILÉAS
A son réveil, Philéas tressaillit en entendant Sagababa, qui lui apportait son déjeuner, pousser un grand cri et laisser tomber bruyamment le plateau.
—Animal! s'écria-t-il, réveillé en sursaut d'une façon aussi désagréable. Qu'est-ce que tu as?
Pour toute réponse, Sagababa appela Polyphème d'une voix glapissante; ce dernier arriva à moitié habillé, effaré des clameurs du petit nègre.
—Mais qu'est-ce qu'il a, ce polisson? répétait Philéas interloqué. Il est fou, c'est sûr! mettez-le donc à la porte, Tueur. Il est assourdissant, ma parole!
SAGABABA, sanglottant.—Malheureux Sagababa! maître à moi, plein de sang sur tête. Cheveux cramoisis... oh! oh! mordu hier par vilains loups, bien sûr.
—POLYPHÈME, regardant.—C'est, ma foi! vrai, ce qu'il dit là, Philéas. Qu'est-ce que vous avez, mon ami? seriez-vous blessé?
PHILÉAS, ébahi.—Mais je n'ai rien du tout, je n'ai aucun mal, je ne sais pas ce que vous voulez dire...
Et en achevant ces mots, Saindoux effaré se tâtait les cheveux. Il poussa un grand cri à son tour en regardant ses mains... elles étaient pleines de sang!
Les sanglots de Sagababa redoublaient. Polyphème, effrayé, saisit une serviette et il épongea soigneusement la tête de son ami. Philéas consterné le laissa faire et six cuvettes furent tour à tour ensanglantées! six serviettes furent tour à tour imbibées de sang. Le médecin, mandé en toute hâte, déclara que ce phénomène arrivait de loin en loin; il avait été, pour sa part, déjà témoin d'un fait de ce genre...
Saindoux conmença dès lors à passer à l'état de phénomène!
A peine levé, il se vit l'objet de la curiosité générale. Chacun se poussait, se pressait pour voir «la tête de sang du Frantzousse».
Sagababa ne quittait plus son maître d'une semelle. Il le suivait d'un air lugubre, les yeux invariablement attachés sur la chevelure excentrique de Saindoux et poussant de temps à autre des soupirs à fendre des rochers. Polyphème, quoiqu'encore inquiet, était pourtant plus rassuré par les affirmations réitérées du médecin; ce dernier protestait que le cas, tout extraordinaire qu'il fût, n'était nullement dangereux. Cela arrivait à la suite d'une forte émotion et la teinte sanglante de la chevelure devait disparaître peu à peu. Philéas, déjà très ennuyé de son aventure, le fut encore plus par l'arrivée imprévue de son cousin, le docteur Crakmort.
Le docteur allait en Russie pour affaires et s'arrêta soi-disant pour voir son parent, en réalité par «curiosité scientifique». Cette tête rouge le transporta d'admiration et il demanda, séance tenante, une consultation. Le médecin de Philéas accepta poliment la proposition, mais Saindoux fit la grimace, étant déjà fort agacé de sa position.
Polyphème, pressentant quelque chose de drôle, se hâta de venir. Quant à Sagababa, convié de sortir, il se cramponna en hurlant au siège de son maître. On le laissa donc là, afin d'avoir la paix.
Le docteur Crakmort commença par faire un long discours sur les cas curieux que la science aime à constater. L'autre médecin avait beau le rappeler à la question, le bavard Marseillais faisait la sourde oreille; voyant son auditoire sur le point de perdre patience, il s'écria enfin:
—En somme, Messieurs, que devons-nous ressemer ici, aujourd'hui? la constatation d'un fait qui a une valeur scientifique énorme, zigantesque!.. Ce que ze veux dire, maintenant, c'est ceci. Z'adzure, ze conzure, z'implore mon parent que ce phénomène rend illustre à zamais, de ne pas perdre sa tête! (Étonnement général.) Oui, la science, dans ma personne de parent et de médecin, réclame cette étonnante sevelure. Mon cousin la doit à la médecine: elle l'aura...
PHILÉAS, bondissant.—En voilà une toquade! il veut me guillotiner, à présent!...
Polyphème riait comme un bossu. L'autre docteur était abasourdi; Sagababa ouvrait de grands yeux effarés et paraissait ne pouvoir y rien comprendre.
CRAKMORT, d'un ton insinuant.—Ze ne dis pas cela, ser cousin; vous prenez trop violemment la soze. Ze ne réclame que votre sevelure.
POLYPHÈME, d'un air goguenard.—Ah! vous vous contentez de le scalper, alors? c'est gentil!
PHILÉAS, criant.—Mais encore moins, par exemple! Saprelotte! qu'il y vienne donc!...
CRAKMORT, se récriant.—Eh! ser cousin, pour qui me prenez-vous? Ze ne veux rien de ce zenre; mais seulement (reprenant son ton insinuant) de me faire une donation en bonne forme de votre tête, afin qu'après votre mort ze puisse analyser scientifiquement...
Ici Sagababa, dont les regards devenaient féroces, intervint inopinément dans la discussion. Il se précipita avec furie sur Crakmort, se jetant sur sa figure qu'il égratigna de belle sorte; arraché de là par les jeunes gens, il se cramponna aux mollets du Marseillais et les mordit de telle façon que le docteur, déjà ahuri de l'attaque, abandonna la partie et s'enfuit, laissant les deux amis, moitié riant moitié grondant, empêcher Sagababa de se lancer à sa poursuite.
Le second médecin haussait les épaules et traitait crûment le Marseillais de véritable fou.
Ainsi se termina la consultation.
Philéas, pour éviter toute moquerie, se fit raser la tête. Ce ne fut pas sans peine. Le barbier frémissait, tout en préparant ses rasoirs, et ne procédait à cette besogne qu'en tremblant. Il ne fallut rien moins que l'ordre du médecin pour le décider à manier cette crinière sanguinolente.
A la grande joie de Philéas, cette importune chevelure tomba enfin, sous la main agile du barbier.
Sagababa gambada avec frénésie, lorsque son maître mit solennellement un bonnet de coton destiné à le préserver du froid: le barbier dit en se retirant quelques mots qui intriguèrent Polyphème.
—Qu'est-ce qu'il a donc à se réjouir de gagner une bonne somme? demanda-t-il à Philéas.
—Est-ce que je sais! répondit Saindoux non moins étonné. Je lui ai donné ce que le médecin m'a dit de lui remettre. Ce n'est pas une grosse affaire, pourtant!
On eut le soir la clef de ce mystère. Pendant le dîner, Sagababa remit à son maître une lettre que Saindoux ouvrit avec indifférence. A peine en eut-il lu les premiers mots qu'il sauta sur sa chaise, poussa un cri sauvage et regarda tout le monde d'un air égaré.
—Qu'y a-t-il, mon cher? s'écria Polyphème avec inquiétude.
—Tenez, lisez cela, dit Philéas d'un air lugubre, et dites-moi si ce qui m'arrive n'est pas épouvantable? Être condamné à savoir ma chevelure dans un musée de gredins, quelle destinée!
Sans rien comprendre à ces lamentations, Polyphème ouvrit la lettre et lut ce qui suit:
«Touzours ser cousin,
«Votre essélente idée de vous faire raser la tête m'a donné gain de cause. L'estimable barbier vient de m'apporter, sur ma demande formelle et sur ma promesse d'une risse récompense, les magnifiques seveux que vous auriez pu me fournir gratis (sans reproce), mais enfin ze les ai et ze vais les préparer scientifiquement afin de faire zouir de cette vue remarquable et instructive le zenre humain tout entier. Pour commencer, ze vais les exhiber sez Mme Tussaud, au musée de curiosité de Londres. Quoiqu'elle montre surtout les figures de cire des malfaiteurs célèbres, ce sera néanmoins une bonne occasion, pour cette bonne dame, de gagner de l'arzent, et pour moi ze ferai ainsi connaître scientifiquement ce cas admirable; mais comme il n'est pas zuste de vous voler votre gloire, cette belle sevelure sera ornée de l'inscription suivante:
«Seveux de l'illustre Philéas Saindoux,
Trop effrayé d'avoir vu un loup.»
A revoir, ser cousin; quand vos seveux repousseront,
envoyez-m'en encore, ze vous prie.
Votre cousin dévoué.
«Docteur Crakmort.
«P. S. Z'ai payé vos seveux vingt francs; c'est une somme, mais ze ne la regrette pas, ze me rattraperai sez Mme Tussaud.»
—Peste! c'est contrariant, observa Polyphème en finissant la lettre. Mais il n'y a rien à faire.
—Contrariant, gronda Philéas, les dents serrées; dites épouvantable, infâme, hideux! Rien à faire? oh! si... A moi, Sagababa! viens, mon garçon; allons nous informer chez cet atroce barbier où se trouve le docteur. Je vais aller lui arracher ma chevelure... en l'indemnisant de son argent, bien entendu.
—Tiens! c'est une bonne idée que vous avez là, dit Polyphème en se levant en sursaut. J'en suis, moi!
—Moi aussi! moi aussi! s'écrièrent quelques jeunes Polonais des environs qui avaient fait connaissance avec les deux amis et qui déjeunaient avec eux ce jour-là.
Sagababa, sans rien attendre, s'était précipité à la recherche du barbier. Il revint bientôt, la tête basse, retrouver les jeunes gens qui discutaient encore sur les moyens à prendre.
—Maître à moi, dit-il d'une voix dolente, voleur de cheveux être parti.
—Quoi? comment? ce n'est pas possible! s'écria Philéas en pâlissant.
Le négrillon hocha la tête d'un air attristé.
—Ah! le gredin! soupira Saindoux avec accablement.
Et il se laissa tomber sur une chaise... pour se relever bientôt avec impétuosité.
Polyphème crut à une attaque de folie et lui saisit le bras, mais l'explication de Philéas le détrompa vite.
—J'ai mon affaire! s'écria ce dernier en éclatant de rire. En chasse, mes amis! allons à l'affût du docteur. Les routes sont mauvaises; je sais où il va; par la traverse nous le rejoindrons facilement et je r'aurai mes cheveux ou je mourrai à la peine! Hein? ça y est-il?
Un hourra général accueillit sa demande.
—Et quelles armes prendrons-nous, mon général? demanda Polyphème, très amusé de l'idée de Philéas.
—Des lassos et quelque chose dont je me chargerai spécialement, répondit Saindoux avec majesté.
On prépara à la hâte les traîneaux; on prit quelques provisions, chacun s'enveloppa chaudement et bientôt l'expédition partit au grand galop de chevaux vigoureux.
On alla se reposer dans un petit village à quelque distance de l'endroit où voulait se poster Philéas, puis on repartit avec une ardeur nouvelle et on arriva enfin dans une grande plaine au milieu de laquelle passait le chemin que devait suivre le docteur. Un bouquet de bois qui longeait la route permit aux chasseurs de se cacher sûrement; ils s'installèrent dans ce campement, tandis que Sagababa, dont la vue perçante était connue de tous, se chargeait de faire sentinelle. Une vieille hutte délabrée fut arrangée en un clin d'oeil de façon à devenir un abri suffisant On y fit même du feu, quoiqu'avec précaution, pour ne pas exciter les soupçons de Crakmort. Mais Philéas ayant spécialement demandé de faire et de maintenir ce feu, on accéda à son désir.
Le soleil allait se coucher et jetait quelques pâles rayons sur la plaine neigeuse, lorsqu'un traîneau apparut au loin dans la route. Sagababa en avertit les conspirateurs; chacun se posta, l'oeil au guet, le sourire sur les lèvres et très intrigué de ce que voulait faire Saindoux pour se venger.
CHAPITRE XXI
CHASSE AU... DOCTEUR!
Le docteur, n'ayant pas la conscience tranquille, se sentait fort mal à l'aise. Il était naturellement méfiant; son escapade à l'occasion de la chevelure rouge le rendait d'autant plus agité. L'oeil au guet, l'oreille tendue, il étonnait son domestique, flegmatique Auvergnat s'il en fût, qui supportait imperturbablement les excentricités continuelles de son maître. Le conducteur du traîneau enrageait, lui. Jamais il n'avait vu de voyageur si capricieux. Tantôt il fallait aller comme le vent, le docteur ayant le pressentiment qu'il était poursuivi; tantôt il lui fallait s'arrêter et écouter. Parfois même, Crakmort avait exigé qu'on se cachât dans des ravins, pour laisser passer d'autres traîneaux qui lui paraissaient suspects.
Au fur et à mesure que l'heure s'avançait, le Marseillais se rassurait un peu, cependant; il commença même à se parler à demi-voix en gesticulant violemment, ce qui lui était habituel; particularité qui fit ouvrir de grands yeux au conducteur, peu accoutumé à ces manières bizarres.
—Ze respire! disait-il. Z'étais sot de me croire poursuivi. Il est évident que mon cousin a bien pris la soze. Pourquoi aussi ne m'a-t-il pas donné ces malheureux seveux? Aller gaspiller cela dans les mains ignorantes d'un vil barbier, au lieu de les déposer dans les mains scientifiques de son parent, de son ami.... Son ami! Ze ne dois plus l'être à présent! Z'ai eu tort de lui parler de Mme Tussaud et de l'inscription destinée à sa sevelure. Ça a dû le fâsser. La plaisanterie (car c'était une plaisanterie) était trop forte!... mais... ze voulais le faire enrazer, le punir de sa mauvaise volonté. Ze voudrais savoir quelle figure il fait à l'heure qu'il est....
Narcisse, le domestique auvergnat, avait écouté paisiblement son maître, tout en se servant d'une longue-vue dont le docteur était toujours muni. A la fin de ce soliloque, il dit d'un ton tranquille, sans quitter de l'oeil l'objet qu'il fixait:
—Monchieur Chaindoux a la mine d'un homme joliment en colère, allez!
—Hein! s'écria le docteur en bondissant; où vois-tu ça, toi?
—Là bas, dans che petit bois, répliqua paisiblement Narcisse. Il vient de che pochter près de chon nègre, Chagababa, comme on l'appelle. Ch'est-il un nom chrétien, cha, Monchieur?
Mais le docteur effaré ne songeait pas à lui répondre. Il avait regardé à son tour et il apercevait distinctement la tête de Sagababa. C'en fut assez pour tout deviner... Il se vit déjà pris, traqué, traité Dieu sait comment! par Philéas exaspéré. Il se souvenait de la colère de Saindoux à Marseille, colère dont le docteur frémissait encore. Dans son effroi, il se jeta sur le conducteur qui ne se doutait de rien, et le renversa presque, à force de tirer sur lui.
—Arrête, malheureux! cria-t-il; pas un pas de plus... Il y a une embuscade là-bas, préparée contre moi! Rebroussons semin sur-le-samp... Allons par la traverse, par des ravins, par tout, excepté par là...
Le conducteur se dégagea avec colère.
—Mais il est fou, fou à lier, votre maître, s'écria-t-il en s'adressant à Narcisse. Je m'en étais déjà douté. Il faut le faire soigner à la ville voisine. Aidez-moi à le maintenir jusque là....
Et il fouetta ses chevaux qui partirent ventre à terre.
Le docteur s'arrachait les cheveux!
—Mon ami, mon ser ami, gémit-il en se jetant à genoux devant le conducteur; quand ze vous dis qu'il y a dans ce bois, là-bas, des ennemis qui veulent me prendre! Ze les ai vus! Ze cours les plus grands danzers!...
Le conducteur ouvrit des yeux énormes et mit ses chevaux au pas. Crakmort commença à respirer... Il lui expliqua rapidement quel était son plan. Il voulait abandonner le traîneau et faire monter chacun sur un cheval pour fuir facilement par la traverse. Mais quand il dit que c'était pour des cheveux qu'il avait emportés, le conducteur retomba dans son incrédulité et ne voulut rien écouter de plus.
Il remettait ses chevaux au galop lorsque le Marseillais lui glissa de l'or dans la main. Cette manière de le persuader le rendit docile et charmant. Tout en continuant à prendre le docteur pour un fou, il se prêta complaisamment à ses idées... à ses bizarreries, pensait-il.
Les allures singulières du traîneau avaient inspiré de la défiance aux conspirateurs. Ceux-ci firent monter trois des leurs à cheval et les envoyèrent se poster aux endroits par où il était possible de passer. Ils constatèrent bientôt l'excellent effet de cette manoeuvre. De grands cris retentirent et l'on vit réapparaître sur la route trois cavaliers, poursuivis par trois autres cavaliers, le tout allant à fond de train. Le cheval du docteur s'était emporté; son domestique le suivait aveuglément et le conducteur les accompagnait en se demandant comment tout cela allait se terminer....
Dans cette course folle, Crakmort perdit tour à tour chapeau, pelisse et lunettes. Cramponné à la selle, il se croyait absolument perdu!
Arrivé près du petit bois, un lasso habilement lancé fit rouler son cheval sur la route et, avant qu'il ait pu se rendre compte de ce qui se passait, le Marseillais se voyait relevé, saisi, entraîné dans la hutte et attaché sur un tronc d'arbre.
Le docteur tressaillit en voyant en face de lui son cousin, son terrible cousin! Debout, les bras croisés, les sourcils froncés, son bonnet de coton enfoncé crânement sur le front, Saindoux paraissait, aux yeux terrifiés du docteur, l'image de la vengeance.
Polyphème se tenait près de lui d'un air sinistre, avec un revolver dans chaque main et un poignard entre les dents. Les autres jeunes gens l'avaient scrupuleusement imité.
—Mon ser cousin... balbutia le coupable, d'une voix tremblante.
—Il n'y a pas de cher cousin ici, répondit Philéas de sa voix la plus creuse. Il y a un ennemi mortellement offensé qui veut r'avoir son bien, menacé d'une exhibition scandaleuse et d'une inscription plus scandaleuse encore!
Le docteur maudissait son idée.
—Très ser cousin, c'était une plaisanterie, gémit-il en joignant les mains. Ze n'ai zamais voulu faire sérieusement cela. Ze voulais seulement faire voir scientifiquement...
Un cri d'indignation de Philéas le fit s'arrêter court en palissant.
—Et vous osez plaisanter ainsi, Monsieur? déclama Saindoux (qui était, au fond, ravi de cette scène et du rôle qu'il y jouait), plaisanter avec... moi! J'ai tué des loups, Monsieur! j'ai tué des lions, Monsieur! un docteur ne me ferait pas peur, Monsieur...
Et en disant ces mots, il tira un rasoir de sa poche, le brandit et s'approcha de Crakmort. Le docteur, au comble de la terreur, poussa des cris désespérés.
—On m'assassine, hurlait-il! à moi, à l'aide, au secours! au feu!...
Philéas saisit à pleines mains l'épaisse chevelure du docteur et lui cria:
—Tais-toi, malheureux! Oeil pour oeil, dent pour dent... j'ajoute: cheveux pour cheveux. Tu m'as pris ma chevelure. Je vais prendre la tienne, mettre vingt francs dans ta poche, te donner gracieusement un bonnet de coton, un coup de pied quelque part... et nous serons quittes. Pourtant, je te ferais grâce si tu me rendais mes cheveux; le veux-tu?
—Non, hurla Crakmort, tout plutôt que de m'en séparer!..
—N'y a pas begeoin de tant crier pour une mauvaige tignache, dit alors la voix tranquille de Narcisse qui était entré sans qu'on s'en aperçût. Vlà vot' perruque, Monchieur Chaindoux! et v'là l'cas que nouj en faigeons.
Et ce disant, l'Auvergnat jeta dans le feu les cheveux rouges de Saindoux, trésor que le docteur lui avait imprudemment confié.
Un cri de joie et une exclamation désolée accueillirent ce coup de théâtre. Philéas se réjouissait; le docteur se lamentait tout haut.
—Abominable Narcisse! disait-il, il fallait garder à tout prix ce trésor scientifique. Ze t'avais investi de ma confiance et tu vas anéantir cet admirable essantillon des bizarreries de la nature...
—Puisqu'il en est ainsi, déclara majestueusement Philéas, je vous lâche et je vous restitue ma parenté, cousin. Plus vingt francs que je vous dois et que je donne à Narcisse.
Celui-ci se confondit en remerciements. On alla chercher les effets épars du triste docteur. On causa, on s'expliqua. Philéas, rasséréné, promit au docteur une mèche de ses cheveux, dès qu'ils repousseraient (s'ils avaient encore une teinte scientifique), à la condition expresse que lesdits cheveux ne seraient jamais montrés en public et ne sortiraient pas de la collection particulière de Crakmort. On campa joyeusement pendant quelques heures, mangeant, buvant et riant. On se dédommageait amplement de la contrainte passée. Le docteur, rassuré, se montra des plus aimables et des plus gais. Sagababa et Narcisse fraternisèrent et l'on se sépara en se disant cordialement au revoir. Crakmort poursuivit paisiblement son voyage et les jeunes gens revinrent à l'auberge, où ils devaient se reposer un peu avant de repartir. Leur intention était de s'enfoncer dans le coeur de la Russie, afin d'y chercher des chasses glorieuses, des aventures amusantes et d'y admirer les nombreuses merveilles que renferme ce grand pays, trop peu connu et trop peu visité.
CHAPITRE XXII
LES CHENILLES
Ce fut le midi de la Russie que voulurent d'abord parcourir nos deux amis. Ils visitèrent villes et villages et allèrent jusqu'en Crimée, où ils admirèrent la superbe végétation et la délicieuse température dont on y jouit.
Ils passèrent ainsi l'hiver tout entier, puis le printemps. Ils ne se lassaient pas d'étudier moeurs et habitants, de regarder, d'interroger et de profiter.
La chaleur les surprit et les obligea de séjourner quelque temps dans le gouvernement de Saratoff. Philéas commença alors à se désoler et grognait tout haut. La cause de ce mécontentement provenait d'un vrai fléau, qui s'était abattu sur cette partie du pays. Une invasion de chenilles changeait la campagne en lui donnant, cette année-là, un aspect morne et désolé. Pas de verdure, pas de fleurs, pas de feuilles! Les arbres ressemblaient à des spectres décharnés, à des images personnifiées de l'hiver. Les sapins seuls bravaient les bêtes malfaisantes et offraient un abri aux touristes lorsqu'ils s'aventuraient, à faire quelques promenades.
Un matin, Saindoux entra tout joyeux chez son ami qui était en train de s'habiller.
—J'ai trouvé un agréable emploi de ma journée, Tueur, dit-il d'un air rayonnant, et je vous invite à partager avec moi un délicieux bain froid.
—Où donc allez-vous pour cela? demanda Polyphème avec indifférence.
PHILÉAS.—Dans une rivière, non loin d'ici. C'est charmant, paraît-il. Sagababa m'accompagne. J'ai loué une barque et je m'y promènerai quand je serai las de nager et de me baigner. Ce sera délicieux! Allons, venez-vous?
POLYPHÈME.—Volontiers, mais sans prendre de bain comme vous, j'ai mes raisons pour cela. Je n'en aurai pas moins grand plaisir à vous voir patauger, mon très cher.
PHILÉAS, vexé.—Dites nager, mon illustre ami.
POLYPHÈME, riant.—Non, non! je dis patauger et je le répète; je tiens à mon mot, vous me donnerez raison vous-même ce soir. Mais partons; profitons du moment où la chaleur n'est pas accablante.
Philéas appela le négrillon, se munit d'un vêtement de bain et les voyageurs se dirigèrent vers l'endroit où devait se baigner le gros Saindoux.
C'était un frais et joli enfoncement. Les chenilles semblaient avoir épargné les arbres qui bordaient la rive et il y faisait obscur et frais. Tout ébloui du passage de la lumière à une demi-obscurité, pressé par Polyphème qui semblait avoir une hâte singulière de voir son ami dans l'eau, Philéas plongea sans réflexion. Il reparut promptement et se cramponna au bateau en poussant des cris rauques, des exclamations entrecoupées...
Il était couvert de chenilles de la tête aux pieds! Ces bêtes malfaisantes s'étaient logées en masse sur les arbres. Le vent les avait fait tomber et elles surnageaient, couvrant la rivière d'une croûte épaisse, masse odieuse qui s'attachait à Philéas crispé et saisi d'horreur...
Sur la rive, Polyphème riait à se tordre; il avait prévu ce qui arrivait. Le dévoûment maladroit de Sagababa qui avait sauté dans le bateau et qui écrasait les chenilles sur le corps de son maître contribuait à augmenter son hilarité.
Philéas était hors de lui! Il aurait voulu pouvoir à la fois gourmander Polyphème, faire lâcher prise à Sagababa, se nettoyer, se r'habiller et fuir cet odieux endroit!
... Ses paroles se ressentaient du désordre de ses idées.
—Bien! donnez-vous-en à votre aise, Tueur! disait-il d'une voix concentrée. Riez tout votre content16, je suis beau, allez! c'est du propre!... Ne me touche plus, toi! tu m'arranges là un joli emplâtre. Ah! les horreurs de bêtes! est-ce assez ignoble... pouah! j'en ai dans les oreilles et sur le front... Aïe! je sens qu'il m'en court dans les cheveux... Allez à la rive, batelier, à la rive! il ne comprend pas, l'imbécile, et il rit, par-dessus le marché! c'est à en devenir fou!...
Il se prit les cheveux à poignées, y écrasa une vingtaine de chenilles, retira avec horreur ses mains gluantes et sauta dans la rivière. Il nagea entre deux eaux, aborda, passa fiévreusement devant Polyphème qui éclatait de plus belle et commença une course effrénée vers son auberge, suivi de Sagababa.
La vue de cet être ruisselant, tout couvert de chenilles, pétrifia la population. L'aubergiste ne reconnut pas Philéas et lui barra le chemin. Celui-ci s'indigna, lança une poignée de chenilles au nez de l'hôte qui se recula en criant... Saindoux, profitant de ce mouvement de retraite, s'élança dans sa chambre et s'y enferma à double tour.
Persuadé qu'il avait affaire à un malfaiteur, l'hôte appela à grands cris et commençait à ameuter la population lorsque Polyphème, arrivant à son tour, apaisa le désordre. Il expliqua à l'hôte ce qui venait de se passer. L'aubergiste se tranquillisa et, sur la demande de Polyphème, alla préparer un dîner particulièrement bon dont il donna un menu appétissant.
Le jeune artiste connaissait à fond le caractère de son compagnon, aussi ne parut-il faire aucune attention lorsque la porte s'ouvrit et que Philéas entra dans la salle à manger, sombre, les traits contractés et gardant un silence farouche. Polyphème continua un croquis en disant négligemment:
—Ah! c'est vous enfin, mon bon? tant mieux! j'ai un appétit féroce. Aussi ai-je veillé au menu, qui vous plaira, j'espère. Tenez, le voilà. Donnez-moi votre avis là-dessus; vous êtes connaisseur et je ne me consolerais pas d'être désapprouvé par vous.
Les traits de Philéas commencèrent à s'éclaircir; il prit le menu et lut en silence, mais bientôt une exclamation lui échappa.
—Tout cela est bien choisi; ce sera délicieux, Tueur; j'en serais enchanté, si...
POLYPHÈME.—Si quoi? parlez, voyons; vous avez quelque chose sur le coeur.
PHILÉAS, reprenant son air soucieux.—Eh bien, si vous ne vous étiez pas moqué de moi ce matin. Je ne peux pas digérer ça, Tueur! non, je ne le peux pas.
POLYPHÈME.—Vous vous choquez de mes rires, mon cher? quelle idée! vous auriez dû faire chorus, au contraire.
PHILÉAS, vexé.—Voilà qui est bon, par exemple!
POLYPHÈME, naïvement.—Mais certainement. Ce Sagababa était tellement drôle...
PHILÉAS, se déridant.—Ah! c'est de Sagababa dont... au fait! il m'a semblé cocasse, ce petit.
POLYPHÈME, renchérissant.—Dites donc renversant, mon bon; il avait une mine effarée qui était impayable! Vous n'avez donc pas remarqué la chenille qui se balançait au bout de son nez? Ça l'a fait éternuer! Ah! ah! ah!
PHILÉAS, riant aussi.—Hi! hi! hi! je m'en suis bien aperçu!
POLYPHÈME.—Oh! cela ne m'étonne pas; rien ne vous échappe!
PHILÉAS, flatté.—Oui, j'observe assez bien, en général.
La paix étant faite, les jeunes gens dînèrent gaîment et organisèrent le départ.
Ils allèrent donc gagner le chemin de fer, qui était à quelques lieues et ils y montèrent joyeusement, débarrassés, à ce que croyait Saindoux, de ces hideuses chenilles dont il ne pouvait se rappeler sans un frisson.
Mais sa joie ne fut pas de longue durée. Au bout d'un quart d'heure de marche, le train se ralentit, puis s'arrêta tout à coup...
Les voyageurs se regardèrent, étonnés.
—Qu'est-ce qui nous arrive? demanda Polyphème.
—Nous sommes probablement à la station, observa Philéas. Quelle drôle de station! ajouta-t-il; on ne voit pas de gare...
—Ce n'est pas cela, Messieurs, dit poliment un jeune Russe qui se trouvait dans le même compartiment que les Français. Il y a un arrêt forcé, car j'entends les employés s'exclamer comme s'il était arrivé quelque chose d'étrange. Je vais m'informer.
Le jeune homme se pencha, fit quelques questions et reçut une réponse qui lui fit ouvrir de grands yeux; il se retourna alors vers ses compagnons intrigués et leur dit:
—Messieurs, notre train est arrêté par les chenilles.
—Par?... demanda Polyphème abasourdi.
—Par les chenilles, Monsieur; elles entravent notre marche.
—Oh! les infâmes bêtes! s'écria Philéas, sortant de la stupéfaction où l'avaient plongé les paroles du Russe. Et comment s'y sont-elles prises pour cela, Monsieur, sans vous commander?
—Nous avons affaire à une véritable légion, Monsieur, répliqua le jeune homme en souriant. Les chenilles se sont accumulées de telle façon sur la voie et sur les rails que les roues de la locomotive, puis celles de nos wagons en sont pleines. Devenues gluantes, elles glissent sans pouvoir avancer17; regardez plutôt. Il est facile de vous en rendre compte.
En effet, les voyageurs, pour charmer les loisirs d'une attente forcée, descendaient de wagon et allaient voir par eux-mêmes ce qu'il en était. Nos deux amis en firent autant et constatèrent l'effet bizarre produit par une masse innombrable de chenilles; il y en avait une épaisseur énorme!
Les secours arrivèrent bientôt; on nettoya les roues; on déblaya la voie avec des pelles et le train se remit en marche, lentement d'abord, puis avec sa vitesse accoutumée. Les jeunes gens ne s'arrêtèrent qu'à Moscou. Ils y séjournèrent quelque temps, afin de voir longuement cette ville célèbre qui eut l'honneur d'arrêter la marche de Napoléon et dont l'incendie sauva la Russie entière.
CHAPITRE XXIII
EFFETS DE GELÉE
Philéas jubilait! il avait peu à peu, à force de persévérance, appris quelques mots russes qu'il prodiguait à tort et à travers en les estropiant, ce qui amusait énormément Polyphème, car tantôt les Russes riaient franchement au nez de Saindoux, tantôt ils feignaient malicieusement de le comprendre; ils entamaient alors avec Philéas de longues conversations qui semblaient les intéresser beaucoup. Cela ravissait Saindoux, qui se rengorgeait et recevait majestueusement les éloges de Polyphème, sur son admirable facilité de se tirer d'affaire et de montrer un don rare pour les langues. Il arriva bientôt que Philéas prit l'habitude de mêler à tout propos dans sa conversation quelques mots de la langue qu'il avait soi-disant apprise, et ce charme nouveau ne fut pas perdu pour le malin Polyphème.
—Cher Tueur, quel sont nos projets? demanda Philéas, un mois après leur arrivée à Moscou.
—Quels projets, mon bon? dit Polyphème paresseusement étendu sur un canapé.
—Eh bien! nos projets de voyage, donc! Voilà l'été qui s'avance. Allons-nous partir tout de suite pour Pétersbourg et, de là, filer en Sibérie; puis redescendre en Asie, faire une pointe en Océanie et finir par l'Amérique? Et puis vidons18...
—Comme vous y allez! observa Polyphème en bâillant. Certes oui, nous allons nous lancer prochainement dans ces directions; mais je ne suis d'avis de partir qu'après avoir fait quelques chasses à l'ours et après nous être encore aguerris contre le froid.
—Vous avez besoin d'être aguerri, vous? demanda Philéas d'un ton dédaigneux.
—Certes oui, répondit Polyphème; êtes-vous donc plus avancé que moi?
Un sourire sardonique répondit pour Saindoux.
—Ne vous y fiez pas, mon très cher, reprit Polyphème; savez-vous que nous étions seulement dans le midi de la Russie, l'hiver dernier? Vous ne pouvez vous faire une idée de la température de Pétersbourg et du nord de ce pays, dans la mauvaise saison.
—Aié hi19, mon ami, tout cela c'est une affaire de bottes et de manteaux, répliqua Philéas d'un air capable; mais enfin nous ferons comme vous l'entendrez. Notre vie actuelle me plaît beaucoup: je m'instruis, je me perfectionne même dans la langue russe et je ne tiens pas à brusquer notre départ.
Le temps s'écoulait agréablement pour les deux amis, en effet. Courses, excursions de toutes espèces, tout leur faisait trouver charmante leur vie actuelle.
Lorsque l'automne arriva, Philéas comprit ce qu'avait voulu dire Polyphème. Mais, trop vaniteux et trop entêté pour suivre les conseils de son ami, craignant en outre le ridicule s'il ne se mettait pas à la dernière mode, il ne voulut pas, pendant les premiers froids, sortir vêtu comme l'était Polyphème. Il préféra rester chez lui; mais l'ennui le prit au bout de huit jours de réclusion... Polyphème se moquait de Saindoux, demandant s'il tournait à la marmotte et lui conseillant de vivre de sa graisse, comme les ours.
Philéas se rebiffa!
—C'est du propre, ce qu'ils font! s'écria-t-il; se lécher les pattes et se nourrir de ça... Tenez, je vais faire un petit tour, décidément. Tac20, pour vous faire plaisir, je mettrai mon cache-nez et des gants fourrés, mais voilà tout, par exemple.
POLYPHÈME, secouant la tête.—Vous ne tarderez pas à vous repentir de votre imprudence, mon ami. Je parle sérieusement, la chose en vaut la peine; mais enfin, je vous accompagne, et je veille sur vous.
PHILÉAS, d'un air capable.—Allez! allez! je suis plus robuste que vous ne le pensez, Tueur!
Les jeunes gens sortirent, suivis de Sagababa; ce dernier, emmitouflé de la tête aux pieds, trébuchait sans cesse; il s'accrochait tantôt à Philéas, tantôt à Polyphème et finit par accaparer l'attention des deux amis qui tournaient sans cesse la tête de son côté, pour voir s'il était encore debout.
Tout à coup, un passant se précipita sur Philéas et se mit à lui frotter vigoureusement les oreilles avec de la neige.
—Ah çà! qu'est-ce qui vous prend donc, Monsieur? demanda Saindoux en se débattant. Voulez-vous bien finir cette mauvaise plaisanterie?...
... Mais le monsieur continuait toujours sa besogne avec ardeur, tout en disant quelques mots en russe.
—A moi! Tueur, criait Philéas en se débattant de plus belle; délivrez-moi, de ce crampon qui me farcit les oreilles avec de la neige. Vous m'en rendrez raison, Monsieur; me lâcherez-vous; à la fin?
Un café était près de là. Polyphème y poussa son ami, y entraîna le passant; Sagababa, ne pouvant plus marcher, les suivit à quatre pattes et l'on s'expliqua à loisir.
Les oreilles de Philéas étaient en train de geler! Un passant charitable, voyant cela, avait rendu à Saindoux le service, très usité en Russie, de le guérir séance tenante, grâce à des frictions de neige sur les membres en danger.
Philéas, rasséréné, se fit longuement expliquer la nécessité d'agir avec promptitude et énergie. Il comprit alors qu'il y avait une vraie imprudence de sa part à ne pas se couvrir comme on doit le faire en pareille saison, avec un rude climat. Il remercia chaleureusement le «Sauveur de ses oreilles», comme il se plut à l'appeler, puis il entra promptement dans un magasin, s'y munit d'une pelisse, d'une casquette et de grandes bottes, le tout des mieux fourrés, et revint chez lui arec Polyphème. Ils avaient mis Sagababa entre eux deux, le petit nègre ayant eu la malencontreuse idée de mettre des bottes deux fois trop grandes et un manteau beaucoup trop long.
Au moment de rentrer, Philéas lâcha tout à coup Sagababa, se jeta sur une dame qui passait et lui frotta les joues à tour de bras avec de la neige...
—Ne bougez pas, ne bougez pas, c'est trista!21 lui criait-il en même temps.
—Qu'est-ce que vous faites, mal appris! glapissait la dame en français, êtes-vous ivre?
Philéas lâcha prise tout à coup et regarda la poignée de neige qu'il tenait... Son visage exprimait une stupéfaction profonde!
—Ah! mon Dieu, elle est rouge! dit-il enfin, tandis que Polyphème, poussant Sagababa dans la maison, revenait vers son ami et ne pouvait s'empêcher de rire de sa stupeur et de la ligure de la dame.
Elle était étrange, en effet! la pauvre femme avait la déplorable habitude de se peindre le visage; elle se mettait du rouge sur les lèvres, du noir sur les cils et sur les sourcils, du blanc partout. Cette dernière teinte avait trompé Philéas, tout imbu de l'idée de sauver ceux qui lui tomberaient sous la main, comme il venait de l'être lui-même.
Saindoux avait donc fort malencontreusement frotté la figure de la dame et avait causé par là le plus affreux gâchis qu'on puisse voir. Il y avait des raies rouges, des taches noires et un bariolage blanc sur cette malheureuse figure, rendue plus grotesque encore par les grimaces de colère qui la contractaient.
En voyant ce désastre, Philéas perdit la tête et se précipita chez lui; Polyphème voulait le suivre lorsque la dame lui prit le bras et commença à l'injurier. Le jeune homme s'impatienta promptement et, saisissant Sagababa qui était revenu, poussé par; la curiosité, voir ce qui se passait, il le jeta entre lui et la dame et, se dégageant par cette brusque intervention, il suivit lestement Philéas.
Le petit nègre ouvrait la bouche pour appeler son maître lorsque la dame, de plus en plus exaspérée, lui donna deux soufflets et empoigna ses cheveux crépus. Elle vociférait en déclamant contre les polissons dont elle tirerait vengeance, mais elle avait affaire à forte partie. Sagababa lui enfonça son chapeau sur la tête, lui entortilla la figure dans le cache-nez de Philéas tombé sur le champ de bataille, et avant que la dame ait pu se dégager, il avait rejoint son maître et Polyphème.
CHAPITRE XXIV
LE CHAPEAU CHINOIS
Cette aventure, tout en faisant rire nos deux amis, dégoûta Philéas de la ville; il n'eut pas de repos qu'il n'eut obtenu de Polyphème un changement de résidence. Ils allèrent donc se fixer dans une petite habitation qu'ils louèrent près d'une forêt immense.
Cet endroit convenait à leurs goûts aventureux, et ils avaient l'intention de parcourir souvent ces grands bois, le propriétaire leur ayant gracieusement accordé l'autorisation d'y chasser tant qu'ils le voudraient.
Les premiers jours se passèrent à n'installer. Polyphème y apportait une habileté particulière, aussi ne fit-il guère attention au départ de Philéas qui s'esquiva un beau matin, seul, en traîneau, dans le but de reconnaître un peu l'endroit où devait se trouver le gibier.
Saindoux était tout joyeux de son escapade. Il allait bon train, faisant galoper son cheval, lorsque l'animal butta tout à coup et s'abattit en brisant ses traits. Philéas, contrarié, sauta à bas du traîneau pour rattacher le harnais, lorsque le cheval ne releva d'un bond et se mit à fuir en hennissant, du côté de la maison.
Saindoux fut fort embarrassé; il commençait même à avoir peur... Sa crainte se changea en épouvante lorsqu'il vit sortir du bois et venir à lui un ours brun de grande taille!
Perdant la tête, le pauvre garçon se jeta dans le traîneau et y fouilla avec désespoir pour, saisir une arme... mais, ô désolation!... il avait oublié son fusil...
Il n'y trouva qu'un instrument bizarre; c'était une espèce de chapeau chinois en cuivre, avec force sonnettes. Sagababa, amateur de tout ce qui était bruyant, avait acheté cet instrument à Moscou et l'avait oublié là. En désespoir de cause, Philéas s'en saisit. Quand l'ours approcha, il fit en le brandissant un tel vacarme, que l'animal se recula tout effrayé! Il s'empêtra même de telle sorte dans les traits brisés qu'il lui fut impossible de s'en dégager malgré tous ses efforts...
—Ah! ah! dit alors Philéas, retrouvant sa voix; tu n'aimes pas la musique, bât ou ça22; elle me plaît, à moi, et je vais la continuer pour te faire marcher!
Saindoux avait repris courage, en voyant l'ours devenu captif; il sauta dans le traîneau et fît de nouveau résonner aux oreilles de l'ours son terrible instrument.
Le vacarme fit partir au grand trot l'animal effaré; il allait dans la direction de la demeure de Philéas, à la grande joie de ce dernier. Saindoux le maintint habilement dans le bon chemin, grâce à quelques explosions de chapeau chinois. Il vit bientôt de loin Polyphème, armé d'un fusil, qui venait à sa recherche.
Sauter à terre et laisser à son compagnon le loisir d'abattre l'ours fut pour Philéas l'affaire d'un instant. Il remit à Sagababa, accouru au bruit, son précieux chapeau chinois, en le félicitant d'avoir eu l'idée de faire cette acquisition, puis il rendit compte à son ami émerveillé de la façon brillante dont il s'était tiré d'affaire.
On mit le corps de l'ours dans le traîneau et on l'emmena à la maison où on le dépouilla de son épaisse fourrure. Philéas se fit un plaisir de l'envoyer à M. de Marsy avec une lettre où il lui racontait à sa façon son nouvel exploit.
Quelque temps après cette chasse bizarre, Polyphème entra un matin chez Philéas encore endormi. Celui-ci se frotta les yeux et se détira en bâillant.
POLYPHÈME.—N'est-ce pas aujourd'hui le grand jour, mon cher? Je suis impatient de savoir où en sont vos cheveux. Vous avez retardé jusqu'à ce matin le moment de regarder de quelle nuance ils sont; j'ai hâte de jouir de ce spectacle.
PHILÉAS.—C'est bien aimable à vous d'y avoir pensé, mon ami. C'est vrai, j'ai courageusement gardé mon bonnet de soie noire jusqu'à présent. Je suis aussi curieux que vous de constater l'état satisfaisant de leur nuance. Ce côté capillaire de ma personne est important à observer. Hé! Sagababa! Apporte-moi mon miroir, mon garçon, plus un peigne, plus une brosse; j'ai besoin de donner à mes jeunes cheveux les ondulations gracieuses qu'avaient les anciens.
Polyphème riait sous cape, tout en aidant le petit nègre à munir son maître de ce qu'il voulait avoir.
CHAPITRE XXV
ENCORE LES CHEVEUX DE PHILÉAS
Installé devant une glace, un sourire confiant sur les lèvres, Philéas ôta vivement son bonnet... Il poussa un cri d'horreur!.. Polyphème et Sagababa firent entendre des exclamations d'étonnement...
Les cheveux de Saindoux étaient d'une belle nuance lilas.
Le pauvre garçon ne pouvait en revenir! Il restait la bouche béante, les yeux écarquillés, regardant tour à tour sa malencontreuse chevelure, Polyphème qui se pinçait les lèvres pour ne pas rire et Sagababa qui tournait autour de lui comme autour d'une bête curieuse.
—Quelle catastrophe! gémit-il enfin d'un air piteux; c'est aussi laid qu'avant! Hein! Tueur, qu'en dites-vous? Que faire? vais-je me reraser et porter jusqu'à extinction ce misérable bonnet?
Polyphème se leva, alla examiner gravement la tête du pauvre Saindoux; puis, toujours sans parler, il prit une brosse et arrangea savamment la chevelure. Quand il eut terminé, il dit d'un air solennel:
—Cela ne peut pas rester ainsi!
Sagababa se frappa le front d'un air ravi au moment où Philéas allait recommencer ses doléances.
—Maître à moi se peindre avec du cirage! s'écria-t-il.
—Tiens, au fait! avec force cosmétique noir, je serais sauvé, dit Philéas avec joie; qu'en dites-vous, Tueur?
POLYPHÈME.—Il faut essayer, mon ami! essayer de tout, car cette nuance est impossible.
PHILÉAS.—Parbleu! oui, je le vois bien. Quelle horreur! Sagababa, monte dans la trique23, mon garçon, cours à Moscou (nous n'en sommes pas bien éloignés, heureusement) et ramène-moi un coiffeur avec beaucoup de pommades, de cosmétiques et des poudres de toutes les couleurs.
Courir était toujours un bonheur pour le négrillon, mais aller faire cette course de confiance était un surcroît de félicité, aussi disparut-il comme un éclair.
Après son départ, le triste Philéas remit avec résignation son bonnet de soie noire et alla tâcher de se distraire par une excursion avec Polyphème. Ils allaient un peu au hasard et virent au loin après une assez longue marche un campement bizarre.
Au bord du chemin était une lourde charrette couverte; près de l'équipage se tenait un homme encore jeune, bizarrement vêtu, et dont la figure basanée était aussi rusée que spirituelle. Il salua poliment les jeunes gens qui causaient entre eux et leur dit:
—Sandis, Messieurs, né direz-vous pas quelqués mots bienveillants à un compatrioté? Bagasse! on aime à parler la langué dé sa patrie quand on voyage au loin.
—Ah! vous êtes Français, mon brave? s'écria Philéas, en s'approchant de lui.
—Certes! Monssu, et jé m'en fais gloiré, sandis! C'est uné grandé nation, cellé qui possédé Bordeaux, cetté vraie capitalé dé la Francé.
—Et qu'avez-vous là? demanda Polyphème en s'approchant de la charrette.
—En général, un peu dé tout, mais pas grand' chosé pour lé moment, Moussu, répondit le Bordelais. Quelqués singés dé bellé espècé, un ours dé premièré beauté, dé la parfumérie...
—Tiens! interrompit Philéas en dressant l'oreille, vous avez de la parfumerie, vous? vendez-m'en donc?
—Volontiers, Moussu, répliqua joyeusement le Bordelais, mais il est difficilé dé défairé ma pacotille en plein air. Où dois-jé vous porter céla à ésaminer?
PHILÉAS.—Au bout de cette grande allée droite se trouve mon habitation, allez-y. Je vous y précède et je vais y faire mon choix.
Polyphème haussait les épaules, tout en accompagnant son ami.
—Vous êtes fou, mon bon, disait-il; aller acheter à un saltimbanque, à un coureur d'aventures quelques drogues qu'il vous fera payer follement cher... Vous allez en avoir tant et plus par Sagababa, tout à l'heure.
Mais Polyphème gourmandait en vain le gros Saindoux. Celui-ci continuait à se frotter les mains avec jubilation.
—Tueur, s'écria-t-il, Sagababa ne peut pas me procurer une chose précieuse que va me vendre ce brave homme.
—Et quoi donc? demanda Polyphème étonné.
PHILÉAS, avec explosion.—De la graisse d'ours, mon ami! De la pure graisse d'ours. Je n'ai pas eu la précaution de m'en faire garder, lorsque vous avez tué celui que je vous amenais, il y a une quinzaine, de jours. Dieu sait quand nous en trouverons un autre! Celui-là, est sous ma main, je l'achète et j'en fourre le plus possible sur ma malheureuse tête. Il n'y a rien de bon comme la graisse d'ours, continua-t-il en s'échauffant pour répondre à un geste désapprobateur de Polyphème. Cela rend la force et la vie aux cheveux. Les miens ne sont décolorés que parce qu'ils manquent de vigueur. Vous verrez! je ne vous dis que ça...
—Faites comme vous l'entendrez, répondit Polyphème. Rappelez-vous seulement de ne pas vous laisser empaumer par ce maître filou. Il a une physionomie d'un rusé!
PHILÉAS, d'un air capable.—Personne ne m'en remontrera, soyez donc tranquille! vous allez voir comme je vais mener mon affaire.
Les jeunes gens retrouvèrent à la maison Sagababa avec le coiffeur et une grande caisse de marchandises de toutes espèces. Ils examinèrent tour à tour ce que proposait le coiffeur, mais rien ne plut à Philéas. Il essaya vainement sur ses cheveux huiles, essences et cosmétiques. Tout lui sembla horrible. De guerre lasse il s'écria:
—C'est encore la graisse d'ours qui serait la meilleure, tenez! N'est-ce pas, Monsieur, que ce serait excellent pour tonifier mes cheveux et leur faire reprendre une teinte possible?
—Certes, Monsieur! répondit avec empressement le coiffeur, espérant faire une bonne affaire par ce moyen. Il est difficile d'en avoir de bonne, mais je puis vous en procurer vite, cependant.
—Pas besoin, mon cher Monsieur, interrompit joyeusement Philéas; j'ai mon affaire.
—Petit homme avec grande charrette, être dans cour et demander voir maître à moi, dit alors Sagababa en entrant.
PHILÉAS.—Justement, c'est ce que j'attendais. Écoutez, Monsieur le coiffeur. L'homme à qui je vais parler possède un ours, je vais le lui acheter. Vous en prendrez la graisse et vous m'en ferez, séance tenante, de bonne pommade. Il va sans dire que je vous paierai bien.
LE COIFFEUR.—Très bien, Monsieur, je suis à vos ordres.
Et tous descendirent pour aller trouver le Bordelais. Ce dernier avait déjà étalé ses petites marchandises et se préparait à les vanter. Grand fut son étonnement lorsque Saindoux l'arrêta et lui dit:
—C'est inutile, mon ami, je ne veux pas de tout cela, c'est autre chose qu'il me faut.
LE BORDELAIS.—Mossu désiré fairé l'acquisition d'un singé, peut-être! J'ai son affairé. Uné bêté charmanté. Il né lui manqué que la parolé! Céla féra la paire avec cé jeune hommé...
SAGABABA, grognant.—Moi, pas singe, entends-tu, toi? Moi taper toi, si maître à moi permet...
PHILÉAS, avec autorité.—Silence, Sagababa! méprise ce vain propos, garde ton calme... C'est votre ours que je veux, mon brave; allez me le chercher, je vous le paierai un bon prix.
LE BORDELAIS, tressaillant.—Mon ours! c'est mon ours qué vous voulez?
PHILÉAS.—Oui. Combien en voulez-vous?
LE BORDELAIS, balbutiant.—Jé né sais pas au justé... j'y tiens. C'est mon gagné-pain. Un si bel animal dont jé né mé déférais pas pour trois cents francs, sandis!
PHILÉAS, majestueusement.—Je vous en donne quatre cents! amenez-le-moi.
LE BORDELAIS, agité.—C'est uné bellé sommé, mais... jé né peux pas!
PHILÉAS.—Cinq cents francs, dépêchez-vous!
POLYPHÈME.—C'est insensé, Philéas! envoyez-le donc promener et ne pensez plus à votre fantaisie.
PHILÉAS, avec obstination.—Si, je n'en aurai pas le démenti! Voyons, l'homme, voulez-vous me donner votre bête pour six cents francs? C'est une somme, ça, hein?
Le Bordelais ne tenait plus en place. Sur sa figure expressive, on lisait un singulier mélange d'envie, de chagrin, de dépit et d'embarras.
—C'est impossiblé, finit-il par dire. J'y tiens trop... Jé n'aurais pas lé coeur dé m'en séparer. Jé vous lé férai voir cé soir, si vous voulez. Vous jugérez si c'est un bel animal. Mé permettez-vous dé passer la nuit sous lé hangar? il se fait tard...
Au grand déplaisir de Polyphème, Philéas accorda cette permission au Bordelais. Le coiffeur, désappointé, demanda à retourner à Moscou, mais Philéas l'entraîna dans un coin, lui parla bas avec feu et le coiffeur s'inclina en disant:
—Je ferai tout ce que Monsieur voudra.
Saindoux alla ensuite retrouver Polyphème et il écouta tranquillement les gronderies de ce dernier. Elles duraient encore lorsque Sagababa entra et dit:
—Si maître à moi veut regarder ours? moi le montrer à maître à moi.
—Tiens! s'écria Philéas, enchanté de se soustraire aux blâmes de Polyphème; allons donc voir cette fameuse bête, Tueur, voulez-vous?
—Non, répondit Polyphème avec impatience. Je ne suis pas curieux de ce spectacle. Allez-y seul, si vous voulez.
Philéas ne se le fit pas dire deux fois. Il suivit Sagababa et monta avec lui dans la charrette. Il y vit dans le fond, attaché par une chaîne, un bel ours brun qui était couché et qui étendit une patte d'un air féroce.
—Oh! là! là! marmotta Philéas en descendant précipitamment, il n'a pas l'air commode! ce sera ennuyeux, ce soir, si...
Il s'arrêta en hochant la tête.
—Bah! ajouta-t-il, je ferai son affaire en un clin d'oeil...
Sagababa l'écoutait parler avec étonnement. Philéas s'en aperçut et se mordit les lèvres.
—Sot que je suis! marmotta-t-il, ce gamin va peut-être jaser... Tant pis! Où est donc le maître de l'ours? demanda-t-il tout haut à Sagababa, afin de détourner les idées de celui-ci.
SAGABABA.—Lui s'être éloigné exprès. Avoir dit: Dans un quart d'heure, toi pouvoir montrer ours à maître.
PHILÉAS.—Ce monsieur se trouve probablement trop grand seigneur pour me faire voir son ours lui-même, à ce qu'il parait. Allons! viens, Sagababa, fais-nous servir à dîner. Il se fait tard et j'ai fort à faire ce soir.
Après le repas, Philéas, visiblement préoccupé, prit un prétexte pour se retirer chez lui. Polyphème, fatigué, ne fit nul effort pour le retenir et il allait se mettre au lit lorsque la tête laineuse de Sagababa apparut dans ta porte entrebâillée...
CHAPITRE XXVI
UN OURS DE NOUVELLE ESPÈCE
—Qu'y a-t-il, Sagababa? demanda nonchalamment Polyphème, tout en commençant à se déshabiller.
—Maître à moi veut faire affaire à ours! repartit mystérieusement le petit nègre, en entrant dans la chambre sur la pointe des pieds.
—Hein! qu'est-ce que tu chantes? s'écria Polyphème en se retournant.
Sagababa répéta sa phrase en l'accentuant solennellement.
—Qu'est-ce que cela veut dire? s'écria le jeune homme. A quel propos a-t-il dit cela?
Le petit nègre raconta alors à sa manière leur visite à l'ours.
—Ah! peste! grommela Polyphème, soupçonnant quelque nouvelle excentricité de Philéas. Il ne s'agit plus de dormir, mais de veiller. Écoute, mon brave, où est ton maître, à présent?
SAGABABA.—Dans chambre à coiffeur, à causer.
POLYPHÈME—A merveille! fais le guet; je vais chez lui... mais il ne faut pas qu'il s'en doute, entends-tu?
Sagababa fit un signe affirmatif et Polyphème entra chez Saindoux. Il alla droit au revolver, le désarma et en remplaça les cartouches par d'autres, qui n'étaient chargées qu'à poudre.
Rassuré après cela, il regagna sa chambre, s'y arma et y attendit les événements, avec un mélange d'impatience et de curiosité.
Quand minuit sonna, il entendit Philéas se lever, aller avec précaution à la porte, l'ouvrir et se diriger vers la charrette du Bordelais...
Le silence était profond; le temps, calme et relativement doux. Philéas était pourtant fort mal à l'aise et tremblait légèrement.
—Bah! se disait-il, tout en allant avec précaution vers la charrette; je ne vois pas quel mal je fais, après tout. D'après ce que m'a dit Sagababa, cet homme s'est absenté pour la nuit. Je lui tue son ours, je l'apaise... (l'homme, pas l'ours), je lui donne six cents francs en lui déclarant que l'ours était méchant comme la gale, et voulait nous dévorer tous. Il sera enchanté... (l'homme, pas l'ours), et j'aurai ma graisse! C'est parfait; m'y voilà! ai-je mon revolver? bien. Et mon couteau? bien. Peste! s'il allait se rebiffer comme tantôt... Il est encore dans son coin, le bon animal! Il n'a pas bougé depuis tantôt... Visons à l'oreille!
Grâce à la sage précaution de Polyphème, les deux coups de feu de Philéas étaient inoffensifs. En revanche, ils étaient bruyants, car la charge de poudre avait été mesurée par une main libérale. En entendant la détonation, l'ours se leva brusquement, à la grande terreur de Philéas!...
—Bagasse! cria-t-il...
... Saindoux, affolé, jeta sa lanterne, s'élança hors de la charrette et s'en alla tomber dans les bras de Polyphème qui le suivait de près, sans qu'il s'en fût douté.
Les cheveux hérissés, les yeux hors de la tête, il balbutia:
—L'ours parle!
Polyphème, non moins stupéfait que le pauvre Saindoux, s'élançait vers la charrette, un poignard à la main, lorsque l'ours apparut et dit:
—Qué d'excusés à vous fairé, Messieurs!
—Mais c'est le Bordelais! s'écria Polyphème en éclatant de rire.
—L'ours serait un homme? demanda Philéas en se redressant tout à coup.
L'animal ôta piteusement sa tête et montra aux jeunes gens la figure pâle et déconcertée du saltimbanque.
—Hélas! oui, c'est moi, dit-il humblement, j'avais légèrément... ésagéré tantôt en mé disant propriétairé d'un ours dont jé n'avais plus qué la peau! Jé n'ai pas voulu avouer cé qu'il en était... J'ai gardé imprudemment cetté peau pour dormir et j'ai failli lé payer cher!
—Au fait! comment ne vous ai-je pas tué? observa Philéas en tressaillant. Je tire bien, cependant...
—Oui, mais vous ne pouvez faire aucun mal avec des cartouches chargées à poudre, répondit Polyphème en souriant; et les vôtres avaient été arrangées par moi, ce soir.
PHILÉAS, lui serrant, la main.—Merci, Tueur! mais comment vous êtes-vous douté de quelque chose?
POLYPHÈME.—Votre fidèle Sagababa m'a donné l'éveil sur vos projets. L'en blâmez-vous?
—Non certes! répliqua Philéas en faisant un signe de tête amical au petit nègre qui se redressa, tout fier.
Le reste de la huit se passa fort paisiblement.
Le lendemain, le Bordelais partit après avoir reçu des jeunes gens une bonne somme pour l'aider à regagner la France.
Le coiffeur, ayant délibéré avec Philéas, lui conseilla enfin un onguent qui adoucit la teinte étrange des cheveux malades et qui lui permit de se montrer sans attirer l'attention générale.